HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TRAJAN

LIVRE UNIQUE

§ II. Seconde guerre de Trajan contre les Daces.

 

 

C'est sous l'an de Rome 855 que nous plaçons, d'après M. de Tillemont, le commencement de la seconde guerre de Trajan contre les Daces. La cause du renouvellement de la guerre est attribuée par Dion à Décébale, qui violait ouvertement toutes les conditions du dernier traité de paix. Il recevait des déserteurs romains, il fabriquait des armes, il rétablissait ses forteresses, il invitait les nations voisines à former une ligue avec lui. On peut même inférer de quelques lettres de Pline à Trajan[1], que Décébale entretenait des intelligences avec les Parthes. Il attaquait et harcelait les peuples qui dans la guerre précédente avaient pris parti contre lui, et il s'empara à main armée d'un canton qui appartenait aux Jazyges.

D'un autre côté, on sait que Trajan était avide de conquêtes. Il comptait n'avoir rien fait en forçant Décébale à se soumettre : il prétendait le dépouiller. Son serment ordinaire, dans les choses qu'il voulait assurer énergiquement, était Ainsi puissé-je réduire la Dace en province romaine ! Par ces raisons il est aisé de croire qu'il saisit avec joie l'occasion que Décébale lui présenta de le faire déclarer par le sénat ennemi du peuple romain.

Ce décret, et les préparatifs que fit Trajan en conséquence pour aller conduire cette guerre en personne, comme il avait fait la première, produisit un grand effet. Les Daces furent effrayés, et abandonnèrent en foule leur roi pour passer dans le parti des Romains. Décébale, alarmé d'une telle désertion, demanda la paix. Mais on ne lui offrit d'autres que de livrer ses armes, et de se remettre lui-même à la discrétion de l'empereur. Il avait l'âme trop haute pour se soumettre à une humiliation si dure, et il préféra la guerre. Il assembla des troupes, il se fortifia par des alliances, et il se disposa à bien recevoir Trajan.

S'il s'en fût tenu là, on ne pourrait que louer son courage. Mais il employa des voies pleines de lâcheté pour se défaire d'un ennemi qu'il désespérait de pouvoir vaincre. Il aposta des assassins pour tuer Trajan, qui toujours d'un abord facile se rendait surtout accessible en temps de guerre. Un de ces misérables fut soupçonné et arrêté, et ayant été mis à la question, il déclara ses complices. Ainsi le noir projet de Décébale avorta.

Après avoir manqué son coup sur Trajan, il essaya de se rendre maître de la personne de quelqu'un qui lui fût cher, et il réussit à l'égard de Longinus, brave officier et commandant d'une légion. Ayant demandé et obtenu une entrevue avec lui, comme s'il eût été enfin résolu de se soumettre, au lieu de se livrer entre ses mains, il le surprit par perfidie, le fit saisir et charger de chaînes, et amener dans son camp. Là il commença par l'interroger sur les projets de Trajan. Mais il ne tira rien du prisonnier, qui n'eut garde de révéler le secret de son maître. Décébale le traita néanmoins humainement, et se contenta de le faire garder à vue, parce qu'il espérait profiter du désir qu'avait Trajan de recouvrer un excellent officier, pour obtenir des conditions favorables.

Il envoya donc à l'empereur un ministre, qui avait ordre de lui porter parole pour la liberté de Longinus, supposé que l'on voulût restituer au roi des Daces tout le pays jusqu'au Danube, et les frais de la guerre. Quoique Trajan eût bien souhaité ne pas perdre Longinus, il n'était pas disposé à l'acheter un si haut prix. Il donna donc une réponse générale, qui laissant Décébale incertain, l'empêcha de se porter à aucune extrémité. Mais Longinus prit son parti. Ayant trouvé moyen d'avoir du poison par le ministère d'un affranchi qu'il avait auprès de lui, il écrivit à Trajan une lettre pleine de prières et de supplications pour tromper Décébale ; il chargea son affranchi de cette lettre, et lorsqu'il l'eut mis ainsi en sûreté, il s'empoisonna pendant la nuit. Le roi des Daces fut très-irrité de ce que sa proie lui avait échappé, et il désira s'en venger sur l'affranchi. il dépêcha à Trajan un centurion pris avec Longinus, pour demander qu'on lui renvoyât cet affranchi, promettant en échange le corps de Longinus et dix autres prisonniers. Trajan préféra avec raison la conservation d'un homme vivant à la sépulture d'un mort, et il garda dans son camp non seulement l'affranchi, mais le centurion, qu'il craignait d'exposer à la cruauté de Décébale.

Le plan de Trajan était, comme je l'ai dit, de conquérir la Dace, et d'en faire une province romaine. Pour cela il résolut de construire un pont qui lui assurât à demeure un passage sur le Danube. Rien n'est plus fameux dans l'histoire que œ pont, et nous nous en formerions une grande idée s'il nous était permis de nous fier à la description que Dion nous en a laissée. Suivant cet écrivain, Trajan choisit l'endroit où le fleuve est le plus resserré entre ses rives, et par conséquent plus rapide et plus profond. C'était au-dessus de l'ancienne ville de Viminacium[2], à peu de distance du lieu où est aujourd'hui Zwerin dans la basse Hongrie. Trajan bâtit dans le fleuve vingt piles de pierres de taille, de cent cinquante pieds de hauteur sur soixante d'épaisseur, et il les couronna de vingt-une arches. Dion ne dit point si ces arches étaient de pierres ou de bois. La distance entre les piles était de cent soixante-dix pieds ; ce qui, avec l'épaisseur des piles, donne pour le pont une longueur de quatre mille sept cent soixante-dix pieds romains, valant un peu plus de sept cent vingt-une de nos toises[3]. La tête du pont sur chacune des deux rives était défendue par un fort château.

Dion admire la magnificence de cet ouvrage, qu'il élève, pour la difficulté de l'entreprise et pour la grandeur de la dépense, au-dessus de tous les autres monuments de Trajan. Il semble qu'il pouvait encore nous faire admirer la célérité de la construction. Car son récit induit à penser que le pont fut bâti en une campagne, qui est celle de l'an 855, et que l'année suivante Trajan le passa avec son armée.

Deux circonstances, qui nous sont administrées l'une par la colonne Trajane, l'autre par les observations du comte de Marsigli faites sur les lieux[4], diminuent notre admiration, mais nous dédommagent par une plus grande vraisemblance. La colonne Trajane, sur laquelle est représenté le pont du Danube, nous apprend qu'il n'avait que deux petites arches de pierre : tout le reste n'est qu'une grande et belle charpente. Le comte de Marsigli[5], qui assure avoir curieusement examiné l'endroit où le pont a été construit, et qui en a vu les piles encore subsistantes, dit que le Danube y est si peu profond en été, qu'il n'aura dû être nullement difficile d'y construire des piles de pierres, surtout dans un pays où les matériaux se trouvent en abondance ; et il assure que le pont du Saint-Esprit sur le Rhône est un ouvrage incomparablement plus merveilleux que n'était le pont sur le Danube.

Trajan étant entré sur les terres de l'ennemi, conduisit les opérations de la guerre avec non moins de circonspection que d'activité. Il ne précipita rien, il ne hasarda rien témérairement : il se donna le temps de profiter de tous ses avantages ; et allant toujours en avant, mais avec sûreté, il força la ville royale de Décébale, il soumit tout le pays ; en sorte que le roi des Daces n'ayant plus d'asile, et se voyant en danger d'être pris vivant, se tua lui-même de rage et de désespoir. Sa tête fut envoyée à Rome.

C'est à quoi se réduit tout ce que l'abréviateur de Dion a jugé à propos de nous faire connaître touchant cette guerre, qui fut très-importante. Au lieu de nous mettre devant les yeux le plan de campagne conçu et exécuté par Trajan, la marche et la liaison de ses desseins, comment un premier succès servait d'acheminement à un autre, il nous décrit l'action d'un soldat qui ayant été blessé dans un combat, se retira d'abord au camp, et lorsqu'il sut que sa blessure était mortelle, revint sur le champ de bataille employer pour le ses, vice du prince et de la patrie le peu de vie qui lui restait. Cette action est belle sans doute ; mais l'exposé du système entier de la guerre aurait été tout autrement curieux et instructif. Il faut nous contenter de ce qui nous est donné.

Décébale avait imaginé un moyen singulier de mettre en sûreté ses trésors. Ayant détourné le fleuve Sargétia[6], qui arrosait sa capitale, il avait creusé le milieu du lit de ce fleuve, et y avait bâti une loge de pierres de taille, dans laquelle il fit porter son or, son argent, ses pierreries et tout ce qui ne craignait point l'humidité : après quoi, fermant avec de la pierre l'ouverture de la loge, il avait recouvert le tout de terre, et laissé reprendre au fleuve son cours accoutumé. Pour ce qui est des meubles précieux, riches étoffes et autres choses pareilles, il avait retiré tout ce qu'il possédait en ce genre dans des cavernes solitaires et éloignées. Enfin, par une précaution barbare, pour assurer sols secret, il avait fait tuer tous ceux qui lui avaient resala service dans ces différentes opérations. Après sa mort, un seigneur dace, nommé Bicilis, qu'il avait mis dans sa confidence, ayant été fait prisonnier par les Romains, les instruisit de tout ce que je viens de raconter. Trajan profita de l'avis, et se dédommagea des dépenses de la guerre par les trésors de Décébale[7]. C'est ainsi que la Dace, suivant le vœu qu'il avait tant de fois exprimé, fut réduite eu province romaine. Il eut soin d'embellir et de fortifier sa conquête, qui était considérable par l'étendue, puisqu'elle avait, selon Eutrope, mille fois mille pas, ou trois cent trente lieues de circuit. Mais ce grand pays avait été dévasté par les guerres ; et Trajan, pour le repeupler, y amena des habitants de toutes les parties du monde romain. Parmi les colonies qu'il y établit, la principale est Zarmisegethusa, ancienne capitale du royaume de Décébale, à laquelle Trajan fit porter son nom, et qu'il appela Ulpia Trajana. Dans la Thrace et dans la Mésie, provinces voisines de la Dace, on trouve aussi des villes bâties ou amplifiées par cet empereur, et que l'on peut regarder comme des monuments de son attention sur tout ce qui pouvait intéresser sa conquête. L'histoire fait mention, entre autres, d'une Nicopolis, ou, ville de la victoire, d'une Marcianopolis, d'une Plotinopolis, ainsi appelées à cause de Marcienne et de Plotine, l'une sœur et l'autre femme de Trajan.

De retour à Rome, il triompha une seconde fois des Daces, et il solennisa son triomphe par des jeux qu'il donna au peuple pendant cent vingt-trois jours. Il parait que ces jeux consistèrent principalement en combats contre les bêtes et entre gladiateurs. Dion compte onze mille bêtes fauves qui y furent tuées, et dix mille gladiateurs qui combattirent.

Les victoires de Trajan sur les Daces firent un si grand éclat, qu'elles lui attirèrent des ambassades de la part des peuples les plus reculés et les plus barbares, et en particulier des Indiens, qui l'en envoyèrent féliciter. Il subsiste encore aujourd'hui un monument bien fameux de ces mêmes victoires : c'est la colonne Trajane, qui, suivant les explications de Ciacconius et de Fabretti, représente dans ses bas-reliefs les principaux exploits de Trajan dans ses deux guerres contre les Daces. Le vainqueur en avait lui-même écrit l'histoire, si nous en croyons une citation de Priscien[8]. Mais il s'était si peu exercé dans l'étude des lettres, qu'il ne nous est pas aisé de nous persuader qu'il ait voulu devenir auteur. Nous soupçonnerons plutôt que quelqu'un lui prêta sa plume, et lui fit honneur d'un ouvrage dont cet empereur était plus capable de fournir la matière que d'arranger la composition.

Pendant qu'il étendait les limites de l'empire au-delà du Danube, Palma, l'un de ses lieutenants, qui commandait les légions de Syrie, subjuguait l'Arabie Pétrée, qu'il réduisit en province romaine. C'était comme un essai et un gage des victoires que Trajan devait bientôt remporter lui-même en Orient.

Le séjour qu'il fit à Rome entre la fin de la guerre des Daces et le commencement de celle qu'il entreprit contre les Parthes, ne fut pas long, et cependant il le signala par des soins et des ouvrages dignes d'un grand prince. C'est dans cet intervalle que Dion place la construction d'une magnifique chaussée qui traversait les marais Pontins d'un bout à l'autre ; travail immense, mais infructueux. Malgré les tentatives persévérantes que les Romains ont réitérées à diverses reprises pour dessécher ces marais, ou pour les rendre praticables, la nature, plus puissante que tout l'art et les efforts des hommes, a toujours ramené les choses à leur premier état où elles sont encore aujourd'hui.

Trajan fit aussi fondre toute la monnaie qui s'était usée et avait perdu son poids par vétusté.

C'est dans ce même temps que fut commencée la magnifique place qui porte son nom.

Une conspiration qui se trama contre lui ne servit qu'à faire éclater sa clémence. Crassus, qui en était le chef, et qu'il faut sans doute distinguer de Calpurnius Crassus, auteur d'une conspiration contre Nerva, fut renvoyé par le prince au jugement du sénat, et condamné simplement à l'exil. Il y passa des jours tranquilles pendant tout le règne de celui à qui il avait voulu ôter le trône et la vie. Il vivait encore lorsqu'Adrien parvint à la souveraine puissance.

Les soins de la paix ne suffisaient pas à l'activité de Trajan. Il aimait la guerre jusqu'à la passion, et n'ayant plus d'occasion de la faire en Occident, il y chercha matière du côté de l'Orient et des Parthes. L'Arménie lui fournit le prétexte qu'il souhaitait.

Nous ne pouvons pas dire ce qui s'était passé dans cette contrée depuis que Tiridate en avait reçu la couronne des mains de Néron. Au temps dont je parle, Exédare était en possession du royaume d'Arménie, et il en avait pris l'investiture de Chosroès, actuellement roi des Parthes. Trajan prétendait qu'en cela les droits de l'empire romain étaient violés, et il résolut d'en tirer raison, ou plutôt de profiter de l'occasion pour s'agrandir : car il ne se proposait pas de donner, comme avaient fait ses prédécesseurs, la couronne d'Arménie à un prince qui la tint de lui, mais d'en faire la conquête et de la joindre à ses états. Pour exécuter ce dessein, il fallait avoir la guerre avec les Parthes, et cette idée le flattait comme lui annonçant des triomphes sur une nation qui jusque là s'était maintenue dans une sorte d'égalité avec les Romains. Il doutait d'autant moins du succès, que les Parthes étaient alors affaiblis par des divisions intestines qui ne pouvaient manquer de donner de grands avantages à qui les attaquerait dans cette position.

Nous ne savons ni l'origine ni les circonstances de ces divisions. Nous n'avons pas même avec certitude la suite des rois parthes depuis Vologèse jusqu'à Chosroès. On trouve sous Titus un Artabane qui régnait sur cette nation. Pacorus la gouvernait au commencement du règne de Trajan. Chosroès et Parthamasiris, dont nous aurons bientôt lieu de parler, étaient fils de Pacorus[9]. Voilà tout ce que nos auteurs nous fournissent d'instructions sur l'état des affaires d'Orient, lorsque Trajan partit de Rome pour y porter la guerre. M. de Tillemont place ce départ au mois d'octobre de l'année que nous comptons 857 de Rome.

Il paraît que Trajan, avant que d'employer la force, avait tenté la voie de la négociation. Quelque passionné qu'il fût pour les armes, il estimait les bons procédés, et il ne voulait point paraître violent ni injuste. Il s'était donc plaint à Chosroès de l'entreprise faite par lai sur les droits du peuple romain au sujet de la couronne d'Arménie. Mais il en reçut une réponse fière qui le mit à l'aise, et lui donna pleine liberté de se satisfaire. En conséquence il fit tous les apprêts d'une guerre aussi importante, et il se mit lui-même en marché.

À peine était-il arrivé à Athènes, qu'il vit venir it lui une ambassade de Chosroès, à qui l'approche du danger avait fait prendre d'autres pensées. Le roi des Parthes lui envoyait des présents, lui demandait son amitié, l'informait que, ne trouvant point que Exédare convint ni aux Romains ni aux Parthes, il l'avait déposé. Enfin, il priait Trajan d'accorder à Parthamasiris, son frère, l'investiture du royaume d'Arménie, comme Néron l'avait donnée à Tiridate.

Il aurait été peut-être difficile à Trajan de rejeter ces propositions, si elles lui eussent été faites d'abord ; mais elles venaient trop tard. Il s'était mis en avances, et il se croyait en droit de ne point reculer. Il répondit donc aux ambassadeurs de Chosroès, que l'amitié se prouvait par des effets, et non par des paroles ; qu'il serait bientôt en Syrie, et que là, voyant les choses de près, il se déterminerait au parti le plus convenable.

Le parti qui lui convenait était la guerre, et le succès répondit delà de ses espérances. Tout plia devant lui. Les villes lui ouvraient leurs portes ; les petits rois de ces quartiers et les satrapes venaient à sa rencontre avec des présents, protestant qu'ils se soumettaient à ses ordres et le reconnaissaient pour arbitre de leur sort. Bientôt toute l'Arménie fut conquise, et Parthamasiris, qui s'était d'abord mis eu défense, revint, pour tenter une dernière espérance, au système de soumission qui avait défia été proposé à l'empereur romain.

Il lui écrivit une première fois, prenant le titre de roi, et il ne reçut aucune réponse. Il sentit de quel nom il fallait qu'il se dépouillât, et il l'omit dans une seconde lettre, par laquelle il demandait à Trajan une conférence avec M. Junius, gouverneur de la Cappadoce. Trajan lui envoya le fils de Junius, et cependant il continua d'aller en avant, et poussa ses conquêtes. L'abréviateur de Dion ne nous instruit point de ce qui se passa entre Parthamasiris et le député romain. Ce que nous savons, c'est que le prince parthe prit une résolution qui l'exposait, et qui lui réussit fort mal.

Il vint au camp romain, près d'Élégie, ville d'Arménie, sans sauf-conduit, sans autre assurance que l'idée qu'il s'était faite de la générosité de Trajan, et qu'il portait aussi loin que ses espérances. Il le trouva assis sur son tribunal, et l'ayant salué, il ôta de son front le diadème, le mit aux pieds de l'empereur, et se tint debout en silence, comptant que le diadème qu'il venait de quitter allait lui être rendu. L'armée romaine accourut à ce spectacle, jeta de grands cris de joie, et proclama Trajan imperator, se persuadant que d'avoir réduit un Arsacide, fils et frère de rois parthes, à se présenter comme captif, c'était une victoire d'autant plus estimable, qu'elle n'avait point coûté de sang. Parthamasiris fut effrayé de ces cris ; il les regarda comme une insulte et une menace, et il se retourna pour chercher le moyen de s'enfuir. Mais, se voyant environné de toutes parts, il demanda à Trajan une audience particulière. Elle lui fut accordée. Trajan entra avec lui dans sa tente, l'écouta, mais lui refusa tout. Parthamasiris désespéré, confus, sortit de la tente, et même du camp.

Il semble que Trajan, qui n'avait dessein ni de le retenir, ni de lui rien accorder ; pouvait le laisser se retirer en liberté. Il ne le fit point. Il voulut rendre toute l'armée témoin de ses réponses au prince parthe. Il ordonna donc que l'on courût après lui, et qu'on le ramenât ; ensuite de quoi il remonta sur son tribunal, et l'invita à s'expliquer en présence de toute l'assemblée.

Parthamasiris était outré du traitement qu'il souffrait ; il ne savait pas quelle en serait l'issue. Ainsi, entrant en indignation, il ne ménagea ni les plaintes, ni les reproches, et il protesta contre la violence qu'on lui faisait. Je n'ai été, dit-il, ni vaincu par vous, ni fait prisonnier. Je suis' venu ici volontairement, et dans l'espérance d'y être traité suivant que mon rang l'exige, et de recevoir de vous la couronne d'Arménie comme Tiridate l'a reçue de Néron. Trajan lui répondit qu'il ne céderait l'Arménie à personne ; qu'elle appartenait aux Romains, et qu'elle serait gouvernée par un magistrat romain ; qu'au reste Parthamasiris prenait de vaines alarmes pour sa liberté, et qu'il lui était permis de s'en aller où il jugerait à propos. Le prince parthe se retira donc avec ceux de sa nation qui l'avaient accompagné. Pour ce qui est des Arméniens, Trajan les retint comme sujets de l'empire.

Parthamasiris voulut au moins périr en roi, puisqu'il ne pouvait conserver son royaume. Il tenta les dernières ressources : il combattit quoique avec des forces étrangement inégales ; et, ayant été tué, il laissa les Romains paisibles possesseurs de l'Arménie.

Si Trajan n'eût eu en vue que de venger la querelle de l'empire romain contre les Parthes, il avait alors lieu d'être content ; mais la passion de la. guerre et des conquêtes le dominait. L'Arménie subjuguée ne fut pour lui qu'une amorce à pousser une entreprise qui lui réussissait si bien. Il résolut d'attaquer le domaine propre des Parthes, et laissant garnison dans toutes les places importantes du pays qu'il venait de soumettre, il entra dans la Mésopotamie, et s'approcha d'Édesse.

Le roi d'Édesse, Abgare, avait tenu jusque là, à l'exemple de ses prédécesseurs de même nom, une conduite flottante entre les Romains et les Parthes. Porté d'inclination pour ceux-ci, trop faible pour résister à ceux-là, il avait bien voulu envoyer des présents à Trajan, mais non pas venir le trouver en personne. Lorsqu'il vit l'armée romaine dans son pays, ce fut pour lui une nécessité de se décider, et il s'estima trop heureux de pouvoir obtenir le pardon de ses tergiversations précédentes. Il avait une puissante recommandation, mais bien honteuse pour Trajan, dans la jeunesse et la beauté de son fils Arbandès. S'étant ouvert par cette indigne voie un accès favorable, et ayant tiré parole qu'il serait traité en ami, il sortit au-devant de l'empereur, il le reçut dans son palais, et lui donna un repas, pendant lequel Arbandès exécuta une danse dans le goût des barbares de l'Orient.

Trajan conquit la Mésopotamie. On marque en particulier, comme réduites par ses armes, les villes de Batné, de Singares et de Nisibe. C'est tout ce que nous savons de bien net sur les exploits des Romains dans ce pays. Il semble que la providence ait eu dessein d'ensevelir dans l'obscurité les actions de Trajan, à proportion du désir immodéré qu'il avait de faire du bruit dans le monde. Nul empereur romain n'a été plus grand homme de guerre ; nul n'a agrandi l'empire par de plus importantes conquêtes. Son histoire a été écrite par un nombre considérable d'auteurs ; et tout est perdu, hors quelques fragments informes de Dion et les minces abrégés d'Eutrope et d'Aurélius Victor. Ce dernier nous apprend que Chosroès fut obligé de donner des étages à Trajan : œ qui parait supposer un traité par lequel la guerre fut terminée alors, ou au moins suspendue. Le vainqueur reçut du sénat le surnom de Parthique.

On peut rapporter à ce même temps la réduction en réduite entière de l'Arabie Pétrée en province romaine. Elle avait été conquise par Cornélius Palma, comme je l'ai dit. Mais des révoltes réitérées obligèrent Trajan d'y porter la guerre en personne. Il dompta enfin l'indocilité de ces peuples remuants, et il les força de recevoir un gouverneur romain et de lui obéir.

Dans toute la guerre dont je viens de rendre compte, Trajan continua de maintenir l'exactitude de la discipline, non seulement par sa vigilance, mais par son exemple. Il marchait à pied à la tête des drapeaux : il passait à gué les rivières, comme le dernier de ses soldats ; il allait de rang en rang pour entretenir partout le bon ordre et ramener ceux qui cherchaient à s'écarter. Dion ajoute une pratique, qui, si j'osais en marquer mon jugement, me paraîtrait dangereuse en bien des occasions. Trajan répandait quelquefois à dessein de fausses alarmes, pour tenir toujours ses troupes alertes et les empêcher de s'endormir dans une molle sécurité.

Le principal, ou plutôt le seul des généraux de Trajan qui soit nommé dans cette brillante expédition, est Lusius Quiétus, qui avait déjà servi si glorieusement dans la guerre contre les Daces. Il était maure de naissance, et ayant commencé par l'état de simple cavalier, il s'était élevé par son mérite jusqu'à devenir commandant en chef de toutes les troupes auxiliaires de sa nation que les Romains entretenaient dans leurs armées. Convaincu de quelques malversations, il fut renvoyé ignominieusement. Mais lorsque Trajan entreprit la guerre contre les Daces, Lusius vint lui offrir ses services, qui furent acceptés. Il se signala par plusieurs belles actions, qui effacèrent si bien la tache de ses fautes passées qu'il mérita toute l'estime et la confiance de Trajan : il suivit cet empereur en Orient, et c'est lui qui prit la ville de Singares. Trajan continua de l'employer jusqu'à la fin de sa vie et de son règne : il le fit préteur, et ensuite consul, et on prétend qu'il eut la pensée de le nommer son successeur à l'empire.

On peut croire que ce fut la paix ou la trêve conclue avec les Parthes, qui permit à Trajan de tourner ses vues ambitieuses vers les peuples barbares qui habitaient au nord de l'Arménie, et entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne. Il donna un roi aux Albaniens ; il força les rois de l'Ibérie, de la Colchide, et de plusieurs autres pays voisins, à se soumettre à sa puissance. Lusius sous ses ordres vainquit les Mardes. Enfin il parait que toute la côte orientale du Pont-Euxin jusqu'à Sébastapolis ou Dioscurias, reconnut ses lois ; du moins est-il certain par Arrien, que sous le règne d'Adrien, qui succéda à Trajan, et qui ne fit point de nouvelles conquêtes, toute cette contrée obéissait aux Romains ou à des rois dépendants et vassaux de Rome.

Nous ne pouvons déterminer le nombre d'années que ces grandes opérations retinrent Trajan en Orient. Il est très-probable qu'après les avoir terminées il retourna à Rome. On ne se persuadera pas aisément qu'il ait passé près de douze ans, savoir depuis son départ en l'an 857 jusqu'à sa mort arrivée en 868, sans revoir sa capitale. Cependant aucun auteur n'a parlé de ce retour : et on ne devine pas pourquoi, s'il est revenu à Rome, il n'a point triomphé des Parthes après de si glorieuses victoires. Mais, malgré ces difficultés, le doute sur le fait du retour est levé par quelques médailles : et nous croyons devoir placer un séjour de Trajan entre ses premiers exploits contre les Parthes, et ceux qui nous restent à raconter. Nous ne savons point ce qu'il fit pendant ce séjour : nous ignorons pareillement les nouveaux motifs qui le ramenèrent en Orient ; mais nous croyons pouvoir assurer avec M. de Tillemont, qu'il repartit de Rome vers l'an 865. 11 arriva assez tôt à Antioche, pour y courir un très-grand risque par un furieux tremblement de terre au mois de janvier 866.

L'Asie, la Grèce, la Galatie, avaient déjà été affligées sous le règne de Trajan, en différentes années, d'un pareil fléau. Mais le désastre dont je parle fut tout autrement funeste, parce que le séjour de l'empereur à Antioche y avait rassemblé des troupes, des ambassadeurs avec leurs cortèges, une multitude de particuliers qui avaient des affaires en cour, des marchands, des curieux : en sorte que le malheur d'une seule ville devint celui de tout l'empire romain. Les secousses accompagnées de tonnerres dans l'air, de vents impétueux, de feux souterrains, furent si violentes, que tous les édifices semblaient prêts à quitter leurs fondements, et la plupart furent renversés. Trajan se sauva avec assez de peine par la fenêtre de la chambre où il fut surpris par cet affreux accident, et il en fut quitte pour de légères contusions. Dion, toujours amateur du merveilleux, dit que quelqu'un au-dessus de l'homme pour la taille et pour la force tira du danger ce prince chéri du ciel. Ce qui est vrai, c'est qu'il échappa : et le reste du temps que dura le tremblement de terre il le passa dans l'Hippodrome, loin de tout bâtiment. Le mal se fit sentir dans une grande étendue de pays : mais c'était Antioche qui en était le centre, et qui en souffrit de plus horribles ravages. L'historien, sans marquer précisément le nombre des personnes qui y périrent ; nous laisse à juger qu'il fut immense. Il ne nomme en particulier que Pédo, actuellement consul. Lorsque le calme fut rétabli, on alla chercher dans les décombres et dans les masures ceux qui pouvaient être encore en état de recevoir du secours. On n'y trouva que deux enfants vivants, l'un avec sa mère aussi vivante, qui l'avait nourri et s'était nourrie elle-même de son propre lait ; l'autre, qui tétait encore sa mère déjà morte.

Trajan, avant que de se mettre en campagne, fut exhorté et pressé par ses amis de consulter sur le succès de la guerre qu'il allait entreprendre l'oracle d'Héliopolis en Phénicie, dont la réputation avait un grand éclat dans ces contrées. Trajan n'était pas crédule, et il voulut mettre le dieu à l'épreuve avant que de lui donner sa confiance. Il lui envoya un papier blanc bien cacheté, demandant réponse sur le contenu. Les prêtres qui desservaient les oracles savaient parfaitement décacheter les papiers sans qu'il y parût. Ainsi la réponse à la consultation, ou plutôt à la dérision de l'empereur, fut un papier semblable au sien, sans un seul mot d'écriture. Trajan ne soupçonna point la fraude, et se croyant désormais assuré de la divinité de l'oracle, il lui adressa dans un papier cacheté comme le premier une consultation sérieuse, par laquelle il l'interrogeait sur le sort qu'il devait se promettre, et s'il retournerait à Rome vainqueur des Parthes. Le dieu prétendu n'en savait pas assez pour satisfaire l'empereur sur une semblable question, et il se tira d'embarras en lui envoyant pour réponse un symbole énigmatique, et susceptible de mille interprétations différentes. C'était une baguette de sarment rompue en plusieurs morceaux. Après l'événement, on ne manqua pas de justifier l'oracle, et de trouver dans sa réponse une claire prédiction de la mort de l'empereur. On prétendit que la baguette rompue représentait le corps du prince réduit en cendres et reporté en cet état à Rome.

Trajan n'avait pas assurément deviné cette interprétation, et plein des grandes espérances dont le flattaient ses succès précédents, il entama la guerre au commencement du printemps, et dirigea sa marche vers l'Adiabène, qui faisait partie de l'Assyrie. Pour y entrer il fallait passer le Tigre, et par conséquent jeter un pont sur ce fleuve[10]. Mais le pays se refusait à cette entreprise, parce qu'il était entièrement dénué de bois de construction. Trajan trouva un expédient. Il fit construire dans les forêts voisines de Nisibe un très-grand nombre de bateaux, dont les pièces pouvaient se démonter et se rejoindre à volonté. Ces pièces furent chargées sur des voitures, qui les portèrent au bord du Tigre vis-à-vis de la Cordyène : et là on en rétablit les assemblages pour reformer les bateaux. L'entreprise du pont ne put pas s'exécuter sans difficulté, parce que les Barbares s'étaient préparés à en empêcher le succès, et par de vives et continuelles attaques ils troublaient le travail des Romains. Mais les premiers bateaux qui se trouvèrent en état ayant été lancés à l'eau, et remplis de soldats légionnaires et de gens de trait, arrêtèrent aisément l'ardeur impétueuse des ennemis. D'autres bâtiments essayaient de passer au-dessus et au-dessous : et cependant on continuait sans relâche à en dresser de nouveaux. Rien n'effraya plus les Barbares que cette multitude de bateaux, qui semblait sortir de terre dans un pays où il ne croissait point de bois. Ils prirent la fuite, et Trajan ayant construit tranquillement son pont passa le Tigre.

Nous trouvons dans un fragment d'un ancien auteur[11] l'explication de la méthode selon laquelle les Romains dressaient leurs ponts de bateaux : rien n'est plus simple. Les bateaux qu'ils destinaient à cet usage étaient d'une largeur considérable, et ils les amarraient au rivage un peu au-dessus de l'endroit où ils prétendaient faire le pont. Au signal donné, ils lâchaient un de ces bateaux, qui descendait suivant le cours du fleuve le long du bord dont ils étaient maîtres : et lorsqu'ils le voyaient arrivé à l'endroit marqué, ils jetaient dans l'eau un grand panier rempli de pierres, attaché à un câble, et qui tenait ainsi lieu d'ancre pour fixer le bâtiment. En même temps qu'ils l'assujettissaient en cette façon par le bout qui regardait l'eau, ils l'attachaient par l'autre côté à la terre avec de bons cordages : et pour remplir l'intervalle qui ne manquait guère de se trouver entre le rivage et l'extrémité du bateau, ils étendaient des planches de l'un à l'autre, et établissaient ainsi la communication : ensuite de quoi ils couvraient le fond du bâtiment dans toute sa longueur d'une matière propre à faire un chemin solide et uni. Le reste de l'ouvrage n'était qu'une répétition de la manœuvre que je viens d'exposer. On faisait descendre un second bateau, que l'on joignait au premier, puis un troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on eût atteint l'autre bord. Le dernier bateau, qui touchait à la rive ennemie, avait une porte, des tours, et était garni de catapultes, ou de machines à lancer des traits.

Trajan ayant passé le Tigre sur un pont de cette construction, soumit l'Adiabène et toute l'Assyrie. Ce fut pour lui une grande joie de marcher sur les pas d'Alexandre, et de réduire sous son obéissance les villes d'Arbèle et de Gaugamèle, si fameuses dans l'histoire du conquérant macédonien.

Après la conquête de l'Assyrie, Trajan revint sur ses pas, repassa le Tigre, et descendit vers le pays de Babylone sans trouver aucun obstacle qui arrêtât sa marche. La puissance des Parthes était alors ruinée par les dissensions civiles qui les acharnaient depuis longtemps les uns sur les autres, et que n'avait pu faire cesser même la présence d'un si redoutable ennemi. Trajan voyageait plutôt qu'il ne faisait la guerre, et il visita la source du bitume qui avait été employé pour la construction des murailles de Babylone. Dion décrit cette source comme une espèce de puits, de l'embouchure duquel sortait une vapeur mortelle pour tous les animaux qui s'en approchaient de trop près : en sorte que, dit-il, si par le bienfait de la nature cette exhalaison funeste n'était retenue dans un petit espace, si elle s'étendait, soit en hauteur, soit en circonférence, à une distance considérable, le pays demeurerait nécessairement inhabité.

Trajan voyant quelle était la faiblesse des Parthes, crut pouvoir marcher vers la ville de Ctésiphon leur capitale. Suivant ce plan il fallait qu'il passât de nouveau le Tigre : et pour voiturer plus commodément les matériaux du pont qu'il devait construire, il résolut de profiter du Naarmalcha, ancien canal creusé par les rois de Babylone pour recevoir une partie des eaux de l'Euphrate, et de le joindre par un nouveau canal à l'endroit du Tigre où il prétendait dresser son pont. Mais on lui fit observer que le niveau de l'Euphrate, au lieu où il commençait à travailler, s'élevait beaucoup au-dessus de celui du Tigre, et il craignit d'épuiser tellement le lit du premier de ces deux fleuves, que la navigation en devînt impraticable. Il interrompit donc les travaux déjà avancés, et il fit transporter par terre sur 'des traîneaux les bois nécessaires à la construction du pont.

Se montrer devant la ville de Ctésiphon et la prendre, ce fut une même chose pour Trajan. Il s'empara aussi de Suse, siège autrefois de l'empire des Perses : et c'est probablement dans l'une ou l'autre de ces deux villes qu'il fit prisonnière la fille de Chosroès, et devint maître du trône d'or sur lequel les rois parthes recevaient les hommages de leurs sujets. Cette conquête lui confirma le titre de parthique : et le sénat lui décerna, non pas un triomphe, mais plusieurs, et, si nous nous en tenons à l'expression de Dion, autant que le vainqueur en voudrait : flatterie basse et misérable, si elle est vraie, et qui, supposé qu'elle fût assortie au goût de Trajan, marquerait en lui un amour déréglé de la gloire, et une vanité peu digne d'un si grand prince.

Il faut avouer que les projets qu'il conçut et exécuta après la prise de Ctésiphon fortifient le soupçon que nous venons d'exprimer. Il semble que la grandeur de ses succès l'eût ébloui, et eût causé une sorte d'ivresse à cette tête si forte et si solide. Il avait acquis assez de gloire pour satisfaire son ambition, si l'ambition savait se contenter. Les Parthes, jusqu'à lui souvent vainqueurs, et dont il n'avait jamais été possible aux Romains d'entamer l'empire par des conquêtes, se trouvaient réduits par ses armes à un prodigieux affaiblissement : il avait conquis sur eux trois grandes provinces, l'Arménie, la Mésopotamie, l'Assyrie. La sagesse demandait sans doute qu'il s'occupât du soin important d'affermir des conquêtes moins difficiles à faire qu'à conserver, et d'accoutumer à la domination romaine des peuples qui ne l'avaient jamais éprouvée, et dont les mœurs étrangement différentes de celles de leurs nouveaux maîtres, les disposaient à la révolte dès que l'occasion s'en présenterait. Au lieu de cette vue sérieuse et sensée, Trajan se laissa tenter par l'idée plus vaine encore que brillante, de pénétrer jusqu'à la grande mer.

Il descendit le Tigre, et il soumit sans peine l'île Méséné, formée par deux bras de ce fleuve à son embouchure, et par la mer. Mais d'abord la tempête, la rapidité du fleuve, le reflux maritime, le mirent dans un grand péril. Cette leçon ne suffit pas pour l'arrêter il traversa toute la longueur du golfe Persique, passa l'île d'Ormus, et s'avança jusqu'au grand Océan. Là, voyant un vaisseau qui partait pour les Indes, il dit : Si j'étais plus jeune, assurément je porterais la guerre chez les Indiens. Il se rabattit au moins sur l'Arabie Heureuse, dont il fit ravager les côtes par une flotte, qui lui soumit la ville connue autrefois sous le nom d'Arabie, et fameuse encore aujourd'hui sous celui d'Aden, en-deçà à l'Orient du détroit de Babelmandel[12]. C'est apparemment cette expédition qu'a voulu désigner Eutrope, lorsqu'il a parlé d'une flotte destinée par Trajan à ravager les côtes des Indes. Cet abréviateur peu instruit aura confondu les Iodes et l'Arabie.

Trajan ne s'y trompa pas. Il portait envie au bonheur et à la gloire d'Alexandre, qui avait pénétré jusqu'aux Indes : et néanmoins se consolant par ses exploits contre, l'Arabie Heureuse, où n'était jamais entré Alexandre, il se glorifiait d'avoir passé les limites de ce conquérant si renommé. Il écrivait sur ce ton au sénat, et il accumulait dans ses lettres les noms d'un grand nombre de nations barbares et inconnues, qu'il se vantait d'avoir subjuguées : et les sénateurs, étourdis par ces noms nouveaux pour eux et bizarres, qu'ils n'avaient jamais entendus, qu'ils ne pouvaient presque pas répéter, ne savaient que multiplier sans fin les acclamations, les titres d'honneur, les arcs de triomphe, et ordonner les préparatifs d'une magnifique réception pour le vainqueur lorsqu'il reviendrait à Rome : mais la providence en avait décidé autrement.

Trajan, après avoir satisfait sa vaine gloire par le voyage à l'entrée de l'Océan, vint regagner l'embouchure du Tigre, qu'il remonta. Il passa ensuite dans l'Euphrate pour aller visiter la fameuse ville de Babylone, autrefois la reine de l'Orient. Il la trouva dans l'état de désolation prédit par les prophètes au temps de sa plus grande gloire. Il n'y vit que des ruines, et les tristes vestiges de ce qu'elle avait été. Sa vénération pour Alexandre le porta à honorer la mémoire de ce héros par des sacrifices offerts dans la maison même où il était mort. Mais pendant qu'il s'amusait à ces soins futiles, il reçut nouvelle du mauvais effet qu'avait produit son absence imprudente et un voyage d'indiscrétion et de vanité.

Toutes ses conquêtes s'étaient ébranlées, et avaient secoué le joug. Les troupes qui les gardaient avaient été ou chassées ou taillées en pièces ; et il fallut que Trajan recommençât la guerre tout de nouveau. Il envoya contre les rebelles Lusius d'un côté, Maximus de l'autre. Celui-ci, qui parait être le même dont Trajan avait tiré de grands services dans la guerre contre les Daces, ne réussit pas également dans celle dont il s'agit ici. Il fut défait et tué dans un combat. Lusius fut plus heureux ou plus habile : il reprit Nisibe ; il emporta de force la ville d'Édesse, qu'il détruisit et brûla. Séleucie fut ramenée à l'obéissance par Érucius Clarus et Julius Alexandre.

Ces avantages rétablirent la domination romaine dans les pays nouvellement assujettis. Mais néanmoins Trajan, averti par le danger qu'il avait couru de perdre toutes ses conquêtes, jugea nécessaire de mettre des bornes aux vastes projets qu'il avait formés. Car il semble que son intention primitive était d'éteindre l'empire des Parthes et d'en soumettre les peuples directement à ses lois. Il renonça à cette idée, et résolut de se contenter de leur donner un roi de sa main.

Chosroès vivait encore, sans doute errant et fugitif ; Trajan ne crut pas convenable à ses intérêts de le replacer sur un trône, que ce prince n'aurait jamais regardé comme un don des Romains, mais comme le patrimoine de ses ancêtres. Il jeta les yeux sur Parthamaspatès, qui ne nous est pas connu d'ailleurs. Il fit avec pompe la cérémonie de l'installation de ce nouveau roi. Il se transporta à Ctésiphon, et ayant assemblé tous les Romains et tous les Parthes qui étaient dans la ville et dans le pays, il monta sur un tribunal fort élevé, et après un discours magnifique sur la grandeur de ses exploits, il déclara Parthamaspatès roi des. Parthes, et lui ceignit le diadème.

La ville d'Atra[13], habitée par des Arabes, et située non loin du haut Tigre, entre ce fleuve et Nisibe, persistait encore dans la révolte. Trajan résolut de la réduire, et il alla en personne mettre le siège devant cette place. Mais il y perdit sa gloire, et la dernière campagne de sa vie fut la plus malheureuse.

Atra, sans être ni grande ni riche, était défendue par sa situation au milieu d'un désert, où l'on ne trouvait que peu d'eau et d'une mauvaise qualité, point de bois, point de fourrages. Les ardeurs du soleil dans une campagne aride se faisaient sentir violemment, et servaient d'une nouvelle défense à la place assiégée. Malgré de si grands obstacles, l'habileté de Trajan, secondée par la valeur d'une armée victorieuse, poussa d'abord le siège avec succès et fit brèche à la muraille. Mais lorsqu'il voulut tenter l'assaut, il fut repoussé avec perte ; et quoiqu'il courût à cheval, partout où sa présence semblait nécessaire, il ne put rallier ses troupes ni arrêter leur fuite, et peu s'en fallut qu'il ne fût lui-même tué ou blessé. Il avait pourtant quitté les marques de la dignité impériale, pour n'être point reconnu. Mais sa chevelure blanche et son air majestueux le décélèrent : quelques-uns des ennemis l'ayant distingué à ces marques, tirèrent sur lui, et un cavalier fut tué à ses côtés. Pour comble d'infortune, les tempêtes, la grêle, les éclairs et les tonnerres se mirent de la partie ; et une prodigieuse quantité de mouches infectaient le manger et le breuvage des soldats. Il fallut céder à la nécessité : Trajan leva le siège, et se retira sur les terres de l'empire en Syrie. Sa mort suivit de près ; mais avant que de la rapporter, je dois rendre compte ici des mouvements furieux des Juifs, qui accompagnèrent ou même précédèrent ceux des autres nations dont je viens de parler.

Dans l'espace de près de cinquante ans, qui s'étaient écoulés depuis la prise de Jérusalem par Titus, l'impression de terreur dont les Juifs furent d'abord frappés dans le moment de leur affreuse disgrâce avait eu le temps de s'effacer, et ils ne sentaient plus que la pesanteur d'un joug qui leur paraissait contraire aux promesses et aux prédictions des prophètes. La rébellion commença par ceux de Cyrène qui, voyant l'empereur éloigné et toutes les forces de l'empire tournées vers l'Orient, crurent que l'occasion était favorable pour recouvrer leur liberté. Ils se soulevèrent, ayant pour chef un d'entre eux que Dion nomme André, l'an de Rome 886, et il est incroyable à quels excès se porta leur fureur. Ils ne se contentaient pas d'ôter la vie aux Romains et aux Grecs, au milieu desquels ils habitaient : ils leur faisaient souffrir les supplices les plus horribles. Ils les sciaient suivant la longueur du corps en commençant par la tête ; ils en exposaient d'autres aux bêtes, ou les forçaient à combattre comme gladiateurs ; et, poussant la rage plus loin que les animaux les plus féroces, ils mangeaient leurs chairs, et se frottaient le corps de leur sang comme d'huile ou de parfum ; ils les écorchaient et se revêtaient de leurs peaux. C'est de Dion que nous tenons ces affreux détails, auxquels j'avoue que j'ai peine à ajouter foi sur son autorité, d'autant plus qu'Eusèbe, écrivain plus judicieux, ne dit rien de semblable. Je doute pareillement si Dion n'a point exagéré le nombre de ceux qui périrent par les mains des Juifs. Il le fait monter à deux cent vingt mille têtes dans la Cyrénaïque, et à deux cent quarante mille dans l'île de Chypre, où la contagion de la révolte s'était communiquée.

Quoi qu'il en soit, Lupus, préfet d'Égypte, ayant voulu, avec les forces qu'il avait sous son commandement, réprimer les rebelles de Cyrène, fut battu et obligé de s'enfermer dans Alexandrie. Là il se vengea sur les Juifs établis dans cette grande ville, dont il tua un grand nombre et réduisit les autres en servitude.

Ce n'était pas simple vengeance, mais précaution nécessaire. Les Juifs d'Alexandrie étaient d'intelligence avec ceux de Cyrène, qui, destitués du secours de leurs frères et n'étant pas assez forts par eux-mêmes pour assiéger la capitale de l'Égypte, se répandirent dans le plat pays et y exercèrent toutes sortes d'hostilités et de ravages. Ils marchaient alors sous les ordres d'un roi qu'ils s'étaient donné, et qu'Eusèbe appelle Lucua.

Sur ces nouvelles, l'empereur envoya en Égypte Martius Turbo avec des troupes de terre et de mer, d'infanterie et de cavalerie. Le nouveau commandant savait la guerre, et était homme d'une activité infatigable. Néanmoins ce ne fut pas sans difficulté qu'il vint à bout d'étouffer une si puissante rébellion ; il lui fallut un temps considérable pour y réussir, et plusieurs combats. Enfin il resta vainqueur, et il rendit aux Juifs tous les maux qu'ils avaient faits dans la Cyrénaïque et dans l'Égypte.

Il est à croire que Turbo pacifia aussi l'île de Chypre, qui avait beaucoup souffert, comme je l'ai dit, de la part des Juifs. Ils y avaient détruit la ville de Salamine, et en avaient massacré tous les habitants. On ne peut pas douter qu'ils n'aient porté la peine de leurs cruautés forcenées, quoique les monuments anciens ne nous apprennent rien de bien précis sur ce point. Ils furent même exterminés de toute l'île, et Dion- assure que de son temps il n'était permis à aucun Juif d'y habiter ni d'y mettre le pied ; en sorte que ceux mêmes qui y abordaient forcément et poussés par la tempête, étaient sans pitié mis à mort.

Depuis bien des siècles la Mésopotamie était remplie de Juifs ; et Trajan les soupçonna, non sans fondement, d'avoir formé les mêmes projets que leurs frères d'Égypte et de Cyrène. Il chargea Lusius Quiétus d'en purger la province ; c'est l'expression d'Eusèbe. Les Juifs se mirent en défense : il se livra une bataille, dans laquelle ils furent défaits. Lusius en extermina un très-grand nombre ; et, s'étant ainsi acquitté de sa commission au gré de Trajan, il en fut récompensé par le gouvernement de la Palestine.

Ce prince passa, comme je l'ai dit, l'hiver en Syrie. Il se proposait de rentrer en Mésopotamie à l'ouverture de la campagne, et d'achever d'établir la domination romaine dans un pays qui avait peine à s'y façonner ; mais la maladie dérangea son plan : il eut une attaque d'apoplexie qui, dégénérant en paralysie, le réduisit à un état de langueur et d'inaction. Il se résolut donc à reprendre le chemin de Rome, où le sénat l'invitait à venir goûter un repos si légitimement dû à ses travaux et à ses exploits. En partant il laissa en Syrie son armée, dont il confia le commandement à Adrien. Celui-ci n'avait ni le zèle ni peut-être la capacité nécessaires pour continuer une guerre si difficile : ainsi l'éloignement du conquérant fut la perte de toutes ses conquêtes. Les Parthes, dédaignant le roi que Trajan leur avait donné, le déposèrent, se remirent en possession d'être gouvernés selon leurs lois, et rappelèrent Chosroês, qui avait été détrôné par les Romains. L'Arménie et la Mésopotamie retournèrent à leurs anciens maîtres ; et voilà à quoi aboutirent les grands et glorieux exploits de Trajan. Pour tant de dépenses, tant de dangers, tant de sang répandu, il ne resta aux Romains que la honte d'une entreprise manquée.

Comme la maladie de Trajan dura plusieurs mois, elle donna le temps de dresser des batteries par rapport à sa succession, qui devenait incertaine parce qu'il adopter par était sans enfants. Personne n'y avait des prétentions plus apparentes qu'Adrien son compatriote, son allié, son proche parent, et actuellement parvenu à un degré d'élévation au-dessus duquel il n'y avait plus que l'empire. J'ai dit qu'il avait été questeur sous le quatrième consulat de Trajan, l'an de Rome 852 ; il fut fait tribun du peuple quatre ans après, en 856, préteur en 858, consul substitué en 86o, et enfin désigné consul ordinaire, et revêtu du commandement général de Syrie, la dernière année de Trajan.

C'étaient là bien des titres qui flattaient les espérances ambitieuses d'Adrien, et il avait pris soin de les appuyer par une attention continuelle à plaire en tout à Trajan, et à tâcher de mériter son amitié et son estime, depuis le moment qu'il le vit adopté par Nerva. On peut se rappeler ici les premières démarches qu'il fit dans ce point de vue. Il accompagna ensuite ce prince guerrier dans la plupart de ses expéditions ; et, commandant d'une légion dans la seconde guerre contre les Daces, il se signala par un grand nombre d'actions de bravoure, dont Trajan le récompensa en lui donnant le diamant qu'il avait lui -même reçu de Nerva ; présent qu'Adrien regarda comme un gage de son adoption future. Entre sa préture et son consulat, ayant été fait gouverneur de la basse Pannonie, il remplit avec un égal succès les fonctions de général et de magistrat. D'une part il réprima les Sarmates, et maintint dans son armée l'exacte observance de la discipline militaire ; de rentre il réduisit au devoir les intendants, qui portaient leurs prétentions au-delà de leurs droits véritables. C'est par cette bonne administration qu'il mérita le consulat.

Pendant qu'il exerçait cette souveraine magistrature, il reçut par Licinius Sura, le plus intime des confidents de Trajan, des assurances de son adoption. Il croyait Béja toucher au but auquel il aspirait depuis si longtemps ; mais Sure mourut peu après, et Adrien perdit en lui un puissant protecteur. Il est vrai qu'il le remplaça dans un emploi de confiance. Trajan, moins encore par incapacité que par paresse, si nous en croyons Julien l'apostat, ne composait pas lui-même les discours qu'il avait à prononcer. Il s'était servi de la plume de Sura ; et lorsqu'il ne l'eut plus, il se reposa du même soin sur Adrien : mais la grande affaire de l'adoption n'en fut pas moins arrêtée tout d'un coup, et elle n'avança plus jusqu'à la mort de Trajan.

Adrien avait contre lui les principaux amis de ce prince. Outre Servien son beau-frère, qui avait tâché de le traverser dès les commencements, qui l'avait desservi en informant l'empereur du dérangement de sa conduite et de ses affaires, Palma.et Celsus étaient ses ennemis déclarés. Ce fut pour Adrien un nouveau motif de travailles de plus en plus à se rendre personnellement agréable à Trajan, en flattant jusqu'à ses vices. Trajan aimait le vin ; Adrien se fit une loi de lui tenir tête à table. Il eut même de serviles et d'indignes complaisances pour l'infâme penchant du prince. Il faisait sa cour aux jeunes gens qui plaisaient à Trajan, jusqu'à remplir auprès d'eux les plus bas ministères, et à leur appliquer lui-même sur le visage les drogues qu'ils avaient coutume d'employer pour conserver la fraîcheur et la beauté de leur teint. Mais sa grande ressource, et sans laquelle tout le reste lui aurait été inutile, fut la faveur de l'impératrice ; elle le protégea constamment. C'était elle qui avait négocié et fait réussir son mariage avec la nièce de l'empereur ; elle lui procura de l'emploi et un commandement important dans la guerre contre les Parthes ; elle lui obtint un second consulat ; et enfin, n'ayant pu vaincre l'éloignement qu'avait Trajan pour adopter Adrien, elle y suppléa par l'artifice et par la fraude.

J'ai déjà remarqué que Trajan n'avait jamais aimé Adrien ; et lorsqu'il lui parut nécessaire de prendre un parti par rapport à sa succession, il ne le fit entrer pour rien dans les différents projets qui lui passèrent par l'esprit. Quelques-uns ont dit qu'il avait eu la pensée d'imiter Alexandre, en ne se désignant aucun successeur ; projet peu digne d'un bon prince tel que lui, qui, ayant fait le bonheur de l'empire pendant sa vie, devait se rendre attentif à en perpétuer la tranquillité après sa mort. Selon d'autres, il eut dessein d'écrire au sénat pour laisser cette compagnie maîtresse de choisir un empereur entre un certain nombre de sujets qu'il lui marquerait dans sa lettre. Ce plan parait avoir assez de rapport avec ce que Dion raconte à l'occasion de Servien. Il témoigne que dans un repas Trajan exhorta ses convives à lui nommer dix sujets capables de l'empire, et qu'après un moment de réflexion il se reprit : Je ne vous en demande que neuf, leur dit-il ; j'en tiens déjà un : c'est Servien. J'ai dit ailleurs qu'il pensa à Lusius Quiétus, quoique étranger et maure de nation. Spartien attribue encore à Trajan des vues sur Nératius Priscus, fameux jurisconsulte, dont il prétend que le choix était goûté par les amis de l'empereur ; et la chose alla si loin qu'un jour Trajan dit à Priscus : Si les destins disposent de moi, je vous recommande les provinces. Expression que je crois devoir faire remarquer au lecteur en passant, comme une preuve que Trajan se regardait plutôt comme généralissime de la république que comme monarque, et ne croyait directement soumises à sa puissance que les provinces et les armées.

Il résulte clairement de tous ces faits réunis, que l'intention de Trajan n'était point du tout d'adopter Adrien ; aussi Dion assure-t-il, d'après le témoignage de son père Apronianus, qui fut gouverneur de la province de Cilicie, où Trajan est mort, qu'il n'y eut point d'adoption. Voici de quelle manière fut conduite toute l'intrigue.

Trajan, affligé d'une paralysie à laquelle s'était jointe l'hydropisie, suite assez ordinaire des excès du vin, semblait tombé dans un état où les impressions étrangères devaient prendre plus d'ascendant sur son esprit ; néanmoins il persista jusqu'à la fin dans la résolution de ne point adopter Adrien. Peut-être était-il entretenu dans la défiance contre ceux qui l'approchaient par les soupçons qu'il avait conçus sur la cause de sa maladie et par l'idée de poison dont il s'était frappé, quoique sans beaucoup de fondement, à ce qu'il paraît. Il avait pris la mer pour s'en retourner à Rome ; mais, arrivé à Sélinonte en Cilicie, il eut une seconde attaque d'apoplexie[14] dont il ne revint plus. Plotine, secondée par Tatien, qui avait été tuteur d'Adrien, se rendit maîtresse des derniers moments de son mari. Libre de feindre ce qu'elle voudrait, elle répandit dans le public une prétendue adoption d'Adrien par Trajan, et elle en envoya avis au sénat ; mais la lettre, signée de Plotine et non pas de Trajan, décelait la supercherie. Elle aurait pu contrefaire la main de son mari, comme elle lui avait prêté le ministère d'une voix étrangère ; car on assure qu'elle joua une scène comique, en apostant un fourbe qui fit le personnage de l'empereur malade, et qui d'une voix faible et mourante déclara qu'il adoptait Adrien. Pour donner une couleur de vraisemblance à la pièce, on tint la mort de Trajan cachée pendant quelque temps ; ainsi nous en ignorons la date précise. On sait seulement qu'Adrien, qui était à Antioche, reçut le 9 d'août la nouvelle de son adoption, et le 11 celle de la mort de Trajan.

Ainsi ce grand empereur, ce conquérant redouté, qui avait jeté des ponts sur le Danube et sur le Tigre, qui avait conquis la Dace et mis l'empire des Parthes à deux doigts de sa ruine, mourut en laissant un successeur qui n'était pas de son choix, et très-mal intentionné pour sa gloire, comme il paraîtra par la suite.

Adrien néanmoins affecta de montrer d'abord un grand zèle pour honorer la mémoire de son prédécesseur. Il lui fit célébrer de magnifiques obsèques à Sélinonte, qui de son nom fut appelée Trajanople. Ses cendres, enfermées dans une urne d'or, furent portées à Rome, et elles y entrèrent en pompe sur un char triomphal, précédées du sénat et suivies de l'armée. On les plaça sous la fameuse colonne qu'il avait élevée dans la place bâtie par ses soins ; et ce fut encore une distinction pour Trajan, que d'avoir sa sépulture dans la ville où jamais personne n'avait été inhumé. On le mit au rang des dieux. On institua en son honneur des jeux qui furent appelés Parthiques, et qui, après avoir été régulièrement exécutés pendant plusieurs années, tombèrent enfin en désuétude et en oubli.

Trajan avait vécu près de soixante-quatre ans, et régné dix-neuf ans, six mois et quinze jours, à compter jusqu'au onzième jour d'août, qui était celui duquel Adrien datait le commencement de son empire.

 Trajan n'eut aucun des vices qui nuisent directement à la société, et il posséda même en un haut degré les vertus contraires, la modestie, la clémence, l'amour de la justice, l'éloignement du faste, et une libéralité judicieuse, qui trouvait des ressources intarissables dans la sagesse de son économie. Le genre humain, heureux sous son gouvernement, lui a témoigné sa reconnaissance par une estime et une admiration qui subsistent encore aujourd'hui ; mais ce ne  peut être que par une prévention aveugle que quelques-uns aient entrepris de le canoniser en quelque façon, en avançant que saint Grégoire, pape, obtint de Dieu le salut de cet empereur cinq cents ans après sa mort. Outre l'absurdité d'une pareille fable, les vices honteux de la conduite personnelle de Trajan ne l'ont rendu que trop digne de la vengeance divine.

J'ai parlé plus d'une fois de sa passion pour le vin, qui l'obligea, selon un auteur, à prendre la déshonorante précaution de défendre que l'on exécutât les ordres qu'il donnerait après de longs repas. Ses débauches contre nature doivent le couvrir d'un opprobre éternel. J'oserai compter aussi parmi ses défauts son ardeur insatiable pour la guerre, dont les succès l'enflèrent, et dont les disgrâces jetèrent de l'amertume sur les derniers temps de sa vie.

Tel est le vice de la nature humaine, lorsqu'elle est laissée à elle-même. Nulle vertu parfaite, et les plus vantées ont souvent les taches les plus horribles.

 

MÉMOIRE DE M. D'ANVILLE SUR LE PONT CONSTRUIT PAR TRAJAN SUR LE DANUBE.

Le comte Marsigli n'a pas marqué avec assez d'exactitude la longueur du pont construit par Trajan sur le Danube. Il fait cette longueur de 440 colphers de Vienne, qui selon lui équivalent des toises françaises.

Le klaffter, et non colpher, est une mesure composée en effet de 6 schuhs, comme la toise est composée de 6 pieds. Schuh signifie proprement calceus, et, de même que le mot de fuss, il désigne le pied. La mesure du pied de Vienne est inférieure au pied de Paris d'un tiers de pouce : donc, le klaffter ne vaut que 5 pieds 10 pouces de la mesure française.

Mais ce n'est pas par cet endroit seulement que la mesure donnée par le comte de Marsigli manque de précision. Le baron Hingelhard, officier habile, et qui a commandé sur la frontière de Hongrie pour la cour de Vienne, a mesuré la longueur du pont ; et, prise du parement de l'une de ses culées au parement de l'autre, il l'a trouvée d'environ 535 klaffters, qui font 520 toises françaises.

Le comte Marsigli règle le nombre des arches du pont à 22, sans qu'il paraisse que ce nombre lui ait été indiqué positivement par la distinction et l'évidence actuelle des piles qui soutenaient les arches ; et même, dans la représentation qu'il donne en profil, on n'en compte que 21.

Selon un plan du pont, dressé par le baron Hingelhard, et que j'ai vu dessiné à la main, j'ai compté 19 piles, outre les culées. Ces piles, ou les parties qui en restent, font comme des espèces d'îlots dans le cours du fleuve ; et il n'en paraît ainsi que quelques-unes vers les deux bords, celles du milieu de son lit ayant été plus tôt détruites et submergées. Il est à présumer que c'est par l'intervalle des vestiges de piles subsistants qu'on a déterminé le nombre complet des piles, à raison de l'espace donné entre les culées.

Le comte Marsigli a pensé que les dimensions du pont de Trajan marquées par Dion Cassius ne méritaient aucune considération ; et en effet on n'y démêlera aucun rapport avec l'indication qu'il donne de la longueur de ce pont. Cependant quand on fait attention que Dion avait gouverné la Pannonie, province située sur le Danube même et peu éloignée du pont de Trajan, on n'est pas disposé à rejeter légèrement et sans examen le rapport d'un historien qui a pu connaître la chose par ses yeux.

Dion dit que le pont était porté sur 20 piles ; le plan du baron Hingelhard n'en admet à la vérité que 19 : mais le nombre de 20 arches, qui résulte de 19 piles, a pu faire compter 20 piles à Dion, en y comprenant la première des deux culées qui soutenaient le pont. L'épaisseur des piles était de 6o pieds, selon Dion, et leur intervalle ou l'ouverture des arches de 170 : les 20 arches font 3.400 pieds, les 19 piles 1.140 ; le total est de 4.540.

En prenant la mesure des pieds sur celle du pied romain, comme il paraît tout naturel de le faire, et le pied romain s'évaluant 1.396 parties du pied de Paris divisé en 1.440, les 4.540 pieds romains font 4.117 pieds 6 pouces 4 lignes de la mesure française, ou 686 toises. Or, ce calcul étant fort différent de ce que vaut la longueur actuelle et prise sur le lieu même, comment concilier le rapport de Dion avec cette longueur bien mesurée, comme je l'ai rapporté ? Je me flatte d'avoir reconnu le nœud de la difficulté, et j'indiquerai le moyen de la faire disparaître.

Il y a apparence que les architectes romains avaient plus à la main, dans la construction des édifices, la mesure du palme que celle du pied ; et même encore actuellement à Rome, le palmo architettonico est plus d'usage que le pied ; ce qui s'est étendu même à la définition de la catena et du staiolo, dont le mille actuel romain se compose. Or, le palme dont il s'agit a toujours été réputé les trois quarts du pied : et sur cet élément et cette considération, en lisant des palmes au lieu de lire des pieds dans l'historien Dion, qui a bien pu prendre l'un pour l'autre, ce qui d'abord parait s'évaluer 686 toises, avec 1 pied 6 pouces 4 lignes de plus, se réduit au vrai à 515 toises ou environ. La mesure actuelle du baron Hingelhard faisant compter 520 toises, je demande si l'on peut se flatter d'une précision plus parfaite dans une analyse de cette espèce, et si la convenance n'est pas telle qu'on soit assuré d'avoir reconnu la vérité, et de savoir positivement à quoi s'en tenir sur ce dont il est question.

 

 

 



[1] PLINE LE JEUNE, Ep., X, 13-16.

[2] Près de Fetissan, qui est sur la droite du Danube, et de Zweria, qui est sur le gauche, à quatre petites lieues au-dessus de Russava, ou Orsova. Viminacium était sur la droite du Danube, dans le fond d'un coude, que ce fleuve décrit vis-à-vis de Vi-Palanka. Le lieu se nomme aujourd'hui Ram, et il y a des vestiges d'ancienne construction. Ces positions m'ont été données par M. d'Anville.

[3] Un mémoire que M. d'Anville a eu la bonté de me communiquer, réforme ces mesures et réduit le pont à une moindre longueur. Ce mémoire se trouvera à la suite du règne de Trajan, et l'on y reconnaîtra la précision et l'exactitude ordinaire da ce savant géographe.

[4] Antiquité expliquée, t. IV, part II, p. 185.

[5] Thes. Antiq. Sallengr., t. II, p. 987.

[6] On dit que les Hongrois nomment ce fleuve aujourd'hui Strel, et les Allemands Istrig.

[7] Si l'on en croit Lusium cité par Fabretti (de Col. Traj., c. 8), des pécheurs valaques trouvèrent encore au milieu du seizième siècle dans le fleuve Istrig des restes de ces trésors, qui avaient échappé aux recherches de Trajan.

[8] PRISCIEN, VI.

[9] C'est ce que porte expressément le texte de Dion, p.778, de l'édition de Wechel. Il est vrai qu'à la page suivante Parthamasiris, est appelé neveu de Chosroès. Mais on doit supposer que c'est par erreur de copiste, et qu'il faut lire άδελφόν, au lieu d'άδελφιδοϋν.

[10] Le texte de Dion ne marque pas positivement que Trajan ait jeté un pont sur le Tigre : mais il ne dit pas le contraire, et la chose en soi est très-probable. Le passage du fleuve devient en ce cas d'une exécution bien plus aisée.

[11] Henri de Valois a pensé que cet auteur était Dion lui-même ; en quoi il y a assez de vraisemblance, mais non pas certitude.

[12] M. de Tillemont semble attribuer aux conquêtes de Trajan en Arabie un bureau de Douane établi sur la côte orientale de la mer Rouge, en un lieu appelé le Bourg blanc, où l'un envoyait, dit Arrien (Péripl. Erythr.), un centurion avec des troupes, et en on levait le quart sur les marchandises qui entraient dans le port. Mais il est plus naturel de penser que c'est par l'Égypte que les Romains, qui en étaient maîtres depuis longtemps, avaient acquis le Bourg blanc, en traversant la mer Rouge n'est en cet endroit que de deux ou trois journées de navigation.

Je suppose que le Périple de la mer Rouge, qui porte le nom d'Arrien, est véritablement de cet auteur, quoiqu'il y ait sur ce point de la variété de sentiments entre les doctes.

[13] La position d'Atra souffre quelque difficulté. Je mie l'autorité d'Ammien Marcellin qui a été sur les lieux. Dion la place en Arabie : ce qui ne peut avoir d'autre sens que celui que j'ai exprimé dans le texte, en disant que c'était une ville d'Arabes. Voyez Cellar. Geogr. ant., III, 15.

[14] Selon Eutrope, Trajan mourut d'un flux de ventre. J'ai préféré l'autorité de Dion, qui dit que ce prince fut emporté par une mort subite. Dans cette supposition on conçoit plus aisément comment Plotine put faire réussir l'intrigue d'une fausse adoption.