Ce qui a surtout rendu célèbre Apollonios de Thyane, c'est l'audace qu'ont eue les ennemis de la religion chrétienne, de le comparer et même de le préférer à Jésus-Christ. Hiéroclès, grand persécuteur des chrétiens, avait composé un ouvrage ou il faisait cet indigne parallèle, et dont nous avons la réfutation par Eusèbe de Césarée. Il ne parait pas qu'Apollonius lui -même ait eu la pensée de se rendre le rival de Jésus-Christ ; il était trop orgueilleux pour se mesurer avec le modèle d'une humilité toute divine ; et les chrétiens ne faisaient pas de son temps une assez grande figure dans le monde pour qu'il regardât comme un exploit digne de lui la victoire qu'il aurait remportée sur eux et sur leur chef. Dans tous les discours qu'on lui attribue, il ne fait aucune mention de Jésus-Christ ni des chrétiens ; et Philostrate, son historien, ne le nomme pas dans son ouvrage. C'est l'orgueil, c'est l'amour effréné d'une folle gloire qui a engagé Apollonius à embrasser un genre de vie singulier, à se distinguer par ses façons de parler et de penser, par sa conduite, par son habillement, de tout le reste des hommes ; à se faire passer pour ami des dieux, et même pour un dieu ; à jouer le rôle de thaumaturge : le tout pour s'attirer l'admiration du vulgaire, au risque d'être regardé par les hommes judicieux comme un imposteur ou un magicien. Telle est en effet l'idée que donnera de lui à tout lecteur intelligent l'ouvrage composé en son honneur par Philostrate. C'est moins une vie qu'un panégyrique écrit principalement sur les mémoires de Damis, imbécile admirateur d'Apollonius. Philostrate y paraît lui-même rempli d'une profonde vénération pour son héros. Il le peint réellement comme un esprit supérieur, ayant une très-grande étendue de connaissances, détaché des plaisirs et de l'argent, frugal jusqu'au prodige, désintéressé, chaste : mais, contre son intention, ce même écrivain nous administre les preuves d'un orgueil poussé jusqu'à l'extravagance par Apollonius, et d'une conduite mystérieuse qui annonce la fourberie. Crédule et débitant froidement les fables les plus absurdes, même dans des cas auxquels son philosophe n'est pas directement intéressé, il décrédite son témoignage sur les merveilles dont il le fait auteur. Ajoutez des ignorances et des bévues grossières par rapport à des événements récents et célèbres. En un mot, de la lecture de l'ouvrage de Philostrate il ne résulte qu'une impression de mépris pour l'historien, et d'indignation contre le fourbe dont il a écrit l'histoire. Que serait-ce si nous avions les mémoires de ceux qui ont attaqué la réputation d'Apollonius encore vivant, et qui l'ont traité de charlatan et d'imposteur ? Qu'on ne s'imagine point que ce soit un zèle pieux qui me fasse tenir ce langage. Je rends compte naïvement de l'effet qu'a produit sur moi la lecture de la Vie d'Apollonius par Philostrate ; et j'espère que l'abrégé fidèle que j'en vais tracer ici affectera de même mes lecteurs. Apollonius naquit à Tyane, en Cappadoce, sous le règne d'Auguste ; et s'il est vrai qu'il ait vécu cent ans, comme ç'a été l'opinion de quelques-uns, il doit être né vers l'an de Rome 748, quatrième avant l'ère commune de Jésus-Christ. Sa naissance a été ornée de prodiges par ses admirateurs. Pendant que sa mère était grosse de lui, elle eut un songe dans lequel elle vit Protée qui lui disait : Vous accoucherez de moi. Prédiction manifeste de la sagesse de l'enfant qui naîtrait d'elle ; de la multiplicité de ses talents, qui le rendrait habile à prendre toutes sortes de formes ; et de la connaissance qu'il aurait des choses les plus cachées. Lorsque ses couches approchaient, un nouveau songe l'avertit d'aller dans une prairie cueillir des fleurs. Elle y alla, et s'endormit. Pendant son sommeil, une troupe de cygnes vint se ranger autour d'elle en chœur, d tout d'un coup ils s'élevèrent en battant des ailes et formant un concert par leur chant mélodieux. Elle s'éveilla, et accoucha dans le moment. Et afin que le ciel concourût avec la terre pour célébrer la naissance de celui qui devait être le confident de la Divinité, il arriva dans le même temps qu'un tonnerre prêt à tomber se releva, et se dissipa dans les airs. Sur ces preuves, auxquelles il faut ajouter le voisinage d'une fontaine miraculeuse consacrée à Jupiter, les compatriotes d'Apollonius le disaient fils de ce dieu ; mais pour lui il ne s'est jamais donné que pour fils d'Apollonius, qui était l'un des plus riches et des plus illustres citoyens de Tyane. Son enfance n'a rien de remarquable, sinon qu'il donna des marques d'esprit, de facilité à apprendre, et qu'il fit des progrès rapides dans l'étude des lettres. Lorsqu'il eut atteint l'âge de quatorze ans, son père l'envoya à Tarse pour y prendre les leçons du rhéteur Euthydème. Le maître lui plut, mais non le séjour de Tarse, qui était une ville de plaisirs. Le jeune Apollonius, annonçant dès lors cette sévérité de mœurs dont il fit profession toute sa vie, obtint de son père la permission de se transporter avec son maître à Èges, ville voisine de Tarse, mais plus tranquille, où l'on menait une vie moins dissipée et plus convenable à son caractère sérieux, et oh l'attirait surtout un temple d'Esculape, renommé dans toute la contrée par les fréquentes apparitions du dieu et par les guérisons merveilleuses qui s'y opéraient. Dans ce nouveau séjour, il joignit à la rhétorique l'étude de la philosophie, et il voulut faire connaissance avec toutes les sectes. Il écouta des disciples de Platon, de Zénon, d'Aristote. Il ne négligea pas même de s'instruire des dogmes d'Épicure ; mais la philosophie de Pythagore eut toute sa tendresse. Nul maître ne lui convenait mieux que ce mystérieux philosophe, qui avait étayé un mérite réel par les artifices de la charlatanerie. Pythagore apprivoisa un aigle, et l'accoutuma à voler au-dessus de sa tête. En traversant l'assemblée des jeux olympiques, il découvrit sa cuisse, qui parut d'or aux yeux des assistants. Magnifique dans son langage, il allait, dit un poète, à la chasse des hommes, et il croyait qu'ils avaient besoin d'être dupés pour être amenés au bien. Ce goût de merveilles capables d'éblouir le vulgaire était précisément celai d'Apollonius. Il se livra donc à la philosophie pythagoricienne ; et quoique Euxénus, qui lui en enseigna les maximes, y conformât peu sa conduite, et que, pythagoricien dans la spéculation, il vécût en vrai épicurien, Apollonius, sans se laisser ébranler par un tel exemple, embrassa le système complet ; et, à l'âge de seize ans, il prit la résolution de vivre selon toute l'austérité pythagoricienne. Il laissa croître sa chevelure ; il renonça à manger jamais de rien qui eût eu vie ; il s'abstint de vin ; il ne porta plus de chaussure, plus d'habits qui fussent la dépouille d'aucun animal : la terre lui fournit seule sa nourriture et son vêtement. Sur l'article de la chasteté, il alla même au-delà du précepte de Pythagore, qui s'était contenté d'éloigner ses disciples de l'adultère. Apollonius se fit une loi de garder une continence perpétuelle ; et, si nous en croyons son panégyriste, il fut fidèle à cet engagement. Il est vrai qu'on a mis sur son compte une intrigue avec une très-belle femme, mère du sophiste Alexandre Péloplaton ; mais Philostrate[1] nie le fait ; et ce qui donne du poids à son témoignage, c'est que le philosophe Euphrate, qui eut de très-grands démêlés avec Apollonius, et qui entreprit de le décrier sans nul ménagement, ne lui reprocha jamais aucun dérangement dans les mœurs. Laissons la chose pour ce qu'elle est. Quoique la continence n'ait été une vertu commune que parmi les chrétiens, il n'est pas impossible qu'un homme aussi singulier qu'Apollonius s'en soit piqué. Il établit sa résidence dans le temple d'Esculape, et il y fit l'apprentissage du métier qu'il exerça toute sa vie, c'est-à-dire de la supercherie d'un prétendu commerce entretenu avec les dieux. Esculape dit à son prêtre, qu'il était ravi d'avoir Apollonius pour témoin des guérisons qu'il opérait. Il lui renvoya un malade, qu'Apollonius guérit d'une façon qui n'a rien du tout de merveilleux. C'était un jeune homme qui avait altéré son tempérament par la débauche, et qui, continuant toujours les mêmes excès, augmentait son mal. Apollonius lui rendit la santé par la diète et par un régime de sobriété. Un Cilicien très-riche, qui avait perdu un œil, ayant offert un magnifique sacrifice dans le temple d'Esculape, le prêtre charmé s'en félicitait avec Apollonius, voulant l'engager à employer son crédit auprès du dieu en faveur d'un si généreux bienfaiteur. Apollonius lui demanda le nom de cet homme, et, l'ayant appris : Je m'imagine, dit-il, que c'est un criminel qui ne mérite pas d'avoir accès ici. Esculape, qui s'entendait parfaitement avec Apollonius, ne manqua pas la nuit suivante d'ordonner à son prêtre de chasser cet indigne suppliant. C'était un incestueux à qui son épouse outragée avait fait payer la peine de son crime eu lui arrachant un œil. Je croirais peu nécessaire de rapporter les sollicitations infâmes d'un gouverneur de Cilicie, rejetées avec indignation par Apollonius, qui était alors un très-beau jeune homme dans la première fleur de l'âge, si ce fait n'était accompagné d'une prédiction qui est la première que l'on attribue à notre devin philosophe ; car, comme le corrupteur rebuté le menaçait de lui faire trancher la tête : Je vous attends, lui répondit Apollonius, à un tel jour. Le jour venu, le magistrat fut mis à mort par ordre de l'empereur, comme coupable d'intelligence avec Archélaüs, roi de Cappadoce, que Tibère dépouilla de ses états, ainsi qu'il a été raconté ailleurs. A l'âge de vingt ans, Apollonius perdit son père. Obligé par cette raison de retourner à Tyane, il n'y resta que le temps nécessaire pour s'acquitter des derniers devoirs de la piété filiale, et pour partager la succession paternelle avec un frère aîné[2] qu'il avait. Dès qu'il fut libre de ces soins, il revola à son séjour chéri, au temple d'Èges, qu'il avait changé, dit son historien, en un lycée, qui ne retentissait que de discours et de conversations philosophiques. Il attendit le temps de sa majorité ; et lorsqu'il se vit maître de son bien, le premier usage qu'il fit de la liberté oui il se trouvait d'en disposer, fut d'en céder la moitié à son frère, qui avait, disait-il, plus de besoins que lui. Ce frère était dérangé, aimant la bonne chère, le vin, le jeu, les femmes. Quelqu'un ayant représenté à Apollonius qu'il devait tâcher de ramener son frère : L'entreprise est difficile, répondit-il. Il ne me sied pas, à moi qui suis le plus jeune, de censurer mon aîné. Néanmoins, ayant gagné son affection par la libéralité dont je viens de parler, il y ajouta des manières insinuantes. Notre père, lui dit-il, tant qu'il a vécu, nous instruisait et nous donnait ses avis ; maintenant je n'ai plus que votre conseil, et vous le mien. Si donc vous remarquez que je tombe dans quelque faute, avertissez-moi : si au contraire il y a quelque chose à désirer dans votre conduite, souffrez que je vous fasse mes remontrances. Par cette voie de douceur, il parvint à se faire écouter et à retirer son frère de la débauche. Le bien qui lui restait était encore considérable, et il en fit des largesses à des parents à qui ce secours était utile, ne se .réservant à lui-même qu'un fort petit revente ; action tout-à-fait louable, s'il ne l'avait pas gâtée par la vanité : car se comparant avec Anaxagore, qui avait laissé ses terres incultes, en sorte qu'elles servaient de pâturages aux troupeaux d'autrui ; avec Cratès, qui avait jeté son or et son argent dans la mer, il observait que ces deux philosophes avaient manqué le but, puisque l'un ne s'était rendu utile qu'à des bestiaux, et non aux hommes, et que l'autre n'avait pas même fait le profit des animaux. Apollonius disait vrai : sa conduite est tout autrement sensée que celle d'Anaxagore et de Cratès ; mais il devait laisser à d'autres le soin de le dire. Il n'avait pas encore fait le noviciat de silence qu'exigeait la discipline pythagoricienne, et il s'y condamna pour cinq ans ; terme le plus long auquel Pythagore eût poussé cette épreuve par rapport à ses disciples ; car il s'était souvent contenté de deux ans pour ceux en qui il reconnaissait plus de gravité et de maturité. Il est assez singulier qu'Apollonius se soit traité lui-même selon la règle que son maître imposait aux plus babillards ; c'est que son goût le portait toujours à l'extrême. En tout cas il se rendait justice : nul temps de sa vie ne lui parut, de son aveu, plus long ni plus pénible que ses cinq années de silence : il s'en dédommagea bien dans la suite. Dans le temps même de son observance, si sa langue demeurait dans l'inaction, toute sa personne parlait. L'air du visage, les mouvements de tête, les yeux, la main, tout était employé pour suppléer au défaut de la parole, qu'il s'interdisait ; et si nous en croyons son historien, par ces interprètes muets il fit plus que n'auraient pu opérer les discours les plus éloquents. Ce n'était qu'un jeu pour lui d'apaiser, sans ouvrir la bouche, les mouvements populaires qui s'excitaient souvent au sujet des jeux et des spectacles dans les villes de Pamphylie et de Cilicie, où il passa tout son temps de silence. Sa merveilleuse vertu trouva un exercice digne d'elle dans une sédition qui avait pour principe la disette et la cherté des vivres, objet si capable de porter, une populace aux derniers excès de fureur, et dont l'impression céda à la présence et à de simples gestes d'Apollonius. Cette scène comique de la part du philosophe mérite d'être rapportée ici avec toutes ses circonstances. Aspendus, l'une des grandes villes de la Pamphylie, souffrait actuellement la famine par l'injustice des riches, qui serraient le blé, afin de le vendre à un plus haut prix. Le peuple s'en prit, comme il ne manque jamais d'arriver, au magistrat, qui, se voyant menacé de périr, se réfugia auprès d'une statue de l'empereur, asile redoutable sous Tibère, comme on doit bien s'en souvenir. Cependant la multitude emportée, et ne connaissant dans sa rage aucun frein, se préparait à brûler le suppliant au pied de la statue même. Dans le moment arrive Apollonius, et, s'adressant au magistrat, il fait un geste de la main pour l'interroger sur la cause de l'émeute. Le magistrat répondit qu'il n'avait rien à se reprocher, et qu'au contraire il souffrait lui-même injustice avec le peuple, et périrait avec lui si on persévérait à lui refuser audience. Apollonius se retourna vers les mutins, et par un signe de tête il leur ordonna de se disposer à écouter. Non seulement ils se turent, mais ils quittèrent le feu qu'ils avaient déjà dans les mains, et le déposèrent sur un autel. Le magistrat, reprenant courage, nomma les auteurs de la misère publique, qui se tenaient à la campagne, ayant de différents côtés leurs maisons et leurs magasins. Les Aspendiens voulaient y courir : par un geste de défense Apollonius les arrêta, et leur fit entendre qu'il valait mieux mander les coupables et obtenir d'eux qu'ils apportassent volontairement leurs blés à la ville. On les manda, ils vinrent ; et leur vue ayant renouvelé les plaintes du peuple, les vieillards, les femmes, les enfants jetant des cris lamentables, peu s'en fallut qu'Apollonius n'oubliât la loi qu'il s'était imposée, et n'exprimât par des paroles les sentiments d'indignation et de pitié qui le pénétraient en même temps. Il respecta néanmoins son engagement pythagorique ; et s'étant fait apporter des tablettes, il y écrivit ces mots : Apollonius aux monopoleurs des blés d'Aspendus. La terre est juste, elle est la mère commune de tous, et vous, avides et injustes, vous voulez qu'elle ne soit la mère que de vous seuls ! Si vous ne changez de conduite, je ne vous laisserai pas subsister sur la face de la terre. Les coupables, intimidés par cette menace, garnirent les marchés de blés, et la ville reprit vie. Le romanesque perce de toutes parts dans cette narration. Bayle a eu raison de dire que le sage Virgile, qui a besoin de paroles pour gouverner et calmer une multitude irritée, n'aurait été que l'apprenti d'Apollonius. Après le temps de son silence fini, notre philosophe vint à Antioche, et ce fut alors qu'il commença à dogmatiser. Il ne cherchait point, pour débiter ses discours, les endroits les plus fréquentés de la ville. Ce n'est pas, disait-il, un auditoire nombreux que je désire ; il me faut des hommes pour auditeurs. Il établissait donc sa demeure dans les temples, et voici quelle était la distribution de sa journée. Le matin, au lever de l'aurore, il s'occupait de pratiques mystérieuses qui regardaient son prétende commerce avec les dieux, et auxquelles il n'admettait que ceux qu'il avait éprouvés par un silence de quatre ans. Ensuite il assemblait les prêtres du temple où il habitait ; et s'il se trouvait dans une ville grecque, comme Antioche, si les divinités du temple dont il s'agissait et les cérémonies de leur culte étaient connues. Il philosophait avec les prêtres sur les choses divises, il remarquait les abus qui s'étaient glissés dans leurs observances religieuses, et il leur donnait ses conseils pour les moyens d'y mettre ordre ; car il avait pour le culte des idoles et de cette multitude de faux dieux du paganisme un zèle vif et ardent. Durant le cours de ses voyages, lorsqu'il était arrivé dans un pays barbare dont il ne connaissait ni les dieux ni la religion, il s'en instruisait soigneusement, et, réformateur universel, travaillait à perfectionner et à redresser les vues et les idées des prêtres sur la nature de la divinité et sur le genre de culte qui devait lui être le plus agréable. Après avoir passé la première partie de la journée avec les dieux, suivant son expression, la seconde à parler des dieux, il se croyait permis de s'occuper des choses humaines, et il se livrait à ses disciples. Il leur donnait la liberté de l'interroger ; et sur quelque matière qu'ils souhaitassent d'être instruits, il se mettait en devoir d'y satisfaire par ses réponses. A la suite de ces leçons privées, il en faisait de publiques à l'heure de midi, auxquelles il admettait tous ceux qui étaient curieux de l'entendre, et il y traitait quelque point de morale ou de religion. C'était là son dernier travail de la journée, après lequel il prenait le bain, toujours à l'eau froide ; car il regardait les bains chauds comme amollissant les corps et nuisibles à la santé. Son style dans ses discours ne ressemblait en rien à celui des sophistes. Il n'y montrait aucune affectation ni de grands mots, ni de purisme attique ; mais il parlait d'un ton de maître et d'oracle, par sentences courtes, nerveuses, et prononcées avec autorité. Jamais de doute, toujours le faste de la décision. Je sais ; il me paraît ; vous devez savoir, c'étaient là ses formules ordinaires. Quelqu'un lui ayant demandé un jour pourquoi il ne cherchait point le vrai. C'est que je l'ai cherché dans ma jeunesse, répondit-il ; maintenant il n'est plus question de chercher, mais d'enseigner ce que j'ai trouvé. Celui qui avait commencé à l'interroger insista, et lui dit : Comment donc doit parler le sage ? — Comme un législateur, répondit Apollonius ; car le législateur prescrit aux autres comme lois les maximes dont il s'est persuadé lui-même. On sent combien cette arrogance marque un profond oubli de l'incertitude et des bornes étroites des connaissances humaines. Ce n'était pas là le ton de Socrate ni de ses disciples. Apollonius méprisait de semblables modèles, et il enchérit encore en diverses occasions sur les traits d'orgueil que je viens de rapporter. Il se vantait de savoir toutes les langues, sans les avoir apprises, et même de pénétrer les secrètes pensées des hommes. Sur la fin de sa vie il ne feignait point de dire : Je sais plus que qui que ce soit, car je sais tout. Ceci passe l'orgueil ; c'est extravagance, ou plutôt c'est charlatanerie et dessein formel d'en imposer. Apollonius encore jeune comptait avoir épuisé toute la
sagesse des Grecs ; et, curieux d'y joindre le saler étranger, il résolut
d'aller aux Indes conférer avec les brahmanes, et de voir en passant les
mages de Babylone et de Suse. Il avait alors sept disciples, à qui il proposa
sa pensée, les invitant à le suivre. Il les en trouva si éloignés, qu'ils
tentèrent même de le détourner d'un voyage rempli de fatigues et de périls.
Il leur répondit : J'ai consulté les dieux, et je
vous ai déclaré ma résolution. Je voulais éprouver si vous auriez le courage
de marcher sur mes pas. Puisque vous mollissez, adieu : continuez de vous
appliquer à la philosophie. Pour moi, il faut que j'aille où m'appellent la sagesse
et un génie supérieur aux conseils humains. Il partit ainsi
d'Antioche, accompagné seulement de deux esclaves, qui écrivaient, l'un
très-vite, et l'autre très-bien. Arrivé à Ninive, il y fit l'acquisition de l'imbécile Damis, dont il étonna tout d'un coup l'imagination timide par ses propos audacieux et bouffis d'arrogance. De ce moment Damis le regarda comme élevé au-dessus de la condition humaine, et au moins comme un dieu du second ordre. Il ne le quitta plus, et il le suivit dans toutes ses courses, moins comme disciple que comme adorateur. Ils se mirent donc ensemble en route, et vinrent à Zeugma sur l'Euphrate. Là l'historien d'Apollonius nous fournit de sa part un petit trait de forfanterie. On exigeait en ce lieu, qui était le grand passage de l'Euphrate, un droit de péage ; celui qui le levait demanda à Apollonius ce qu'il menait avec lui. Je mène, répondit-il, la tempérance, la justice, la vertu, la modération, la force, la patience. Le péager, demi-Barbare et esprit grossier, entendant tous ces noms féminins accumulés, crut que c'étaient autant de femmes esclaves ; et, se félicitant d'avoir une bonne somme à recevoir, il dit à Apollonius : Écrivez sur mon livre les noms de ces esclaves. — Ce ne sont point des esclaves que je mène avec moi, reprit Apollonius ; elles sont mes maîtresses. On reconnaît en tout la singularité, la bizarrerie, la présomption du personnage. En traversant la Mésopotamie, il acquit une connaissance bien précieuse : il apprit à entendre et à interpréter le langage des animaux. Cette science était toute commune parmi les Arabes, et c'est d'eux qu'Apollonius la reçut. Le moyen qu'ils employaient peu y parvenir était de manger le foie ou le cœur d'un dragon. Il fallut donc, selon la remarque d'Eusèbe, que notre philosophe s'écartât, au moins pour cette fois, de son abstinence pythagoricienne. Mais plutôt jugeant avec le même auteur, qu'un trait tel que celui-ci suffit pour faire perdre toute créance à l'écrivain qui le débite. Apollonius, en arrivant à Babylone, trouva Bardane[3] assis sur le trône des Arsacides. Tacite nous peint ce prince comme un fier et vaillant guerrier ; Philostrate le donne pour habile dans la langue et dans les sciences des Grecs, ami des sages et de la sagesse[4]. Apollonius fit un séjour de vingt mois à sa cour. J'en abrégerai beaucoup le récit, en tâchant néanmoins de ne rien omettre d'essentiel. Et d'abord je remarque qu'il parla du roi avec une irrévérence qui eût mérité châtiment, et qui lui attira de sa part l'accueil le plus favorable. Lorsqu'il entrait dans Babylone, on lui présenta la statue d'or du pria à adorer. Qui est celui-ci ? dit Apollonius. — C'est le roi, lui répondit-on. — Eh bien, celui que vous adorez sera bien heureux s'il peut obtenir d'être tout par moi comme partisan de la vertu. En disant ces mots, le philosophe passa outre et entra dans la ville. On le mena au tribunal de ceux que l'on appelait les
oreilles du roi ; car les ministres des rois arsacides, aussi bien que ceux
des anciens rois de Perse, étaient appelés les yeux et les oreilles du prince
qu'ils servaient. Le plus ancien de ce tribunal demanda à Apollonius pourquoi
il méprisait le roi. Je ne l'ai point encore méprisé,
répondit-il. — Mais auriez-vous la hardiesse de le
traiter avec mépris ? — Oui, de par Jupiter,
si après avoir conféré avec lui je ne le trouvais pas vertueux. — Quels présents lui apportez-vous ? — Je lui apporte la force de courage, la justice, et tous
les autres dons pareils. Après bien des discours de cette espèce, le
vieux satrape parut ravi en admiration. Heureuse
aventure ! s'écria-t-il. Le roi est déjà
rempli de vertus ; les conseils d'un aussi sublime philosophe que celui-ci le
rendront encore plus parfait. Tout le tribunal se leva, et alla porter
au roi la bonne nouvelle de l'arrivée d'un Grec, le plus sage des hommes, et
le plus capable de lui donner d'utiles avis. Bardane était déjà disposé par
un songe à bien recevoir Apollonios, et il ordonna qu'on l'introduisît
sur-le-champ. Le philosophe soutint parfaitement sa morgue dans une occasion d'un si grand éclat. Il traversa les salles et les appartements sans daigner jeter un regard sur toutes les belles choses qui s'offraient de toutes parts à ses yeux ; et, appelant Demis, il s'entretint avec lui d'une compagne de Sapho qui avait composé des hymnes en l'honneur de Diane. Du plus loin que le roi l'aperçut, il s'écria : C'est Apollonius, que mon frère Mégabate a connu à
Antioche, révéré et adoré de tous les gens de bien ! Je le reconnais tel
qu'il m'a été dépeint. En même temps il l'invita à prendre part à un
sacrifice qu'il allait offrir au Soleil, en lui immolant un cheval. Le
pythagoricien ne voulut point se souiller par l'effusion du sang. Sacrifiez, prince, dit-il, selon
votre usage ; pour moi, voici le mien. Il prit de l'encens, et fit
cette prière au Soleil : Astre du jour !
conduisez-moi dans tous les pays où c'est votre volonté et la mienne que je
voyage. Puissé-je connaître un grand nombre de gens de bien ! Pour ce qui est
des méchants, je ne veux ni les connaître ni en être connu. En
finissant ces mots, il jeta l'encens dans le feu ; et après plusieurs
observations superstitieuses sur les évolutions de la fumée, sur les figures
qu'elle prenait et autres futilités semblables, il se retira. Lorsque le sacrifice du roi fut achevé, Apollonius revint,
et il conversa avec ce prince, qui eut la patience de l'entendre se vanter et
s'exalter lui-même jusqu'aux nues. Ma sagesse,
disait Apollonius, est celle de Pythagore, qui m'a appris
à honorer les dieux selon le rite que vous m'avez vu pratiquer ; à les entendre,
soit qu'ils se manifestent, soit qu'ils demeurent invisibles ; à entrer en un
commerce familier avec eux. Il rendit compte, toujours avec le même
faste, de sa manière de s'habiller et de se nourrir ; après quoi il ajouta : Je ne partagerai point les plaisirs de la table, ni aucune
sorte de délices et de luxe, soit avec vous, soit avec qui que ce puisse être
: mais si vous avez des inquiétudes qui vous agitent, des difficultés dont
vous ne trouviez point la solution, je vous rendrai tout clair et facile ;
car non seulement je sais ce qu'il faut faire, mais je prévois l'avenir.
Bardane l'en crut sur sa parole, sans le mettre à l'épreuve, et lui dit qu'il
était plus charmé de le posséder qu'il ne le serait de la conquête de tout ce
qui appartenait aux Perses et aux Indiens. J'avoue que je trouve tout cela souverainement ridicule. Damis, sur les mémoires duquel a travaillé Philostrate, a communiqué à tous les personnages qu'il introduit sur la scène la vénération stupide dont il était prévenu pour son maître. Qui reconnaîtrait un roi des Parthes dans les procédés que je viens de décrire ? L'arrogance que l'historien attribue à Apollonius, et dont il lui fait un mérite, n'est propre qu'à le décrier. Voici des faits plus capables de lui attirer l'estime, quoique toujours infectés du levain de la présomption. Bardane lui ayant offert de le loger dans son palais : Si vous veniez, dit Apollonius, à Tyane ma patrie, et que je vous invitasse à loger chez moi, y consentiriez-vous ? — Non, de par Jupiter, répondit le roi, à moins que l'édifice où vous voudriez me loger ne pût contenir tous mes officiers et toute ma garde. — Je suis dans le même cas, reprit Apollonius. Si j'étais logé au-dessus de ma condition, je ne me trouverais pas à l'aise ; car le trop fatigue plus les sages que le trop peu ne vous déplaît. Il prit donc un logement chez un particulier. Son désintéressement égala son amour pour la simplicité. Le roi, voulant lui témoigner sa considération par des effets, lui envoya un eunuque chargé de lui dire qu'il pouvait faire dix demandes à son gré, qui toutes lui seraient accordées. L'eunuque avait ordre de l'exhorter à les faire grandes et importantes, parce que l'intention du roi était de signaler sa magnificence à l'égard d'un homme qu'il estimait au-dessus de tous ceux que la Grèce avait jamais portés. La chose devait s'exécuter le lendemain avec cérémonie dans une audience solennelle, en présence de toute la cour. Apollonius s'y étant rendu, dit au roi : Prince, je ne me refuserai point entièrement à votre
libéralité : mais au lieu de dix puces que vous voulez m'accorder, je ne vous
en demanderai qu'une, qui me tiendra lieu de toutes. Vous avez non loin d'ici
des Grecs issus de ces anciens Érétriens que Darius fit d'Hystape transporta,
il y a six cents ans, en ce pays. Il leur assigna un terrain ingrat, où ils
n'ont qu'un très-petit espace de bonne terre, qu'ils cultivent avec soin : mais
aux approches de la récolte, des Barbares leurs voisins viennent tout ravager,
les privant du fruit de leurs travaux, et les réduisant à une affreuse
disette. Je vous prie donc de les mettre à couvert de cette vexation, et de
les faire jouir en paix du lieu d'exil que Darius leur a donné. Le roi
acquiesça à la demande d'Apollonius, et lui répondit : Jusqu'au jour d'hier les Érétriens dont vous me parlez
étaient regardés comme mes ennemis et les ennemis de mes pères, parce
qu'autrefois ils nous ont attaqués les premiers par l'incendie de Sardes ;
mais de ce moment ils seront traités comme amis, et je leur donnerai pour
gouverneur un homme de bien qui leur rendra bonne justice. Au reste, pourquoi
refusez-vous neuf dons que je suis disposé à
vous faire ? C'est que je n'ai point encore acquis d'amis dans ce pays-ci. Et
vous, n'avez-vous besoin de rien ? Il me faut des fruits et du pain ; avec
cela je fais bonne chère. Rien n'est plus noble assurément que ce procédé d'Apollonius. Il se soutint jusqu'à là fin ; et lorsqu'il partit pour les Indes, il pria le roi de l'acquitter envers l'hôte chez qui il avait logé, et envers les mages, avec lesquels il avait. eu plusieurs conférences. Ainsi il ne tira rien pour lui-même, et il n'usa que pour les autres de la libéralité et de la bienveillance d'un grand prince. Il n'avait qu'une passion, qui était l'orgueil philosophique. Il vit les mages, comme je viens de le dire, mais mystérieusement, seul avec eux ; et sans admettre à de si hauts entretiens même son fidèle Damis. Il convint qu'il avait reçu d'eux quelques lumières, et prétendit leur en avoir aussi communiqué de son côté. Ils étaient, selon lui, des hommes sages, mais non jusqu'à la perfection. C'était dans les Indes qu'il devait trouver des philosophes dignes de toute son estime. L'Inde est le pays des merveilles pour Apollonius et pour Damis. Les hommes de sept pieds et demi, les serpents de soixante-dix coudées, une femme moitié noire et moitié blanche, tout cela ne coûte rien à nos voyageurs. Je me réserve à détailler les prodiges des brahmanes, qui appartiennent plus directement à mon sujet. Ici je suis bien aise de faire observer quelques bévues géographiques et astronomiques de nos philosophes et de leur historien. Ils appellent du nom de Caucase la chaîne de montagnes qui borne les Indes à l'Occident, et les sépare de l'état des Perses. C'était une erreur déjà ancienne, et imaginée par les Macédoniens contemporains d'Alexandre, pour flatter ridiculement ce conquérant, dont ils diminuaient la gloire en se proposant de l'augmenter. Strabon, qui a vécu dans le même temps et le même pays qu'Apollonius, mais qui était, sans comparaison, plus judicieux et plus instruit que ce prétendu sage, a fort bien remarqué cette erreur, dont Philostrate et ex héros ne se sont pas seulement doutés. Ils transportent dans ce même pays la fable de Prométhée : les chaînes qui avaient attaché cet infortuné aux rochers du Caucase subsistaient encore, et avaient été vues par Damas. En montant la montagne dont il s'agit, qui est le Paropamisus, Apollonius débite à Damis sa science astronomique. Il lui dit que de ces lieux si exhaussés le ciel paraît plus azuré, les astres plus grands, et que le soleil se lève avant la fin de la nuit. Phénomènes, ajoute-il, qui ne sont pas ignorés même des pâtres. Disons plutôt, qui ne sont pas crus même des gens les plus grossiers. Après avoir passé le fleuve Indus, Apollonius se trouva dans les états du roi philosophe, nommé Phraotès, amateur de la simplicité, vivant sans faste et sans gardes, se contentant pour sa nourriture des fruits de la terre, qu'il cultivait de ses propres mains, s'abstenant de l'usage du vin, en un mot suivant en tout les maximes des philosophes indiens, dont Pythagore avait pris les leçons. La rencontre ne pouvait être plus heureuse pour Apollonius, qui pourtant ne passa que tais jours avec Phraotès, parce que les usages des Indiens ne permettaient pas aux étrangers de demeurer un plus long espace de temps dans leurs villes. Il est bon de remarquer qu'Apollonius, qui savait toutes les langues, eut cependant besoin d'interprète pour entendre Phraotès, tant que ce prince lui parla indien. Mais après le premier abord, leurs conversations se tinrent en grec, que le roi indien parlait fort aisément. Après les trois jours révolus, Apollonius se mit en marche pour aller à l'habitation des brahmanes, qui était le terme de son voyage. C'est ici que le merveilleux est prodigué sans mesure. Ces sages habitaient entre l'Hyphasis et le Gange, sur une colline environnée d'un nuage, qui leur servait de rempart, et à l'aide duquel ils se rendaient visibles ou invisibles, selon qu'il leur plaisait. Ils n'étaient pas moins redoutables par une puissance surnaturelle, que dignes de respect par leurs sublimes connaissances. Car ils avaient les éclairs et les foudres à leur disposition, et telles étaient les armes dont ils se servaient pour repousser leurs ennemis. Alexandre, disait Phraotès à Apollonius, n'a pas pénétré jusqu'à eux. Mais s'il s'en fût approché, et qu'il eût osé les attaquer, il n'aurait pas réussi dans son entreprise, quand même il eût eu dix mille sur Achille et trente mille Ajax dans ses armées. Hercule et Bacchus en ont fait l'épreuve ; et les tentatives qu'ils ont hasardées de concert, et en réunissant leurs forces, pour s'emparer d'une petite colline, ont tourné à leur honte. En effet, Apollonius en y montant reconnut les vestiges ineffaçables de leur défaite. Ils avaient employé, pour cette attaque, des Pans ou Faunes ; et la terre avait conservé les empreintes de pieds fourchus, de visages, de barbes, et de dos. Ils paraissaient avoir glissé le long de la pente. Ce ne furent pas là les seules merveilles que la colline offrit aux regards avides d'Apollonius. Sans parie d'un puits merveilleux, qui dans la réalité parait avoir été qu'une eau minérale, imprégnée de parte métalliques, il vit deux tonneaux, l'un des pluies, l'autre des vents ; ressources assurées pour humecter ou pour dessécher la terre, selon le besoin qu'elle e aurait. Il avait été mandé seul par les brahmanes, et lorsqu'il arriva, il les trouva tous assis, et Iarchas, le chef de la bande, sur une espèce de trône plus élevé et pie orné que les sièges des autres. Iarchas, pour faire tout d'un coup ses preuves, et frapper. d'admiration te étranger, au lieu de lui demander qui il était, d'où L venait, ce qui l'amenait, lui raconta à lui-même toute son histoire, dans quelle ville et de quels parents il était né, ce qui lui était arrivé pendant son séjour à4e en Cilicie, comment il avait trouvé Damis à Ninive et se l'était attaché ; en un mot il lui fit le détail de toute sa vie et des aventures de son voyage ; le tout et grec, qu'il parlait comme sa langue naturelle. Cependant approchait l'heure de midi, à laquelle avaient coutume d'adorer le Soleil. Ils comment-ère par prendre le bain pour se purifier. Ensuite aval formé un chœur dont Iarchas était le coryphée[5]. Ils frappèrent tous la terre d'une baguette qu'ils avaient la main. Aussitôt la terre prenant une courbure semblable à celle d'une vague qui s'enfle, les poussa en l'air à la hauteur de deux coudées. En cet état ils chantèrent une hymne, après laquelle ils redescendirent à terre ; et Iarchas ayant fait donner à Apollonius le siège du roi Phraotès, reprit sa place et lui dit : Interrogez-moi sur ce qu'il vous plaira ; car vous avez trouvé ces hommes qui savent tout. Apollonius lui demanda donc s'ils se connaissaient
eux-mêmes. Nous commençons par là, répondit,
le philosophe indien. Qui pensez-vous que vous soyez
? Nous sommes des dieux. Et comment êtes-vous des dieux ? C'est que nous
sommes des hommes de bien. Langage absurde, et dont la contradiction
saute aux yeux. Apollonius insista, et dit à Iarchas : Quelle est votre
opinion sur l'âme ? — Celle, répondit
Iarchas, que Pythagore a enseignée aux Grecs, la
tenant de nous. — En sauriez-vous bien autant
que Pythagore ? reprit Apollonius ; et de
même qu'il se souvenait d'avoir été Euphorbe au temps de la guerre de Troie,
pourriez-vous dire qui vous avez été avant que votre âme animât le corps
qu'elle gouverne maintenant ? Le brahmane ne fut point embarrassé, et
il assura avait été plusieurs siècles auparavant le roi Gangès, fils du
fleuve de même nom, prince sage ; vertueux, et doué de toutes les
perfections. Il ajouta, en montrant un jeune homme de vingt ans, qui vivait
dans leur compagnie : Celui-ci a été Palamède ; et
indigné de ce qu'Ulysse, qui passe pour sage, a tramé autrefois contre lui
une insigne perfidie, et de ce qu'Homère n'a pas daigné faire de lui la plus
légère mémoire, il a pris en haine la philosophie, et il ne demeure avec nous
que par contrainte et malgré lui. Après avoir ainsi satisfait aux questions d'Apollonius.
Iarchas l'interrogea à son tour, et lui demanda s'il se souvenait qui il
avait été dans les siècles précédents : Je m'en
souviens peu, répondit le philosophe grec, parce
que l'état que je tenais n'était n'est pas fort digne de mémoire. Et quoi ! reprit
Iarchas ; avez-vous honte d'avouer que vous avez été
pilote d'un naseau égyptien ? Apollonius convint du fait, et raconta
une action louable qu'il avait faite sous cette forme. Je demande pardon à mes lecteurs de les entretenir de pareilles inepties, qui ne méritent qu'un souverain mépris : j'abrège autant qu'il m'est possible. Mais j'ai rencontré plus d'une fois des hommes religieux et pleins de respect pour la révélation, à qui les prétendus miracles d'Apollonius semblaient pouvoir faire quelque apparence de difficulté ; et je suis bien ait de convaincre une bonne fois tous ceux qui me liront, qu'Apollonius était un fourbe, et son historien un homme sans esprit et sans jugement. Quelle autre idée peut donner d'eux le repas des philosophes indiens, où les trépieds d'airain marchent d'eux-mêmes comme ceux que Vulcain dans Homère a fabriqués pour les dieux ; où des échansons pareillement d'airain puisent le vin et l'eau dans les grands vases, et font le tour de la table, présentant la coupe à chaque convive ; où la terre produit tout d'un coup à l'usage de la compagnie des lits de gazon ; où les mets se servent eux-mêmes, mieux assaisonnés que le cuisinier le plus habile y eût mis la main ? Qui peu douter que ce ne soient là de pures fables, de mis contes de fées ; et que par conséquent on ne doive regarder celui qui les a débités le premier, comme un imposteur, et celui qui les rapporte d'après son autorité, comme un imbécile ? Tout le reste est de même trempe ; et sans m'y arrêter avantage, j'observerai seulement que le roi de la contrée étant survenu, Apollonius ne converse avec ce prince qu'à l'aide d'Iarchas, qui lui sert d'interprète ; que pendant un séjour de quatre mois, il eut de fréquents entretiens avec les brahmanes sur l'astrologie, sur toutes les espèces de divinations, sur les sacrifices, cultes, sur les cérémonies de l'évocation des dieux ; mais toujours seul et sans Damis, qui ne fut appelé lue lorsqu'il s'agissait de la philosophie commune et ordinaire ; enfin qu'entre ces sages régna, comme parmi .es hommes vulgaires, un commerce réciproque de flatteries, et que de même qu'Apollonius se montra admirateur passionné de la sagesse indienne, les philosophes indiens à leur tour lui prédirent, lorsqu'il prit congé d'eux, qu'il serait adoré comme un dieu, et qu'il jouirait vivant de ce grand privilège. Pour son retour il prit la mer, et ayant rangé toute la côte depuis les embouchures de l'Indus jusqu'à celle Indes, et de l'Euphrate[6] dans le golfe Persique, il remonta ce dernier fleuve, et vint à Babylone, où il trouva encore Bardane régnant, et reçut de lui le même accueil. De là il poursuivit sa route par Ninive, et gagna Antioche ; et comme cette ville, livrée aux délices, ne faisait pas d'Apollonius l'estime qu'il croyait mériter, il s'embarqua à Séleucie, passa dans l'île de Chypre, où il visita le temple de Vénus à Paphos, et enfin il vint rétablir sa résidence, au moins pour un temps, dans l'Ionie. Il eut lieu d'être satisfait de la manière dont son arrivée y fut célébrée. Les villes et les peuples s'empressaient de lui témoigner leur admiration ; les oracles chantaient ses louanges, et le dieu de la médecine lui envoyait de son temple de Pergame les malades pour être guéris. Apollonius se donna alors tout de bon pour thaumaturge. Sa sagesse, perfectionnée par le commerce qu'il avait eu avec les philosophes de l'Inde, le mettait en état d'opérer les plus grandes merveilles. Il en fit le premier essai à Éphèse dans une occasion d'éclat. Il prévit que cette ville était menacée de la peste, et il l'annonça aux Éphésiens, mais d'une façon énigmatique. Dans les discours de morale qu'il leur faisait, il s'interrompait pour s'adresser à la terre avec un grand cri. Ô terre ! disait-il, demeure la même. Puis, apostrophant d'un ton de menace le démon de la peste, mais sans le nommer, il lui donnait ses ordres. Sauve ceux-ci : tu ne passeras point par ce lieu. Quoique ces prophéties ne fussent pas fort claires, les Éphésiens en comprirent le sens, mais ils en firent peu de cas, regardant ce langage comme celui d'un charlatan qui voulait faire crier merveille. Il les quitta donc, et parcourut les autres villes d'Ionie. Au bout d'un temps la prédiction se vérifia, et les Éphésiens attaqués de la peste implorèrent le secours d'Apollonius. Il était à Smyrne, et ne croyant pas devoir différer ut, moment, il dit : Partons ; et aussitôt il se trouva dans Éphèse. Il en assembla les malheureux habitants, il leur promit de faire cesser la maladie dans le jour même, et il le mena au théâtre. Là ils aperçurent un mendiant, vieux, clignant les yeux d'une façon singulière, portant une besace où étaient quelques morceaux de pain, couvert de haillons, hideux de visage : Frappez cet ennemi des dieux, cria Apollonius aux Éphésiens, et accablez-le de pierres. Ils furent surpris, et choqués d'un ordre qui paraissait si contraire à l'humanité, d'autant plus que le mendiant les suppliait en toute humilité, et tâchait de les émouvoir à compassion. Apollonius insista, et quelques-uns ayant commencé à jeter quelques pierres comme pour escarmoucher, cet homme, qui avait les yeux à demi fermés, les ouvrit en plein, et il lança sur l'assemblée des regards étincelants. Sur cet indice les Éphésiens jugèrent que c'était le démon de la peste, et ils le couvrirent d'une si grande multitude de pierres, qu'il s'en .forma un tertre qui avait quelque hauteur. Après un intervalle Apollonius ordonna aux Éphésiens d'ôter les pierres, afin de pouvoir reconnaître quelle bête ils avaient tuée ; et ils trouvèrent, non plus un homme, mais un chien noir, grand comme un lion, et de la gueule duquel il sortait beaucoup d'écume. La maladie cessa : Apollonius fit dresser dans le lieu même une statue, qui représentait ce chien, et qui devait servir de talisman, et il la consacra à Hercule. Tel est le récit que nous a laissé Philostrate de ce prétendu miracle, le plus éclatant de ceux dont on a voulu faire honneur à Apollonius. J'ai déjà observé et prouvé que cet écrivain ne mérite aucune créance, et par conséquent il est permis de trancher la difficulté en niant le fait. Mais en s'en tenant même à son témoignage, Apollonius ne peut éviter de passer pour fourbe. Car, après avoir prédit la peste comme inspiré et éclairé d'en haut, dans l'apologie qu'il dressa longtemps après pour être présentée à Domitien, il n'attribue cette vision à aucune cause surnaturelle, mais à la frugalité et à la simplicité de son régime, qui lui tenant les sens plus dégagés, plus alertes, plus vifs, le rendait susceptible d'impressions dont les autres ne sentaient pas l'effet, et le mettait ainsi en état de prévoir les maux qui se préparaient, avant qu'ils fussent arrivés. L'aventure du chien noir était un tour de gibecière. Nos joueurs de gobelets en font tous les jours de plus surprenant. Le mal cessa, parce qu'il devait cesser ; et ceux qui voudraient faire de cet événement un miracle, seraient donc obligés de reconnaître quelque vertu dans Hercule, à qui Apollonius rapportait la gloire de la guérison des Éphésiens. En ce cas ce serait pure magie et opération du démon. Je pourrais tirer parti contre Apollonius de son entretien
avec l'ombre d'Achille, qui ne roule que sur des objets frivoles, et où
l'imposteur montre qu'il n'a pas même assez d'esprit pour donner au conte
qu'il invente une tournure capable de lui faire honneur. Mais je me hâte
d'avancer, et de le suivre à Athènes, où il reçut un affront. Car s'étant
présenté pour être initié an mystères de Cérès Éleusine, il fut repoussé par
Mirophante, qui lui déclara qu'il n'initierait point ut fourbe, et qu'il ne
découvrirait point les mystères à un 'homme qui n'était pas pur en ce qui regarde
le culte des dieux. Apollonius ne se déconcerta point. Tu n'as pas marqué, dit-il à l'hiérophante, le plus grand de mes crimes ; c'est que j'en sais plus que
toi sur les mystères dont tu es le ministre. Philostrate ajoute que l'hiérophante,
étourdi de la fierté de cette réponse, et voyant que son refus était improuvé
de la multitude, se radoucit, et offrit à Apollonius de l'initier. Non, reprit celui-ci, ce
ne sera pas toi, mais ton successeur qui m'initiera : et la chose se
fit quatre ans après. Ce qui résulte bien clairement de tout ce récit, c'est
que la première fois qu'Apollonius se présenta aux mystères de Cérès, il fut
refusé comme fourbe et magicien. Pour se laver du reproche que lui avait fait le prêtre de Cérès, il parla beaucoup sur le culte des dieux pendant le séjour qu'il fit à Athènes ; et voici quelle était une de ces graves instructions. En traitant des libations, il blâmait l'usage établi de boire dans la coupe font on se servait pour cette cérémonie. Il voulut de plus que cette coupe eût deux anses, et qu'en faisant la libation on versât la liqueur par le côté de l'anse, lui n'est point celui par lequel on boit. Il ne fallait pas être possédé du diable pour se moquer de pareilles bagatelles, débitées sérieusement par an philosophe qui se vantait des plus sublimes connaissances. Cependant un jeune homme qui assistait à ce discours, s'étant mis à rire, Apollonius reconnut à ce signe qu'un démon s'était rendu maître de son âme et de son corps. Il le dit, et à son seul regard l'esprit malin, irrité, mais tremblant, protesta qu'il allait sortir du corps du jeune homme ; et pour preuve de l'exécution de sa promesse, il ajouta qu'il allait renverser une statue qu'il désigna. La statue fut renversée : le jeune homme non seulement fut guéri du mal qu'il ne se connaissait pas, mais il renonça à la vie débauchée qu'il avait menée jusqu'alors, et il devint disciple et sectateur d'Apollonius. Il faut mettre ce beau miracle de notre philosophe avec un autre d'une espèce encore plus singulière, qu'il opéra peu de temps après à Corinthe. Ménippe, jeune homme de vingt-cinq ans, très-bien fait de sa personne, cynique de profession, et néanmoins attaché à Apollonius, se croyait aimé d'une femme riche, belle, qui avait fait des avances vers lui, qui l'attirait chez elle ; et il se préparait à l'épouser. Apollonius, par ses lumières supérieures, connut que cette Prétendue femme était un fantôme cruel et sanguinaire, qui engraissait Ménippe pour le dévorer et se nourrir de sa chair. Il ne s'en expliqua pas clairement, se contentant d'avertir son disciple qu'il nourrissait un serpent dans son sein. Mais pendant que l'on célébrait la noce, il se transporta sur le lieu, et déclara alors à Ménippe que tout ce qu'il voyait, le vin qu'il buvait, les mets qui étaient sur sa table, la vaisselle d'or et d'argent, les domestiques, n'étaient que de vaines apparences sans corps et sans réalité ; et en effet à l'ordre d'Apollonius tout cela disparut. La femme se fit presser un peu davantage. Elle semblait pleurer, elle demandait quartier au philosophe, le priant de ne la point tourmenter et de ne la point contraindre d'avouer ce qu'elle était. Il tint bon, et ce fut une nécessité pour elle de reconnaître qu'elle était une Empuse[7] — c'est le nom que l'on donnait à ces fantômes, créés par des imaginations échauffées —, et que son dessein avait été de se repaître du sang et des chairs de Ménippe. Philostrate se félicite d'avoir éclairci, à l'aide des mémoires de Damis, cet important événement, dont on n'avait communément qu'une idée vague et confuse. Apollonius passa un temps considérable dans la Grèce, parcourant tous les temples fameux, assistant aux fêtes et aux spectacles, qui se célébraient, comme l'on sait, chez les Grecs avec un très-grand appareil, et faisant partout le personnage de réformateur et de censeur. Après avoir fait un tour en Crète, il résolut d'aller à Rome, quoique la qualité de philosophe n'y fût pas alors une bonne recommandation, et qu'elle pût même attirer des périls ; car Néron faisait la guerre à la philosophie, et tenait actuellement Musonius en prison[8]. Mais Apollonius, après avoir vu tant de bêtes féroces dans les déserts de l'Arabie et des Indes, n'avait point encore vu de tyran ; et il voulait savoir, disait-il, quelle bête c'était, combien' elle avait de têtes, si elle était armée d'ongles crochus et de dents en forme de scie. Beau motif pour un philosophe ! Lorsqu'il était déjà près d'Aricie, il vit venir à sa rencontre un homme de sa connaissance, nommé Philolaüs, qui lui exagéra les dangers auxquels il s'exposait en entrant dans Rome, et qui n'épargna rien pour le détourner de ; sa résolution, et l'engager à rebrousser chemin. Les discours de Philolaüs, et ses frayeurs peintes sur son visage et dans tous ses mouvements, frappèrent de terreur les disciples d'Apollonius ; et sur trente-quatre qu'il amenait, il ne lui en resta que huit qui voulussent le suivre. Apollonius loua beaucoup le courage de ceux-ci, et se mettant à leur tête, il continua sa route. Je remarquerai, en passant, une bévue d'Apollonius et de son historien sur un fait bien célèbre. Parlant du meurtre d'Agrippine, alors tout récent, ce philosophe dit que Néron avait fait périr sa mère par un naufrage, quoiqu'il soit constant qu'elle se sauva de ce naufrage, et qu'elle fut ensuite assommée et poignardée dans son lit. De quelque bravoure que se piquât Apollonius, il y joignait la prudence, comme il parut par une petite aventure qui suivit de près son arrivée à Rome. Il s'était logé dans une hôtellerie, où vint un homme qui tire heureusement faisait métier d'aller de maison en maison chanter les vers de Néron ; et quiconque n'était pas ravi en admiration, ou ne le payait pas bien, devenait criminel de lèse-majesté. Apollonius et sa compagnie écoutèrent assez froidement ce chanteur, et en conséquence il ne manqua pas de les accuser d'impiété envers le prince. Notre philosophe feignit de n'être pas ému de ce discours, mais cependant il fit payer au musicien son salaire. Pendant tout le séjour qu'il fit à Rome, il observa des ménagements, il évita ce qui pouvait faire de l'éclat. Cependant il lui échappa quelques paroles, qui lui attirèrent une accusation. Il comparut devant Tigellin, qui fut bien effrayé, lorsque le mémoire des griefs qu'on lui avait remis, devint entre ses mains un papier blanc, sur lequel il ne paraissait plus aucun vestige d'écriture. Le préfet du prétoire interrogea l'accusé en secret, et sur ses réponses il le renvoya libre, en exigeant néanmoins une caution qui répondît de lui et qui se chargeât de le représenter. Je coule légèrement sur ces faits, parce que nous en trouverons d'autres de même genre qui mériteront plus d'attention. Mais je ne dois pas omettre un prétendu miracle de résurrection, qui paraît copié d'après celui du fils de la veuve de Naïm. On portait au tombeau une jeune personne d'âge nubile, que l'on croyait morte. Celui qui devait l'épouser suivait le lit funèbre en pleurant et en se lamentant beaucoup. Arrive Apollonius qui ordonne que l'on pose le lit à terre : Je vais, dit-il, faire cesser vos larmes. Il demanda le nom de la jeune fille, question assez singulière dans la bouche d'un thaumaturge capable de ressusciter un mort. Il prend cette jeune personne par le bras, et murmurant tout bas avec un air de mystère quelques paroles que personne n'entendit, il la rappelle à la vie, et elle retourne à la maison de son père. Philostrate n'ose pas assurer qu'elle fût morte, et il dit que ceux qui furent présents à cette scène étaient dans le même doute. Il observe que son visage avait une moiteur qui prouve au moins un reste de chaleur vitale. Ne doutons pas qu'elle ne fût bien vivante, et que si ce n'est point ici un conte inventé à plaisir, ce ne soit une comédie jouée avec adresse. Lorsque Néron partit pour la Grèce, il rendit, si nous en croyons Philostrate, une ordonnance pour chasser les philosophes de Rome. Quoi qu'il en soit de ce fait, qui n'est attesté par aucun autre écrivain, Apollonius s'éloigna de Rome et de l'Italie, et s'en alla en Espagne visiter le détroit d'Hercule et Cadiz. C'était encore là un pays fécond en merveilles. L'extrémité du monde connu, l'entrée de l'Océan, voilà un fonds sur lequel l'imagination des Grecs trouvait à travailler. Apollonius ne s'y oublie pas. Nul crépuscule à Cadiz. L'éclat de la lumière succède sans milieu aux ténèbres de la nuit, et vient subitement frapper les yeux comme un éclair. Deux arbres singuliers, tels qu'on n'en voit point dans aucun autre endroit du monde : ils sortent du tombeau de Géryon, et il en coule des gouttes de sang. Notre philosophe, qui sait tout, connaît la cause du flux et du reflux de la mer. Il y a de profondes cavernes dans le bassin de l'Océan, d'où partent des vents qui, lorsqu'ils soufflent, poussent les flots vers la terre, et les ramènent en se retirant. Cette belle théorie est confirmée par une expérience de même aloi. C'est que les mourants à Cadiz n'expirent jamais pendant que la mer monte, mais seulement lorsqu'elle baisse. Apollonius, se voyant loin de Néron, parla contre lui avec plus de hardiesse. Philostrate même lui attribue quelque part dans la révolution qui délivra le genre humain de ce fléau. Mais l'intendant de la Bétique, qu'il suppose avoir été engagé par Apollonius à se lier avec Vindex, n'est point connu dans l'histoire, et son emploi ne le mettait pas en état d'influer beaucoup dans les affaires générales. Le même Philostrate fait aussi honneur à son prophète de quelques prédictions, par rapport aux guerres civiles qui suivirent la mort de Néron et aux catastrophes promptes et sanglantes des trois princes qui remplirent après lui le trône des Césars. Mais cet homme, si pénétrant dans l'avenir, connaissait assez mal le passé, puisqu'il fait mourir chez les Gaulois occidentaux l'empereur Othon, qui se tua à Brixellum sur le Pô, dans la Gaule cisalpine. Par une erreur encore plus grossière, il suppose ailleurs que le même Othon avait été adopté avec Pison par Galba. Pendant que ces grands mouvements agitaient tout l'empire romain, Apollonius voyagea. Il alla d'Espagne en Sicile : de là il passa en Grèce ; et s'étant arrêté à Athènes, il se fit initier aux mystères de Cérès Éleusine. Il s'embarqua ensuite au Pirée, dans le dessein d'aller visiter l'Égypte, qu'il n'avait point encore vue, et où il était, si nous nous en rapportons au témoignage de son historien, extrêmement désiré. Le vaisseau qu'il monta le conduisit à l'île de Chio, d'où il vint à Rhodes, et après y avoir séjourné quelque temps, il arriva enfin à Alexandrie peu avant que Vespasien s'y rendît. C'est ici un endroit très-remarquable de la vie d'Apollonius. Nulle part l'historien ne fournit de plus fortes armes contre lui-même et contre son héros ; et les entretiens de l'empereur et du philosophe sont plus romanesques que les trépieds qui marchaient d'eux-mêmes chez les Indiens, et que les échansons d'airain qui servaient à table. Pour le mieux sentir, je prie le lecteur de se rappeler l'idée non seulement du rang suprême que tenait Vespasien, mais de son caractère solide et judicieux. Rien n'y est plus contraire que ce que je vais raconter d'après Philostrate. Tacite a cru que Vespasien vint à Alexandrie pour être maître de l'Égypte, qui était la mère nourrice de Rome, et pour faire la guerre à Vitellius par la famine, pendant que Mucien la lui ferait par les armes. Il s'est trompé ; c'est, selon Philostrate, le désir de voir Apollonius qui amena Vespasien à Alexandrie. Il avait mandé Apollonius, étant encore en Judée, afin de le consulter sur la pensée qu'il avait de se faire déclarer empereur ; et ce philosophe avait refusé de l'aller trouver, disant qu'il ne voulait pas mettre le pied dans un pays que ses habitants rendaient impur et souillé, soit par leurs actions, soit par les horribles calamités qu'ils souffraient. Il fallut donc (lie Vespasien passât outre, et qu'il se laissât proclamer empereur, sans avoir l'attache d'Apollonius. Mais il y suppléa, en venant soumettre à sa décision la chose faite, et savoir de lui s'il devait garder l'empire ou l'abdiquer. Lorsqu'il approcha d'Alexandrie, le peuple, les
magistrats, les prêtres, les philosophes, allèrent ail-devant de lui.
Apollonius seul, sans se déranger en rien, demeura dans le temple, occupé de
ses soins accoutumés. Vespasien, après avoir répondu obligeamment et avec
bonté, mais en peu de mots, aux félicitations des Alexandrins, demanda' tout
d'un coup des nouvelles d'Apollonius. Dion Chrysostome, rhéteur et
philosophe, lui répondit qu'il le trouverait dans le temple. Allons donc, dit l'empereur, prier les dieux, et converser avec un homme bien estimable
par l'élévation de ses sentiments. Il ne se donna que le temps d'offrir son sacrifice ; et avant que d'écouter les députés des peuples et des villes, il adressa à Apollonius, en présence de toute la multitude qui remplissait le temple, cette humble supplication : Faites-moi empereur. — Je l'ai déjà fait, répondit le modeste philosophe : car lorsque je demandais aux dieux un empereur ami de la justice, généreux, modéré, respectable par ses cheveux blancs, vrai père de la patrie, vous étiez l'objet de mes prières. Vespasien fut charmé de cette réponse, à laquelle applaudit tout le peuple ; et, enhardi par le succès, il lui proposa cette question difficile : Que faut-il penser du gouvernement de Néron ? Je supprime la réponse d'Apollonius, qui n'a rien de remarquable ; mais j'observerai que ce philosophe, non content d'être consulté par l'empereur comme un maître par son disciple, lui nomme ses camarades pour conseillers, et l'exhorte à profiter des sages avis des philosophes Dion et Euphrate. Vespasien, au heu d'être blessé de cette audace, prend Apollonius par la main, et le menant au palais, il lui fait son apologie sur ce qu'à l'âge de soixante ans ; il avait formé, en aspirant à l'empire, un projet qui semblait ne convenir qu'à un jeune ambitieux. Il fut bien récompensé de cette confidence. Apollonius lui applaudit, et de plus il l'avertit que la veille du jour qu'il lui parlait, le Capitole avait été brûlé. Chaque trait de connaissance surnaturelle dans Apollonius a son contrepoids à côté. Comment croire une telle merveille sur la foi d'un écrivain, qui a assez peu de jugement pour démentir la vérité historique par rapport à des faits connus de tout l'univers ? Philostrate nous débite que l'incendie du Capitole était arrivé à l'occasion des mouvements que Domitien avait faits pour se mettre eu armes, et pour combattre contre Vitellius : pendant qu'il est certain que Domitien, encore trop jeune pour agir, n'eut d'autre part à ces événements, que d'avoir été chercher un asile dans le Capitole, et de s'en être sauvé, après la prise de la place, avec grande peine et grand danger. La fin de la conversation entre l'empereur et le philosophe répondit à tout le reste. A l'heure de midi, Apollonius se retira, en disant que cette heure était consacrée par les philosophes indiens à l'adoration du Soleil ; et que s'étant voué à leur institut, il ne lui était pas permis de manquer à une de leurs plus saintes pratiques. Je ne croirais pas qu'il fût possible d'imaginer rien de plus absurde que ce qu'on vient de lire, si Philostrate ne nous fournissait pour le lendemain une scène qui l'est encore davantage. Apollonius étant entré dans le cabinet du prince, l'avertit que Dion et Euphrate étaient dans l'antichambre, et il lui proposa de les faire appeler. Qu'ils entrent, dit Vespasien : ma porte n'est jamais fermée aux hommes sages ; mais pour vous, mon cœur vous est ouvert. Voilà donc un conseil composé de trois philosophes, qui, avec les travers dont ils étaient pleins, n'auraient pas été sûrement capables de gouverner un village ; et Vespasien leur demande des avis et des leçons pour le gouvernement de l'empire romain ! Euphrate parla le premier, et il le fit avec une insolence
qui méritait punition. Il commença par établir que des philosophes ne
devaient point flatter ceux qui les consultaient. Il prétendit ensuite que
Vespasien avait mal posé l'état de la question, et qu'il ne s'agissait pas
d'examiner comment il devait gouverner l'empire, mais s'il devait être
empereur. Il lui reprocha comme une lâcheté l'inaction dans laquelle il
s'était tenu par rapport à Néron. Vous vous êtes
laissé, lui dit-il, dérober par Vindex une
gloire qu'il vous convenait d'acquérir. Lorsque j'entendais vanter vos victoires
sur les Juifs, je me disais à moi-même : N'a-t-il donc rien de mieux à faire
? Maintenant, distinguons dans votre projet deux parties. Vous attaquez Vitellius,
vous faites bien ; c'est un nouveau Néron qu'il faut détruire : mais après
que vous en aurez délivré la terre, au lieu de vous substituer en sa place,
abolissez la monarchie, devenue trop justement odieuse, et rendez la liberté
au peuple romain. Euphrate, dans cette façon d'opiner, avait un motif secret : il était jaloux de la préférence que Vespasien donnait sur lui à Apollonius ; et, sachant que son confrère approuvait en plein le système du prince, il. se faisait un plaisir de le contredire. Dion, quoique plus doux, était entré dans son complot ; cependant il n'embrassa pas entièrement son avis. Il craignait, disait-il, que le peuple romain, façonné depuis si longtemps au joug de la tyrannie, ne pût pas aisément s'accommoder du gouvernement démocratique, comme les yeux au sortir des ténèbres sont éblouis par l'éclat d'une trop vive lumière. Il conseillait donc à Vespasien de donner aux Romains le choix entre la démocratie et le gouvernement d'un seul. S'ils choisissent la liberté, ajouta-t-il en s'adressant à Vespasien, vous serez récompensé par une gloire bien préférable au plaisir de commander ; vous verrez toute la ville remplie de vos portraits, de vos statues, et vous nous fournirez une matière de panégyrique au-dessus de tout ce que l'on a jamais accordé d'éloges à Harmodius et à Aristogiton[9]. Si le peuple préfère la monarchie, à quel autre que vous pourra-t-il songer ? Je crois qu'il n'est point de lecteur à qui ces discours ridicules n'inspirent du mépris. Vespasien en fut tout autrement affecté ; il en eut un sensible chagrin : le trouble parut sur son visage, comme s'il n'eût osé être empereur, à moins que Dion et Euphrate ne le trouvassent bon. Tous demeurèrent quelque temps dans le silence, et ce ne fut pas Vespasien qui le rompit ; il avait besoin d'être remis par Apollonius. Ce philosophe prit donc la parole, et réfuta avec un sérieux tout-à-fait comique ceux qui avaient parlé avant lui. Pour éviter l'ennui, je supprime son discours ; j'en rapporterai seulement deux endroits : l'un, dans lequel il est si mal informé de l'état des choses, qu'il suppose les deux fils de Vespasien chacun à la tête d'une armée, quoique Domitien fût constamment alors à Rome sans aucun commandement, et qu'il soit très-probable que Titus avait accompagné son père à Alexandrie. L'autre endroit exprime parfaitement l'orgueil du personnage qui parle. Si je m'intéresse, dit-il, à voir Vespasien empereur, ce n'est pas pour moi. Peu m'importe par qui la terre soit gouvernée ; je vis sous la direction immédiate des dieux : mais je serais fâché que le troupeau du genre humain périt, faute d'un bon berger. Vespasien, toujours imbécile, applaudit au discours d'Apollonius, qui lui avait rendu le courage. Certes, lui dit-il, si vous aviez lu dans mon âme, vous n'auriez pas pu représenter plus fidèlement mes pensées. Je vous suis pour guide ; car je regarde comme divin tout ce qui vient de vous. Enseignez-moi comment doit se conduire un sage prince. Apollonius ne se fit point presser, et prit tranquillement le ton de maître avec un empereur âgé de soixante ans, qui avait passé toute sa vie dans l'administration des plus grandes affaires, gouverné des provinces et commandé des armées. Il faut pourtant avouer que la plupart des avis qu'il lui donne sont sensés ; et j'en citerai quelques-uns pour ne le point frustrer de la gloire qui lui est due, et lui rendre justice en bien comme en mal. Ne tenez point en réserve, dit-il, des amas d'or et d'argent. En quoi de pareils trésors valent-ils mieux que des monceaux de sable ? Ne vous enrichissez pas par des impositions qui fassent gémir ceux qui les paient. C'est un or faux et malheureux, que celui que vous achèteriez par les larmes de vos sujets. Le meilleur usage que vous puissiez faire des richesses, c'est d'en soulager ceux qui sont dans le besoin, et de conserver aux riches la possession de ce qui leur appartient légitimement. Que la loi vous commande. Vous établirez de sages lois, si vous vous y soumettez le premier. Honorez les dieux avec plus de soin encore que vous ne faisiez simple particulier. Vous avez reçu d'eux de grandes choses, et vous en avez de grandes à leur demander. Le vin, le jeu, les femmes, ne
vous ont pas corrompu même dans votre jeunesse ; ainsi il est inutile que je
vous en parle maintenant : mais la ville de Rome a grand besoin de réforme
sur cet article ; procédez-y doucement. Il n'est pas possible de ramener tout
d'un coup un grand peuple à la sagesse. Proscrivez tantôt un abus, tantôt un
autre ; attaquez le vice, tantôt à découvert, tantôt par des voies plus
cachées, et accoutumez peu à peu les esprits à une façon de penser plus
sérieuse et plus solide. Tels sont les principaux avis que donne
Apollonius à Vespasien ; et il n'y manque que d'être sortis d'une bouche plus
propre à les faire respecter. Pendant tout le temps que Vespasien séjourna à Alexandrie, il continua, je ne dirai pas de faire accueil à Apollonius, mais de l'écouter avec la docilité d'un disciple ; et lorsqu'il partit pour Rome, il témoigna souhaiter de l'emmener avec lui : mais le philosophe voulait visiter la haute Égypte, boire de l'eau du Nil à sa source, et surtout conférer avec les gymnosophistes[10], qui habitaient en Éthiopie[11], et comparer leur doctrine avec la sagesse indienne. Il s'excusa donc par ces raisons d'être du voyage de l'empereur, qui lui dit en le quittant : Ne vous souviendrez-vous pas de nous ? — Oui, répondit Apollonius, si vous persévérez dans le bien, et si vous vous souvenez de vous-même. Il ne le revit plus. Quoique invité plusieurs fois par Vespasien à venir à Rome, il refusa constamment, ne de pouvant lui pardonner d'avoir ôté la liberté à la Grèce. Philostrate rapporte trois billets laconiques d'Apollonius à Vespasien, d'un style et d'un ton tout-à-fait injurieux. Vespasien y est comparé à Xerxès, qui a asservi la Grèce ; il y est mis au-dessous de Néron, qui lui a donné la liberté. En voici un, qui ne contient que ce peu de mots : Puisque vous êtes si ennemi des Grecs, que vous les réduisez en servitude, quel besoin avez-vous de ma conversation ? Je crois bien qu'Apollonius pouvait être assez insolent pour écrire de cette façon à un prince dont il connaissait la douceur ; mais ce qui est absolument incroyable, c'est que Vespasien recherchât l'entretien d'un pareil extravagant. Il ne convenait pas qu'Apollonius quittât l'Égypte sans y
signaler la sagesse plus qu'humaine qu'il tirait de son commerce avec les
dieux : un lion lui en présenta l'occasion. Cet animal était apprivoisé au
point non seulement de se laisser gouverner par son maître, mais de caresser
tous les hommes qui l'approchaient. On le laissait entrer dans les temples,
parce qu'il n'avait point les inclinations cruelles de ceux de son espèce. Il
n'était point avide de sang ; les membres des victimes déchirés et sanglants
ne le tentaient point. Il vivait presque à la pythagoricienne, se contentant
de gâteaux au miel, de fruits, de légumes, si ce n'est pourtant qu'il
mangeait de la chair cuite. Ce lion si plein de douceur flattait un jour
Apollonius d'une manière où il paraissait de la prédilection. Savez-vous, dit le philosophe aux assistants, ce que me veut cet animal ? Il souhaite que je vous dise
que c'est l'âme d'Amasis, ancien roi d'Égypte, qui a passé dans son corps.
Lorsque le lion eut entendu ces paroles, il rugit d'une façon plaintive, il
plia les genoux, versa des larmes. Vous le voyez,
reprit Apollonius. Il n'est pas juste qu'un animal
si noble fasse le métier de mendiant. Envoyez-le à Léontopolis[12], et nourrissez-le dans le temple de cette ville. Les
Égyptiens, adorateurs des bêtes, entrèrent aisément dans la pensée
d'Apollonius. Le sort du lion en devint meilleur, mais non celui de son
conducteur, dont je vois les intérêts ici absolument négligés. Apollonius fit le voyage de la haute Égypte avec dix de ses disciples, prenant tantôt le Nil, tantôt le chemin des terres, et visitant, suivant son usage, tous les temples, tous les monuments du pays, tous les lieux renommés. Il fut assez mal reçu des gymnosophistes, qu'avait indisposés contre lui un courrier dépêché par le jaloux Euphrate, pour les avertir qu'Apollonius venait à eux prévenu en faveur de la sagesse indienne. Or, il y avait rivalité entre les philosophes de l'Éthiopie et ceux dé l'Inde. Je n'entrerai point dans le détail de ce qui se passa entre Apollonius et les gymnosophistes : je n'y trouve rien de fort intéressant, si ce n'est une réflexion judicieuse de Thespésion, chef de la philosophie éthiopienne, contre les prestiges mal-à-propos associés aux préceptes de la sagesse. Nous vivons, dit-il, d'une façon très-unie. La terre ne nous fournit point de
lits de gazon, nous ne nous soutenons point en l'air, les sources de lait et
de vin ne coulent point à nos ordres. Noua obtenons de la terre par notre
travail une nourriture simple et fringale, et nous la trouvons plus agréable
précisément parce qu'elle nous a coûté des sueurs. La sagesse marche avec
simplicité, et elle n'a pas besoin de cet appareil théâtral que vous avez vu
chez les Indiens. Je sais, je ne sais pas ; faites ceci, évitez cela : voilà le
langage qui convient au sage, sans faste, sans fracas, sans affectation
d'éblouir par le merveilleux les yeux du vulgaire. Rien n'est mieux pensé ni mieux dit ; mais l'amateur de la
simplicité gâte tout par une bravade qu'il ajoute. Si
nous n'opérons pas, dit-il, ces merveilles
qui vous ont inspiré de l'admiration pour les Indiens, ce n'est pas le
pouvoir qui nous manque, c'est le mépris qui nous en empêche. Et pour preuve,
orme qui m'écoutez, saluez le sage Apollonius. L'arbre obéit ; et,
d'une voix qui ressemblait à une voix de femme[13], il salua le
philosophe étranger. L'esprit romanesque et le goût du mensonge accompagnent, comme l'on voit, partout Apollonius, aussi bien en Égypte qu'aux Indes. Admirateur décidé de la sagesse indienne, il fut très-scandalisé du discours de Thespésion, et il entreprit de le réfuter. Mais ces discussions misérables nous ennuieraient sans aucun fruit. Après un séjour qui ne fut pas long, Apollonius quitta les gymnosophistes pour aller voir les sources du Nil. Il ne vit que les cataractes, qu'il appelle du nom de sources. Il en reconnaît pourtant d'autres ultérieures, auxquelles présidait un démon qui réglait la juste mesure des eaux du fleuve. Dans Ce pays il trouva un satyre, qu'il endormit et rendit sage en lui donnant du vin à boire : et Philostrate ne veut pas que l'on doute de ce fait, car il a connu lui-même, dans l'île de Lemnos, un homme dont la mère recevait souvent les visites d'un satyre. Tel est le jugement et le sens du grave historien d'Apollonius. Au retour de son voyage d'Éthiopie, notre philosophe apprit que Titus venait de terminer la guerre des Juifs par la prise de Jérusalem ; et, charmé de la modération que ce jeune prince faisait paraître après la victoire, l'en félicita par lettres. Titus, non moins disposé que son père à révérer Apollonius, l'engagea à se rendre auprès de lui en Cilicie ; et dans leurs entretiens, le prince et le conquérant fait le personnage de disciple, et le philosophe garde le ton de supériorité. Ne pouvant ou ne voulant pas accompagner Titus à Rome, il établit son substitut auprès de lui, Démétrius le cynique, à qui il écrivit en ces termes : Je vous donne à l'empereur Titus pour maître, par rapport à la façon dont il doit gouverner. Ce fait n'est pas aisé à concilier avec l'histoire, qui nous apprend que Démétrius fut banni de Rome par Vespasien, à cause de son insolence, et qu'il n'évita la mort que par le mépris que l'empereur faisait de lui. Laissons là ces fables absurdes au milieu desquelles je
trouve un trait digne de mémoire, et vraiment beau. Ceux de Tarse
présentaient à Titus une requête sur des objets qui les intéressaient
infiniment : Titus leur répondit qu'il s'en souviendrait lorsqu'il serait à
Rome, et qu'il se rendrait lui-même leur agent auprès de son père. Cette
réponse était favorable et obligeante ; mais Apollonius n'en fut pas content.
Si j'accusais devant vous quelques-uns de ceux-ci,
dit-il à Titus, d'avoir conspiré contre vous et
contre l'empire, d'avoir entretenu des intelligences avec les Juifs enfermés
dans Jérusalem, quel traitement éprouveraient-ils de votre part ? — Je les ferais périr sur-le-champ, répondit le
prince. — Eh quoi ! reprit le
philosophe, n'est-il pas honteux de tirer vengeance
dans le moment, et de différer les grâces ; de décider par vous-même du supplice,
et d'attendre des ordres pour dispenser les bienfaits ? Titus fut
frappé de cette remontrance, et il accorda à ceux de Tarse ce qu'ils lui
demandaient. Apollonius ne voulut point, comme je l'ai dit, suivre Titus à Rome. Il ne lui restait plus néanmoins de longs voyages à faire ; sa curiosité était satisfaite. Il avait vu les mages en Chaldée, les brahmanes dans les Indes, les gymnosophistes en Égypte ; il avait vu les colonnes d'Hercule et Cadiz : mais son caractère inquiet ne lui permettait pas de se tranquilliser dans un séjour fixe. Il passa le reste de sa vie à errer de ville en ville, dans l'Ionie surtout, et dans la Grèce. Je ne le suivrai point dans toutes ces différentes petites courses. Je ne trouve plus dans sa vie qu'un fait important à raconter, qui est son accusation devant Domitien : mais il faut reprendre les choses de plus haut. J'ai dit, d'après Philostrate[14], qu'Euphrate était jaloux de la considération où il voyait Apollonius auprès de Vespasien. C'est, selon le même historien, cette jalousie qui, accrue et portée à l'excès par des disputes vives et continuelles entre ces deux philosophes, porta enfin Euphrate à s'oublier jusqu'au point de se rendre accusateur de son confrère. Il est pourtant à propos d'observer qu'Euphrate, qui nous est représenté par Philostrate comme un méchant homme, a en sa faveur un témoignage bien respectable. Pline le jeune, après l'avoir connu et pratiqué pendant fort longtemps, lui donne les plus grands éloges. La régularité de ses mœurs, dit Pline[15], est parfaite, et il y joint une égale douceur. C'est aux vices qu'il en veut, et non aux hommes : il ne réprimande point avec hauteur ceux qui sont en faute, il travaille à les réformer. Il est encore bon de remarquer qu'il ne parait dans Euphrate aucun soupçon de prestiges et d'imposture : au contraire, c'est par cet endroit qu'il attaque Apollonius devant Vespasien. Aimez, dit-il à ce prince[16], et embrassez la philosophie naturelle : mais pour celle qui se vante d'être l'interprète des dieux, rejetez-la ; car ceux qui l'enseignent nous' enflent d'un vain orgueil, en débitant bien des choses fausses et insensées sur la Divinité. Sous ce regard, Euphrate a donc l'avantage sur Apollonius
; mais sur l'article de l'intérêt, Apollonius, selon le rapport de son
historien, prend bien sa revanche, et brille beaucoup vis-à-vis d'Euphrate.
Après la conférence qu'Apollonius, Dion et Euphrate, eurent avec Vespasien
sur son élévation à l'empire, ce prince voulut les récompenser
magnifiquement, et promit de leur donner tout ce qu'ils souhaiteraient.
Apollonius ne demanda rien. Dion fit une demande plus noble que n'était le
désintéressement même de son confrère. Il pria le prince d'accorder le congé
à un jeune homme qui avait quitté l'étude de la philosophie pour les armes,
et qui voulait revenir à sa première profession. Mais Euphrate demanda de
l'argent pour lui et pour ses amis, ce qui lui attira de la part d'Apollonius
ce reproche piquant : Eh quoi ! pendant que vous
aviez tant de choses à demander à l'empereur, vous conseilliez la démocratie
! Euphrate chercha à se venger en prévenant, comme je l'ai dit, les gymnosophistes contre Apollonius. Lorsque celui-ci fut de retour, la querelle des deux philosophes éclata avec une aigreur scandaleuse. Nous avons des lettres d'Apollonius à Euphrate, toutes plus insultantes les unes que les autres. Il l'attaque, et dans ces lettres et dans quelques autres, non seulement sur l'intérêt, mais sur les mœurs. Il lui reproche des liaisons de débauche avec un certain Bassus, qu'il accuse de l'avoir voulu assassiner, après avoir empoisonné son propre père. Euphrate irrité, comme on le peut penser, ne garda plus de ménagement, et il se rendit délateur contre Apollonius auprès de Domitien. Il lui imputait le crime de magie et celui de rébellion. Il prouvait le premier chef par la singularité de son vêtement et de sa manière de vivre, par la facilité qu'il avait de se laisser traiter de dieu, par le fait de la peste d'Éphèse. A l'égard du second, il prétendait qu'Apollonius sollicitait Nerva et plusieurs autres sénateurs à conspirer contre l'empereur, et qu'if avait fait un sacrifice abominable et immolé un enfant, pour chercher dans ses entrailles la connaissance de l'avenir, et des moyens de faire réussir la conjuration. L'histoire de la défense d'Apollonius est toute romanesque, et elle renferme tant de circonstances absurdes et visiblement fausses, que l'on est en droit de douter du récit entier. Je suis pourtant obligé de rapporter les choses telles que Philostrate[17] nous les débite, mais sans me rendre garant de rien, et sans demander créance même pour ce que je ne réfuterai pas expressément. Le fait des intelligences d'Apollonius avec Nerva et d'autres sénateurs était vrai : il ne se ménageait pas même beaucoup dans ses discours, et il lui échappait, en présence de témoins, des paroles séditieuses qui exprimaient le désir de voir l'empire délivré du joug insupportable de Domitien. Ce prince, averti des intrigues qui se tramaient contre sa personne, mais n'en ayant pas la preuve complète, exila, comme je l'ai dit, Nerva à Tarente, confina Salvidiénus et Rufus dans des îles ; et pour s'éclaircir pleinement de tout le mystère, il fit expédier un ordre au proconsul d'Asie d'arrêter Apollonius et de le lui envoyer. Notre philosophe devin connut par révélation l'ordre qui avait été donné contre lui avant que le proconsul en fût informé, et sur-le-champ il se mit en chemin pour venir à Rome. Il lui aurait été aisé, comme il s'en vanta depuis, de disparaître et de se retirer dans des pays où les délations n'avaient point lieu ; mais en ce cas il abandonnait ses amis, contre lesquels sa fuite aurait été une conviction. Ce fut par ce motif généreux qu'il vint se jeter au milieu du danger, sans être retenu par les représentations de Démétrius le cynique, qu'il rencontra à Pouzzoles, et qui l'exhorta vivement à se mettre en sûreté. Dès qu'il fut arrivé à Rome, Caspérius Élision, préfet du prétoire, qui, l'ayant connu en Égypte, avait toujours conservé de l'attachement et même du respect pour lui, mais qui était obligé de cacher la faveur qu'il lui portait, de peur de se rendre suspect, ordonna• qu'on le saisît et qu'on l'amenât en sa présence. Sa charge lui procura la facilité de se ménager un entretien secret avec l'accusé, qu'il instruisit des griefs portés sur le mémoire de l'accusateur, et à qui il donna des avis sur la conduite qu'il lui convenait de tenir dans sa défense : après quoi il le mit à la garde d'un officier jusqu'à nouvel ordre. Au bout de quelque temps il le fit conduire dans une prison, mais de manière qu'Apollonius y conservait la liberté de marcher, de se promener, de parler à qui il voulait. Il vécut dans la prison à sa manière accoutumée, conversant avec les autres prisonniers, leur donnant des conseils philosophiques sur ce qu'ils devaient faire pour se rendre leur état plus doux, et s'entretenant avec Damis, qui lui tint toujours fidèle compagnie, de toute autre chose que de son affaire, dont il paraissait fort peu occupé. Domitien, avant que de le juger solennellement, voulut le voir et l'interroger en particulier. Il désirait, comme je l'ai dit, et espérait tirer de lui des éclaircissements sur les desseins de Nerva et de ceux qui étaient dans la même cause. Voici la réponse d'Apollonius : Je connais, dit-il, Nerva pour le plus modéré des hommes, doux, affectionné à votre service, capable de bien gouverner de grandes affaires, mais en craignant si fort le poids, qu'il fuit les honneurs. Je pense de même de Salvidiénus et de Rufus : ils ne sont nullement propres ni à former des projets de rébellion, ni à entrer dans ceux qui seraient formés par un autre. Ici notre philosophe pèche grossièrement contre la sincérité : il avait lui-même exhorté fortement ceux dont il parle à conspirer contre Domitien, et il savait que la bonne, volonté ne leur manquait pas, mais la hardiesse et les occasions. Son panégyriste ne fait néanmoins aucune remarque sur ce mensonge, parce qu'il le jugeait glorieux, étant dans la dangereuse persuasion que contre un tyran tout est permis, et que les lois de la morale n'obligent plus vis-à-vis un ennemi du genre humain. Domitien, mécontent de la réponse d'Apollonius, s'emporta violemment contre lui. Tu me regardes donc, lui dit-il, comme un calomniateur, puisque tu traites d'hommes vertueux et modestes ceux que j'ai trouvés coupables de complots criminels contre moi. Je pense bien que s'ils étaient à leur tour interrogés sur ton compte, ils ne conviendraient point que tu fusses ni magicien, ni téméraire, ni fanfaron, ni avide d'argent, ni contempteur des lois. Mais tous vos subterfuges sont inutiles : je suis informé de tout ce qui s'est passé entre vous, comme si j'avais été de la confidence. Apollonius, avec un sang-froid étonnant, lui répliqua : Seigneur, il est honteux pour vous, ou de chercher par la voie des procédures juridiques les choses dont vous êtes persuadé, ou d'être persuadé de ce qui doit être encore examiné et discuté par les formes judiciaires. Vous êtes plus injuste à mon égard que le calomniateur qui m'attaque. Il demande à vous instruire, et vous êtes déjà persuadé avant de l'avoir entendu. Tel que Domitien nous est représenté dans tous les monuments de l'antiquité, il n'est pas aisé de croire qu'un homme qui lui aurait tenu ce langage remportât sa tête sur ses épaules. Philostrate, il est vrai, observe que l'empereur fut extrêmement irrité ; mais cette colère aboutit à ordonner que l'on coupât à Apollonius les cheveux et la barbe, qu'on le remmenât en prison, et qu'on lui mît les fers aux pieds et aux mains. Apollonius le poussa à bout en se moquant des peines qu'il lui faisait subir. Sûr l'ordre de le raser, il dit : Je ne m'attendais pas que mes cheveux et les poils de ma barbe dussent courir aucun risque dans cette affaire. Sur les chaînes il adressa la parole à l'empereur, qui l'avait traité de magicien : Comment, lui dit-il, si je suis magicien, viendrez-vous à bout de m'enchaîner ? Ces manières insultantes ne furent point punies, et le surcroît de colère qu'elles causèrent à Domitien s'exhala en paroles. Apollonius ne fut que deux jours dans les fers, et, pendant ce peu de temps, Philostrate raconte de lui deux grands traits de forfanterie. Un espion de l'empereur étant venu le trouver, et feignant de plaindre son sort, lui demanda comment ses jambes pouvaient supporter les entraves qui les serraient. Je n'en sais rien, répondit-il, car mon esprit est ailleurs. Le second trait est plus fort, et consiste, non dans une simple bravade, mais dans une opération qui s'élèverait, si elle était réelle, au-dessus des lois de la nature. Damis se désespérait, et n'envisageait qu'une mort prochaine pour son maître et pour lui ; Apollonius commença par le rassurer, en lui prédisant qu'ils ne seraient mis à mort ni l'un ni l'autre. Et quand serez-vous délivré de vos chaînes ? dit Damis. — Si vous m'interrogez, répondit Apollonius, sur l'ordre qui doit être donné pour m'ôter les fers, ce sera aujourd'hui. Si vous parlez de ce qui dépend de moi, ce sera tout à l'heure. En même temps il tira sa jambe hors des fers, et ensuite la remit. Damis est le seul témoin de cette merveille ; et soit qu'il l'ait inventée, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu'il ait été la dupe de la ruse et de la fourberie de son maître, qui avait peut-être trouvé moyen de limer la chaîne, il n'est point de supposition qu'il ne soit plus aisé d'admettre que son récit. Le même jour, à midi, commença à se vérifier la prédiction d'Apollonius. Un officier vint lui annoncer que l'empereur avait ordonné qu'on lui ôtât ses chaînes, et qu'on le remît au même état dont il avait d'abord joui dans la prison, jusqu'à ce qu'il fût entendu dans ses défenses ; ce qui serait probablement dans cinq jours. Le lendemain, Apollonius fit partir Damis, et lui ordonna d'aller l'attendre à Pouzzoles, vis-à-vis de l'île de Calypso[18]. Observons en passant que la situation de l'île de Calypso est très-incertaine parmi les plus savants géographes, et qu'aucun ne la place près de Pouzzoles ; mais Philostrate n'y regarde pas de si près. Damis se rendit par terre au lieu marqué, et mit trois jours à faire le chemin. Apollonius eut audience au jour qui lui avait été annoncé, et il fut mandé pour venir plaider sa cause devant l'empereur, assisté de tout ce qu'il y avait de plus illustre dans Rome. Domitien, qui espérait acquérir par les discours du philosophe des preuves contre Nerva et contre ceux qu'il regardait comme lui étant unis, était bien aise de mettre en évidence les motifs légitimes et solides qu'il aurait de sévir contre de si illustres personnages. Apollonius apporta à ce redoutable tribunal une sécurité que rien ne peut égaler. En y venant de la prison, il conversa tranquillement avec le greffier qui l'amenait, badinant même d'une manière assez froide ; car il ne brillait pas par le talent de la plaisanterie. Ce qui est plus étonnant, c'est qu'il affecta des airs de mépris par rapport au prince, ne daignant pas même le regarder. L'accusateur en fit la remarque, et le pressa de regarder celui qui était le Dieu de l'univers : Apollonius éleva les yeux en haut, pour marquer qu'il adressait ses regards et ses respects à Jupiter. Le jugement se passa d'une façon très-singulière. Apollonius avait préparé un long plaidoyer, que Philostrate a inséré dans son huitième livre ; mais il n'eut point lieu d'en faire usage. Ni l'accusateur ne plaida contre lui, ni l'accusé n'eut besoin de prononcer un discours suivi. L'empereur interrogea lui-même Apollonius sur les quatre griefs que j'ai rapportés, et le philosophe le satisfit sur chacun par une réponse très-courte. Pourquoi, lui dit Domitien, vous distinguez-vous des autres par le vêtement ? — La terre, qui me nourrit, m'habille, répondit Apollonius, et je laisse les malheureux animaux en paix. Domitien lui demanda ensuite pourquoi il souffrait qu'on l'appelât dieu. Il répondit que tout homme de bien était honoré de ce titre. Nous avons vu qu'il tenait des philosophes indiens ce langage également absurde et impie, auquel il apporte néanmoins des adoucissements dans l'apologie dont j'ai fait mention. Il justifie sur ce point en disant qu'il y a entre Dieu et l'homme une liaison, une affinité, une ressemblance ; que le sage a quelque chose de divin, et autres expressions qui sont susceptibles d'un bon sens : mais il y nie formellement qu'aucune ville se soit assemblée par décret pour sacrifier à Apollonius. Cependant il est de fait qu'il se laissait adorer publiquement : la preuve en est dans un entretien rapporté par Philostrate[19] entre notre philosophe et un officier de guerre, qui, peu après son arrivée à Rome, lui parla des adorations qu'il souffrait qu'on lui rendît. Et qui est-ce qui m'a adoré ? dit Apollonius. — C'est moi, répondit l'officier, qui étant encore enfant vous adorai à Éphèse, lorsque vous nous eûtes délivrés de la peste. Apollonius convint du fait, et l'approuva. Vous aviez raison, lui dit-il, vous et la ville d'Éphèse que j'avais sauvée. Qui ne reconnaît dans ces tergiversations un fourbe orgueilleux, dont la vanité sacrilège était flattée par les honneurs divins, et qui, lorsqu'il se voyait attaqué sur un si odieux attentat, cherchait à se mettre à couvert par des interprétations et des subterfuges ? Cette même duplicité de conduite et de langage se remarque par rapport à l'article de la peste d'Éphèse, qui faisait le troisième chef d'accusation contre lui. A Éphèse, il s'était laissé adorer comme sauveur de la ville. Interrogé par Domitien sur ce point, il n'est plus, comme je l'ai déjà observé, qu'un sage que la frugalité de sa vie met à portée de sentir avant les autres l'approche d'un mal à venir, et qui renvoie à lier-cule l'honneur de la guérison. Restait le quatrième grief, qui roulait sur les intelligences d'Apollonius avec Nerva et les autres sénateurs dont j'ai parlé. Lorsqu'il fut question de ce point, le plus intéressant de tous sans comparaison pour Domitien, Philostrate[20] veut que nous croyions que le prince fût embarrassé et déconcerté. Il garda longtemps le silence ; il réfléchit beaucoup ; il parut agité de différentes pensées qui se combattaient : enfin, sans nommer Nerva, sans donner aucun signe de colère, il tourna son interrogation d'une façon captieuse. Lorsque vous sortîtes de votre maison un tel jour, dit-il à Apollonius, et que vous allâtes en pleine campagne, à qui sacrifiâtes-vous cet enfant ? La réponse d'Apollonius est inintelligible. Prenant le ton d'un maître qui remettrait sur les voies un enfant : Que dites-vous là ? répondit-il. Si je suis sorti de ma maison au jour que vous me marquez, j'ai fait le sacrifice dont on m'accuse. Si j'ai sacrifié, j'ai mangé de la victime. J'invoque ici des témoins dignes de foi. Le sens de ces paroles est développé dans l'apologie, que j'ai déjà citée plus d'une fois. Apollonius veut dire qu'au jour dont on lui parle il n'était point chez lui, mais chez un de ses disciples, nommé Philiscus, malade à la mort, qu'il y passa le jour et la nuit, et par conséquent qu'il n'a point été à la campagne et n'a point fait le sacrifice abominable qu'on lui impute, et qui est si contraire à ses principes, qu'il vaudrait mitant l'accuser d'avoir mangé de la chair humaine : enfin, qu'il est en état de prouver ce qu'il avance par le témoignage de Télésinus, homme consulaire, des deux médecins qui voyaient le malade, et de trente de leurs disciples qui les accompagnaient. Si l'empereur et ses assesseurs virent dans la réponse énigmatique d'Apollonius tout ce que je viens d'exposer, ils avaient assurément une grande pénétration d'esprit. Il faut pourtant qu'ils aient compris ce mystérieux langage, car tout le tribunal y applaudit ; et Domitien, vaincu par ce consentement unanime, déchargea Apollonius de l'accusation, en lui ordonnant néanmoins de rester jusqu'à ce qu'il eût avec lui un entretien particulier. Je vous rends grâces, seigneur, dit Apollonius avec une fermeté plus grande encore qu'il n'avait jusque-là témoignée : mais par les manœuvres des scélérats semblables à ceux qui m'ont accusé, les villes entières sont renversées, les îles sont remplies d'exilés, les provinces de deuil et de larmes, les armées de lâcheté, le sénat de défiances et de soupçons. Ce n'est point pour mon intérêt que je parle ; je ne crains rien : mon âme par sa nature est invulnérable, et il ne vous est pas donné de vous rendre maitre de mon corps. Non, ajouta-t-il en citant un vers d'Homère[21], vous ne me ferez point mourir ; car mon destin m'affranchit de la crainte de vos coups. En achevant ces mots, il disparut du milieu de l'assemblée ; le même jour il se trouva à Pouzzoles, et rejoignit Damis : digne conclusion du roman. Un prodige si éclatant, arrivé sur le plus grand théâtre de l'univers, dans Rome, sous les yeux d'une illustre assemblée à laquelle présidait l'empereur, dut assurément faire grand bruit ; cependant nul auteur que Philostrate n'en parle aucunement. Dion, tout avide qu'il est du merveilleux, a passé cette merveille sous silence. Pline[22], qui vivait dans le même temps, et qui dans une de ses lettres cite des prodiges dont il, cherche la cause et l'interprétation, ne dit pas un mot de celui-ci. Reléguons-les donc hardiment au pays des fables, et ne soyons point les dupes de notre déférence pour un aussi méprisable écrivain que Philostrate. Apollonius avait appris à Domitien à ne point espérer de réussir dans les entreprises qu'il tenterait contre sa liberté et contre sa vie ; aussi laissa-t-il notre philosophe jouir d'une pleine sécurité. Apollonius passa tranquillement le reste du règne de ce prince dans la Grèce et dans l'Ionie, non seulement sans se cacher, mais avec un très-grand éclat, au milieu d'un cortège nombreux de disciples et d'auditeurs de toute espèce. C'est tout ce que cet espace de temps me paraît offrir de mémorable dans la vie d'Apollonius, si ce n'est la ressource qu'il trouva pour ses besoins dans le trésor de Jupiter Olympien. Manquant d'argent, il demanda mille drachmes[23] au prêtre qui avait la garde de ce trésor, et il les reçut. Il en usait familièrement avec Jupiter, comme avec un ami et un égal. J'ai rapporté la dernière merveille qui couronna la gloire de ce prétendu thaumaturge ; et il est inutile de répéter ici ce que j'ai dit touchant le meurtre de Domitien, connu d'Apollonius à Éphèse, si nous en voulons croire Philostrate et Dion, dans le moment même qu'il s'exécutait à Rome. Très-peu de temps après, Apollonius disparut du milieu de la société humaine, sans que l'on puisse marquer au juste les circonstances de sa mort. Voici ce qui la précéda. Nerva, qui succéda à Domitien, comme je le raconterai bientôt, ne se vit pas plus tôt établi sur le trône des Césars, qu'il écrivit à Apollonius en ces termes : Les conseils des dieux et les vôtres m'ont élevé à l'empire ; mais pour le conserver et le régir, j'aurai grand besoin de vos lumières. Notre philosophe probablement se sentait défaillir ; et il était temps, puisque, si l'on petit compter sur les dates de Philostrate, Apollonius avait alors cent ans. C'est en ce sens qu'il faut prendre la réponse énigmatique qu'il fit à Nerva : Nous nous verrons, lui disait- il, pendant un long temps, sans avoir personne à qui nous commandions, ni personne qui nous commande. On a prétendu que cette réponse contenait aussi une prédiction de la mort prochaine de Nerva ; l'événement seul a fait naître cette idée. Le fourbe prit ensuite ses mesures pour n'avoir point de
témoins de sa mort, afin qu'elle ne démentit point les merveilles par
lesquelles il avait prétendu diviniser sa vie. Il avait eu souvent à la
bouche cette parole célèbre, qu'il n'avait jamais pratiquée : Faites en sorte que votre vie demeure cachée ; et
il ajoutait : Si vous ne pouvez y réussir, cachez au
moins votre mort. Le précepte de cacher sa mort est bizarre et sans
objet par rapport au grand nombre des hommes ; mais il convenait parfaitement
aux vues de l'imposteur. Damis, fidèle compagnon de toutes ses démarches
depuis plus de soixante ans, était un obstacle à te dessein : Apollonius
résolut de l'éloigner ; et it saisit l'occasion que lui offrait l'invitation
qui lui avait été faite par Nerva. Il feignit ne vouloir pas manquer à un ami
si estimable pour sa vertu, et parvenu à la première place de l'univers. Il
dressa donc une lettre remplie de leçons et d'avis sur le gouvernement, et il
chargea Damis de la porter à l'empereur, en lui disant qu'elle contenait des
choses qui ne pouvaient être expliquées que par celui qui l'avait écrite, ou
par le plus fidèle et le mieux instruit de ses disciples. C'était un mensonge
; car Damis témoignait dans ses mémoires que cette lettre aurait pu être
envoyée par d'autres que par lui. Il en fut la dupe. Il ne se rappela point
ce que son maître avait dit tant de fois du dessein où il était de dérober la
connaissance de sa mort. Il avait l'esprit si peu ouvert, qu'il ne comprit
pas même le sens des paroles par lesquelles Apollonius lui dit adieu, et qui
néanmoins n'étaient pas obscures dans la bouche d'un homme centenaire : Damis, en philosophant seul, ayez-moi toujours devant les
yeux. Il partit, et il ne revit plus Apollonius. Ainsi finissaient les mémoires de Damis, qui n'avait rien écrit touchant la mort de son maître. Philostrate a voulu suppléer à ce silence ; et il paraît visiblement incliner à croire qu'Apollonius ne mourut point, et fut enlevé au ciel. Il remarque avec complaisance qu'on ne montre nulle part le tombeau de ce philosophe, et qu'on lui a bâti un temple à Tyane sa patrie. Cependant il rend témoignage à une tradition qui est sans doute la véritable, et selon laquelle Apollonius mourut à Éphèse entre les bras de deux femmes esclaves. La gloire de cet imposteur a duré autant que le paganisme. L'impératrice Julie, épouse de Sévère, princesse qui aimait beaucoup les lettres et la philosophie, s'intéressait à la mémoire d'Apollonius, et ce fut par ses ordres que Philostrate composa la vie ou plutôt le panégyrique de ce philosophe. Antonin Caracalla lui consacra un temple. Alexandre Sévère avait son image dans une chapelle domestique qui lui servait d'oratoire ; et par un assortiment bien singulier, il l'associait pour le culte avec Abraham et Jésus-Christ. Vopiscus, dans la vie d'Aurélien, témoigne une profonde vénération pour Apollonius, et le traite nettement de dieu. Hiéroclès, sous Dioclétien, avait eu l'audace, comme je l'ai dit, de comparer Apollonius à Jésus-Christ. Et il parait, par saint Augustin, que les défenseurs de l'idolâtrie expirante faisaient de ce parallèle une de leurs principales ressources. Mais qu'est-ce que toute cette gloire, qui n'a jamais eu qu'un éclat médiocre, et qui depuis treize siècles est totalement tombée dans l'oubli ? Je ne parle point ici des brèches que sa réputation a souffertes, et des attaques que lui ont livrées, et de son vivant et après sa mort, ceux qui, le définissant mieux que les autres, l'ont qualifié magicien, fourbe et imposteur : mais je crois devoir observer que cet homme si zélé pour réformer et épurer le culte des dieux, qui s'est laissé adorer lui-même comme un dieu, était un impie qui ne reconnaissait d'autre divinité que la nature. La preuve de ce que j'avance se trouve dans une de ses lettres, dans laquelle, après avoir établi qu'il n'y a ni génération ni destruction, mais simple changement de forme dans l'univers, il ajoute : Ce sujet de toutes les formes, comment l'appellerons-nous, sinon la première substance, seule agissante et seule passive, qui est toute en toutes choses, le Dieu éternel, à qui l'on ôte injustement son caractère propre par la variété des noms et des apparences ? C'est là, si je ne me trompe, le pur spinosisme, digne couronnement des prestiges, des extravagances et de l'orgueil insensé que la vie d'Apollonius présente de toutes parts à un lecteur attentif. Comme les derniers traits de cette vie sont liés avec l'Histoire des Empereurs, j'ai cru ne me pas écarter de mon sujet en donnant quelques détails sur un fourbe si fameux. Je reprends l'ordre des faits à la mort de Domitien. |
[1] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, I, 13.
[2] Parmi les lettres d'Apollonios il s'en trouve une (c'est la 55), où il est fait mention d'un troisième frère. Si cette lettre, qui renferme des traits peu convenables, ce me semble, au caractère d'Apollonius, est véritablement de celui dont elle porte le nom, il faudra dire que Philostrate ne parle point ici du plus jeune des trois frères, parce qu'il était encore en bas âge.
[3] M. de Tillemont pense que Philostrate est en contradiction avec Tacite sur la durée du règne de Bardane. Oléarius, éditeur de Philostrate, entreprend de les concilier. Il ne serait pas bien étonnant que l'écrivain de la vie d'Apollonius se fût trompé. Mais son erreur ne parait pas clairement prouvée.
[4] TACITE, Annales, XI, 8-10 ; PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, I, 21-41.
[5] On appelait ainsi le principal personnage de chœur dans les tragédies grecques.
[6] Je n'ai point changé l'expression de Philostrate, quoique ce soit le Tigre que l'Euphrate se jette dans par la mer.
[7] Le nom et la chose ont assez de rapport avec les Vampires de Bohème.
[8] M. de Tillemont doute avec beaucoup de fondement, si Philostrate ne nous conte pas ici des fables. Car Musonius Rufus, célèbre philosophe stoïcien, dont il est souvent fait mention dans Tacite, avait été exilé, et non pas emprisonné par Néron.
[9] Libérateurs d'Athènes, dont la mémoire fut toujours célébrée par les plus grands honneurs et les éloges les plus magnifiques. Voyez Hist. Anc., t. II, liv. 5.
[10] Philostrate les appelle Γυμνούς. Je traduis gymnosophistes d'après les interprètes latins et français, quoique ce nom soit consacré par la plupart des écrivains aux philosophes de l'Inde.
[11] Il parait que le pays où habitaient les gymnosophistes est la Thébaïde, appelée abusivement par Philostrate du nom d'Éthiopie, puisqu'elle faisait partie de l'Égypte. C'est ce qui m'a autorisé à qualifier ces philosophes tantôt Égyptiens, tantôt Éthiopiens.
[12] Ville des Lions, en Égypte. Ces animaux y étaient honorés.
[13] Le mot grec qui signifie orme, πτελέα, est du féminin.
[14] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, VII, 9.
[15] PLINE LE JEUNE, Ep., I, 10.
[16] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, V, 37.
[17] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, VII et VIII.
[18] Voyez le dictionnaire de La Martinière au mot Calypso.
[19] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, VII, 21.
[20] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, VIII, c. 5 et c. 7, sect. 10.
[21] Ce sont les paroles d'Apollon à Achille, qui le poursuivait. HOMÈRE, Iliade, XXII, 13.
[22] PLINE LE JEUNE, Ep., VII, 27.
[23] Cinq cents francs.