HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TITUS ET DOMITIEN

LIVRE UNIQUE

§ III. Agricola n'est connu que par Tacite.

 

 

Agricola serait à peine connu de nous, si nous n'avions pas sa vie écrite par Tacite. Tout ce que nous saurions d'un si grand homme se trouverait renfermé que dans quelques lignes assez peu exactes, et encore moins intéressantes de l'abréviateur de Dion. Grâce à l'illustre écrivain qu'il a eu pour gendre, nous sommes pleinement instruits de ce qui le regarde, nous pouvons le suivre depuis ses premières années, et trouver en lui un modèle qui peut être proposé à toutes sortes de personnes, mais particulièrement aux guerriers.

Il se nommait Cnéus Julius Agricola. Le nom de Julius, qu'il portait, était devenu très-commua parmi les Romains depuis l'élévation des Césars, et ne doit point donner lieu de penser qu'Agricola appartînt à la maison des Jules. Sa naissance était honorable, mais non illustre. Il était originaire de la colonie de Fréjus, et ses deux grands-pères avaient été intendants de l'empereur, emploi qui ne prouve que le rang de chevalier romain. Son père nommé Julius Grécinus, fut sénateur, et se rendit recommandable par une vertu sévère, dont nous avons rapporté des traits sous Caligula, qui le fit mourir.

Agricola ne put point profiter des leçons et des exemples d'un père si vertueux ; car il le perdit très-peu de temps après sa naissance, qui arriva le 13 juin de l'an de Rome 789, sous le second consulat de Caïus[1] : mais il eut le bonheur d'are élevé par une mère pleine de mérite, qui prit un très-grand soin de son éducation, et qui le fit instruire dans tous les beaux arts. Elle le conduisit tout enfant à Marseille, qui était l'Athènes des Gaules, et dont le séjour, plus favorable à l'innocence des mœurs que celui de Rome, offrait un heureux mélange de la politesse grecque et de la modestie de la province. L'esprit de simplicité antique qui régnait dans cette ville vint heureusement à l'appui du bon naturel du jeune Agricola, et le préserva des séductions et des pièges qui corrompent trop souvent cet âge facile et avide de plaisirs.

Il se livra à la philosophie avec toute l'ardeur qu'une si belle étude peut inspirer à un esprit capable du grand et à une aine élevée. Sa mère trouva qu'il prenait un goût trop vif pour une science qu'elle jugeait plus convenable au loisir des Grecs qu'à la vie active d'un Romain destiné à être sénateur. L'abus qu'en faisaient alors plusieurs de ceux qui la professaient, et qui en outraient les maximes, alarmait sans doute cette mère judicieuse. Elle retint son fils par ses remontrances. La raison et la réflexion tempérèrent le grand feu d'Agricola ; et de l'étude de la sagesse il lui resta ce qui en est le point le plus essentiel, et en même temps le plus difficile, une modération ennemie de tout excès.

Il fit ses premières armes dans la Grande-Bretagne sous les ordres de Suétonius Paulinus, dont il a été souvent fait mention dans cet ouvrage. Ce général, l'un des plus grands hommes de guerre que Rome eût alors, le prit auprès de sa personne, selon l'usage pratiqué par les Romains, pour le conduire et le former ; et le jeune officier mérita l'estime d'un si bon juge. Il était tribun dans une légion ; et ce titre, auquel était attaché un commandement important, ne fut point pour lui, comme pour plusieurs de ses camarades, une occasion de faire de la milice un exercice de licence : il ne s'en servit ni pour couvrir une ignorance honteuse, ni pour se dispenser des travaux, ni pour s'autoriser à prendre de fréquents congés et à se ménager des parties de plaisir. Uniquement occupé de son objet, il s'appliquait à bien connaître la province et à se faire connaître lui-même de l'armée : il interrogeait ceux qu'il savait habiles, il s'attachait à suivre les plus braves et les plus gens de bien : jamais la vanité ne lui fit rechercher les occasions brillantes ; jamais la crainte ne lui fit refuser les périlleuses : une activité tranquille et nullement inquiète dirigeait toutes ses démarches.

On peut se souvenir que le commandement de Suétonius Paulinus dans la Grande-Bretagne fut marqué par de grands événements. D'abord, victoires éclatantes ; ensuite, soulèvement de la province, pertes considérables de la part des Romains, efforts pénibles et enfin heureux pour ramener les rebelles à leur devoir. Ces vissicitudes fournirent à Agricola les moyens de s'instruire, et donnèrent de l'exercice à ses talents ; et quoiqu'il n'eût au succès que la part qu'y pouvait prendre un officier subalterne, il se forma par l'usage, l'aiguillon de la gloire se fit sentir à son cœur, et il conçut pour le métier des armes un goût peu capable de lui attirer de l'agrément dans les temps où il avait à vivre a, temps malheureux où tout mérite éclatant était sujet à des interprétations malignes, et où le péril n'était pas moindre de s'acquérir un grand nom que de s'en faire un mauvais.

Revenu à Rome pour entrer dans la carrière des honneurs, il fit une belle alliance, et utile par rapport à ses vues. Il épousa Domitia Decidiana, en qui une naissance illustre était rehaussée par la vertu. Leur mariage fut très-uni ; et leur amour, fondé sur une estime mutuelle, ne fut jamais troublé par aucun nuage de dissension.

Ayant obtenu la questure a, il eut par sort le département de l'Asie sous le proconsul Salvius Titianus, frère d'Othon, depuis empereur. C'était une double amorce de corruption, car la province était riche et semblait inviter la cupidité ; et en même temps le proconsul, extrêmement avide, eût été charmé de trouver de la complaisance dans son questeur, et il l'eût achetée volontiers par une connivence réciproque qui lui eût tout passé. La probité d'Agricola fut à toute épreuve, et résista à une séduction si puissante.

Au sortir de la questure il passa plusieurs dans une espèce d'inaction, qui était sagesse sous un prince aussi ombrageux et aussi cruel que Néron. Les charges même de tribun du peuple et de préteur, qu'il exerça durant cet intervalle, ne le tirèrent point de la tranquillité obscure dans laquelle il s'enfonçait par principe. Le tribunat avait peu de fonctions sous les empereurs, qui s'en étaient attribué la puissance ; et la préture même ne donnait guère d'occupation, à moins que l'on n'eût le département de rendre la justice en matière civile : or, ce département n'échut point à Agricola, et l'exercice de sa préture fut renfermé presque tout entier dans le frivole, dans les jeux et les spectacles qu'il lui fallut donner au peuple. Il se comporta en homme sage, évitant l'excès d'une raison austère qui refuse tout, et celui de la prodigalité qui ne ménage rien.

Après la mort de Néron, les talents osèrent se montrer, et Agricola fut chargé par Galba d'une commission délicate : c'était de dresser un inventaire des offrandes et des dons consacrés dans les temples, et d'y faire revenir ce qui en avait été enlevé. il s'acquitta de cet emploi avec exactitude ; et s'il ne répara pas tous les torts, c'est que son pouvoir ne s'étendait pas sur les sacrilèges dont Néron était l'auteur.

Il ne paraît pas qu'il ait pris beaucoup de part aux guerres civiles qui déchirèrent l'empire après Galba. Dès les premiers commencements de la guerre d'Othon, la mère d'Agricola ayant été tuée par les troupes de la flotte de cet empereur dans les terres qu'elle avait en Ligurie, il y courut pour s'acquitter des devoirs de la piété filiale ; et pendant qu'il était occupé de ces soins et de celui de rétablir et de remettre en valeur ses terres, qui avaient été pillées et ravagées, il apprit que Vespasien avait été proclamé empereur par les légions d'Orient, et sur-le-champ il se déclara pour ce parti, qui était celui du bien public : mais il n'est pas dit qu'il ait servi dans les troupes qui combattaient pour la cause qu'il avait embrassée ; et il semble, par le récit de Tacite, qu'il soit venu de Ligurie droit à Rome, seulement au temps où Mucien gouvernait Béja cette capitale de l'empire au nom de Vespasien encore absent.

Mucien l'employa d'abord à faire des levées de soldats ; et l'ayant reconnu fidèle et actif, il lui donna une commission plus importante, et l'envoya commander la vingtième légion dans la Grande-Bretagne. L'emploi était difficile. La légion dont Agricola allait prendre le commandement n'avait été amenée qu'avec peine à prêter le serment à 4espasien : elle ne se laissait pas aisément manier, et elle faisait trembler le général même de tonte l'armée, bien loin d'obéir à son clef particulier, qui, soit à mauvaise intention, soit par faiblesse, soit par la faute des soldats trop indociles et trop mutins, était plutôt gouverné par eux qu'il ne les gouvernait. Agricola, choisi pour remédier au mal, en vint aisément à bout par la supériorité de son génie et par la droiture de ses vues : mais ce qui est plus estimable et plus rare, c'est qu'au lieu d'aggraver les torts de son prédécesseur, au lieu de se faire honneur d'avoir réduit les opiniâtres au devoir, il aima mieux passer pour avoir trouvé toutes choses tarer, l'ordre, que pour les y avoir rétablies.

L'armée avait alors pour général Vectius Bolanus dont le caractère était trop doux et trop ami de la paix pour une province aussi fière et aussi belliqueuse que celle qu'il devait tenir en respect. Agricola, qui lui était subordonné, se conforma au goût de son chef. Il modéra son feu ; il ne donna point l'essor à son ardeur martiale : il savait complaire et obéir, et négliger les spécieux pour s'attacher à l'utile.

Sous Petilius Cérialis, qui succéda à Bolanus, le mérite d'Agricola eut un plus beau champ. Ce général, que nous avons vu faire preuve d'activité et de vigueur dans la guerre contre le batave Civilis, trouvant les mêmes qualités dans le commandant de la vingtième légion, lui donna plusieurs occasions de se signaler. Agricola, toujours brave, toujours modéré, fit de grandes choses sans en tirer vanité, sans prétendre sen approprier l'honneur : il le déférait tout entier à celui dont il exécutait les ordres ; et par une conduite si parfaite, il acquit de la gloire et sut éviter l'envie.

A son retour à Rome, Vespasien récompensa ses services par une distinction d'honneur et par un emploi important : il le mit au rang des patriciens, et lui donna le gouvernement de l'Aquitaine, qui comprenait alors, en vertu de la division des Gaules faite par Auguste, tous les pays compris entre la Loire et les Pyrénées. C'était une province paisible, et où le mérite guerrier n'avait plus d'exercice. Il s'agissait principalement des fonctions de la magistrature civile, auxquelles s'était peu préparé un homme qui avait passé sa vie dans les armes : et Tacite observe que, selon la pensée de plusieurs, les gens de guerre n'ont pas communément cette finesse et cette sagacité qu'exigent les affaires, parce que la justice militaire s'embarrasse peu des formes, marche plus rondement, décide souvent par voie de fait, et par conséquent n'accoutume pas les esprits aux subtilités du barreau. Agricola, dans un métier tout neuf pour lui, ne se trouva point déplacé ; sa prudence naturelle lui tint lieu d'usage et d'expérience. Il rendait la justice avec un discernement merveilleux, et sans aucune hauteur ; il distinguait les temps et les lieux. S'il siégeait sur son tribunal, on le voyait grave, attentif, sévère, et néanmoins plus volontiers sensible à la commisération. Dès que son devoir était rempli, le magistrat disparaissait pour faire place à l'homme doux, accessible, affable. Jamais aucun trait ni d'arrogance, ni de mauvaise humeur ; et il savait garder un si sage tempérament, que la facilité de son commerce ne diminua rien du respect qui était dû à sa dignité ; ni sa sévérité, de l'amour que les peuples portaient à sa personne. Louer en lui l'intégrité, ce serait, dit Tacite, faire injure à un mérite si accompli. La passion même de la gloire, à laquelle se laissent souvent entraîner ceux qui n'en ont point d'autre, ne le conduisit jamais ni au faste de l'ostentation, ni aux petites ruses de la vanité. Nulle jalousie contre ses égaux, nulle contestation avec ses inférieurs. Les intendants des Césars fatiguaient volontiers les gouvernements de provinces ; Agricola évita toujours de se commettre avec eux, persuadé que combattre contre des subalternes c'était vouloir ou vaincre sans gloire, ou s'avilir si l'on venait à succomber.

Après qu'il eut passé moins de trois ans dans le gouvernement de l'Aquitaine, Vespasien le rappela pour le faire consul ; il le décora aussi de la dignité de pontife, et il le choisit après son consulat pour aller commander en chef dans la Grande - Bretagne, province qu'A picola connaissait parfaitement, puisqu'il y avait servi et comme tribun dans sa première jeunesse, et en qualité de commandant d'une légion dans un Age plus mûr. C'était le seul pays où les Romains eussent guerre alors, et Vespasien, en l'y envoyant, lui donnait une marque singulière de considération et d'estime.

Tacite ne date point ces faits. Je place, d'après M. de Tillemont, le consulat d'Agricola sous l'an de Rome 828, et son arrivée dans la Grande-Bretagne sous l'année suivante.

Il s'était passé peu de choses importantes dans la Grande-Bretagne depuis les exploits de Suétonius Paulinus, dont j'ai rendu compte sous le règne de Néron. Pétronius Turpilianus, son successeur, s'était contenté des conquêtes faites par ceux qui l'avaient précédé, et n'avait point hasardé de nouvelles entreprises.

Trébellius Maximus, qui le remplaça, imita son inaction. C'était un caractère indolent, et sans aucune expérience dans la guerre. Il se réduisit à entretenir la paix dans la province par la douceur de son administration. La paix t familiarisa les Barbares avec la mollesse, et ils apprirent à goûter l'amorce des vices séduisants et flatteurs. Les guerres civiles qui suivirent la mort de Néron autorisèrent la paresse de Trébellius, et lui fournirent une excuse légitime. Sa tranquillité ne fut troublée que par les discordes qui survinrent entre l'armée et son chef. J'en ai parlé ailleurs, et j'ai dit que Trébellius sauva sa vie aux dépens de sa gloire, et fut enfin obligé de s'enfuir de la Grande-Bretagne. Vitellius lui nomma Bolanus pour successeur.

Celui-ci, assez semblable à son prédécesseur, si ce n'est qu'il était plus homme de bien, ne crut pas qu'un temps de guerre civile fût propre, soit à rétablir la discipline, soit à harceler l'ennemi : il laissa toutes choses dans l'état où il les avait trouvées, sans inquiéter ni les Barbares ni ses soldats.

Pétilius Cérialis, après avoir glorieusement terminé la guerre des Bataves, tut envoyé par Vespasien dans la Grande-Bretagne ; et trouvant les troupes plus disposées à l'obéissance, depuis que le gouvernement de l'empire avait pris une consistance certaine, il tourna leur activité contre l'ennemi. Il poussa en avant l'ancien projet de la conquête entière de l'île, et il attaqua les Brigantes[2], peuple nombreux et guerrier, qui soutenait encore sa liberté entamée par les victoires d'Ostorius Scapula, sous le règne de Claude. Il porta dans tout le pays la terreur des armes romaines, et en soumit une grande partie.

Frontin lui succéda, général plein de courage, et qui joignait l'étude à l'exercice et à la pratique, comme il paraît par son livre des Stratagèmes. Il soutint dignement la gloire de son prédécesseur, et il subjugua pleinement la nation des Silures[3], dont l'opiniâtreté n'avait pu être abattue par Ostorius, et s'était signalée par plusieurs pertes considérables qu'ils avaient alors fait souffrir aux Romains. Frontin eut pour successeur Agricola, qui arriva dans la province au milieu de l'été de l'an de Rome 829.

La saison déjà avancée et le changement de générai avaient donné lieu à l'armée romaine de regarder la campagne comme finie, et conséquemment inspiré aux Barbares la pensée de profiter de la sécurité de leurs ennemis. Agricola apprit en arrivant que les Ordoviques[4] venaient de détruire presque entièrement un régiment de cavalerie qui gardait leur frontière ; et cet exploit avait mis en mouvement les esprits des peuples de la province, dont les uns approuvaient hautement un si bel exemple ; les autres, pensant de même au fond, mais plus circonspects, observaient quel parti prendrait le nouveau commandant, pour régler leurs démarches sur les siennes.

Agricola avait bien des motifs, qui pouvaient paraître plausibles, de différer à l'année suivante à se mettre en action : ses troupes comptaient sur le repos du reste de la campagne, et elles étaient distribuées dans leurs quartiers ; et :plusieurs des principaux officiers croyaient que dans un commencement il ne fallait point user d'une trop grande rigueur à l'égard des Bretons, et qu'il était de la prudence de se contenter d'avoir l'œil sur ceux dont la fidélité était suspecte, dans la crainte d'occasionner par une vengeance précipitée un soulèvement général. Agricola n'écouta point ces conseils timides ; et persuadé qu'un si grand mal demandait un prompt remède, il rassembla ce qu'il avait de forces sous sa main et marcha aux Ordoviques, qu'il trouva postés sur une hauteur. Comme il vit qu'ils n'osaient pas descendre dans la plaine, il résolut d'aller à eux ; et s'étant mis à la tête de sa troupe, pour inspirer à ceux qui le suivaient un courage pareil au sien en partageant leur danger, il eut bientôt délogé les Barbares de leur poste, et il tailla en pièce presque toute la nation.

Ce premier succès l'anima à tenter une nouvelle entreprise ; et se trouvant près de l'île Mona[5] dont Suétonius Paulinus avait manqué la conquête, il forma le dessein de s'en emparer. Mais comme la résolution était subite, il n'avait point de vaisseaux ; son esprit de ressource et son courage y suppléèrent. La mer est basse et étroite entre la grande et la petite île ; et il avait parmi ses auxiliaires des Bretons anciennement soumis qui connaissaient les gués, et qui étaient accoutumés à passer à la nage avec armes et chevaux les bras de mer de peu de largeur et les rivières : il leur ordonna de faire le trajet, après s'être débarrassés de leurs bagages. Ils exécutèrent cet ordre ; et les ennemis qui comptaient sur leur barrière naturelle, et qui ne soupçonnaient pas que l'on pût se passer de flotte pour venir à eux, furent étrangement surpris de cette attaque imprévue : ils crurent que nul obstacle n'était invincible pour ceux qui savaient ainsi faire la guerre, et ils prirent le parti de se soumettre et de demander la paix.

C'était là une belle entrée dans un nouveau gouvernement. Tout le monde admirait Agricola, qui avait consacré aux fatigues et aux hasards de la guerre un temps que les autres gouverneurs avaient coutume d'employer à faire un vain étalage de leur grandeur, et à recevoir les respects des habitants de leur province ; mais pour lui il n'en devint pas plus vain. Ce n'était pas, à son jugement, un exploit ni une victoire que d'avoir contenu des rebelles dans le devoir ; il ne daigna pas même couronner de lauriers ni ses faisceaux, ni les lettres qu'il écrivit en cour : et en g paraissant négliger ainsi la renommée, il s'en fit une d'autant plus belle qu'il n'y avait personne qui ne se demandât quelles grandes choses il se promettait donc pour l'avenir, puisqu'il gardait le silence sur des succès si importants.

Agricola se proposait d'achever la conquête de la Grande-Bretagne ; et il s'y prit en homme supérieur qui sait que les armes ne suffisent pas, si par les injustices on aliène des peuples nouvellement soumis. Il connaissait la fierté des Bretons, et il résolut de leur ôter tout légitime sujet de plainte et de révolte. Sa première attention se porta sur lui-même et sur sa maison : il commença par y mettre l'ordre ; ce qui n'est pas moins difficile pour plusieurs que de gouverner leur province. Il n'employait dans aucune fonction publique ses esclaves et ses affranchis. Dans le choix des soldats et des officiers, il ne donnait rien à la recommandation ni aux prières, persuadé que les meilleurs sujets seraient aussi les plus affectionnés à leur général. Il voulait tout savoir, mais ne punissait pas tout : il accordait le pardon aux fautes légères, et réservait la sévérité pour les grandes ; encore épargnait-il le châtiment autant qu'il était possible, se contentant le plus souvent du repentir. Il aimait mieux confier les emplois à des hommes de qui il pût espérer une conduite exempte de fautes, que d'avoir à condamner des coupables.

Ceux qui faisaient bien[6] étaient sûrs de son estime et de ses éloges. Au-dessus de toute vaine gloire, il ne connaissait point cette basse jalousie qui s'arroge l'honneur des belles actions des autres. Le centurion, l'officier d'un grade supérieur qui se signalait, trouvait en lui un témoin incorruptible, charmé de rendre justice à son mérite. Quelques-uns lui reprochaient un peu d'aigreur dans ses réprimandes. Plein de douceur et de politesse pour les bons, il traitait durement les mauvais ; mais aussi il ne lui restait rien sur le cœur. On n'avait point à craindre que son silence cachât un ressentiment secret : il croyait plus digne d'une belle âme de blesser que de haïr.

Il eut une extrême attention à soulager les peuples, non pas en diminuant les tributs et les impositions, ce qui n'était pas en son pouvoir, mais par l'égalité de la répartition, et en retranchant les vexations, que roi souffrait plus impatiemment que les tributs mêmes ; car les publicains, nation de tout temps ingénieuse à tourmenter les autres pour son profit, imaginaient mille ruses tyranniques pour rendre plus onéreuse la levée des contributions. Par exemple, tel peuple Breton qui avait dans son voisinage un camp où il pouvait voiturer ses blés sans peine et sans frais, était commandé pour les porter dans des quartiers fort éloignés. Agricola abolit tout en arrivant ces injustices et autres pareilles, et il sut ainsi rendre aimable la paix, qui auparavant, par la négligence ou la connivence de ses prédécesseurs, n'était pas moins redoutée des peuples que la guerre.

Au retour de la belle saison il se mit en campagne[7], faisant observer à son armée une exacte discipline, attentif à empêcher les écarts et à encourager par ses éloges la retenue et la modestie du soldat. Son plan n'était pas pour cette année de faire de nouvelles conquêtes ; il voulait commencer par établir solidement la domination romaine parmi des peuples défia attaqués, mais non soumis, et qui défendaient encore leur liberté par les armes. Il réussit en mêlant la vigueur et la clémence, faisant des courses subites qui désolaient les Barbares ; et ensuite leur offrant dans sa bonté un asile toujours ouvert, dès qu'ils pensaient à se soumettre. En même temps il se précautionnait de manière à ne leur laisser jamais prendre aucun avantage sur lui. Il choisissait lui-même ses campements ; lui-même il allait reconnaître les marais et les bois qui se trouvaient sur sa route. Par une conduite si bien soutenue il amena plusieurs peuples, qui jusque-là s'étaient maintenus dans l'indépendance, à lui donner des otages, à souffrir qu'il construisît des forts dans leur pays, qu'il y établît des garnisons. Ainsi il mit la dernière main aux entreprises de ses prédécesseurs, et il acheva tout ce qu'ils avaient tenté.

Il passa l'hiver suivant à adoucir par les mœurs ceux qu'il avait domptés par les armes. Les Bretons vivaient presque alors en sauvages, sans aucune culture, sans aucun lien de société ; et cette grossièreté toute brute entretenait la fierté de leurs courages, et les tenait perpétuellement disposés à la guerre. Agricola travailla à leur inspirer le goût de la tranquillité par l'amorce des commodités de la vie. Il les exhorta à embellir leurs habitations, à bâtir des temples, des places publiques ; et de peur que la dépense ne les effrayât, il en faisait porter à l'État une partie. Sans leur imposer de nécessité, les louanges qu'il donnait ceux qui entraient avec ardeur dans ses vues, les reproches qu'il faisait aux négligents, jetaient panne-mn une émulation plus efficace que la contrainte. Il eut soin que les enfants de la première noblesse fussent instruits dans les beaux-arts ; et il piquait en eux une rivalité nationale qui s'est bien soutenue depuis, en attribuant la supériorité de l'esprit et des talents aux Bretons sur les Gaulois. Cette politique eut son effet ; et des peuples qui peu auparavant refusaient d'apprendre la langue des Romains, aspirèrent même à y devenir éloquents. Bientôt l'habillement romain fût en honneur parmi eux ; l'usage de la toge devint fréquent : enfin, le luxe et les délices s'introduisirent. Ils apprirent à goûter tout ce qui sert d'appât et de nourriture à la mollesse, les portiques, les bains, l'élégance des repas ; et, ne connaissant pas les conséquences de ces nouveautés, ils appelaient politesse ce qui faisait partie de leur servitude.

Agricola, par ces précautions, s'étant bien assuré de tout le midi de l'île, poussa en avant vers le nord dans sa troisième campagne[8], et il porta la guerre vers des nations qui jusque-là n'avaient point encore éprouvé les armes romaines. Il pénétra jusqu'au Taüs, c'est-à-dire jusqu'à la rivière que nous nommons aujourd'hui la Twède, et qui, dans la dernière partie de son cours, sert de borne à l'Écosse et au Northumberland. Sur l'arrière-saison il survint de furieux orages dont l'armée romaine souffrit beaucoup ; mais la terreur qu'elle avait répandue parmi les Barbares était si grande, qu'ils n'osèrent l'attaquer. Agricola eut même le temps de construire de forts châteaux dans le pays avant que de se retirer.

Un des talents de ce général était de s'entendre parfaitement à choisir les situations les plus avantageuses pour établir des forteresses ; et Tacite remarque qu'aucune de celles qu'il éleva en grand nombre dans les différentes contrées de l'île, ne fut ni forcée par les ennemis, ni réduite à se rendre à composition, ni abandonnée par la fuite des troupes qui avaient charge de la garder. Il avait soin d'en rafraîchir tous les ans les garnisons par de nouveaux soldats ; ce qui les mettait en état non seulement de ne rien craindre, mais même d'incommoder les Barbares par de fréquentes sorties : et c'est ce qui désolait et désespérait les Bretons, accoutumés sous les généraux précédents à compenser, par les avantages qu'ils remportaient pendant l'hiver, les pertes qu'ils avaient souffertes pendant l'été ; au lieu que sous Agricola ils n'avaient aucun relâche, et se voyaient battus eu toute saison.

La quatrième campagne[9] d'Agricola fut employée à affermir les nouvelles conquêtes qu'il avait faites l'année précédente. Il les étendit même jusqu'à un terme qui pouvait être regardé nomme une barrière, si, dit Tacite, la gloire du nom romain permettait de reconnaître aucune autre barrière que celle de la nature. Deux golfes aux rivières, nommés anciennement Glota et Bodotria, et aujourd'hui la rivière de Clyd et le golfe de Forth, recevant la mer en deux sens opposés, se rapprochent tellement qu'il ne reste qu'un médiocre intervalle qui les sépare : Agricola ferma cet intervalle par des châteaux disposés d'espace en espace, en sorte qu'il semblait que les ennemis fussent relégués comme dans une autre île. Et en effet, longtemps après, l'empereur Sévère borna en cet endroit les conquêtes et les prétentions des Romains, et il y bâtit une muraille dont on voit encore maintenant les ruines : mais la valeur d'Agricola et de son armée ne pouvait être arrêtée que par la mer septentrionale.

Comme néanmoins il avait autant de sagesse qat tr feu, il voulut ne rien laisser de suspect derrière lui, pendant qu'il s'enfoncerait du côté du nord ; et il s'occupa pendant sa cinquième campagne[10] à dompter pute grand nombre de combats des peuples inconnus jusqu'alors qui habitaient la partie de la Grande-Bretagne la plus voisine de l'Hibernie[11] ; et il garnit de troupes toise cette côte, moins dans la crainte d'être troublé dari ses opérations par une invasion des Hibernois, que dans l'espérance d'aller un jour les soumettre et mêmes aux Romains.

Ce projet lui passa par l'esprit ; et on peut croire qu'il l'aurait exécuté, s'il eût eu pour agir un plein pouvoir qui n'eût été limité ni par les temps ni par les lieux. De retour à Rome, il disait souvent qu'il se fallait qu'une légion et un nombre médiocre d'ami-haires pour faire la conquête de l'Hibernie et pour la garder ; et il ajoutait que ce serait une précaution utile pour assurer la soumission de la Grande-Bretagne, qui alors verrait les armes romaines tout autour de soi, et n'aurait devant ses yeux aucun pays libre dont la condition lui causât de l'envie et irritât ses regrets. Plein de ces pensées, qui marquent un homme capable de grandes vues, Agricola accueillit très-gracieuse, ment un petit prince d'Hibernie qui avait été chassé de son pays par une sédition domestique. Il le retint auprès de sa personne pour se servir de lui, s'il en trouvait l'occasion. Cette occasion ne vint point, et depuis elle ne s'est jamais présentée, ou les Romains n'en ont point profité ; car l'Hibernie n'a connu en aucun temps leur domination.

Les victoires d'Agricola et ses approches avaient donné de l'inquiétude aux peuples qui habitaient la partie la plus septentrionale de la Grande-Bretagne, et le général romain apprit qu'ils faisaient de grands mouvements[12]. Résolu de marcher à eux dans sa sixième campagne, il voulut que sa flotte allât d'abord les reconnaître, et, sur les lumières qu'il acquit par cette voie, il forma son plan. Il fit avancer en même temps toutes ses forces de terre et de mer, conduisant lui-même ses légions sans trop s'écarter de la côte, en sorte que les soldats de la flotte et ceux de l'armée de terre se réunissaient dans un même camp ; et là c'était à qui vanterait ses exploits, à qui exagérerait ses dangereuses aventures. Les uns parlaient de montagnes inaccessibles, de forêts épaisses et profondes ; les autres de flots soulevés et de violentes tempêtes ; et les vainqueurs de l'Océan se mettaient beaucoup au-dessus de ceux qui n'avaient à vaincre que la terre et les hommes.

Un effet plus sérieux et plus important, c'est que les Barbares furent étrangement effrayés de voir la guerre venir à eux par mer et par terre. Avant Agricola, aucun général romain n'avait employé de flotte contre les Bretons ; et s'ils étaient vaincus par terre, au moins ils regardaient la mer comme une dernière ressource. Cette ressource leur était ôtée, leur main était découverte, et ils ne savaient plus comment se défendre contre des ennemis qui dominaient sur les deux éléments.

Leur courage ne se laissa pas néanmoins abattre ; et les Calédoniens[13] ayant formé un grand corps d'armée se disposèrent, non à se tenir simplement sur la défensive, mais à aller attaquer les Romains et détruire les forts qu'Agricola avait établis au-delà du golfe Bodotria, et qu'ils regardaient avec raison comme des chaînes forgées pour les tenir en servitude. Leurs préparatifs, que la renommée grossissait encore, comme il ne manque jamais d'arriver par rapport aux objets nouveaux et inconnus, frappèrent de crainte les esprits de plusieurs dans le camp romain, qui, couvrant leur timidité du voile de la prudence, disaient qu'il fallait mettre le golfe entre eux et les ennemis, et qu'il était plus à propos de se retirer volontairement que de se faire chasser par la force.

Agricola, bien élevé au-dessus de ces terreurs paniques, résolut d'aller au- devant du danger. Sachant que les Barbares s'étaient partagés en plusieurs bandes, il conçut que leur dessein était de l'envelopper ; et de peur qu'ils n'y réussissent par la supériorité du nombre et par la parfaite connaissance qu'ils avaient du pays, il forma aussi trois divisions de son armée, et marcha sur trois lignes.

Les Calédoniens, instruits du changement qu'Agricola avait fait dans la disposition de ses troupes, changèrent aussi leur plan, et, s'étant tous réunis, ils vinrent fondre sur l'une des trois divisions de l'armée romaine qui était la plus faible. Ils l'attaquèrent pendant la nuit ; et comme ils n'étaient point attendus, ils surprirent les corps de garde, les égorgèrent, et pénétrèrent dans l'intérieur du camp, où les Romains, s'étant mis en état de défense, soutinrent le combat, mais avec beaucoup de désavantage.

Agricola avait été averti par ses coureurs de la marche des ennemis. Il part sur-le-champ, se faisant précéder par ce qu'il avait de plus léger et de plus agile en cavalerie et en infanterie, et suivant lui-même avec le gros de ses forces. Les premiers arrivés commencèrent à inquiéter les assaillants, en les harcelant et en les prenant en queue ; et au point du jour les drapeaux de la légion qu'Agricola amenait brillèrent aux yeux des Calédoniens, qui, se voyant obligés de faire face des deux côtés à la fois, se troublent, se déconcertent : au contraire, l'audace et la vigueur renaissent dans le cœur des soldats de la légion attaquée. Jusque-là ils avaient combattu pour la sûreté de leurs personnes et de leur camp ; de ce moment ils combattent pour la gloire ; ils poussent les Barbares, et regagnent sur eux du terrain. Aux passages étroits des portes on se battit avec furie ; mais enfin les ennemis furent mis en fuite par les efforts combinés des Romains du dehors et de ceux du dedans, qui se piquèrent mutuellement d'émulation, les uns voulant paraître avoir secouru leurs camarades, et les autres n'avoir point eu besoin de secours. La défaite des Bretons fut entière ; et si les bois et les marais ne les eussent dérobés à la poursuite des vainqueurs, la fin de cette action aurait été la fin de la guerre.

L'armée romaine, fière d'une si belle victoire, mit plus de bornes à ses projets et à ses espérances elle se persuada que rien n'était inaccessible à sa valeur ; qu'il fallait s'enfoncer dans les profondeurs de la Calédonie, et ne point s'arrêter que l'on n'eût troue la côte qui terminait l'île au septentrion et ces prudents, qui peu auparavant avaient conseillé la retraite, étaient alors les plus présomptueux et les plus braves en paroles. Telle est, dit Tacite, la loi injuste à laquelle sont soumises les choses de la guerre : tous s'attribuent l'honneur des événements heureux ; les disgrâces s'imputent à un seul.

Les Bretons ne se regardèrent point comme vaincus. Persuadés que leur défaite n'était point l'ouvrage dime supériorité de valeur dans les Romains, mais de ta-dresse du général, qui avait su profiter de l'occasion, ils ne s'occupent que de la pensée de renouveler la guerre : ils arment leur jeunesse ; ils transportent leurs femmes et leurs enfants en bas âge dans des lieux de sûreté ; ils travaillent à se fortifier par des alliances. Ainsi finit cette campagne, qui n'avait fait qu'irriter les courages de part et d'autre, et les préparer à de nouveaux efforts pour l'année suivante.

En effet, ce fut dans cette année, la septième du commandement d'Agricola[14], que se portèrent les plus grands coups. Les Bretons avaient enfin appris, par une longue et triste expérience, que le concert était nécessaire pour repousser un danger commun ; et tout l'hiver s'était passé en ambassades de peuple à peuple, et en traités par lesquels ils s'étaient engagés réciproquement à réunir leurs forces pour la défense de la liberté britannique. Agricola, de son côté, augmenta ses troupes d'un grand nombre de Bretons choisis dans les nattions anciennement soumises, et dont la fidélité avait été éprouvée par une longue paix. Lorsque la saison d'agir fut venue, il donna ordre à sa flotte de côtoyer la Calédonie, d'y faire de fréquentes descentes, qui portassent dans tout le pays le ravage et la terreur ; et lui-même il se mit en marche avec son armée de terre, laissant les gros bagages dans les quartiers d'hiver, et bientôt il arriva au mont Grampius[15], qu'occupaient les ennemis.

Ils étaient déjà au nombre de plus de trente mille, et leur multitude croissait sans cesse. De toutes parts accouraient au camp non-seulement une jeunesse vive et ardente, mais de vieux guerriers encore pleins de vigueur, et portant avec eux les témoignages de leur gloire passée, qu'ils venaient chercher à couronner par de nouveaux exploits. Tous demandaient à grands cris le combat ; et pour aiguillonner encore leurs courages, Galgacus, le plus illustre par sa bravoure et par sa naissance entre tous les chefs des peuples ligués, les harangua en ces termes :

Lorsque je considère les motifs qui nous animent à la guerre, et la nécessité qui nous presse, j'ai une grande confiance que ce jour, qui vous a tous réunis, sera l'époque du rétablissement de la liberté de la Grande-Bretagne. Ennemis nés de la servitude, que nous n'avons jamais connue, nous sommes la dernière ressource de la cause que nous défendons. Il n'est plus de terre derrière nous, et la mer même nous est fermée par la flotte romaine. Ainsi la valeur et les armes, seul parti digue des gens de cœur, sont en même temps l'asile le plus assuré pour les timides. Ceux qui jusqu'ici ont défendu avec divers succès la liberté britannique contre les Romains, fixaient sur nous leurs regards comme sur des vengeurs pats à les relever. La servitude n'approchait pas même de nos contrées ; et placés dans le sanctuaire de file, comme les plus nobles de tous les Bretons, l'indigne aspect d'une domination étrangère ne souillait pas même nos yeux. Les circonstances sont bien changées ! Tout reculés que nous sommes au bout de l'univers, l'ambition de nos ennemis a pénétré jusque dans le dernier asile de la liberté des nations. L'éloignement qui nous dérobait à la renommée n'a pu nous cacher aux Romains. L'extrémité de la Grande-Bretagne est découverte, et l'on se fait une gloire d'envahir tout ce qui était inconnu. Envisageons donc notre position. Nul peuple au-delà de nous ; et nous sommes enfermés entre les flots, et les rochers qui nous bornent d'une part, et de l'autre les Romains qui nous attaquent.

Et ne nous imaginons pas nous mettre à l'abri de leur tyrannie par la soumission et l'obéissance. Ravisseurs insatiables, depuis qu'ils n'ont plus de terres à ravager ils fouillent dans le sein des mers. Si l'ennemi à qui ils en veulent est riche, c'est une proie pour leur avidité ; s'il est pauvre, leur ambition y trouve sa gloire. Ni l'Orient ni l'Occident ne peuvent les assouvir. Seuls ils veulent être les maîtres de tout, et la pauvreté irrite autant leur cupidité que les richesses. Piller, détruire, égorger, c'est ce qu'ils appellent exercer leur empire ; et leur manière d'établir la paix dans un pays, c'est de le réduire en solitude. La nature ne nous a rien donné de plus cher que nos enfants et nos proches ; on nous les enlève par les levées de soldats pour les envoyer esclaves dans d'autres contrées. L'honneur de nos femmes et de nos filles est la proie inévitable de leur brutalité, plus dangereuse encore lorsqu'ils se disent nos hôtes et nos amis que lorsqu'ils nous font la guerre à main armée. Ils nous dépouillent de nos biens par les tributs qu'ils exigent, et de nos blés pour l'approvisionnement de leurs camps. Ils assujettissent même nos bras et nos corps à des travaux serviles ; et il nous faut, au milieu des coups et des plus indignes traitements, frayer des routes dans les bois, construire des chaussées dans les marais. Des esclaves nés pour la servitude ne sont vendus qu'une fois, et au moins leurs maîtres les nourrissent : la Grande-Bretagne paie tous les jours sa servitude ; tous les jours elle nourrit ses tyrans. Notre sort est bien plus triste que celui des peuples anciennement vaincus. De nouveaux esclaves sont le jouet même de leurs camarades ; et l'on n'envisage en nous qu'une vile conquête dont il n'y a point d'autre fruit à tirer que la licence de nous insulter et de nous détruire ; car nous n'avons ni terres labourables, ni mines, ni ports, dont l'exploitation puisse rapporter du profit à nos conquérants. D'ailleurs, l'élévation du courage et la fierté dans ceux qui obéissent offensent l'orgueil du commandement ; et l'éloignement, qui semble nous mettre plus en sûreté, est précisément ce qui donne le plus d'ouverture aux soupçons. Que le désespoir anime donc le courage de ceux qui m'écoutent, soit qu'ils aiment la vie ou qu'ils préfèrent la gloire. Souvenez-vous de cette héroïne[16] qui, poussée à bout par les Romains, sut, à la tête d'une ligue[17] moins puissante que la votre, prendre des villes, raser des forteresses, et secouer un joug ignominieux. Quelle honte si des Calédoniens, dont la liberté n'a jusqu'ici souffert aucune brèche, montraient moins de courage pour la défendre qu'une femme n'en a témoigné pour se délivrer de la servitude !

Pensez-vous que les Romains aient autant de valeur dans la guerre que d'insolence dans la paix ? Ce sont nos dissensions et nos discordes qui leur donnent l'avantage sur nous, et ils ne doivent leurs victoires qu'à nos vices. Leur armée, assemblage confus de toutes sortes de nations, a besoin de succès continuels pour se maintenir dans la concorde, et il ne faut pour la dissiper qu'une disgrâce. A moins que vous ne vous imaginiez que des Gaulois, des Germains, et, j'ai honte de le dire, des Bretons même, qui versent leur sang pour l'établissement d'une domination étrangère, mais qui néanmoins ont été plus longtemps ennemis qu'esclaves, soient susceptibles d'une sincère affection. La crainte est le seul lien qui les attache : faible lien qui ne sera pas plutôt rompu, qu'en cessant de craindre ils commenceront à haïr.

Tous les encouragements de la victoire sont de notre côté. Les Romains ne sont point animés à bien faire par la présence de leurs femmes ; ils ne craignent point que leurs mères leur reprochent leur fuite ; plusieurs n'ont point de patrie, ou ils en ont une autre que celle-ci. Vous voyez devant vous un petit nombre de bataillons comme égarés dans une terre inconnue, où le ciel, la mer, les forêts, sont des objets nouveaux pour eux, sur lesquels se portent avec effroi leurs regards étonnés.

Ne vous laissez point intimider par l'éclat de l'or et de l'argent qui brillent sur leurs armes, vaine parure, inutile pour défendre, inutile pour attaquer. Dans leur armée même nous trouverons des alliés. Les Bretons reconnaîtront l'intérêt commun qui les lie avec nous dans une même cause ; les Gaulois se rappelleront le souvenir de leur ancienne liberté ; les Germains, encore mal assujettis, apprendront à secouer un joug qu'ils portent impatiemment. Et après, cet exploit unique, tout sera fait ; et il ne restera que des châteaux mal garnis, des colonies de vieillards, des villes où règne la discorde entre des maîtres orgueilleux et des sujets indociles. Vous avez devant vous le général et les soldats : de cette action dépendent les tributs, les exactions et tous les tristes accompagnements de la servitude, dont vous allez ou vous charger pour jamais, ou vous délivrer dans l'instant. Ainsi, en marchant au combat, mettez-vous devant les yeux et la gloire de vos ancêtres et les intérêts de votre postérité.

 Les Barbares écoutèrent ce discours avec transport, et ils y répondirent par un frémissement d'allégresse, et par des cris également impétueux et confus. Leur ardeur pour combattre était extrême, et le chef avait peine à contenir leur impatience. Pendant qu'il distribuait à chacun son poste, les plus audacieux avançaient déjà hors des rangs, et venaient vers les Romains.

Quoique Agricola eût des troupes excellentes et très-bien disposées, il crut néanmoins, dans une occasion décisive, devoir leur représenter encore les motifs qu'elles avaient de bien faire ; et voici le discours que Tacite lui prête :

 Chers camarades, nous sommes dans la septième[18] année d'une suite d'exploits toujours heureux. Sous les auspices de l'empire romain, et avec un courage aussi fidèle que généreux, vous n'avez cessé de vaincre les Bretons. Dans un si grand nombre d'expéditions et de combats, vous avez eu besoin tantôt de vigueur contre les ennemis, tantôt d'une patience infatigable pour vaincre en quelque façon la nature elle-même. J'ai grand lieu de me louer de mes soldats, et vous n'avez point à vous plaindre de votre chef : aussi avons-nous franchi les bornes par lesquelles avaient été arrêtés les généraux et les années qui nous ont précédés. Ce n'est plus sur des relations vagues, sur des bruits confus, que nous acquérons quelque connaissance des dernières régions de l'île : nous les occupons par nos armes et par nos camps. Nous avons découvert la Grande-Bretagne, et nous l'avons subjuguée.

Dans nos longues marches, pendant qu'il vous fallait lutter contre les montagnes, contre les forêts, contre les fleuves, j'entendais les plus braves se demander les uns aux autres : Quand aurons-nous joint les ennemis ? quand nous sera-t-il donné de combattre ? Les voici qui viennent à vous, contraints d'abandonner les retraites où ils s'étaient enfoncés. Maintenant l'accomplissement de vos vœux est en vos mains ; votre valeur a un champ libre pour s'exercer. Vainqueurs une fois, tout s'aplanit devant vous ; mais aussi tout vous deviendrait contraire, si vous étiez vaincus.

Car de même qu'il est glorieux sans doute d'avoir parcouru une si vaste étendue de pays, d'avoir traversé d'immenses forêts, d'avoir passé des lacs et des rivières où remonte le flux de l'Océan, d'un autre côté ce sont là autant d'obstacles pour la fuite, et nos avantages mêmes se changeraient en difficultés et en périls. Nous n'avons ni la même connaissance des lieux que les ennemis, ni la même abondance de vivres : nos bras et nos armes, voilà nos uniques ressources. Quant à moi, il y a longtemps que mon parti est pris et arrêté de regarder la fuite, soit pour une armée, soit pour un chef, comme la voie infaillible de se perdre. Deux maximes certaines : une mort honorable doit être préférée à une vie couverte de honte ; et d'ailleurs la sûreté et la gloire marchent de compagnie, et ne se séparent point : et mourir, s'il le faut, où finit l'enceinte du monde, c'est un sort qui ne peut être que glorieux.

Si l'ennemi vous était inconnu, si vous aviez à combattre des peuples avec lesquels vous ne vous fussiez jamais mesurés, je vous citerais, pour vous encourager, les exemples des autres armées ; mais ici rappelez-vous vos propres trophées, interrogez les yeux. Ce sont ces mêmes Barbares qui l'année dernière, ayant tenté une entreprise furtive contre une de nos légions, ne purent soutenir vos approches, et furent mis en fuite par vos premiers cris : ce sont les plus timides et les plus prompts à fuir de tous les Bretons ; et s'ils subsistent encore, ils n'en sont redevables qu'à la légèreté de leurs pieds. De même que dans ces grandes chasses où l'on se propose de battre une forêt, la force seule vient à bout des animaux courageux, au lieu que ceux sur qui la peur fait une vive impression s'effraient au bruit des équipages arrivants, et s'enfoncent dans l'épaisseur du bois : de même aussi les plus vigoureux des Bretons se sont fait écraser d'abord ; ce qui reste n'est qu'un troupeau de lâches. Si vous les avez enfin trouvés, ce n'est pas qu'ils vous aient attendus ; mais, ne pouvant plus reculer, ils demeurent par nécessité immobiles et tremblants, vous présentant matière à remporter une victoire aussi aisée que glorieuse.

Achevez une si belle carrière ; couronnez cinquante ans de guerre par un jour triomphant ; prouvez à la république que l'on ne peut imputer à l'armée ni les longueurs de la guerre, ni les fréquentes rébellions des vaincus.

Pendant qu'Agricola parlait encore, l'ardeur des soldats brillait dans leurs yeux ; et dès qu'il eut fini, pleins de confiance ils coururent aux armes. La disposition que le général donna à son armée est remarquable, en ce qu'il forma sa première ligne uniquement de troupes auxiliaires, huit mille hommes de pied au centre, trois mille chevaux sur les ailes ; les légions demeurèrent en corps de réserve à la tète du retranchement. Agricola envisageait dans cet arrangement un double avantage. Ce devait âtre une grande gloire de vaincre sans qu'il en coûtât une seule goutte de sang romain ; et si la première ligne pliait, elle trouvait dans la seconde une puissante ressource.

L'armée des Bretons, occupent un terrain élevé a pente, se rangea en amphithéâtre ; de façon que la première ligne placée en bas était soutenue et surmontée par les autres rangs, qui croissaient en hauteur avec la colline : la cavalerie et les chariots armés en rame battaient le milieu de la plaine, faisant grand bruit, grand fracas. Comme les Barbares avaient la supériorité du nombre, Agricola craignit qu'ils ne s'étendissent et ne parvinssent à envelopper son armée. Par prévenir cet inconvénient, plusieurs officiers lui conseillaient de faire avancer les légions ; mais il ne s'alarmait pas aisément ; et, plus disposé à bien espéra, il s'en tint à son plan, et se contenta de donner un pin grand front à sa première ligne en élargissant les rangs.

D'abord on se battit de loin, et les Bretons se défendaient sans peine : joignant l'adresse au courage, ils paraient les traits des Romains, et en lançaient sur eux une grêle ; mais les choses changèrent de face lorsque deux cohortes de Tongres et trois de Bataves, suivant l'ordre d'Agricola, se furent approchées des ennemis, et les eurent obligés d'en venir aux épées. Les Bretons avaient un grand désavantage dans ce genre de combat, parce que leurs boucliers étaient petits, et leurs épées énormément longues et sans pointe : lorsqu'ils étaient serrés de près par un ennemi qui les pointait, ils ne pouvaient ni parer les coups ni as rendre. Les Bataves, au contraire, étaient très-expérimentés et très-habiles dans cette façon d'attaquer, et ils eurent bon marché des Bretons. Le frappant à coups redoublés, les heurtant avec leurs larges boucliers, leur portant au visage la pointe de leurs épées, ils les mirent bientôt en désordre. Les autres cohortes, animées par leur exemple, secondent leurs efforts, et chacune à son poste taille en pièces ceux qui lui étaient opposés.

La cavalerie bretonne[19] et les chariots armés en guerre suivirent le sort de l'infanterie. Après quelque résistance, ils furent rompus ; et déjà les Romains avaient nettoyé toute la plaine.

En ce moment, ceux des Bretons qui postés sur la hauteur avaient été jusque -là simples spectateurs du combat, commencèrent à descendre et à envelopper les vainqueurs. Agricola avait réservé quatre régiments de cavalerie pour les besoins imprévus, et il leur donna ordre de partir, d'aller au-devant de cette nouvelle attaque, et d'en empêcher l'effet. Ce fut là ce qui décida de la victoire. Les Bretons soutinrent d'autant moins le choc de la cavalerie romaine, qu'ils venaient eux-mêmes avec plus de vivacité et d'ardeur. Ils ne purent garder leurs rangs, ils furent tout d'un coup dissipés et la cavalerie victorieuse, tournant contre les Barbares leur propre stratagème, s'étendit pour prendre en queue ceux qui combattaient encore. Ainsi fut achevée la défaite entière de l'armée des Bretons. Personne ne songea plus à faire aucune résistance, et tous se débandant cherchèrent leur salut dans la fuite.

Les vainqueurs en firent un grand carnage, les poursuivant l'épée dans les reins. Néanmoins en certaines rencontres l'indignation ranimait le courage des vaincus. Surtout lorsqu'ils se virent près des bois, plusieurs pelotons se rallièrent, et s'embusquant dans l'obscurité des forêts, ils surprirent et tuèrent ceux qui couraient après eux avec trop d'avidité et peu de précaution. Agricola, à la vigilance duquel rien n'échappait, sentit le danger, et prit de sages mesures pour empêcher qu'une trop grande confiance ne devînt funeste à son armée victorieuse. Il forma autour de la forêt une enceinte de bonnes troupes d'infanterie : il envoya de la cavalerie dans les routes, et jeta dans le fort du bois quelques cavaliers, qui mirent pied à terre pour y pouvoir pénétrer. Moyennant ces secours, la poursuite s'acheva sans risque ; et les Bretons, qui n'espéraient plus rien de la surprise, se dispersèrent de nouveau, s'évitant les uns les autres, et croyant qu'il y avait plus de sûreté pour eux à fuir seuls, qu'à se faire remarquer en marchant en bande. Lés Romains ayant poursuivi les vaincus jusqu'à la nuit, las de faire des prisonniers et de tuer, reprirent le chemin de leur camp. La perte des Bretons fut estimée à dix mille hommes ; les Romains n'en perdirent que trois cent quarante, et un seul officier de distinction.

Il est aisé de concevoir que la nuit qui suivit fut une nuit de joie et de tranquillité pour les vainqueurs. Les Bretons l'employèrent à se lamenter sur leur désastre, et à se chercher mutuellement. On entendait les pleurs des femmes, les cris furieux des hommes ; ils traînaient les blessés qui avaient peine à suivre ; ils appelaient ceux dont aucune blessure n'avait diminué les forces ; ils abandonnaient leurs maisons, et dans leur désespoir ils y mettaient eux-mêmes le feu ; ils choisissaient des retraites qui leur paraissaient sûres, et le moment d'après ils les quittaient ; ils se réunissaient pour prendre en commun quelque résolution, et ensuite ils se séparaient[20] pour suivre chacun ses rues particulières. Tantôt l'aspect des personnes les dus chères les attendrissait, tantôt il les mettait en tireur ; et il demeura pour constant que quelques-uns tuèrent leurs femmes et leurs enfants, prétendant leur donner une dernière marque de tendresse et de commisération.

Le lendemain les Romains jouirent pleinement du spectacle de leur victoire. Un silence de solitude, les collines désertes, les maisons fumantes, tout leur annonçait qu'il ne leur restait plus d'ennemis. On envoya les partis à la découverte, et ils ne rencontrèrent personne. Agricola se tint donc pour bien assuré, que l'armée des Bretons était entièrement dissipée, que les vaincus avaient dirigé leur fuite vers différents côtés, et qu'ils ne songeaient point à se rassembler ; et comme la saison était déjà fort avancée, et ne permettait pas de s'enfoncer dans le pays et de suivre les fuyards dans toutes leurs retraites pour achever de les subjuguer, il ramena ses troupes vers le midi, dans le pays des Horestes[21]. Ayant reçu des otages de ce peuple, il continua sa route, marchant lentement pour donner le temps aux nations qu'il traversait de mieux remarquer la force de son armée, et pour laisser dans leurs esprits une plus profonde impression de terreur. Il regagna ainsi ses quartiers d'hiver.

Pendant cette marche, il avait envoyé sa flotte faire le tour de l'île par le nord. C'était la première fois qu'une flotte romaine entreprenait cette navigation, qui ara réussi ne laissa pas lieu de douter que la Grande-Bretagne ne fût une île. C'est l'expression de Tacite[22], qui prouve que jusque-là, comme je l'ai remarqué ailleurs. Il n'y avait pas sur ce point une entière certitude parmi les Romains. La flotte d'Agricola découvrit les Orcades, et reconnut même Thylé, cachée jusqu'alors, dit Tacite, dans les neiges et les frimas. Cette Thylé ne peut point être l'Islande, trop éloignée de ces parages, et il paraît que l'on doit entendre les îles de Schetland. Toute la navigation fut heureuse, et la flotte comblée de gloire vint aborder au port de Trutule[23].

L'idée de tourner la Grande-Bretagne était valsai Agricola à l'occasion d'une aventure mémorable, arrivée l'année précédente. Une cohorte, nouvellement levée dans le pays des Usipiens en Germanie, avait été amenée dans la Grande-Bretagne. Ces Barbares, qui regrettaient leur pays, et supportaient impatiemment l'espèce d'exil où on les retenait, tuèrent le centurion et les vieux soldats qu'on leur avait donnés pour les instruire et les former ; et s'étant emparés de trois vaisseaux, ils s'y rembarquèrent, et forcèrent les pilotes d'y rester avec eux. Un de ces trois pilotes ayant néanmoins fait en sorte de leur échapper et de s'enfuir, les deux autres devinrent suspects aux Usipiens qui les tuèrent, et se trouvèrent ainsi sur une mer inconnue, avec des vaisseaux qu'ils n'avaient point l'art de gouverner. Ils prirent le parti de suivre les aie et firent route sans savoir où ils allaient, causant une extrême surprise dans tous les lieux où on les voyait aborder ; car le besoin de provisions les obligeait de faire souvent des descentes, et de livrer des combats aux différents peuples bretons, qui ne se laissaient pas piller impunément. Dans ces combats, les Usipiens, tantôt vainqueurs, tantôt repoussés, furent enfin réduits à une si affreuse disette, qu'ils se mangèrent les uns les autres, choisissant d'abord les plus faibles, et ensuite se réglant sur ce que le sort en décidait. Enfin, ayant fait le tour de l'île, ils tombèrent dans la mer de Germanie, où ils furent pris, partie par les Suèves, partie par les Frisons. Quelques-uns d'entre eux furent vendus à des maîtres qui les amenèrent en Italie, où leur navigation leur attira une grande célébrité. C'était alors une aussi étonnante merveille, que l'a été dans les temps postérieurs le voyage des Indes orientales, lorsque le cap de Bonne-Espérance : fut pour la première fois doublé par Vasco de Gama.

Agricola', en rendant compte à Domitien de sa victoire sur les Calédoniens, et de l'état où il avait mis les affaires des Romains dans la Grande-Bretagne, eut soin de se renfermer dans un simple exposé des faits, sans rien donner à l'ostentation. Mais la modestie de ses dépêches ne put prévenir la jalousie que la grandeur des exploits en eux-mêmes causait à un prince ombrageux. Domitien en fut inquiété et troublé au fond de l'âme, quoiqu'au dehors il en témoignât de la joie. Il ne pouvait se dissimuler que son triomphe récent sur les Germains était une misérable comédie, qui n'avait excité que la risée du public : au lieu qu'ici il s'agissait d'une véritable et éclatante victoire, qui méritait et qui attirait l'estime de tous les Romains. Être obscurci par un particulier, c'était pour lui le comble de la douleur, et, comme il se l'imaginait, du danger. Il se disait à lui-même qu'en vain avait-il étouffé la voix de l'éloquence, et réduit au silence tous les beaux arts, s'il se trouvait un homme qui s'emparât de la gloire militaire ; que les autres genres de mérite pouvaient même plus aisément se supporter ; mais que le mérite guerrier était l'apanage du souverain.

Ces réflexions l'agitèrent beaucoup ; et, ce qui dans un caractère tel que le sien était la marque de quelque dessein sinistre, il les renferma en lui-même. On le devina. Mais pour lui, il s'étudia à se rendre, s'il eût pu, impénétrable : il s'enveloppa dans ses noires pensées, et il résolut de mettre sa haine en réserve, en attendant que l'éclat de la renommée et la faveur des soldats se ralentissent par le temps. Il fit donc décerner à Agricola les ornements de triomphateur[24], l'honneur d'une statue, tout ce qui sous les empereurs s'accordait aux particuliers en la place du triomphe, auquel ils ne pouvaient plus aspirer. En même temps il le révoqua, et l'empêcha ainsi de mettre la dernière main à la conquête de la Grande-Bretagne. Mais de peur que cette révocation ne parût une disgrâce, conne elle l'était en effet, il fit courir le bruit qu'il destinait à Agricola le gouvernement de Syrie, l'une des plis importantes places de l'empire, et qui vaquait autrement. On dit même, dans le temps, qu'un affranchi qui avait coutume d'être employé par le prince dans les commissions secrètes, fut envoyé avec les provisions de ce gouvernement, et chargé de les donner à Agricola, s'il le trouvait encore dans la Grande-Bretagne ; et que l'ayant rencontré dans la Manche, il revint sans même lui avoir parlé. Tacite n'assure point ce fait, et il soupçonne qu'il peut avoir été inventé d'après le caractère de Domitien ; mais il le trouve vraisemblable.

Cependant Agricola avait remis sa province sûre et tranquille à son successeur. En arrivant à Rome r, sa grande attention fut d'empêcher que son entrée dans la ville ne se lit remarquer par le concours de ceux qui viendraient au-devant de lui ; et ce motif le détermina à tromper l'empressement de ses amis, qui voulaient aller le recevoir hors des portes. Il entra de nuit dans Rome, il vint de nuit au palais ; et là, après un baiser froid qu'il reçut de Domitien, sans une seule parole obligeante, il se confondit parmi la foule des courtisans. Tout le reste de sa conduite fut réglé sur le même modèle. Il craignit que l'éclat de sa gloire militaire ne blessât les yeux du citoyen oisif ; et il chercha à obscurcir et à étouffer cet éclat par la simplicité à laquelle il se réduisit un train modeste, des manières faciles, deux ou trois amis pour cortège ; en sorte que ceux qui ont coutume d'estimer les grands hommes pur le faste et la pompe extérieure, après avoir vu et considéré Agricola, se demandaient si c'était donc là ce capitaine dont le nem était si fameux : il y en avait peu qui pénétrassent les raisons secrètes d'une politique si sage et si profonde.

Il vécut encore neuf ans et plus dans cette tranquillité, qui ne lui épargna pas les dangers, mais qui lui sauva au moins une catastrophe sanglante. Dès les premiers temps qui suivirent son retour à Rome, il fut plusieurs fois accusé absent devant Domitien, et déchargé absent. Ces accusations intentées contre ni

homme dont la conduite était irréprochable, et de qui personne ne faisait aucune plainte, avaient pour unique fondement sa gloire trop brillante, les jalousies du prince, et les louanges malignes que des ennemis artificieux prodiguaient à celui qu'ils voulaient perdre. D'ailleurs, les mauvais succès des guerres mal à propos entreprises, encore plus mal conduites, ne permettaient pas d'oublier Agricola. Lorsque l'on vit les armées romaines taillées en pièces dans la Momie, dans la Dace, dans la Pannonie, tout le public demandait que l'on mît en place Agricola : tous comparaient sa vigueur, son habileté, son expérience, avec la mollesse, l'incapacité, la témérité des généraux que l'on employait. Et ces discours furent portés jusqu'aux oreilles de Domitien, dont les affranchis, les uns par attachement et par zèle, les autres par envie et par noirceur, tenaient tous le mime langage, et contribuaient également à aigrir contre Agricola un prince uniquement susceptible des mauvaises impressions. C'est ainsi qu'Agricola, et par ses propres vertus et par les vices des, autres, était élevé au faîte de la gloire, qui pouvait devenir pour lui un précipice.

Arriva le temps où il se trouvait en tour de tirer au, sort les proconsulats d'Asie et d'Afrique. Ces deux emplois, également utiles et honorables, étaient pour les particuliers le comble de la fortune. Ils ne pouvaient être possédés que par des consulaires, qui y parvenaient par ancienneté ; et le sort n'était employé que pour décider lequel des deux plus anciens aurait le département d'Asie ou celui d'Afrique. Agricola ne doutait point que, s'il voulait jouir de sen droit, il n'irritât les défiances du prince ; et Civica, proconsul d'Asie, récemment mis à Mort sous le faux prétexte d'un dessein de révolte,

était polir lui une leçon, comme pour Domitien un encouragement à répéter cet exemple. Pour aider à déterminer Agricola, des émissaires du prince vinrent le trouver, et d'abord ils lui demandèrent s'il prendrait un gouvernement de province. Sur sa réponse incertaine, ils lui louèrent beaucoup le repos et la tranquillité, et ils lui offrirent leur médiation pour faire agréer ses excuses. Enfin ne se sachant plus, et lui donnant des conseils en amis, lui faisant mime entrevoir les dangers ; ils l'amenèrent à Domitien. Ce prince s'était préparé à jouer la comédie. Monté sur le ton d'arrogance, il reçut d'un air de fierté et de hauteur la prière que lui fit Agricola de le dispenser d'aller en gouvernement ; et après lui avoir accordé sa demande, il ne rougit point de recevoir des remercîments pour un si odieux bienfait. Il ne lui donna pourtant point la gratification qui était d'usage en pareil cas, et qu'il avait lui-même faite à quelques-uns, soit qu'il se tînt offensé de ce qu'Agricola ne la lui avait point demandée, soit de peur de paraître avoir payé la docilité à ses défenses secrètes.

C'est le propre du cœur humain, dit Tacite, de haïr celui que l'on a offensé. Cette injuste disposition se trouvait au suprême degré en Domitien, qui était un caractère méchant et malfaisant ; et comme il y joignait une dissimulation profonde, il était bien difficile de guérir une plaie soigneusement cachée. Cependant Agricola le désarmait par une douceur et une patience à toute épreuve, et par son attention à éviter ces grands éclats, cette vaine ostentation de liberté, qui en cherchant la gloire trouve souvent la mort.

Agricola mourut paisiblement le 23 août de l'année où Colléga et Priscus furent consuls[25]. Tacite a soin d'observer que ce fut un événement auquel prirent part tom les ordres de citoyens. Le peuple même et les plus indifférents s'y intéressèrent. Durant la maladie, on vint en foule à sa maison pour s'informer de son état, on s'en entretint dans les places publiques et dans les promenades ; et lorsqu'il fut mort, il n'y eut personne qui s'en réjouît, personne qui ne s'en occupât avec sensibilité. La commisération était d'autant plus grande, que le bruit commun attribuait sa maladie au poison. Tacite n'assure point le fait, et Agricola ne le crut en aucune façon. Au contraire, parmi les motifs de consolation qui le soutenaient dans ses derniers moments, il témoigna qu'il était bien aise d'épargner par sa mort un crime à Domitien. Ce qui n'est pas douteux, c'est que ce prince cruel et jaloux, fut charmé d'être délivré d'un sujet dont le mérite lui causait de perpétuelles inquiétudes : c'est ce que prouvent évidemment les fréquentes visites qu'il lui fit rendre par ses médecins, par ceux de ses affranchis qui entraient le plus dans sa confidence. Il n'avait pas coutume de donner de si grandes marques de considération à des particuliers ; et c'était assurément bien plutôt motif de curiosité, qu'intérêt qu'il prît au malade. Surtout le dernier jour, il voulut être informé de tous les changements qui, arrivant d'un moment à l'autre, préparaient de plus en plus une fin prochaine, et il se les fit annoncer par des courriers disposés d'espace en espace depuis la maison d'Agricola jusqu'au palais. Aurait-il eu tant d'empressement pour apprendre une nouvelle qui eût dû lui causer de la douleur ? il en montra pourtant les semblants ; mais on n'y fut point trompé. Les intérêts de sa haine étaient en sûreté ; et l'on savait que, suivant le caractère des âmes lâches, il lui était plus aisé de dissimuler sa joie que ses craintes.

Agricola suivit dans son testament le plan politique qui avait réglé ses démarches durant sa vie, et il institua Domitien son héritier avec sa femme et sa fille. L'empereur fut flatté de cette disposition testamentaire, qu'il regardait comme une marque d'estime. L'adulation continuelle l'avait tellement gâté et aveuglé, qu'il ne savait pas, dit Tacite[26], qu'un souverain, s'il n'est méchant, n'est point nommé pour héritier par un bon père.

Agricola ne laissa point d'autre postérité que sa fille mariée à Tacite. Il avait eu un fils, qui lui était né dans la Grande-Bretagne, et qui ne vécut qu'un an. Il supporta cette perte[27] sans faiblesse et sans affectation d'un courage fastueux ; et la guerre servit de diversion à sa douleur.

Tacite était absent de Rome depuis quatre ans lorsqu'Agricola mourut. Sans doute quelque emploi le retenait si longtemps dans la province. Il exprime ses regrets à ce sujet avec tant d'éloquence et de tendresse, que je croirais faire tort au lecteur si je les supprimais ici. Il adresse la parole à son beau-père mourant. Une circonstance, dit-il, qui augmente ma douleur et celle de votre fille, c'est qu'il ne nous ait point été permis de prendre soin de vous pendant votre maladie, de soulager vos derniers moments, de nous jeter entre vos bras, pour tâcher, s'il était possible, de retenir un si cher objet qui nous échappait. Au moins aurions-nous reçu avec un profond respect vos derniers avis, pour les graver à jamais dans notre mémoire. C'est pour nous une amertume d'avoir été privés de cette douce consolation : c'est une plaie qui nous est propre ; nous vous avions perdu quatre ans avant que vous nous fissiez enlevé par la mort. Sans doute, ô les meilleurs des pères ! les soins d'une épouse qui vous aimait tendrement vous ont fait rendre tous les honneurs dus à un si grand homme. Mais il a été moins versé de pleurs dans vos funérailles, et vos regards en s'éteignant ont eu quelque chose à désirer.

La douleur de Tacite, si vivement exprimée, n'était point faible néanmoins. Au heu de se consumer en plaintes superflues, il veut que les exemples de vertu qu'Agricola laisse à sa famille soient pour elle le motif d'une généreuse émulation. Il n'est point permis, dit-il, de déshonorer par des larmes la gloire d'un héros. Payons-lui plutôt le tribut de notre admiration : acquittons-nous envers lui par des louanges immortelles. Voilà de quelle façon ceux qui lui appartiennent doivent lui prouver leur piété. Ces sentiments ne sont pas pour moi seul. Je recommande même à sa femme et à sa fille de croire ne pouvoir mieux témoigner leur vénération pour sa mémoire, qu'en se rappelant sans cesse toutes ses actions et tous ses discours, et en travaillant à peindre dans leur esprit l'image de ses vertus, plutôt qu'a conserver par les couleurs ou par le marbre une représentation périssable de sa figure et de ses traits. Ce n'est pas, ajoute-t-il, que je prétende interdire aux proches ces sortes de monuments, par lesquels ils mettent devant les yeux la ressemblance de la personne et du visage de ceux qui leur ont été chers ; mais c'est à l'âme qu'ils se doivent surtout attacher : c'est elle dont ils peuvent exprimer le tableau, non par une matière étrangère et inanimée, mais par l'image vivante de leurs mœurs.

Outre ce premier devoir pour lequel le cœur suffit, Tacite en a rempli un autre qui demandait ses talents. Le portrait qu'il nous a tracé de son beau-père avec la plume surpasse tout ce que le pinceau des plus grands peintres, ou le ciseau des plus excellents sculpteurs, eût pu faire pour perpétuer la mémoire d'Agricola. Il n'a pas même voulu que nous ignorassions ce qui regarde l'extérieur de sa personne. Il nous apprend que sa taille était bien proportionnée sans être haute ; que l'air de son visage n'avait rien de rude ni d'effrayant, et plus de grâce que l'on n'en exige d'un homme et d'un guerrier ; que sa physionomie était heureuse, et annonçait la probité et la candeur, en sorte qu'on ne pouvait le voir sans l'aimer, sans être charmé de trouver en lui le grand homme réuni à l'homme de bien.

Agricola n'avait pas cinquante-six ans quand il mourut, et par conséquent il fut enlevé dans un âge où il pouvait se promettre encore plusieurs années de vie. Mais que lui restait-il à désirer ? dit Tacite. Il avait acquis en un haut degré les vrais biens, qui consistent dans les vertus. Consulaire, et décoré des ornements du triomphe, la fortune n'avait plus aucun nouveau titre d'honneur à lui ajouter. Il ne souhaitait point d'immenses richesses ; il en avait de suffisantes pour soutenir son rang. Il laissait sa famille dans une situation tranquille et florissante. En de telles circonstances sa mort fut d'autant plus heureuse, qu'elle lui épargna la vue des plus grands malheurs que Domitien ait fait souffrir à la patrie. Car ce fut dans ses dernières années que ce prince redoubla de cruauté, et que, ne se contentant plus d'attaquer la république par intervalles et d'une façon qui lui laissât le temps de respirer, il sembla vouloir la détruire d'un seul coup.

L'occasion qui aigrit et porta à son comble l'humeur farouche de Domitien, fut la révolte de L. Antonius ; et c'est par ce fait que je reprends le fil de l'histoire.

 

 

 



[1] Le texte de Tacite (Agricola, 44.) porte qu'Agricola naquit sous le troisième consulat de Caïus, et mourut sous celui de Colléga et de Priscus dans sa cinquante-sixième année. Ces deux dates se contredisent, vu qu'elles ne renferment qu'un espace de cinquante-quatre ans. Il y a donc erreur dans l'une ou dans l'autre. Je suppose que c'est la date de la naissance qui est fautive.

[2] Ils occupaient la partie septentrionale de l'Angleterre depuis l'Eden jusqu'à l'Humbre.

[3] Les Silures habitaient ente la Savorne et la mer d'Hibernie.

[4] Peuples du Nord-Galles

[5] Île d'Anglesey.

[6] TACITE, Agricola, 22.

[7] An de Rome 830.

[8] An de Rome 831.

[9] An de Rome 832.

[10] An de Rome 833.

[11] C'est aujourd'hui le Galloway et les pays voisins.

[12] An de Rome 834.

[13] Peuples du nord de l'Écosse.

[14] An de Rome 835.

[15] Gransbain, chaîne de montagnes, qui s'étend par le travers de l'Écosse d'une mer à l'autre.

[16] Boudicéa.

[17] Le texte nomme les Brigantes. Mais c'est une faute. Boudicéa était reine des Icéniens et non des Brigantes. Elle réunit plusieurs peuples dans sa querelle.

[18] Le texte porte la huitième : mais sans doute par erreur, comme le prouve évidemment le calcul des campagnes d'Agricola.

[19] Le récit de Tacite s'embarrasse ici, et probablement le texte a souffert quelque altération. J'en ai pris uniquement ce qui est clair.

[20] Au lieu de sperare, qui se trouve dans le texte, il est clair que l'on doit lire separare.

[21] On place ces peuples en-deçà du golfe de Clyd, près de l'Eden, à peu près dans le canton nommé maintenant Ethedal.

[22] TACITE, Agricola, 10.

[23] Ce nom n'est pas connu des géographes. On veut qu'il soit fautif, et on corrige Rutupe, qui est Richborow dans la province de Kent ce qui me paraît souffrir difficulté.

[24] An de Rome 836.

[25] An de Rome 844.

[26] TACITE, Agricola, 28.

[27] TACITE, Agricola, 28.