HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TITUS ET DOMITIEN

LIVRE UNIQUE

§ I. Titus reconnu empereur malgré les intrigues de Domitien son frère.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE TITUS.

VESPASIANUS AUGUSTUS IX. - TITUS CÆSAR VII. AN R. 830. DE J.-C. 79.

Titus confirme par une seule ordonnance tous les dons et toutes les grâces qu'avaient accordés ses prédécesseurs.

Sa douceur et sa modération envers Domitien. Il bannit les délateurs. Il renvoie Bérénice.

Embrasement du mont Vésuve. Mort de Pline l'ancien.

TITUS AUGUSTUS VIII. - DOMITIANUS CÆSAR VII. AN R. 831. DE J.-C. 80.

Peste violente.

Horrible incendie dans Rome.

Dédicace de l'amphithéâtre commencé par Vespasien, et achevé par Titus, qui donne à cette occasion des jeux magnifiques au peuple.

SEX. FLAVIUS SILVANUS[1]. - T. ANNIUS VERUS POLLIO. AN R. 832. DE J.-C. 81.

Titus meurt le treize septembre.

 

Après la mort de Vespasien, Titus son fils aîné fut reconnu sans difficulté pour empereur par le sénat et par les soldats. Ce n'est pas que Domitien, dont l'ambition était effrénée, ne désirât disputer l'empire à son frère, ou au moins le partager avec lui. Il eut la pensée d'offrir aux soldats une gratification double de celle que Titus leur accordait ; il prétendait que le testament de son père avait été altéré, et que l'intention de Vespasien était que ses deux fils jouissent en commun de l'empire. Ces discours étaient bien démentis par toute la conduite de Vespasien, qui avait toujours mis une très-grande différence entre ses deux fils, associant l'aîné à sa puissance et à l'autorité du gouvernement, et traitant le second avec une sévérité qui avait eu besoin plus d'une fois d'être tempérée par les représentations et par les prières de Titus : aussi les plaintes de Domitien n'eurent-elles d'autre effet que de manifester de plus en plus son mauvais cœur, et d'inspirer à Titus des ombrages auxquels il eût dû, pour sa sûreté et pour le bonheur de l'empire, faire plus d'attention.

Il n'est personne qui ne connaisse cet empereur par le glorieux titre de Délices du genre humain. Il le mérita par une bonté constante et universelle ; et tout ce que nous avons à dire de son règne se réduit presque aux preuves qu'il donna de cet aimable caractère.

Il s'annonça tout d'un coup par une ordonnance que lui dicta son inclination bienfaisante. Ses prédécesseurs depuis Tibère avaient pris pour règle de regarder tous les dons[2] faits sur le domaine de la république par ceux à qui ils succédaient comme annulés par la mort des donateurs ; il fallait que les particuliers qui les avaient reçus en obtinssent la confirmation du nouveau prince : Titus les exempta de cette nécessité importune, et par un édit général il confirma tous les dons de ses prédécesseurs. Son exemple fit loi, et fut suivi par les princes qui lui succédèrent.

En prenant possession du grand pontificat, il déclara qu'il recevait cette dignité sacrée comme un engagement à garder ses mains pures, et à ne les jamais souiller par le sang d'aucun citoyen. Il tint parole ; et pendant son règne, qui malheureusement fut trop court, il n'ordonna la mort de personne, quoique les occasions ne lui aient pas manqué d'exercer une légitime vengeance.

Deux patriciens furent convaincus d'avoir conspiré contre lui. Titus, fidèle à ses maximes de clémence, et protestant avec serment qu'il aimait mieux, périr que tuer, manda les coupables, et les exhorta à se désister du projet insensé de s'élever à l'empire, dont l'ordre seul des destins disposait : il leur promit de leur accorder toute autre chose qu'ils pourraient souhaiter ; et comme là mère de l'un d'eux était absente de Rome, il dépêcha à cette dame un courrier pour calmer ses inquiétudes, et l'assurer que la vie de son fils ne courait aucun risque. Enfin il invita les conspirateurs à souper familièrement avec lui ; et le lendemain, assistant à un spectacle de gladiateurs, il les fit asseoir à ses côtés ; et lorsqu'on lui apporta selon l'usage les armes des combattants, afin qu'il pût examiner si elles étaient en bon état, il les remit avec confiance entre tes mains de ceux qui venaient de former des desseins contre sa vie.

Son frère ne cessa de lui tendre des embûches : il sollicitait presque ouvertement les armées à la révolte ; il tramait des projets pour s'éloigner de la cour. Jamais Titus ne put prendre sur lui, non seulement de faire mourir un frère si criminel, mais de s'assurer de sa personne, ou même de lui témoigner moins de considération : il le fit son collègue dans le consulat. Dès le premier jour qu'il s'était vu empereur, il lui avait déclaré que, n'ayant point d'enfants mâles, il le regardait comme son successeur à l'empire, et il continua de lui tenir toujours le même langage : bien plus, clans des entretiens secrets il le conjura souvent avec larmes de répondre enfin à ses avances, et de lui rendre amitié pour amitié.

Un prince si plein de douceur était bien éloigné de recevoir ni de souffrir les accusations odieuses qui, transformant en crimes de lèse-majesté de simples paroles, souvent innocentes, avaient été pendant longtemps la terreur des gens de bien. Il en abolit entièrement l'usage, et voici de quelle manière.il s'expliquait sur ce sujet : Ces prétendus crimes ou me regardent, ou regardent mes prédécesseurs. Quant à moi, je ne puis être outragé ni insulté, car je ne fais rien de condamnable : et les discours qui n'ont d'autre appui que le mensonge ne me paraissent dignes que de mépris. Pour ce qui est des empereurs qui m'ont précédé, c'est à eux à venger leurs injures, supposé qu'ils soient véritablement entrés en part des droits de la Divinité. Ainsi, bien loin que les délateurs trouvassent accès auprès de lui, ceux qui restaient encore de la licence des règnes précédents éprouvèrent de la part de Titus une juste rigueur. Les uns furent simplement chassés de Rome ; d'autres plus coupables, après avoir été battus et fouettés dans la place publique, et promenés ignominieusement dans l'Amphithéâtre, furent ou vendus comme esclaves, ou enfermés dans des îles désertes. Il prit même des précautions pour l'avenir, et, par de sages réglementa, il tâcha de mettre un frein aux criminelles chicanes de ceux qui faisaient servir les lois à l'oppression des innocents et à l'accroissement de leur fortune.

Il était si porté à faire du bien que, s'il ne croyait pas devoir accorder ce qu'on lui demandait, au moins donnait-il des espérances ; et ses officiers ayant pris la liberté de lui représenter à ce sujet qu'il promettait peut-être plus qu'il ne pouvait tenir, il leur répondit qu'il ne fallait point qu'aucun citoyen sortît mécontent de l'audience de son prince. Tout le monde sait en quels termes il témoigna son regret d'avoir laissé passer un jour sans le marquer par aucun bienfait. Mes amis, dit-il à ceux qui soupaient avec lui, j'ai perdu ma journée ; mot consacré à jamais dans les annales du genre humain, et plus digne de louanges que toutes les victoires d'Alexandre et de César.

Après ce trait, il est inutile d'observer que jamais Titus ne fit aucune injustice à personne, jamais il ne dépouilla de son bien un légitime possesseur. Il ne reçut pas même les contributions établies par l'usage, et regardées comme des témoignages volontaires de l'affection des peuples pour leur prince.

Populaire par inclination, autant que les premiers citoyens de Rome l'étaient autrefois par nécessité, s'il donnait des combats de gladiateurs, il laissait la multitude décider du nombre et du choix des combattants. En prenant le bain dans les Thermes qu'il avait bâties, il y admettait les gens du peuple avec lui. Suétone observe néanmoins que, même dans ses plus grandes familiarités, il savait toujours garder son rang, et ne point avilir la majesté du commandement suprême ; et nous avons déjà vu Tacite lui rendre le même témoignage.

Un commerce doux et aisé dans le particulier lui gagnait les cœurs de tous ceux qui l'approchaient. Il mérita d'avoir des amis, avantage infiniment rare dans une si haute fortune : et il les choisit si bien, que ceux qui avaient eu part à sa confiance conservèrent le même rang auprès des princes amis de la vertu qui vinrent après lui.

Il connaissait le prix de l'amitié, et il en remplissait les devoirs. Étant à peu près de même âge que Britannicus, il avait été élevé avec ce jeune prince, ayant les mêmes maîtres, et formé par les mêmes leçons. Ils étaient si familièrement liés ensemble que l'on a dit que, dans le repas qui termina si tristement les jours du fils de Claude, Titus assis à côté de lui prit une partie de la coupe empoisonnée, et en fut longtemps et dangereusement malade. Lorsqu'il fut parvenu à l'empire, il se souvint de celui dont la société avait honoré son enfance ; il fit faire deux statues de Britannicus : l'une d'or, qu'il plaça dans le palais ; l'autre d'ivoire et équestre, pour être portée avec les images des dieux et des grands hommes dans la pompe solennelle des jeux du cirque.

Ce qui me paraît extrêmement remarquable, est que la souveraine puissance, dont la séduction a été souvent dangereuse pour des caractères, qui dans la condition privée avaient paru vertueux, perfectionna les bonnes qualités de Titus, et corrigea ses défauts ; car sous l'empire de son père, sa conduite n'avait pas été nette ni entièrement exempte de taches. On lui reprochait surtout divers actes de rigueur dans l'exercice de la charge de préfet du prétoire, et de grands dérangements dans les mœurs. La chose avait été poussée si loin que, si nous en croyons Suétone, on se faisait une idée sinistre de l'avènement de Titus au rang suprême, et on craignait en lui un nouveau Néron.

Je ne doute pas qu'il n'y ait de l'exagération dans ce langage, et que la fantaisie d'établir un contraste brillant entre Titus césar et le même Titus empereur n'ait fait charger beaucoup le portrait de sa première conduite. Nous avons vu que les prétendus actes de rigueur qu'on lui impute, du vivant de son père, étaient des actes de justice contre des criminels, et des précautions nécessaires pour assurer la vie du prince et la tranquillité publique. L'habitude de l'équité et de la bonté était déjà ancienne chez lui, lorsqu'il prit les rênes de l'empire : c'est de quoi la guerre des Juifs nous a fourni plusieurs preuves.

Il n'est pas aussi aisé de justifier Titus sur les accusations qui concernent le dérèglement des mœurs. Sa maison, tant que vécut Vespasien, était composée en grande partie de pantomimes, d'eunuques, et d'une troupe de jeunes esclaves dont une plume chaste n'ose exprimer la destination. Ses amours pour Bérénice, depuis qu'ils ont été chantés par le plus tendre de nos poètes, sont connus de tout le monde parmi nous : c'est sur cet important article que la licence du pouvoir souverain le réforma.

Un des premiers usages qu'il fit de l'autorité dévolue en ses mains fut de renvoyer Bérénice, qu'il aimait et dont il était aimé. Cette princesse, fille d'Agrippa premier, sœur d'Agrippa second, avait été mariée d'abord à Hérode, roi de Chalcis, son oncle, et après la mort d'Hérode à Polémon, roi de Cilicie, de qui elle se sépara[3]. Sa conduite n'était rien moins que régulière, et on la soupçonnait même d'inceste avec son frère : mais elle avait des grâces, de l'esprit, de l'adresse, de l'élévation dans les sentiments, des mœurs magnifiques ; et par ces différents charmes elle sut plaire à Titus, qui eut occasion de faire connaissance avec elle pendant la guerre de Judée. Elle le suivit à Rome après la prise de Jérusalem, et, vivant avec lui dans le palais, elle était regardée comme destinée à devenir son épouse légitime, et elle s'en attribuait d'avance tout le crédit et tous les honneurs. Il parait néanmoins que Titus interrompit ses liaisons avec elle du vivant de son père, et même l'éloigna, mais probablement avec promesse de la rappeler. Dès qu'elle sut que ce prince était devenu pleinement maître de ses actions, elle vint à Rome et elle trouva que ce qui fondait ses espérances en était la ruine : Titus, en devenant empereur, avait pris les sentiments de sa place. Plus sévère à lui-même, depuis que la décision de ses démarches roulait sur sa volonté seule, il fut frappé de l'inconvénient d'un mariage qui déplairait à tous les Romains. On sait qu'ils ne connaissaient d'autre noblesse que celle de leur sang, et que les rois et les reines n'étaient pour eux que des esclaves couronnés. Le mariage d'Antoine avec Cléopâtre avait été universellement condamné : et quelle comparaison entre Cléopâtre, reine puissante et issue d'une longue suite de rois, et Bérénice, qui n'avait que le titre de reine, et dont la sœur Drusille avait épousé Félix[4], affranchi de Claude ! Titus, persuadé que son principal devoir était de ne donner à ceux qui lui obéissaient aucune occasion de censure et de plainte fondée, se vainquit lui-même, et, sacrifiant son penchant à la raison d'état, il renvoya Bérénice sans retour.

Suétone ne dit pas positivement que Titus ait éloigné de sa cour toute cette troupe débauchée qui avait longtemps terni sa réputation ; mais ce prince s'en détacha si bien, que, ses pantomimes ayant eu des succès brillants sur le théâtre, et s'étant attiré des applaudissements proportionnés à la passion que la multitude avait pour leur art, Titus n'y prit aucun intérêt, et s'abstint même de les voir jouer.

On avait encore blâmé la profusion de ses repas, qu'il poussait souvent jusqu'à minuit avec des amis de table et de bonne chère : il étendit sa réforme sur ce point, comme sur les autres endroits répréhensibles de sa conduite. Il voulut que la gaîté et la liberté régnassent dans ses repas, mais sans aucune sorte d'excès, et la vertu seule donna droit à son amitié.

Enfin quelques-uns l'avaient taxé d'avidité pour l'argent, et Suétone assure comme un fait constant qu'il entrait pour sa part dans les sordides trafics qu'exerçait son père. Nous avons pourtant vu que dès lors il en désapprouvait l'indécence : mais, lorsqu'il fut le maître, il effaça entièrement cette tache par des procédés non seulement exempts de toute injuste exaction, mais généreux et magnifiques.

Tel est le changement que la souveraine puissance opéra dans Titus. II se persuada que la première place restreignait sa liberté, et que, dans la proportion qu'il pouvait plus, moins de choses lui étaient permises. C'est ce qu'il répondit à un homme étonné de ce qu'il lui refusait ce qu'il avait sollicité en sa faveur auprès de Vespasien. Il y a bien de la différence, lui dit-il, entre solliciter un autre ou juger soi-même ; entre appuyer une demande ou avoir à l'accorder.

La félicité dont jouissaient les Romains, sous un prince uniquement occupé du soin de les rendre heureux, fut troublée par trois grandes, calamités, savoir, l'embrasement du mont Vésuve, une maladie épidémique et contagieuse, et un terrible incendie dans Rome. Le premier de ces trois désastres est en même-temps le plus important et le plus funeste, et il a acquis na nouveau degré d'intérêt pour nous par la découverte récente d'une ville qu'avait ensevelie sous terre ce furieux ébranlement, et qui vient d'être retrouvée entière après un intervalle de près de dix-sept siècles. Parce raisons, je crois ne devoir pas craindre les détails dans la description d'un si mémorable événement.

Et d'abord j'observe que, jusqu'au temps dont je parle, le mont Vésuve ne s'était point rendu redoutable par ces violentes éruptions de flammes qui depuis se sont tant[5] de fois renouvelées, et ont produit tant de ravages. S'il en était arrivé quelqu'une, le souvenir n'en subsistait plus ; seulement on en raisonnait par conjectures. La bouche du volcan, qui était ouverte, le feu qui paraissait au-dessus pendant la nuit, et la fie niée pendant le jour, la face du terrain jusqu'à une certaine distance couverte de cendres et de pierres calcinées, les tremblements de terre assez fréquents aux environs, tout cela faisait conclure que ce lieu renfermait des flammes qui, autrefois plus vives et plus impétueuses, s'étaient ensuite amorties faute de matières propres à les entretenir. C'est ce que l'on peut recueillir des témoignages combinés du poète Lucrèce, de Diodore de Sicile et de Strabon, qui tous ont écrit et sont morts avant le règne de Titus. Pline l'ancien, à qui l'embrasement que j'ai à raconter coûta la vie, parle froidement du Vésuve en plus d'un endroit de son Histoire naturelle, sans faire mention d'aucune singularité qui rendit ce mont remarquable. Sénèque, qui emploie tout le sixième livre de ses Questions naturelles à rechercher les causes des tremblements de terre, et en particulier de celui qui, sous le règne de Néron, durant le consulat de Regulus et de Virginius, affligea la Campanie et causa de très-grands dommages aux villes de Pompéi et d'Herculanum, ne parait avoir fait aucune attention au voisinage du mont Vésuve, dont il ne dit pas un seul mot. On vivait donc à cet égard dans la sécurité, et l'on croyait n'avoir pas beaucoup .à craindre d'un feu médiocre, qui sortait par une ouverture assez étroite, et dont les effets semblaient même avantageux par la beauté et la fertilité des campagnes d'alentour.

Le 24 août[6] de la 1re année du règne de Titus, qui concourt avec la 79e depuis Jésus-Christ, à une heure après midi, parurent les préludes de l'affreuse désolation qui devait apprendre aux voisins du mont Vésuve à le craindre. Pline le jeune, qui était alors avec son oncle à Misène, rapporte qu'on y aperçut comme un grand nuage d'une figure singulière, et qui, semblable à un pin, s'élevait d'abord à une hauteur considérable, et formait comme un tronc d'où se séparaient plusieurs branches. Ce nuage était tantôt blanc, tantôt sale et parsemé de taches, selon qu'il portait avec soi de la cendre ou de la terre. D'où sortait le nuage ? c'est a qu'on ignorait à Misène ; et Pline l'Ancien, qui commandait la flotte que les Romains tenaient dans ce port, fit équiper aussitôt un vaisseau léger, et partit, aussi courageux que curieux observateur, pour aller reconnaître de près un phénomène inusité.

Tout était effrayant, secousses violentes données à la terre, ébranlement des montagnes jusqu'à leurs anses, bruits souterrains semblables au tonnerre, longs mugissements qui faisaient retentir le rivage, le sol échauffé et presque brûlant, la mer bouillonnante, le ciel en feu : il semblait que tous les éléments se fissent une guerre dont les hommes allaient être les victimes.

Cette furieuse commotion était l'effet du feu alluma dans le gouffre, et qui avait peine à se faire une issue.

Enfin il vainquit les obstacles : il lança avec aider des pierres d'une grosseur prodigieuse, qui sorties de la bouche du volcan retombaient par leur poids et roulaient le long de la montagne. Les flammes parurent et furent bientôt suivies d'une épaisse fumée qui obscurcit l'air, qui cacha le soleil, et changea le jour en une nuit affreuse.

Ce fut alors que la frayeur fut portée à son comble ; chacun pense toucher à sa dernière heure ; l'imagination troublée ajoutait au danger réel des peurs chimériques de fantômes et de géants, que l'on croyait voir dans l'ombre ; on se persuadait que la nature était bouleversée dans son entier, que le monde périssait, et qu'il allait rentrer dans le chaos : les uns quittaient leurs maisons agitées et prêtes à se renverser sur eux, pour chercher plus de sûreté dans les rues et dans les campagnes ; les autres fuyaient des campagnes dans les villes et dans les maisons : ceux qui étaient en mer s'efforçaient de gagner la terre, et de la terre on courait vers la mer ; chacun s'imaginait que le lieu où il n'était pas lui offrirait un meilleur asile.

Cependant arrivent d'immenses nuées de cendres, qui remplirent l'air, la terre et la mer ; elles se portèrent jusqu'à Rome en assez grande quantité pour y obscurcir le jour ; et la surprise fut égale à la terreur, parce que la cause d'un si étrange effet était encore ignorée dans cette capitale. Elles passèrent même les mers, et volèrent, si nous en croyons Dion, en Afrique, en Syrie et en Égypte ; mais dans le voisinage elles devinrent un mal atroce, et la partie la plus funeste du fléau qui accablait ce pays malheureux. Elles tombaient en pluie si épaisse et si rapide, que Pline le jeune[7], qui était alors dans la campagne de Misène, à plus de cinq lieues de distance du Vésuve en ligne directe, ayant été obligé de s'asseoir avec sa mère à côté du chemin, de peur que la foule de ceux qui fuyaient ne les écrasât dans l'obscurités rapporte qu'il leur fallait se lever de temps en temps pour secouer la cendre, qui, sans cette précaution, les eût couverts et même étouffés ; et son oncle, qui s'était avancé bien plus près du danger, et qui se trouvait actuellement à Stabies, où il dormait, fut éveillé par ses amis et par ses gens, qui l'avertirent que la cour de la maison se remplissait de cendres mêlées de pierres rongées et raboteuses, en sorte qu'il courait risque de se voir incessamment assiégé et enfermé, sans avoir d'issue pour sortir.

Les villes de Pompéi et d'Herculanum éprouvèrent le malheur qui était près d'arriver à la maison d'où Pline se sauva, et elles furent ensevelies sous les horribles monceaux de cendres. Ces cendres, détrempées par les pluies qui accompagnent ordinairement les éruptions du Vésuve, et mastiquées par les torrents de matières fondues, métaux, soufres, minerais de toute espèce, qui coulaient du haut de la montagne, et qui se durcissaient en se refroidissant, formèrent un massif qui remplit les rues et les vides des édifices, et qui, s'élevant au-dessus de leur plus grande hauteur, enterra tellement ces villes infortunées que les yeux n'en découvraient plus aucun vestige. Il n'est pas besoin de remarquer que ces mêmes cendres causèrent de grands dommages aux terres, aux hommes, aux bestiaux. Dion assure qu'elles tuèrent les oiseaux dans l'air, et les poissons dans la mer.

Il parait que le mal dura dans toute sa violence pendant trois jours, et ne s'éteignit que le quatrième ; car Pline l'ancien mourut le second jour de l'embrasement, et ce ne fut que le troisième jour après sa mort que l'on fut assez tranquille pour aller chercher son corps et lui rendre les derniers honneurs.

Les auteurs ne nous apprennent point si le nombre de ceux qui périrent fut considérable. Le danger s'était annoncé par des menaces avant que de devenir extrême, et l'on avait eu le temps de s'enfuir à une assez grande distance pour mettre sa vie en sûreté. Nous ne croyons donc pas devoir ajouter foi à Dion, touchant le sort des habitants de Pompéi et d'Herculanum, qu'il dit avoir été surpris par la pluie de cendres dans les théâtres de leur ville. Le peuple de ces lieux si voisins du péril s'était sans doute répandu dans les campagnes ; et d'ailleurs le théâtre d'Herculanum, découvert et visité, comme je l'ai dit, il y a peu d'années, n'a présenté aux yeux des curieux aucun corps mort. Il est pourtant plus que probable que, s'il y en eût eu, ils s'y seraient conservés dans le mortier qui les aurait environnés et pénétrés, de même que l'on y a trouvé des raisins, des noix, des avelines, du blé, du pain, des olives, un pâté d'un pied de diamètre, le tout brûlé en dedans, mais gardant sa forme extérieure.

Comme j'ai été obligé de faire mention de cette découverte de la ville d'Herculanum, trouvée après tant de siècles à dix toises de profondeur en terre, je ne sais si le lecteur me pardonnerait de ne lui point donner ici quelque idée d'un événement aussi singulier. J'emploierai en grande partie les propres termes d'un écrivain[8] également distingué dans les lettres et dans la magistrature, qui a été sur les lieux, qui a tout vu par lui-même, et qui s'est fait un plaisir de communiquer au public ses observations, et ce que contiennent de plus important celles des autres.

Au commencement de ce siècle-ci quelques habitants du village de Rétina, situé sur le bord de la mer, à peu de distance du mont Vésuve, faisant creuser un puits, trouvèrent plusieurs morceaux de marbre jaune antique et de marbre grec de couleurs variées. En 1711, le prince d'Elbeuf, que des aventures qui ne sont point de mon sujet avaient conduit au royaume de Naples, ayant besoin de poudre de marbre pour faire des statues dans une maison de campagne qu'il bâtissait à Portici, village voisin de Rétina, fit excaver les terres à fleur d'eau, dans ce même puits où l'on avait déjà trouvé des fragments de marbre. On trouva alors un temple orné de colonnes de marbre d'Orient, et de statues, qui furent enlevées et envoyées au prince Eugène de Savoie. Une pareille découverte devait inspirer le désir de pousser plus loin les recherches ; cependant elles furent interrompues jusqu'au mois de décembre 1738, temps auquel le roi des Deux-Siciles, Don Carlos, qui a une maison de plaisance à Portici, donna ordre de continuer à excaver les terres dans la grotte déjà commencée par le prince d'Elbeuf, et de pousser des mines de côté et d'autre. Le creux, à 'dix toises de profondeur, donna justement au milieu d'un théâtre dont on découvrit peu à peu les différentes parties. On perça ensuite en tous sens des conduits souterrains, mais bas et étroits, en sorte que l'on ne peut discerner les objets qu'à la lueur des torches, ce qui en rend l'observation pénible et imparfaite. Ces difficultés n'out pas empêché que l'on n'ait découvert par degrés la ville d'Herculanum presque entière ; et l'on s'est assuré qu'elle n'avait point été renversée ni engloutie, mais simplement couverte et enterrée par les matières sorties du volcan. Les murailles gardent dans la plupart des endroits une situation à peu près perpendiculaire, ou de moins elles ne sont inclinées que du côté de la mer, ayant été poussées par le poids des terres que le Vésuve avait fait ébouler.

Comme donc la ville d'Herculanum n'a point été dé truite, on y rencontre tout ce qui doit se trouver dans une ville, édifices publics et particuliers, temples, théâtres, maisons, beaucoup de statues dont quelques-unes sont très-belles, des bas-reliefs, des peintures à fresque très-bien conservées, à la réserve du coloris qui paraît altéré, des inscriptions, des médailles, des meubles de toute espèce, vases, urnes, tables, lampes, chandeliers et autres choses pareilles, jusqu'à des fruit& et à du pain, comme je l'ai déjà remarqué. Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne parle d'aucun livre. Cette découverte, déjà si précieuse pour la littérature, le deviendrait bien davantage si elle nous rendait au moins quelques parties des écrits des grands maîtres de l'antiquité, Cicéron, Tite-Live, Salluste, Tacite, qui ne sont parvenus jusqu'à nous que mutilés et pleins de lacunes.

La matière solide entre le sol extérieur et l'emplacement d'Herculanum est fort mélangée de terres, de minerais, d'un mortier de cendres et de sables, et de lave dure : c'est ainsi qu'on appelle dans le pays la fonte qui coule du Vésuve, et qui devient en se refroidissant presque aussi dure que le fer. Entre Herculanum et le sol d'en haut, on aperçoit quelques restes d'une autre petite ville rebâtie autrefois au-dessus de celle-ci, et de même ensevelie par de nouveaux dégorgements du Vésuve. C'est sur les croûtes qui couvrent successivement ces deux villes qu'est bâti le nouveau village de Portici, où le roi des Deux-Siciles et plusieurs seigneurs de sa cour ont leurs maisons de campagne, en attendant que quelque révolution semblable aux précédentes les fasse disparaître, et que l'on bâtisse un autre bourg au quatrième étage.

La ville de Pompéi, compagne de l'infortune de celle d'Herculanum, n'est point non plus demeurée entièrement inconnue depuis son ensevelissement ; et même, si les lumières que l'on croit avoir sur ce point ne sont pas trompeuses, elle a été découverte la première, mais très-imparfaitement. En 1689 un architecte de Naples, nommé François Pichetti, en faisant fouiller un terrain entre le Vésuve et la mer, trouva à seize pieds de profondeur du charbon, des ferrures de porte, et deux inscriptions latines qui faisaient mention de la ville de Pompéi ; d'où l'on conjecture que c'était là l'ancien sol de cette ville. Ce travail n'a point été suivi ; et par conséquent laisse encore quelque incertitude sur la découverte.

Je reviens à mon sujet, dont il me reste à traiter la mort de Pline l'ancien, et le danger que courut son neveu.

L'oncle, en partant de Misène, demanda à son neveu s'il voulait l'accompagner. Pline le jeune avait plus de goût pour l'éloquence et pour les beaux-arts que pour les sciences naturelles. Il répondit qu'il aimait mieux étudier ; et il avait actuellement à travailler une matière que son oncle lui avait donnée ; car ces anciens Romains, qui dans des postes éminents connaissaient néanmoins tout le prix des lettres, ne regardaient point comme au - dessous d'eux les fonctions de maîtres et de précepteurs par rapport à ceux qui leur appartenaient. L'oncle s'embarqua donc sans son neveu ; et quoiqu'il vît tout le inonde prendre la fuite, il s'avança vers le terme d'où tous les autres fuyaient : il dirigea sa course vers le centre du péril, gardant une si parfaite tranquillité d'aine qu'il dictait à un secrétaire la description de toutes les circonstances, de tous les mouvements, de toutes les formes que prenait successivement le phénomène terrible qu'il venait observer. Déjà les cendres tombaient à flots ; déjà les pierres volaient ; déjà les secousses que souffrait la terre sous les eaux faisaient naître des écueils subits qui arrêtaient le vaisseau, et les terres éboulées de la montagne prolongeaient le rivage et comblaient l'entrée da bassin. Pline, frappé alors de la grandeur du danger, délibéra pendant quelques moments s'il ne reculerait point en arrière, et le pilote l'y exhortait ; mais l'avidité de savoir et de s'instruire l'emporta. La fortune, dit-il, favorise les hommes de courage. Allons à Stabies, où est actuellement Pomponianus. C'était un de ses amis, qu'il trouva faisant tous les préparatifs nécessaires pour s'enfuir, dès que le vent qui était contraire aurait changé de direction ou se serait apaisé. Pline l'embrasse, l'encourage ; et pour diminuer la crainte de son ami par l'exemple de. sa sécurité, il prend le bain, après le bain il se met à table et soupe gaîment, ou, ce qui ne marque. pas moins de force d'âme, avec toutes les apparences de la gaîté. Cependant on voyait s'élever des tourbillons de flammes, dont l'éclat était augmenté et devenait plus vif par l'épaisse obscurité des ténèbres, au milieu desquelles elles brillaient. Pline, pour rassurer ceux qui tremblaient autour de lui, disait que c'étaient des feux qu'avaient laissés les gens de la campagne dans la précipitation de leur fuite, et qui brûlaient les maisons abandonnées. Il se coucha, et dormit d'un sommeil si plein et si profond, que de la porte de sa chambre on put en entendre la preuve. Néanmoins comme la cour de la maison se remplissait de cendres et de pierres, ainsi que je l'ai déjà remarqué, on l'éveilla, et il délibéra avec sa compagnie sur le parti qu'il fallait prendre ; car les murs et les appartements chancelaient, et par des balancements alternatifs menaçaient de se renverser. D'un autre côté, on craignait dans la pleine campagne la chute des pierres que le gouffre lançait. On se détermina pourtant à sortir ; et pour se garantir des pierres, ils mirent sur leurs têtes des coussins attacha avec des cordons noués sous les bras.

Déjà il était jour partout ailleurs ; mais autour de Pline régnait une nuit noire qu'il fallait vaincre par la lumière des flambeaux. Il parut absolument nécessaire de s'éloigner, et on gagna te rivage pour voir si la mer serait navigable : elle était plus furieuse que jamais, et Pline se jeta sur un drap que l'on étendit par terre. Là il demanda successivement deux verres d'eau froide, qu'il but. Dans le moment se répand une odeur de soufre qui annonçait la flamme, et la flamme suivit de près. Tous s'enfuient ; Pline se lève, appuyé sur deux esclaves, et tout d'un coup il tomba, étouffé sans doute par l'air brûlant, à l'impression duquel il résista d'autant moins qu'il avait la poitrine mauvaise, étroite, et de tout temps sujette à des accès d'asthme. Deux jours après son corps fut retrouvé, comme je l'ai dit, entier, sans aucune blessure, avec ses habits : on eût pensé qu'il était simplement endormi.

Ainsi périt, par un trop ardent désir d'étendre ses connaissances, l'un des plus beaux génies, et en même temps des plus savants et des plus laborieux écrivains de l'antiquité. Les aventures de son neveu en cette même occasion n'ont pas moins droit de nous intéresser ; et dans le récit qu'il nous en a laissé lui-même, nous trouverons de nouvelles circonstances qui nous donneront une idée plus complète du terrible événement que j'ai décrit.

Pline le jeune était resté, comme je l'ai dit, à Misène pour étudier, et réellement il donna au travail le reste du jour ; la nuit troubla ce calme. Un tremblement de terre, qui durait déjà depuis quelques jours, et qui d'abord avait causé peu d'effroi, parce que c'est un accident ordinaire en Campanie, devint si violent que la maison où Pline était avec sa mère, non plus simplement agitée, mais ébranlée jusqu'aux fondements par des secousses furieuses, s'entrouvrait et paraissait prête à tomber. La mère tremblante court avec précipitation à la chambre de son fils, qui de son côté se levait en ce moment pour aller éveiller sa mère, supposé qu'elle dormît. Ils sortent, et viennent s'asseoir dans une petite place entre leur maison et le rivage de la mer ; et là Pline, qui courait alors sa dix-huitième année, par une imprudence que comportait son âge et dont le motif est bien louable, prend un volume de Tite-Live, le lit, et suivant sa coutume il en fait des extraits. Pendant ce temps arrive un ami de l'oncle, qui voyant la mère et le fils assis tranquillement, et celui-ci occupé à lire, se met en colère, leur reproche leur sécurité déplacée ; mais ses discours véhéments ne peuvent vaincre le charme secret qui attirait Pline vers son livre.

Il était la première heure du jour, et la lumière encore faible et pâle n'éclairait que tristement. Le tremblement de terre continuant toujours avec la même violence, Pline et sa mère ne se crurent pas en sûreté dans l'endroit où ils étaient, et ils résolurent de s'éloigner de tout édifice et de sortir de la ville. IA multitude des habitants les suivit, inquiète, consternée, incapable de se déterminer par elle-même, et faisant ce qu'elle voyait faire. Pline rapporte ici un grand nombre de phénomènes aussi singuliers qu'effrayants. Les voitures, dans une campagne très-unie, reculaient ; et quoiqu'on mît des pierres sous les roues, elles ne pouvaient demeurer en place. La mer refluait sur elle-même, et semblait repoussée par les ébranlements de la terre ; et les eaux, retirées subitement, laissaient à sec les poissons palpitants sur le rivage. D'un autre côté on voyait une nuée noire et affreuse, d'où s'élançaient en différents sens des serpenteaux de feu, pins grands et aussi vifs que les éclairs qui ont coutume de précéder le tonnerre.

Il était temps de fuir ; et cependant Pline ni sa mère ne pouvaient s'y résoudre, dans l'inquiétude où les tenait le sort incertain du frère de l'une, oncle de l'autre. S'il vit encore, leur dit cet ami dont j'ai parlé, il veut que vous vous sauviez ; s'il est mort, son intention a été que vous vous missiez en état de lui survivre. Fuyez, il n'y a pas un moment à perdre. — Non, répondirent d'un commun accord la mère et le fils, nous ne songerons point à notre sûreté tant que nous douterons de la sienne. Sur cette réponse, l'ami qui, les exhortait à fuir prit pour lui-même le conseil qu'il leur avait donné inutilement, et il s'éloigna si diligemment qu'ils l'eurent bientôt perdu de vue.

Un moment après, la nuée s'abaissa sur la terre et couvrit la face de la mer : elle enveloppa l'île de Caprée, elle cacha le promontoire de Misène. Alors la mère de Pline pria son fils, le pressa, lui ordonna de prendre la fuite à quelque prix que ce fût. Moi, dit-elle, infirme et âgée comme je suis, je me trouverai heureuse de mourir, si je ne suis pas la cause de votre mort. Le fils, non moins généreux, déclara à sa mère qu'il était résolu de ne vivre qu'avec elle. En même temps il la prend par la main, et l'oblige de doubler le pas : elle le suit, non sans peine, et en se reprochant le retardement qu'elle lui cause.

Déjà la cendre les atteignait, mais en pluie encore déliée. Pline regarde derrière lui, et il aperçoit une épaisse obscurité, qui comme un torrent roulait sur la terre, et les suivait de près. Ce fut alors qu'il s'écarta du, chemin avec sa mère, de peur que dans les ténèbres qui allaient survenir, la multitude dont ils étaient accompagnés ne les écrasât. A peine s'étaient-ils assis, que la nuit arriva, non pas telle qu'est la nuit la plus obscure dans une pleine campagne, lorsqu'on ne voit ni lune ni étoiles, mais aussi noire qu'on l'éprouve dans une chambre bien fermée après qu'on a éteint lés lumières. Il n'est pas besoin de décrire quelle fut la consternation, quels furent les cris lamentables de toute cette foule de fuyards, hommes, femmes et enfants, qui croyaient leur perte certaine. Je me contenterai d'observer que tous étaient frappés de l'idée d'un désastre universel, qui menaçait la nature entière. Pline, à qui il n'échappa ni plainte ni soupir dans un si horrible danger, attribue lui-même sa fermeté à cette opinion dont il était prévenu comme les autres. C'était pour lui une triste consolation, mais enfin c'en était une, de penser qu'il périssait avec l'univers, et que l'univers périssait avec lui. Le peuple n'exceptait pas les dieux mêmes du sort commun ; et, suivant les idées basses que le paganisme donnait de la divinité, la plupart s'imaginaient qu'il n'y avait plus à dieux, et que le monde en tombant les entraînait dans sa chute.

Ces ténèbres effroyables furent interrompues par un intervalle de lumière, qui n'était pas le jour, mais l'annonce d'une flamme prête à partir. Elle parut, min elle n'arriva pas jusqu'au lieu où était Pline. Lorsqu'elle se fut éteinte, revinrent les ténèbres, revint la pluie de cendres en plus grande abondance qu'auparavant. Enfin l'obscurité diminuant par degrés se dissipa comme en fumée ou en brouillard. Le jour se montra ; on vit même le soleil, mais pâle, et tel qu'il parait lorsqu'il est en partie éclipsé. On fit alors usage de ses yeux ; chacun porta ses regards sur les objets environnants. Tout était changé, bouleversé ; et la terre couverte de monceaux de cendres, comme elle l'est quelquefois par la neige dans l'hiver, présentait le plus affligeant spectacle. Pline retourna à Misène avec sa mère. Ils y passèrent une nuit fort peu tranquille ; car le tremblement de terre n'était pas encore apaisé. Cependant ni le danger qu'ils avaient éprouvé, ni celui qu'ils craignaient, ne put les déterminer à s'éloigner d'un séjour si rempli d'alarmes, qu'ils ne fussent informés de ce qu'était devenu celui dont le sort les inquiétait plus que le leur propre. Les nouvelles furent bien tristes, comme on l'a vu, et leurs inquiétudes ne finirent que par la douleur amère d'avoir perdu le digne objet de leur respect et de leur tendresse.

Pline l'ancien est un personnage si illustre, que je ne puis le quitter sans placer ici ce que nous savons de sa personne, de ses écrits, et surtout de son incroyable passion pour l'étude. Il était de Vérone, et, selon l'usage des Romains, il mêla les lettres et les armes, les fonctions civiles et les militaires. Il plaida dans le barreau ; il servit dans les armées, et il y occupa un poste que nous pourrions comparer à celui de mestre de camp parmi nous. Il fut aussi intendant des Césars en Espagne, et lorsqu'il mourut, il avait, comme je l'ai dit, le commandement de la flotte de Misène. C'est au milieu de ces emplois si pleins de distractions qu'il composa un nombre d'ouvrages auquel rarement a pu atteindre le loisir d'un studieux, purement homme de lettres. Nous n'avons de lui que son Histoire naturelle, dédiée à Titus encore César, qui avait une grande con' sidération pour l'auteur. C'est un ouvrage immense, qui embrasse toute la nature, et qui a demandé de prodigieuses recherches. On a accusé Pline d'y avoir souvent débité des fables ; et comme il avait plus lu qu'étudié la nature en elle-même, ce reproche n'est peut-être pas sans fondement. Néanmoins nos naturalistes modernes l'ont justifié à bien des égards, et ont certifié l'exactitude et la vérité de son témoignage dans des choses qu'avaient traitées de fabuleuses ceux qui ne les avaient examinées que superficiellement.

Cet ouvrage seul suffirait pour nous faire connaître l'application de son auteur au travail. Mais il en avait composé un grand nombre d'autres, dont son neveu nous a donné la notice. Étant officier de cavalerie, il écrivit un Traité sur l'exercice propre aux troupes de cheval. Il fit la vie de Pomponius Secundus, consulaire et poète tragique, dont j'ai plus d'une fois fait mention. C'était un tribut que Pline payait à l'amitié dont Pomponius l'avait singulièrement favorisé. J'ai parlé de l'Histoire des guerres de Germanie, qu'il avait renfermées en vingt livres. Il composa aussi un Traité de Rhétorique, prenant, comme a fait depuis Quintilien, l'orateur au berceau, et le conduisant jusqu'à la maturité. Sous les dernières années de Néron, tout mérite suspect, tout ouvrage d'esprit qui marquait de l'élévation, piquait la jalousie et excitait les ombrages du tyran. Pline, incapable de demeurer oisif, et ne voulant pas trop attirer les regards, trouva un milieu ; il a jeta dans la grammaire, et écrivit huit livres sur les phrases douteuses de la langue latine. Après la mort de Néron il prit un sujet plus digne de ses talents, et il composa en trente-et-un livres l'Histoire de son temps, commençant où avait fini un historien célèbre alors, Aufidius Bossus. Enfin son dernier ouvrage fut son Histoire naturelle.

Outre tous ces livres donnés au public, il laissa à sas neveu cent soixante portefeuilles, qui contenaient les extraits de ses lectures. Car il mettait à contribution tout te qu'il lisait, et il avait coutume de dire, qu'il n'est point de livre si mauvais, où l'on ne puisse trouver quelque chose d'utile.

On est étonné de cette multitude et de cette variété d'ouvrages sortis de la plume d'un homme vivant dans le grand monde, chargé d'emplois, obligé de faire a cour aux princes, et qui est mort avant l'âge de cinquante-six ans accomplis. Pline à un esprit extrêmement aisé joignait un goût pour l'étude, qui allait, comme je l'ai dit, jusqu'à la passion. Il demeurait très-peu de temps au lit, et après un court sommeil il se ménageait sur la nuit quelques heures de travail. Avant le jour il allait au lever de Vespasien, qui vigilant et laborieux, comme je l'ai observé ailleurs, donnait audience et se mettait au travail de très-grand matin. Pline s'acquittait ensuite des fonctions de ses emplois ; après quoi tout le reste de la journée, si l'on en excepte le temps du bain, était consacré à l'étude. Quand je dis le temps du bain, il ne faut entendre que les moments qu'il passait dans l'eau. Car pendant que les esclaves le frottaient et l'essuyaient, il se faisait lire, ayant un secrétaire à ses côtés pour extraire tout ce qui lui paraissait digne de remarque. Durant son souper, dont l'heure était fixée par une loi sévère, et qui finissait en été avant le coucher du soleil, en hiver dans la première heure de la nuit, on lui lisait, et toujours il avait soin de faire ses extraits. Telle était sa vie au milieu du tumulte de Rome. A la campagne, où rien ne le détournait de son occupation chérie, il donnait tout son temps à l'étude. Dans ses voyages il en était de même. Il avait à côté de lui dans sa chaise un secrétaire, qui ne cessait de lire et d'extraire, tant que le voyage durait. Par la même raison, et pour ne point perdre de temps, il allait aussi en chaise dans Rome.

Deux traits, rapportés par son neveu, nous feront connaître combien il avait à cœur cette studieuse économie. Un jour, celui qui lisait pendant le repas ayant mal prononcé quelques mots, un des amis de Pline l'arrêta, et l'obligea de recommencer. Pline dit à cet ami : Vous aviez pourtant entendu ? et l'autre en étant convenu, pourquoi donc, ajouta Pline, avez-vous fait recommencer le lecteur ? Votre interruption nous a fait perdre plus de dix lignes. Dans une autre occasion voyant son neveu se promener sans livre, il lui dit : Vous pouviez ne pas perdre ce temps là. Il regardait comme perdu tout moment qui n'était pas donné à l'étude.

Je ne pense pas qu'il y ait un exemple plus singulier de l'assiduité à la lecture et au travail. Pline le jeune qui nous a conservé tous ces détails, se traite lui-mue de paresseux en se comparant à son oncle. Tout est relatif ; et celui qui se taxe ici de paresse, serait bien laborieux vis-à-vis de la plupart des hommes, et peut-être de plusieurs de ceux dont la profession unique est la littérature.

L'étude de la nature n'avait point appris à Pline l'ancien à en connaître et à en révérer l'auteur. Tout son ouvrage est semé de maximes d'irréligion, qui doivent nous faire comprendre combien dans tout ce qui se rapporte à Dieu l'esprit humain a besoin d'être conduit par une lumière supérieure à la raison. Pline s ramassé un nombre infini de faits où la Providence est écrite en caractères plus lumineux que le soleil ; et il donnait dans l'impiété épicurienne.

Il avait adopté son neveu, fils de sa sœur, qui en conséquence prit son nom, et en soutint la gloire dans les lettres, quoiqu'en un genre différent. Pline le jeune devint l'un dés premiers orateurs de son siècle, et â l'éloquence il joignit, ce qui est plus estimable, une belle âme, l'inclination bienfaisante, la fidélité à tous les devoirs de la société, la générosité même dans des occasions périlleuses, et assez de fermeté pour risque sa fortune et sa vie, plutôt que de manquer à ce el devait à des amis vertueux. J'aurai lieu de faire souvent mention de lui dans la suite, et je recueillerai avec soin tous les traits qui peuvent caractériser un homme encore plus recommandable par les vertus que par les talents.

L'embrasement du mont Vésuve, déjà si funeste par lui-même, amena encore un autre fléau. Les cendres dont il avait couvert tout le pays se mêlant avec l'air que l'on respirait, altérèrent la constitution des corps, et causèrent une peste si violente, que, pendant un espace de temps considérable, on compta dans Rome dix mille morts par jour.

De si grands maux ne pouvaient manquer de toucher un cœur tel que celui de Titus. Il les ressentit, non pas simplement en prince, mais en père, et il n'épargna ni soins ni dépenses pour y apporter du soulagement. Par rapport à la maladie, tout ce qui peut servir ou de préservatif ou de remède, fut recherché et mis en œuvre par ses ordres. Pour réparer les dommages que la côte de Campanie avait soufferts, il assigna des fonds abondants, et en particulier les biens de ceux qui avaient péri dans l'incendie sans laisser d'héritier, et dont par conséquent la succession était dévolue au fisc. Il chargea deux consulaires du détail des mesures et des arrangements convenables pour soulager ce pays malheureux ; et voulant hâter les secours par sa présence, il se transporta lui-même sur les lieux l'année suivante.

Pendant ce voyage survint une nouvelle calamité dans Rome. Le feu prit à la ville avec une très-grande violence, et il dura trois jours et trois nuits. Il consuma plusieurs édifices publics, et entre autres, le Panthéon, la Bibliothèque d'Octavie et le Capitole, qui venait d'être rétabli. Il n'est pas besoin de remarquer qu'un nombre infini de maisons particulières éprouvèrent le même désastre. Mais Titus, avec une magnificence digne des plus grands éloges, déclara, par une ordonnance publiquement affichée, que toutes les pertes étaient sur son compte. Il consacra aux temples et aux ouvrages publics tous les ornements de ses maisons de plaisance ; et il préposa des chevaliers romains à la réparation a de tous les dommages particuliers, et à la reconstruction des maisons. Il fut si jaloux de cette gloire, qu'il voulut se la réserver à lui seul ; et il refusa les dons que lui offraient les villes, les rois, et même de riches particuliers, pour diminuer le poids d'une si énorme dépense. Mais l'économie est une ressource bien féconde pour un souverain ; et c'est dans ce fond que Titus trouva de quoi suffire non seulement aux besoins de l'état, mais aux plaisirs et à l'amusement du peuple.

On sait que chez les Romains les spectacles étaient un objet très-important, et un des ressorts de la politique des empereurs. Titus acheva l'amphithéâtre commencé par son père ; et en dédiant cet édifice et les bains qu'il y avait joints, il donna des jeux avec une magnificence qui ne le céda à aucun de ses prédécesseurs. L'amphithéâtre était un ouvrage superbe, que Martial ne craint point de mettre au-dessus des Pyramides et des autres merveilles vantées dans la haute antiquité ; et les restes qui eu subsistent encore aujourd'hui dans Rome, comme je l'ai déjà observé, ne démentent point cette idée. Le choix même de l'emplacement où il fut bâti, avait quelque chose de populaire. Pour l'amphithéâtre et pour les bains on prit une partie du terrain que Néron avait enfermé dans son palais. Ainsi, dit Martial, Rome fut rendue à elle-même ; et ce qui avait fait les délices du tyran, devenait, par la bienveillance des Vespasien, père et fils, l'amusement des citoyens.

Les jeux qu'il donna pour cette fête durèrent cent jours, et réunirent toutes les différentes espèces de spectacles qui pouvaient s'exécuter dans un amphithéâtre, combats de gladiateurs, combats de bêtes, batailles sur terre, batailles navales. En un seul jour furent tuées cinq mille bêtes des forêts. On fit battre des grues les unes contre les autres, on fit battre des éléphants. Une femme combattit un lion, et le tua. Le même lieu successivement rempli d'eau et mis à sec, tantôt présenta des flottes, tantôt des troupes de terres qui, sous les noms de peuples célèbres autrefois par les guerres qu'ils s'étaient faites, Corcyréens et Corinthiens, Syracusains et Athéniens, renouvelèrent l'image des combats décrits par Thucydide.

A ces divertissements, qui n'étaient que pour les yeux, Titus ajouta une sorte de leu qui intéressait par le profit ; c'est-à-dire, une loterie semblable à celle dont j'ai parlé sous Néron, et qui consistait en petites boules, ayant chacune une inscription, et jetées parmi la multitude. Quiconque en saisissait une, se trouvait possesseur d'un bon billet, dont il allait se faire payer à un bureau établi pour cela ; et, selon le lot qui lui était échu, il recevait ou des choses bonnes à manger, ou des habits, ou même de la vaisselle d'argent et d'or, ou enfin des chevaux, des bestiaux, des esclaves.

On rapporte que le dernier jour de ces spectacles si magnifiques, et uniquement destinés au plaisir, Titus pleura abondamment en présence de tout le peuple ; et il semble que les historiens veuillent nous faire passer ces larmes pour un présage de sa mort prochaine. Ils auraient plutôt dû nous en marquer le sujet.

Peu de temps après, il alla au pays des Sabins, d'où sa famille était originaire, et Suétone remarque qu'en partant il était un peu triste. La superstition causait sa tristesse. Il tirait mauvais augure de deux événements bien simples et bien naturels, un coup de tonnerre entendu pendant que le ciel paraissait serein, et la fuite d'une victime qu'il était près d'immoler. Ce prince croyait, ainsi que son père, aux folies de la divination et de l'astrologie ; et Suétone[9] rapporte que dans le temps qu'il pardonna à ces deux patriciens qui avaient conspiré contre lui, s'étant fait instruire de leur thème natal, ils les avertit qu'un grand danger lei menaçait, mais dans la suite des temps, et de la part d'un autre.

Quoique la distance de Rome à Riéti ne soit guère que de douze de nos lieues, Titus en faisait deux journées, et au premier gîte il prit de la fièvre. Il ne laissa pas de continuer sa route, et sentant son mal croître pendant le chemin, il ouvrit sa litière, et regardant le ciel, il se plaignit d'être condamné à mourir sans l'avoir mérité. Car, ajouta-t-il, je n'ai rien à me reprocher dans ma vie, si ce n'est une seule action. Il disait peut-être vrai, à ne consulter que la probité humaine, et en faisant abstraction des désordres de sa jeunesse. Mais il ignorait que l'on peut être innocent envers les hommes, et très-coupable envers Dieu ; et qu'outre les devoirs à l'égard de nos semblables, il est un autre ordre de devoirs plus sublimes qui se rapportent à l'Être suprême, et qui doivent servir de base à toute véritable vertu.

On ne sait pas quelle est cette faute unique dont Titus se reconnaissait coupable. Quelques-uns devinaient qu'il voulait parler d'un commerce adultère avec Domitia, sa belle-sœur. Mais Suétone réfute ce soupçon par le témoignage de Domitia elle-même, qui nia constamment le fait, et qui était de caractère à s'en faire honneur, s'il eût été vrai. Dion, peu heureux en conjectures, incline à croire que l'empereur mourant se reprochait en excessive indulgence envers son frère, et qu'il se repentait de ce que l'ayant trouvé coupable d'attentats contre sa personne, il ne l'avait pas fait mourir, et n'avait pas ainsi délivré l'empire de celle qui en devait être le fléau. Mais, suivant la judicieuse remarque de M. de Tillemont, Néron lui-même ne se serait pas reproché comme un crime le pardon accordé à un frère. Consentons à ignorer ce qu'il ne nous est ni possible ni fort important de savoir.

Sa maladie ne fut pas longue. Plutarque a écrit sur le rapport des médecins qui avaient traité Titus, que dans l'origine le mal n'était pas considérable ; et que ce prince l'augmenta lui-même en prenant le bain, dont l'habitude lui avait fait une nécessité. Plusieurs crurent qu'il avait été empoisonné par son frère ; et ce soupçon n'a rien qui ne convienne au génie de Domitien, qui ne s'est que trop prouvé capable des plus grands crimes. On ajoute que, comme Titus ne mourait pas assez vite, Domitien, sous prétexte que la maladie demandait du rafraichissement, le fit mettre dans une cuve pleine de neige ; et que pendant que son frère respirait encore, il courut à Rome à toute bride pour se faire reconnaître et saluer empereur par les prétoriens. Tous ces faits ne peuvent point être rejetés comme improbables ; mais je m'étonne que Suétone n'en ait fait aucune mention.

Titus mourut le 13 septembre dans la même maison de campagne que son père, près de Riéti, étant dans la quarante et unième année de son âge, et ayant régné deux ans, deux mois, et vingt jours. Il était né le 30 décembre de l'an de Rome 791, 40 de Jésus-Christ[10]. On montrait encore, du temps que Suétone écrivait, la maison et la chambre où Titus avait pris naissance, et qui était tout-à-fait médiocre, et très-disproportionnée à la grandeur à laquelle il parvint. Il fut marié deux fois : la première, à Arricidia Tertulla, fille d'un chevalier romain, ancien préfet du prétoire. Sa seconde femme fut Marcia Furnilla, d'une naissance illustre, et il en eut une fille, à laquelle il donna le nom de Julie. Il répudia ensuite Marcia, sans que nous sachions la cause de ce divorce, qui pourrait bien n'être autre que ses amours avec Bérénice ; et lorsqu'il eut renvoyé cette reine, il ne songea point à contracter un nouveau mariage, quoique la raison d'état semblât l'y inviter, et que, ne pouvant laisser l'empire à sa fille, il dût, par amour pour ses peuples, se mettre dans le cas d'avoir un fils qui donnât l'exclusion à Domitien. Il paraît que, par le droit qu'ont les méchants de se faire craindre des bons, Domitien avait pris sur Titus une espèce d'ascendant, auquel celui-ci ne pouvait ou n'osait résister.

L'histoire, depuis son avènement à l'empire, le combla d'éloges sans mélange d'aucun reproche. Quelques-uns ont pensé que sa mort prématurée avait mis sa gloire en sûreté, et que de même qu'il a été utile à Auguste de vivre longtemps pour faire oublier aux Romains les maux qu'il leur avait faits dans ses premières années, et pour leur apprendre peu à peu à l'aimer ; au contraire Titus chéri tout d'un coup de tous les ordres de l'état, est heureux d'avoir peu vécu, parce qu'il aurait eu peine à soutenir de si favorables commencements. Mais ces sortes de conjectures malignes, qui ne sont fondées sur rien de positif, doivent être rejetées par des juges équitables et sensés.

Sa mort fut regardée comme une calamité publique. Dès que la nouvelle en fut venue à Rome, le sénat, sans attendre de convocation, courut au palais où il avait coutume de s'assembler, et il lui prodigua plus de louanges, il lui témoigna une affection pins tendre, qu'il n'avait jamais fait, lorsqu'il voyait cet aimable prince présider à ses délibérations.

Titus fut mis au rang des dieux. C'est le seul honneur que Domitien fit rendre à la mémoire d'un frère, qui avait toujours été pour lui un objet de haine et d'envie, et dont il ne cessa dans toutes les occasions de critiquer la conduite, si différente de la sienne.

Sous le règne de Titus parut encore un faux Néron. C'était un homme né en Asie, en son vrai nom Térentius Maximus, qui ressemblant par la figure, par le son de la voix, par le goût pour la musique, à celui pour lequel il voulait se faire passer, trouva un nombre de partisans, et un protecteur puissant en la personne d'Artabane, roi des Parthes, et alors brouillé avec l'empereur romain. Zonaras, qui seul fait mention de cet imposteur, ne nous apprend point quel en fat le sort ; et même l'Artabane dont il parle n'est point d'ailleurs connu dans l'histoire.

Agricola, qui avait été envoyé par Vespasien dans le Grande-Bretagne, continua sous Titus d'y faire la guerre avec des succès brillants, qui méritèrent à son prince le titre d'Imperator. Ce général, que Tacite son gendre nous a si bien fait connaître, doit sans doute tenir une place illustre dans l'histoire des temps que je décris. Mais je remets à en parler à la fin de ses expéditions et de son emploi, qui dura sept années entières.

 

 

 



[1] Je suis le texte de Dion, qui appelle ce consul Flavius. Il est nommé Annius dans une inscription rapportée par Gruter.

[2] Suétone se sert du mot beneficia, qui ne parait pas devoir être pris ici pour bienfaits en général, mais expliqué dans un sens plus restreint, et entendu surtout des établissements accordés par les empereurs aux gens de guerre sur les terres conquises. Ou peut aussi y comprendre les pensions sur le trésor du prince.

[3] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités, XVIII, 7, et XX, 5.

[4] M. Racine fait Félix successivement mari de deux reines du sang de Bérénice. J'ignore quelle autre reine, outre Drusille, cet affranche a épousé.

[5] Il n'en est arrivé depuis le règne de Titus que deux furieuses, l'une en 472, l'autre en 1531. Mais les éruptions moins terribles, quoique toujours odieuses, ont été et sont assez fréquentes.

[6] Les manuscrits des lettres de Pline varient beaucoup sur cette date, et il y en a qui reculent l'évènement jusqu'au trois novembre. Je suis la leçon commune des éditions, sans prétendre la garantir.

[7] PLINE LE JEUNE, Ep., VI, 16 et 20.

[8] Le président de la Brosse.

[9] SUÉTONE, Titus, 9.

[10] Voyez la note de M. de Tillemont sur la naissance de Titus.