La ruine des Juifs est un événement très-intéressant par lui-même, et qui le devient encore infiniment davantage lorsqu'il est considéré sous le rapport qu'il a avec la religion. Une guerre sanglante, et où les fureurs des partis conspirent avec les armes de l'étranger pour la destruction de la nation, ou plutôt y forcent malgré lui un ennemi plein de clémence, qui ne demandait qu'à épargner les vaincus ; un peuple ancien et fameux, qui de son pays, comme d'un centre, s'était répandu dans toutes les parties du monde connu, frappé des plus horribles calamités dont aucune histoire ait conservé le souvenir ; une grande et superbe ville livrée en proie aux flammes, et onze cent mille habitants ensevelis sous ses ruines ; un temple, la merveille de l'univers, et l'objet de la vénération de ceux mêmes qui suivaient un autre culte, tellement détruit qu'il n'en reste pas pierre sur pierre : voilà sans doute des faits bien capables, quand ils seraient purement humains, d'exciter l'intérêt le plus vif. Mais combien ces mêmes faits nous deviennent-ils précieux, lorsque nous faisons réflexion qu'ils renferment une des preuves des plus éclatantes de la vérité de notre sainte religion ? qu'ils avaient été prédits par Jésus-Christ quarante ans auparavant, lorsqu'ils étaient sans aucune apparence ; que la dispersion du peuple juif et la ruine du temple entrent dans le système de l'évangile, au moyen duquel la connaissance du vrai Dieu ne devait plus être renfermée dans une seule nation, ni son culte attaché à un lieu particulier ; enfin que ces désastres, les plus affreux qu'il soit possible d'imaginer, sont la vengeance que Dieu tira du plus grand crime qui ait jamais été commis sur la terre, et de la mort cruelle et ignominieuse de son fils. La providence divine a voulu qu'une histoire si importante nous fut transmise par un témoin oculaire, et qui a eu lui-même grande part aux principaux événements ; par un témoin nullement suspect de favoriser les chrétiens, et qui a vu les preuves de la colère céleste sur sa malheureuse patrie, comme il le remarque à plusieurs reprises dans son ouvrage, mais qui en a ignoré la cause. Josèphe n'avait garde de penser que les Juifs se fussent attiré l'indignation de Dieu en rejetant et crucifiant le Messie promis à leurs pères, puisque, par une adulation aussi folle qu'impie, il appliquait aux ennemis et aux destructeurs de sa nation les oracles qui lui annonçaient un libérateur. Il a traité sa matière dans un très-grand détail ; se faisant un devoir de n'omettre aucune circonstance, parce que dans un ouvrage consacré à cet unique objet, il se proposait d'en instruire pleinement et ses contemporains et toute la postérité. Parmi nous ces faits sont fort connus, non seulement des savants, mais du commun des lecteurs, au moyen de la traduction de Josèphe qui a paru dans le siècle dernier, et qui a été et est encore lue avidement. D'ailleurs, ce qui faisait l'objet unique de l'historien juif, n'est qu'une petite partie de l'ouvrage que j'ai entrepris. C'est donc pour moi une nécessité de me serrer et d'abréger ma narration, en tâchant néanmoins de ne manquer aucun des traits qui caractérisent les principaux acteurs, et surtout aucun de ceux qui portent l'empreinte du doigt de Dieu visiblement marqué dans ce grand événement. La nation juive était alors plus attachée qu'elle ne l'avait jamais été à la religion de ses pères. Il est vrai que le commerce avec les étrangers, et l'étude de la philosophie des Grecs, avaient gâté quelques particuliers. L'épicuréisme, si contraire à la religion même naturelle, s'était introduit parmi eux, et avait formé la secte des Sadducéens. Mais cette secte, quoique embrassée par les plus illustres d'entre les prêtres, était renfermée dans un petit nombre de personnes. Le gros de la nation semblait, en conséquence de son mélange avec les idolâtres, avoir redoublé de zèle pour la pureté de son culte. Les Pharisiens, qui affectaient une grande rigidité, avaient seuls du crédit parmi le peuple : il les écoutait seuls, et il avait même, sur leur autorité, reçu diverses observances, qui ajoutées à la loi lui servaient comme de haie, et fortifiaient le mur de séparation entre les Juifs et les Gentils. De là plusieurs séditions, soit contre leurs rois, lorsqu'ils les trouvaient trop complaisants pour les usages des Romains, soit contre les Romains eux-mêmes. J'ai décrit avec étendue celle qu'excita l'affaire de la statue de Caligula, et qui mit la nation à deux doigts de sa ruine. Le zèle des Juifs était si vif et si ardent, qu'ils ne souffraient pas que l'on fit même entrer dans leur pays les images des Césars, adorées partout ailleurs : et les magistrats et les généraux romains avaient égard à ce scrupule. Josèphe rapporte que Vitellius, gouverneur de Syrie, se préparant à traverser la Judée avec son armée pour aller faire la guerre à Arétas, roi dés Arabes, les premiers de la nation vinrent au-devant de lui, et lui représentèrent que les drapeaux de ses légions étaient chargés d'images qui selon leur loi ne devaient point paraître dans toute la contrée. Vitellius reçut favorablement leur requête, et ayant fait prendre une autre route à son armée, il vint à Jérusalem accompagné seulement de ses amis. Un autre principe de révolte chez les Juifs, étaient les oracles qui regardaient le Messie, mal entendus et mal interprétés. Ils savaient que les temps marqués par les prophètes étaient accomplis : et leurs passions ne leur ayant pas permis de reconnaître un sauveur, qui ne les délivrait que de la servitude du péché, et non de celle des Romains, ils étaient toujours prêts à écouter tout imposteur, qui leur annoncerait la liberté et la domination sur leurs ennemis. Aussi l'histoire de Josèphe est remplie dans les temps dont je parle, d'entreprises tentées par des fourbes de toute espèce pour se faire rois, ou pour secouer le joug de l'étranger. Souvent ils emmenaient un grand peuple dans les déserts en promettant de magnifiques prodiges. A peine une de ces troupes était-elle dissipée, qu'il s'en formait une nouvelle quelque nouveau séducteur. Celui dont la faction se perpétua le plus longtemps et avec le plus d'éclat, fut Judas le Galiléen, dont il est parlé dans les Actes des apôtres. C'était un homme habile, éloquent, attaché aux principes des Pharisiens, qu'il outrait encore, et auxquels il ajoutait un amour de la liberté qui allait jusqu'au fanatisme. Lorsque la Judée, après la mort d'Archélaüs, fut réduite en province romaine, Quirinius y étant venu par ordre d'Auguste, pour faire le dénombrement[1] des personnes et des biens, Judas appuyé d'un autre Pharisien, nommé Sadoc, s'éleva publiquement contre un usage qu'il traitait de tyrannique. Il prétendit que les déclarations auxquelles on voulait les astreindre étaient une vraie servitude. Il excita ouvertement le peuple à la révolte, soutenant que les Juifs n'avaient point d'autre seigneur ni d'autre maître que Dieu seul. Ses clameurs séditieuses n'eurent pas de grandes suites dans le moment : ceux qu'il avait ameutés furent obligés de se disperser par la fuite. Mais il laissa des sectateurs, qui embrassèrent son dogme favori avec tant d'obstination, qu'il n'est point de supplice si cruel qu'ils ne souffrissent volontiers plutôt que de donner à aucun mortel le nom de maître et de seigneur. Ces forcenés, par leurs maximes orgueilleuses, entretinrent dans l'esprit des peuples un levain de rébellion, qui après avoir causé .plusieurs troubles passagers, s'échauffa enfin si violemment, à l'occasion des injustices et des excès odieux de l'intendant Gessius Florus, que le feu ne put s'éteindre que par la ruine totale de la nation. Florus fut envoyé pour gouverner la Judée l'an onzième de l'empire de Néron, ayant obtenu cet emploi par le crédit de sa femme, qui était amie de Poppéa. Il trouva le pays dans un état qui eût offert à un gouverneur sage, actif, et bien intentionné, une belle matière à exercer ses talents et ses vertus, mais qui ne parut à Florus qu'une occasion de piller et de s'enrichir. Il n'est aucun de cette foule de séducteurs que j'ai dit s'être élevés depuis que la Judée obéissait aux Romains, dont les mouvements n'eussent laissé de fâcheux restes. Quoiqu'ils n'eussent pas réussi, leurs factions n'avaient pas pu être tellement exterminées, qu'il ne s'en sauvât plusieurs particuliers : et comme la Judée est un pays de montagnes, et qui dans son voisinage a de grands déserts, ceux qui avaient échappé au fer des Romains trouvaient aisément des asiles et de sûres retraites, d'oh se réunissant ensuite et s'attroupant ils désolaient le pays par des brigandages affreux. Toutes ces différentes branches de séditieux s'accordaient dans l'attachement aux maximes de Judas le Galiléen. Tous couvraient leurs fureurs du prétexte d'un zèle ardent pour la défense de la liberté commune, se prétendant suscités de Dieu pour lever l'opprobre de la nation assujettie à l'étranger, et menaçant de la mort quiconque demeurerait soumis aux Romains. Ainsi tout ami de la paix devenait l'ennemi de ces furieux : ils pillaient les maisons, tuaient les personnes, brûlaient les villages ; et se répandant dans toutes les parties de la Judée, ils la remplissaient de carnages et d'horreurs. De ces troupes de brigands se détachaient quelques-uns des plus audacieux, qui venaient à Jérusalem dans le dessein d'y allumer le feu de la sédition, et d'y détruire le parti de ceux qui se seraient opposés à une révolte. N'étant pas assez forts pour les attaquer ouvertement, ils employaient la voie des assassinats, qu'ils commettaient journellement jusque dans le temple. Ils étaient munis d'une arme très-courte, qu'ils portaient cachée sous leurs robes, et se mêlant dans la foule aux grands jours de fêtes, ils frappaient tout d'un coup ceux qui avaient le malheur de leur être suspects ; et ensuite ils faisaient les étonnés, ils joignaient leurs plaintes à celles des spectateurs, en sorte qu'il n'était pas possible de les reconnaître. Ils prirent pour première victime Jonathas, qui avait été grand pontife ; ils tuèrent encore plusieurs autres illustres citoyens : et ces sortes de meurtres devinrent si fréquents, que tout le monde était dans des défiances continuelles, et que personne ne croyait pouvoir paraître dans les rues sans courir risque de la vie. Albinus, prédécesseur immédiat de Florus, avait nourri l'audace de ces scélérats par l'impunité. Bassement et indignement avide, il vendait la sûreté publique à prix d'argent. Ceux qui étaient arrêtés et mis dans les prisons pour cause de brigandages, obtenaient, moyennant les présents qu'ils avaient soin de lui faire, leur élargissement : et nul n'était criminel que celui qui n'avait rien à donner. Il vendait aux factieux la licence de tout oser : et ses officiers, imitant son exemple, tiraient des petits les contributions que les puissants payaient au gouverneur. Il se forma ainsi plusieurs bandes de brigands, qui, rangées chacune sous un chef, exerçaient impunément toutes sortes de violences. Les citoyens amateurs de la tranquillité devenaient leur proie : et n'espérant obtenir aucune justice, s'ils étaient pillés, ils gardaient le silence ; s'ils avaient été épargnés, ils se trouvaient heureux, et la crainte d'un danger toujours présent les réduisait à faire leur cour à des misérables dignes des plus grands supplices. Florus, qui succéda à Albinus, le fit regretter. Albinus cachait au moins sa marche, et paraissait susceptible de quelque honte. Florus au contraire fit publiquement trophée de ses injustices, de ses rapines, de ses cruautés, et il se conduisit à l'égard de la nation des Juifs comme un bourreau qui eût été envoyé pour exécuter des criminels. Sans miséricorde, sans pudeur, il ne savait ni s'attendrir sur les maux, ni rougir de tout ce qui est le plus honteux. Réunissant la ruse à l'audace, il excellait dans l'art funeste de jeter des nuages sur l'évidence de la justice et du bon droit. C'était peu pour lui de vexer et de piller les particuliers, il dépouillait les villes entières, il ravageait un grand pays tout à la fois. Ses intelligences avec les brigands éclataient à la vue de tous, et il n'y manquait que de publier à son de trompe une permission générale de voler et de tuer, à condition de lui réserver une part du butin. Un gouvernement si tyrannique fit déserter la contrée : et il y eut un grand nombre de familles qui abandonnèrent leurs établissements et leurs biens, pour aller chercher au moins chez l'étranger la sûreté et la paix. Les Juifs avaient une ressource dans le gouverneur de Syrie, Cestius Gallus, qui depuis la guerre des Parthes terminée par Corbulon avait réuni le commandement des légions à l'administration civile, et de l'autorité duquel relevait l'intendant de la Judée. Mais nul ne fut assez hardi pour aller lui porter des plaintes à Antioche, lieu de sa résidence ordinaire. On attendit qu'il vînt à Jérusalem. Il s'y rendit pour la fête de Pâques de l'an de Jésus-Christ soixante-six, douzième de Néron. Les Juifs, au nombre de trois millions, l'environnèrent, le suppliant de prendre pitié des malheurs de la nation, et lui demandant justice de Florus qui en était le fléau. Cestius apaisa cette multitude par de belles paroles, mais il n'apporta aucun remède efficace au mal : et s'en retournant à Antioche, il fut accompagné jusqu'à Césarée par Florus, qui lui déguisa les choses et les tourna à son avantage. Néanmoins cet intendant craignit les suites d'une affaire où tout le tort était de son côté, et il résolut pour l'étouffer de faire naître la guerre. Il ne doutait pas que, si le pays demeurait en paix, les Juifs excédés de mauvais traitements ne s'adressassent enfin à l'empereur : au lieu qu'une révolte ouverte les rendant coupables, leur ôterait tout moyen de se faire écouter. Ainsi, pour les contraindre de se porter aux dernières extrémités, il s'étudia à aggraver de plus en plus leur misère. Dans ces circonstances survint à Césarée un mouvement qui favorisa ses vues, et lui fournit .un prétexte pour en entamer l'exécution. La ville de Césarée, avant que d'être bâtie par Hérode, subsistait défia sous le nom de Tour de Straton, mais elle était délabrée et tombait presque en ruine. Hérode, invité par la situation, en voulut faire un monument de sa magnificence et de sa reconnaissance envers Auguste. Il la rebâtit à neuf, il y creusa un port, il y construisit un palais pour lui ; et comme jamais la religion n'embarrassa sa politique, il y dressa des statues, il y éleva un temple en l'honneur du prince qu'il révérait bien plus sincèrement que le dieu du ciel. Ainsi dans cette ville habitée par des Syriens et par des Juifs se voyait un mélange d'idolâtrie et de culte du vrai Dieu. C'était une source de division, et pendant que Félix, frère de Pallas, gouvernait la Judée, la querelle s'échauffa entre les deux nations qui habitaient Césarée. Les Juifs prétendaient tenir le premier rang dans une ville qui reconnaissait Hérode leur roi pour fondateur. Les Syriens au contraire soutenaient qu'ils représentaient les anciens habitants de, la Tour de Straton : et ils ajoutaient qu'Hérode n'avait pas prétendu la' 'rebâtir pour l'usage des Juifs, puisqu'il y avait érigé des temples et des statues. On ne s'en tint pas de part et d'autre à de simples paroles : on en vint aux mains ; il y eut des séditions, il y eut des combats. Enfin le magistrat romain intervint, et ayant réduit par la force les plus opiniâtres, il obligea les deux partis à vivre en paix jusqu'à ce que l'empereur eût prononcé sur le fond du différend. La réponse de Néron donna gain de cause aux Syriens, et elle arriva précisément dans le temps que tout était en feu dans la Judée sous Florus. On peut bien penser que les Juifs de Césarée furent peu contents de ce jugement : et leurs adversaires en triomphèrent avec une arrogance qui augmenta le dépit de ceux qui avaient succombé, et leur donna lieu de le faire éclater. Les Juifs avaient une synagogue dans Césarée, près los, de B. d'un terrain qui appartenait à un Syrien. Ils tentèrent plusieurs fois d'engager le propriétaire à leur vendre cet emplacement, lui en offrant un prix beaucoup au-dessus de sa valeur. Mais il rejeta avec dédain leurs propositions, et même il entreprit d'y bâtir, et il y commença des boutiques, qui gênaient et rendaient fort étroit le passage pour aller à la synagogue. Les plus échauffés de la jeunesse des Juifs eurent recours à la force et tombèrent sur les ouvriers. Florus condamna et arrêta cette voie de fait. Alors les plus puissants et les plus riches de la nation entrèrent en négociation avec lui, et moyennant huit talents[2] qu'ils lui donnèrent, ils en tirèrent une promesse d'empêcher la construction des boutiques. Mais Florus, aussi perfide qu'intéressé, ne leur avait donné cette parole que pour avoir leur argent : et lorsqu'il l'eut touché, il s'en alla à Sébaste ou Samarie, les laissant en liberté d'agir selon qu'ils le voudraient, comme s'il leur eût vendu simplement la permission de se faire justice à eux-mêmes. Cette politique tendait visiblement à allumer la querelle, au lieu de l'éteindre : et c'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Le lendemain du départ de Florus était un jour de sabbat : et pendant que les Juifs s'assemblaient dans leur synagogue, un idolâtre des plus factieux plaça précisément à leur passage un vase de terre renversé, sur lequel il se mit en devoir de sacrifier des oiseaux selon le rite du paganisme. Les Juifs furent outrés de cette insulte faite à leur religion, et de la profanation d'un lieu qu'ils regardaient comme saint. Les plus âgés et les plus sages d'entre eux voulaient que l'on s'adressât au magistrat. Mais la jeunesse fougueuse n'écouta point les remontrances de ses anciens. Elle court aux armes ; et comme les adversaires, qui avaient comploté l'affaire du sacrifice, s'étaient tenus soigneusement prêts, il se livre un combat, dans lequel les Syriens eurent l'avantage non seulement sur les Juifs, mais sur l'officier romain qui était venu avec des soldats pour apaiser le tumulte : en sorte que les Juifs, emportant les livres de la loi, se retirèrent en un lieu nommé Narbata, à soixante stades[3] de Césarée. Les plus illustres d'entre eux, au nombre de douze, allèrent à Sébaste trouver Florus pour implorer sa protection, le faisant souvenir respectueusement des huit talents qu'il avait reçus. Mais au lieu d'accomplir ses engagements, Florus ordonna que les suppliants fussent mis en prison, leur faisant un crime de l'enlèvement des livres de la loi. Les Juifs de Jérusalem furent touchés de ce que souffraient leurs frères de Césarée, et néanmoins ils se contenaient dans le devoir. Mais Florus, qui avait pris à tâche d'allumer la guerre, envoya dans le même temps enlever du trésor du temple dix-sept talents[4], sous le prétexte du service de l'empereur. Cet attentat poussa à bout la patience du peuple. On accourt de tonte part au temple, et une multitude infinie, jetant des cris d'indignation et de douleur, invoque le nom de César et demande d'être délivrée de la tyrannie de Florus. Quelques-uns de ces boutefeux de sédition qui s'étaient introduits, comme je l'ai dit, dans Jérusalem, invectivèrent contre l'intendant, le chargèrent d'injures, et pour le tourner en ridicule, ils allaient, une tasse à la main, par toute la ville, quêter pour lui comme pour un misérable tourmenté de la faim. Cette dérision publique ne fit pas honte à Florus de son amour pour l'argent, mais ajouta à la cupidité le motif de la colère. Oubliant Césarée, où avaient commencé les troubles, pour la pacification desquels il était même payé, il marche furieux du côté de Jérusalem, et plus avide encore de butin que de vengeance, il mène avec lui grand nombre de soldats, cavalerie et infanterie, cherchant le bruit et l'éclat, et voulant d'une étincelle aisée à étouffer produire un incendie. Le peuple intimidé pensa à conjurer l'orage, et sortant au-devant de l'armée, il se disposait à recevoir Florus avec tous les honneurs dus à sa place. Florus détacha un officier à la tête de cinquante cavaliers avec ordre de dissiper cette multitude, et de déclarer qu'il ne s'agissait point d'apaiser par des soumissions feintes celui qu'ils avaient outragé avec tant d'insolence, et que le temps était venu de montrer leur amour pour la liberté par des effets, et non par de simples discours. C'était-là porter aux Juifs un défi, mais il ne fut point accepté. Le peuple avait des intentions pacifiques, et bien fâché de ne pouvoir rendre les Romains témoins de son obéissance, chacun se retira chez soi ; et la nuit se passa dans les craintes et dans les alarmes. Florus alla se loger au palais d'Hérode ; et le lendemain s'étant assis sur son tribunal, il vit venir à lui les chefs des prêtres et tous les plus illustres personnages de la ville, à qui il dénonça qu'ils eussent à lui livrer ceux qui l'avaient insulté, s'ils ne voulaient attirer eux-mêmes sur leurs têtes la punition que méritaient les coupables. Ils répondirent : Que le peuple de Jérusalem était ami de la paix, et qu'ils lui demandaient grâce pour ceux qui l'avaient offensé. Que dans une si grande multitude il n'y avait pas lieu de s'étonner qu'il se trouvât quelques téméraires, que la vivacité de l'âge portât à s'oublier. Qu'il était actuellement impossible de démêler ceux qui étaient en faute, vu que la crainte et le repentir les réunissaient avec les autres dans un même langage, et qu'il ne restait plus aucun caractère qui les distinguât. Qu'il convenait à Florus de maintenir la nation en paix ; qu'il devait conserver pour les Romains une ville qui faisait un des ornements de leur empire ; et qu'il était plus juste de pardonner à un petit nombre de coupables en faveur d'une foule infinie d'innocents, que de perdre tout un peuple bon et fidèle en haine d'une poignée d'audacieux. Ces représentations n'eurent d'autre effet que d'aigrir Florus. Enflammé de colère, il ordonne aux soldats d'aller piller la ville haute, qui était l'ancienne forteresse de David sur la montagne de Sion, et de faire main basse sur tous ceux qu'ils rencontreraient. Les soldats, aussi avides que leur chef, et autorisés par ses ordres, les passèrent encore. Leur fureur ne se renferma pas dans les bornes qui leur étaient marquées : ils forçaient l'entrée de toutes les maisons, tuant tout ce qui se présentait à eux, sans distinction de sexe ni d'âge. Le nombre des morts, en y comprenant les enfants et les femmes, se monta à trois mille six cents. Il y eut quelques personnages distingués, qui, saisis par les soldats, furent amenés à Florus : et il les fit battre de verges, et mettre en croix. Parmi eux on remarqua quelques chevaliers romains ; et Josèphe a raison d'observer que c'était une entreprise bien tyrannique à Florus, que de traiter si cruellement des hommes Juifs de naissance, mais Romains par état et par les titres qui leur avaient été communiqués. Bérénice était alors à Jérusalem pour l'accomplissement d'un vœu de naziréat, qu'elle avait fait à Dieu. Attendrie sur le triste sort de ses compatriotes, cette princesse fit ce qui dépendait d'elle pour fléchir la colère impitoyable de Florus. Elle lui envoya, à diverses reprises, plusieurs de ses officiers ; et voyant qu'elle n'obtenait rien, et que les soldats exerçaient jusque sous ses yeux toutes sortes de cruautés sur les malheureux Juifs, elle vint elle-même se présenter à l'intendant comme suppliante. Mais rien n'était capable de vaincre dans Florus la fureur de la vengeance soutenue de la cupidité de s'enrichir. Il rebuta Bérénice : elle courut risque d'être insultée en sa présence et blessée par les soldats ; et elle s'estima heureuse d'aller chercher sa sûreté dans son palais, où elle s'enferma avec une bonne garde. Cet événement, que nous pouvons regarder comme l'époque du commencement de la guerre, tombe sous l'an de Jésus-Christ 66, et est fixé par Josèphe au seize du mois Artémisius, qui, suivant l'estimation de Scaliger et de M. de Tillemont, répond à peu près à notre mois de mai. Nous y voyons concourir de la part des Juifs trois ordres différents d'acteurs, qu'il est important de distinguer pour se former une idée juste de l'état des choses, et pour bien entendre tout ce que nous aurons à raconter dans la suite : les grands et les premiers de la nation, toujours amis de la paix et attentifs à la maintenir, parce qu'ils voyaient les conséquences funestes d'une révolte ; un parti de séditieux, qui, par un amour forcené de la liberté, ou plutôt pour acquérir sous ce prétexte la licence de toutes sortes de crimes, soufflaient le feu de la guerre ; enfin le gros de la multitude, disposée par elle-même à suivre l'impression de ses chefs, mais quelquefois entraînée par l'audace des séditieux, qui réussirent à la fin à s'en rendre les maîtres. Le lendemain de l'exécution militaire dont je viens de parler, le peuple outré de douleur s'attroupa dans la ville haute, et là, redemandant à Florus le sang de ceux qui avaient été tués la veille, il se livrait aux plus violents emportements. Les chefs des prêtres et les grands alarmés de ce commencement de sédition accourent en hâte, et déchirant leurs vêtements, mêlant les prières et les exhortations, ils persuadèrent à cette multitude de se séparer : et la tranquillité parut rendue à la ville. Ce n'était pas le plan de Florus, aux intérêts duquel convenaient le trouble et la guerre. Il avait mandé de Césarée deux cohortes, qui actuellement n'étaient pas loin de la ville : et par une horrible perfidie, il entreprit de livrer à leur merci le peuple de Jérusalem. D'une part il déclara aux principaux d'entre les prêtres qu'il fallait qu'ils engageassent le peuple à aller au-devant de ces cohortes, et qu'il regarderait cette démarche comme une preuve de la soumission sincère de la nation. De l'autre part il envoya aux deux cohortes un ordre secret de ne point rendre le salut aux Juifs : et supposant, avec beaucoup de vraisemblance, que cette marque d'inimitié et de hauteur irriterait ceux qui se croiraient méprisés, et les porterait à renouveler les clameurs contre lui, par le même ordre il enjoignait aux cohortes de charger les Juifs, et de les traiter en ennemis, au premier cri par lequel ils oseraient témoigner leur indignation. Ce noir projet réussit. Les prêtres ayant déterminé le peuple avec bien de la peine à sortir de la ville pour aller recevoir les cohortes qui arrivaient, quelques séditieux qui s'étaient mêlés parmi la troupe s'irritèrent de ce qu'on leur refusait le salut ; et s'en prenant à Florus, ils élevèrent leurs voix pour invectiver contre sa tyrannie. Dans le moment les cohortes se jettent sur une multitude sans armes et sans défense, qui n'eut de ressource que dans la fuite. La précipitation et le désordre furent tels, qu'il y en eut un plus grand nombre d'étouffés aux portes de la ville, que de tués par les soldats. Les cohortes entrèrent pêle-mêle avec le peuple qu'elles poursuivaient, par le quartier nommé Bézétha, qui était au nord du temple : et elles voulaient gagner la forteresse Antonia. Cette forteresse, bâtie par les rois Asmonéens, et considérablement augmentée et fortifiée par Hérode, qui lui avait donné le nom d'Antoine son bienfaiteur, dominait sur le temple, dont elle occupait l'angle entre le Septentrion et l'Occident. Les Romains y tenaient garnison, et je ne sais pourquoi Josèphe ne fait aucune mention de ces troupes dans le combat dont il s'agit. Quoi qu'il en soit, les efforts des deux cohortes furent inutiles. En vain Florus, avide de s'emparer du trésor du temple, vint à leur appui avec les soldats qu'il avait près de sa personne. Les Juifs remplissant les rues leur fermèrent les passages, et plusieurs montant sur les toits les accablaient d'une grêle de traits de toute espèce. Il fallut reculer, et les Juifs restèrent en possession du temple. Mais ils appréhendèrent que Florus ne revînt à la charge : et comme il était toujours maître de la forteresse Antonia par la garnison qui y résidait, et qu'ils ne se sentaient pas assez forts pour l'attaquer, les séditieux abattirent les galeries qui faisaient la communication de cette forteresse avec le temple : elle devint ainsi isolée, et fut beaucoup moins en état de leur nuire. Florus prit alors un parti qui paraît singulier. Jamais sa présence à Jérusalem ne pouvait être plus nécessaire. Il en sortit, n'y laissant, de concert avec les chefs du peuple, qu'une seule cohorte pour garde, et il se retira à Césarée. Josèphe ne lui attribue d'autre motif, que l'impuissance où il se voyait de piller le trésor du temple : en sorte qu'ayant perdu l'espérance de la proie qui l'avait attiré, il n'avait plus de raison de demeurer à Jérusalem. Peut être était-il lâche, et voulait-il avant tout mettre sa personne en sûreté, se réservant à appeler Cestius pour soutenir une guerre que sa tyrannie avait excitée. Cestius reçut en même temps les lettres de Florus, qui accusaient les Juifs de révolte, et celles de Bérénice et des premiers de Jérusalem, qui se plaignaient amèrement de Florus. Incertain de ce qu'il devait penser sur deux exposés si différents, il résolut d'envoyer sur les lieux un tribun nommé Néapolitanus pour vérifier les faits et lui en rendre compte. Dans le même temps Agrippa, second du nom, frère de Bérénice, et roi d'une partie de la Judée sous la protection des Romains, arriva d'Alexandrie, où il était allé pour féliciter Tibère Alexandre sur la préfecture d'Égypte qui venait de lui être donnée. Il se rencontra à Jamnia avec Néapolitanus, et les chefs des prêtres et du sénat de Jérusalem vinrent les y trouver. Agrippa aimait sa nation. Mais, quoique sensible aux maux que souffraient les Juifs, comme il connaissait la dureté intraitable de leur caractère, il crut devoir, pour leur propre bien, rabattre leur fierté, et il leur donna le tort, Les députés ne prirent point le change : ils conçurent quel motif faisait agir le roi, et lui sachant gré d'une réprimande d'amitié, ils l'engagèrent à venir à Jérusalem avec Néapolitanus. Le peuple de la ville sortit au-devant d'eux jusqu'à la distance de soixante stades. Là se renouvelèrent les plaintes et les pleurs : et tous d'une commune voix de mandaient qu'on délivrât le pays des fureurs de Florus. Le roi et l'officier romain étant entrés dans la ville, virent de leurs yeux les témoignages subsistants des ravages que Florus y avait exercés : et les Juifs, pour prouver à Néapolitanus qu'ils étaient parfaitement soumis aux Romains, et qu'ils n'en voulaient qu'au seul Florus, qui avait trop bien mérité leur haine, obtinrent de ce tribun, par l'entremise d'Agrippa, qu'il voulût bien faire le tour de la ville à pied avec un seul esclave. Néapolitanus fut si content de la tranquillité, du bon ordre, et de la soumission qu'il reconnut partout, qu'étant monté au temple, il y assembla le peuple, et le loua de sa fidélité envers les Romains, dont il promit de rendre un bon compte au gouverneur de Syrie ; et après avoir offert son hommage au Dieu dans le temple duquel il était, il se retira, et partit. Tout n'était pas fait néanmoins. Les Juifs ne voulaient plus reconnaître l'autorité de Florus. Ils souhaitaient au contraire que l'on envoyât des députés à Néron pour l'informer de tout ce qui s'était passé, et ils firent sur ce point de vives instances auprès d'Agrippa et des chefs de l'ordre des prêtres, représentant que si on laissait le champ libre à Florus, il rejetterait sur la nation tout l'Adieux des mouvements dont il était seul coupable, et qu'il la ferait passer pour rebelle dans le conseil de l'empereur. Ces raisons étaient fortes. Mais ceux qui tiennent un haut rang sont toujours plus timides que le commun peuple, parce qu'ils ont plus à perdre. Agrippa et les premiers de la nation craignirent de se commettre par une accusation intentée contre Florus : et le roi, voyant la multitude disposée à entreprendre la guerre plutôt que de se soumettre à celui qu'elle regardait comme son tyran, essaya de l'intimider en la faisant ressouvenir de la prodigieuse disproportion entre ses forces et celles des Romains. C'est à peu près à cette idée que se réduit un discours très-prolixe, que Josèphe lui fait tenir au peuple assemblé, et qui est terminé par une protestation nette et précise de ne point partager leurs périls, s'ils veulent courir à une perte inévitable. Bérénice était présente à ce discours, placée en un lieu élevé, et elle appuya de ses larmes le discours de son frère. Le peuple répondit qu'il ne faisait point la guerre aux
Romains, mais à Florus. Vous la faites aux Romains,
reprit Agrippa, puisque vous ne payez point les tributs
à César, et que vous avez abattu les portiques qui joignaient au temple la forteresse
Antonia. Le peuple sentit la justice de ce reproche : et pour se
mettre en règle on commença sur-le-champ à reconstruire les portiques abattus
; et les magistrats, les sénateurs se distribuèrent dans les bourgades, pour
lever quarante talents, qui restaient encore dus aux Romains sur le tribut
qu'il fallait leur payer. Mais il ne fut pas possible de vaincre l'opiniâtreté
des Juifs sur ce qui concernait Florus. Agrippa ayant voulu leur persuader d'obéir
à cet intendant, jusqu'à ce que l'empereur en eût envoyé un autre en sa
place, ils s'emportèrent contre le roi, ils lui dénoncèrent qu'il eût à
sortir de la ville : quelques-uns mêmes des plus séditieux lui jetèrent des
pierres ; en sorte qu'Agrippa, voyant qu'il ne gagnait rien, et justement
choqué des excès d'une multitude insolente, se retira dans ses états, qui
s'étendaient principalement vers les sources et au-delà du Jourdain. La retraite d'Agrippa mit en pleine liberté les factieux, qui levant enfin le masque se déclarèrent ouvertement contre les Romains. Éléazar, fils du grand pontife Ananias, jeune homme plein d'audace, actuellement capitaine des troupes qui gardaient le temple, persuada aux ministres des sacrifices de ne recevoir l'offrande d'aucun étranger. Or c'était l'usage d'offrir tous les jours un sacrifice pour les Romains fondé par Auguste, comme il a été dit ailleurs. Les prêtres instruits par Éléazar refusèrent les victimes présentées pour ce sacrifice, et ainsi rompirent avec les Romains, et manquèrent au devoir de sujets. Les grands furent alarmés de cet attentat, dont ils prévoyaient
les terribles conséquences. Ils essayèrent de ramener par leurs discours des
furieux qui s'égaraient, et ayant assemblé le peuple : A quoi pensez-vous ? dirent-ils. Vos ancêtres, bien loin de rejeter les sacrifices d'aucun
homme, quel qu'il pût être, ce qui est une impiété, ont orné ce temple des
dons des étrangers, et ils ont cru en relever la gloire en y consacrant des
monuments offerts par les rois et les princes de toutes les nations : et
vous, par un zèle aussi inconsidéré que dangereux, vous refusez les offrandes
de ceux sous la puissance desquels vous vivez ! vous privez ce temple de ce
qui fait une grande partie de sa célébrité, et vous voulez que les Juifs soient
les seuls chez qui soit interdit aux étrangers tout acte de religion ! Si
c'était contre des particuliers que vous introduisissiez cette nouvelle loi,
ce serait un schisme contraire à l'humanité. Mais séparer César et les Romains
de toute communication à votre culte, n'est-ce pas vous séparer de la protection
de leur empire ? En refusant d'offrir pour eux des sacrifices, prenez garde
de les mettre dans le cas de vous empêcher d'en offrir pour vous-mêmes. Ah ! plutôt,
pensez à votre faiblesse et à leur puissance, et faites cesser l'insulte
avant que ceux que vous insultez en soient instruits. Les séditieux, qui voulaient la guerre, ne furent nullement touchés de ces remontrances ; et ils dominaient parmi le peuple, à qui un faux zèle de religion en impose aisément. Ainsi les grands, les chefs des prêtres, les premiers sénateurs, ne songèrent plus qu'à séparer leur cause de celle de ces forcenés, et à tenter un remède extrême en implorant les secours du dehors contre leurs concitoyens. Ils députèrent à Florus et à Agrippa, pour leur demander des troupes avec lesquelles ils pussent réduire les mutins. Le trouble parmi les Juifs était une heureuse aventure pour Florus, qui voyant la guerre s'allumer selon ses vœux se tint tranquille et ne fit aucune réponse aux députés. Agrippa pensait différemment. Il aimait les Juifs, il était attaché aux Romains : il voulait conserver aux uns leur temple et leur capitale, et aux autres une belle province ; d'ailleurs il ne croyait pas que la guerre dans la Judée fût avantageuse pour lui, et il craignait avec fondement que la contagion de la révolté ne se communiquât au pays qui lui obéissait. Il écouta donc les prières qui lui étaient adressées, et il envoya trois mille chevaux à Jérusalem. Les grands et la partie la plus saine du peuple fortifiés de ce secours s'emparèrent de la ville haute. Car Éléazar et sa faction étaient maîtres de la ville basse et du temple. De ce moment, Jérusalem devint un champ de bataille entre ses citoyens, qui ne cessèrent de s'égorger mutuellement. Après plusieurs jours de combats continuels, enfin les factieux l'emportèrent, et ayant chassé leurs adversaires de la plus grande partie de la ville haute, ils brûlèrent les archives publiques et le greffe où se gardaient les actes qui liaient les débiteurs à leurs créanciers : et par ce service ils attirèrent à eux toute la vile canaille, qui se trouvait affranchie de ses dettes sans les avoir payées. Les vaincus se retirèrent au palais d'Hérode, près duquel était le camp des Romains, que Florus avait laissés pour garder la ville. Là ils eurent quelque relâche pendant deux jours que les séditieux employèrent à assiéger et à forcer la tour Antonia. Ils la brûlèrent, ils massacrèrent tous les Romains qui y étaient en garnison ; en sorte qu'Éléazar n'avait plus, pour être maître de toute la ville, qu'à s'emparer du poste que tenaient encore les restes d'un parti sur lequel il avait déjà remporté un très-grand avantage. Il en entreprit le siège ; et un renfort qui lui survint l'aida beaucoup à réussir. Le château Massada[5], fortifié avec un très-grand soin par Hérode, et muni abondamment de toutes sortes de provisions de guerre et de bouche, avait été surpris peu de temps auparavant par une bande de ces factieux qui suivaient les maximes prêchées autrefois par Judas le Galiléen. Ils avaient égorgé la garnison que les Romains y entretenaient : et cette forteresse était devenue leur retraite et leur place d'armes. Ménahem, fils de ce même Judas, s'y transporta bien accompagné, et s'étant fait ouvrir l'arsenal, qui contenait de quoi armer dix mille hommes, il distribua des armes aux brigands qui le suivaient et à ceux qu'il ramassa dans le pays ; ensuite de quoi marchant à la tête de cette troupe il revint à Jérusalem avec la magnificence et le faste d'un roi, et fut reconnu chef de toute la faction. Il prit la conduite du siège qu'Éléazar avait commencé : et comme il n'avait point de machines pour battre les murs, il creusa une mine, et la poussa sous une tour, qui tomba avec un grand fracas. Il se crut vainqueur : mais les assiégés, qui s'étaient aperçus des travaux des ennemis, avaient élevé en dedans un nouveau mur, derrière lequel ils se trouvèrent en sûreté au moment de la chute de la tour : et cette barrière les mit en état de demander à capituler. Ménahem fit une distinction. Il accorda une composition honorable aux troupes d'Agrippa et aux Juifs de Jérusalem : pour ce qui est des Romains, il ne voulait leur faire aucun quartier. Ceux-ci ne pouvaient tenir seuls dans un si mauvais poste : et pendant que leurs alliés, profitant de la capitulation, sortaient du château, les Romains se retirèrent dans trois tours bâties par Hérode, que l'on nommait Hippicos, Phasaël et Mariamne. Les vainqueurs tuèrent quelques traîneurs, pillèrent les bagages, et mirent le feu au palais et au camp. Ceci arriva le six du mois Gorpiæus, qui répond en partie à notre mois de septembre. La prospérité des armes des séditieux produisit entre eux la discorde. Ménahem était enflé d'un orgueil qui le rendait insupportable, et Éléazar regardait d'un œil jaloux un faste qui l'obscurcissait. Celui-ci exhorta ses amis à secouer un joug honteux : et lorsque Ménahem entrait au temple environné de ses gardes, Éléazar suivi aussi d'un gros de gens armés l'attaqua subitement. Il fut aidé par le peuple, qui croyait en détruisant le tyran détruire la tyrannie. La troupe de Ménahem fut accablée sous le nombre. Plusieurs demeurèrent sur la place, quelques-uns s'enfuirent, entre autres Éléazar, fils de Jaïr, qui se retira à Massada, et resta en possession de ce fort château jusqu'à la fin de la guerre. Ménahem réduit à se cacher fut bientôt découvert, et on le fit mourir dans les supplices ; avec plusieurs de ses principaux partisans. Le peuple ne tarda pas à s'apercevoir qu'il s'était trompé dans ses espérances. Ceux qui avaient tué Ménahem ne voulaient pas mettre fin à la guerre, mais en avoir seuls le commandement. Ainsi, quoique le très-grand nombre des citoyens les suppliât de ne point pousser les Romains qui s'étaient renfermés dans les trois tours que j'ai nommées, ils n'en furent que, plus ardents à les assaillir avec furie : et en peu de temps ils les réduisirent à se trouver heureux, s'ils pouvaient obtenir la vie sauve et la liberté de sortir de Jérusalem. Métilius commandant de ces troupes assiégées en fit la proposition, qui fut reçue avidement par des ennemis perfides et résolus de ne point tenir ce qu'ils promettaient. En effet les Romains étant sortis de leurs tours sur la foi jurée, et ayant quitté suivant la convention leurs boucliers et leurs épées, Éléazar et les siens se jetèrent sur eux, et les massacrèrent tous hors Métilius, qui promit de se faire Juif jusqu'à souffrir la circoncision. Une si horrible perfidie rendait les haines désormais irréconciliables : et c'était le but des factieux. Mais la multitude pacifique et les premières têtes de la nation détestèrent un attentat qui offensait également Dieu et les hommes, et qui, afin qu'il n'y manquât aucune circonstance capable d'en augmenter la noirceur, avait été commis un jour de sabbat. Ils en regardaient la vengeance comme inévitable, et ils déploraient la triste nécessité où ils se voyaient de partager le supplice de ceux dont le crime leur faisait horreur. Le même jour et à la même heure, les Juifs de Césarée furent exterminés par les idolâtres au milieu desquels ils habitaient. Cette sanglante exécution fut la suite des anciennes querelles dont j'ai parlé, et on peut croire que Florus qui résidait sur les lieux autorisa et encouragea une cruauté si conforme à ses sentiments contre les Juifs. Il en périt vingt mille : ceux qui échappèrent au carnage furent arrêtés et mis en prison par ordre de l'intendant, et il ne resta plus un seul Juif dans Césarée. Ce massacre aigrit toute la nation, qui s'en vengea sur les villes et les villages des Syriens. Partout les Juifs, distribués en plusieurs petites armées, y portaient le fer et le feu. Les Syriens, comme l'on peut croire, ne se laissaient pas égorger sans défense. Ainsi toutes les villes de Syrie étaient partagées en deux camps, qui se faisaient une guerre implacable. L'avidité, comme il ne manque jamais d'arriver en pareil cas, se joignait à la cruauté et à la haine. Les meurtriers s'enrichissaient, des dépouilles de ceux qu'ils avaient tués : et ce nouvel aiguillon multipliait les horreurs, tellement que, les places et les rues étaient jonchées de corps morts, hommes, femmes et enfants : spectacle plus affreux encore que celui d'un champ de bataille après une action sanglante. Quatre villes seulement dans toute la Syrie ne prirent point de part à ces fureurs, et demeurèrent paisibles : Antioche, Sidon, Apamée et Gérasa. Pendant ce même temps les séditieux s'emparèrent de Cypros, fort château bâti par Hérode au-dessus de Jéricho, et ils en abattirent les fortifications ; et les habitants de Machéronte, place très-importante, que Pline[6] qualifie la seconde citadelle de la Judée après Jérusalem, engagèrent la garnison romaine à sortir de bonne grave de leur ville, dont ils restèrent ainsi les maîtres. Ce fut par cette suite d'excès intolérables que les Juifs s'attirèrent enfin la guerre de la part des Romains. Cestius, voyant toute la nation courir aux armes, fut contraint de se mettre lui-même en mouvement. Il prit avec lui l'élite de ses légions ; il y joignit les troupes auxiliaires que lui fournirent les rois voisins, Antiochus de Commagène, Soémus d'Émèse et Agrippa. Ce dernier l'accompagna en personne, et ils entrèrent ensemble dans la Judée. Cestius n'eut pas de peine à s'ouvrir les passages jusqu'à la capitale : il prit et détruisit Joppé, qui osa lui faire résistance ; et il vint camper à cinquante stades de Jérusalem, pendant que les Juifs célébraient la fête des Tabernacles. Ils sortirent sur lui avec audace : et leur attaque fut si brusque et si vive, qu'ils rompirent les rangs des Romains, et mirent toute leur armée en danger. Elle se rétablit néanmoins, et repoussa les Juifs vers la ville : mais dans le premier choc les Romains avaient perdu cinq cent quinze hommes, et du côté des Juifs il n'y eu eut que vingt-deux de tués. Dans cette action se distingua beaucoup Simon, fils de Gioras, dont nous n'aurons que trop d'occasion de parler dans la suite. Cestius demeura trois jours dans le même poste, et les Juifs se tinrent en présence pour défendre les avenues de leur ville. Ils s'établirent même sur des hauteurs qui dominaient les passages, prêts à fondre sur l'armée romaine au premier mouvement qu'elle ferait. Agrippa s'aperçut de leur dessein, et il leur envoya des députés porteurs de paroles de paix, espérant ou tirer les Romains d'un pas qui lui paraissait dangereux, eu persuadant aux Juifs de mettre les armes bas, ou du moins faire naître entre les séditieux et le peuple de Jérusalem une division capable de les affaiblir. Les députés d'Agrippa ayant fait leur commission, et annoncé aux Juifs de la part de Cestius une amnistie de tout le passé, s'ils se soumettaient à lui ouvrir les portes de leur ville, les séditieux pour toute réponse se jetèrent sur ces députés, tuèrent l'un, blessèrent l'autre, et à coups de pierres et de bâtons ils dispersèrent ceux d'entre le peuple qui témoignaient leur indignation de ce violement des droits les plus saints. Cestius, aux yeux duquel avait éclaté la discorde entre les ennemis, crut ce moment favorable pour les attaquer : il vint avec toutes ses forces leur présenter le combat, et les ayant mis en fuite, il les poursuivit jusqu'à Jérusalem, et se plaça à sept stades de la ville. Il s'y tint encore tranquille pendant trois jours, voulant sans doute reconnaître les lieux, et faire les dispositions nécessaires pour un assaut. Le quatrième jour, qui était le trente du mois Hyperberetœus, premier mois de l'automne, il s'avança au pied des murailles. Le peuple était comme tenu en captivité par les séditieux. Ceux-ci, malgré leur audace, furent effrayés de l'approche de l'armée romaine, et abandonnant le faubourg, ils s'enfermèrent dans le temple. Cestius brula le quartier de Bézétha : et s'il eût poussé sa victoire, et profité de l'effroi qu'il avait jeté parmi les ennemis, il pouvait prendre la ville et terminer sur-le-champ la guerre. Il demeura dans l'inaction, trompé par quelques officiers de son armée, qui, si nous en croyons Josèphe, gagnés par l'argent de Florus, ne voulaient pas que la guerre finît si promptement, et souhaitaient rendre la nation des Juifs de plus en plus, coupable par la longue résistance qu'elle ferait aux armes romaines. Il paraît que ce général avait peu de tête et peu de talent. Une intrigue s'était formée dans la ville pour lui en ouvrir les portes. Il en fut averti : et au lieu de saisir une si belle occasion, il donna lieu par ses lenteurs aux séditieux de découvrir la conspiration> et d'en faire périr les auteurs. Après cinq jours d'assauts inutilement tentés, le sixième enfin il pénétra jusqu'à la porte du temple du côté du septentrion, et il n'avait presque plus qu'à y mettre le feu. Déjà les séditieux consternés pensaient à quitter la ville, qu'ils voyaient en un danger prochain d'être prise : et le peuple au contraire, commençant à respirer et à ne plus craindre ses scélérats oppresseurs, .appelait les Romains, et se disposait à leur faciliter les entrées. Cestius, par un aveuglement inconcevable, fit sonner la retraite, et condamnant son entreprise comme impossible au moment précis où il allait l'achever, il abandonna le siège, et regagna le camp qu'il avait occupé quelques jours auparavant à sept stades de la ville. Une conduite si contraire à toutes les règles de la prudence humaine paraît à Josèphe n'être pas naturelle. Il remonte plus haut pour en assigner la cause : Dieu, dit-il, offensé par les crimes de nos tyrans avait pris en haine son sanctuaire, et il ne voulut pas qu'une victoire trop prompte le laissa subsister. La timidité de Cestius rendit le courage aux séditieux. Ils le poursuivirent dans sa retraite, et lui tuèrent quelques soldats de l'arrière-garde. De ce moment la terreur dont le général romain était frappé ne le quitta point, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à Antipartis, ville assez considérablement éloignée de Jérusalem. Toujours harcelé par les ennemis, dont le nombre croissait par les succès, toujours fuyant devant eux, il se crut obligé, pour, faire plus de diligence, de tuer ses mulets et ses bêtes de somme, et ensuite d'abandonner même les machines de guerre, que les Juifs enlevèrent, et dont ils firent grand usage dans le siège qu'ils eurent à soutenir contre Titus. Il perdit, dans les différents combats qui se livrèrent pendant cette retraite, près de six mille hommes tant cavaliers que fantassins : il perdit une de ses aigles. En un mot la victoire, qu'il avait eue entre les mains, resta pleinement aux Juifs. Josèphe date le retour des vainqueurs à Jérusalem du huit du mois Dius, second mois de l'automne. Ce succès passager pouvait bien enivrer les séditieux d'un fol orgueil. Mais il n'était point d'homme sensé dans Jérusalem qui ne comprît que la perte de la ville n'était que différée, et que la colère des Romains, aigrie par la honte, en deviendrait plus redoutable et s'appesantirait plus violemment sur les Juifs. Ces réflexions en déterminèrent plusieurs à s'enfuir de Jérusalem, comme on se sauve d'un vaisseau qui va couler à fond. Josèphe nomme en particulier trois illustres personnages, qui se rendirent auprès de Cestius. Les chrétiens avaient un avertissement bien supérieur à toutes les vues de prudence humaine. Jésus-Christ leur avait prédit que, lorsqu'ils verraient les idoles dans le lieu saint, il n'y aurait pas un moment à perdre, et qu'il faudrait abandonner une ville sur laquelle la vengeance divine allait éclater. Les idoles ayant paru aux pieds des murs de Jérusalem parmi les enseignes de l'armée de Cestius, les chrétiens qui étaient dans la ville conçurent que le temps marqué par leur divin maître était arrivé. Une révélation précise, faite aux plus saints d'entre eux, mit la chose hors de doute ; et ils profitèrent de la liberté que leur laissait la levée du siège pour se retirer à Pella, ville de la Pérée, à l'orient du Jourdain. Cestius n'entreprit plus rien contre les Juifs. Occupé de ses propres dangers, et craignant que sa défaite ne lui attirât le courroux du prince, il accorda volontiers aux Juifs retirés près de lui la permission d'aller trouver Néron en Achaïe, pour lui exposer les causes qui avaient excité la guerre, et en rejeter la faute sur Florus. Cestius, en présentant ainsi une victime à la colère de l'empereur, s'imaginait se dérober plus aisément lui-manie à la disgrâce qu'il appréhendait. Le calme dont Cestius laissait jouir les Juifs fut employé par eux à faire les préparatifs nécessaires pour soutenir la guerre. Le conseil de la nation, qui résidait à Jérusalem, choisit pour commander dans la ville Josèphe, fils de Gorion, et le grand-prêtre Ananus. Éléazar, fils de Simon, chef des factieux, aspirait à ce commandement. Il s'était signalé dans la poursuite de Cestius, et en avait rapporté un riche butin. Mais on se défiait avec raison de ses sentiments tyranniques, et ces soupçons lui firent donner l'exclusion. Il ne laissa pas, par ses insinuations séduisantes, et par l'usage qu'il savait faire des richesses dont il était maître, de prendre sur le peuple une autorité dont ou lui avait refusé le titre. Le conseil distribua d'autres chefs de guerre dans les différents départements, dans l'Idumée, à Jéricho, dans la Pérée. Josèphe l'historien fut chargé de la Galilée. Il nous a laissé ignorer le détail de ce que firent ses collègues, et il s'est fort étendu sur ce qui le regarde lui-même : conduite qui décèle une vanité dont les traits ne sont pas rares dans ses ouvrages. Mais ce n'est pas une raison de négliger ce qui peut être intéressant et utile dans le récit qu'il a dressé de son gouvernement et de ses exploits. J'en extrairai les circonstances qui me paraîtront les plias propres à plaire au lecteur ou à l'instruire. Les procédés qu'il tint annoncent un homme qui pense supérieurement en affaires. Son premier objet fut de se faire aimer de ceux qui devaient lui obéir. Sachant donc que le moyen de se concilier les principaux de la contrée était de leur faire part de l'autorité, et que le peuple pareillement serait charmé d'être gouverné par des magistrats tirés d'entre ses compatriotes, il érigea un conseil de soixante-et-dix Anciens, pour avoir une inspection générale sur toute la Galilée, et pour juger les affaires importantes. Celles de moindre conséquence étaient décidées sur les lieux par un tribunal de sept juges, qu'il institua dans chaque ville ; et il ne se réserva que les grandes causes, et celles qui pouvaient aller à la mort. Tel fut l'ordre qu'il établit par rapport à la police intérieure. Il ne prit pas moins habilement ses mesures pour se préparer à la guerre dont le pays était menacé. Il fortifia un très-grand nombre de places ; il enrôla toute la jeunesse de la Galilée, qui se monta à cent mille soldats ; mais il n'employait pas toute cette multitude à la fois pour le service de la guerre : la moitié marchait en expédition ; l'autre moitié restait dans les villes et dans les bourgades, chargée de fournir à la subsistance de ceux qui combattaient. Persuadé que !e courage ne suffisait pas pour faire de bonnes troupes, et qu'il est besoin que la discipline règle la valeur, Josèphe prit exemple sur les Romains, et il se proposa de former ses Galiléens sur leur modèle. Les deux principaux avantages qu'avaient les armées romaines sur celles de leurs ennemis étaient là promptitude de l'obéissance, et la science dans les exercices militaires. Josèphe avait remarqué que le grand nombre des officiers contribuait infiniment à rendre prompte et facile l'obéissance du soldat. Ainsi il multiplia les divisions de ses troupes, et conséquemment le nombre des commandants. Pour ce qui est de l'exercice, il n'espérait pas d'égaler en cette partie la longue expérience des Romains ; mais il ne négligea rien de ce qui était en son pouvoir pour accoutumer ses soldats, par une pratique fréquemment réitérée, à reconnaître les signaux donnés avec la trompette, à faire toutes les évolutions nécessaires dans un combat pour attaquer ou pour se défendre ; et parmi ses leçons il mêlait des exhortations puissantes, par lesquelles il leur représentait sans cesse à quels ennemis ils avaient affaire, et combien d'efforts il leur en devait coûter pour vaincre les vainqueurs de l'univers. Il entreprit même de bannir d'entée eux les vices qui sont trop ordinaires aux troupes, et qui régnaient alors chez les Juifs avec fureur. Il leur disait souvent qu'il jugerait du service qu'il pouvait espérer d'eux dans les combats par l'attention qu'ils auraient à s'abstenir des crimes auxquels ils s'étaient accoutumés, du vol, de la licence de piller, du brigandage ; s'ils cessaient de se croire permis de tromper leurs compatriotes, et s'ils ne regardaient plus comme un gain pour eux la ruine de ceux qu'ils étaient chargés de protéger par leurs armes. Jamais, ajoutait-il, les guerres ne sont mieux conduites que lorsque les Soldats qu'on y emploie ont la conscience pure. Au contraire, ceux qui y apportent des vices s'attirent pour ennemis non seulement les hommes, mais Dieu même. Josèphe donnait l'exemple de la modération et de la retenue à laquelle il exhortait les siens. Agé pour lors de trente ans, la volupté n'eut pas plus de pouvoir sur son cœur que l'avidité des richesses. Il respecta la pudeur des femmes ; il refusa les présents qu'on voulait lui faire ; il ne recevait pas même les dîmes qui lui étaient dues en sa qualité de prêtre ; et, ayant eu plusieurs fois l'occasion de se venger des ennemis que lui suscita l'envie, il aima mieux Licher de les gagner par sa douceur. Le plus dangereux de ces ennemis était Jean, né à Giscala, ville de la Galilée, et qui eu porte le surnom dans l'histoire. Cet homme, que nous verrons bientôt devenir l'un des principaux instruments des malheurs de Jérusalem, est dépeint par Josèphe comme le plus fourbe et le plus perfide des mortels, artisan de mensonges ; et habile à couvrir ses inventions calomnieuses d'une couleur de vraisemblance. Pour lui l'artifice était une vertu, et il s'en servait à l'égard des personnes qui devaient lui être les plus chères. Cruel et sanguinaire, il cachait son noir penchant sous une douceur feinte, jusqu'à ce que l'espoir du gain le démasquât. Il avait été pauvre d'abord, et pendant longtemps l'indigence renferma dans de petits objets In mal qu'il était capable de faire : mais dès lors il avait une ambition démesurée, et portait ses vues à tout ce qu'il y a de plus haut. Il commença par être voleur de grands chemins, et dans ce noble exercice il se forma une compagnie qui s'accrut peu à peu, jusqu'au nombre de quatre cents hommes, tous vigoureux, tous audacieux, et habitués depuis longtemps aux meurtres et aux brigandages ; car il les choisissait tels avec grand soin, et il n'eu admettait aucun qui n'eût fait ses preuves. A la tête de cette troupe il courait la Galilée et ajoutait les horreurs dei ravages aux troubles qu'y excitaient déjà les approches de la guerre. Lorsque Josèphe vint commander dans cette province, il ne connaissait point le mauvais caractère de Jean de Giscala, et il le regardait comme un homme dont l'activité et l'audace pouvaient dans la circonstance lui être d'une grande utilité. Celui-ci profita adroitement des dispositions favorables où il voyait le commandant à son égard. Il avait besoin d'argent pour remplir les vues ambitieuses que les succès continuels nourrissaient dans son âme. Il obtint de Josèphe la commission de fortifier Giscala sa patrie, et il imposa pour les frais de cette entreprise de fortes contributions, dont la plus grande partie resta entre ses mains. De plus, il se fit accorder le privilège exclusif de la traite des huiles de Galilée, pour l'usage des Juifs répandus dans la Syrie, qui se trouveraient ainsi affranchis de la fâcheuse nécessité d'employer des huiles façonnées par les mains impures des idolâtres. La Galilée était remplie d'oliviers, et cette année la récolte avait été très-abondante. Ainsi Jean eut un débit prodigieux de sa marchandise, sur laquelle il gagnait sept cents pour cent. Ayant amassé par ces différentes voies de grandes richesses, il ne tarda pas à s'en servir contre celui à la protection duquel il en était redevable. Il entreprit de détruire Josèphe, dans l'espérance de lui succéder et de devenir commandant de la Galilée. Il ordonna aux brigands qui lui obéissaient de renouveler leurs courses et leurs ravages avec plus de fureur que jamais, se proposant de deux choses l'une, ou de surprendre Josèphe dans quelque embuscade s'il courait lui-même en personne arrêter les désordres ; ou, s'il demeurait tranquille, de le calomnier comme peu attentif à veiller à la sûreté du pays. Il fit aussi répandre le bruit par ses émissaires, que Josèphe entretenait des intelligences avec les Romains. Enfin il parvint à exciter contre lui des séditions, à soulever des villes entières, à le mettre plusieurs fois en un danger prochain de périr : et Josèphe eut besoin de toute sa présence d'esprit, de toute son habileté, de toute l'affection que sa bonne conduite -lui avait méritée de la part des peuples, pour échapper aux trahisons de Jean de Giscala, et pour se maintenir. On peut le consulter lui-même sur le détail de ces faits, qui ne me parait pas de nature à devoir entrer dans une histoire générale telle que celle-ci. Cestius étant mort dans cet intervalle, peut-être du chagrin que lui avait causé son expédition malheureuse, le gouvernement de la Syrie fut donné à Mucien. Mais de la guerre la guerre des Juifs demandait un chef particulier, qui pût se livrer à cet unique objet. Vespasien en fut chargé sans aucune dépendance du gouverneur de Syrie. J'ai parlé ailleurs des motifs qui déterminèrent Néron à ce choix. Aussitôt après sa nomination, Vespasien envoya Titus son fils à Alexandrie pour y prendre la cinquième et la dixième légions. Lui-même ayant passé le détroit de l'Hellespont, il se rendit par terre à Antioche, et de là à Ptolémaïde, où il avait indiqué le rendez-vous général de son armée. Il y amena la quinzième légion, à laquelle se joignirent vingt cohortes, plusieurs régiments de cavalerie, les troupes auxiliaires que lui fournirent les rois Agrippa, Antiochus de Commagène, Soémus d'Émèse, et l'Arabe Malchus : et lorsque Titus fut arrivé avec les deux légions tirées d'Alexandrie, cette armée se trouva forte de soixante mille hommes. Vespasien y établit une exacte discipline, et par cette attention, qui fut toujours le premier objet des grands hommes de guerre, il commença à s'attirer l'estime des alliés et des ennemis. Il entra en campagne l'an de Rome 818, de Jésus-Christ 67, et il entreprit d'abord de réduire la Galilée, province remplie de villes fortes, qui couvraient Jérusalem. Il était déjà maître de la capitale du pays, c'est-à-dire de Séphoris, place très-importante et très-bien fortifiée. Les habitants de cette ville n'étaient point entrés dans la conspiration générale des Romains, et ils avaient même pris des engagements avec Cestius. Dès qu'ils surent l'arrivée de Vespasien à Ptolémaïde, ils allèrent lui renouveler les assurances de leur fidélité, et lui promettant de servir les Romains contre leurs compatriotes, ils lui demandèrent des troupes qui missent leur zèle en liberté d'agir sans crainte. Vespasien, qui comprenait combien lui était avantageuse la proposition des Séphorites, l'accepta avec joie, et il leur envoya six mille hommes de pied et mille chevaux sous la conduite du tribun Placidus. Cet officier ne se contenta pas d'assurer contre les attaques des rebelles la ville dont il avait la garde. Il courait la campagne, il ravageait tout le plat pays : et Josèphe, qui commandait, comme je l'ai dit, dans la Galilée pour les Juifs, n'osa nulle part venir à sa rencontre. Il tenta pourtant une entreprise sur Séphoris : et l'ayant manquée, il ne fit qu'enflammer davantage la colère des Romains, qui, en vengeance de cette audace par laquelle ils se crurent insultés, remplirent toute la contrée de carnages et d'horreurs, en sorte que personne n'osait paraître hors des villes fortifiées par Josèphe. Placidus, voyant la terreur répandue dans les campagnes, se flatta qu'elle pourrait avoir aussi pénétré dans les villes, et il se présenta devant Jotapata, qui était la plus forte place de la Galilée. Il trouva des courages fermes. La garnison sortit sur lui, et lui apprit à ne point porter si haut ses espérances. Il fit néanmoins sa retraite en bon ordre, et par cette raison il n'eut que sept hommes tués et quelques blessés. Cependant Vespasien étant parti de Ptolémaïde avec toutes ses forces, arriva sur les frontières de la Galilée, et il s'y arrêta quelque temps pour essayer si la vue d'une armée romaine prête à entrer dans leur pays intimiderait les rebelles, et les porterait au repentir. Ils furent effrayés, mais non jusqu'à prendre un conseil salutaire. Josèphe était campé près de Séphoris avec un corps de troupes dont il ne détermine pas le nombre. La terreur s'en empara : presque tous se débandèrent, non seulement sans avoir rendu de combat, mais sans avoir vu l'ennemi. Dès lors Josèphe conçut un très-mauvais augure du succès de la guerre : et ne pouvant tenir la campagne avec le peu de monde qui lui restait, il s'éloigna du danger, et se retira à Tibériade. Vespasien n'eut donc à faire la guerre qu'aux villes de la Galilée, et toute son expédition se passa sans aucune bataille. Il emporta d'emblée Gadara, et quoiqu'il n'y eût trouvé aucune résistance, il en fit passer les habitants au fil de l'épée, voulant jeter tout d'un coup la terreur dans le pays, et donner un exemple de rigueur qui abattît les courages. Après avoir exterminé tout le peuple de Gadara, il mit le feu à la place, il brûla pareillement les bourgades et les environs, et de là il s'avança vers Jotapata. Comme le chemin qui y conduisait était semé de rochers et de collines, difficile pour les gens de pied, impraticable à la cavalerie, il commença par envoyer des troupes pour l'aplanir. Elles travaillèrent pendant quatre jours, et elles ouvrirent à l'armée une route large et commode. Le cinquième jour, Josèphe se jeta dans la place, résolu de la défendre jusqu'à la dernière extrémité. Ce n'était pas qu'il espérât une heureuse issue de la guerre. J'ai déjà dit qu'il prévoyait quelle en serait la fin, et il était persuadé qu'il n'y avait de ressource pour sa nation que dans la soumission à une puissance qui l'écrasait. D'ailleurs, il savait que personnellement il trouverait grâce auprès des Romains. Mais il aima mieux, dit-il, s'exposer à mourir mille fois, que de trahir sa patrie et de déshonorer par une lâcheté le commandement qui lui avait été confié. Plein de ces pensées, il avait écrit de Tibériade au conseil général de la nation, qui résidait à Jérusalem, .exposant exactement l'état des choses, sans grossir ni diminuer les objets, afin d'éviter le double inconvénient, soit de se faire accuser de timidité, soit d'inspirer à ceux à qui il écrivait une confiance téméraire qui les conduisit à leur ruine. Il ne parait pas que Josèphe eût reçu la réponse à cette dépêche, lorsqu'il entra dans Jotapata. Vespasien fut charmé d'apprendre que le commandant de la Galilée, qu'il regardait comme le plus habite chef de guerre qu'eussent les ennemis, se fût enfermé dans une ville qui allait être assiégée. Dès qu'il sut cette nouvelle, il envoya le tribun Placidus et un autre officier avec mille chevaux pour investir la place, de façon que Josèphe ne pût lui échapper. Le lendemain Vespasien vint lui-même pour former le siège avec toute son armée. La description de ce siège a été faite avec un très-grand soin par Josèphe, qui commandait dans la place, et elle mériterait d'être transcrite ici tout entière. Mais comme elle est très-longue, je me crois obligé de l'abréger, et de donner plutôt une idée générale des faits qu'un récit exact et circonstancié. Le siège dura quarante-sept jours, et pendant cet intervalle il prit différentes formes. D'abord le général romain tenta d'insulter la place, et de l'emporter par des attaques brusques et tous les jours réitérées. Ensuite la résistance qu'il trouva, et l'espérance de mâter par la disette d'eau l'opiniâtreté des assiégés, l'engagèrent à convertir le siège en blocus, pendant lequel il ne discontinua pas néanmoins les travaux nécessaires peur approcher du corps de la place, et pour la réduire par la force s'il en était besoin. Enfin, rebuté des longueurs, et piqué de l'audace des ennemis, qui croissait par son inaction, il reprit les attaques, il battit les murs avec le bélier, il fit brèche : et cependant ce ne fut que par une espèce de surprise qu'il parvint à se rendre maître de la ville. Je ne dois pas omettre que dans une occasion Vespasien fut blessé d'un trait lancé de dessus la muraille, et que par la constance avec laquelle il vainquit la douleur, et persista à se montrer à ses soldats comme s'il ne lui était rien arrivé, il prévint le trouble et la consternation que sa blessure allait répandre parmi eux. Josèphe remplit tous les devoirs d'un bon gouverneur de place assiégée. Il encouragea les siens autant par son exemple que par ses exhortations ; il employa toutes les ressources que l'art de la guerre pouvait lui fournir contre les divers genres d'attaques livrées à la ville ; il ménagea des communications avec les dehors ; il fit de fréquentes et vigoureuses sorties ; il brûla à diverses reprises les machines des assiégeants ; il les trompa par un stratagème sur le besoin qu'il souffrait par rapport à l'eau. Car, quoiqu'il n'eût que de l'eau de citerne, qu'il était obligé de distribuer par mesure, il y fit tremper des vêtements, qui furent ensuite suspendus à la muraille en dehors, et la mouillèrent tout entière ; en sorte que les Romains, ne pouvant se persuader qu'il se fit un jeu de prodiguer ainsi l'eau s'il était en danger d'en manquer, recommencèrent les attaques, au grand contentement des assiégés, qui aimaient mieux mourir en braves gens dans les combats, que de languir dans les misères de la faim. Sur une conduite si belle et si louable se trouve
néanmoins une tache. Josèphe, frappé du danger qu'il courait si la ville
venait à être prise, lorsqu'il vit qu'elle ne pouvait pas tenir encore longtemps,
délibéra de s'enfuir t et il l'aurait fait, si la multitude ayant eu vent de
son dessein, ne l'en eût détourné par les instances les plus pressantes. Vous êtes, lui disaient-ils, notre espérance, tant que la ville se défend ; et notre
consolation, s'il faut qu'elle soit prise, il ne vous convient ni de fuir cc
devant vos ennemis, ni d'abandonner vos amis. C'est vous qui nous avez rendu
le courage en venant ici, vous nous l'ôteriez en vous retirant. De
telles prières étaient bien capables de bannir de son esprit une résolution
qui n'y aurait jamais dû naître. Il résista pourtant, et voulut même donner
le change aux habitants de Jotapata, et leur faire croire qu'il leur rendrait
plus de services lorsqu'il serait hors des murailles. Ils ne se laissèrent
point amorcer par ces belles paroles : et Josèphe, moitié de gré, moitié de
force, resta avec eux. Le quarante-septième jour du siège, un transfuge vint avertir les Romains que les assiégés étaient réduits à un petit nombre et épuisés de fatigues ; et que sur la fin de la nuit, domptés par la lassitude, les gardes avaient coutume de s'endormir, en sorte que dans ces moments il serait aisé de surprendre la ville. Vespasien profita de l'avis, et par ses ordres Titus son fils, à la tête d'un bon corps de troupes, s'approcha sans bruit de la muraille vers la quatrième veille de la nuit. Il y monta le premier, et il fut bientôt suivi d'un grand nombre d'officiers et de soldats, qui, trouvant les gardes endormies, entrèrent sans résistance dans la ville et s'en rendirent les maîtres en un instant. Ils en ouvrirent les portes à l'armée, qui n'eut la peine que de tuer et de piller. Les Romains n'auraient pas perdu un seul homme dans la prise de Jotapata, si un centurion nommé Antoine ne se fût fié inconsidérément aux discours d'un Juif, qui lui demandait quartier, et qui abusa de sa sécurité pour lui enfoncer un coup d'épée dans le corps. Les vainqueurs firent main basse sur tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, et n'épargnèrent que les femmes et les enfants. Le nombre des prisonniers se monta à douze cents ; celui des morts, tant durant le siège que dans le sac de la ville, est porté par Josèphe jusqu'à quarante mille. Après qu'elle eut été pillée, Vespasien y fit mettre le feu. La prise de Jotapata est datée par l'historien du 1er du mois Panémus, qui répond en partie à notre mois de juillet. Je suis encore étonné, pour l'honneur de Josèphe, de ne le voir paraître nulle part au moment terrible de la prise d'une ville dont il était gouverneur, et de ne le retrouver qu'après la décision de l'affairé, caché dans une caverne, où il était allé mettre sa vie en sûreté. Il avait eu grande attention à se dérober aux ennemis dans le premier tumulte, et ayant rencontré un puits profond, qui communiquait par le côté avec une ample et large grotte, il s'y était enfoncé, et il s'y tint tranquille avec quarante hommes qu'il y trouva, et de bonnes provisions de tout ce qui est nécessaire à la vie. Comme il savait qu'on le cherchait, et que les Romains désiraient extrêmement de l'avoir sous leur puissance, il sortit pendant deux nuits consécutives, pour essayer de s'échapper par quelque endroit, et de gagner une des villes de la Galilée. Mais on faisait si bonne garde, qu'il ne put exécuter son dessein, et fut obligé de rentrer dans sa caverne. Le troisième jour, une femme qui s'était retirée dans le moine asile s'étant fait prendre, le décela : et sur-le-champ Vespasien envoya deux tribuns pour lui offrir la vie sauve, s'il voulait se rendre. Josèphe n'osait prendre confiance aux paroles qu'on lui
donnait : et il fallut que Vespasien le fit solliciter vivement par un
troisième tribun, de sa connaissance et de ses amis, nommé Nicanor, qui lui
représenta que si le général romain voulait sa vie, il en était le maître :
mais qu'il estimait sa vertu, et qu'il n'avait d'autre intention que de
sauver un brave homme, qui ne méritait pas de périr. Comme Josèphe hésitait
encore, les soldats qui accompagnaient Nicanor s'impatientèrent, et ils
menaçaient de boucher la caverne, et d'allumer un grand feu à l'entrée. En ce
moment Josèphe raconte qu'il se ressouvint des songes par lesquels Dieu lui
avait révélé les calamités futures des Juifs et la succession des empereurs
romains : et afin d'accréditer ce qu'il débite, il se donne hardiment pour
habile, non seulement dans l'intelligence des anciens oracles de sa nation,
mais dans l'interprétation des songes et dans l'explication des énigmes
mystérieuses sous lesquelles il plaît quelquefois à Dieu d'envelopper le vrai
qu'il annonce. Entrant donc, selon qu'il l'assure, dans un enthousiasme
surnaturel, il fit à Dieu secrètement cette prière : Grand
Dieu, puisque vous avez résolu de punir votre peuple, puisque la fortune a
passé toute entière du côté des Romains, il ne me reste plus d'autre ministère
que celui de publier vos décrets sur l'avenir, que vous m'avez révélé. Je me
soumets aux Romains, je consens de vivre : et je vous prends à témoin que ce
n'est pas comme traître que je me sépare de ma nation, mais pour obéir à vos
ordres. Après cette prière, où Josèphe pouvait bien se dispenser de
faire entrer la fortune, il promit à Nicanor de le suivre. Mais peu s'en fallut que la fureur de ceux qui étaient
avec lui dans la caverne ne le mît hors d'état d'exécuter sa promesse.
C'étaient des désespérés, à qui il paraissait plus doux de mourir que de
tenir la vie du bienfait des Romains. Lorsqu'ils virent que Josèphe était disposé
à se rendre, ils l'environnèrent tous ensemble. Certes,
s'écrièrent-ils, voilà un grand opprobre pour les
lois de nos pères, pour ces lois saintes, établies par l'autorité de Dieu
même, qui a donné aux Juifs des âmes élevées au-dessus de la crainte de la
mort. Vous aimez la vie, Josèphe, et vous pouvez vous résoudre à l'acheter
aux dépens de votre liberté ! Jusqu'à quel point vous oubliez-vous ! Ne vous souvenez-vous
plus combien de Juifs vous avez engagés par vos exhortations à préférer la
mort à la servitude ? Ah ! c'est bien à tort que l'on vous attribuait le
double éloge du courage et de la prudence. Est-il digne d'un homme prudent de
se fier à ses ennemis ? Est-il digne d'un homme de cœur de recevoir d'eux la
vie, quand même on serait assuré de l'obtenir ? Si la fortune des Romains a
ébloui votre vue, c'est à nous de maintenir la gloire de notre patrie. Nous
vous prêterons nos bras et nos épées. Consentez ou refusez : la chose est
égale. Vous n'avez le choix que de mourir en général des Juifs ou en traître.
En même temps qu'ils lui tenaient ce langage, ils tiraient leurs épées, et
ils se montraient prêts à le percer s'il se rendait aux Romains. Malgré une si pressante nécessité, Josèphe persista dans sa résolution ; et si nous l'en croyons, son motif n'était pas de se conserver la vie, mais il pensait qu'il se rendrait coupable d'infidélité envers Dieu, s'il mourait avant que de remplir le ministère prophétique dont il était chargé. Il fit donc un long discours à ces furieux : et par des raisonnements philosophiques, ainsi qu'il les qualifie lui-même, il entreprit de toucher des cœurs de bronze. Il leur prouva que le meurtre de soi-même emportait ingratitude et impiété envers Dieu. Si un homme, dit-il, détourne ou fuit disparaître le dépôt qu'un autre homme lui a confié, il est injuste : et celui qui chasse de son corps le dépôt que Dieu y a placé, peut-il passer pour innocent ? Il leur montra la félicité du ciel comme la récompense destinée à ceux qui attendent l'ordre de Dieu pour lui remettre leur aine ; et au contraire l'enfer, comme la punition des, forcenés dont les mains se sont portées à de criminelles violences contre eux-mêmes. Au reste la félicité qu'il promet aux bons est mêlée d'idées pythagoriciennes, selon la doctrine des Pharisiens ; et il suppose que les aines des justes, après avoir habité pendant un temps le plus haut des cieux, sont renvoyées sur la terre pour animer des corps chastes et purs. Il finit tous ces longs raisonnements par déclarer qu'il est résolu à ne point devenir traître à lui-même, et que s'il faut périr, il aime mieux que ce soit par le crime d'autrui que par le sien. Ce discours ne fit qu'irriter des hommes qu'une aveugle manie rendait sourds à la raison. Ils se disposèrent à tuer. Josèphe, et, l'épée à la main, ils l'attaquèrent de toutes parts. Cependant ses efforts, ses regards imposants, et un reste de respect qu'ils n'avaient pu dépouiller envers leur général, suspendit leurs coups. Mais le danger n'était point passé : et Josèphe,
n'espérant plus de vaincre leur rage opiniâtre, prit un parti hasardeux, mais
unique dans la circonstance, se remettant pour le succès à la protection de
Dieu. Puisque nous sommes, dit-il, déterminés à mourir, au moins ce évitons une exécution odieuse,
et n'imposons point à chacun la triste nécessité de se tuer lui-même. Tirons
au sort. Le premier sur qui le sort tombera, sera tué par le suivant, et
ainsi jusqu'à la fin. Nous mourrons tous, et personne n'aura trempé les mains
dans son propre sang. La proposition fut acceptée : et, soit par hasard,
dit l'historien, soit par une Providence spéciale, les choses s'arrangèrent
de façon que Josèphe resta seul avec un autre, à qui il persuada de prendre
confiance aux promesses des Romains. Il se livra donc avec lui à Nicanor,
qui, accompagné d'une troupe de soldats, avait eu la patience d'attendre la
fin d'une si longue aventure ; et il fut amené par cet officier à Vespasien. Il n'est pas besoin que j'avertisse le lecteur que tout ce récit a l'air un peu romanesque, et pourrait bien avoir été brodé et embelli par l'auteur. Il est dignement couronné par la prédiction que fit Josèphe à Vespasien de l'empire. J'en ai parlé ailleurs. J'ajouterai ici que Josèphe se vante encore d'une autre prédiction pareillement vérifiée par l'événement. Il prétend qu'il avait annoncé aux habitants de Jotapata que le siège durerait quarante-sept jours, au bout desquels leur ville serait prise ; et que pour lui, il deviendrait prisonnier des Romains. Sans m'arrêter à réfuter une forfanterie qui se détruit d'elle-même, je passe à ce qui est constant. Josèphe, protégé par Titus, âme généreuse, qui estimait le mérite même dans un ennemi, reçut de Vespasien toutes sortes de bons traitements, mais fut retenu néanmoins dans les chaînes. Pendant le siège de Jotapata, Vespasien prit une autre ville de Galilée, et détruisit un attroupement nombreux de Samaritains. Japha, ville peu éloignée de Jotapata, enflée de la résistance que faisaient ses voisins aux armes romaines, montrait une audace au-dessus de ses forces. Trajan, commandant de la dixième légion, y fut envoyé avec deux mille hommes de pied et mille chevaux. Il s'empara d'abord sans beaucoup de difficulté de la première enceinte, car Japha en avait deux : et ceux qui s'étaient retirés dans la seconde en ayant fermé les portes, de peur que les ennemis n'entrassent avec leurs concitoyens, les malheureux qui se trouvèrent enfermés entre les deux enceintes y furent massacrés au nombre de douze mille. Trajan voulut réserver au fils de son général l'honneur de la prise de la place : et il manda l'état des choses à Vespasien, qui donna mille fantassins et cinq cents chevaux à Titus, pour mettre fin à l'entreprise. La seconde enceinte de Japha fut forcée par escalade : les vainqueurs passèrent au fil de l'épée tous ceux qui étaient en âge de porter les armes : les femmes et les enfants restèrent prisonniers. Les Samaritains s'étaient assemblés en armes sur le mont Garizim, et quoiqu'ils ne fissent aucune hostilité, leur attroupement était suspect. Vespasien fit marcher contre eux Cérialis, commandant de la cinquième légion, avec trois mille hommes de pied et six cents chevaux. Cet officier, arrivé au pied de la montagne, ne jugea pas à propos d'aller tout d'un coup attaquer des ennemis qui avaient sur lui l'avantage du lieu, mais il les environna et les enferma de tranchées. On était alors à la fin du mois Désius, qui termine le printemps : et les chaleurs déjà très-grandes incommodaient extrêmement les Samaritains logés au haut d'une montagne aride, mal approvisionnés, et souffrant surtout de la disette de l'eau. Plusieurs périrent de soif, d'autres vinrent se rendre aux Romains. Cérialis, informé par ces transfuges de l'abattement oui étaient tombés les ennemis, pensa qu'il était temps alors de monter à eux. Il leur offrit la vie sauve, s'ils voulaient mettre bas lei armes : et sur leur refus, il les attaqua, et en tua onze mille six cents. Les deux exploits que je viens de raconter précèdent de peu de jours la prise de Jotapata. Lorsque Vespasien se fut enfin rendu maître de cette ville, il crut devoir accorder quelque repos à ses troupes après un siège si laborieux, et il les plaça en quartiers de rafraîchissement, partie à Césarée, partie à Scythopolis. Il ne se tint pas néanmoins dans une inaction totale : et ayant appris qu'une troupe de brigands, qui avait relevé les ruines de la ville de Joppé, détruite par Cestius, courait la mer avec un assez grand nombre de bâtiments légers, et exerçait la piraterie sûr toutes les côtes, il envoya un détachement composé d'infanterie et de cavalerie pour déloger ce nid de pirates. A l'approche des Romains les brigands se sauvèrent dans leurs vaisseaux. Mais une tempête, qui s'éleva fort à propos, empêcha ces scélérats d'échapper à la vengeance qui leur était due. La rade de Joppé est fort mauvaise, exposée aux vents du nord, et bordée d'écueils. Ainsi les fugitifs, poussés par le vent contre la terre, dont les Romains étaient maîtres, furent ou brisés contre les rochers, ou coulés à fond ; ou enfin si quelques-uns purent aborder à terre, ils tombèrent entre les mains des ennemis, qui ne leur firent point de quartier. Il en périt plus de quatre mille par ces différents genres de morts. Joppé fut rasée une seconde fois, et Vespasien laissa une garnison dans la citadelle, pour tenir en bride tout le pays voisin. Après cette expédition, plus importante que difficile, Vespasien, invité par le roi Agrippa, vint à Césarée de Philippe, près de la source du Jourdain, et il y passa vingt jours en fêtes et en réjouissances. Outre l'intérêt général qu'avait Agrippa de lui faire sa cour, un motif particulier animait son zèle. Tibériade et Tarichée, deux villes des plus considérables de ses états, ne lui étaient pas bien soumises, et il souhaitait que Vespasien les réduisît au devoir. Comme il s'agissait de diminuer d'autant les forces des rebelles, et que l'intérêt des Romains était joint à celui d'Agrippa, le général se laissa aisément persuader. Il manda les troupes qu'il avait laissées à Césarée de Palestine, et les ayant réunies à celles qui étaient à Scythopolis, il marcha d'abord vers Tibériade. Cette ville, comme la plupart des autres de la Galilée et de la Judée, était divisée en deux partis. Un nombre de factieux voulait la guerre : le peuple et les meilleures têtes sentaient qu'il n'y avait de sûreté que dans la soumission et dans la paix. L'approche de l'armée romaine rendit ceux-ci les plus forts : et quoique les factieux eussent commencé par insulter un détachement envoyé pour les reconnaître, les pacifiques, après s'être assurés, par l'entremise d'Agrippa, qu'ils seraient bien traités, ouvrirent leur portes à Vespasien, qui leur tint parole, les exempta du pillage, et laissa subsister leurs murailles. Tarichée ne fut pas une conquête tout-à-fait aussi aisée. Les factieux de Tibériade et de tout le pays des environs s'étaient renfermés dans cette place, qui était bien fortifiée ; et ils avaient sur le lac de Génésareth, qui baignait la ville, un grand nombre de barques toutes prêtes, soit à leur servir d'asiles en cas qu'ils fussent vaincus sur terre, soit même à combattre. L'audace de ces aventuriers était extrême, et une de leurs bandes vint attaquer les Romains qui s'établissaient un camp à la vue de la ville. Comme ils n'étaient point du tout attendus, ils troublèrent d'abord les travailleurs et comblèrent une partie des ouvrages, mais ils ne soutinrent pas la vue des légions, et poursuivis l'épée dans les reins, ils se sauvèrent dans les barques dont je viens de parler. Un autre corps beaucoup plus nombreux vint se ranger en bataille dans la plaine, et Titus s'étant approché d'eux avec six cents chevaux d'élite, les trouva en si bonne posture, et si fiers de leur multitude, qu'il envoya demander du renfort. Vespasien commanda quatre cents chevaux et deux mille archers pour aller le joindre, sous la conduite de Trajan et d'un autre officier. Lorsque Titus eut reçu ce secours, il donna sur les ennemis, marchant à la tête des siens, et par l'avantage du bon ordre et de la discipline il rompit sans peine une troupe tumultueuse, qui n'avait qu'un courage impétueux et mal conduit. Il ne put néanmoins empêcher que les fuyards ne rentrassent dans la ville, quoiqu'il eût tâché de leur en couper les passages. Mais leur défaite les y avait décrédités : et le peuple, qui voulait la paix, osa élever sa voix contre les factieux. La division se mit donc dans la ville, et elle éclata en menaces et eu clameurs, qui se firent entendre jusque hors des murs. Titus conçut que c'était le moment favorable de livrer un assaut ; et, montant à cheval, il vint se présenter du côté du lac. A la vue des Romains la confusion devint horrible dans Tarichée. Les factieux ou s'enfuient, ou, s'ils ne peuvent en trouver le moyen, ils se mettent en défense : les habitants demeurent tranquilles, comptant n'avoir rien à craindre des Romains, contre lesquels ils n'avaient jamais eu dessein de se révolter. Ils ne se trompèrent pas dans leur espérance. Du moment que Titus fut maître de la ville, il sépara les innocents des coupables ; et, ayant fait main basse sur ceux-ci, il fit jouir les autres d'une pleine sûreté pour leurs vies et pour leurs biens. Vespasien, informé de la prise de Tarichée, vint dans la ville, charmé des succès et de la gloire qu'acquérait son fils. Pour achever la victoire, il entreprit de nettoyer le lac des brigands qui le couvraient, et qui, s'étant sauvés en grand nombre dans les barques, faisaient bonne contenance, et paraissaient plutôt se disposer à attaque-, si l'occasion s'en présentait, qu'à fuir à l'autre bord. Ils attendirent en effet que Vespasien eût fait construire une flottille, et lorsqu'elle vint leur présenter la bataille, ils acceptèrent le défi, et se battirent en désespérés. Il n'en échappa pas un seul : tous périrent, ou par les traits des ennemis, ou suffoqués par les eaux ; et leur nombre, joint à ceux qui avaient été tués dans les combats sur terre, se monta à six mille cinq cents. Tarichée avait été un centre où s'était ramassé tout ce qu'il y avait de turbulent et d'ennemi de la paix dans les pays voisins, et il y restait encore près de quarante initie anses de cette espèce, qui comptaient jouir du pardon accordé par Titus aux Tarichéates. Vespasien tint conseil de guerre pour délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre par rapport à une multitude qu'il n'était pas possible de laisser dans la ville dont elle aurait troublé la tranquillité, ni de renvoyer, parce qu'on ne pouvait pas douter que des gens accoutumés à la sédition, au brigandage et à la guerre, ne renouvelassent leurs excès dès qu'ils se verraient en liberté. D'un autre côté, les lois de l'humanité et de la justice ne permettaient pas de traiter en ennemis ceux qui s'étaient soumis sur la parole donnée qu'on leur ferait bon quartier. Cette considération si importante, et même sacrée, n'arrêta point les officiers qui composaient le conseil. Pleins de haine et de mépris polir les Juifs, ils soutinrent qu'il ne pouvait y avoir rien d'injuste ni de cruel à leur égard, et que c'était le cas de faire céder sans difficulté l'honnête à l'utile. Vespasien se rendit à cet avis, et il ajouta même la supercherie à l'inhumanité. Comme on appréhendait que le peuple de Tarichée ne s'intéressât au sort des malheureux qu'on voulait perdre, on leur ordonna de sortir tous par la porte qui conduisait à Tibériade ; et là on les assembla dans le stade[7], où Vespasien s'étant transporté commença .par faire égorger les vieillards et ceux, de qui l'on ne pouvait tirer aucun service, au nombre de douze cents. Il choisit six mille des plus vigoureux, qu'il envoya à Néron en Achaïe, pour être employés aux travaux de l'isthme. Le reste, qui se montait à plus de trente mille têtes, fut vendu. Cette exécution perfide et sanglante convenait peu au caractère de Vespasien, qui savait que la guerre a ses lois, ainsi que la paix, et que les grandes aines se piquent d'y montrer autant de justice que de courage. Josèphe date ce fait du huit du mois Gorpiæus, troisième mois de l'été. La prise de Tarichée répandit la terreur dans toute la Galilée : les villes et les forteresses s'empressèrent de se soumettre aux Romains. Il fallut pourtant qu'ils emportassent de force Gamala[8], place située vis-à-vis de Tarichée, de l'autre côté du lac. Le mont Itabyrius, qui est le même que le Thabor, les arrêta aussi quelque temps, et ils n'en devinrent maîtres que par un combat livré contre une troupe de rebelles qui s'y étaient postés. Giscala se rendit, après que Jean qui s'en était rendu le tyran en fut sorti pour se retirer à Jérusalem, comme je vais le raconter. Cette ville fut la dernière de la Galilée qui tint contre les Romains. Elle n'était originairement qu'une bourgade, dont les habitants, occupés de l'agriculture, ne pensaient nullement à la guerre. Jean y ayant introduit une troupe de brigands, fortifia la place, comme nous l'avons .dit, avec la permission de Josèphe, et la maintint dans la rébellion jusqu'à la fin. C'était une témérité poussée à l'excès ; car les forces ne répondaient nullement à une telle audace, et Titus en arrivant avec mille chevaux pouvait aisément emporter la ville d'emblée. Mais las du carnage, et plaignant le sort des innocents qui se trouveraient enveloppés avec les coupables, ce généreux vainqueur s'approcha des murs, et voulut tâcher de guérir, par ses représentations salutaires, un aveugle entêtement. Sur quoi vous fondez-vous, disait-il à ceux qui bordaient les murailles, pour attendre seuls l'effort des armes romaines, après la prise de toutes les autres villes de la Galilée ? N'avez-vous pas d'assez fortes leçons dans les exemples contraires de vos compatriotes, dont les uns se sont attiré les plus affreux désastres par une résistance opiniâtre, les autres, qui se sont fiés à notre clémence, jouissent de leurs biens et de leur fortune sous notre protection ? Je vous fais les mêmes offres, sans vouloir tirer vengeance de votre fierté jusqu'ici intraitable. L'espérance de conserver sa liberté mérite grâce, mais non l'obstination à tenter l'impossible. Ces discours ne furent entendus que par des cœurs endurcis. Car Jean avait pris soin d'écarter des murailles et des portes tous les habitants, et ses satellites seuls occupaient les remparts. II sentait néanmoins combien le parti de la résistance était insensé et impraticable, et il entreprit de tromper Titus par une supercherie. Il répondit qu'il acceptait ses offres avec reconnaissance, et qu'il amènerait à la soumission les plus mutins par persuasion ou par contrainte. Mais il demanda un jour de délai, parce que le sabbat, qu'ils célébraient actuellement, ne permettait pas plus aux Juifs de conclure un traité que de manier les armes. Le dessein de Jean était de profiter de cet intervalle pour s'enfuir. Mais ce qui le fit réussir, dit Josèphe, c'est que Dieu voulait sauver Jean pour la punition et pour le malheur de Jérusalem. Telle est, ajoute l'historien, la véritable cause de la facilité avec laquelle Titus non seulement donna créance aux discours de ce fourbe, mais s'éloigna à quelque distance de Giscala, pour s'approcher de Cydœssa, bourgade de la dépendance des Tyriens, dont les habitants étaient de perpétuels ennemis de ceux de la Galilée. Jean eut donc toute liberté de s'enfuir pendant la nuit. Il emmena avec lui non seulement des hommes armés, mais des familles entières, des femmes, des enfants. Une telle compagnie ne pouvait pas faire grande diligence. Aussi, après quelques stades, Jean prit les devants, malgré les cris et les pleurs .des faibles qu'il abandonnait. Le jour venu, Titus se présenta devant les murs pour l'exécution du traité. Le peuple lui ouvrit les portes avec mille acclamations de joie, et en lui rendant grâces de l'avoir délivré de son tyran dont on lui apprit la fuite. Titus fut piqué de s'être laissé surprendre, et il envoya à la poursuite des fuyards une partie de la cavalerie qui l'accompagnait. Jean avait trop d'avance pour pouvoir être atteint, et il arriva à Jérusalem. La troupe impuissante qui n'avait pu le suivre devint la proie des Romains. Ils en tuèrent six mille, et ramenèrent près de trois mille femmes et enfants. Titus ordonna à ses soldats de faire une brèche à la muraille, voulant entrer comme dans une ville prise. Du reste il montra une clémence parfaite, et, quoiqu'il fût resté dans la ville un assez grand nombre de partisans de la rébellion, il aima mieux pardonner à tous les habitants indistinctement que de présenter matière à des délations où la haine et la prévention pourraient avoir souvent plus de part que la raison et la justice. Mais il eut soin de laisser dans Giscala une garnison qui pût tenir en respect ceux qui seraient tentés de remuer. Ainsi fut achevée en une campagne la conquête de la Galilée ; et Titus n'y laissant plus aucun ennemi, retourna auprès de Vespasien, qui s'était mis en quartier d'hiver avec deux légions à Césarée : la dixième hivernait à Scythopolis. La facilité avec laquelle la Galilée avait été soumise
était un nouvel avertissement pour les habitants de Jérusalem, et devait leur
ouvrir les yeux sur le sort qui attendait leur ville malheureuse : mais la
fureur et l'aveuglement y croissaient à mesure que le péril devenait plus
présent. L'arrivée de Jean de Giscala et de sa troupe haletante donna lieu à
plusieurs de faire bien des réflexions, qui les amenaient à concevoir de
justes alarmes. Cet homme audacieux se moqua de leur sage timidité : et
tirant vanité de ce qui faisait sa honte : Je n'ai
point fui les Romains, disait-il, mais je
suis venu chercher un poste d'où je pusse leur faire bonne guerre. C'est
folie de consumer nos forces pour la défense de Giscala et de semblables
bourgades, pendant que nous devons les réserver pour la métropole de la nation.
Il parlait des Romains avec un extrême mépris : il exaltait les ressources
qui restaient aux Juifs. Voyez, disait-il, quelles peines et quelles fatigues les Romains ont
souffertes devant les chétifs hameaux de la Galilée. Quarante-sept jours de siège
les ont à grande peine rendus maîtres de Jotapata. Que sera-ce, s'ils
viennent se présenter devant Jérusalem ? Non, quand même ils auraient des
ailes, ils ne pourraient s'élever à la hauteur de nos murailles. Ces
discours fanfarons enflaient les courages de la jeunesse, et leur inspiraient
une folle ardeur pour la guerre. Les vieillards et les hommes judicieux en
sentaient tout le vide et tout le faux : mais ils étaient réduits à des
plaintes inutiles. Car Jérusalem, outre les factieux qu'elle portait dans son sein, était inondée de la multitude de ceux qui y accouraient de toutes les parties de la Palestine. A mesure que les Romains gagnaient du terrain et faisaient une, conquête, les amateurs du trouble qui pouvaient échapper n'avaient point d'autre retraite que la capitale, dont les portes avaient été toujours ouvertes à tous les Juifs, et où l'on recevait alors avec empressement des compatriotes qui se disaient pleins de zèle pour la défense de la ville sainte. Le moindre des inconvénients qu'apporta avec soi cette foule étrangère dont Jérusalem fut surchargée, étaient les bouches inutiles, qui consumèrent les provisions nécessaires aux combattants. Ce mal ne se fit sentir qu'à la longue. Mais les rapines, les brigandages, les meurtres, changèrent la face de la ville en celle d'un bois rempli de voleurs. Les scélérats qui l'inondaient étendaient leurs cruautés jusque sur les premières têtes de Jérusalem. Ils arrêtèrent publiquement plusieurs illustres personnages, dont trois étaient de la race royale, et ils les envoyèrent égorger dans la prison. Le prétexte dont ils colorèrent une si odieuse violence fut une accusation de trahison et d'intelligence avec les Romains. Ils étaient les oppresseurs et les tyrans de Jérusalem, et ils s'en faisaient passer pour les vengeurs. De tels excès répandaient la terreur parmi le peuple : mais ils excitaient en tente temps une juste indignation, qui n'avait besoin que d'un chef pont oser éclater. Le peuple en trouva un en la personne d'Ananus, ancien pontife, qui avait été établi ancien gouverneur de Jérusalem au commencement de la guerre, et dont Josèphe relève ici par les plus grands, éloges la sagesse et le courage. Les zélateurs — car c'était le nom que se de donnaient ces hommes abominables, qui voulaient travestir en zèle de religion leur audace à commettre les crimes les plus horribles —, les zélateurs sentirent le danger. Ils comprirent qu'une multitude immense, réunie sous un chef habile et accrédité, deviendrait redoutable pour eux. Ils prirent donc pour place de sûreté le temple, dont ils firent la citadelle de leur tyrannie. C'est ainsi qu'après avoir violé tous les droits humains ils se déclarèrent ouvertement les ennemis de Dieu même, dont ils profanaient et foulaient aux pieds le sanctuaire. A ce sacrilège ils ajoutèrent une nouvelle impiété, en élevant par sort au souverain pontificat un certain Phannias, qui véritablement était de la race d'Aaron, mais homme grossier, nourri dans l'obscurité d'un village, et sachant à peine ce que c'était que la dignité de grand-prêtre ; personnage de théâtre, dont ils faisaient leur jouet, et qui, incapable de prendre aucune autorité, était forcé de leur prêter son nom pour couvrir leurs attentats. Ce mépris de la religion tournée en risée acheva de porter l'indignation du peuple à son comble. Les prêtres et les grands venaient à l'appui, et se mêlant dans les pelotons, ils exhortaient la multitude à prendre les armes contre les oppresseurs de la liberté, centre les profanateurs des choses saintes. On écoutait avidement ces discours : mais la difficulté de l'entreprise contrebalançait le désir d'une si juste vengeance. On craignait de ne pas réussir à déloger d'une forteresse telle que, le temple une troupe nombreuse de brigands endurcis au crime, déterminés à tout oser, et en qui le désespoir du pardon augmentait l'audace. Enfin dans une assemblée générale Ananus se lève, et
tournant ses regards vers le temple, les yeux baignés de larmes : Ah ! qu'il m'eût été doux de mourir, s'écria-t-il, avant que de voir la maison de Dieu souillée de tant
d'horreurs, et le lieu saint profané par les pieds impurs des plus scélérats
de tons les mortels ! Encore, si j'espérais trouver dans ce peuple qui
m'écoute une ressource contre de si grands maux ! Mais je le vois insensible
à ses propres calamités, et uniquement dominé par la crainte. On vous pille,
et vous le souffrez ; on vous frappe, et vous gardez le silence : aucun de
vous n'est même assez hardi pour gémir librement sur le sang innocent qu'il
voit répandre. Non, ce n'est point aux tyrans que je m'en prends : c'est à
vous, qui les avez fortifiés par votre indolence. Ils étaient d'abord en
petit nombre, et votre tranquille sécurité leur a donné moyen de s'accroître.
Ils ont commencé par piller vos maisons, aucun de vous ne s'en est ému ; et
devenus plus audacieux, ils ont attaqué vos personnes. Vous avez vu traînés
indignement par les rues, jetés dans des prisons, chargés de chaînes, je ne
dis pas des hommes illustres par leur naissance et par leur mérite, mais des
citoyens, contre lesquels il n'y avait ni accusation en forme, ni jugement
prononcé : et ces infortunés n'ont trouvé personne qui réclamât en leur faveur
! Que devait-il s'ensuivre ? La mort et le supplice. C'est aussi ce qui est
arrivé : et de même que l'on choisit dans un troupeau les victimes les plus grasses,
nos tyrans ont immolé par préférence les premières têtes de la nation. Leur
audace nourrie par le succès insulte aujourd'hui Dieu même. Vous les voyez
profaner indignement son temple, et de ce lieu, le plus fort et le plus élevé
de la ville, comme le plus saint de l'univers, vous imposer le joug de la servitude.
Quels nouveaux excès attendez-vous, pour sortir de votre inaction ? Ils ont
comblé la mesure du crime : leurs attentats ne peuvent plus croître : et si ceux
qu'ils ont commis ne suffisent pas pour vous tirer de votre assoupissement,
rien ne sera capable de vous réveiller. Quel motif vous anime à soutenir
la guerre contre les Romains ? N'est-ce pas l'amour de la liberté ? ce sentiment
précieux, qui convient si bien à des âmes généreuses. Eh quoi ! vous refusez
d'obéir aux maîtres du monde entier, et vous consentez à devenir les esclaves
de vos compatriotes, et à souffrir de leur part des traitements que vous n'auriez
pas à craindre de la part de l'étranger ! Comparez la conduite des uns et
des autres. Votre temple est orné des offrandes des Romains : et ceux-ci le
dépouillent des monuments de vos anciennes victoires. Les Romains respectent
vos lois, et n'osent franchir la barrière du lieu saint : et ceux-ci font du temple
leur place d'armes, et y portent leurs mains toutes fumantes du sang de leurs
frères. Et vous vous précautionnez contre les ennemis du dehors, pendant que
vos véritables ennemis vivent au milieu de vous, et assiègent votre
sanctuaire ! Prenez donc les armes avec
courage, et ne craignez ni leur nombre beaucoup moindre que le vôtre, ni leur
audace qu'affaiblit une conscience souillée de crimes ; ni l'avantage du lieu
dont la protection n'est pas assurément pour les impies, mais plutôt pour
ceux qui en vengent la sainteté. Montrez-vous, et ils sont détruits. Et quand
même vous vous exposeriez à quelque danger, quel sort plus digne d'envie que
de mourir devant lei sacrés portiques, en combattant pour vos femmes et pour
vos enfants, pour Dieu et pour son temple ? Je m'offre à vous servir de la
tête et de la main. Je vous conduirai par mes conseils, et dans l'occasion je
paierai de ma personne. Le peuple, échauffé par un discours si véhément, se déclara disposé à détruire la tyrannie. Ananus enrôla ceux qui se présentèrent en foule, les arma, les distribua en compagnies ; et il se préparait à attaquer les zélateurs : ceux-ci le prévinrent, et firent une sortie sur le peuple. Le combat fut rude ; le nombre d'un côté, l'audace et l'exercice de l'autre. Enfin les brigands, accablés par la multitude de leurs ennemis, qui croissait à chaque instant, et se voyant près de succomber, furent forcés d'abandonner la première enceinte du temple, et ils se retirèrent dans la seconde, dont ils fermèrent lei portes avec empressement. Ananus ne poussa pas plus loin sa victoire. L'assaut eût été dangereux : et d'ailleurs la sainteté du lieu le retint. Il n'osa entreprendre d'introduire dans l'intérieur du temple des soldats teints de sang. Il se contenta de bloquer les zélateurs, laissant une garde de six mille hommes dans les portiques de la première enceinte. Son respect pour le temple l'engagea encore à tenter les voies de conciliation avec les zélateurs. Il voulait, s'il était possible, s'épargner la dure nécessité de souiller le lieu saint par le sang de ses compatriotes. Il envoya donc leur faire des propositions de paix : mais il choisit bien mal son ambassadeur. Jean de Giscala, lié par de secrètes intelligences avec les zélateurs, était demeuré en apparence attaché au parti du peuple ; et suivant la pratique des traîtres il montrait plus d'ardeur, plus d'empressement, que ceux mêmes dont l'attachement était sincère. Il ne quittait Ananus ni jour ni nuit ; il s'introduisait hardiment dans tous les conseils, assaisonnant ces procédés de flatteries démesurées envers tous ceux qui étaient en autorité. Il parvenait ainsi à être instruit de tout ce qui se délibérait, et il ne manquait pas d'en donner avis aux assiégés. Ananus s'aperçut que les ennemis éventaient toutes ses entreprises. Persuadé qu'il y avait de la trahison, ses soupçons tombèrent sur celui qui en était véritablement coupable, et que son zèle hypocrite démasquait. Mais il n'était pas aisé de détruire Jean de Giscala, qui avait un puissant parti dans la ville. Ananus le prit à son serment. Ce scélérat, à qui les parjures ne coûtaient rien, jura une fidélité inviolable aux intérêts du peuple. Ananus fut assez simple pour y ajouter foi : et, par une faute inexcusable dans un homme à la tête de grandes affaires, il prit confiance en celui que tant de circonstances rendaient légitimement suspect, et il le choisit pour aller porter aux zélateurs des ouvertures de paix et d'accommodement. Jean introduit dans le temple, au lieu de propositions de
paix, tint les discours les plus propres à souffler le feu de la guerre. Il dit qu'Ananus ayant gagné le peuple, avait envoyé
inviter Vespasien à venir se rendre maître de la ville ; qu'il avait ordonné
à ses troupes de se purifier, afin qu'elles fussent en état d'entrer le
lendemain dans le temple, de gré ou de force ; que s'il proposait un traité
aux zélateurs, ce n'était que pour les endormir dans une fausse sécurité et
pour les surprendre. Il insista à leur prouver qu'ils en avaient trop fait
pour espérer qu'on se réconciliât jamais sincèrement avec eux : et il conclut
qu'ils devaient se procurer quelque secours du dehors, sans quoi leur perte
était certaine. Les zélateurs suivirent l'avis de Jean, et ils résolurent
d'appeler à leur secours les Iduméens, nation voisine, turbulente, à qui
toute occasion de prendre les armes était bonne, qui allait à la guerre comme
à une fête, et qui depuis qu'elle avait embrassé la religion judaïque, ne le
cédait point aux Juifs naturels en attachement pour le temple et pour la
ville sainte. Des dispositions si favorables déterminèrent les zélateurs à
députer aux Iduméens deux d'entre eux, chargés d'une lettre qui portait : Qu'Ananus avait séduit le peuple, et qu'il voulait livrer
Jérusalem aux Romains ; que pour eux, résolus de défendre la liberté jusqu'à
la mort, ils s'étaient séparés d'un traître, qui les tenait assiégés dans le
temple ; que si les Iduméens ne faisaient diligence pour venir à leur
secours, les défenseurs de la patrie allaient tomber sous le pouvoir d'Ananus
et de leurs ennemis, et la ville sous celui des Romains. Les députés
qui étaient des gens habiles et ardents, avaient ordre d'exposer plus en
détail l'état des choses, et de mettre dans leurs sollicitations tout le feu
et toute la vivacité dont ils étaient capables. Ils réussirent sans peine dans leur négociation. Les chefs des Iduméens, sur la lecture de la lettre et le rapport des députés, entrèrent en fureur : ils publièrent une proclamation pour inviter toute la nation à prendre les armes, et avant le terme qu'ils avaient prescrit ils virent s'assembler autour d'eux une armée de vingt mille hommes, avec laquelle ils marchèrent vers Jérusalem. Ananus, qui ne fait pas en tout ceci preuve de vigilance, ne fut informé d'un si grand mouvement dans la nation iduméenne, que par l'arrivée du secours. Il ordonna que l'on fermât promptement les portes de la ville, que l'on gardât les murailles. Il ne fit pourtant aucune hostilité contre les Iduméens, et désirant les ramener par voie de persuasion, il engagea Jésus, l'un des grands pontifes, à monter à une tour qui regardait leur armée pour les haranguer. Les Iduméens se disposèrent à écouter l'orateur du peuple de Jérusalem, et il leur parla en ces termes : Si vous ressembliez à ceux que
vous venez secourir, ma surprise serait moindre. Mais n'est-ce pas
l'événement du monde le plus singulier, qu'une nation entière, qu'une belle et
florissante armée prenne en main la défense d'une poignée de scélérats,
dignes de mille morts ? Le zèle pour la, sainteté du temple vous conduit : et
ceux dont vous embrassez la querelle le souillent par la cruauté et par les
débauches : ils s'enivrent dans le lieu saint, et ils y partagent les
dépouilles sanglantes de leurs frères massacrés. J'apprends qu'ils nous accusent
d'intelligence avec les Romains et de trahison. Il ne fallait pas un motif
moins pressant pour vous engager à prendre les armes contre un peuple uni
avec vous dans la société d'un même culte. Mais où sont les preuves du crime qu'ils
nous imputent ? C'est leur intérêt seul qui nous rend coupables. Tant qu'ils
n'ont eu rien à craindre, aucun de nous n'a été traître. Nous le sommes
devenus, depuis qu'ils ne peuvent plus éviter la juste punition de leurs
forfaits. Ah ! si le soupçon de trahison doit tomber sur quelqu'un, il
convient bien mieux sans doute à nos accusateurs, aux crimes desquels il ne
manque que celui-là seul, pour être portés à leur comble. Quel est donc le plus digne usage
que vous puissiez faire de vos armes ? C'est de les employer en faveur de la
métropole de votre religion, et de punir des scélérats de la surprise qu'ils
ont osé vous faire, en vous implorant pour défenseurs, pendant qu'ils devaient
vous craindre pour vengeurs. Si cependant vous respectez les engagements que
vous avez pris avec eux, un second parti s'offre à vous. C'est de quitter les
armes, et de venir dans la ville comme amis et alliés vous porter pour
arbitres et pour juges entre les zélateurs et nous. Et voyez combien la
condition que nous voulons leur faire est avantageuse, puisqu'ils auront
pleine liberté de nous répondre devant vous sur les crimes que nous avons à
leur reprocher, eux qui ont inhumainement égorgé les chefs de la nation, sans
aucune forme de justice, sans leur permettre de défendre leur innocence. Si
vous ne voulez ni vous unir à nous, ni vous rendre les juges de la querelle,
il vous reste de demeurer neutres, sans aggraver nos malheurs, sans vous lier
avec les oppresseurs de Jérusalem et les profanateurs du temple. Si aucun de
ces trois partis ne vous convient, ne soyez pas étonnés que l'on vous ferme les
portes d'une ville dont vous vous déclarez les ennemis. Un discours si plein de raison ne fit aucune impression sur les Iduméens prévenus. Ils regardaient comme un affront le refus de les recevoir dans la ville, et encore plus la proposition qu'on leur faisait de mettre bas les armes s'ils voulaient y entrer. Un de leurs chefs répondit à Jésus avec une fierté et une hauteur qui lui ôtèrent toute espérance de pacification : et ce pontife se retira pénétré de douleur de voir la ville assiégée en même temps de deux côtés, et menacée dedans et dehors par les zélateurs d'une part et les Iduméens de l'autre. Cependant l'armée du secours n'était pas contente de l'inaction de ceux qui l'avaient appelée. Les Iduméens avaient compté trouver un parti puissant, qui les seconderait et leur ouvrirait l'entrée de Jérusalem : et voyant que les zélateurs n'osaient sortir de l'enceinte du temple, plusieurs se repentirent d'être venus, et la honte seule les empêcha de reprendre la route de leur pays. Un orage qui survint durant la nuit, augmenta encore leur dégoût. La pluie, la grêle, les éclairs, les tonnerres, les mugissements de la terre ébranlée sous leurs pieds, toute la nature semblait déchaînée contre eux : et en même temps qu'exposés aux rigueurs de la tempête, ils souffraient beaucoup, n'ayant d'autre abri que leurs casaques dont ils s'enveloppaient, et leurs boucliers qu'ils mettaient sur leurs têtes, la crainte de la colère divine les troublait dans l'âme, et ils se persuadaient que Dieu condamnait leur entreprise. Cependant ce fut précisément cette circonstance qui -leur en facilita le succès. Les Juifs de la ville crurent 'pareillement que Dieu se déclarait pour leur querelle, et en conséquence de cette idée flatteuse ils firent la garde avec moins de vigilance. Leur négligence présenta à quelques-uns des zélateurs l'occasion de sortir furtivement du temple pendant la nuit, au plus fort de l'orage, et de gagner la porte de la ville qui donnait vis-à-vis de l'armée des Iduméens. Ils la leur ouvrirent, et les introduisirent dans Jérusalem. Le premier soin des Iduméens fut de courir au temple, et de se réunir aux zélateurs pour attaquer ceux qui en faisaient le blocus. Ils eurent bon marché d'une garde, dont une partie était endormie, et l'autre s'effraya à la vue d'une multitude de nouveaux ennemis joints subitement aux anciens. Les troupes de la ville, qui au cri des combattants étaient accourues, ne firent pas plus de résistance. Les Iduméens n'eurent guères que la peine de tirer ; et comme ils étaient naturellement cruels, et d'ailleurs irrités de ce qu'on leur avait refusé l'entrée de la ville et imposé la nécessité de subir hors des murs toute la violence d'un orage affreux, ils ne firent quartier à personne, et passèrent au fil de l'épée tout ce qui s'offrit à leurs coups. Le carnage fut d'autant plus horrible, que dans un lieu fermé la fuite devenait impraticable. Toute la première enceinte du temple fut inondée de sang, et lorsque le jour fut venu, on compta plus de huit mille morts. Maîtres du temple, les Iduméens se répandirent dans la ville, où ils pillèrent et tuèrent à discrétion. Leur fureur prit pour premières victimes les deux pontifes Ananus et Jésus ; et non contents de leur pontife Ananus, tué par avoir ôté la vie, les outragèrent par mille insultes après leur mort, et jetèrent leurs corps sans sépulture. Josèphe déplore amèrement la mort d'Ananus, dont il prétend que les grandes qualités et la bonne conduite auraient infailliblement, s'il eût vécu, sauvé Jérusalem. Ananus, dit-il, aimait la paix : il savait qu'il n'était pas possible de vaincre les Romains : et par son éloquence persuasive il aurait déterminé les Juifs à se soumettre, pendant que la belle résistance qu'il était capable de faire aurait amené les Romains à s'adoucir sur les conditions du traité. Mais Dieu 1, ajoute l'historien, avait prononcé sa sentence de condamnation contre une ville souillée de crimes : il voulait que le lieu saint fût purifié par le feu : et pour accomplir ses desseins de justice sur la ville et sur le temple, il écartait fie ôtait du monde ceux qui étaient attachés à l'un et à l'autre par un zèle pur et sincère. Ainsi parle Josèphe, qui pourtant ignorait la vraie cause de la colère de Dieu sur les Juifs. Ananus était bien peu propre à désarmer la vengeance divine. Fils du grand-prêtre Anne[9], qui avait pris part à la condamnation de Jésus-Christ, il s'était montré digne imitateur d'un tel père par le meurtre de l'apôtre saint Jacques le Mineur, que l'éminence de sa sainteté rendait vénérable à tout le peuple de Jérusalem. C'était un Sadducéen, qui n'avait par conséquent ni espérance ni crainte d'une vie à venir ; et Josèphe, qui le comble ici d'éloges, ailleurs l'accuse d'audace et de cruauté dans ses vengeances. Les zélateurs et les Iduméens firent un grand carnage du peuple. Mais ils traitèrent avec une singulière inhumanité la jeune noblesse, parmi laquelle ils auraient souhaité se faire des partisans. Ils en remplirent les prisons, et ensuite ils invitaient chacun en particulier à s'unir à eux. Josèphe assure que tous préférèrent sans difficulté la mort à la société avec les ennemis de la patrie. La rage des zélateurs s'exerça à leur faire souffrir les plus cruels supplices : et ce n'était que lorsque leurs corps ne pouvaient plus soutenir les fouets et les tortures, qu'on leur accordait la mort, comme par grâce. L'historien fait monter à douze mille le nombre de ceux que les zélateurs firent ainsi périr successivement dans l'espace de peu de jours. Il convenait bien peu à de pareils scélérats de vouloir observer les formes de la justice. Ils eurent néanmoins cette fantaisie à l'égard de Zacharie, fils de Baruch, homme riche, amateur de la liberté, ennemi des méchants, et dont la fortune et la vertu irritaient en même temps la cupidité et la haine des zélateurs. Ils érigèrent un tribunal de soixante-et-dix juges choisis entre les notables du peuple, et ils y firent comparaître Zacharie, l'accusant d'avoir tramé une intrigue pour livrer la ville aux Romains. Ils n'apportaient ni preuves ni indices ; mais ils se disaient bien assurés du fait, et ils prétendaient en être crus sur leur parole. Zacharie, voyant qu'il n'avait aucune justice à attendre et que sa mort était résolue, parla avec une liberté digne d'un grand cœur. Il traita d'un air de mépris les accusations vagues dont on le chargeait, et il en fit sentir en peu de mots la ridicule faiblesse. Après quoi il tourna son discours contre ses accusateurs, et il leur mit sous les yeux toute la suite de leurs attentats, déplorant les malheurs publics et la confusion horrible où toutes choses étaient tombées. Il est aisé de juger quelle fut à ce discours la rage des zélateurs. Cependant ils achevèrent la comédie, et laissèrent prononcer les juges. Il n'y en eut aucun qui ne donnât un suffrage d'absolution, et tous aimèrent mieux périr avec l'innocent que de se rendre coupables de sa mort. Les zélateurs poussèrent un cri d'indignation, et deux des gus audacieux massacrèrent sur-le-champ Zacharie au milieu du temple, en lui disant avec insulte : Nous te donnons aussi notre suffrage ; te voilà plus sûrement absous. Après l'avoir tué, ils jetèrent le corps dans le précipice qui bordait la montagne sur laquelle le temple était bâti. Pour ce qui est des juges, ils se contentèrent de les chasser à coups de plat d'épée, étant bien aises que les témoins de leur domination tyrannique allassent partout dans la ville en semer la terreur. M. de Tillemont pense avec plusieurs interprètes de l'écriture, que l'événement que je viens de raconter est celui que Jésus-Christ avait en vue, lorsqu'il parlait de Zacharie, fils de Barachie, tué par les Juifs entre le temple et l'autel[10]. En ce cas les paroles de Jésus-Christ sont une prophétie, qui se trouve vérifiée par un accomplissement parfait. Si l'on admet ce sentiment, on ne pourra pas douter que Zacharie ne fût chrétien ; et le même M. de Tillemont remarque qu'il n'est pas nécessaire de supposer qu'il ne soit pas resté un seul chrétien dans Jérusalem. Les Iduméens, qu'une aveugle fureur avait portés à de grandes violences, mais qui n'étaient pas, comme les zélateurs, consommés et endurcis dans le crime, eurent horreur des excès de ceux auxquels ils s'étaient associés. Quelqu'un, qui n'est pas nommé dans Josèphe, fortifia en eux ces sentiments, et représenta à leurs chefs qu'ils ne pouvaient se laver de la taché. qu'ils avaient contractée en se liguant avec des scélérats, que par une prompte retraite et une séparation éclatante. C'était bien peu faire pour réparer les cruautés et les injustices dont ils s'étaient rendus coupables. Les Iduméens auraient dû embrasser la défense du peuple dont ils avaient aggravé l'oppression, et le délivrer de ses tyrans. Mais les hommes se portent au mal de toute la plénitude de leur cœur ; et quand il s'agit du bien, ils ne le font presque jamais qu'imparfaitement. Les Iduméens se contentèrent de mettre en liberté ceux qui étaient détenus dans les prisons au nombre d'environ deux mille, et ils se retirèrent en leur pays. Les zélateurs les virent partir avec joie, les regardant, non plus comme des alliés du secours desquels ils fussent privés, mais comme des surveillants dont la présence gênait leur audace. Ils en devinrent plus insolents, et leur licence plus effrénée ; et ils achevèrent d'abattre les têtes illustres qui leur faisaient ombrage. Ils massacrèrent Gorion, homme distingué par sa naissance, par son rang, et par son zèle pour la liberté de sa patrie ; Niger, brave capitaine, qui s'était signalé dans plusieurs combats contre les Romains, et qui ne put obtenir de ses meurtriers même la grâce de la sépulture. Parmi le peuple ils recherchèrent soigneusement tous ceux dont ils croyaient avoir raison de se défier ; et le moindre prétexte suffisait pour autoriser leurs funestes soupçons. Celui qui ne leur parlait point passait dans leur esprit pour superbe ; celui qui leur parlait avec liberté, pour ennemi. Si quelqu'un au contraire leur faisait la cour, c'était un flatteur qui cachait de mauvais desseins. Et ils ne connaissaient point la distinction de grandes et petites fautes ; la mort était la peine commune à toutes également. En un mot, la seule sauvegarde contre leurs fureurs était l'obscurité de la naissance et de la fortune. Une si cruelle tyrannie déterminait une multitude de Juifs à déserter la ville et à aller chercher leur sûreté parmi les ennemis. Mais la fuite était périlleuse. Des soldats postés par les zélateurs assiégeaient tous les chemins, tous les passages ; et quiconque avait le malheur d'être pris, payait de sa tête, s'il ne répandait l'argent à pleines mains. Celui qui n'avait rien à donner était un traître, dont la mort seule pouvait expier l'infidélité. Ainsi, contrebalançant une crainte par une autre, la plupart aimaient mieux rester dans la ville et mourir dans le sein de leur patrie. Vespasien fut pendant l'hiver le tranquille spectateur de tous les différents mouvements qui agitaient si violemment les Juifs. Il prit seulement les villes de Jamnia et d'Azot. Mais il ne fit aucune démarche qui menaçât directement Jérusalem, quoique tous les principaux officiers de sou armée l'exhortassent à profiter des divisions nées parmi les ennemis pour aller assiéger leur capitale. Laissez-les, dit-il à ceux qui lui faisaient ces représentations, laissez-les se détruire les uns les autres. Dieu gouverne mieux nos affaires, en nous préparant, sans que nous nous en mêlions, une victoire aisée. Notre arrivée en pareille circonstance réunirait contre nous tous les partis, qui maintenant, par la rage avec laquelle ils sont acharnés à s'exterminer mutuellement, diminuent les forces de la nation. Nous pouvons espérer de vaincre sans tirer l'épée ; et une conquête qui est le fruit de la prudence et de la bonne conduite m'a toujours paru préférable à celle dont les armes ont tout l'honneur. Il suivit constamment ce plan ; et malgré les Juifs échappés de Jérusalem, qui le conjuraient de venir sauver les restes d'un peuple malheureux, de venger ceux qui avaient péri pour leur attachement aux Romains, et de tirer de danger ceux qui conservaient au milieu des plus grands risques les mêmes sentiments, il se mit en campagne au commencement de l'année 68 de Jésus-Christ[11], dernière de Néron, non pour marcher vers la capitale, mais pour aller subjuguer la Pérée, alléguant qu'il devait commencer par réduire les places et les pays qui étaient encore en armes, et lever ainsi tous les obstacles qui pourraient empêcher ou retarder le succès du siège de Jérusalem. Il passa donc le Jourdain, et s'avança vers Gadara, capitale de la Pérée, où il avait une intelligence. Cette ville contenait un grand nombre de riches habitants, tout le pays qui, ayant beaucoup à perdre, craignaient la guerre et souhaitaient la paix, et qui en conséquence avaient député à Vespasien, promettant de lui ouvrir leurs portes. Mais tous ne pensaient pas comme eux dans Graciera, et les factieux qui se trouvaient dans cette ville, ainsi que dans toutes les autres de la Judée, n'ayant pu ni traverser une négociation, qu'ils avaient ignorée, ni lorsqu'ils en furent instruits la rendre inutile, parce que les Romains approchaient déjà, résolurent au moins de se venger sur celui qui en était l'auteur. Ils se saisirent de Dolésus, qui par sa naissance et par son mérite tenait le premier rang entre tous les habitants, et après l'avoir tué, après avoir outragé indignement son cadavre, ils s'enfuirent de la ville. Les Gadariens, devenus seuls arbitres de leur sort par la retraite des factieux, reçurent Vespasien avec mille acclamations de joie, et ils abattirent leurs murailles, sans en attendre l'ordre, afin de lui donner la preuve d'une fidélité qui ne voulait pas même se laisser de ressource, s'ils étaient jamais capables de manquer à leur devoir. Pour les assurer en cet état contre les attaques des rebelles, Vespasien leur donna une garnison romaine. Après la soumission de Gadara, le reste de la Pérée ne méritait pas d'occuper Vespasien. Il s'en retourna à Césarée, pour de là veiller sur la conduite générale de la guerre ; et il laissa sur les lieux le tribun Placidus avec trois mille hommes de pied et six cents chevaux, pour donner la chasse aux brigands et achever de réduire ce qui n'était pas encore soumis. Cet officier s'acquitta en brave homme de l'emploi dont il était chargé. Il poursuivit ceux qui s'étaient enfuis de Gadara, et força la bourgade de Béthennabris, qu'ils avaient choisie pour retraite. Il s'en échappa plusieurs, qui se répandirent dans le pays et y sonnèrent l'alarme. Une multitude confuse de gens de la campagne s'attroupa, résolue de passer le Jourdain pour aller chercher un asile dans Jéricho. Mais le fleuve grossi par les pluies n'était pas guéable ; et Placidus survenant accula contre la rive cette troupe sans ordre, sans discipline, sans chef. Elle était très-nombreuse, et trois mille six cents hommes la défirent entièrement. Quinze mille Juifs restèrent sur la place : un plus grand nombre encore furent poussés ou se précipitèrent dans le Jourdain, et le lac Asphaltite fut tout couvert de corps morts qui surnageaient sur les eaux plus pesantes que l'eau commune. Placidus acheva la conquête de la Pérée par la réduction des villes et châteaux qui pouvaient être de quelque importance ; et tout le pays, hors la forteresse de Machéronte, reconnut les lois des Romains. Vespasien étant à Césarée apprit le soulèvement de Vindex contre Néron. Cette nouvelle fut pour lui un motif de se hâter de finir la guerre des Juifs. Pendant que l'Occident commençait à s'agiter par des troubles dont les suites pouvaient être longues et funestes, il crut qu'il était important de pacifier l'Orient, et d'empêcher, s'il était possible, qu'une guerre étrangère ne concourût avec la guerre civile. Après donc avoir employé le temps de l'hiver à s'assurer par de bonnes garnisons des places qu'il avait conquises, il partit de Césarée avec toutes ses troupes au commencement du printemps, ayant pour point de vue le siège de Jérusalem, mais résolu d'ôter d'abord à cette ville opiniâtrement rebelle toutes les ressources de secours dont l'espérance pouvait entretenir sa fierté. Il se fraya la route de Césarée à Jérusalem, en s'emparant d'Antipatris, de Lydda, de la contrée dépendante de Thamna, et il vint à Emmaüs, lieu célèbre dans l'évangile, situé à soixante stades, ou deux lieues et demie, de la capitale. Là il dressa un camp, et il y établit la cinquième légion, pour commencer à bloquer Jérusalem du côté du Nord. Il passa ensuite vers le Midi dans l'Idumée, dont les habitants avaient si bien manifesté leur zèle aveugle et impétueux pour la métropole de leur religion. Il se rendit maître de tout ce pays, soit en détruisant les forteresses des Iduméens, soit en fortifiant lui-même certains postes avantageux, où il laissa de bonnes troupes pour tenir tous les environs en respect. De retour à Emmaüs, il se transporta dans la Samarie, qu'il parcourut pour s'en assurer la possession, et il vint à Jéricho, où il fut joint par le détachement qui avait soumis la Pérée. La ville de Jéricho ne fit aucune résistance : la plupart des habitants s'étaient enfuis à l'approche de l'armée romaine, et ceux qui restèrent furent taillés en pièces. Vespasien y établit une garnison aussi bien qu'à Adida, qui n'en était pas éloignée. Ainsi Jérusalem se trouva investie de tous côtés par les armes romaines. Il ne s'agissait plus que de l'assiéger en forme, et Vespasien s'y préparait lorsqu'il reçut la nouvelle de la mort de Néron. Il suspendit son activité, et avant que de s'embarquer dans une entreprise qui pouvait être longue et difficile, il voulut voir comment tourneraient les affaires générales de l'empire. Pour ne pas néanmoins demeurer dans l'inaction, ni perdre de vue son objet, il acheva de nettoyer le pays, emportant quelques places autour de Jérusalem, qui tenaient encore. C'est ainsi que se passa le reste de la campagne, à la fin de laquelle toute la Judée se trouva soumise, hors Jérusalem, et trois forteresses occupées par les brigands, Hérodium[12], Machéronte, et Massada. L'année suivante survint une diversion, qui attira ailleurs toute l'attention de Vespasien. Les négociations pour son élévation à l'empire, et les soins de la guerre qui l'en mit en possession, l'obligèrent de donner du relâche aux Juifs. Il quitta même la Judée, et se transporta, comme je l'ai dit, à Alexandrie. Mais tout resta en état : et si les Juifs eurent le temps de respirer, il n'est pas dit qu'ils aient rien reconquis de ce qu'ils avaient perdu. L'unique fait dont je doive ici rendre compte est la délivrance de Josèphe. Lorsque Vespasien eut été proclamé empereur par ses légions et par celles de Syrie et d'Égypte, il se rappela avec complaisance les prétendus présages on oracles par lesquels il se persuadait que lui avait été annoncée une grandeur au-dessus de ses espérances et même de ses vœux ; et en particulier il se souvint que Josèphe lui avait prédit l'empire du vivant même de Néron. Il eut honte de laisser dans les fers celui qu'il regardait comme l'interprète des volontés divines à son égard. Il le manda, et en présence de Mucien et des principaux officiers de son armée, il ordonna qu'on lui ôtât les chaînes. Titus, toujours plein de bonté, représenta à son père qu'il était juste d'affranchir Josèphe, non seulement de la peine, mais de l'ignominie, et qu'il fallait rompre ses draines, et non pas seulement les délier, afin qu'il fût réintégré dans le même état que s'il ne les avait jamais portées. Vespasien acquiesça à la prière de son fils, et par son ordre les chaînes du captif furent rompues à coups de hache. Depuis ce moment Josèphe jouit d'une grande considération dans l'armée romaine, et nous le verrons plus d'une fois employé par Titus pour combattre par ses salutaires avis l'inflexible dureté de ses compatriotes. La guerre civile entre Vespasien et Vitellius ayant été terminée à l'avantage du premier dans une seule campagne, le nouvel empereur, en partant d'Alexandrie pour aller à Rome, renvoya Titus en Judée. Il jugeait avec raison devoir mettre fin à une guerre très-importante par elle-même, et qui pouvait le devenir encore davantage, si l'on donnait le temps aux Juifs de Jérusalem d'intéresser dans leur querelle, comme ils avaient tenté de le faire, ceux de leur nation qui habitaient au-delà de l'Euphrate. D'ailleurs, dans une fortune naissante, dans un commencement de règne, où les troubles et les revers sont toujours à craindre, il était utile à Vespasien d'avoir son fils à la tète d'une puissante armée. Titus eut donc ordre d'assiéger et de prendre Jérusalem, dernière opération qui restât, mais sans contredit la plus difficile. |
[1] Ce dénombrement n'est pas celui dont est parlé dans saint Luc, c. 2. Il lui est postérieur de 10 à 11 ans.
[2] Vingt-quatre mille livres.
[3] Deux lieues et demie.
[4] 51.000 livres.
[5] Cette place importante était située au midi du Lac Asphaltite.
[6] PLINE, V, 16.
[7] Lieu destiné è la course et aux combats des athlètes.
[8] Cette ville n'appartenait pas à la Galilée, puisqu'elle était située au-delà du Jourdain et du lac de Génésareth. Mais elle était liée d'intérêt avec les Galiléens rebelles, et Josèphe, gouverneur de la Galilée, compte Gamala parmi les villes de son département.
[9] Anne est aussi appelé Ananus dans Josèphe. Mais il n'est pas vraisemblable qu'il ait vécu jusqu'au temps dont il s'agit ici, et encore moins qu'un vieillard pins qu'octogénaire eût en assez de vigueur pour remplir les fonctions de gouverneur de la ville. Ces raisons ont déterminé M. de Tillemont à penser que le pontife Ananas tué par les Iduméens est le fils du grand-prêtre Anne nommé dans l'évangile, et le même dont Josèphe fait mention au l. XX de ses Antiquités, c. 8.
[10] MATTHIEU, XXIII, 35.
[11] An de Rome 819.
[12] Hérode avait bâti et fortifié deux châteaux auxquels il donna ce nom, l'un à soixante stades de Jérusalem, l'autre, qui est celui dont il s'agit ici, au-delà du Jourdain, dans le voisinage des Arabes.