HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VESPASIEN

LIVRE PREMIER

§ III. Bonheur singulier de Vespasien dans la manière dont il est parvenu à l'empire.

 

 

Entre les princes qui sont parvenus au souverain pouvoir par la force des armes, et sans y être appelés par le droit de la naissance, il n'en est aucun dont l'avènement ait été plus heureux et plus honorable en toutes façons que celui de Vespasien. Il fut porté sur le trône, et proclamé empereur, sans qu'il lui en coûtât ni intrigue, ni effort, et sans y avoir presque d'autre part que de consentir aux vœux empressés de ceux qui voulaient son élévation. Il eut des ennemis à vaincre, mais il les vainquit sans être obligé de tirer lui-même l'épée. Des chefs et des armées qui le connaissaient à peine combattirent pour sa querelle avec un zèle admirable et avec le succès le plus brillant. Tous les obstacles étant aplanis, il vint tranquillement prendre possession de l'Italie et de Rouie, où il était attendu et désiré de tous les ordres de l'état, comme le restaurateur et le sauveur de l'empire.

Le sénat, occupé du bien général, et sachant combien la république avait souffert des fréquentes et violentes secousses que lui avaient données coup sur coup les dernières révolutions, regardait avec vénération un prince sage qui n'userait de sa prééminence sublime que pour l'avantage de ceux qui devaient lui obéir[1]. Le peuple, fatigué cruellement par les maux des guerres civiles, se promettait de la bonté de Vespasien le rétablissement solide de la paix et de l'abondance. Les gens de guerre connaissaient mieux que les autres son mérite dans les armes. Ils le comparaient avec les lâches et malhabiles empereurs dont il leur avait fallu recevoir les ordres, et ils comptaient recouvrer par lui leur ancienne gloire.

Ce ne fut donc point la flatterie, ni même le seul devoir, mais les sentiments du cœur, qui attirèrent à Brindes, lorsqu'on sut qu'il était près d'y arriver, un concours infini de personnes de toute condition, de tout sexe et de tout âge. Mucien et les premiers du sénat s'étaient rendus dans cette ville ; et Vespasien les confirma dans la bonne opinion qu'ils avaient de lui par la facilité de son abord, par la douceur de ses manières, ne montrant point le faste d'un empereur, mais plutôt la modération d'un particulier, ou du moins d'un prince qui se souvenait qu'il n'était pas né pour l'empire, et que ceux dont il recevait lès respects avaient été longtemps ses égaux.

Toute la route depuis Brindes jusqu'à Rome fut bordée d'une foule incroyable de peuple, qui lui prodiguait les plus douces et les plus glorieuses acclamations ; et la capitale, lorsqu'il s'en approcha, devint presque déserte par l'empressement extrême qu'avaient tous les habitants pour venir au-devant de celui qu'ils appelaient le bienfaiteur et le sauveur de la république, le seul empereur digne de Rome. Il eut une peine infinie à traverser les flots de cette immense multitude pour arriver à son palais ; et pendant qu'il y offrait des sacrifices d'actions de grâces, toute la ville était en réjouissances et en festins. Chacun à l'envi mêlait aux libations qu'il faisait aux dieux des vœux pour la prospérité du prince. On priait le ciel de conserver longtemps Vespasien pour le bonheur public, et de perpétuer à jamais dans sa famille la jouissance de l'empire.

Domitien fut le seul qui prit peu de part à cette joie universelle, agité d'inquiétudes trop bien fondées sur sa conduite passée, et roulant encore actuellement dans son esprit des projets contraires à son devoir. Il avait quitté la Gaule, pour se trouver à l'arrivée de son père en Italie. Vespasien le vit à Bénévent, et lui fit un accueil sévère, pendant qu'il distribuait à tous les marques de sa bienveillance et de son amitié.

Ce sage prince, en prenant les rênes de l'empire. Vespasien remplit parfaitement les hautes espérances que l'on avait conçues de lui. Laborieux et appliqué, persuadé que la vie d'un empereur est une vie de travail, il se livra tout entier aux soins du gouvernement, tous les jours éveillé de grand matin, et commençant sa journée par donner plusieurs heures au règlement des affaires qui se présentaient. Au moyen de cette application assidue, il parvint à rétablir toutes les parties de l'état qu'il trouvait ébranlées et altérées par les convulsions des guerres civiles.

Nous avons vu à quels excès s'était portée la licence des gens de guerre. On ne rentre pas tout d'un coup dans l'ordre, et l'esprit séditieux fermente longtemps avant que de se dissiper. Les uns étaient fiers de leur victoire. Les vaincus conservaient le ressentiment de leur défaite. Vespasien, qui avait toujours été ferme à l'égard des soldats, n'eut garde de se démentir lorsqu'il se vit empereur. Parmi les vaincus, il cassa les plus intraitables, et réduisit les autres à l'observation, exacte de la discipline. Pour ce qui est des troupes qui l'avaient élevé à la souveraine puissance, bien loin de les flatter par une molle complaisance, il leur fit même attendre longtemps les récompenses qu'ils pouvaient se promettre légitimement.

Il rendit au sénat et à l'ordre des chevaliers leur antique splendeur. Ces deux ordres étaient et diminués pour le nombre par la cruauté des princes, et avilis parles indignes sujets que la négligence des temps précédents y avait laissés entrer. Vespasien, en sa qualité de censeur, fit la revue et dressa un nouveau tableau du sénat et des chevaliers. Il chassa ignominieusement ceux qui étaient souillés de quelque opprobre, et il les remplaça par les plus honnêtes gens de l'Italie et des provinces. A peine avait-il trouvé deux cents familles sénatoriales, et il en augmenta le nombre jusqu'à mille. Il créa aussi de nouveaux patriciens, parmi lesquels les quatre qui nous sont connus font grand honneur à son choix : le célèbre Agricola, le père de Trajan ; Arrius Antonius, aïeul maternel de l'empereur Antonin, et Annius Verus, aïeul paternel de Marc-Aurèle.

Au reste, en relevant la dignité des sénateurs, Vespasien ne prétendit point nourrir en eux une fierté tyrannique, qui préjudiciât à la liberté commune. Il voulait que chacun jouît de ses droits ; et à l'occasion d'une querelle entre un sénateur et un chevalier, qui fut portée devant lui, il prononça en ces termes. : Il n'est point permis d'attaquer un sénateur par des propos injurieux, mais le droit naturel et les lois autorisent à lui rendre injure pour injure.

Il remédia à la multitude des procès, qui s'était prodigieusement accrue pendant les troubles. Le cours de la justice ayant été interrompu, les anciens procès subsistaient sans être jugés, et il en était né un nombre infini de nouveaux à l'occasion des violences que ne manque pas d'entraîner après soi !a guerre civile. Il érigea une commission pour faire rendre à chacun ce qui lui avait été enlevé injustement pendant la guerre, et, pour juger sans délai les affaires pendantes devant les centumvirs. Cette chambre fit si bien son devoir, qu'en très peu de temps fut vidée une foule de procès qui semblait devoir durer plus que la vie des plaideurs, et les tribunaux se trouvèrent au courant. Pendant tout son règne, Vespasien tint la main à l'exacte administration de la justice, et souvent il la rendait lui-même.

Le luxe des tables était un mal invétéré, et plus fort que toutes les lois. Vespasien le proscrivit par son exemple, et sous un empereur ami de la simplicité les particuliers rougirent de donner dans de folles dépenses. Cette réforme fut de durée, et elle subsistait encore sous Trajan au temps que Tacite écrivait.

Pour ce qui est des désordres qui blessent l'honnêteté des mœurs, il ne faut pas s'attendre sans doute à trouver dans un prince païen des, idées sur cet article aussi épurées que les maximes du christianisme. Vespasien lui-même n'était pas chaste, comme je l'ai déjà remarqué. Mais il témoigna néanmoins du zèle contre les grands excès. Il renouvela le sénatus-consulte rendu sous Claude, qui condamnait à la servitude les femmes libres qui se prostitueraient à des esclaves. Comme rien n'est plus capable de jeter la jeunesse dans la débauche que la facilité qu'elle trouve à emprunter, il remit en vigueur les anciens réglemente contre les usuriers qui prêtaient aux fils de famille, et il les priva du droit d'exiger jamais leur paiement, après même que le débiteur serait devenu maître de sa personne et de ses biens par la mort de son père.

Tout ce qui marquait de la mollesse lui déplaisait si fort, que, se voyant abordé par un jeune homme bien parfumé, qui, nommé récemment à un emploi militaire, venait lui en faire son remercîment, il fit un geste d'indignation, auquel il ajouta cette sévère réprimande : J'aimerais mieux que vous sentissiez l'ail ; et il révoqua les provisions de la charge qu'il lui avait donnée.

Sa douceur, sa modération, son goût pour la simplicité, se soutinrent uniformément depuis le commencement de son règne jusqu'à sa mort. Il ne dissimula jamais la médiocrité de son origine, et il semblait même affecter de la mettre en évidence par son attachement pour certains meubles de famille, et pour une petite maison de campagne, qu'il conservait soigneusement, comme je l'ai déjà dit, dans l'état où son aïeule l'avait laissée. Il se trouva des flatteurs qui voulurent lui fabriquer une généalogie, qu'ils faisaient remonter jusqu'aux fondateurs de Rieti, sa patrie, et jusqu'à un compagnon d'Hercule, dont on montrait un monument sur le grand chemin qui traversait le pays des Sabins. Vespasien se moqua d'eux, et ce fut toute la récompense qu'ils eurent de leur adulation.

Il était si éloigné de rechercher le faste et l'éclat extérieur, que le jour qu'il triompha des Juifs, fatigué et ennuyé de la longueur, de la cérémonie, il ne put s'eu taire, et dit avec une franchise tout-à-fait aimable : Je suis puni comme je le mériter. Il me sied bien, à l'âge où je suis, d'avoir voulu me décorer par le triomphe, comme si cet honneur était dû à mes ancêtres, ou que, j'eusse jamais été à portée de l'espérer. Quelques-uns jugeront peut-être qu'il porta trop loin le dédain de ces vains dehors, lorsque, ayant reçu une lettre de Vologèse avec cette inscription fastueuse, ARSACE, ROI DES ROIS, À FLAVIUS VESPASIEN, il suivit, en répondant, la même étiquette, et, sans prendre aucune qualité, lui donna celle de roi des rois. Selon les idées reçues parmi nous, Vespasien paraîtrait en ce point mal soutenir vis-à-vis de l'étranger la majesté impériale. Mais son esprit, tourné déterminément au solide, traitait de petitesse tout ce qui' était de pur cérémonial.

Il vivait familièrement avec les sénateurs, les invitant à sa table, et allant manger chez eux. En un mot, il n'était empereur que par son attention vigilante au bien public. Du reste il se conduisait en simple citoyen.

Il témoignait au sénat en corps une considération et une déférence dont le souvenir était perdu depuis Auguste. Il se rendait assidu aux assemblées de la compagnie, il la consultait sur toutes les affaires ; et lorsque quelque indisposition ou la fatigue l'empêchait de s'expliquer lui-même, ce n'était point le ministère d'un questeur qu'il employait pour y suppléer : ses fils lui servaient d'interprètes.

Rien ne me parait plus estimable dans tout le gouvernement de Vespasien que l'union parfaite qui régna toujours entre lui et Titus, son fils. Il ne tint pourtant pas aux esprits amateurs de la discorde qu'il ne s'élevât quelque nuage, quelque commencement d'altération. Lorsque Titus eut pris Jérusalem, les soldats, transportés de joie, le proclamèrent Imperator ou général vainqueur ; et quand il voulut partir, ils employèrent non-seulement les prières, mais les menaces, pour l'engager à rester au milieu d'eux, ou à les emmener avec lui. De là quelques-uns soupçonnèrent une manœuvre secrète de la part de Titus, et un projet de se faire en Orient un établissement indépendant de son père. Il vint en Égypte, et, en faisant la cérémonie de la consécration du bœuf Apis, il porta le diadème suivant le rit ancien : mais cette marque de la royauté prise par Titus donna lieu à de malignes interprétations. Il fut informé de ces bruits, et il résolut de les détruire par la diligence de son retour en Italie. Elle fut telle, qu'il se présenta à son père sans être attendu ; et en l'abordant, il lui dit, comme pour réfuter les soupçons téméraires qui avaient couru sur son compte : Me voici venu, mon père, me voici.

Il est douteux si ces soupçons avaient frappé Vespasien lui-même. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y parut pas dans sa conduite. Il partagea avec son fils l'honneur du triomphe : il l'associa à la censure, à la puissance tribunitienne ; il le fit son collègue dans sept consulats. Titus lui tenait lieu de premier ministre. Il écrivait des lettres, il dressait des édits au nom de son père. Enfin il prit la charge de préfet du prétoire, ou commandant général de la garde du prince. Ainsi Vespasien confiait à son fils et successeur le soin de sa sûreté et de sa vie ; et il est difficile de dire auquel des deux une cordialité si pleine de franchise faisait le plus d'honneur.

Cette magnanime confiance de Vespasien s'étendait, toute proportion gardée, à tous ceux qui lui obéissaient. Comptant sur leur affection, parce qu'il savait qu'il la méritait, il abolit, dans le temps même que la guerre durait encore, l'indigne coutume de visiter et de fouiller ceux qui voulaient aborder l'empereur. Les portes de son palais étaient toujours ouvertes, et Dion dit positivement qu'elles n'étaient point gardées ; ce qui signifie au moins que les gardes avaient ordre de n'en refuser l'entrée à personne.

Jamais ces ombrages sinistres qui avaient causé la mort à tant d'innocents sous les précédents empereurs n'entrèrent dans l'esprit de Vespasien. Il était si peu susceptible, que, ses amis l'exhortant à se donner de garde de Métius Pomposianus, né, disaient-ils, sous une position des astres qui lui promettait l'empire, bien loin de chercher à s'en défaire, il l'éleva en dignité, et le fit consul, disant : S'il devient empereur, il se souviendra que je lui aurai fait du bien. Il est pourtant à propos d'observer que chez Vespasien la confiance en son horoscope et en celle de ses enfants partageait et obscurcissait un peu la gloire de cette conduite généreuse. Il y comptait si pleinement, qu'il osa déclarer en plein sénat qu'il aurait ses enfants pour successeurs, ou que personne ne lui succéderait. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'aimait point le sang. Les spectacles inhumains des combats de gladiateurs, quelque autorisés qu'ils fussent par la coutume, lui paraissaient ce qu'ils étaient, et ne lui faisaient aucun plaisir. A plus forte raison ménageait-il le sang illustre ; et s'il se trouve quelques exemples de personnes punies de mort sous son règne sans l'avoir mérité, ou il faut s'en prendre à Mucien, qui gouverna pendant quelque temps avec un pouvoir absolu en son absence, ou le consentement donné par Vespasien lui-même aura été l'effet de la surprise. Les supplices les plus justes tiraient des larmes de ses yeux.

Il ne fut point vindicatif, et le souvenir mime des injures ne put altérer sa douceur. Il maria splendidement la fille de Vitellius, son ennemi, et il lui donna une riche dot. Un misérable affranchi de Néron l'avait autrefois insulté dans une circonstance où l'offense était très sensible. L'impatience avec laquelle Vespasien supportait la honte qui rejaillissait sur tout l'empire des procédés de Néron, travesti en acteur et en musicien de théâtre, lui ayant attiré, comme je l'ai remarqué d'ailleurs, une disgrâce et une défense de paraître à la cour, il demandait à Phébus, qui remplissait l'office d'huissier de la chambre, où il se retirerait, où il irait ; et l'insolent affranchi lui répondit par un terme qui revient à ce que nous dirions, A la potence. Quand Vespasien fut devenu empereur, Phébus fut étrangement alarmé : il se présenta pour lui faire d'humbles excuses, et lui demanda grâce. Vespasien se contenta de répéter son expression : Va-t-en, dit-il, à la potence.

S'il laissait impunie l'insolence d'une esclave, on peut juger avec quelle indulgence il supportait la liberté de ses amis. Sa patience fut mise à l'épreuve par Mucien, qui, prétendant lui avoir donné l'empire, agissait presque avec lui d'égal à égal. Vespasien le souffrait, et jamais il ne lui en fit que des reproches secrets entre amis communs. Dans le public, il continua de lui donner toutes les marques possibles de considération et de reconnaissance ; il l'éleva en dignité, et le fit une seconde et une troisième fois consul.

Il ne s'offensait point des plaisanteries, et il y répondait sur le même ton. Si l'on affichait des pasquinades contre lui, comme c'était dès lors l'usage dans Rome, il en faisait afficher de contraires, se défendant comme il était attaqué, et moins curieux de garder son rang que d'éviter le soupçon même de hauteur.

Les philosophes seuls le contraignirent d'user à leur égard d'une sévérité opposée à son inclination. Le stoïcisme avait fait de grands progrès à Rome depuis un temps ; et les maximes orgueilleuses de cette secte, reçues dans des esprits étroits et faciles à s'échauffer 1 inspiraient à plusieurs un amour de la liberté fort voisin de la révolte et une aversion décidée pour la monarchie. La tyrannie des derniers Césars avait prêté une belle matière à leur zèle ; et sans considérer que les circonstances étaient bien changées, ils abusaient de la douceur du gouvernement de Vespasien pour saper par leurs discours les fondements d'une autorité qu'ils auraient dû apprendre aux peuples à respecter et à chérir. Quelques-uns s'en expliquaient ouvertement, et faisaient dés leçons publiques d'indépendance. Cette licence pouvait avoir de fâcheuses suites ; et néanmoins Vespasien eut besoin d'être pressé par Mucien pour prendre contre ces docteurs de sédition un parti de rigueur. Il les bannit de Rome par une ordonnance, exceptant le seul Musonius, à qui son rang de chevalier romain, et apparemment plus de retenue, méritèrent une distinction.

Deux d'entre eux, plus fougueux que les autres, furent condamnés à être enfermés dans les îles ; et ils prouvèrent par leur conduite la justice de la sentence prononcée contre eux. Hostilius déclamait actuellement contre la monarchie lorsqu'il apprit sa condamnation, et ce fut pour lui un motif de continuer son invective avec encore plus de véhémence. Démétrius le cynique n'obéit point, et il affecta même de se montrer à Vespasien avec insolence, ne se levant point pour le saluer, et ne lui rendant aucune marque de respect. Vespasien se contenta de lui faire dire : Tu fais tout ce qui est en toi pour que je t'ôte la vie ; mais je ne tue point un chien qui aboie.

Il fut pourtant obligé quelque temps après de punir de mort un de ces cyniques, dont l'audace ne pouvait être réprimée par une moindre rigueur. Deux de ces prétendus philosophes, qui, •par leur folie, déshonoraient un si beau nom, rentrèrent furtivement dans Rome malgré la défense ; et l'un d'eux, nommé Diogène, vint dans le théâtre et invectiva outrageusement contre Titus, à l'occasion de ses amours avec Bérénice. On arrêta ce téméraire, et on le battit de verges. Son compagnon, qui se nommait Éras, crut en être quitte pour la même peine, et il imita l'insolence de Diogène, ou même la surpassa. Il fut trompé dans son attente. On le jugea plus criminel que son camarade, de l'exemple duquel il n'avait point profité, et il eut la tête tranchée.

On ne peut s'empêcher d'être fâché qu'un homme un et Mort aussi recommandable par bien des endroits qu'Helvidius Priscus ait irrité par ses procédés sauvages des mai-tees si peu dignes de lui servir de modèles. Il eût dû bien plutôt se régler sur Thraséa, son beau-père, qui, en évitant de prendre aucune part aux crimes de Néron, ne lui manqua jamais de respect. Helvidius, dont j'ai rapporté des traits d'indiscrétion par rapport à Vespasien, sembla par une témérité soutenue prendre à tâche de l'irriter. Lorsque tous les ordres allèrent au-devant de ce prince nouvellement arrivé en Italie, seul il ne le salua point du nom de César, mais il le traita comme simple particulier. Dans tous les édits qu'il donna durant le cours de sa préture, il ne fit aucune mention de l'empereur. Enfin, il lui résista souvent en face dans le sénat avec une audace qui passait toute mesure ; en sorte gin Vespasien non- seulement se trouva excédé, mais soupçonna qu'il y avait du dessein dans ces grands éclats d'Helvidius, et qu'il cherchait à se faire un parti. On peut croire que Mucien aigrit encore ces soupçons, et que ce fut lui qui détermina Vespasien à livrer Helvidius à la justice du sénat.

Ainsi à la première scène que renouvela ce hardi sénateur, les tribuns du peuple se saisirent de sa personne et le mirent entre les mains de leurs huissiers. Nous sommes peu instruits de la procédure qui fut faite en conséquence : nous savons seulement que Vespasien le relégua, et ensuite envoya ordre de le tuer.

Il s'était fait violence pour en venir à cette extrémité ; et bientôt il s'en repentit. Il voulut révoquer l'ordre, et faire courir après ceux qui en étaient porteurs ; mais on le trompa ; on lui fit croire qu'il était trop tard, et qu'Helvidius ne vivait plus.

C'est une tache sur le règne de Vespasien que la mort d'Helvidius. Il suffisait d'éloigner de la ville et des affaires un homme d'un esprit trop républicain, mais qui d'ailleurs faisait honneur à son siècle par la sublimité de sa vertu. Ce n'est pas néanmoins que je prétende justifier son audace imprudente et sa liberté intraitable. Je m'imagine même que Tacite ne l'approuvait pas, et qu'il a fait la censure de la conduite d'Helvidius sans le nommer, lorsque, après avoir loué la douceur et la sagesse d'Agricola, qui calmait l'humeur farouche de Domitien, il ajoute cette belle et judicieuse réflexion : que ceux qui ne savent admirer que les excès apprennent que même sous les mauvais princes il peut se trouver de grands hommes[2], et que la modestie et la déférence envers ceux qui jouissent de l'autorité, pourvu qu'elles soient accompagnées d'activité et de vigueur, méritent plus d'estime que les incartades violentes de ces glorieux qui, sans aucune utilité pour la république, ont cherché à faire par leur mort du bruit dans le monde.

On ignore la date précise de l'exil et de la mort d'Helvidius. M. de Tillemont place ces événements et l'expulsion des philosophes vers les années que nous comptons 826 et 827 de Rome.

Un des grands objets de l'attention de Vespasien fut le rétablissement de la ville dans son ancienne magnificence. Lorsqu'il parvint à l'empire, Rome se ressentait encore de l'incendie de Néron. La face en était défigurée par les masures, par de grands espaces vides de bâtiments. Vespasien, pour accélérer l'achèvement de l'ouvrage, abandonna au premier occupant les emplacements vides que les propriétaires n'auraient point rebâtis dans un certain terme qu'il fixa. Il reconstruisit lui-même plusieurs édifices publics qui avaient péri ; et toujours ennemi de la vanité et du faste, il y fit graver, non pas son nom, mais celui des premiers auteurs. Il montra surtout un zèle très-vif pour le rétablissement du Capitole, qui avait été commencé avant sou retour, comme je l'ai dit d'après Tacite. Helvidius Priscus, alors préteur, en posa la première pierre. Mais on réserva sans doute à, Vespasien une portion à laquelle personne n'avait mis la main. Il donna l'exemple d'en emporter lui-même les démolitions sur son dos, et il en fit faire autant aux premiers du sénat, afin qu'aucun citoyen ne se crût dispensé de prêter son ministère à un ouvrage qui avait pour objet la religion et le culte du plus grand des dieux.

Non content d'avoir réparé les ruines de Rome, il voulut aussi l'embellir par de nouveaux édifices, tels que le temple de la Paix, dont j'ai défia parlé ; un temple en l'honneur de Claude, à qui il était redevable de l'agrandissement de sa fortune ; et un vaste et magnifique amphithéâtre, qui subsiste encore en partie aujourd'hui sous le nom de Colisée. Il n'acheva pas ce dernier édifice, et ce fut l'empereur Titus, son fils, qui le dédia.

Un prince si bon et si sage ne pouvait pas manquer de protéger les lettres et les arts. Il est le premier qui ait stipendié les professeurs d'éloquence grecque et latine, leur assignant sur le fisc une pension annuelle de cent mille sesterces[3]. Il récompensa aussi et encouragea par des gratifications les meilleurs poètes de son temps, qui tiennent le second rang, mais à une grande distance, après ceux du siècle d'Auguste. Saléius Bassus, dont le talent poétique est fort vanté dans un ouvrage composé sous Vespasien, reçut de sa libéralité en une seule fois cinq cent mille sesterces[4]. Il ne nous reste rien de ce poète ; mais Valérius Flaccus, Martial et Stace, quoique ces deux derniers aient fleuri principalement sous Domitien, vérifient le jugement que j'ai porté de leur mérite, d'après les plus grands connaisseurs.

Suétone cite aussi avec éloge les récompenses distribuées par Vespasien à des architectes, à des mécaniciens, à des musiciens ; et il est juste de louer une munificence si bien placée, pourvu que nous estimions encore davantage la bonté du même prince envers les simples manouvriers. Un ingénieur avait imaginé un moyen de transporter à peu de frais au Capitole des colonnes d'une grandeur énorme. Vespasien loua l'invention, et il accorda une gratification considérable à l'inventeur ; mais il le dispensa d'en venir à l'exécution. Il faut, lui dit-il, que le menu peuple puisse gagner sa vie.

Parmi tant de bonnes qualités de ce prince, il est pourtant un endroit faible : c'est l'amour de l'argent. Il a été blâmé d'avoir rétabli les impôts abolis sous Galba, d'en avoir ajoute de nouveaux et très onéreux, et d'avoir surchargé certaines Provinces, jusqu'à doubler les tributs qu'elles payaient avant lui. On ne peut excuser dans un empereur des trafics qui auraient été honteux même pour des particuliers, et qu'il exerçait tout ouvertement, achetant des marchandises précisément pour les revendre plus cher. Bien plus, il vendait les charges aux candidats, les absolutions aux accusés, innocents ou coupables. Cénis, sa concubine, négociait ces sortes d'affaires, dont le produit était si grand, qu'on ne doutait point qu'elle ne le partageât avec l'empereur. On imputait encore à Vespasien d'employer à dessein dans les finances les hommes les plus avides, pour les condamner lorsqu'ils se seraient enrichis, se servant d'eux, disait-on, comme d'éponges, qu'il pressait, après les avoir laissées se remplir.

Divers motifs pouvaient influer dans cette conduite de Vespasien ; mais il est constant que son inclination naturelle l'y portait. Ayant longtemps vécu à l'étroit, il avait appris à connaître le prix de l'argent. C'est ce qui lui fut reproché par un vieil esclave, qui, le voyant devenu empereur, lui demanda avec les prières les plus humbles et les plus pressantes d'être mis gratuitement en liberté. Comme Vespasien le refusait, et exigeait de l'argent, Je le vois bien, dit l'esclave, le renard change de poil, mais non de caractère. On ne peut disconvenir qu'il n'ait aimé l'argent.

Vespasien ne se cachait point de sa cupidité pour l'argent. On peut même dire qu'il en faisait trophée, sans aucune attention à garder la dignité de sa place. Les députés d'une ville ou d'un peuple étant venus lui annoncer que, par délibération publique, on avait destiné un million de sesterces[5] à lui dresser une statue  colossale : Placez-la ici sans perdre de temps, leur dit-il en présentant sa main formée en creux ; voici la base toute prête. Les traits de cette espèce sont fréquents dans sa vie. Un de ses officiers qu'il considérait et aimait le sollicitant de donner une intendance à quelqu'un qu'il disait être son frère, le prince se douta qu'il y avait un marché : il manda secrètement le candidat lui-même, et, s'étant fait compter par lui la somme promise à celui qui l'appuyait, il lui donna sur-le-champ l'emploi souhaité. Cependant le solliciteur, sans rien savoir de ce qui s'était passé, étant revenu à la charge : Je te conseille, lui dit Vespasien, de te pourvoir d'un autre frère, car celui que tu croyais ton frère est le mien. Dans un voyage qu'il faisait en litière, il remarqua que, son muletier s'étant arrêté comme pour ferrer ses mules, un plaideur avait profité de l'occasion pour lui présenter une requête : Combien as-tu gagné à ferrer la mule ? dit Vespasien au muletier ; et il l'obligea de lui donner la moitié de la somme. L'expression de Vespasien a passé, comme tout le monde sait, en proverbe parmi nous. Il avait mis un impôt, que nos auteurs n'ont pas jugé à propos d'expliquer, sur les urines ; et Titus, son fils, qui avait l'âme grande, lui témoigna désapprouver une exaction si sordide. Lorsque Vespasien reçut le premier argent de cet impôt, il le porta au nez de son fils, et lui ayant demandé s'il sentait mauvais : Eh bien, ajouta-t-il, vous savez pourtant de quelle origine vient cet argent.

On voit qu'il s'étudiait à couvrir par des railleries, souvent assez heureuses, la honte et la bassesse de son penchant. Mais il n'en est pas moins convaincu d'une cupidité indécente ; et c'est à juste titre qu'il s'attira, de la part des Alexandrins, le surnom de Cybiosactes, dont ils s'étaient autrefois servis pour taxer la basse avidité d'un de leurs rois. Les Romains en firent aussi des farces dans ses funérailles. Ils avaient l'usage comique de faire représenter la personne du mort par un bouffon qui en exprimait le caractère par ses gestes et par ses discours. Celui qui faisait ce ridicule personnage dans les obsèques de Vespasien demanda à quoi se montait la dépense de la cérémonie ; et comme on lui répondit qu'elle allait à dix millions de sesterces[6] : Donnez-moi cette somme, s'écria-t-il, et jetez mon corps, si vous le voulez, dans le Tibre.

Mais plusieurs considérations d'un très grand poids doivent, sinon disculper Vespasien — car, parmi les traits que j'ai rapportés, il en est d'entièrement inexcusables —, du moins empêcher que l'on ne conçoive de lui une opinion méprisante, et réhabiliter en grande partie sa réputation.

Premièrement, s'il vendit des absolutions, il ne fit jamais condamner un innocent pour envahir sa dépouille ; et après les Caligula et un Néron, c'était un mérite. Il ne confisqua pas même les biens de ceux qui étaient morts les armes à la main contre lui, et il laissa passer leur succession à leurs enfants ou autres héritiers.

En second lieu, il trouva les finances tellement épuisées par les prodigalités de ses prédécesseurs, par les déprédations de leurs ministres, par les dissipations inséparables des guerres civiles, qu'eu arrivant à l'empire il déclara que la république avait besoin de quarante mille millions de sesterces[7], qui font cinq mille millions de nos livres tournois, pour pouvoir subsister. Dans une si étonnante détresse, il lui était impossible de soulager les peuples, et c'était même une nécessité pour lui d'augmenter les impositions.

Enfin, un moyen d'apologie très puissant en sa faveur, c'est qu'il fit un excellent usage des sommes qu'il amassait par des voies souvent odieuses. Simple et économe dans sa dépense personnelle, il était magnifique dans celles qui avaient le public pour objet. Je ne parle point ici des édifices dont il orna la capitale ; mais il exerça de très grandes libéralités envers tous ceux qui se trouvèrent dans le cas de les mériter. Il facilita à plusieurs l'entrée du sénat, en remplissant ce qui leur manquait du côté de la fortune. Il secourut des consulaires pauvres par une pension annuelle de cinq cent mille sesterces[8]. Il répara les dommages que plusieurs villes avaient soufferts, soit par des tremblements de terre, comme Salamine et Paphos dans l'île de Chypre, soit par des incendies, et il y ajouta même de nouveaux embellissement Il fit des travaux et des dépenses considérables pour les grands chemins, sans vexer les habitants des pays par lesquels ils passaient. J'ai fait mention de sa munificence à l'égard de ceux qui cultivaient avec succès les lettres et les arts. Un si digne usage des richesses publiques montre assurément un grand prince. Si Vespasien eût assouvi l'avidité des courtisans par des largesses inconsidérées, il leur aurait paru libéral, et ils lui eussent aisément passé ce que pouvaient avoir de répréhensible les moyens par lesquels il faisait venir l'argent dans ses coffres.

Pour achever le portrait de Vespasien, je dois dire un mot de sa conduite privée, où régnaient la simplicité et des manières pleines d'une aimable familiarité. Il se mettait de grand matin, comme je l'ai dit, au travail ; et ce n'était qu'après avoir lu ses lettres, et l'état de sa maison jour par jour, qu'il admettait ses amis à son lever. Pendant qu'ils lui faisaient leur cour, il se chauffait et s'habillait lui-même. Ensuite venaient les affaires publiques, où il fallait représenter. Lorsqu'elles étaient terminées, le reste de la journée était donné au délassement, et partagé entre la promenade, un intervalle de repos, le bain, et enfin un souper modeste, mais pourtant honnête, auquel il invitait toujours plusieurs illustres convives. Alors il se livrait à sa gaieté naturelle, et c'étaient là les moments favorables qu'épiaient avec grand soin ses officiers pour lui demander des grâces. IL aimait beaucoup à plaisanter, comme on l'a vu par plusieurs bons mots de lui rapportés ci-dessus, et il se permettait en ce genre non-seulement l'urbanité et l'enjouement, mais encore la licence.

Après cet exposé du caractère et du gouvernement de Vespasien, et les fastes que j'ai dressés de son règne, il me reste peu d'événements à raconter.

Mucien mourut avant lui, après avoir été trois fois consul. Nous ne savons aucun détail de ce que fit sous le règne de Vespasien cet homme plus célèbre que solidement estimable : j'observerai seulement qu'il fut auteur. Pline le cite souvent pour des observations surtout d'histoire et de géographie orientale ; et nous apprenons par un autre témoin qu'il compila et donna au public tout ce qu'il put trouver dans les anciennes bibliothèques de monuments de l'esprit et de l'éloquence des illustres Romains qui avaient fleuri pendant les derniers temps de la république. Pline ne nous a pas laissé ignorer une attention superstitieuse de Mucien, qui, pour se préserver du mal d'yeux, portait sur soi une mouche vivante enveloppée dans un linge blanc.

La mort du Gaulois Sabinus et d'Epponine, sa femme, fut précédée et accompagnée de circonstances extrêmement touchantes. J'ai dit comment Sabinus, ayant pris part à la révolte de Civilis, fut vaincu par les Séquanais. Il lui était aisé de s'enfuir en Germanie ; mais il était retenu par sa tendresse pour une jeune épouse, la plus vertueuse et la plus accomplie de toutes les femmes, qu'il ne lui était possible ni de laisser, ni d'emmener avec lui. Il avait des grottes souterraines, fort profondes, fort amples, qui lui servaient d'asile pour cacher ses trésors, et dont personne n'avait connaissance, sinon deux de ses affranchis. Résolu de s'y cacher lui-même, il renvoya tout son monde, comme s'il eût eu dessein de s'ôter la vie par le poison, et il ne garda auprès de sa personne que les deux affranchis, sur la fidélité inviolable desquels il comptait. Avec eux il mit le feu à sa maison de campagne, pour faire croire que son corps aurait été consumé par les flammes ; et s'étant retiré dans sa caverne, il dépêcha l'un d'eux à sa femme, pour lui annoncer qu'il n'était plus. Il savait quel cruel coup ce serait pour elle, et sa vue était de persuader dans le public la vérité du bruit de sa mort par la sincérité de la douleur d'Epponine. C'est ce qui arriva en effet. Epponine, désespérée, se jeta par terre, s'abandonna aux cris, aux pleurs, aux gémissements, et passa dans cet état trois jours et trois nuits sans manger. Sabinus, instruit de sa situation, en craignit pour elle les suites, et il la fit avertir secrètement qu'il n'était point mort, qu'il se tenait caché dans une sûre retraite ; mais qu'il la priait de continuer ses démonstrations de douleur, pour entretenir une erreur qui lui était salutaire.

Epponine joua parfaitement la comédie ; elle allait voir son mari pendant la nuit, et ensuite elle reparaissait, sans donner aucun soupçon d'un si étrange mystère. Peu à peu elle s'enhardit, ses absences furent plus longues, et elle s'enterra presque toute vive avec Sabinus, ayant seulement attention d'aller de temps en temps à la ville. Bien plus, étant devenue grosse, elle se délivra elle-même comme une lionne dans son antre, et elle nourrit de son lait deux fils qu'elle mit au monde dans ce triste séjour, et dont l'un mourut dans la suite en Égypte ; l'autre avait voyagé en Grèce, et pouvait être encore en vie lorsque Plutarque écrivait. Epponine passa dans cette ténébreuse retraite neuf ans consécutifs, si l'on en excepte un intervalle de sept mois, pendant lesquels, sur quelques espérances qu'on lui avait données, ale conduisit son mari à Rome, après l'avoir si bien déguisé, qu'il n'était pas reconnaissable ; et n'ayant rien trouvé de solide dans ce qu'on lui avait fait espérer, elle le ramena dans sa caverne.

Enfin, Sabinus fut découvert. On le prit avec sa femme et ses enfants, et on les mena tous prisonniers à Rome. Ils parurent devant l'empereur, et Epponine, dans cette extrémité, vérifia encore merveilleusement son nom, qui, en langage celtique, signifiait Héroïne. Elle parla à Vespasien avec courage ; elle tâcha de l'attendrir, et, lui présentant ses enfants : César, lui dit-elle, j'ai mis au monde ces tristes fruits de notre disgrâce, et je les ai allaités dans l'horreur des ténèbres, afin de pouvoir vous offrir un plus grand nombre de suppliants. Vespasien versa des larmes, mais il ne laissa pas d'envoyer Sabinus et Epponine au supplice, et il ne fit grâce qu'à leurs enfants. Une raison d'état mal entendue, et les maximes romaines, de tout temps cruelles à l'égard des étrangers, l'endurcirent contre des prières si touchantes et contre sa propre clémence. Epponine, outrée, ne garda plus de mesures, et, insultant audacieusement un prince qu'elle ne pouvait fléchir, elle se reprocha à elle-même les humbles prières auxquelles elle s'était abaissée, lui déclarant qu'elle avait vécu dans l'obscurité d'un tombeau avec plus de satisfaction que lui sur le trône. Le supplice de cette généreuse Gauloise fit frémir Rome entière, et Plutarque attribue à la vengeance que les dieux en tirèrent la chute de la maison de Vespasien, qui s'éteignit dans ses deux fils.

La conjuration de Cécina et d'Eprius Marcellus est le dernier fait que Dion raconte avant la mort de Vespasien ; et je n'ai rien à ajouter à ce que j'en ai dit dans les fastes, sinon que Titus eut grande raison de se hâter de prévenir un danger très pressant, et que, lorsqu'il fit poignarder Cécina, il avait la preuve manifeste de son crime dans un discours séditieux écrit de sa main, et destiné à engager les soldats à la révolte. C'est donc à tort que quelques-uns ont accusé Titus d'avoir voulu venger sur Cécina sa jalousie au sujet de Bérénice, et de s'être défait d'un rival aimé.

Vespasien était parvenu à l'âge de près de soixante-dix ans, sans autre incommodité que quelques attaques de goutte, et sans avoir besoin d'autre régime que de la diète qu'il observait régulièrement un jour chaque mois. Son humeur gaie contribuait sans doute beaucoup à sa bonne santé. Il ne s'inquiétait pas aisément ; et même les prétendus présages qui effrayaient les autres à son sujet, étaient pour lui matière à plaisanterie. On débita que le mausolée des Césars s'était tout d'un coup ouvert. Ce prodige ne me regarde point, dit Vespasien ; je ne suis point de la race d'Auguste. Une comète ayant paru au ciel avec une chevelure, il dit à ceux qui s'en entretenaient : Si cet astre menace quelqu'un, c'est le roi des Parthes, qui a de longs cheveux, et non pas moi, qui suis chauve.

Sa maladie commença par de légers mouvements de fièvre, qu'il ressentit étant en Campanie. Il revint aussitôt à Rome, d'où il alla, suivant sa coutume, à une campagne voisine de Riéti, qui était son séjour ordinaire pendant les chaleurs de l'été. Il y fit grand usage des eaux minérales de Cutilies[9], qui sont extrêmement froides. L'usage de ces eaux ne convenait point à son état ; et la maladie s'augmentant considérablement, il connut lui-même le danger et dit : Je m'imagine que je deviens Dieu. Il faisait allusion par ce mot à l'apothéose qui devait suivre sa mort. Il s'affaiblissait de jour en jour, et cependant il n'interrompait en rien ses occupations accoutumées ; il vaquait aux affaires, il donnait audience dans son lit. Enfin, se sentant défaillir, il fit un effort pour se lever, en disant : Il faut qu'un empereur meure debout ; et il expira entre les bras de ceux qui le soutenaient, le vingt-quatre juin de l'an de Rome que nous comptons 830, ayant vécu soixante-neuf ans, sept mois, sept jours, et régné dix ans, moins six jours : car nous avons remarqué, d'après Tacite, qu'il datait le commencement de son règne du premier juillet, jour auquel il avait été proclamé empereur à Alexandrie.

Vespasien est le premier des empereurs depuis Auguste qui ait pu réconcilier le peuple romain avec la monarchie. Après cinquante-six ans de tyrannie, il fit éprouver à Rome et à l'univers les douceurs d'une bonne et sage administration. On peut hardiment le comparer à Auguste, qu'il surpasse par la légitimité des voies qui l'élevèrent à l'empire, et qu'il égale dans la manière dont il en usa.

Avant que de passer au règne de Titus, fils aîné et successeur de Vespasien, je dois enfin rendre compte au lecteur de la guerre des Juifs et de la prise de Jérusalem.

 

FIN  DU TOME QUATRIÈME

 

 

 



[1] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, VII, 22.

[2] TACITE, Agricola, 44.

[3] Douze mille cinq cents livres =17.693 fr. 97 c. selon M. Letronne.

[4] Soixante-deux mille cinq cents livres = 88.466 fr. selon M. Letronne.

[5] Cent vingt-cinq mille livres = 176.932 fr. 26 c. selon M. Letronne.

[6] Douze cent cinquante mille livres = 1.769.322 fr. 60 c. selon M. Letronne.

[7] Cette somme a paru trop forte à Budé, et il la réduit, par le changement de quadringenties en quadragies, à la dixième partie.

[8] Soixante-deux mille cinq cent livres = 88.466 fr. selon M. Letronne.

[9] Cotigliano, au duché de Spolète.