HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VITELLIUS

LIVRE UNIQUE

§ III. Courses des Daces dans la Mœsie arrêtées par Mucien.

 

 

Les Daces, nation toujours inquiète, songèrent à remuer, dès qu'ils se virent affranchis de crainte par le départ de l'armée de Mœsie, qui était allée attaquer Vitellius. Ils se tinrent pourtant quelque temps encore en repos, attentifs à épier les événements. Lorsqu'ils surent que la guerre civile était allumée eu Italie, et que les armées des deux partis commençaient à se heurter, ils se mettent en action, forcent les quartiers d'hiver des troupes auxiliaires de cavalerie et d'infanterie que les Romains avaient laissées dans le pays ; et maîtres des deux rives du Danube, ils se préparaient déjà à assaillir le camp des légions, qui n'aurait pas été en état de leur résister. Heureusement Mucien se trouvait alors dans ces régions. Instruit de la victoire remportée par Antonins Primus à Crémone, et n'ayant plus par conséquent de raison pressante de se hâter d'arriver en Italie, il se livra au soin d'arrêter les courses des Daces, et fit marcher contre eux la sixième légion, qui bientôt les eut repoussés au delà du fleuve. Et pour assurer la tranquillité de la province, il y établit commandant Fonteïus Agrippa, qui sortait du proconsulat d'Asie, et il lui donna une partie des troupes qui, ayant combattu pour Vitellius en Italie, venaient d'être renvoyées dans l'Illyrie, et qu'il était de la bonne politique de séparer en différents corps, et d'occuper par une guerre contre l'étranger.

Dans le Pont, la guerre s'éleva par l'ambition d'un vil esclave. Il se nommait Anicet, et était affranchi de Polémon, dernier roi de cette contrée, qui avait consenti sous Néron que son royaume fût réduit en province romaine. Anicet, tout-puissant sous Polémon, trouvait sa condition bien changée depuis que le pays obéissait aux Romains. Il profita donc des troubles qui les divisaient ; et feignant un grand zèle pour les intérêts de Vitellius, il gagna les peuples qui habitaient sur les bords du Pont-Euxin ; il s'attacha, par l'espérance du pillage, ceux à qui le mauvais état de leurs affaires ne laissait point d'autre ressource, et il se vit ainsi en peu de temps à la tête d'un petit corps d'armée, qui n'était rien moins que méprisable. Il attaqua Trébizonde, ancienne colonie grecque, et s'en empara, ayant taillé en pièces la garnison, qui consistait en une cohorte, autrefois troupe étrangère, mais dont les soldats, décorés du nom de citoyens romains, avaient pris, dit Tacite, l'armure et les drapeaux conformes à nos usages, et conservaient toute la licence et toute la nonchalance naturelles aux Grecs.

La flotte que les Romains entretenaient sur le Pont-Euxin avait été affaiblie par Mucien, qui en avait envoyé à Byzance les meilleurs vaisseaux et tous les soldats. Anicet porta le fer et le feu dans ce qui restait de cette flotte le long des côtes du Pont : et les barbares, devenus maîtres de la mer, la couraient impunément avec des barques d'une construction particulière. Il n'y entrait ni fer, ni airain. Elles avaient les flancs étroits, le fond large ; et lorsque la mer s'enflait et que les vagues étaient grosses, ils haussaient les bords de leurs petits bâtiments, en y attachant des planches qui, se joignant par en haut, faisaient un toit. Dans ces barques légères, qui ne pouvaient contenir que vingt-cinq ou tout au plus trente hommes, ils roulaient avec intrépidité parmi les flots, abordant indifféremment des deux côtés, parce que les deux extrémités de leurs bâtiments étaient également formées en proues.

Vespasien apprit ces mouvements lorsqu'il était encore en Judée, et il fit partir en diligence un gros détachement de bonnes troupes sous la conduite de Virdius Géminus, brave officier. Celui-ci défit aisément un ennemi qui ne savait observer aucune discipline, et que l'avidité du butin portait à se répandre dans la campagne sans ordre et sans règle. Les barbares trouvèrent un asile dans leurs vaisseaux. Mais Virdius en fit construire de son côté, et il joignit Anicet à l'embouchure d'un fleuve que Tacite appelle Cohibus, où le rebelle se croyait en sûreté sous la protection du roi des Sédochésiens, qu'il avait gagné par de grands présents. Et d'abord ce roi se montra disposé à défendre son suppliant par les armes. Mais lorsqu'on lui eut fait envisager d'une part un salaire assuré, s'il livrait Anicet, de l'autre la guerre, s'il s'obstinait à le défendre, la fidélité, toujours chancelante chez les barbares, l'abandonna, et il se résolut sans beaucoup de peine à vendre, moyennant une somme dont on convint, et le chef et ceux qui l'avaient suivi. Ainsi fut étouffée, presque aussitôt que commencée, la guerre du Pont. Il n'en fut pas de même de celle des Bataves, dont j'ai à parler maintenant. Ces peuples, autrefois partie de la nation des Cattes en Germanie, et chassés de leur pays par une sédition domestique, conservèrent toute la fierté de leur Origine dans la nouvelle habitation où ils se transportèrent, qui fût une fie formée par le bras droit du Rhin, le Vahal et la mer. La face des lieux a changé depuis ces anciens temps. Mais le Bétave ou Bétuve, comme je l'ai remarqué ailleurs, garde encore aujourd'hui leur nom. Alliés plutôt que sujets des Romains, ils ne s'étaient point laissé écraser par une amitié si disproportionnée. Exempts de tout tribut, ils ne fournissaient à l'empire que des soldats, dont la valeur se signala souvent dans les guerres contre les Germains. Ils s'étaient acquis aussi beaucoup de gloire dans la Grande-Bretagne, et j'ai eu occasion de parler plus d'une fois de huit cohortes de Bataves qui, attachées comme auxiliaires à la suite de la quatorzième légion, en étaient devenues rivales et ennemies. Ils entretenaient dans leur pays une florissante cavalerie, accoutumée par un fréquent exercice à passer le Rhin à la nage, sans quitter ni ses chevaux ni ses armes, et sans rompre ses rangs.

Dans cette nation brillait singulièrement au temps dont je parle ici Claudius Civilis, distingué entre tous par sa naissance qu'il tirait du sang royal, par sa bravoure personnelle, par un esprit rusé, inventif, et fécond en expédients. Son nom est peu connu parmi nous : mais il mérite autant de l'être que celui de bien des guerriers fameux dans l'histoire.

Il n'avait pas sujet de se louer des Romains. Son frère Julius Paulus, faussement accusé de trahison, avait été mis à mort par ordre de Fonteïus Capito, commandant de la Basse-Germanie avant Vitellus. J'ai dit ailleurs que Civilis lui-même avait couru risque de subir un pareil sort : et le ressentiment qu'il conserva de la mort de son frère, et de son propre péril, le porta à saisir l'occasion de la guerre civile pour se venger. Mais il était trop habile pour agir à découvert, et pour avertir les Romains par une révolte manifeste, de le regarder et de le traiter en ennemi. Il se proposait Sertorius et Annibal pour modèles ; et prétendant les représenter par l'adresse de l'intrigue, de même qu'il portait leur ressemblance sur le visage, ayant comme eux un œil de moins, il résolut de travailler sourdement et de cacher son jeu. Il feignit donc d'épouser la querelle de Vespasien : et il en avait un prétexte très spécieux, et tout-à-fait propre à donner à ses démarches un air de sincérité. Antonius Primus lui avait écrit d'empêcher le départ des secours mandés par Vitellius, et d'occuper les légions qui gardaient le Rhin par l'apparence de quelque trouble en Germanie. Et Hordéonius Flaccus, qui commandait sur les lieux, lui donnait de semblables avis, tant par inclination pour le parti de Vespasien, que par affection pour la république, qui était en danger de périr, si une nouvelle inondation de troupes nombreuses venait encore fondre en Italie, et y renouveler la guerre.

Civilis voyant donc qu'il pouvait masquer son projet de révolte sous une déférence apparente aux ordres secrets des généraux romains, ne tarda pas à mettre la main à l'œuvre ; et il trouvait le : Bataves actuellement disposés à se soulever par une circonstance particulière. Vitellius avait ordonné des levées de soldats parmi eux ; et cette charge, onéreuse par elle-même, devenait absolument intolérable par les procédés tyranniques de ceux qui faisaient les enrôlements. Avides et concussionnaires, ils prenaient des vieillards, des hommes infirmes, pour les rançonner, et les contraindre d'acheter leur congé. Un motif encore plus infâme les engageait à enlever de jeunes enfants au-dessous de l'âge requis pour porter les armes. Toute la nation fut indignée : et les émissaires apostés par Civilis pour souffler le feu de la sédition persuadèrent sans peine aux Bataves de s'enrôler. Civilis lui-même, sous prétexte d'un grand festin, assembla dans un bois sacré les premiers de la noblesse, et ceux que la bravoure et l'ardeur signalaient parmi la multitude : et lorsqu'il les vit échauffés par le vin et la bonne chère, il s'ouvrit à eux.

Il commença par relever la gloire ancienne de la nation, qu'il leur représenta ensuite comme dégradée et flétrie par les indignités et les outrages qu'elle souffrait, étant traitée non plus en alliée, mais en esclave. Il ajouta que jamais l'occasion n'avait été si belle de la remettre en liberté. Les Romains, dit-il, sont affaiblis par leurs divisions. Dans leurs camps sur le Rhin, il ne reste plus que des vieillards, et un butin aussi riche qu'assuré. Osez seulement lever les yeux, et ne craignez point de vaines ombres de légions sans réalité. Nous sommes puissants en cavalerie et en infanterie : nous pouvons compter sur l'appui des Germains, nos voisins et nos frères. Les Romains eux-mêmes seront peu fâchés de la guerre que nous susciterons. Si le succès en est douteux, nous nous en ferons un mérite auprès de Vespasien : la victoire porte avec elle son apologie.

Ce discours fut reçu de tous ceux qui l'entendirent avec de grands applaudissements, et Civilis leur fit prêter serinent selon le rit le plus auguste et le plus redouté parmi ces nations barbares. Il sollicita aussi les Caninéfates, qui, de même origine que les Bataves, et établis dans la même He, ne leur étaient point inférieurs en vertu, et ne leur cédaient que par le nombre. Il agit pareillement auprès des huit cohortes bataves dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, et qui renvoyées, comme je l'ai dit, par Vitellius en Germanie, se trouvaient alors à Mayence.

Les Caninéfates se mirent les premiers en action ; et en attendant que Civilis et les Bataves levassent le masque, ils se donnèrent un chef recommandable par une haute naissance, et estimé des barbares pour son audace brutale. Il se nommait Brinno, et était fils d'u père qui ayant attaqué les Romains par plusieurs hostilités, s'était moqué impunément du fantôme de guerre dont Caligula avait voulu effrayer la Germanie. Le nom d'une famille ennemie des Romains plut aux Caninéfates. Brinno fut mis sur le pavois, élevé sur les épaules d'une troupe de soldats, et proclamé solennellement chef de la guerre.

Aussitôt, appuyé des Frisons, qui vinrent du pays au-delà du Rhin se joindre à lui, il commence par enlever un camp établi dans l'île des Bataves, et occupé paisiblement par deux cohortes, qui ne comptaient point du tout sur une attaque si brusque. Elles furent taillées en pièces ou mises en fuite, et un grand nombre de vivandiers et de négociants romains, qui erraient sans précaution dans un pays qu'ils regardaient comme ami, surpris par une guerre née tout d'un coup, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Plusieurs châteaux ou forts auraient subi la même destinée que le camp, si les préfets des cohortes n'eussent mieux aimé les brûler, parce qu'ils ne pouvaient les défendre. Ils se cantonnèrent avec tout ce qu'ils avaient de troupes dans la partie supérieure de Ille, et formèrent ainsi une petite armée, mais bien peu redoutable pour les rebelles ; car c'étaient toutes nouvelles milices, plutôt chargées de leur armes comme d'un poids ; qu'habiles à en faire usage, et qui remplaçaient bien mal les vieux soldats emmenés par Vitellius en Italie. Outre ces troupes de terre, les Romains avaient encore une flotte de vingt-quatre bâtiments, qu'ils prirent soin de rassembler, et qui vint se ranger près d'eux.

Civilis voulut d'abord employer la ruse, et, feignant d'être toujours ami des Romains, il blâma les préfets d'avoir abandonné leurs châteaux : il les exhorta à regagner leurs quartiers d'hiver et à se reposer sur lui du soin de dissiper, avec sa cohorte, une poignée de révoltés. Son dessein était de se préparer une victoire aisée sur des troupes séparées les unes des autres. Les officiers romains sentirent la fraude : et d'ailleurs il leur venait de toute part des avis qui ne leur permettaient point de douter que le vrai chef de la révolte ne fût Civilis, à qui Brinno ne faisait que prêter son ministère et son nom. Les Germains, passionnés pour la guerre, n'avaient pu garder un secret qui leur faisait trop de plaisir.

Civilis, voyant que la ruse ne lui réussissait pas, eut recours à la force ouverte. Il se mit à la tête des rebelles, et vint attaquer les Romains dans leurs postes, suivi des Caninéfates, des Frisons et des Bataves, distribués en corps de nations. Les Romains se préparèrent à les bien recevoir, et mirent en bataille leurs troupes de terre et de mer. Mais à peine en était-on venu aux mains, qu'une cohorte de Tongriens passa du côté de Civilis : et cette trahison déconcerta beaucoup ceux qui se virent abandonnés, et même assaillis tout à la fois par leurs ennemis et par leurs alliés. La flotte usa de la même perfidie. Une partie des rameurs étaient bataves, et d'abord ils embarrassaient la manœuvre des matelots fidèles et les mouvements des soldats, comme sans dessein et par simple impéritie. Bientôt, devenus plus hardis, ils leur faisaient résistance, et ils changèrent la direction des vaisseaux, tournant la poupe vers 'l'ennemi au lieu de la proue. Enfin, ils attaquèrent les centurions et les tribuns, et tuèrent ceux qui ne voulurent pas se réunir avec eux : en sorte que les vingt-quatre vaisseaux qui composaient la flotte, ou se livrèrent aux rebelles, ou furent pris. Les troupes de terre n'avaient pu se remettre du désordre dans lequel elles avaient été tout d'un coup jetées : et la victoire de Civilis fut complète.

Ce premier exploit fut très avantageux aux rebelles, en ce qu'il leur fournit des armes et des vaisseaux, dont ils manquaient : et il y eut un grand éclat dans la Gaule et dans la Germanie, où Civilis et ses associés furent célébrés comme les vengeurs de la liberté commune. Les Germains, plus voisins et plus fiers, lui offrirent à l'envi leur secours. La Gaule était plus difficile à s'ébranler, et il n'y eut rien que Civilis ne mit en œuvre pour s'en procurer l'alliance. Les cohortes qu'il avait vaincues étaient gauloises, aussi bien que leurs commandants. Il renvoya sans rançon les officiers qu'il avait faits prisonniers : il donna aux soldats le choix de rester avec lui ou de s'en aller, promettant à ceux qui s'attacheraient à sa fortune toutes sortes d'agréments et de distinctions dans le service, et ne laissant pas même partir les autres sans les gratifier de quelque portion des dépouilles des Romains.

Ccs largesses étaient une amorce pour leur faire mieux goûter les discours par lesquels il les exhortait à se révolter. Il leur représentait les maux extrêmes qu'ils souffraient depuis tant d'années, appelant du nom de paix une misérable servitude. Les Bataves, disait-il, quoique exempts de tributs, ont pris les armes contre les tyrans de l'univers ; et dès la première occasion qui s'est présentée de combattre, ils ont vaincu et mis en fuite les Romains. Que sera-ce, si les Gaules secouent le joug ? Qu'est-ce que les forces qui restent à l'Italie ? C'est par le sang des provinces que les provinces sont asservies. Il citait l'exemple de la Germanie, qui par la défaite et la mort de Varus, s'était rétablie en possession de sa liberté : et cela, dans un temps où il s'agissait d'attaquer Auguste, et non pas un Vitellus. Il observait que la valeur naturelle des Gaulois était encore aidée par la discipline à laquelle ils s'étaient formés en servant dans les armées romaines. Et après les avoir remplis de l'espérance du succès, il les aiguillonnait par le sentiment de l'amour de la liberté. Que la Syrie, disait-il, que l'Asie, que l'Orient, accoutumés à obéir à des rois, supportent la servitude. La Gaule a encore plusieurs citoyens nés avant la date de l'imposition des tributs[1]. Les animaux mêmes sont jaloux de conserver la liberté que la nature leur a donnée. Et des hommes pleins de valeur renonceraient à un bien si précieux ? Profitez de l'occasion favorable que vous offrent les dieux. Vos tyrans sont embarrassés par leurs divisions intestines : vous n'avez qu'une seule affaire. Ils sont fatigués par leurs pertes, et vos forces sont entières. Tandis qu'ils se partagent entre Vitellius et Vespasien, vous pouvez vous délivrer de l'un et de l'autre. C'est ainsi que Civils, Portant en même temps ses vues sur les Gaules et sur la Germanie, flattait les peuples de ces vastes et puissantes régions de l'idée de la liberté, pour se préparer les voies à s'en rendre le maitre.

Hordéonius Flaccus, commandant en chef pour les Romains, dans les deux Germanies, avait, par une connivence dont j'ai exprimé les motifs, favorisé les premiers mouvements de Civilis. Lorsqu'il vit un camp forcé, des cohortes détruites, les Romains chassés de Pile des Bataves, il conçut que l'affaire devenait sérieuse, et il ordonna à Mummius Lupercus, qui commandait le camp appelé Vetera, où hivernaient deux légions, de sortir en campagne et d'aller au-devant de l'ennemi. Mummius obéit. Aux deux légions qu'il avait sous sa main, et qui ne faisaient pas ensemble plus de cinq mille hommes, il joignit les secours que fournirent les Ubiens et ceux de Trèves, et un régiment de cavalerie batave qui, gagné depuis longtemps par les rebelles, gardait encore les dehors de la fidélité, afin de rendre sa trahison plus funeste aux Romains, en l'exécutant dans le combat même. Avec ces troupes il marcha contre Civilis, qui ne se fit pas longtemps chercher.

Ce fier Batave se présenta, faisant porter les drapeaux des cohortes qu'il avait vaincues, comme un trophée capable d'animer les siens par le souvenir de leur gloire récente, et d'inspirer la terreur aux ennemis. Il plaça, suivant la pratique des Germains, derrière les rangs sa mère et ses sœurs, les femmes et les petits enfants des officiers et des soldats, afin que des objets si chers encourageassent les combattants à vaincre, ou les retinssent par la honte, s'ils lichaient pied.

Au signal donné, tous ensemble, hommes et femmes, firent retentir les airs, les uns de leurs chants de guerre, les autres de leurs hurlements. Les Romains n'y répondirent que par un cri faible et qui dénotait la peur. En effet ils voyaient leur aile gauche mise à découvert par la désertion de la cavalerie batave, qui passa du côté des ennemis, et se tourna tout d'un coup contre ceux qui la regardaient un instant auparavant comme alliée.

Cependant les légions tinrent ferme et gardèrent leurs rangs. Mais les auxiliaires, tant les Ubiens que ceux de Trèves, prirent honteusement la fuite, et se répandirent dans la campagne. Les Germains s'attachèrent à les poursuivre, et donnèrent ainsi moyen aux légions de se retirer dans leur camp.

Claudius Labéo, commandant de la cavalerie batave, embarrassait Civilis. Il y avait entre eux une rivalité ancienne : ils étaient dans le pays chefs de factions opposées. Civilis appréhenda donc, s'il le faisait mourir, de se rendre odieux auprès de ses compatriotes ; s'il lui laissait la vie, d'avoir en lui un auteur éternel de troubles et de discordes. Il prit un parti mitoyen, et le transporta dans la Frise au-delà du Rhin.

Il reçut peu après un puissant renfort par la jonction des huit cohortes bataves qu'il avait, comme je l'ai dit, sollicitées. Elles étaient en marche pour se rendre en Italie, suivant les ordres de Vitellius, lorsque le courrier de Civilis les atteignit. Leur résolution fut, tout d'un coup prise d'embrasser la querelle commune de la nation. Comme néanmoins elles se trouvaient environnées des forces romaines, elles ne se déclarèrent pas d'abord, et pour avoir un prétexte de quitter leurs alliés, elles cherchèrent à faire naître une brouillerie, demandant avec hauteur une gratification générale, double paie et autres avantages que leur avait promis Vitellius. Flaccus leur accorda une partie de leurs demandes, croyant les calmer : mais il ne fit que les rendre plus intraitables, et plus opiniâtres à insister sur ce qu'elles savaient bien qu'il leur refuserait. Enfin, méprisant ses promesses et ses menaces, elles tournèrent vers la basse Germanie pour aller joindre Civilis.

C'était une désobéissance formelle, et dont elles auraient eu lieu de se repentir, si Flaccus eût fait usage des ressources qu'il avait en main ; car à Bonn était campée une légion commandée par Hérennius Gallus. Si donc Flaccus eût poursuivi les cohortes Bataves, elles se seraient trouvées entre lui et Gallus, et elles ne pouvaient échapper. Mais il tint une conduite pitoyable, et qui fortifia beaucoup les soupçons de ceux qui l'accusaient d'être d'intelligence avec les rebelles. Il résolut d'abord de se renfermer dans son camp, comme ne pouvant compter sur la fidélité des auxiliaires, ni sur la force de ses légions, toutes composées de nouvelles levées. Ensuite, dans un moment de courage, il se détermina à marcher sur les pas des Bataves, et il écrivit à Gallus de venir à leur rencontre. Enfin, revenant à sa timidité naturelle, il changea une troisième fois d'avis, et envoya un contre-ordre à Gallus.

Cependant les cohortes approchaient de Bonn, et comme leur intention était de ne manifester leur révolte.que lorsqu'elles se verraient jointes à Civilis, elles se firent précéder d'un député qu'elles chargèrent de dire de leur part à Hérennius. Gallus qu'elles n'avaient nul dessein de faire la guerre aux Romains, pour qui elles avaient tant de fois combattu ; que, fatiguées d'un service long et infructueux, elles allaient chercher le repos dans le sein de leur patrie : que, si elles ne trouvaient point d'obstacle, elles passeraient sans commettre aucune hostilité ; mais que si on leur opposait les armes, elles avaient le fer en main et s'en serviraient pour s'ouvrir un passage.

Gallus balançait sur le parti qu'il devait prendre : ses soldats l'enhardirent à hasarder le combat. Trois mille légionnaires, quelques cohortes de Belges levées à la hâte, et une grande multitude de milices et de valets, aussi téméraires avant le combat que lâches dans le danger, sortent impétueusement par toutes les portes du camp, et enveloppent les Bataves, qui étaient inférieurs en nombre. Ceux-ci, vieux guerriers, se forment en épais bataillons, serrent leurs rangs, font face de tous côtés, et bientôt ils eurent enfoncé l'armée ennemie, qui s'était étendue en front et n'avait point de profondeur. Les Belges prennent la fuite : la légion recule et regagne en désordre ses retranchements. C'est là que se fit le plus grand carnage. Les tas de corps morts s'accumulent dans le fossé, et ils ne périssaient pas seulement par le fer des Bataves, mais ils s'étouffaient en tombant les uns sur les autres, et ils se perçaient de leurs propres armes. Les vainqueurs continuèrent paisiblement leur route, tant qu'ils furent sur les terres de l'empire : ils prirent soin d'éviter Cologne, et ils excusaient l'affaire de Bonn comme involontaire de leur part, et occasionnée par l'injustice des Romains, qui leur avaient refusé le passage.

Ils arrivèrent ainsi jusqu'à Civilis, qui, voyant ses forces si considérablement augmentées, n'en conçut point un orgueil de barbare, et ne s'enfla point d'une folle audace. Il connaissait la puissance des Romains ; et sentant qu'il lui était impossible de se mesurer encore avec eux, il persista dans son plan de dissimulation, et il fit prêter le serment de fidélité à Vespasien par toutes les troupes qu'il avait sous ses ordres. Il sollicita même à se ranger au même parti les deux légions qui s'étaient enfermées dans le camp de Vetera[2]. Il lui fut répondu que des Romains ne prenaient point conseil d'un traître et d'un ennemi ; qu'ils reconnaissaient Vitellius pour leur empereur, et lui garderaient fidélité jusqu'au dernier soupir ; qu'il convenait mal à un déserteur batave de faire le personnage d'arbitre du sort des Romains, et qu'il devait plutôt s'attendre à subir la juste peine de sa perfidie. Une réponse si fière enflamma la colère de Civilis. Il se mit aussitôt en marche pour aller attaquer le camp avec tons ses Bataves, soutenus des secours qu'avaient envoyés d'au-delà du Rhin les Bructères et les Tenctères, et il dépêche des courriers par toute la Germanie, pour es inviter les peuples à venir avec lui partager la gloire et le butin.

Les commandants des deux légions, Mummius Lupercus et Numisius Rufus[3], instruits des menaces et du projet de Civilis, se préparèrent à soutenir un siège. Ils détruisirent les édifices qui avaient été construits autour du camp, et qui en faisaient comme les faubourgs ; car ces camps, étant fixes et perpétuels, ainsi que je l'ai remarqué ailleurs, devenaient des espèces de villes. Un article important, celui des vivres, ne fut pas traité par eux avec toute l'attention qu'il méritait. Ils permirent aux soldats de piller les environs : et par cette licence furent consumées en en peu de jours des provisions, qui, ménagées et mises en magasins, auraient suffi pour un long temps.

Cependant Civilis arrive, occupant le centre de son armée avec l'élite de ses Bataves : les troupes venues de Germanie couvrent la rive du Rhin au-dessus et au-dessous du camp ; la cavalerie battait la campagne ; les vaisseaux remontaient le fleuve. D'une part des figures de loups et d'autres bêtes, qui servaient d'enseignes aux nations germaniques, de l'autre les drapeaux des cohortes qui avaient si longtemps servi dans les armées romaines, présentaient l'image effrayante d'une guerre civile et étrangère tout ensemble. L'étendue du camp, dressé pour deux légions, et qui contenait alors à peine cinq mille hommes, en rendait la défense plus difficile. Mais la multitude des valets et des vivandiers que la crainte y avait fait accourir de toutes parts, comme dans un asile, aidait les soldats et les soulageait pour certains ministères. L'accès de ce camp était aisé, et muni seulement de quelques fortifications légères, parce qu'Auguste, qui l'avait établi, s'était persuadé que la valeur du soldat romain suffisait pour contenir les Germains dans le devoir ; et que jamais on ne se trouverait dans une situation si triste, que les Bataves osassent venir eux-mêmes attaquer les légions.

Le cas arriva pourtant : et les Bataves d'un côté, les Germains de l'autre, s'animant par une émulation nationale, livrèrent au camp un furieux assaut. La défense des Romains fut également vigoureuse et savante, et ils rendirent inutile l'aveugle impétuosité de leurs ennemis. Ces barbares néanmoins voulurent employer des machines dont ils n'avaient aucune idée. Les déserteurs et les prisonniers romains furent leurs ingénieurs, et leur apprirent à dresser, avec des poutres liées ensemble, comme un pont de bois, auquel ils attachèrent des roues pour le faire avancer ; en sorte que des soldats montés dessus combattaient contre les assiégés, pendant que d'autres, mis dessous à l'abri, travaillaient à saper les murailles. Mais l'ouvrage était mal construit, et les grosses pierres lancées par les balistes des Romains l'eurent bientôt mis en pièces. Après plusieurs tentatives infructueuses, les assiégeants désespérant de réussir par la force, convertirent le siège en blocus. Ils savaient qu'il n'y avait de vivres dans le camp que pour peu de jours, et beaucoup de bouches inutiles. Ils se flattaient que la disette, que l'infidélité ordinaire aux esclaves, occasionneraient quelque trahison : ou, après tout, ils s'en remettaient au bénéfice du temps et des circonstances imprévues.

Ce blocus est un événement important dans cette guerre. Il dura un temps considérable, et fut, tant qu'il dura, le centre auquel se rapportèrent tous les mouvements contraires des Romains et des rebelles.

Les Romains avaient sur le Rhin plus de forces qu'il n'en fallait pour faire lever le blocus. Mais l'incapacité du chef Hordéonius Flacius, timide, vieux, goutteux, et plus encore les défiances mutuelles entre les officiers, qui penchaient tous pour Vespasien, et les soldats, qui étaient attachés de cœur à Vitellius ; enfin les discordes éternelles, les séditions violentes, qui étaient les suites nécessaires de ces mauvaises dispositions, amenèrent par degrés la plus malheureuse et la plus honteuse catastrophe.

Flaccus, ayant appris le siège du camp de Vetera, donna ses ordres pour lever des troupes dans les Gaules, et, voulant procurer un prompt secours aux assiégés, il fit partir, avec un détachement de légionnaires, Dillius Vocula, commandant de la dix-huitième légion, brave officier, plein de fermeté et de courage. Il le suivit lui-même à peu de distance, toujours en butte aux soupçons des soldats, qui l'accusaient d'intelligence avec Civilis. Non, disaient-ils, ni Primus Antonius, ni Mucien, n'ont rendu de si grands services à la cause de Vespasien. On est en garde contre les haines découvertes, contre une guerre déclarée : la ruse et la fraude se cachent, et portent ainsi des coups inévitables. Civilis se montre, il se range en bataille contre nous, et Flaccus ordonne de sa chambre et de son lit tout ce qui peut être avantageux à l'ennemi. Tant de braves gens sont arrêtés par un seul vieillard, et les opérations de nos armes dépendent des accès de sa goutte. Prenons le parti de tuer ce traître, et délivrons notre fortune et notre valeur d'un objet sinistre et odieux.

Cependant les séditieux apprennent qu'il est arrivé une lettre de la part de Vespasien. Leur fureur allait se porter à l'extrême, si Flaccus, pour sauver sa vie, n'eût sacrifié la lettre. Il la lut en pleine assemblée, et envoya à Vitellius les porteurs chargés de chaînes. Cette démonstration d'attachement pour Vitellius calma un peu les soldats, et l'on arriva tranquillement à Bonn, où Vocula, qui n'était pas apparemment assez fort pour aller en avant, attendait son général.

La vue de Bonn rappela le souvenir de la défaite d'Hérennius Gallus par les cohortes bataves, et renouvela la sédition. On prétendait trouver dans cet événement la preuve complète de la trahison de Flaccus, qui, disait-on, avait donné ordre à Gallus de combattre en lui faisant espérer qu'il viendrait de Mayence à son secours, et causé la perte de la bataille en n'exécutant point sa promesse. On lui reprochait encore de n'avoir point informé ni les autres armées, ni l'empereur, de ce qui se' passait en Germanie, et de laisser ainsi croître le mal, au lieu de l'étouffer dans sa naissance par les forces réunies des provinces voisines. Le faible général, pour se laver sur ce dernier article, lut en pleine assemblée des copies des lettres qu'il avait envoyées dans les Gaules, dans la Grande-Bretagne, en Espagne, pour demander des secours : et il établit un ordre de très dangereuse conséquence, en laissant passer en loi que les lettres qui viendraient de dehors seraient remises aux soldats chargés de porter les aigles des légions, en sorte qu'elles étaient lues aux troupes avant que les chefs en eussent connaissance. Au moyen de cette condescendance, Flaccus, ayant pour le moment actuel apaisé les esprits, fit un acte d'autorité en ordonnant que l'on mit aux fers un des séditieux. Il fin obéi, et l'armée s'avança de Bonn à Cologne, se grossissant sur la route de renforts envoyés par les Gaulois, sur qui les menées de Civilis n'avaient pas encore produit leur effet.

Les soupçons des soldats romains n'étaient pas guéris : et le prisonnier envenimait la plaie en disant qu'il avait été lui-même le messager de Flaccus à Civilis, et le porteur de leurs paroles réciproques ; et que c'était pour étouffer son témoignage et la voix de la vérité qu'on l'avait chargé de chaînes. Ces discours faisaient impression sur la multitude, et Flaccus n'avait pas la hardiesse d'y remédier. Vocula le remplaça. Il monte sur le tribunal avec une intrépidité admirable, se fait amener le prisonnier, et malgré ses clameurs il ordonne qu'on le mène au supplice. Les méchants étaient intimidés : les bons sentaient la nécessité d'un exemple, et le coupable fut exécuté. Vocula fut récompensé de son courage par l'estimé des soldats, qui, d'un vœu unanime le demandèrent pour chef : et Flaccus lui abandonna la conduite de l'entreprise, se retira, et alla rejoindre les troupes restées dans leurs quartiers.

Le général obéissait, comme l'on voit, dans cette armée, et les soldats commandaient. Diverses circonstances contribuaient à les rendre intraitables. Ils n'étaient point payés : les vivres manquaient. Le Rhin, extrêmement bas, était à peine navigable ; ce qui obligeait de disposer des troupes le long de la rive, d'espace en espace, pour garder les gués et empêcher les Germains de passer le fleuve : et un même inconvénient produisait deux effets qui se nuisaient l'un à l'autre ; les eaux basses causaient la disette en rendant difficile le transport des vivres, et elles donnaient occasion de multiplier le nombre de ceux qu'il fallait nourrir. La sécheresse, accident rare dans ce climat, passait pour un prodige auprès d'une multitude ignorante. Les soldats s'imaginaient que les fleuves même, anciennes barrières de l'empire des Romains, se refusaient à leur service : et ce gui eût été regardé en temps de paix comme un hasard ou un événement naturel t paraissait alors un ordre des destins et une preuve de la colère des dieux.

Cependant ils continuaient leur route vers Vetera ; et lorsqu'ils furent arrivés à Novésium, aujourd'hui Nuys, la treizième légion se joignit à eux ; et Hérennius Gallus, dont j'ai parlé plus d'une fois, fut associé à Vocula pour partager avec lui les soins du commandement. Ils étaient alors fort près de l'ennemi, mais ils n'osèrent pas aller jusqu'à lui, et ils se dressèrent un camp au lieu appelé Gelduba par Tacite, et qui est maintenant le village de Gelb. Là les deux chefs s'attachèrent à affermir le courage du soldat, et à l'endurcir à la fatigue, par tous les exercices militaires, et par les travaux nécessaires pour fortifier un camp. Et afin de l'animer encore par l'amorce du pillage et du butin, Vocula mena une partie de l'armée faire le dégât sur des terres des Gugerniens[4], qui étaient entrés dans l'alliance de Civilis : le reste des troupes demeura dans le camp sous les ordres de Gallus.

Ici survint un nouvel incident. A l'occasion d'un bateau chargé de blé, qui se trouvait engravé, s'engagea un combat entre les Germains qui habitaient la rive droite du Rhin et les soldats de Gallus. Ceux-ci, ayant eu le dessous et perdu beaucoup de monde, s'en prirent, suivant l'usage établi dans cette armée, non à leur lâcheté, mais à la perfidie de leur commandant. Les soupçons contre Flaccus se renouvellent ; on l'accuse d'être l'auteur de la trahison, et Gallus de s'en être rendu le ministre. Posant le fait comme certain, les séditieux n'étaient inquiets que des circonstances ; et, à force de coups et de mauvais traitements, ils prétendaient forcer Gallus à avouer quel intérêt l'avait fait agir, quelle somme il avait reçue, qui avait été l'entremetteur de la négociation. Après qu'il eut eu la faiblesse de charger Flaccus, ils le mirent dans les fers. Vocula à son retour eut assez d'autorité non-seulement pour délivrer son collègue, mais pour faire subir la peine de mort à ceux qui l'avaient si indignement traité. C'est une chose tout-à-fait étrange que cette alternative continuelle de licence et de soumission[5], de révoltes et de supplices parmi les mêmes troupes. Leurs chefs ne pouvaient parvenir à les rendre dociles, et ils parvenaient à les punir.

Pendant que les Romains gâtaient ainsi leurs propres affaires par leurs divisions toujours renaissantes, Civilis se fortifiait puissamment. Toute la Germanie voisine du Rhin s'était déclarée en sa faveur, et il employa ses nouveaux alliés à faire des courses sur les terres des peuples amis des Romains. Les uns avaient charge de piller et de ravager le pays de Trèves, les autres celui des Ubiens. Quelques-uns passèrent même la Meuse, et vinrent infester les Ménapiens, les Morins, et toute cette lisière septentrionale des Gaules ; mais nul peuple ne fut plus maltraité que les Ubiens. Ils étaient haïs singulièrement, parce qu'ils avaient oublié leur origine germanique jusqu'à quitter leur ancien nom pour prendre un nom à la romaine : Agrippinenses. Fidèles et malheureux alliés de l'empire, ils furent battus et dans leur propre pays et dans celui des ennemis où ils avaient osé passer ; et leurs défaites réitérées ayant augmenté la fierté de Civilis, il reprit le dessein d'attaquer de vive force le camp qu'il bloquait, d'autant plus que le voisinage de Vocula et de ses troupes lui donnait de l'inquiétude.

Il avait eu grande attention à fermer toute les avenues, afin que les assiégés n'eussent aucune nouvelle du secours qui était si près d'eux. Pour l'attaque qu'il méditait, il distribua les différentes opérations entre les Bataves et les Germains venus des pays au-delà du Rhin. Les premiers furent chargés de faire agir les machines ; lei autres, qui demandaient le combat avec une impétuosité de barbares, eurent ordre d'aller à l'assaut, et de travailler à combler le fossé et à détruire le rempart. Ils s'y portèrent avec furie ; et quoique repoussés, ils revinrent à la charge. Ils étaient en grand nombre, et Civilis ne les ménageait point.

Ils savaient si peu se ménager eux-mêmes, qu'ayant allumé de grands feux pendant la nuit, ils allaient à la lueur des flammes livrer l'assaut aux Romains. Ceux-ci les voyaient sans être vus, en sorte que tous les coups des assaillants étaient perdus, pendant que les assiégés au contraire choisissaient leurs ennemis à plaisir, et perçaient de leurs traits tous ceux que l'audace ou des ornements éclatants distinguaient entre les autres. Civilis reconnut l'inconvénient, et il fit éteindre les feux sans discontinuer l'attaque. On se battit donc dans l'obscurité, avec tout l'embarras et toute la confusion des combats nocturnes, et sans autre avantage pour les Germains que celui de fatiguer les assiégés.

A la pointe du jour, les Bataves relevèrent les Germains, et poussèrent en avant une tour de bois à deux étages, qui fut bientôt fracassée par les perches et les poutres dont les Romains la frappaient à coups redoublés. Sa chute consterna les Bataves, et dans ce moment les assiégés firent sur eux une sortie vigoureuse. Ils employèrent aussi une machine dont l'effet est singulier. C'était un harpon suspendu à un levier, qui avait un de ses bras en dedans de la muraille. Ce harpon, lancé d'en haut, saisissait un ou plusieurs des ennemis, et ensuite, par le jeu d'un contrepoids qu'on laissait retomber, il les guindait en l'air, et les jetait dans le camp.

Civilis, rebuté du mauvais succès de tous les assauts qu'il avait livrés, en revint à bloquer la place ; et comme il feignait d'agir pour Vespasien, il sollicitait les assiégés, par des messages secrets et par des promesses, à abandonner le parti de Vitellius, se proposant de les mener plus loin, lorsqu'il leur aurait fait faire ce premier pas.

Tout ce que je viens de raconter de la guerre de Civilis s'était passé avant la bataille de Crémone, dont la nouvelle fut annoncée en Germanie par des lettres d'Antonins Primus, accompagnées d'une ordonnance que Cécina avait rendue en sa qualité de consul. Et le porteur de ces dépêches était, comme je l'ai dit, un officier du nombre des vaincus, nommé Alpinus Montanus, qui, par sa présence et par ses discours, attestait la vérité des faits.

Un événement si important, qui décidait la querelle

entre Vespasien et Vitellius, devait réunir pour le parti du vainqueur les officiers et les soldats de l'année de Germanie, et conséquemment forcer Civilis ou de se soumettre ou de se démasquer, et de se déclarer nettement ennemi des Romains. L'opiniâtreté indomptable des soldats légionnaires empêcha cet heureux effet, entretint la division, et donna moyen à Civilis de remporter de nouveaux avantages, plus grands que ceux qu'il avait eus jusqu'alors. Ils prêtèrent serment à Vespasien, mais de mauvaise grâce, en évitant d'articuler son nom, et conservant dans le cœur l'attachement à Vitellius.

Vocula, qui, de même que tous les autres chefs, Civilis pour était décidé pour Vespasien, envoya Montanus à Civilis, et lui ordonna de représenter à ce Batave qu'il n'était plus temps pour lui de déguiser une guerre étrangère sous un faux prétexte de dissension civile, et que, si son dessein avait été de seconder Vespasien, il avait rempli ses vues, et devait par conséquent poser les armes. Cet ambassadeur, Gaulois de naissance, et qui avait pour patrie le pays de Trèves, fier et hautain de caractère, disposé par sa façon de penser à entrer dans le plan d'une révolte, était bien peu propre pour la commission dont on l'avait chargé. Civilis, avant que de l'avoir démêlé, s'enveloppa dans des réponses vagues, qui ne signifiaient rien. Mais bientôt il sentit qu'il pouvait se fier à lui, et il s'expliqua sans ambigüité.

Il commença par se plaindre des fatigues qu'il avait eu à soutenir, des périls sans nombre auxquels il s'était vu exposé pendant vingt-cinq ans de service dans les armées romaines. J'en ai reçu, ajouta-t-il ensuite, une digne récompense, par la mort de mon frère, par les chaînes que j'ai portées, par les cris furieux de l'armée de Germanie, qui demandait mon supplice. Le droit naturel m'autorise à la vengeance, et c'est le juste motif qui m'anime. Et vous aussi, peuples de Trèves, et tout ce que vous êtes de Gaulois soumis au joug, quel prix attendez-vous de votre sang si souvent versé pour les Romains ? Une milice ingrate, des tributs sans relâche, les rigueurs des verges et des haches, et la nécessité d'essuyer tous les caprices des tyrans que l'on vous envoie de Rome, sous le nom de généraux et de gouverneurs. Considérez mon exemple. Je n'étais qu'un simple préfet de cohorte : et avec le seul appui des Caninéfates et des Bataves, nations bien peu nombreuses si on les compare à tout le reste des Gaulois, j'ai humilié nos maîtres, je leur ai enlevé des camps, je les tiens actuellement assiégés. Que risquons-nous à montrer de l'audace ? Ou nous recouvrerons notre liberté, ou, si nous sommes vaincus, nous ne pouvons que retomber dans le même état où nous étions. Ce discours fit impression sur Montanus : il revint entièrement gagné, et, ayant rapporté à Vocula une réponse concertée avec Civilis, il dissimula le reste, se réservant à agir auprès de ses compatriotes, pour exciter parmi eux des mouvements qui ne tardèrent pas à éclater.

Cependant Civilis poussait vivement la guerre, et, bien instruit du peu d'intelligence qui était entre les chefs et les soldats romains, il se crut assez fort pour partager ses troupes en deux corps, dont l'un irait attaquer Vocula au camp de Gelduba, pendant que l'autre continuerait le siège. Peu s'en fallut que l'entreprise ne lui réussît. Vocula n'était point sur ses gardes. Surpris par une attaque imprévue, il sortit pourtant hors de ses retranchements. Mais ses troupes, ayant eu à peine le temps de se ranger, furent tout d'un coup mises en déroutes : ses auxiliaires prirent la fuite. : ses légions, repoussées dans leur camp, s'y défendaient mal contre les vainqueurs, qui y étaient entrés avec elles. Heureusement pour les Romains arrivèrent dans le moment des cohortes de Gascons[6] levées par Galba en Espagne, et depuis envoyées sur le Rhin. Elles tombèrent sur les Bataves par derrière, et la terreur qu'elles portèrent passe l'effet de leur nombre, parce que le bruit se répandit que c'étaient toutes les forces romaines qui venaient ou de Nuys ou de Mayence. Les légions de Vocula, qui étaient aux abois, reprirent courage, et la confiance en un secours étranger leur fit retrouver leur propre vigueur. Elles rechassent l'ennemi hors du camp avec un grand carnage. L'infanterie batave fut extrêmement maltraitée. La cavalerie se sauva, emmenant les prisonniers et les drapeaux conquis au commencement du combat. Le nombre des morts fut plus grand du côté des Romains : les Bataves perdirent l'élite de leurs meilleures troupes. Les deux chefs, au jugement de Tacite, furent en faute : Civils, pour n'avoir point envoyé un corps assez nombreux. Si les forces en eussent été plus considérables, il n'aurait pu être enveloppé par les cohortes gasconnes, qui. ne faisaient qu'une poignée de soldats ; et les Bataves seraient demeurés maîtres du champ, dont ils avaient forcé l'entrée. Vocula s'était laissé surprendre ; et vainqueur, il ne profita pas de ses avantages. S'il eût poursuivi les ennemis, il faisait lever dans l'instant le siège de Vetera. Ce ne fut qu'au bout de quelques jours qu'il se mit en marche pour aller à Civilis.

Le rusé Batave avait profité de cet intervalle pour solliciter les assiégés à se rendre, en tâchant de leur persuader que le secours qu'ils attendaient était détruit, et que les siens avaient remporté une victoire complète. Il étalait à leurs yeux les drapeaux pris sur les Romains : il leur montrait les prisonniers. Mais ce fut ce qui le décela : l'un de ces prisonniers eut le courage d'élever sa voix pour faire connaître aux assiégés la vérité qu'on leur déguisait. Les Germains le massacrèrent sur la place, et accréditèrent ainsi son témoignage.

Enfin Vocula arriva, et, par les ravages et les incendies des villages et des métairies, il annonça ses approches, et convainquit pleinement Civilis de mensonge. Il voulait, selon la discipline romaine, commencer par établir un camp, où son armée, déposant en sûreté les bagages, put combattre ensuite sans embarras. Les soldats ne lui permirent point de suivre cette sage pratique. Ils demandent le combat à grands cris, auxquels, avec leur insolence accoutumée, ils joignent, les menaces. Ils ne se donnèrent pas même le temps de se ranger en bataille. Mal en ordre, et fatigués d'une longue marche, ils vont présenter le combat à Civilis, qui ne recula pas, comptant autant sur les vices des ennemis que sur la bravoure de ses troupes. L'action ne commença pas avantageusement pour les Romains., Les plus séditieux étaient, comme il ne manque jamais d'arriver, les plus lâches : quelques-uns néanmoins, se souvenant de leur gloire récente, tenaient ferme dans leur poste, et s'encourageaient mutuellement à achever dignement leur entreprise. Les assiégés, voyant du haut de leurs murs tout ce qui se passait, firent très à propos une sortie qui troubla beaucoup les Bataves : et la victoire fut déterminée en faveur des Romains par l'accident de Civilis. Il tomba de cheval, et dans les deux armées le bruit courut qu'il était mort ou blessé. Il est incroyable quelle confiance cette nouvelle inspira aux uns, quelle consternation elle jeta parmi les autres. Elle décida pleinement du succès, le siège fut levé, et Vocula vainqueur entra dans le camp de Vetera.

Il aurait pu faire mieux. Il devait poursuivre les vaincus, qu'il lui était aisé d'exterminer. Il s'amusa à réparer les brèches du camp, comme se prémunissant contre un nouveau siège : conduite suspecte et bien capable d'autoriser les discours de ceux qui l'accusaient de vouloir la continuation de la guerre, puisqu'il manquait si souvent l'occasion de vaincre.

Il perdit en effet par son inaction tout le fruit de sa victoire. Bornant ses soins à ravitailler la place, comme on y souffrait beaucoup de la disette, il envoya toutes les voitures à Nuys pour en amener des vivres par terre ; car les ennemis étaient maîtres du fleuve. Ce premier convoi arriva heureusement, parce que Civilis ne fut pas en état de le traverser, n'étant pas encore bien remis de sa chute, mais le second n'eut pas le mime sort. Civilis, alors rétabli, vint l'attaquer entre Vetera et Gelduba, lorsqu'il se mettait en route pour aller prendre de nouvelles provisions ; et s'il ne le défit pas entièrement, parce que la nuit mit fin au combat, au moins il lui coupa le retour. Vocula sortit de la place pour sauver son convoi, et pour l'aider à forcer les passages : et aussitôt le Batave vint remettre le siège devant Vetera. Ainsi tous les avantages remportés par Vocula s'en allèrent en fumée, et les choses se retrouvèrent au même état qu'auparavant. Il y eut plus, elles empirèrent. Le commandant romain abandonna Gelduba, et se retira à Nuys : et Civilis se rendit maître du poste abandonné, et livra près de Nuys un combat de cavalerie dont le succès lui fut avantageux.

La sédition entre les Romains se joignit aux disgrâces militaires. Vocula en partant de Vetera avait emmené, outre son armée propre, deux détachements des cinquième et quinzième légions, soldats mutins, intraitables, et toujours prêts à se révolter contre leurs chefs. Il en avait commandé mille pour l'accompagner, et ils partirent en plus grand nombre que l'ordre ne portait, déclamant ouvertement pendant la marche, et s'expliquant de la résolution où ils étaient de ne pas souffrir plus longtemps les misères de la famine et les trahisons de leurs commandants. Ceux au contraire qui restaient se plaignaient qu'on les affaiblissait en emmenant leurs camarades. De là était née une double sédition au moment même du départ, les uns voulant retenir Vocula, les autres refusant de revenir sur leurs pas.

J'ai exposé d'avance comment réussit une entreprise dont le début s'annonçait si mal. La suite devint encore plus funeste. Les troupes savaient qu'il était venu de l'argent envoyé par Vitellius, qui avait voulu payer aux gens de guerre son avènement à l'empire, pour s'assurer de leur fidélité. Ces soldats indociles des cinquième et quinzième légions animèrent les autres à demander leur payement à Flaccus : et il leur distribua, mais au nom de Vespasien, les sommes qu'il avait reçues. L'usage de cette largesse fut de célébrer des fêtes pleines de dissolutions : et dans le vin, dans la débauche, les soldats renouvellent leurs anciennes plaintes contre Flaccus, s'exhortant mutuellement à lui faire enfin porter la peine de ses trahisons. Aucun. de leurs officiers n'osa s'opposer à leur fureur, parce que la nuit favorisait la licence et bannissait toute retenue. Flaccus, tiré de son lit, fut tué par les séditieux. Ils auraient traité de même Vocula, si, déguisé en esclave, il n'eût profité des ténèbres pour se sauver. Les images de Vitellius furent remises en honneur dans le camp et dans quelques villes de la Belgique, lorsque Vitellius n'était défia plus.

Après l'accès de frénésie passé, les mutins, se voyant sans chef, commencèrent à sentir ce qu'ils pouvaient craindre : et ils envoyèrent des députés à différents peuples Gaulois, pour leur demander des secours d'hommes et d'argent. Civilis ne leur donna pas le temps de les recevoir. Il vint à eux, et, dans le désordre où il les trouva, il n'eut pas de peine à les mettre en fuite.

L'infortune produisit la discorde. Trois légions se détachèrent des autres, et, s'étant soumises à la conduite de Vocula, qui osa alors reparaître, elles prêtèrent un nouveau serment à Vespasien. Vocula les mena sur-le-champ du côté de la ville de Mayence, qui était actuellement assiégée par une armée composée de. Caltes, d'Usipiens et de Mattiaques, tous peuples germains. Ce n'étaient que des coureurs plus propres à piller une campagne qu'à pousser un siège. L'approche des trois légions les dissipa, et Vocula ne les trouva plus devant la place.

Mais il courait un bien autre danger de la part des Gaulois, qui, sollicités depuis longtemps à la révolte par les intrigues de Civilis, éclatèrent après la mort de Flaccus. Comme cet événement, qui aggrava le malheur et la honte des légions germaniques, tombe sous le règne de Vespasien, je suis obligé de trancher ici mon récit, pour en reprendre le fil, après que j'aurai exposé ce qui se passa à Rome et dans le reste de l'empire pendant les premiers mois qui suivirent la mort de Vitellius.

 

 

 



[1] Si l'on remonte jusqu'à César, la date est trop éloignée, et la proposition de Tacite excède toute vraisemblance. Car au temps où parle Civilis, il s'était écoulé près de cent-vingt ans depuis la conquête des Gaules. Mais aux guerres de César contre les Gaulois succédèrent immédiatement les guerres civiles entre les Romains, qui pendant vingt one mirent tout l'empire en combustion, et ne laissèrent pas aux vainqueurs de la Gaule le loisir d'en régler les affaires. Ce fut Auguste qui dans son septième consulat réduisit pleinement la Gaule en province romaine, et l'assujettit invariablement aux tributs. La distance est encore assez forte ; car, à compter du septième consulat d'Auguste, c'est ici la quatre-vingt-dix-huitième année.

[2] Il serait peut-dire plus correct de traduire le vieux camp, comme a fait d'Ablancourt. Mais j'ai préféré une expression moins susceptible d'équivoque. Vétara était devenu un nom de lieu. C'est maintenant Santen dans le duché de Clèves, comme j'en ai averti ailleurs.

[3] Il n'a été parlé plus haut que de Mummius Lupercus. Il but supposer ou qu'alors Numisius était absent, ou que Mummius a été nommé seul, parce qu'il avait la supériorité sur son collègue, et le commandement général, soit par droit d'ancienneté, soit par une commission particulière.

[4] Les Gugerniens étaient des Sicambres transportés en-delà du Rhin, et qui occupaient l'espace depuis Gelb jusqu'à l'île des Bataves.

[5] TACITE, Histoires, IV, 24.

[6] Les Vascons ou Gascons habitaient alors en Espagne vers Pampelune et Calahorra. Ce n'est que sur la fin du sixième siècle qu'ils passèrent les Pyrénées, et vinrent s'établir dans la Gaule.