Dans le parti de Vespasien tout était fidèle, et la fortune y répondit. Les principaux chefs des troupes de Pannonie s'assemblèrent pour tenir conseil à Petau sur la Drave, où étaient les quartiers d'hiver de la treizième légion, retournée dans sa province depuis qu'elle eut achevé les amphithéâtres de Crémone et de Bologne dont il a été parlé plus haut. Tacite nomme trois de ces chefs, T. Ampius Flavianus, Antonius Primus et Cornélius Fuscus. Ampius, consulaire, et commandant en chef des légions de Pannonie, était le plus éminent en dignité, 'nais le moins accrédité des trois. Les soldats se défiaient le lui parce qu'il était allié de Vitellius, et ils le soupçonnaient de chercher l'occasion de trahir le parti qu'il feignait de vouloir servir. En effet la conduite de ce vieillard, en même temps timide et ambitieux, donnait prise. Au commencement du mouvement des légions la peur l'avait engagé à se sauver en Italie, et ensuite le désir de la considération et de l'éclat l'avait ramené à son poste, sur les sollicitations de Cornélius Fuscus, qui ne comptait pas trouver en lui une grande ressource du côté des talents, mais qui jugeait avec raison que le nom d'un consulaire était une décoration pour un parti naissant. J'ai Béja fait connaître le caractère d'Antonins Primus. Il s'était emparé de toute la confiance des troupes 'par des manières décidées, et par une audace qui dédaignait les ménagements. Lorsqu'on lut dans l'armée, de Pannonie les lettres de Vespasien, la plupart des officiers étudièrent leurs paroles, s'exprimant d'une façon ambiguë, nageant entre les deux partis, et se préparant des subterfuges qui pussent s'accommoder à tout événement. La déclaration de Primus fut nette et précise ; et les soldats furent charmés de le voir ne point séparer ses intérêts des leurs, et se mettre dans le cas de partager avec eux les disgrâces comme la gloire du succès. Il soutint toujours cette hauteur dans ses procédés, et par là il s'acquit, quoique simple commandant de légion, une autorité supérieure à celle des consulaires. Après lui le plus considéré était l'intendant Cornélius Fuscus, qui ne gardant aucune mesure avec Vitellius, et se faisant iule habitude d'invectiver contre lui d'une manière sanglante, ne s'était laissé aucune espérance d'échapper à sa vengeance si l'entreprise échouait. Les trois que je viens de nommer s'étant donc assemblés en
conseil, comme je l'ai dit, avec plusieurs autres, délibérèrent sur le plan
de guerre qu'ils devaient suivre. On pouvait prendre deux partis, l'un de
garder exactement les passages des Alpes Pannoniques jusqu'à l'arrivée des
troupes qu'ils attendaient d'Orient, l'autre d'aller en avant, de chercher
l'ennemi, et de lui disputer la possession de l'Italie. Ceux qui étaient
d'avis de temporiser, et de traîner les choses en longueur, relevaient la
force et la réputation des légions germaniques, auxquelles Vitellius avait
encore ajouté l'élite de celles de la Grande-Bretagne. Ils représentaient que de leur côté ils ne pouvaient compter ni sur l'inégalité
du nombre, ni même sur celle du courage ; que leurs légions récemment battues
parlaient sans doute fièrement, mais que des vaincus sont toujours timides
devant leurs vainqueurs. Au lieu qu'en se faisant un rempart des Alpes, on
donnait à Mucien le temps d'arriver avec un puissant renfort ; et que Vespasien
demeurant en arrière avait des ressources infinies dans la mer, dans les
flottes, dans l'affection des plus opulentes provinces de l'empire, qui lui
donneraient moyen de doubler ses forces, et de faire en quelque sorte les
apprêts d'une seconde guerre. Qu'en un mot il y avait tout à gagner et rien à
perdre dans le parti d'une sage lenteur. L'ardeur d'Antonins Prunus ne put supporter un conseil qui
lui paraissait dicté par la timidité, et entreprit de prouver que l'activité
et la diligence étaient avantageuses à leurs armes et contraires à Vitellius.
La victoire, disait-il, a moins inspiré à ceux que nous allons attaquer une noble
confiance qu'une molle sécurité ; car on 'ne les a point tenus dans un camp,
ni assujettis aux exercices militaires. Oisifs dans toutes les villes
d'Italie, redoutables seulement à leurs hôtes, plus leurs mœurs avaient été
jusque-là farouches et barbares, plus ils se sont plongés avidement dans des
plaisirs qui leur étaient inconnus. Le cirque, les théâtres, les délices de la
ville les ont énervés : les maladies les ont affaiblis. Mais si vous leur
donnez du temps, la pratique de la guerre leur fera retrouver leurs forces,
et ils seront à portée de recevoir des secours de toutes parts. La Germanie
n'est pas loin, la Grande-Bretagne n'est séparée que par un détroit, les
Gaules et l'Espagne leur fourniront des hommes, des chevaux, de l'argent :
l'Italie elle-même et les richesses de la ville sont pour eux de grands
avantages. Et s'ils veulent venir à nous,
ils ont à leurs ordres deux flottes : la mer d'Illyrie leur est ouverte. De
quoi nous serviront alors les barrières de nos montagnes qu'aurons-nous gagné
à différer la guerre d'une année à l'autre ? d'où tirerons-nous dans cet
intervalle de l'argent et des vivres ? Si l'on compte les soldats plutôt que
les légions, il y a plus de forces de notre côté, et d'ailleurs nul dérangement,
nulle licence : la honte même de la défaite a servi à nous rendre attentifs, et
à maintenir parmi nous la discipline. Pour ce qui est de notre cavalerie,
elle n'a pas même été vaincue dans la malheureuse journée de Bédriac, et,
malgré la défaite des siens, elle a eu la gloire de rompre les ennemis. Si
deux régiments de cavalerie ont mis le désordre dans l'armée de Vitellus,
nous en avons seize, et que ne devons-nous pas nous promettre de leur
puissant effort ? Nos adversaires, qui ont oublié le métier de la guerre,
n'en soutiendront pas même les approches, et, enveloppés comme d'une immense nuée,
ils seront écrasés sur-le-champ, hommes et chevaux. Si l'on ne me retient point
ici, j'exécuterai moi-même le conseil que je donne. Vous, qui croyez avoir
des raisons de vous ménager, demeurez sur les lieux avec les légions : il ne
me faut que quelques cohortes sans aucun embarras de bagages. Incessamment
vous saurez les passages de l'Italie ouverts, la fortune de Vitellius
ébranlée. Il vous sera doux à me suivre, et de marcher sur les traces du
vainqueur qui vous aura frayé les chemins. Pendant que Primus parlait ainsi, le feu pétillait dans ses yeux, et il élevait la voix pour se faire entendre au loin. Car les centurions et plusieurs soldats étaient entrés dans le lieu du conseil. Un discours si plein de véhémence et d'audace fit son effet. Ceux même qui se piquaient de prudence et de circonspection s'y laissèrent entraîner. Pour ce qui est de la multitude, saisie d'une espèce d'enthousiasme, elle ne louait que Primus ; elle le regardait avec admiration, comme seul homme de courage, seul digne chef de guerre ; elle taxait les autres de lâcheté, et ne les jugeait dignes que de mépris. La résolution étant prise de porter la guerre en Italie, on écrivit à Aponius Saturninus de se hâter d'arriver avec les légions de Mésie. Dans la crainte que les pro - vinces qu'on allait dégarnir de leurs troupes ne demeurassent exposées aux courses des nations barbares, les généraux romains engagèrent à les accompagner à la guerre les princes des Sarmates Iazyges, afin que leurs peuples destitués de Chefs ne fussent point en état de faire aucune entreprise. Ces princes barbares offraient de mener avec eux des troupes de cavalerie : car cette nation ne combattait qu'à cheval. Mais on ne se fiait pas assez à eux pour accepter leur offre ; et on aima mieux les avoir eux-mêmes seuls et sans suite, plutôt étages qu'alliés. Au contraire on reçut volontiers les secours qu'amenèrent Sido et Italicus rois des Suèves. Ils avaient fait preuve d'une fidélité constante, et on regardait leur nation comme plus capable d'attachement. On craignait aussi quelque traverse du côté de la Rhétie, dont l'intendant Porcius Septimius était un zélé et incorruptible partisan de Vitellius. On lui opposa Sextilius Félix, qui fut chargé de garder la rive de l'Inn avec un régiment de cavalerie, huit cohortes, et des milices levées dans le Norique. Moyennant cette précaution tout fut tranquille dans ces quartiers, pendant que le sort des deux partis se décidait en Italie. Antonius Primus tint parole, et il porta dans l'action l'audace qu'il avait montrée dans le conseil. Il se hâta de former un petit corps de cavalerie et d'infanterie, avec lequel il partit sans délai ; et il prit un compagnon qui lui ressemblait très-bien, brave guerrier, mais homme d'une probité très-suspecte. Arrius Varus. c'était le nom de l'officier dont il s'agit, avait servi avec distinction sous Corbulon dans les guerres d'Arménie. On assurait que le désir de s'avancer l'avait porté à décrier son général auprès de Néron, par de sourdes et odieuses imputations, et qu'il fut redevable à cette infime pratique du grade de premier capitaine dans une légion : heureux commencement de fortune, selon qu'il se le persuadait, mais qui le conduisit enfin à sa perte. Alors il était triomphant, et il partagea avec Antonins Primus la gloire des premiers succès du parti de Vespasien en Italie. Ils commencèrent par s'emparer d'Aquilée, d'où allant en avant ils furent reçus successivement dans les villes d'Opitergium[1], d'Altinum[2], de Padoue et d'Atesté[3]. En ce dernier endroit ils apprirent que trois cohortes et un régiment de cavalerie occupaient pour Vitellius la place nommée alors Forum Allieni, que l'on mit être aujourd'hui Ferrare ; et qu'y ayant jeté un pont sur le Pô, du reste ces troupes faisaient mauvaise garde. L'occasion parut favorable pour les attaquer. Primus et Varus les surprirent au point du jour, et, les ayant trouvés la plupart sans armes, ils les mirent aisément en désordre. Ils avaient commandé d'épargner le sang, de ne tuer que ceux qui feraient une résistance opiniâtre, et de réduire les autres par la terreur à changer de parti. Il y en eut en effet quelques-uns qui tout d'un coup se soumirent : le plus grand nombre ayant rompu le pont, arrêtèrent la poursuite des vainqueurs. Cet heureux début accrédita les armes de Primus, qui reçut dans le même temps un grand accroissement de forces par la jonction de deux légions arrivées de Pannonie à Padoue. Il voulut aussi faire honneur à la cause qu'il défendait, en rétablissant dans toutes les villes dont il était maitre les images de Galba, prince peu capable de gouverner, comme nous l'avons vu, mais dont le nom était devenu un objet de vénération par la comparaison avec Othon et Vitellius. On délibéra ensuite où l'on établirait la place d'armes du parti, et le centre de la guerre. On se détermina pour Vérone, colonie puissante, dont la conquête serait avantageuse en soi, et qui d'ailleurs, étant environnée de grandes plaines, convenait singulièrement à une armée supérieure à celle des ennemis en cavalerie. On se mit sur-le-champ en devoir d'exécuter ce dessein ; et en passant on s'empara de Vicence, poste peu important, mais qui, étant la patrie de Cécina, acquérait du relief dans la circonstance, et devenait par sa prise un trophée sur le général du parti contraire. Vérone ne coûta pas de plus grands efforts à Primus, et c'était un objet de tout autre considération. Outre 'les avantages que j'ai marqués, cette place par sa situation était une clef de l'Italie ; et, tombée au pouvoir des généraux de Vespasien, elle coupait à Cécina la communication avec la Rhétie et la Germanie. Tout ceci se faisait sans que Vespasien en fût instruit, et même contre ses intentions. Car il avait adressé aux légions d'Illyrie l'ordre de se fixer à Aquilée, et d'y attendre Mucien. Il entrait même en explication sur le raisons qui le décidaient ; et il marquait qu'ayant en sa puissance les revenus des plus riches provinces, et surtout l'Égypte, qui nourrissait l'Italie, il espérait terminer la guerre sans tirer l'épée, et forcer par la disette de vivres et d'argent les légions de Vitellius à se soumettre. Mucien venait à l'appui, et envoyait lettres sur lettres dans le même plan. Il y relevait sans cesse la beauté d'une victoire qui ne coûterait point de sang, cachant sous ce prétexte ses vrais motifs, qui n'étaient autres que la jalousie et le désir de se réserver tout l'honneur de la guerre. Mais, à cause de la grande distance des lieux, les ordres et les conseils arrivaient toujours trop tard ; et l'événement les avait prévenus. Primus, maitre de Vérone, voulut insulter les gardes avancées de l'ennemi. Ce ne fut qu'une légère escarmouche, et on se sépara à avantage égal. Cécina se fortifia un camp entre Ostiglia et les marais du Tir-taro. Le poste était bon : l'armée avait ses derrières couverts par le fleuve, et ses flancs par les marais. Et, si Cécina eût servi fidèlement son empereur, il pouvait avec toutes les légions de Vitellius réunies écraser les deux légions qui composaient alors toutes les forces de Primus, ou les contraindre d'abandonner leurs conquêtes par une honteuse fuite et de vider l'Italie. Mais par des délais affectés il livra aux ennemis ce qu'il y a de plus précieux dans la guerre, le temps et les occasions, s'amusant à faire des reproches par lettres à ceux qu'il pouvait chasser par les armes, jusqu'à ce qu'il eût achevé de négocier les conditions auxquelles il prétendait se rendre lui-même. Cependant Primus reçut un nouveau renfort. Aponius Saturninus, gouverneur de Mésie, lui amena une légion que commandait le tribun Vipstanus Messala, officier d'une grande naissance, qu'il soutenait par son mérite personnel, joignant, suivant l'exemple des anciens Romains, le goût et l'exercice des beaux-arts à la profession des armes, seul entre tous les chefs de cette guerre qui y eût apporté des vues droites et l'amour du bien. Avec ce renfort Primus était encore bien inférieur à Cécina. Mais celui-ci, au lieu de profiter de la faiblesse des ennemis pour aller les combattre, leur écrivit une lettre dans laquelle il les taxait de témérité sur ce qu'ils faisaient revivre un parti déjà vaincu. Il vantait avec emphase les forces redoutables de l'armée germanique, parlant sobrement de Vitellius, et d'un ton fort modeste, n'employant pas un seul terme qui pût être injurieux à Vespasien : rien en un mot dans cette lettre n'était capable soit de corrompre le soldat ennemi, soit de l'intimider. Les chefs du parti contraire prirent bien un autre style dans leur réponse. Ils passèrent sous silence l'article de la défaite de leurs légions lorsqu'elles combattaient pour Othon : mais ils montraient une noble confiance dans la bonté de leur cause, une pleine assurance du succès ; ils parlaient magnifiquement de Vespasien, traitaient Vitellius en ennemi ; et ils finissaient par tenter la fidélité des officiers, en promettant de leur conserver tous les droits et les avantages que Vitellus leur avait accordés,-et par inviter assez clairement Cécina lui-même à changer de parti. Ils lurent en pleine assemblée de leurs légions la lettre de Cécina et leur réponse ; et cette lecture fut un encouragement pour leurs troupes, qui, comparant la différence des styles. la timidité rampante de la lettre de Cécina d'une part, et de l'autre la fierté et la hauteur de celle de leurs chefs, se sentirent le cœur élevé, et ne doutèrent point de la victoire. Bientôt deux nouvelles légions survenues leur donnèrent la confiance de faire montre de leurs forces, de sortir de Vérone, et de se dresser un camp sous les murs de la place. Dans cette armée étaient deux consulaires, Ampius Flavianus et Aponius Saturninus, à qui appartenait de droit la prééminence. Ainsi, quoique Antonius Primus jouît de toute l'autorité réelle du commandement, il n'en avait pas les honneurs, et il pouvait même être gêné dans l'exercice de son pouvoir par une déférence indispensable, au moins à l'extérieur, envers ceux que leurs titres et leurs dignités élevaient au-dessus de lui. Deux séditions consécutives le délivrèrent de ces deux objets de jalousie ; et, si l'on doit regarder comme auteur du crime celui qui en recueille le fruit, il est bien difficile de ne pas croire que Primus ait été l'instigateur secret des mouvements tumultueux du soldat, quoiqu'il n'ait rien épargné pour empêcher les dernières violences. Flavianus fut attaqué le premier. Sur une fausse alarme, qui avait fait prendre pour un corps d'ennemis quelques escadrons de cavalerie alliée, que l'on apercevait de loin, une des légions pannoniques court aux armes, accuse Flavianus de trahison, et demande sa mort à grands cris. Il n'y avait aucune preuve, aucun indice de cette prétendue trahison. Mais les séditieux criaient qu'un parent de Vitellius, traître à Othon, injuste envers les soldats, aux dépens desquels il s'enrichissait, n'était pas digne de vivre. Et nulle prière ne les touchait. Inutilement Flavianus leur tendait ses mains suppliantes, prosterné en terre, déchirant ses habits, venant des larmes, poussant des sanglots. Acharnés sur lui, les soldats prenaient même ces témoignages d'une crainte excessive pour une preuve des reproches que sa conscience lui faisait. Aponius Saturninus vint au secours de son collègue ; mais un murmure menaçant et des clameurs turbulentes lui fermaient la bouche dès qu'il voulait parler. Primus seul trouvait les soldats disposés à lui prêter l'oreille, joignant au talent de la parole et à l'habileté pour manier les esprits d'une multitude une considération et un crédit qui le faisaient respecter. Lorsqu'il vit que le mal s'aigrissait, et que les séditieux, ne se contentant plus de simples reproches et de menaces, passaient aux voies de fait et portaient déjà la main à la garde de leurs épées, il ordonna que l'on saisît Flavianus et qu'on le chargeât de chaînes. le soldat sentit la ruse, et, écartant les gardes qui environnaient le tribunal, il se préparait à satisfaire lui-même la vengeance. Primus ne voulait pas la mort de Flavianus, qui eût rendu son ambition trop odieuse. Il courut au-devant de ces furieux, et, présentant la gorge, tirant son épée, il protestait qu'il mourrait ou par la main des soldats, ou par la sienne ; et à mesure qu'il en reconnaissait quelqu'un qui se fût signalé par sa bravoure, qui eût reçu des dons militaires, il l'appelait par son nom et l'invitait à se joindre à lui. Puis, se tournant vers les aigles et les images des dieux que l'on croyait présider à la guerre, il les priait d'envoyer plutôt aux ennemis une telle fureur et ce funeste venin de discorde. Enfin la sédition commença à languir ; et comme le jour tombait, chacun se retira dans sa tente. Flavianus partit dès la nuit même pour se rendre auprès de Vespasien, et il reçut en chemin des lettres de cet empereur qui le tirèrent d'inquiétude, et l'assurèrent que son innocence était à l'abri de tout soupçon. La contagion de l'esprit séditieux, aidée sans doute par les inspirations secrètes de Primus, passa de l'armée de Pannonie à celle de Mésie, qui se souleva contre son chef Aponius à l'occasion de prétendues lettres de lui à Vitellius que l'on avait répandues dans le camp. Cette sédition fut encore plus furieuse que la première, parce que les soldats s'y portèrent, non pas sur le soir, dans un temps où ils fussent fatigués du travail de toute la journée, mais vers le milieu du jour. Il y eut même émulation de pétulance et de frénésie entre les deux armées. Celle de Mésie demandait l'appui des légions pannoniques, en revanche du secours qu'elle leur axait donné contre Flavianus ; et celles-ci, s'imaginant que la sédition de leurs camarades était une justification de la leur, se faisaient une joie de renouveler leur faute. Aponius était dans une maison de plaisance voisine du camp. Les séditieux y courent ; et, si celui qu'ils voulaient faire périr leur échappa, il en fut moins redevable aux efforts que firent pour le sauver les commandants des légions ayant Primus à leur tête, qu'à l'obscurité de l'asile où il se cacha. C'était le poêle d'un bain abandonné ; et, lorsque le danger fut passé, Aponius gagna Padoue à petit bruit et sana ses licteurs. Par la retraite forcée des consulaires Antonins se trouva seul chef des deux armées, aucun de ses collègues n'ayant osé lui disputer le commandement, parce que les troupes n'avaient confiance qu'en lui. Dans le parti de Vitellius les esprits ne fermentaient pas moins violemment ; et les suites du trouble devinrent même plus funestes, parce qu'il venait de la perfidie des chefs, et non du caprice des soldats. Lucilius Bassus manœuvrait déjà depuis longtemps, comme je l'ai dit, pour corrompre la fidélité de l'armée de Ravenne, qu'il commandait ; et ce qui facilita considérablement le succès de son dessein, c'est qu'il avait beaucoup de soldats levés dans la Dalmatie et la Pannonie, provinces qui reconnaissaient Vespasien. Lorsqu'il crut l'affaire mûre, il choisit le tempe de la nuit pour l'exécution de sa perfidie : et, après avoir donné ordre à tous ceux qui étaient du complot de s'assembler dans la grande place du camp ; pour lui, comme les traîtres sont toujours des âmes lâches, il s'enferma dans sa maison, attendant l'événement. Les capitaines de vaisseau s'étant jetés avec grand fracas sur les images de Vitellius, qui étaient proposées à la vénération de l'armée, ne trouvèrent qu'une faible résistance : et le petit nombre de ceux qui voulaient venger leur empereur ayant été tués sur-le-champ, toute la multitude se dédira sans peine pour Vespasien. Alors Lucilius se montra et osa s'avouer l'auteur d'une entreprise qui avait réussi. Il n'eut pas lieu de s'applaudir, pour ce qui le regardait personnellement, de la démarche qu'il venait de faire. Il perdit le commandement de la flotte, qui demanda pour amiral Cornélius Fuscus. Celui -ci accourut en diligence, et, ayant mis Bassus sous une garde, qui avait pourtant l'ordre de le traiter avec honneur, il l'envoya par mer à Adria[4]. L'officier qui commandait dans cette ville en usa encore plus rigoureusement à l'égard du traître, et le fit charger de chaînes. Mais un affranchi de Vespasien, nommé Hormus, qui tenait rang aussi parmi les chefs, étant survenu, l'en délivra. Cécina n'attendait que la défection de Bassus pour se déclarer lui-même. Ayant pris la précaution d'éloigner sous divers prétextes ceux dont il se défiait le plus, il assemble les premiers des centurions, et quelques soldats ; et il leur fait une harangue, dans laquelle il exalte le mérite éminent de Vespasien et la supériorité de ses forces. Il observa qu'au contraire le parti de Vitellius, par la révolte de la flotte de Ravenne, se trouvait privé d'une ressource absolument nécessaire pour les vivres et pour les provisions de toute espèce ; que les Espagnes et les Gaules étaient aliénées ; que dans Rome tout se préparait à un changement. En un mot, il n'omit rien de ce qui pouvait donner mauvaise idée de Vitellius et de l'état de ses affaires. A ce discours applaudirent ceux qui avaient le mot. Ils jurent les premiers fidélité à Vespasien ; et les autres, étonnés d'une nouveauté imprévue, suivent leur exemple. Le bruit de ce qui se passait s'étant répandu bientôt dans
le camp, les soldats en foule accourent dans la grande place. Ils y voient le
nom de Vespasien en honneur, et les images de Vitellius abattues. Un silence
de surprise et de douleur les rendit d'abord immobiles. Mais bientôt ils
éclatent tous ensemble : Quoi ! disaient-ils,
la gloire de l'armée germanique aura dégénéré
jusqu'au point que, sans combat, sans blessure, nous allions présenter nos
mains aux chaînes, et livrer nos armes ! Et quelles légions avons-nous en
tête ? Celles que nous avons vaincues. Encore leur manque-t-il ce qui faisait
toute la force de l'armée d'Othon, la première et la quatorzième légion, que
nous avons cependant mises en fuite et taillées en pièces. Le fruit de notre
victoire serait donc d'être vendus avec nos armes, comme un troupeau
d'esclaves, à un Primus, homme sans honneur, et flétri par la peine du
bannissement ! Huit légions suivront le sort et recevront la loi d'une ville
marine[5]
! Ainsi l'ordonnent Cécina et Bassus, ingrats et
perfides, qui après avoir pillé leur prince, et l'avoir dépouillé de ses
palais, de ses jardins, de ses richesses, lui enlèvent encore ses soldats. Ah
! si nous nous soumettions à un si indigne marché, si n'étant entamés par
aucun échec, n'ayant pas perdu une goutte de sang, nous étions assez lâches
pour subir le joug, nous nous avilirions aux yeux même de ceux que nous
reconnaîtrions pour nos maîtres. Que pourrions-nous répondre à quiconque nous
demanderait compte ou de la gloire de nos succès passés, ou de la constance
avec laquelle nous avons en tant de rencontres soutenu les disgrâces ? Tels étaient les discours qu'inspirait l'indignation et à chacun en particulier, et à tous en commun. Enfin, la cinquième légion donnant l'exemple aux autres, ils rétablissent les images de Vitellius, ils chargent de chaînes Cécina, et se choisissent pour chef Fabius Fabullus, commandant de la cinquième légion, et Cassius Longus, préfet du camp. Dans la fureur qui les transportait, de malheureux soldats de marine, qui n'avaient aucune part à la défection de la flotte, s'étant rencontrés par hasard sous leur main, ils les massacrent impitoyablement. Ils quittent leur camp, rompent le pont qu'ils avaient jeté sur le Tartaro, regagnent Ostiglia, et se mettent en marche vers C.W. moue, pour joindre les deux légions que Cécina avait envoyées se loger dans cette place avec une partie de la cavalerie. Antonins Primus résolut de prévenir cette jonction, et d'attaquer les ennemis pendant que leurs forces étaient séparées, et leurs esprits divisés par un levain de discorde, avant que les nouveaux chefs eussent acquis de l'autorité, et que les soldats se fussent hale-tués à leur obéir. D'autres motifs l'engageaient ente à se hâter. Il savait que Fabius Valens, incapable d'une infidélité, et nullement ignorant dans le méfier de la guerre, était parti de Rome, et il présumait que la nouvelle de la trahison de Cécina le porterait à ber diligence. Il craignait de plus qu'il ne vînt de Ge-manie des secours à Vitellius par la Rhétie ; que les Gaules, les Espagnes, la Grande-Bretagne, ne lui di envoyassent pareillement ; et que de tant de pièces réunies il ne se formât un corps d'armée formidable, auquel il serait très-difficile de résister. Il crut donc avec raison que de la célérité dépendait la victoire : il partit de Vérone avec toute son armée pour aller attaquer les deux légions qui occupaient Crémone, et en deux jours de marche il vint à Bédriac. Le lendemain il se fortifia dans ce poste ; et pendant -que les légions travaillaient aux ouvrages du camp, il donna ordre aux cohortes auxiliaires d'aller faire un grand fourrage sur les terres des Crémonais, voulant, dit Tacite, accoutumer ses soldats à piller le citoyen, et leur faire goûter la douceur d'un butin illicite et criminel. Lui-même il s'avança à huit milles de Bédriac avec quatre mille chevaux pour couvrir ses fourrageurs. Les coureurs battaient la campagne pour lui donner des nouvelles des mouvements de l'ennemi. Vers la cinquième heure du jour, c'est-à-dire, une heure avant midi, arrive à toute bride un cavalier qui lui annonce que les ennemis approchent, précédés d'un détachement de cavalerie, et que l'on entend au loin le bruit et le frémissement d'une grande multitude. Pendant que Primus délibérait sur les mesures qu'il devait prendre, Arrius Varus, avide de se signaler, part comme un éclair avec quelques braves, et, par la vivacité d'un choc imprévu, il met d'abord en fuite les gens de Vitellius. Mais bientôt la fortune changea ; et ceux qui fuyaient, recevant du renfort, tournent tête, reviennent à la charge, et par la supériorité du nombre ils forcent la troupe de Varus de fuir à son tour. Primus avait prévu ce malheur. Il exhorte les siens combattre avec courage : il ouvre ses escadrons pour laisser au centre un vide où Varus et ses cavaliers pussent être reçus : il envoie ordre aux légions de prendre les armes : il fait avertir par un signal ceux qui étaient répandus dans la campagne de quitter le pillage, et de venir au combat. Cependant Varus et sa troupe arrivent dans un désordre inexprimable et ils portent partout la terreur dont ils sont frappés. Les rangs se confondent, la frayeur s'empare des esprits et Primus courait risque d'être entièrement défait. Il n'est aucun devoir de bon capitaine et de vaillant soldat qu'il ne remplît admirablement dans cette crise. Il encourage ceux qu'il trouve alarmés, il retient ceux qui s'ébranlent ; on le voit partout, et dans les endroits les plus périlleux, et dans ceux d'où se montre quelque espérance : il se fait remarquer des ennemis et des siens par les ordres qu'il distribue, par l'ardeur de son action, par le ton de sa voix : son feu l'emporta jusqu'à tuer de sa propre main un porte-enseigne qu'il voyait fuir ; il prend ensuite l'enseigne et la tourne vers l'ennemi. La honte d'abandonner un si brave chef retint auprès de lui environ cent cavaliers, qu'aida encore la circonstance du terrain. Ils étaient dans un chemin étroit : et les ruines d'un pont dressé autrefois sur un ruisseau qui traversait la plaine, l'incertitude des courants séparés par les débris, la hauteur escarpée des rives, c'étaient autant d'obstacles à la fuite. L'heureuse nécessité de faire ferme dans un si mauvais pas, sauva l'armée. Cette poignée de gens qui accompagnaient Prima reçut en bon ordre les vainqueurs, que l'ardeur de la poursuite emportait, et qui venaient en confusion, et sans observer entre eux aucun rang. Par une alternative très-ordinaire dans les combats, ceux-ci, trouvant -une résistance à laquelle ils ne s'attendaient point, se troublent et se déconcertent. Primus les voyant ébranlés redouble d'effort : et en un instant la scène change une seconde fois, et la fortune se déclare décisivement pour Primus. Les cris de victoire qui s'élèvent de son côté, rappellent les fuyards répandus dans la campagne. Ils accourent, ils rejoignent leurs camarades, et, après avoir évité le danger, ils reviennent prendre part au succès. Ainsi fut mis entièrement en déroute le corps de cavalerie qui précédait les légions sorties de Crémone. Ces légions, animées par l'avantage qu'avait eu d'abord leur cavalerie, s'étaient avancées en s'éloignant de la ville jusqu'à une distance de quatre mille pas. Elles pouvaient, si elles eussent été bien conduites, ou ramener de nouveau la fortune, ou du moins arrêter la victoire de Primus. Mais elles n'avaient point de chef autorisé, dont les ordres les dirigeassent dans leurs mouvements. Elles n'ouvrirent point leurs rangs, pour offrir un acyle à leur cavalerie, que poursuivait le vainqueur : elles n'allèrent point au-devant de l'ennemi et ne profitèrent point, pour l'attaquer, de la supériorité que leur donnait sur lui la fatigue d'un si pénible Combat. Incertaines, flottantes, elles l'attendirent, et en reçurent un rude choc. En même temps le tribun blessais amène les auxiliaires de Mésie, que ?observation d'une exacte discipline rendait aussi bons soldats que les légionnaires même. La cavalerie victorieuse, soutenue de cette infanterie, enfonce les deux légions : et le voisinage de Crémone, qui leur présentait une ressource prochaine pour les mettre es sûreté, diminuait leur courage pour la résistance Elles s'y retirèrent ; et Primus ne jugea pas à propos de les presser, trop content d'avoir amené à une fin heureuse un combat dont les commencements avaient été si fâcheux, et dont la longueur avait épuisé de lassitude et accablé de blessures toute sa troupe, hommes et chevaux. Sur le soir toutes les forces de Primus se trouvent réunies. Les légions mandées par ses ordres étaient arrivées de Bédriac : les fourrageurs avaient eu le temps de se rassembler. Pleine de confiance, toute cette multitude de soldats, ayant sous les yeux les vestige récents de la- victoire qui venait d'être remportée, se persuade que la guerre est finie ; et ils demandent qu'on les mène à Crémone, afin d'achever la victoire par la soumission volontaire ou forcée des vaincs. Ils couvraient de ce langage spécieux le désir du pillage, motif qu'ils n'osaient avouer. Mais ils se disaient entre eux qu'une ville située en plaine pouvait aisément être emportée d'assaut ; qu'y entrant de nuit, ils auraient toute liberté de piller, au lieu que, s'ils attendaient le jour, on viendrait offrir des prières, on capitulerait ; et que, pour récompense de leurs travaux et de leurs blessures, ils remporteraient la gloire bien vaine de la clémence, pendant que leurs officiers prendraient pour eux le profit solide de la dépouille des Crémonais. Que le butin d'une prise de force était pour les soldats, et celui d'une ville rendue par composition pour les généraux. Les tribuns et les centurions combattaient par leurs remontrances un dessein si téméraire. Mais le soldat ne les écoutait point, et, pour empêcher qu'on ne pût entendre leur voix, il agitait ses armes avec grand bruit, prêt à prendre l'ordre de lui-même, si on refusait de le lui donner. Primus seul pouvait obtenir audience : encore fallait-il qu'il procédât par voie d'insinuation, plutôt que par autorité. Il approuvait et louait l'ardeur qu'ils témoignaient pour combattre ; mais il les faisait souvenir que c'était aux généraux à les mener au combat, et que, si l'empressement de courir aux hasards était la gloire du soldat, la qualité la plus convenable à un chef était une sage lenteur. Il leur représentait ensuite quelle témérité il y avait à attaquer pendant la nuit une ville dont ils ne connaissaient point les approches, et à ajouter ainsi à la difficulté d'une entreprise périlleuse en elle-même le danger des embûches que favoriseraient les ténèbres. Il leur demandait, adressant la parole à quelques-uns en particulier, s'ils avaient apporté des haches et les autres instruments nécessaires pour aller à la sape : et comme ils étaient obligés de répondre qu'ils ne les avaient point, Eh quoi ! reprenait-il, prétendez-vous percer et détruire des murailles avec vos épées et vos javelines ? Attendons que le jour paraisse. Nous profiterons de l'intervalle de la nuit pour faire apporter du camp tout ce qui nous manque ; et demain Crémone est à nous. Primus commanda en effet un détachement de cavalerie pour aller avec les valets de l'armée chercher à Bédriac toutes les machines nécessaires à l'attaque d'une place. Mais l'obstination des soldats était si grande, et ils savaient si peu obéir, qu'ils se portaient déjà à une sédition, s'ils n'avaient appris dans le moment une nouvelle qui les arrêta. Des cavaliers, s'était approchés des murs de la ville, enlevèrent quelques Crémonais qu'ils trouvèrent dehors ; et ils surent par eux que les six légions et toutes les troupes qui avaient été postées près du Tartaro, instruites de la défaite de leurs camarades, allaient arriver incessamment, et qu'ayant fait ce jour-là même une marche forcée de trente mille pas[6], elles venaient résolues de combattre, et de réparer la honte de leur parti. Ce danger vainquit l'indocilité des soldats, et les disposa à écouter les conseils de leur chef. Ils se rangèrent donc en bataille suivant ses ordres, pour se tenir prêts à bien recevoir l'ennemi. Primus avait cinq légions. Il plaça au centre la troisième, dont il a déjà été parlé plus d'une fois, précisément sur la chaussée de la voie Postumienne. Les quatre autres furent distribuées à droite et à gauche, deux de chaque côté. Tel était l'ordre des aigles et des drapeaux. Car pour ce qui est des soldats et des différentes légions, tous confondus pêle-mêle dans l'obscurité, ils prenaient le rang que le hasard leur assignait. Les prétoriens, rappelés au drapeau par l'autorité de Vespasien, eurent leur poste près de la troisième légion. Les cohortes auxiliaires furent jetées sur les ailes. La cavalerie couvrait les flancs et la queue de l'armée. Les rois Sido et Italicus, avec l'élite de leurs Suèves, formaient la première ligne. Les légions de Vitellius auraient dû entrer dans Crémone, y prendre de la nourriture et du repos, et le lendemain tomber sur un ennemi qui n'aurait pu leur résister, transi de froid, et épuisé de besoin. Mais elles n'avaient ni chef ni sage conseil qui les guidât : et sur là troisième heure de la nuit elles vinrent se heurter centre l'armée des adversaires, qui les attendait en bon ordre. Comme elles étaient de vieilles troupes, et qui savaient le métier de la guerre, elles se rangèrent d'elles-mêmes, autant que le pouvaient permettre les ténèbres d'une nuit d'hiver ; car on était alors sur la fin du mois d'octobre. Les soldats des légions qui venaient d'être vaincues fortifièrent celles qui arrivaient d'Ostiglia, en se répandant parmi toutes les compagnies. On se battit dans l'obscurité avec des succès aussi divers que la confusion était horrible. Comme on ne se voyait point, le courage, la vigueur du bras, l'adresse, devenaient inutiles. C'étaient de part et d'autre mêmes armes : le mot, à force d'être demandé et rendu, était connu réciproquement dans les deux armées : les drapeaux même se mêlaient à mesure qu'un peloton vainqueur les emportait, soit d'un côté, soit de l'autre. Une des légions qui occupaient la gauche de l'armée de Primus, souffrit beaucoup. Elle perdit six de ses capitaines les plus distingués, et quelques-unes de ses enseignes. L'aigle même ne fut sauvée que par la valeur extrême du premier capitaine de la légion, Atilius Verus, qui la défendit au prix de son sang et de sa vie. Primus fit avancer les prétoriens pour soutenir le combat chancelant en cet endroit : et ils repoussèrent d'abord l'ennemi, mais ils furent ensuite repoussés eux-mêmes, ne pouvant résister à la multitude et à la violence des traits que lançaient les machines placées par les gens de Vitellius sur la chaussée, d'où elles tiraient à coup sûr, étant servies librement, et n'ayant rien autour d'elles qui embarrassât leur effet. Une baliste surtout foudroyait l'armée de Primus, et en écrasait les rangs entiers par de gros quartiers de pierre qu'elle décochait avec raideur. Le ravage aurait été grand, si la valeur admirable de deux soldats ne l'eût arrêté. S'étant couverts de leurs boucliers, ils s'approchent, sans être aperçus, de la terrible machine, coupent les cordages par lesquels elle était suspendue, et la démontent. Ils furent percés sur-le-champ, et même leurs noms ont péri : mais le souvenir de leur action s'est conservé, et méritait assurément de n'être pas enseveli dans l'oubli. La nuit était déjà bien avancée, et la fortune da combat encore incertaine, lorsque la lune se leva, et donna moyen de distinguer les objets, mais avec une différence bien importante pour les deux armées. Celle de Primus l'avait au dos : et conséquemment l'ombre qu'elle faisait, étant jetée en avant, trompait les ennemis, qui prenaient les ombres pour les corps, d a donnaient à leurs traits qu'une portée trop faible pour aller jusqu'au but. Au contraire les soldats de Vitellius éclairés par la lumière qu'ils avaient en face, étaient aperçus distinctement par leurs adversaires, et ne pouvaient se précautionner contre des coups qui partaient de l'obscurité. Primus redoubla d'activité, dès qu'une fois il fut à
portée de voir et d'être vu. Il parcourait les rangs, variant ses
exhortations et ses motifs d'encouragement selon la différence de ceux à qui
il parlait, tantôt employant les reproches capables de piquer d'honneur,
tantôt prodiguant les louanges, toujours présentant les espérances les plus
flatteuses. S'il s'adressait aux légions Pannoniques, qui avaient été
vaincues en combattant pour Othon, il leur demandait pourquoi elles avaient
repris les armes : il les faisait souvenir que ces plaines où elles
combattaient, étaient celles qui avaient été témoins de leur défaite ; et que
l'occasion ne pouvait être plus belle pour effacer leur honte, et pour
recouvrer leur gloire. Passant ensuite aux légions de Mésie, il leur
représentait qu'elles avaient donné le signal de la guerre pour Vespasien, et
qu'en vain s'étaient-elles fait un honneur de défier les partisans de
Vitellius par des menaces eu paroles, si, lorsqu'il fallait en venir aux
mains avec eux elles ne pouvaient soutenir leur effort. Il comblait d'éloges
la troisième légion, qui depuis plus d'un siècle s'était toujours signalée
par sa valeur, et il lui rappelait ses exploits sous Antoine contre les
Parthes, sous Corbulon contre les Arméniens, et en dernier lieu contre les
Sarmates. Les prétoriens donnaient matière aux reproches : et il les en
accablait. Soldats indignes de ce nom, leur disait-il,
vrais bourgeois, si vous ne remportez ici la
victoire, quelle sera votre ressource ? Cassés, rétablis, à quel autre
empereur aurez-vous recours si vous êtes vaincus ? quel autre camp vous
recevra ? Vos drapeaux et vos armes sont au pouvoir des ennemis. Retirez-les
de leurs mains, ou n'attendez qu'une mort certaine. Je ne vous parle point de
l'ignominie : vous l'avez épuisée, et vous ne la sentez plus. De
toutes parts retentissent de grands air et, le soleil s'étant levé en ce
moment, les soldats de la troisième légion le saluèrent selon la coutume sel
en Syrie, où ils avaient toujours servi jusqu'à ces dernières années. Un bruit sans auteur certain, ou peut-être répandu à dessein par Primus, contribua à la victoire. Tout d'un coup se débite de rang en rang la nouvelle que Mucien est arrivé. Animés par l'idée d'un si puissant secours, les gens de Primus avancent sur l'ennemi, dont les rangs commençaient à s'éclaircir, parce que dans une armée sans chef, chaque soldat suivait l'impression de sa valeur ou de sa timidité pour se porter en avant ou reculer, pour se joindre aux uns ou se séparer des autres. Quand Primus vit qu'ils pliaient, il les pressa vivement, et parvint enfin à les enfoncer et à les rompre. Mis en désordre, ils ne purent plus se reformer, à cause à l'embarras des voitures et des machines de guerre. Il ne fut question pour les vainqueurs, que de poursuivre et de tuer. Le carnage fut signalé par une aventure tragique : un fils tua son père. Voici la circonstance de ce fait horrible. Julius Mansuétus, né en Espagne, en prenant parti dans une des légions germaniques, laissa chez lui un fils en bas âge. Celui-ci, étant devenu grand, fut enrôlé dans une légion que Galba levait en Espagne ; et, comme cette légion se déclara pour Vespasien, le fils se trouva par l'arrangement des circonstances ennemi de son père. Dans le combat dont je parle, l'ayant rencontré sans le connaître, il le jeta à terre d'un coup d'épée, et, pendant qu'il le fouille, il en est reconnu, et le reconnaît lui-même. Il s'écrie, il se lamente, il embrasse le mourant, et d'une voix plaintive il prie les mânes de son père de lui pardonner, et de ne le pas poursuivre comme parricide. C'est le crime de la guerre civile, disait-il, et non le mien. Mon action se confond dans la multitude des actions semblables. Qu'est-ce qu'un soldat sur toute une armée ? Ceux qui étaient près de lui le remarquèrent, ensuite d'autres, et bientôt une nouvelle si étrange est sue de tous. C'est à qui témoignera plus de surprise, plus de douleur, plus d'indignation et d'horreur contre une guerre si cruelle ; et, au milieu de ces discours, ils ne laissent pas de dépouiller leurs parents, leurs alliés, leurs frères, tués dans le combat. Ils se plaignent d'un crime d'impiété commis par l'un d'entre eux, et ils limitent. Les troupes de Primus, soutenues par. le succès, étaient infatigables. Après avoir combattu un jour et une nuit, comptant n'avoir rien fait tant qu'il restait quelque chose à faire, elles voulurent attaquer la ville de Crémone, où les fuyards s'étaient mis à couvert. Ce n'était pas une entreprise aisée. Les légions germaniques, dans la guerre contre Othon, avaient environné la ville d'un camp, et le camp d'un fossé avec son parapet ; et ces fortifications étaient encore augmentées depuis peu par de nouveaux ouvrages. Les chefs de l'armée vide-rieuse hésitaient donc beaucoup, et craignaient qu'il n'y eût de la témérité à tenter avec des troupes harassées de forcer des lignes, et ensuite une place ceinte de bonnes murailles. Cependant il se trouvait des inconvénients dans les autres partis que l'on pouvait prendre. Retourner à Bédriac, c'était une marche longue et pénible, et leur victoire devenait inutile. S'ils se fortifiaient un camp à la vue de l'ennemi, ils s'exposaient à de vigoureuses sorties, qui pourraient troubler les travailleurs, et présenter peut-être occasion aux vaincus de prendre leur revanche. L'ardeur des soldats termina toutes ces irrésolutions. Ils appréhendaient beaucoup moins le. danger, que le moindre retard. Toutes mesures de prudence leur étaient suspectes ; le dessein le plus téméraire avait pour eux le plus d'attraits : les blessures, le sang, le carnage, ils comptaient tout pour rien en comparaison du butin que leur avidité se promettait. Primus se rendit à leurs vœux, et les mena à l'attaque du camp. D'abord on se battit de loin à coups de flèches et de javelots. Mais dans ce genre de combat les assaillants avaient beaucoup de désavantage, parce que leurs adversaires, élevés sur un rempart, tiraient de haut en bas avec plus de force, et plongeaient dans leurs rangs. Primus distribua les postes, et forma trois attaques, afin de jeter de l'émulation entre les légions, et d'augmenter ainsi leur courage. Il fallut attendre que l'on eût ramassé dans les campagnes tous les instruments de fer propres à percer et à briser, des bêches, pics, des haches, des faux ; on apporta aussi des échelles. Lorsque tout fut prêt, les gens de Primus, élevant leurs boucliers sur leurs tètes pour former la tortue, s'approchent jusqu'aux portes du camp et au pied du rempart. De part et d'autre, la manière de se battre était savante, entre Romains formés sous la même discipline. Les soldats de Vitellius roulent sur la tortue des pierres d'une énorme pesanteur ; ils enfoncent des lances et de longues perches entre les intervalles des boucliers ; et enfin ils en rompent tellement la liaison, que les assaillants, mis à découvert, sont accablés d'une grêle de traits et écrasés par les masses de pierres. Repoussés avec perte d'un grand nombre des leurs, le courage commençait à leur manquer. Leurs chefs s'avisèrent de leur montrer Crémone, et de leur en faire espérer le pillage. Tacite doute à qui il doit attribuer cet indigne expédient, qui causa la désolation et la ruine d'une des plus belles villes d'Italie. Les uns en faisaient auteur l'affranchi Hormus ; selon d'autres, c'était à Primus qu'il fallait s'en prendre. Qui que ce soit des deux t, dit Tacite, cette honteuse et criminelle action ne dégénère point du reste de leur conduite. Les soldats, animés par l'espérance d'un riche butin, ne connaissent plus ni obstacle, ni danger. Malgré les blessures, malgré le sang qui coule à grands flots, ils sapent le pied du rempart, ils battent les portes avec furie. Les plus hardis, montés sur les épaules de leurs camarades, ou sur la tortue qui avait été reformée, se trouvant ainsi à hauteur des ennemis, les saisissent par le bras, leur arrachent leurs épées. Souvent ils succombent ; des soldats pleins de vie, pêle-mêle avec les mourants, tombent et roulent dans le fossé : il n'est point de manière de mourir dont on ne voie l'image dans cet affreux assaut. La troisième et la septième légion étaient réunies en une même attaque, et elles se disputaient à l'envi la gloire d'entamer la victoire, et de faire au camp la première brèche. Primus avait pris son poste eu cd endroit, et il les appuyait à la tête d'une troupe d'élite. Leur ardeur forcenée triompha enfin de la résistance des gens de Vitellius, qui, voyant que tous leurs efforts étaient inutiles, et que leurs traits glissaient le long de la tortue, poussèrent la baliste elle-même sur les assaillants. C'était une vaste et pesante machine qui écrasa ceux sur qui elle tomba ; mais elle emporta dans sa chute les créneaux et la tête du rempart. Dans le misse moment une tour voisine, battue depuis longtemps à coups de grosses pierres, s'ouvrit : et pendant que les soldats de la septième légion s'efforcent d'entrer par la brèche, ceux de la troisième percent et enfoncent la porte avec leurs épées et leurs haches. C. Volusius, soldat de cette dernière légion, entra le premier ; et montant sur le rempart, il cria que le camp était pris. Tout fuit, tout se précipite : les vainqueurs pénètrent de toutes parts ; en un instant l'espace entre le camp et la ville est inondé de sang et de corps morts. Restait encore un nouveau travail. Crémone tenait bon ; et les vainqueurs, après tant de laborieux efforts, voyaient devant eux de hautes murailles, des tours de pierre, des portes garnies de lames de fer, des soldats postés sur les murs et présentant la pointe de leurs armes. Le peuple de la ville était nombreux, et attaché de cœur au parti de Vitellius. Une foire célèbre qui s'y tenait actuellement, avait attiré un grand concours de toutes les parties de l'Italie : renfort considérable pour ceux qui défendaient la place, et puissant aiguillon pour l'avidité des assaillants, qui envisageaient dans cette circonstance une riche augmentation de butin. Primus ordonne que l'on mette le feu aux plus agréables maisons des faubourgs, pour ébranler le courage des Crémonais par la perte de leurs possessions. Dans les édifices voisins des murs, et dont quelques-uns les dominaient, il place de braves soldats, qui, avec les tuiles qu'ils arrachaient, avec des poutres, avec des torches allumées, nettoient la muraille, et empêchent qu'aucun n'ose s'y montrer. Déjà les légions se disposaient en tortue ; déjà commençaient à voler les traits et les pierres, lorsque enfin l'opiniâtreté des partisans de Vitellius fit place à la réflexion et à la crainte. Surtout ceux qui tenaient un rang distingué dans les troupes, pensèrent qu'il fallait ne point lutter contre la fortune, de peur que, si Crémone était emportée d'assaut, il n'y eût plus de pardon à espérer, et que toute la colère du vainqueur ne tombât, non sur une multitude qui n'avait rien, mais' sur les centurions et les tribuns, dont la dépouille pouvait tenter les meurtriers. Le simple soldat', sans souci sur l'avenir, par une brutale indifférence ne songeait point à se rendre. Errants dans les rues, ou cachés dans les maisons, ils ne demandaient point la paix lors même qu'ils avaient cessé de faire la guerre. Les premiers officiers se décident. Ils font disparaître le nom et les images de Vitellius, et ils délivrent Cécilia de ses chaînes, le priant de leur servir d'intercesseur. Cécina, bouffi d'orgueil et de colère, rejette leurs supplications. Ils lui font instance, ils versent des larmes pour le fléchir ; et, par le plus grand des malheurs, tant de braves gens sont réduits à implorer la protection d'un traître. Enfin, ils arborent sur le mur les témoignages de leur soumission, et ils se montrent résolus à ouvrir leurs portes. Alors Primus fit cesser toute hostilité, et les légions vaincues sortirent de la place. Les aigles et les drapeaux marchaient à la tête : venaient ensuite en une longue file les soldats désarmés, abattus par la douleur, baissant les yeux en terre. Les vainqueurs étaient rangés en haie des deux côtés ; et d'abord ils leur faisaient des reproches insultants, ils les menaçaient du geste et de la main. Mais, lorsqu'ils les virent consternés, humiliés, ne se refusant à rien, et disposés à tout souffrir, ils se souvinrent que c'étaient là ces mêmes guerriers qui, peu de mois auparavant, vainqueurs à Bédriac, avaient usé modérément de la victoire. Cécina, au contraire, irrita leurs esprits, et ils ne purent le voir marcher en pompe, comme consul, orné de la robe prétexte, et précédé de ses licteurs, sans entrer en indignation. Ils lui reprochèrent son orgueil, sa cruauté, et même, tant les traîtres Sont odieux, sa perfidie. Primus le défendit contre leurs insultes, et l'envoya à Vespasien, que la politique engagea à le bien recevoir, mais sans lui donner d'emploi. Nous verrons par la suite, qu'il avait grande raison de s'en défier. Jusque-là Primus s'était couvert de gloire. Par sa diligence, par son activité, par sa valeur, par sa bonne conduite, il avait commencé et fini la guerre ; car la victoire remportée par lui sur les huit légions germaniques, et la prise de Crémone, décidèrent la querelle entre Vitellius et Vespasien. Ce qui restait à faire ne souffrit plus de difficulté, et fut la suite naturelle et comme nécessaire de ce premier et brillant exploit ; mais le sac de Crémone ternit beaucoup la réputation du vainqueur. Au moment même que la ville se rendait, le soldat, qui s'en était proposé le pillage, se portait à faire main-basse sur les habitants ; il ne fut arrêté que par les prières de ses chefs. Primus, ayant convoqué les deux armées, combla d'éloges les vainqueurs, témoigna de la clémence et de la bonté aux vaincus : mais il ne s'expliqua point sur Crémone. Ce silence disait beaucoup à des troupes en qui l'avidité du butin était fortifiée par une vieille haine et par plusieurs motifs de ressentiment. Les Crémonais passaient pour avoir été attachés au parti de Vitellius dès le temps de la guerre d'Othon. Le choix que Cécina, après sa victoire, avait fait de leur ville pour y donner un combat de gladiateurs, confirmait cette idée. Pendant que la treizième légion travaillait par ordre aux préparatifs de ce spectacle, les Crémonais avaient piqué par des railleries mordantes, auxquelles le peuple des villes est naturellement assez enclin, les soldats de cette légion, alors l'une des vaincues, et actuellement victorieuse. Crémone était redevenue une seconde fois le siège de la guerre : les habitants avaient fourni de la nourriture pendant le combat aux soldats de Vitellius ; des femmes même s'étaient intéressées à l'action, jusqu'à venir sur le champ de bataille, et quelques-unes avaient été tuées. Tant d'offenses irritaient les soldats, pendant que les richesses de la colonie, dont l'apparence était encore augmentée par l'occurrence de la foire, aiguillonnaient leur cupidité. Il eût été peut-être bien difficile à Primus de sauver Crémone, quand il l'eût voulu. Mais il ne fit pour cela aucun effort ; et même une mauvaise plaisanterie qui lui échappa, fut interprétée comme s'il eût prétendu donner le signal pour mettre le feu à la ville. Car étant entré dans le bain pour se laver et se nettoyer, parce qu'il était tout couvert de sang, et ayant trouvé l'eau trop froide, il s'en plaignit, et ajouta tout de suite : Mais elle sera bientôt chauffée suffisamment. Ce mot fut remarqué, et fit retomber sur lui toute la haine de l'incendie de Crémone, d'autant plus que le rang qu'il tenait et sa gloire attiraient sur lui tous les yeux, et effaçaient absolument ses collègues. Il est pourtant vrai que la ville brûlait déjà. Quarante mille hommes armés y entrèrent en ennemis, et un plus grand nombre encore de valets, troupe plus dangereuse que les soldats même, et plus portée à la licence et à la cruauté. Ni l'âge, ni les dignités, n'étaient des sauvegardes respectées, et ne défendirent personne, soit de la mort, soit d'outrages plus cruels que la mort même. Les femmes âgées, les vieillards, vil butin, ne laissaient pas d'être traînés et enlevés pour servir de jouet. Les jeunes personnes excitaient des combats entre les ravisseurs, qui se les arrachaient C mutuellement, et qui, après les avoir tirées violemment chacun de sou côté, souvent en venaient aux mains, et se tuaient les uns les autres. Ceux qui emportaient des sommes d'argent, ou les précieuses offrandes des temples, rencontraient d'avide ; camarades, qui les massacraient pour s'emparer de leur proie. Quelques-uns, dédaignant ce qui était exposé en vue, s'acharnaient sur de riches habitants, qu'ils soupçonnaient d'avoir caché leurs trésors, et, par les coups, par les tortures, ils s'efforçaient de tirer d'eux leur secret. Ils portaient des torches en main, et, lorsqu'ils avaient pillé les maisons et les temples, ils y jetaient, par manière de divertissement, leurs flambeaux allumés. Comme l'armée était composée de nations différentes', qu'il y avait des Romains, des alliés, des étrangers ; dans une si grande variété d'inclinations, de mœurs, de lois, ce qui eût été illicite pour l'un, passait pour permis chez l'autre, et rien n'échappait aux diverses formes sous lesquelles se produisait la cupidité. Pendant quatre jours Crémone fournit de quoi assouvir cette multitude de forcenés. Tout fut détruit de sacré comme le profane. Le seul temple de la déesse Méphitis[7], qui était hors ville, échappa aux flammes, protégé, dit Tacite, par sa situation, ou par la divinité qui y présidait. On prétend que, dans ce sac et dans les deux combats précédents, il périt cinquante mille hommes du côté des vaincus. Josèphe[8] évalue la perte, du côté de Primus à quatre mille cinq cents, tant officiers que soldats. Ainsi fut détruite la ville de Crémone, l'an deux cent quatre-vingt-sept de sa fondation. Les Romains l'avaient bâtie la première année de la guerre d'Annibal, comme il a été rapporté dans l'Histoire de la République. La commodité de sa situation, la fertilité de son territoire, ayant attiré des cantons voisins un grand nombre d'habitants, elle devint florissante. Sa destinée fut singulière. Les guerres étrangères l'avaient épargnée ; elle fut malheureuse dans les guerres civiles, vexée par les triumvirs à cause de son attachement aux défenseurs de la liberté, et ruinée par Primus combattant pour Vespasien. Elle se releva pourtant de ce désastre. Primus, honteux, et voulant apaiser un peu les reproches qui s'élevaient contre lui de toutes parts, rendit une ordonnance pour défendre de retenir aucun Crémais en esclavage, les peuples de l'Italie ayant refusé d'acheter de pareils esclaves. Ceux qui les avaient pris, ne pouvant donc les garder ni les vendre, furent assez barbares pour aimer mieux les tuer. Cette horrible inhumanité força les parents et les alliés de ces malheureux prisonniers à les racheter furtivement. Ainsi en peu de temps les Crémonais se rassemblèrent : l'amour de la patrie les ranima tous au milieu des tristes débris de leur ville, qui leur étaient toujours chers ; et, encouragés par Vespasien, non-seulement ils rebâtirent leurs maisons, mais les plus riches d'entre eux firent la dépense de la reconstruction des temples et des places publiques. Primus ne put pas rester longtemps près des murs d'une ville détruite, dont les environs étaient infectés de sang et de cadavres, et il s'éloigna à trois mille pas. Son premier soin fut de rappeler à leurs drapeaux les soldats des légions vaincues, que la fuite et la terreur avaient dissipés et écartés. Comme la guerre n'était pas finie, et que l'on pouvait craindre quelques mouvements de la part de ces légions, il ne crut pas devoir les laisser en Italie, et il les sépara en divers cantons de l'Illyrie, province affectionnée à Vespasien. Il dépêcha ensuite des courriers pour aller porter en Espagne et dans la Grande-Bretagne la nouvelle de sa victoire. En Gaule et en Germanie il envoya deux officiers, Julius Calénus, Éduen, Alpinus Montanus, de Trèves, qui, ayant combattu pour Vitellius à la journée de Crémone, pouvaient servir de preuves comme de témoins du mauvais état des affaires de cet empereur. Il prit en même temps la précaution de garder soigneusement les passages des Alpes, parce que l'on craignait toujours qu'il ne vint de Germanie des secours au parti vaincu. Primus méritait sans doute ses succès par l'activité de son courage et par toutes les qualités d'un grand capitaine : mais il en était redevable en partie à l'indolence stupide de Vitellius, qui, après avoir fait partir Cécina, et ensuite Valens, avait cherché à oublier dans le luxe et dans les plaisirs les inquiétudes de la guerre. Il ne songeait ni à faire des provisions, ni à remplir ses arsenaux, ni à encourager par ses exhortations les troupes restées auprès de lui, et à les tenir en haleine par un continuel exercice : il n'avait pas même l'attention de se montrer. Caché dans les bocages de ses jardins, et semblable à ces vils animaux que l'on engraisse dans l'obscurité, et qui, pourvu qu'on leur fournisse de la pâture, demeurent immobiles et comme engourdis sous un toit, il vivait sans aucun souci : le passé, le présent, l'avenir, rien ne le touchait, si ce n'est le boire et le manger. Pendant qu'il se livrait à cette oisiveté brutale dans le parc d'Aricie, il apprend la défection de Balsas et des troupes navales de Ravenne. Ce premier coup, ayant commencé à réveiller Vitellius de sa léthargie, fut bientôt suivi d'un second. Il reçut nouvelle de la trahison de Cécina, qui l'aurait jeté dans d'étranges alarmes, si le même courrier n'eût annoncé que le traître avait été mis aux fers. Dans ce dernier événement il y avait mi-lange de bien et de mal, d'inquiétude et de joie ; et le vues de Vitellius étaient si courtes, son âme si partis à une molle nonchalance, que la joie prévalut dans son esprits. Il revient à Rome triomphant, et, dans une nombreuse assemblée convoquée par son mare, il comble de louanges la fidélité des soldats : il casse l'un des deux préfets du prétoire, P. Sabinus, créature de Cécina, ordonne qu'on le charge de chaînes, et nomme en sa place Alphénus Varus. Il vint ensuite au sénat, auquel il fit une harangue du style le plus magnifique. Les sénateurs y répondirent par des flatteries recherchées : et, près de périr, Vitellius s'en laissait enivrer. Le frère de l'empereur opina durement contre Cécina, et donna le ton aux autres, qui, concertant les expressions les plus énergiques pour marquer l'indignation, exagéraient le crime d'un consul qui avait trahi la république, d'un général qui manquait de fidélité à son empereur, d'un ami ingrat qui se déclarait contre son prince après en avoir été corn-blé de bienfaits. Ils semblaient ainsi s'intéresser pour Vitellius t, pendant que le motif de leur douleur était tout autre, et qu'ils plaignaient au fond du cœur le sort de la république asservie sons un indigne joug, et devenue le jouet des vices du prince et de ses ministres. Aucun ne s'échappait à rien dire de désobligeant contre les généraux du parti contraire : ils taxaient les armées d'erreur et d'imprudence, et ils tournaient autour du nom de Vespasien sans oser le prononcer. Lorsque cette assemblée se tenait, il restait un jour de consulat à Cécina ; et il se trouva un sénateur qui sollicita ce jour vacant comme une grande grâce, et qui l'obtint, non sans apprêter beaucoup à rire et à ses dépens, et aux dépens de celui qui lui accordait une pareille faveur. Roscius Regulus prit possession du consulat le trente et un d'octobre, et abdiqua le même jour. On avait déjà vu un consul d'un jour sous le dictateur César. Ce qu'il y eut d'unique ici, c'est que l'on dos-nuit un successeur à un homme vivant, et qui n'avait été destitué ni par décret du sénat, ni par ordonnant du peuple. Vitellius et ceux qui le gouvernaient des savaient pas assez pour être attentifs à un semblable défaut de formalité. La mort de Junius Blésas, arrivée dans ce même temps, fit beaucoup de bruit, et elle est une preuve que Vitellius, aussi digne de haine que de mépris, méritait encore plus par sa cruauté et sa perfide que par sa gloutonnerie et par son imbécillité, le ni heur qui le menaçait. Nous avons vu que Junius Blésus s'était déclaré des premiers pour Vitellius, et qu'il l'avait même reçu magnifiquement à Lyon, mais que dès lors cette âme lâche et basse lui rendait pour ses services une haine de jalousie. Cette haine se renouvela et s'aigrit à l'occasion que je vais raconter. Vitellius, étant considérablement malade, aperçut dans son voisinage une tour éclairée de beaucoup de lumières pendant la nuit. Il demanda ce que c'était, et on lui répondit que Cécina Tuscus donnait un grand repas à plusieurs convives, dont le plus distingué était Blésus. On ne manqua pas, suivant la méthode des courtisans, de grossir et d'envenimer les choses en relevant l'appareil de la fête et la gaîté qui y régnait : et l'on observa que celui qui donnait le repas, ceux qui le recevaient, et surtout Blésus, choisissaient bien mal leur temps pour se réjouir, pendant que leur prince était malade. Vitellius ayant paru prendre feu, cette race d'hommes malfaisants qui se trouvent dans toutes les cours, attentifs à épier les mauvaises humeurs du maître, crurent avoir trouvé le moment de perdre, Blésus : et. L. Vitellius, qui, décrié pour ses vices, ne pouvait souffrir en autrui l'éclat de la vertu et de la réputation, se chargea du personnage odieux de délateur auprès de son frère. Il entre dans la chambre, tenant le fils de l'empereur
entre ses bras, et, se jetant à genoux, il demeure quelque temps immobile et
en silence. Vitellius lui ayant demandé la cause de sa douleur et de son
saisissement. Ce n'est point, répondit-il, pour moi que je crains ; c'est le danger de mon frère et
de sa famille qui est l'objet de mes alarmes. En vain redoutons-nous
Vespasien. La valeur des légions de Germanie, la fidélité de nos provinces, l'espace
immense de terres et de mers qui le sépare de nous, voilà de quoi nous rassurer.
Mais dans le sein de la ville nous avons un ennemi, qui cite pour ses ancêtres
les Junius et les Antoines[9], et qui joint à la splendeur qu'il prétend tirer d'une
origine impériale, des manières populaires et une magnificence propre à
corrompre les soldats. Tous les yeux se tournent vers lui, pendant que, ne faisant
aucune différence entre vos amis et vos ennemis, vous fomentez l'ambition
d'un rival, qui, du milieu des festins et des divertissements, jouit du
spectacle de son prince malade. Rendez-lui pour cette joie déplacée un juste
retour de tristesse et de larmes : changez pour lui cette nuit brillante
d'illuminations en une nuit funèbre. Qu'il sache que Vitellus est vivant, et
que, si les dieux l'enlevaient à la terre, il a un fils, soutien de sa maison. Vitellius fut effrayé, et ne délibéra que sur la manière d'exécuter sa vengeance : craignant la haine publique s'il ordonnait ouvertement la mort de Blésus, il prit le lâche parti du poison. Il voulut même jouir du plaisir de son forfait, en allant voir celui qu'au breuvage donné par son ordre avait rendu mortellement malade ; et on l'entendit se féliciter d'avoir pu repaître ses yeux de la mort de son ennemi. Ce crime parut d'autant plus atroce, que Blésus, outre l'éclat de sa naissance et la netteté d'une conduite sans tache, avait conservé pour Vitellius une fidélité incorruptible. Lorsque Cécina méditait sa trahison, et qu'à son exemple bien d'autres chefs du même parti commençaient à s'en dégoûter, on sonda Blésus, qui rejeta les sollicitations avec fermeté. Homme irréprochable dans ses mœurs, ami de la paix, nullement avide d'une fortune subite, il était si éloigné de désirer l'empire, que peu s'en fallait qu'on ne l'en crût digne. Valens était parti de Rome, comme je l'ai dit, pour aller joindre l'armée. Mais sa marche fut lente, et convenable au cortège qu'il menait avec lui, des femmes, des eunuques, comme s'il eût été, non un général romain, mais un satrape persan. L'infidélité de Bossus et la révolte de la flotte de Ravenne auraient dû hâter sa lenteur ; et, s'il eût eu de l'activité, s'il eût su prendre promptement son parti, il pouvait prévenir le dernier éclat de la trahison de Céans, ou du moins arriver à l'armée avant la journée de Crémone. Par ses irrésolutions il perdit à délibérer le temps où il fallait agir. Il écouta les conseils différents de ceux qui l'accompagnaient, et dont les uns voulaient qu'avec quelques cavaliers d'élite il gagnât par des sentiers détournés Ostiglia ou Crémone, les autres jugeaient qu'il devait mander les cohortes prétoriennes pour être en état de forcer les passages occupés par les ennemis. Dans les occasions délicates et périlleuses souvent les partis extrêmes sont les meilleurs. Il prit un milieu ; et pendant qu'il aurait dû ou tout oser, ou agir selon les règles d'une prudence attentive à tout prévoir, il se contenta d'une précaution insuffisante, et écrivit pour demander du renfort à Vitellius, qui lui envoya trois cohortes et un régiment de cavalerie, troupe trop nombreuse pour tromper ceux qui gardaient les passages, trop faible pour vaincre les obstacles. Jusqu'à ce qu'il eût reçu ce secours, les débauches les plus criminelles remplirent son loisir. Les femmes et les filles de ses hôtes n'étaient point respectées. Il employait, selon les circonstances, l'argent, la force même. Il semblait qu'il voulût abuser en désespéré d'une fortune prête à lui échapper. Lorsque ce petit corps de troupes qu'il attendait fut arrivé, il ne put en tirer aucun service, d'autant plus qu'il n'y trouva pas même un attachement fidèle et sincère pour Vitellius. La seule présence de leur chef les empêchait de passer dans le parti contraire ; et Valens sentait que ce frein était peu capable de contenir des soldats qui, craignant beaucoup les dangers, comptaient pour peu l'infamie. Il les envoya à Rimini ; et pour lui, revenant au dessein de dérober sa marche aux ennemis, il ne se fit accompagner que du petit nombre de ceux de la fidélité desquels il se tenait assuré, tourna du côté de l'Ombrie, de là passa ai Toscane, où il apprit la défaite des légions germaniques, et la prise de Crémone. Il forma alors une résolution qui marquait en lui du courage, et dont les suites auraient pu être grandes et terribles, si la fortune l'eût secondé. Il gagna Pise, et s'y embarqua sur les premiers vaisseaux qu'il put trouver, pour aller descendre dans quelque port de la Narbonnaise, et de là parcourir les Gaules, réunir la forces qui y étaient avec celles de Germanie, et en former une armée qui pût recommencer tout de nouveau la guerre. Les vents ou trop faibles, ou contraires, l'obligèrent de relâcher à Monaco. Il y fut bien reçu par Marius Maturus, intendant des Alpes maritimes, et qui était fidèle à Vitellius. Mais il apprit de lui que l'intendant de la Narbonnaise, Valérius Paulinus, autrefois tribun dans les cohortes prétoriennes, brave guerrier, et de tout temps ami de Vespasien, avait engagé les peuples du voisinage à prêter serment au nom de cet empereur ; que maître de la ville de Fréjus, sa patrie, il faisait soigneusement garder les côtes ; qu'il avait à ses ordres et des vaisseaux et des troupes ; et qu'outre les soldats qu'il avait pu rassembler, le pays lui fournissait des milices qui le servaient avec chaleur. Valens, fort embarrassé, et sachant mieux qui il devait craindre, qu'il ne voyait à qui se fier, se remit en mer. La tempête le jeta aux îles Stœchades[10], dépendantes de Marseille, où Paulinus envoya des galères, qui le firent prisonnier. Sa retraite de l'Italie avait livré Rimini à Cornélius Fuscus, nouveau commandant de la flotte de Ravenne, qui s'était ensuite emparé du Picenum, et du plat pays de l'Ombrie : en sorte que toute l'Italie se trouva partagée entre Vespasien et Vitellius par les monts Apennins. La prise de Valens fut le signal qui réunit-toutes les provinces de l'Occident au parti du vainqueur. En Espagne la première légion, qui conservait le souvenir d'Othon et la haine contre Vitellius, donna l'exemple à la dixième et à la sixième de se déclarer pour Vespasien. Les Gaules ne balancèrent point. Dans la Grande-Bretagne la seconde légion, qui avait eu Vespasien pour commandant sous l'empire de Claude, connaissait sa bravoure et son habileté dans la guerre, et elle le reconnut avec joie et empressement. Les autres éprouvèrent quelque agitation, parce qu'elles avaient un assez grand nombre d'officiers placés par Vitellins. Mais enfin elles suivirent le torrent. Tous ces succès étaient les fruits de la victoire de Primus, qui perdit le mérite de ses exploits par l'irrégularité de sa conduite. Depuis la journée de Crémone, regardant la guerre comme finie, la prospérité réveilla en lui tous les vices avec lesquels les dangers l'avaient obligé de faire trêve, l'avidité, l'orgueil, une ambition effrénée : il travaillait à se faire aimer des légion, comme si elles eussent été à lui ; dans toutes ses actions, dans tous ses discours, dominait visiblement l'intérêt personnel, et la passion d'acquérir de la puissance. Pour faire sa cour aux légions, il leur promis de nommer elles-mêmes des centurions à la place de ceux qui avaient été tués dans les combats ; et le choix ne manqua pas de tomber sur les caractères les plus turbulents de l'armée. La discipline s'altéra : le soldat n'était plus gouverné par ses officiers, mais les officiers entraînés par la licence du soldat. Primes ne songeait qu'à préparer les voies à l'exécution de ses projets ambitieux, et à s'enrichir par les rapines ; et il ne se cachait point de ces excès, ne paraissant s'inquiéter en aucune façon de l'arrivée prochaine de Mucien, ce qui était plus dangereux que de mépriser Vespasien lui-même. Au reste, il ne négligeait point la guerre : et aux approches de l'hiver, quittant les plaines des environs du Pô, qui commençaient à devenir humides et neigeuses, il se mit en marche pour s'avancer du côté de Rome, mais non pas avec toute son armée. Il se prit que des détachements des légions victorieuses, laissa à Vérone les drapeaux, les aigles, et la plus grande partie des soldats. Il emmena les cohortes et la cavalerie auxiliaire, et il fut joint dans sa route par la onzième légion, qui dès les commencements avait embrassé le parti de Vespasien, niais mollement ; qui jusque-là s'était tenue en Dalmatie, attendant l'événement pour se décider, et qui, depuis le succès, se reprochait amèrement de n'y avoir point pris de part. Cette légion était accompagnée de six mille Dalmates nouvellement levés. Le corps composé de la légion et des six mille Dalmates avait pour commandant général Poppéus Silvanus, consulaire, et gouverneur de Dalmatie, comme je l'ai dit ; mais la réalité du pouvoir était exercée par Annius Bassus, colonel de la légion. Car Silvanus était un vieillard qui n'avait ni capacité ni vigueur pour la guerre, causeur éternel, et perdant en vains propos le temps destiné à l'action : et Annius, gardant tous les dehors de subalterne, le gouvernait néanmoins, et dirigeait toutes les opérations avec une tranquille et modeste activité. Primus fortifia encore son armée, en incorporant dans les légions l'élite des soldats de la flotte de Ravenne, qu'il remplaça par les Dalmates qu'amenait Silvanus. Arrivé avec toutes ces forces à Fano dans le Picenum, il s'y arrêta pour tenir conseil. On apprenait que les cohortes prétoriennes étaient parties de la ville, et l'on ne doutait point que les passages de l'Apennin ne fussent gardés. D'ailleurs la situation de l'armée victorieuse était par elle-même capable de donner de l'inquiétude. Elle occupait un pays que la guerre avait dévasté : le soldat, volontiers insolent dans la disette, demandait une gratification qu'on n'était pas en état de lui distribuer[11]. On n'avait fait aucune provision ni d'argent ni de vivres ; et une avidité inconsidérée se nuisait à elle-même, en enlevant et dissipant par le pillage, ce qui, tiré en contributions modérées, serait devenu une ressource pour les besoins généraux. Dans cette année le mépris des lois les plus saintes était porté si loin, qu'il se trouva un cavalier qui, déclarant avoir tué son frère dans le dernier combat, demanda à ce titre une récompense. Les chefs furent embarrassés. Récompenser un meurtre si abominable, c'eût été violer le droit de la nature ; et celui de la guerre ne permettait pas de le punir. Ils différèrent et remirent à un autre temps le soldat qui avait présenté la requête, sous prétexte qu'il n'était pas possible actuellement de le payer selon son mérite. Tacite rappelle à cette occasion une aventure semblable d'un frère tué par son frère dans le combat qui se livra aux portes de Rome entre Pompeius Strabo et Cinna[12]. Mais il y observe une différence bien importante ; c'est que le meurtrier se tua ensuite lui-même de honte et de douleur : tant, ajoute-t-il, nos ancêtres l'emportaient sur nous, soit pour la gloire de la vertu, soit pour le repentir du crime ! Le résultat du conseil assemblé par Primus fit que l'on enverrait un détachement de cavalerie pour battre le pays, reconnaître toute l'Ombrie, et particulièrement les endroits par où l'Apennin serait plus aisément accessible ; que l'on manderait toutes les troupes restées à Vérone, et que l'on donnerait les ordres nécessaires pour faire venir des convois par le Pô ou par la mer. Ces mesures étaient bien entendues mais dans l'exécution plusieurs des chefs faisaient naître des obstacles, jaloux du trop grand pouvoir de Primus, et fondant sur Mucien des espérances plus certaines de fortuné. Or il convenait aux vues de Mucien de tirer les choses en longueur. Ce général était piqué d'une si prompte victoire, et il voyait avec indignation que s'il ne se trouvait sur les lieux, au moins pour introduire les armes de Vespasien dans la capitale, la guerre se terminerait sans qu'il y eût en rien contribué. Ainsi dans ses lettres il s'expliquait ouvertement à ses confidents, et les engageait à différer et à l'attendre : aux autres il écrivait d'un style ambigu, tantôt exhortant à achever promptement ce qui était si heureusement commencé, tantôt recommandant l'utilité d'une sage lenteur. ; et par cette duplicité de langage il se mettait à portée de pouvoir, selon les événements, rejeter sur autrui les mauvais succès, ou se faire honneur des bons. Les amis que Mucien avait dans l'armée lui répondirent d'une façon qui entrait dans ses vues, et donnèrent un mauvais tour à l'empressement de Primus et de Varus : et ces lettres, envoyées à Vespasien, firent impression sur lui, et le disposèrent à ne pas estimer les services de Primus autant que celui-ci l'avait espéré. Ce caractère altier en fut outré. Il s'en prenait à Mucien, et il ne le ménageait nullement dans ses discours. Il écrivit même à Vespasien d'un ton plus fier qu'il ne convenait à un sujet qui parle à son souverain, vantant ses exploits, et faisant sentir que Vespasien lui était redevable de l'empire. Il jetait ensuite obliquement quelques traits contre Mucien. Je sers mon prince, disait-il, non par courriers et par lettres, unis les armes à la main. Je ne prétends point diminuer la gloire de ceux qui ont maintenu la tranquillité de l'Asie. J'observe seulement que pour moi l'Italie l'objet de mes soins et le théâtre de mes services. J'ai déterminé les puissantes provinces des Espagnes et des Gaules à vous reconnaître pour empereur. C'est bien en vain que j'ai couru tant de hasards, supporté tant de fatigues, si les récompenses sont pour ceux qui n'ont pas vu l'ennemi. Celui qu'intéressaient ses reproches mêlés d'insulte ne les ignora pas. De là naquit entre Primus et Mucien une inimitié violente, montée par l'un à découvert avec une franchise de soldat, déguisée sourdement par l'autre, et conséquemment plus implacable. Primus n'en servit pas Vespasien avec moins de zèle. Il acheva son ouvrage, véritablement sans beaucoup de difficulté, parce que l'ennemi auquel il avait affaire aidait sa propre ruine. Lorsque Vitellius eut appris la défaite de ses légiste à Crémone', il ne fut occupé que de la pensée de supprimer et d'étouffer les nouvelles de son désastre ; nie et misérable dissimulation, qui, sans diminuer le nul, en retardait les remèdes : car, s'il fut convenu de la vérité et qu'il eût pris conseil, il lui restait mer de ressources et des forces ; au lieu qu'en supposant que tout allait bien il donnait le temps au mal de s'accroître. Tous ceux qui l'environnaient gardaient un silence profond sur la guerre : des espions et des soldats répandus dans la ville empêchaient les entretiens sur ce sujet, et par là les multipliaient. S'il eût été permis d'en parler, on aurait dit ce qui était vrai ; la défense en faisait penser et dire plus qu'il n'y en avait encore. Les généraux ennemis, de leur côté, affectaient de grossir l'idée de leurs avantages par la confiance qu'ils témoignaient. S'ils prenaient quelques batteurs d'estrade du parti de Vitellius, ils leur faisaient faire le tour du camp, les mettaient bien au fait de tout ce qu'ils avaient de forces, et les renvoyaient ensuite à leur maître, qui, après les avoir interrogés dans le secret, les fit tous mourir. L'aveuglement de Vitellius semblait aller jusqu'à ne pas croire ce qu'il souhaitait être faux. Un centurion, nommé Julius Agrestis, entreprit de rompre cette espèce d'enchantement : et, après avoir plusieurs fois exhorté inutilement Vitellius à prendre une résolution vigoureuse, il lui demanda la permission d'aller lui-même reconnaître les ennemis et s'instruire par ses yeux de ce qui s'était passé à Crémone. Il ne tenta point de tromper Primus par des informations secrètes et furtives : il alla le trouver, lui exposa les ordres dont il était chargé par son empereur, et l'intention qui ramenait. Primus lui donna des conducteurs, qui lui firent voir le champ de bataille, les débris de Crémone, et les légions qui s'étaient rendues à la discrétion des vainqueurs. Agrestis revint auprès de Vitellius, qui s'opiniâtra à lui nier la fidélité de son rapport, et l'accusa même de s'être laissé corrompre. Eh bien, dit ce généreux officier, puisqu'il vous faut une grande et éclatante preuve, et que ni ma vie ni ma mort ne peuvent plus vous être d'aucun autre usage, je vais vous donner un témoignage qui convaincra votre incrédulité ; et, s'étant retiré, il se tua lui-même. Selon un autre récit qui est d'accord dans tout le reste, ce fut Vitellius qui le fit mettre à mort. Enfin Vitellius, sorti comme d'un profond sommeil fit partir les deux préfets du prétoire, Julius Priscus et Alphénus Varus, avec quatorze cohortes prétoriens et toute sa cavalerie auxiliaire, pour fermer les passages de l'Apennin. Ce corps, déjà nombreux fut bientôt après grossi par une légion composée soldats de marine. Une pareille armée, forte par le nombre et par la qualité des troupes, et été capable, sous un autre chef, même d'agir offensivement. Elle se posta à Mévania dans l'Ombrie en-deçà de l'Apennin, pendant que Vitellius restait à Rome occupé d'objets tout différents. Sans rien diminuer de sa prodigalité ni de son luxe ordinaires, il prenait des arrangeants pour l'avenir, parce qu'il sentait le présent lui échapper. Il nomma les magistrats pour dix ans, et se déclara consul perpétuel. Avide de faire de l'argent, et s'imaginant se concilier la faveur des peuples, il accordait aux étrangers les privilèges dont avaient joui les Latins du temps de l'ancienne république ; aux alliés des renouvellements de traités à des conditions plus avantageuses : il prodiguait les immunités, les exemptions de tribut ; en un mot, sans aucune attention pour les suites, il dissipait par toutes sortes de largesses les droits et le patrimoine de l'empire. Le vulgaire admirait la grandeur de ces bienfaits : il se trouvait des hommes assez dépourvus de sens pour les acheter. Les sages regardaient comme frivoles et de nulle valeur des concessions qui ne pouvaient subsister sans la ruine de l'état. Cependant l'année qui était à Mévania témoignait par des cris empressés désirer la présence de son empereur. Il vint, accompagné d'une foule de sénateurs, qu'il menait avec lui, les uns par ambition de se faire un cortège ; les autres, en plus grand nombre, parce qu'il se défiait d'eux et les craignait. Il apporta dans le camp l'irrésolution qui le suivait partout, et qui le rendait très-propre à se laisser duper par d'infidèles conseils. On remarqua comme des prodiges fâcheux une nuée d'oiseaux funèbres, corbeaux apparemment, qui couvrit le ciel au-dessus de sa tête pendant qu'il haranguait les soldats ; la résistance d'une victime qui s'enfuit de l'autel, et qui ne reçut le coup que bien loin du lieu où elle devait être immolée. Mais le prodige le plus sinistre était Vitellius lui-même, qui n'avait aucune idée du métier des armes, toujours incertain et embarrassé, montrant son ignorance par ses interrogations éternelles sur l'ordre que doit observer une armée en marche, sur les mesures qu'il convient de prendre fin reconnaître l'ennemi, sur la manière de presser la guerre ou de traîner en longueur, tremblant à da nouvelle et témoignant sa frayeur par un visage pal et une démarche mal assurée, et au bout de tout cela noyé dans le vin. Il s'ennuya bientôt du camp, et, ayant appris que la flotte de Misène avait abandonné son parti, il revint à Rome fort alarmé. Car chaque disgrâce, à mime qu'elle arrivait, portait en son âme une impression de terreur : le danger général de sa situation ne l'affectait pas. S'il n'eût pas eu l'esprit trop étroit, et les lumières trop bornées, il était clair qu'il devait passer l'Apennin avec ses troupes fraîches, et tomber sur un ennemi épuisé par les fatigues d'une campagne et par la disette. Il perdit le temps ; il partagea son armée en pelotons, et livra ainsi à la boucherie des soldats pleins de bravoure et obstinément résolu à se sacrifier pour son service. Les centurions les plus habiles et les plus expérimentés désapprouveraient cette mauvaise manœuvre, et ils auraient dit leurs sentiments si on le leur eût demandé. Ceux qui avaient le plus de part à la confiance de Vitellius les écartèrent : mais le premier tort était du côté du prince, dont l'oreille vicieuse trouvait amer tout ce qui était utile, et n'écoutait que les discours capables de lui plaire die le perdre. Tout fondait autour de lui. La flotte de Misène, comme je l'ai dit, venait de le trahir, et elle avait entraîné après elle la plus grande partie de la Campanie. L'auteur de cette désertion fut un centurion cassé ignominieusement par Galba ; tant l'audace d'un seul homme peut dans les guerres civiles produire de grandes et subites révolutions. Ce traître, nommé Claudius Faventinus, supposa des lettres de Vespasien contenant les plus flatteuses promesses pour ceux qui embrasseraient son parti ; et ayant par-là gagné les soldats, il n'éprouva point d'obstacle de la part du commandant Claudius Apollinaris, dont la fidélité était chancelante. Mais ce commandant manquait aussi de rigueur pour soutenir une perfidie. Apinius Tiro, ancien préteur qui se trouvait par hasard à Minturnes, le fortifia et se mit à la tête de l'entreprise. Ils agirent de concert, et, après avoir fait déclarer la flotte, ils sollicitèrent les villes de Campanie, qui les suivirent sans difficulté ; si ce n'est que le zèle des habitants de Pouzzoles pour Vespasien jeta Capoue dans le parti contraire, par une suite de la rivalité qui était entre ces deux villes voisines, et qui mêlait ses petits intérêts dans une querelle si importante. A cette nouvelle, Vitellius fit partir Claudius Julianus, qui, peu auparavant, ayant le commandement de la flotte de Misène, s'était fait beaucoup aimer de ses soldats et qui par cette raison, paraissait propre à les ramener. Julianus était accompagné d'une cohorte de la ville et d'une troupe de gladiateurs : nouveau renfort pour les adversaires qui attirèrent à eux, sans peine, et le chef et ceux qui le suivaient. Tous ensemble ils se logèrent dans Terracine, ville forte par sa situation, s'attendant bien qu'à si peu de distance de Rome ils auraient bientôt l'ennemi sur les bras. En effet, Vitellius, partageant l'armée qu'il avait en Ombrie, en laissa la plus grande partie à Narnia[13] avec les deux préfets du prétoire, et il en détacha six cohortes et cinq cents chevaux, qui, sous les ordres de L. Vitellius, frère de l'empereur, marchèrent du côte de Terracine. Vitellius commençait à sentir son mal, se voyant comme enfermé entre l'armée victorieuse dé Primus en Ombrie, et de l'autre les nouveaux rebelles de Campanie. Une ressource vaine et frivole releva néanmoins ses espérances pour quelque moment. Le peuple demandait à prendre les armes : et les affranchis du prince l'exhortèrent à profiter de cette bonne volonté. Il les consultait seuls dans l'abandon où le laissaient ses amis, tous infidèles, et surtout ceux qui étaient les plus élevés en dignités. Vitellius donc, suivant le conseil de ses affranchis, fit citer les tribus, et promit à ceux qui s'enrôleraient, non-seulement leur congé après la victoire, mais les privilèges et les récompenses des vétérans. La foule de ceux qui se présentèrent fut si grande, qu'il s'en trouva accablé, et il chargea les consuls du soin d'achever les levées. L'imbécile empereur prenait confiance en ce faible appui, et il appelait du nom d'armée et de soldats une méprisable populace qui n'était brave qu'en paroles. Toute la ville s'ébranla en faveur de Vitellius, par un de ces mouvements subits dont la chaleur se communique de proche en proche et enflamme tous les esprits, sans que la raison y ait souvent beaucoup de part. Les chevaliers romains, suivis du corps nombreux des affranchis, offrirent de l'argent et le service de leur personne. Les sénateurs consentirent à être taxés à certaines sommes, et à un certain nombre d'esclaves qui seraient enrôlés. La crainte avait commencé, et, aidée de la pitié, elle s'était changée en une sorte de bienveillance. Ce n'était pas à Vitellius qu'on s'intéressait ; mais le sort de la première place en elle-même, si fort avilie et réduite à une telle humiliation, attendrissait les cœurs. Et Vitellius secondait ces dispositions favorables par tes discours, par ses gestes, par ses larmes, libéral en promesses, et n'y gardant aucune mesure : effet ordinaire de la peur. Il se fit aussi appeler César, ce qu'il avait jusque-là refusé. Mais il était dans une circonstance où l'on se prête autant aux idées populaires qu'aux conseils des sages ; et la superstition lui persuada qu'un nom regardé comme heureux serait pour lui comme une sauvegarde. Le vent de bonne fortune qui semblait ranimer les affaires de Vitellius n'eut qu'un instant de durée. Une ardeur qui n'a point de motif s'éteint comme elle s'est allumée. Chacun commença à se soustraire : les sénateurs, les chevaliers se dispensèrent d'exécuter leurs promesses, d'abord avec quelque retenue, et en évitant les yeux de l'empereur, ensuite tout ouvertement et sans se gêner ; de façon que Vitellius, n'ayant pas le pouvoir de les y contraindre, cessa d'exiger ce qu'on ne voulait point lui donner. Dans le même temps le plus puissant corps de troupes qui lui restait encore attaché se vit forcé de l'abandonner, et leva l'unique barrière qui empêchât Primus de pénétrer jusqu'à Renne. L'Italie avait cru voir renaître la guerre, lorsque les cohortes prétoriennes de Vitellius étaient venues s'emparer de Mévania, et en faire leur place d'armes. Mais la prompte retraite de ce lâche empereur fit comprendre qu'il n'y avait plus de combats à craindre, et détermina les peuples en faveur de son rival. Les Samnites, les Péligniens, les Marses se déclarèrent pour Vespasien, et, piqués d'émulation comme la Campanie, qui les avait prévenus, ils apportèrent au service de la guerre tout le zèle d'un nouvel engagement. Les légions de Primus passèrent l'Apennin sans trouver aucun autre obstacle que ceux que leur opposèrent les neiges, le mauvais temps, la difficulté des chemins. On était alors au mois de décembre ; et les peines incroyables que la nature seule des lieux pausa à cette armée montrèrent combien le succès aurait été douteux, si elle avait eu encore à combattre les ennemis. Elle recueillit alors Pétilius Cérialis, qui, déguisé en habitant de la campagne, et connaissant le pays, s'était échappé aux gardes que lui avait donnés Vitellius. Cérialis était allié de fort près à Vespasien, et il savait la guerre, ayant servi avec distinction dans la Grande-Bretagne : ainsi il fut mis au rang des chefs. Plusieurs assuraient que Flavine Sabinus et Domitien, l'un frère, l'autre fils de Vespasien, qui étaient actuellement dans Rome, auraient pu aussi se sauver. Primus leur en offrait les moyens, leur faisant tenir des avis sur la route qu'ils devaient prendre, sur le terme vers lequel ils devaient diriger leur marche, et où ils auraient trouvé sûreté. Sabinus, vieux, infirme, craignit la fatigue d'une fuite. Domitien en avait bien la volonté, mais il était gardé à vue ; et quoique ses surveillants se montrassent disposés à l'aider, il ne se fiait pas à eux, et il appréhendait que leurs offres ne cachassent un piège. D'ailleurs Vitellius n'avait aucun mauvais dessein, ni contre Sabinus, ni contre Domitien, et, de peur d'exposer sa famille, il ménageait celle de son adversaire. Primus, après avoir passé l'Apennin, vint à Causule[14], et résolut d'y séjourner pour donner quelque temps de repos à son armée, et pour attendre l'arrivée des légions mandées de Vérone, dont il n'avait avec lui que de simples détachements. Le lieu était avantageux pour un camp par sa situation élevée qui dominait sur un grand pays, par la commodité des vivres qu'il serait aisé de tirer des villes opulentes qu'on laissait derrière soi, par la sûreté des magasins. Et de plus, en se tenant dans l'inaction vis-à-vis des troupes de Vitellius postées à Narnia, à dix milles seulement de distance, on espérait engager avec elles des entretiens, et leur persuader de quitter volontairement un parti malheureux. Les soldats de Primus souffraient avec peine ce de-, lai préférant la victoire à la paix. Ils n'attendaient pas mime volontiers leurs légions, qu'ils regardaient comme venant partager avec- eux le butin plutôt que le danger. Primus, les ayant assemblés, leur représenta, que Vitellius avait encore des forces capables de résister, si elles lui demeuraient fidèles, et même de se rendre redoutables si on les poussait au désespoir ; que, dans les commencements des guerres civiles, il fallait donner beaucoup à la fortune, mais que la victoire s'achevait par la maturité du conseil ; que déjà la flotte de Misène et toute la Campanie avaient abandonné Vitellus, et que de tout l'univers il ne lui restait que l'espace compris entre Terracine et Narnia. — Vous avez acquis assez de gloire, ajouta-t-il, par la bataille de Crémone, et le sac de cette ville ne vous a chargés que de trop de haine. Votre dessein doit être non de prendre Rome, mais d'en être les sauveurs. Vous pouvez vous promettre de plus grandes récompenses et un honneur infini, si vous délivrez le sénat et le peuple romain d'un joug honteux sans répandre le sang. Ces remontrances firent leur effet, et calmèrent les soldats ; et les légions que l'on attendait ne tardèrent pas à arriver. La nouvelle de l'accroissement des forces de Primus répandit la terreur parmi les cohortes ennemies, dont la fidélité commença à s'ébranler. Personne ne les exhortait à la guerre, et plusieurs de leurs officiers les sollicitaient à changer de parti, cherchant à se faire un mérite auprès du vainqueur, et pensant qu'ils en seraient plus considérés s'ils se faisaient suivre chacun de la troupe qu'il commandait. Ils entretenaient des intelligences avec Primus, et il fut averti par eux qu'il lui serait aisé d'enlever un corps de quatre cents chevaux qui était dans Interamna[15]. Sur le champ Arrius Varus fut envoyé avec un détachement de gens d'élite pour les attaquer. Peu se défendirent en braves gens, et ils restèrent sur la place : la plupart, jetant leurs armes bas, demandèrent quartier : quelques-uns s'enfuirent dans leur camp, où ils augmentèrent l'alarme, en exagérant par leurs discours la valeur et les forces des ennemis, pour diminuer leur honte. Ainsi tout se disposait à une défection générale. La lâcheté n'était point punie : la désertion ne manquait point d'obtenir sa récompense ; on ne connaissait plus d'émulation entre les officiers que pour la perfidie : on ne voyait que Tribuns et Centurions passer du côté de l'ennemi : le simple soldat tenait encore bon, avec une constance opiniâtre, jusqu'à ce que les deux préfets du Prétoire, Priscus et Alphénus, ayant eux-mêmes quitté le camp pour aller se rendre auprès de Vitellius, firent comprendre qu'il n'y avait plus de honte à renoncer à un parti dont les chefs désespéraient. Cependant les soldats se flattaient encore d'une ressource en idée. Peu instruits ou incrédules sur le sort de Valens, ils se persuadaient que ce général avait pénétré en Germanie, et que, mettant en mouvement toutes les forces qui avaient été laissées sur le Rhin, prenant soin de les grossir par de nouvelles levées, il arriverait incessamment avec une armée formidable. Les chefs du parti contraire leur ôtèrent cette dernière espérance, en faisant tuer Valens à Urbin, on l'avait amené prisonnier, et en affectant de leur montrer sa tête, afin qu'il ne leur restât aucun doute sur ce qu'il était devenu. Valens avait une si grande réputation, que sa mort fut regardée dans les deux partis comme la fin de la guerre. Il était né à Anagnie d'une famille de chevaliers romains. Ses mœurs furent licencieuses, et il avait cette tournure d'esprit qui est propre à acquérir le titre d'homme aimable dans le monde par une pétulance enjouée. Aux jeux Juvénaux sous Néron, il monta sur le théâtre, d'abord comme forcé, ensuite sans cacher le goût qui le portait à cet ignoble exercice ; et il y réussissait mieux qu'il ne convient à un homme d'honneur. Devenu commandant d'une légion en Germanie, il voulut porter Virginius à l'empire, et se rendit son délateur. Il tua Fonteïus Capito, après avoir corrompu sa fidélité, ou parce qu'il ne pouvait pas la corrompre. Traître à Galba, fidèle à Vitellius, la perfidie des autres lui donna du relief et de l'éclat. Les malheureuses troupes de Vitellius, destituées de toute ressource, se résolurent enfin à subir la loi du vainqueur. Ce fut un cérémonial bien humiliant pour ces braves soldats, de sortir de Narnia avec leurs drapeaux et leurs enseignes, pour venir se mettre à la discrétion de l'armée ennemie, qui les attendait dans la plaine, rangée en ordre de bataille. Elle les enveloppa ; et Primus, leur ayant néanmoins parlé avec bonté, les distribua partie à Narnia, partie à Interamna, laissant auprès d'eux des forces suffisantes pour leur imposer s'ils tentaient une rébellion, mais qui avaient ordre de ne les point inquiéter s'ils demeuraient soumis. Vitellius ne pouvait plus se défendre, et il fallait qu'il choisit de deux partis l'un, ou de mourir les armes à la main, s'il eût été capable de prendre cette généreuse résolution, ou de négocier avec les vainqueurs, et d'accepter les conditions qui lui seraient imposées. Il aurait suivi et exécuté ce dernier plan, s'il eût été maître de disposer de lui-même. Son insensibilité stupide lui eût permis d'oublier qu'il avait été empereur, si les autres eussent pu ne pas s'en souvenir. Et il en serait résulté un grand avantage pour Rome, qui n'aurait point éprouvé les horreurs de la guerre, et dans laquelle Vespasien aurait été aussi paisiblement reconnu que s'il fut parvenu à l'empire par droit de succession. Le contraire arriva contre l'intention de tous les chefs du parti vainqueur. Primus avait témoigné à ses soldats qu'il désirait terminer ce qui restait de la guerre par la voie d'un accommodement, plutôt que par la force des armes, et il agit conséquemment à ce système, en faisant des propositions à Vitellius. Mucien de son côté voulut aussi traiter avec lui. Mais ce fut surtout avec Flavius Sabinus que la négociation fut poussée très-loin : et elle aurait réussi sans l'opiniâtreté indomptable des soldats de Vitellius. Flavius Sabinus était, comme je l'ai déjà observé plus
d'une fois, frère allié de Vespasien, et préfet de Rome, et par sa charge il
avait sous son commandement les cohortes de la ville. S'il eût suivi les
impressions des premiers du Sénat, il aurait tenté de partager l'honneur de
la victoire, en se rendant maître de la capitale. Ils lui représentèrent la
facilité de l'entreprise. Qu'outre les troupes qui
lui obéissaient, il pouvait compter sur celles du guet, sur les esclaves de
ceux qui lui parlaient, et par-dessus tout sur la bonne fortune d'un parti,
pour lequel s'aplanissaient tous les obstacles. Qu'il ne restait à Vitellius
qu'un petit nombre de cohortes découragées par la continuité des mauvais
succès. Que le peuple, qui semblait actuellement s'intéresser pour lui,
changeait en un instant de sentiments et d'affection ; et que si Sabinus
agissait avec vigueur et se montrait pour chef, les mêmes adulations que la
multitude prodiguait à Vitellius se tourneraient du côté de Vespasien. Que
Vitellius par lui-même était souverainement méprisable, incapable de se
soutenir dans la prospérité, bien loin de pouvoir lutter contre les disgrâces
qui l'accablaient de toutes parts. Que Sabinus ne devait pas laisser tout
faire à Primus et à Varus. Que le mérite d'avoir fini la guerre serait pour
celui qui aurait décidé la ville en faveur de Vespasien. Qu'il convenait à
Sabinus de prendre l'empire comme en dépôt pour le remettre à son frère ; et
qu'il convenait aussi à Vespasien d'honorer Sabinus au-dessus de tous, et de
n'avoir personne à faire passer avant lui. Sabinus reçut froidement ces exhortations : ce qui donna lieu à quelques-uns de le soupçonner de jalousie contre la fortune de son frère. En effet, avant l'élévation de Vespasien à l'empire, Sabinus le surpassait en considération et en richesses ; et, comme personne n'aime à déchoir, on craignait quelque mésintelligence entre les deux frères cachée sous des dehors d'amitié et d'union. Il est plus équitable, et peut-être plus conforme à la vérité de penser que Sabinus, d'un caractère doux, avait de l'éloignement pour le sang et le carnage, et qu'espérant obtenir de Vitellius une cession volontaire, il préféra cette voie pacifique. Il eut avec lui plusieurs entretiens particuliers, et enfin il conclut l'affaire dans le temple d'Apollon, moyennant une pension de cent millions de sesterces[16], sa maison entretenue, et la liberté de passer tranquillement le reste de ses jours sur la côte délicieuse de Campanie. Cluvius Rufus et Silius Italicus, illustres consulaires, furent témoins et garants de l'accord, et un grand nombre de spectateurs observaient de loin les visages. La bassesse était peinte sur celui de Vitellius : Sabinus n'avait point l'air insultant, et paraissait plutôt attendri par la compassion. Tout était pacifié, si ceux qui environnaient Vitellius eussent été aussi traitables que lui. Mais ils s'opposaient à l'accommodement, lui en mettant devant les yeux la honte, le danger, et l'exécution incertaine, puisqu'elle dépendait du caprice du vainqueur. Vespasien, disaient-ils, n'aura pas assez d'orgueil pour soutenir la vue de Vitellius réduit à la condition privée. Vos partisans, quoique vaincus, ne pourront supporter cette indignité, et la pitié qu'excitera votre sort vous attirera de nouveaux périls. Vous êtes, il est vrai, dans un âge où la vicissitude de la bonne et de la mauvaise fortune peut vous avoir dégoûté de la grandeur, et vous faire désirer le repos. Mais votre fils Germanicus, que deviendra-t-il ? quel sera son état ? quel rang tiendra-t-il dans la république ? Et vous-même, pouvez-vous compter sur la tranquille retraite que l'on vous promet ? Quand une fois Vespasien aura envahi l'empire, ni lui, ni ses amis, ni ses armées ne se croiront en sûreté, tant que subsistera une maison rivale de la sienne. Fabius Valens, prisonnier et chargé de chaînes, leur a été à charge, et ils ont cru être obligés de s'en défaire, bien loin que Primus, et Varus, et Mucien, l'honneur du parti, ayant d'autre pouvoir par rapport à Vitellius que celui de le poursuivre jusqu'à la mort. César n'a point laissé la vie à Pompée, ni Auguste à Antoine. Vespasien aura-t-il des sentiments plus élevés, lui qui était client de Vitellius, votre père, pendant que Vitellius était collègue de Claude ? Ah, plutôt souvenez-vous d'un père décoré de la censure et trois fois consul ; souvenez-vous des honneurs dont votre maison est comblée, et faites-vous au moins du courage par désespoir. Le soldat vous est inviolablement attaché, le peuple vous témoigne un zèle ardent. Enfin il ne peut rien nous arriver de plus fâcheux que le malheur dans lequel nous nous précipitons par notre propre fait. Vaincus, nous mourrons ; si nous nous mettons à la discrétion de l'ennemi, nous mourrons : le seul choix qui nous reste est la gloire ou la honte d'une mort inévitable. Les oreilles de Vitellius étaient fermées aux conseils généreux. Il succombait sous le poids de sa disgrâce, et l'inquiétude pour sa famille achevait de l'accabler : il craignait, par une résistance opiniâtre, d'irriter le vainqueur contre sa femme et ses enfants. Il avait aussi une mère respectable par son âge et par sa vertu, mais qui prévint de peu de jours, par une mort arrivée tout à propos, la ruine dé sa maison. Elle mourut, n'ayant tiré d'autre fruit de la fortune de son fils que des sujets de larmes et une bonne réputation. Selon Suétone[17], plusieurs soupçonnaient que la mort de cette dame n'était point naturelle. Quelques-uns disaient que son fils lui avait fait refuser des aliments pendant qu'elle était malade, et cela sur la foi d'une prétendue prédiction d'une femme du pays des Caftes, qui lui promettait un règne long et heureux s'il survivait à sa mère. D'autres racontaient que Sextilia elle-même, ennuyée de la vie, et craignant les maux qui allaient fondre sur sa famille, avait obtenu de Vitellius, sans beaucoup de peine, la permission de hâter sa mort par le poison. La variété de ces témoignages en diminue l'autorité, et le silence de Tacite fortifie le doute. Vitellius a déjà assez de crimes sur son compte, sans y ajouter un parricide, ou commis, ou consenti. Le 18 décembre, ce prince malheureux, ayant appris qu'il était abandonné des troupes de Narnia, qui avaient été contraintes de prêter serment à son ennemi, sortit du palais en habit de deuil, avec toute sa maison plongée dans la tristesse et dans l'abattement. On portait dans une petite litière son fils en bas âge. Il semblait que ce fut l'appareil d'une cérémonie funèbre. Le peuple lui faisait des acclamations flatteuses, dont le temps était passé : les soldats le suivaient dans un silence d'indignation et de menaces. Il aurait fallu n'avoir ni sentiments ni entrailles pour n'être point touché de ce spectacle, et ne pas s'attendrir sur le sort d'un empereur romain, peu auparavant maître de l'univers, qui à travers une foule immense allait dans la place publique de sa capitale faire une abdication solennelle du rang suprême. Jamais on n'avait rien vu, rien entendu dire de pareil. Le dictateur César, et ensuite Caligula, avaient péri par une conspiration. La fuite de Néron fut cachée par les ténèbres de la nuit, et sa mort n'eut que peu de témoins dans une campagne inconnue. Galba et Pison furent tués tomme dans une bataille. Ici Vitellius, au milieu de son peuple, environné de ses soldats, à la vue même des femmes, que la curiosité d'un événement inouï avait attirées, renonçait tristement à l'empire. Il lut son acte de renonciation ; par lequel il déclara en deux mots et avec beaucoup de larmes que, pour le bien de la paix et pour le salut de la république, il se démettait de la souveraine puissance ; et qu'il priait ceux qui l'écoutaient de conserver quelque souvenir de lui, et d'avoir compassion de son frère, de sa femme, et de l'âge tendre de ses enfants. En même temps prenant son fils entre ses bras, il le présentait et le recommandait, soit à chacun des grands en particulier, soit à tout le peuple en général. Enfin, les pleurs lui étouffant la parole, il. ôta l'épée de son côté, comme pour se dessaisir du droit de vie et de mort, et il voulait la rendre au consul. Cécilius Simplex, qu'il avait pris près de lui. Le consul refusa de la recevoir ; toute l'assemblée, par une réclamation unanime s'y opposa : en sorte que Vitellins prit le perfide se retirer, marchant vers le temple de la Concorde, pour s'y dépouiller des marques du commandement suprême, et de là gagner la maison de son frère. Les cris se renouvelèrent avec plus de force qu'auparavant : on se mit devant lui pour l'empêcher d'aller prendre son logement dans une maison privée : on l'invitait à retourner au palais : on lui fermait tout pitre chemin, et on ne laissait libre que celui qui menait à la rue Sacrée. Vitellius, déconcerté, et n'étant plus maître d'exécuter sa résolution, céda au vœu de la multitude, et se laissa reconduire au Palais. Avant la cérémonie de l'abdication, le bruit s'était déjà répandu que Vitellius renonçait à l'empire ; et Sabinus avait écrit aux tribuns des cohortes germaniques pour leur recommander de contenir leurs soldats. Dans une révolution, c'est à qui sera des premiers à adorer la fortune naissante. Ainsi les plus illustres sénateurs, un très grand nombre de chevaliers romains, les officiers et les soldats des cohortes de la ville, ceux du guet, s'étaient empressés à venir fondre chez Sabinus. Là on fut bien étonné d'apprendre que l'affine n'était point terminée, que le peuple s'échauffait en faveur de Vitellius, et que les troupes irritées s'emportaient à des menaces. On était trop avancé pour pouvoir reculer ; et ceux qui formaient déjà une cour autour de Sabinus, ne croyant pas qu'il y eût sûreté pour eux à se séparer, parce qu'en ce cas ils deviendraient une proie aisé pour les soldats de Vitellius, transformaient leur crainte personnelle en zèle de parti, et exhortaient le préfet de la ville à prendre les anses. Mais, comme il arrive dans ces sortes d'occasions, tous étaient ardents à donner conseil, peu voulurent partager le péril. Sabinus sortit assez mal accompagné, et bientôt il vit venir à sa rencontre on gros de soldats du parti contraire. Le combat se livra ; et Sabinus, ayant le dessous, ne put rien faire de mieux que de se retirer dans le Capitole, laissant quelques-uns des siens sur la place. Avec lui s'enfermèrent, outre les soldats qu'il commandait, quelques sénateurs, et quelques chevaliers Romains. Mais Tacite observe qu'il ne lui est pas aisé de donner les noms, parce que plusieurs, après la pleine victoire de Vespasien, se firent honneur à faux titre de s'être exposés pour lui en cette omission. Il y eut aussi des dames assez courageuses pour entrer dans une forteresse qui allait être assiégée. Elles y suivirent leurs proches ou leurs maris ; à l'exception néanmoins de Verulana Gracilia, dont le seul attrait fut la guerre, sans aucun autre intérêt. Les gens de Vitellius, pleins de courage contre les dangers, mais négligents par rapport à la discipline, et mous à supporter les fatigues, ne firent la garde qu'avec très peu d'exactitude autour du Capitole, en sorte que Sabinus eut moyen de retirer auprès de lui ses enfants, et Domitien, son neveu. Il fit aussi passer un courrier chargé de lettres pour les chefs de l'armée victorieuse, qui invertissait de la situation où il se trouvait, et du besoin d'un prompt secours. Du reste il passa la nuit si paisiblement, qu'il aurait pu sortir sans risque, et se mettre en sûreté. Au point du jour, avant que les hostilités commençassent,
il dépêcha Cornélius Martialis, officier distingué, à Vitellius, pour se
plaindre de l'infraction de l'accord, du carnage arrivé la veille, et du siège
qu'il se voyait obligé de soutenir dans le Capitole. Et pour faire voir
combien était injuste le procédé qu'on tenait à son égard, il ajoutait dans
la lettre dont Martialis était porteur : Je n'ai
pris aucune part à la guerre, je me suis concentré dans le repos comme un
simple sénateur, pendant que la querelle se vidait entre vous et Vespasien par
les combats des légions, par les prises des villes, par la désolation de
l'Italie. Déjà l'Espagne, la Grande-Bretagne, les Gaules s'étaient révoltées
; et le frère de Vespasien vous demeurait encore fidèle, jusqu'à ce que vous
l'ayez sollicité le premier pour un accommodement. La paix et la concorde sont
utiles aux vaincus, et seulement glorieuses aux vainqueurs. Si vous avez
regret aux démarches qu'il vous a plu de faire, ce n'est pas moi que vous
devez attaquer par la violence, après m'avoir trompé par la perfidie ; ce
n'est pas au fils de Vespasien, à peine sorti de l'enfance, qu'il faut vous en
prendre. Que gagnerez-vous par la mort d'un vieillard, et d'un jeune homme de
quinze ans ? Allez à la rencontre des légions, disputez vos droits contre
elles : l'événement du combat décidera de tout le reste. A ces reproches, Vitellius ne répondit que par des excuses, rejetant la faute sur le soldat, dont la trop grande ardeur faisait la loi à sa modestie. Et il avertit Martialis de sortir secrètement par une porte dérobée, de peur qu'il ne payât de sa vie le message dont il s'était chargé pour une paix odieuse aux soldats. Ainsi Vitellius, n'ayant le pouvoir ni de rien ordonner, ni de rien défendre, n'était plus empereur, mais seulement le motif et l'occasion de la guerre. A peine Martialis était-il rentré dans le Capitole, que les cohortes germaniques vinrent y livrer l'assaut. Elles n'avaient aucun chef qui les exhortât, et chaque soldat ne prenait l'ordre que de lui-même et de sa propre fureur. Sans s'être donné le temps d'amener des machines de guerre, sans avoir fait provision de l'espèce de traits dont on se servait alors dans les sièges, ils s'avancent, armés seulement de leurs épées, jusqu'aux portes de la citadelle, à travers un grêle de tuiles et de pierres dont on les accablait de dessus les toits des portiques qui bordaient la rue des deux côtés. Ils mettent le feu aux portes, et ils allaient pénétrer par le passage que leur ouvraient les flammes, si Sabinus ne se fût fait un rempart des statues en grand nombre qu'il avait sous sa main. Ces monuments de la gloire des héros de l'ancienne Rome, amoncelés les uns sur les autres, arrêtèrent les assaillants. Ils ne se rebutèrent pas, et, ne pouvant forcer cet endroit, ils formèrent deux autres attaques. Du côté de l'asile de Romulus[18], l'entreprise leur réussit. On avait laissé les particuliers bâtir en ce lieu, parce que, dans la paix dont jouissait Rome maîtresse de l'univers, on ne craignait pas les dangers de la guerre, et- les édifices s'élevaient jusqu'au niveau du terrain du Capitole : les soldats de Vitellius, montés sur les toits de ces maisons, combattaient avec tant d'avantage, qu'il n'était plus possible de leur résister. Dans cette malheureuse circonstance, le feu fut appelé au secours et mis en œuvre : si ce fut par les assaillants, qui voulaient se faciliter une entrée, ou, comme ou le crut plus communément, par les assiégés, qui se proposèrent de retarder l'effort d'un ennemi trop pressant, c'est ce qui est demeuré incertain. Le fait est que le feu, se communiquant de proche en proche, gagna le temple de Jupiter Capitolin, qui fut entièrement consumé. Cet événement est déploré par Tacite, comme le plus triste et le plus honteux qui soit jamais arrivé au peuple romain. Sans que les ennemis, dit-il, s'en mêlassent dans un temps où les Dieux nous étaient propices, si nos crimes n'eussent pas mis obstacle à leur protection, la demeure de Jupiter Capitolin, consacrée par la religion de nos ancêtres pour être le gage de la durée de notre empire, cet édifice auguste dont ni Porséna, à qui la ville se rendit, ni les Gaulois, qui la prirent, n'avaient pu violer la sainteté, périt par la fureur de nos princes. Il avait déjà été brûlé dans les guerres de Sylla[19], mais par la fraude de quelques particuliers. Ici il fut assiégé en forme, on y mit le feu tout ouvertement. Quel était le natif de nos armes ? quel si digne prix se proposait-on[20], qui pût compenser une perte si funeste ? Si les assiégés furent les auteurs de l'incendie, ils ne recueillirent pas le fruit de leur crime ; car les cohortes germaniques ne manquaient ni de ruse ni de courage dans les occasions périlleuses. Au contraire dans le parti opposé les soldats étaient déconcertés et tremblants : le chef, naturellement timide, et alors interdit et saisi, ne pouvait plus faire aucun usage ni de sa raison, ni de sa langue, ni de ses oreilles. Il n'était point gouverné par les conseils d'autrui, et il ne savait pas lui-même prendre une résolution. Il courait tantôt d'un côté tantôt de l'autre, selon que les cris des ennemis le frappaient. Il défendait ce qu'il avait ordonné, il ordonnait ce qu'il venait de défendre. Bientôt il y eut autant de commandants que de tètes, et, comme il arrive dans les dangers extrêmes, tous donnaient des ordres et personne n'exécutait. Enfin jetant bas les armes, ils ne cherchent plus que les moyens de se dérober par la fuite. Les vainqueurs entrent furieux, et mettent tout à feu et à sang, ne trouvant aucune résistance, si ce n'est de la part d'un petit nombre de braves officiers, qui se firent tuer en combattant. Flavius Sabinus ne songeait ni à se défendre ni à fuir : il fut pris, aussi bien que Quintius Atticus, actuellement consul, sur qui attira l'attention le vain éclat d'un titre brillant, et la témérité inconsidérée avec laquelle il avait jeté parmi le peuple des ordonnances remplies d'éloges magnifiques pour Vespasien, et de reproches injurieux contre Vitellus. Les autres personnages de marque échappèrent par diverses aventures, quelques uns déguisés en esclaves, plusieurs mis à couvert par de filètes clients, et cachés parmi les bagages. Il y en eut qui, ayant observé le mot auquel les ennemis se reconnaissaient, s'en servirent habilement soit pour répondre lorsqu'ils étaient interrogés, soit pour interroger eux-mêmes ; et leur hardiesse fit leur sûreté. Domitien, au premier moment de l'irruption des troupes de Vitellius, se cacha chez le sacristain du temple ; et ensuite, un affranchi fidèle et adroit l'ayant revêtu d'une robe de lin telle que la portaient les ministres des choses saintes, il demeura ignoré et confondu parmi eux, jusqu'à ce que le grand tumulte lût passé. Alors il se retira dans la maison d'un client de sa famille, où il attendit la fin de l'orage. Dans la suite il érigea à cette occasion deux monuments : l'un simple et modeste, du vivant de son père, une petite chapelle en l'honneur de JUPITER CONSERVATEUR, dans l'emplacement du logement du sacristain, qu'il fit abattre ; un autel, et une inscription sur le marbre, qui contenait le récit de son aventure. L'autre fut temple magnifique qu'il construisit et consacra, étant empereur, à JUPITER GARDIEN, et dans lequel il se fit représenter lui-même entre les bras du dieu. Sabinus et Atticus, chargés de chaînes, furent menés à Vitellius, qui les reçut au haut de l'escalier du palais, sans émotion, sans colère, au grand mécontentement de ceux qui venaient lui demander la permission de les mettre à mort, et la récompense du service qu'ils prétendaient lui avoir rendu. Les plus audacieux : jetèrent des cris d'emportement et de fureur, auxquels se joignit la vile populace qui s'était attroupée. Tous exigent de lui qu'il ordonne le supplice de Sabinus, mêlant.les menaces et les flatteries. Vitellius tenta de les fléchir par ses prières, mais enfin il céda à leur opiniâtreté. Aussitôt ils prennent Sabinus, ils le mettent en pièces, ils lui coupent la tête, et traînent son corps aux Gémonies. Ainsi périt un homme qui n'était point du tout méprisable. Il avait servi la république pendant trente-cinq ans, et il s'était fait honneur en paix et en guerre. On n'eut jamais lieu de l'accuser ni d'avidité ni d'injustice : il parlait trop : c'est le seul reproche que ses envieux aient pu lui faire avec fondement 'dans les grandes places qu'il occupa, ayant été sept ans gouverneur de la Mœsie, et douze ans préfet de Rome. Dans la catastrophe de sa vie, les uns le jugèrent lâche et timide, les autres modéré et attentif à ménager le sang des citoyens. Quelque motif qu'on veuille lui attribuer, il est certain qu'il s'y : comporta en homme peu capable de conduire en chef une grande affaire ; et s'il est vrai, comme Tacite l'assure, qu'avant l'élévation de Vespasien. à l'empire, Sabinus ait été l'honneur de sa maison, les faits prouvent au moins, depuis cette époque, que Vespasien avait plus de tète et de force de courage que Sabinus. Sa mort fut agréable à Mucien ; et les politiques prétendaient qu'elle avait été avantageuse à la tranquillité publique, parce que la bonne intelligence aurait eu peine à se maintenir entre deux hommes qui pouvaient prétendre à tout, l'un comme frère de l'empereur, l'autre comme lui ayant donné l'empire. Le peuple demandait encore le supplice du consul. Mais Vitellius tint ferme à le refuser. Il était fort content de ce que Quintius déclarait à quiconque voulait l'entendre que c'était lui qui avait mis le feu au Capitole. Soit que l'aveu soit sincère, ou que ce fût un mensonge accommodé aux circonstances, il en résultait également que Quintius prenait sur lui la haine de ce déplorable évènement et en déchargeait le parti de Vitellius. Dans ce même temps L Vitellius, avec ses six cohortes, menaçait et pressait Termine, où s'étaient renfermée, comme je l'ai dit, les soldats de marine de la flotte de Misène, et un hombre considérable de gladiateurs, les premiers commandés par Apollinaris, les autres par haines. C'étaient deux chefs peu dignes de ce nom, et qui, par leur témérité licencieuse et par leur négligente, eussent mieux mérité d'être rangés parmi les gladiateurs. Ils ne faisaient point la garde, ils ne songeaient point à fortifier les endroits faibles de la place : nuit et jour occupés de leurs plaisirs, ils se donnaient des concerts sur le rivage, et employant les soldats au service de leur luxe, ils ne parlaient de guerre que lorsqu'ils étaient à table. Apinius Tiro, qui s'était uni à eux, avait quitté Terracine pour aller dans les villes du voisinage lever des contributions, qui rendaient le parti plus odieux qu'elles ne pouvaient lui être utiles. Cependant un esclave passa de la ville dans le camp de L. Vitellius, et lui promit d'introduire furtivement ses troupes dans la citadelle. Son offre fut acceptée : il l'exécuta sans peine, et surprit aisément pendant la nuit une garnison plongée, à l'exemple de ses chefs, dans une molle sécurité. Les soldats de Vitellius, placés par l'esclave au-dessus de la tête des ennemis, descendent l'épée à la main dans la ville. Ce ne fut pas un combat, mais un carnage. Ils trouvent les uns sans armes, les autres sortant subitement du sommeil et commençant à s'armer, tous éperdus et troublés par l'horreur des ténèbres, par le son des trompettes, par les cris menaçants, qui leur portaient la frayeur dans l'âme. Ils les taillent en pièces, n'ayant la peine que de tuer. Seulement quelques gladiateurs se battirent avec courage, et vendirent chèrement leur vie. Les autres courent vers leurs vaisseaux où le désordre ne fut pas moindre. Il y périt beaucoup de bourgeois mêlés avec les soldats qui prenaient la fuite, et massacrés indistinctement par les vainqueurs. Six vaisseaux échappèrent dans le premier commencement du tumulte ; et le commandant de la flotte, Apollinaris, ne s'oublia pas et fut aussi ardent à fuir qu'il avait été peu soigneux de se précautionner. Le reste des vaisseaux fut pris sur le rivage même, ou coula bas par la précipitation de ceux qui s'y jetaient en foule, sans attention à éviter l'inconvénient d'une charge trop forte. Julianus tomba au pouvoir de L. Vitellius, qui le fit maltraiter outrageusement à coups de fouets et égorger en sa présence. Il fut dit dans le temps que Trierai, femme de L. Vitellius, ne voulut point céder en insolence et en cruauté à leu mari, et qu'au milieu du désastre de Terracine et des larmes de ses malheureux habitants, elle peut l'épée au côté, prenant part aux meurtres et aux pillages. Le vainqueur envoya en diligence à son frère la nouvelle de son exploit, lui marquant en même temps qu'il se déterminerait selon les ordres qu'il recevrait de lui, soit à revenir à Rome, soit à rester dans la Campanie pour achever de la soumettre. Vitellius n'eut pas le temps de lui répondre, prévenu par les entremis, qui dans cet intervalle se rendirent maîtres de la ville et de sa personne, comme je vais le raconter : et ce fut un grand bonheur non-seulement pour le parti de Vespasien, mais pour la république, que Vitellius ne se fût pas résolu de lui-même à accourir à Rome. Car les troupes qu'il commandait joignaient à.une valeur et à une fidélité obstinées la fierté d'une victoire récente. Lui-même tout décrié qu'il était pour l'infamie de sa conduite, il avait de l'activité, et le vice produisait en lui les mêmes effets que le zèle du bien chez les hommes vertueux. Ainsi Prunus, en arrivant à Rome, aurait trouvé de la résistance ; et dans les combats qui se seraient livrés, la ville pouvait périr. Elle eut même sans cela assez à souffrir : et le peu de troupes qui étaient autour de Vitellius, attirèrent à cette capitale de l'univers de grandes disgrâces. La lenteur et les délais de l'armée victorieuse de Primus y contribuèrent aussi. Si elle se fut hâtée, elle pouvait prévenir, l'embrasement du Capitole et la mort de Sabinus, évènements qui rompirent toute espérance de conciliation entre Vitellius et Vespasien. Au lieu de faire diligence, elle célébrait tranquillement, pendant que tout était en combustion dans Rome, les fêta des Saturnales à Otricoli. Le motif ou le prétexte d'un retardement si déplacé était la prétendue nécessité d'attendre Mucien. Il se trouva même des soupçonneux qui accusèrent Primus de perdre le temps à dessein, parce qu'il était actuellement en négociation avec Vitellius, qui lui offrait le consulat ; et sa fille en mariage. D'autres réfutaient ces bruits, comme calomnieux, et imaginés par les flatteurs de Mucien. Et en effet il n'est guère probable que dans l'état où étaient les affaires de Vitellius, Primus, qui l'avait détruit, ait pensé à le relever par une trahison tardive, et dont il n'avait à espérer d'autre fruit qu'une ruine infaillible. La couleur la plus favorable, et en même temps peut-être la plus vraie, que l'on puisse donner à un délai qui eut des suites si funestes, c'est que tous les chefs du parti vainqueur avaient dessein d'épargner à la ville les maux. de la guerre, et voulaient la menacer sans la frapper. Voyant Vitellius abandonné de ses meilleures troupes, et absolument sans ressource, ils crurent, non sans fondement, que la négociation entamée pour l'abdication réussirait. Mais Sabinus gâta tout, d'abord par sa précipitation à prendre témérairement les armes, et ensuite.par son peu de courage à défendre le Capitole, place capable de résister à de grandes armées, et qui ne tint pas vingt-quatre heures boutre trois cohortes. Ces raisons ont sans doute de la force ; mais elles ne disculpent pleinement ni Mucien, ni Primus. Le premier, par les expressions ambiguës de ses lettres, témoignait assez qu'il voulait qu'on l'attendit. L'autre, par une complaisance déplacée, ou plutôt pour rendre son rival responsable de l'évènement, demeura en repos : En un mot, tous les chefs de ce parti, en se persuadant que la guerre était terminée, en marquèrent la fin par de sanglantes calamités. Cérialis même, qui avait de la vivacité et du feu, n'en fit pas usage dans cette occasion, et ayant été détaché avec mille chevaux pour aller à Rome par la terre de Sabine et par le voie salarienne, il marcha lentement et à son aise. Enfin la nouvelle du Capitole assiégé les tira tous de leur engourdissement, et les obligea de s'évertuer. Il n'était plus temps. Primus, en arrivant par la voie flaminienne au lieu appelé les Pierres Rouges, à neuf milles de Rome, apprit l'incendie du Capitole et la mort de Sabinus. Cérialis, qui était plus proche, le devança ; mais il n'eut pas lieu de se louer de sa diligence. Comme il courait sans précaution, comptant avoir affaire à des vaincus, il fut très-étonné de voir les gens de Vitellius en bonne posture, cavaliers et fantassins mêlés ensemble pour se soutenir mutuellement. On se battit non loin de la ville, entre des maisons et des jardins, parmi les contours que faisaient des rues tortueuses. Les soldats de Vitellius avaient sur leurs adversaires l'avantage de connaître parfaitement les lieux. D'ailleurs la cavalerie de Cérialis ne combattait pas toute avec un zèle bien décidé ; et plusieurs de cette troupe, étant du nombre de ceux qui peu auparavant avaient passé dans le parti vainqueur près de Narnia, conservaient le souvenir de leur premier engagement. Cérialis fut battu ; un officier important nommé Tullius Flavianus, demeura prisonnier ; les autres s'enfuirent en désordre, et furent poursuivis jusqu'à Fidènes par les vainqueurs. Ce succès échauffa le courage du peuple en faveur de Vitellius : la multitude s'arma, non pas en règle, au moins pour la plus grande partie, mais de tout ce que chacun trouva sous sa main, et elle demandait à grands cris le signal du combat. Vitellius reçut avec joie ces témoignages d'affection, et en marqua beaucoup de reconnaissance. Comme il sentait néanmoins que de pareils soldats étaient nue faible ressource contre des légions victorieuses, il assembla le sénat, et fit nommer des députés pour aller inviter les armées ennemies à la paix et à la concorde, en se couvrant du nom de la république, et en présentant pour point de vue le bien de l'empire. Les députés se partagèrent et éprouvèrent des traitements différents. Ceux qui s'adressèrent à Cérialis coururent le plus extrême danger par l'emportement des soldats, qui ne voulaient point entendre parler de paix. Asulénus Rusticus, actuellement préteur, et personnellement recommandable par son mérite et par sa vertu, fut blessé. Ceux qui l'accompagnaient se dispersent par la fuite : le licteur qui marchait immédiatement devant lui, ayant osé entreprendre d'écarter la foule, est tué sur la place : et si Cérialis n'eût donné aux députés du sénat une escorte pour les mettre en sûreté, le caractère sacré dont ils étaient revêtus n'eût pas été pour eux une sauvegarde ; et des citoyens forcenés, en les massacrant aux portes de la ville, se seraient souillés d'un crime qui eût fait horreur même des étrangers. Ceux qui vinrent trouver Primus furent reçus avec plus de respect, non que le soldat fût plus modeste, mais parce que le chef avait plus d'autorité. Parmi les députés du sénat s'était mêlé de son propre mouvement Musonius Rufus, chevalier romain, célèbre par l'étude de la philosophie, et autrefois exile pour. ce sujet par Néron, mais qui, selon le goût de Stoïciens, dont il suivait la secte, outrait la vertu, et gâtait par un zèle indiscret ce qu'il avait de bon. Ce philosophe, comme s'il eût été dans son école au milieu de ses disciples, prêchait des soldats armés sur les avantages de la paix, sur les maux de la guerre. Il se fit moquer des uns, ennuya les autres : quelques impatiens commençaient déjà à, le maltraiter. Effrayé de leurs menaces, averti doucement par les plus sensés, il se dispensa enfin d'un vain étalage de sagesse, qui ne convenait ni au lieu, ni au temps, ni aux personnes. Les vestales vinrent aussi au-devant.de Primus, lui apportant une lettre de Vitellius, qui lui demandait un seul jour de délai, pendant lequel on pourrait reprendre la négociation, et convenir de toutes choses. Primus rendit aux vestales tous les honneurs qui étaient dus à leur sacerdoce : mais il répondit à Vitellius que Sabinus tué, et le Capitole brûlé demandaient vengeance et fermaient toute ouverture d'accommodement. Néanmoins ce général souhaitait de ménager Rome, et, ayant convoqué une assemblée de.ses soldats, il tenta de les engager à camper à Pontemole, et à remettre au lendemain leur entrée dans la ville. Il craignait qu'irrités par la résistance qu'ils trouveraient, ils n'épargnassent ni le peuple, ni le sénat, ni les temples des dieux. Il ne fut pas maître de retenir leur ardeur. Tout retardement leur était suspect, comme nuisible à la victoire ; d'autant plus que les drapeaux qu'ils voyaient briller sur les collines de Rome, quoique suivis d'une méprisable populace, leur offraient l'idée d'une armée nombreuse d'ennemis. Ils marchèrent donc sur-le-champ : et distribués en trois corps, les uns suivirent leur route commencée par la voie flaminienne, une partie prit à droite le long du Tibre, la troisième division s'avança vers la porte Colline. Ceux qui combattaient pour Vitellius étaient sortis hors des portes. Les milices levées parmi le peuple ne tinrent pas un instant contre la cavalerie ennemie. Les vieilli soldats firent ferme, et résistèrent avec vigueur. Comme le terrain n'était point libre, mais coupé par les maisons, l'action se partagea en un très-grand nombre de petits combats, dans lesquels les gens de Vespasien, mieux conduits et gouvernés par des chefs plus habiles, eurent toujours la supériorité. Seulement ceux qui s'étaient jetés sur la gauche, trouvant des rues étroites et embarrassées, souffrirent beaucoup. Les soldats de Vitellus, montés sur les murs des jardins, les repoussèrent à coups de pierres et de traits, jusqu'à ce que vers le soir, l'entrée de la porte Colline ayant été forcée par la cavalerie de Vespasien, ils se virent enveloppés. D'un autre côté il se livra une bataille en forme dans le champ de Mars, où les gens de Vitellius, qui n'avaient pour ressource que leur seul désespoir, furent encore vaincus. Mais contraints de rentrer dans la ville, ils s'y ralliaient néanmoins en pelotons, résolus de se défendre jusqu'à la dernière extrémité. Le peuple jouissait du spectacle : et comme s'il se fût agi de combats destinés à le divertir, il favorisait par ses cris et par ses battements de mains, tantôt les uns, tantôt les autres. Quand l'un des deux partis avait le dessous, les spectateurs demandaient la mort des malheureux qui s'étaient sauvés dans les boutiques et dans les maisons. Le soldat vainqueur ne s'occupait que de sang et de carnage, et le peuple oisif profitait des dépouilles des vaincus. Comme ce jour de violence et d'horreur concourait avec un des jours des Saturnales, temps consacré par l'usage à des joies folles, semblables à celles de notre carnaval, la face de la ville de Rome était la plus étrange chose qu'il soit possible d'imaginer. D'un côté des combats et des blessures, de l'autre des bains ouverts et des cabarets remplis de buveurs : au milieu des ruisseaux de sang et des monceaux de corps morts, on se livrait aux débauches les plus outrées : tout ce qu'un loisir voluptueux amène de licence, réuni avec tout ce que le sac d'une ville entraîne de cruautés ; en sorte que Rome semblait être en même temps dans un accès de fureur et dans l'ivresse du plaisir. Elle avait déjà vu des armées de ses concitoyens se battre dans l'enceinte de ses murs. Deux victoires de Sylla, une de Cinna, l'avaient ensanglantée et alors la cruauté ne fut pas moindre. Ce qui caractérisait l'évènement dont je parle ici, c'est une indifférence qui répugne à l'humanité : nulle interruption aux divertissements, comme si ce qui arrivait eût été un nouveau sujet de joie ajouté à celle de la fête. Les danses, les jeux, les ris, étaient les uniques objets qui occupassent les habitants de Rome : sans intérêt pour aucun des deux partis, ils triomphaient des maux publics. La ville était prise : restait le camp des cohortes
prétoriennes, où s'étaient cantonnés les plus braves forcé des vaincus, pour
le défendre comme leur dernière espérance. Les vainqueurs s'animent de leur
côté à les chasser de cet asile : surtout les anciens prétoriens, cassés par
Vitellius, et rétablis par Vespasien, s'y portent avec acharnement. Tout ce
que la science militaire avait jusqu'alors inventé pour l'attaque des plus
fortes places, ils l'emploient contre les murs du camp, tortues, machines à
lancer des traits, terrasses, torches allumées. S'exhortant les uns les
autres, ils criaient qu'il s'agissait de consommer
leur ouvrage, et de recueillir enfin le fruit de tant de travaux et de
dangers ; qu'ils avaient rendu la ville au Sénat et au peuple, les temples
aux Dieux ; mais que le camp était la gloire propre du soldat, qui le regardait
comme sa patrie, comme ses Pénates ; que s'ils n'en forçaient à l'instant
même l'entrée, il leur faudrait passer la nuit sous les armes. Les
assiégés de leur côté, quoique plus faibles en nombre, et déjà tant de fois
vaincus, ne veulent point entendre parler de se rendre, et s'opiniâtrent à
disputer encore la victoire. Tout couverts de sang, ils embrassaient leurs
drapeaux et les autels, dernière consolation des mourants. Plusieurs, luttant
contre les approches de la mort, expirèrent sur les tours et sur, les
remparts. Enfin, lorsque les portes furent enfoncées, ce qui restait de
combattants se présenta aux vainqueurs : et tous, tournés vers l'ennemi, moururent
des blessures qu'ils recevaient par devant, curieux de conserver leur gloire
jusqu'au dernier moment de leur vie. Vitellius était bien indigne d'avoir de si braves soldats, et la lâcheté qu'il avait témoignée en tant de rencontres, et dont il donna de nouvelles preuves à sa mort, fait un étrange contraste avec la valeur de ceux qui se faisaient tuer pour sa querelle. Dès qu'il vit la ville prise, il sortit du palais par une porte dérobée, et se fit porter en chaise dans la maison de sa femme sur le mont Aventin, accompagné seulement de deux officiers de sa bouche, un cuisinier et un boulanger. Son plan était, s'il pouvait passer le reste du jour sans être découvert, de gagner Terracine, et d'aller se jeter entre les bras des cohortes commandées par son frère. Il ne demeura pas longtemps dans le lieu qu'il avait choisi pour retraite ; et changeant d'avis, soit par simple légèreté d'esprit, comme le dit Tacite, et parce que dans la peur toute situation paraît meilleure que celle où l'on est actuellement, soit plutôt sur un faux bruit de paix qui se répandit, suivant le témoignage de Suétone, il retourna au palais. Il le trouva désert tous, jusqu'au dernier des esclaves, s'étaient enfuis chacun de leur côté, ou évitaient sa rencontre. Ses deux fidèles compagnons l'avaient lui-même abandonné. La solitude et ces grands espaces muets le remplissent d'effroi. Il tente d'ouvrir les pièces qui étaient fermées, et les voyant vides, il frissonne de tout le corps. Las enfin de courir sans savoir où il allait, il met autour de ses reins une ceinture de pièces d'or, et va se cacher dans la loge du portier, près de laquelle était un chien à l'attache. Suétone ajoute qu'il boucha la porte de cette loge (apparemment en dehors, et pour empocher qu'on ne la vît) avec le lit et le matelas de l'esclave dont il prenait la place. Ce honteux asile, comme l'appelle Tacite, ne put le sauver. Ceux qui le cherchaient, ne rencontrant personne dans le palais, faisaient une exacte visite ; et étant venus à l'endroit où il se tenait tapi, ils l'en tirent avec violence, et lui demandent qui il est (car ils ne le connaissaient pas), et où ils pourraient trouver Vitellius. Il les abusa d'abord par un mensonge ; mais il n'était pas possible que l'erreur subsistât longtemps ; et bientôt reconnu, il s'abaissa aux prières les plus humbles et les plus pressantes, pour obtenir qu'on lui conservât la vie, et qu'on se contentât de le garder même dans la prison, si on le voulait, alléguant qu'il avait à révéler des secrets qui intéressaient infiniment Vespasien. Ses prières ne furent point écoutées ; et par l'ordre d'un tribun nommé Julius Placidus, on lui lie les mains derrière le dos, on lui met une corde au cou, on lui déchire ses habits, on le traîne vers la place publique, comme un criminel destiné au supplice : triste et affreux spectacle, qui attirait pourtant les insultes, et non les larmes : l'ignominie de sa lâcheté étouffait la compassion. La populace jetait sur lui du fumier et de la boue : elle le poursuivait avec mille injures, l'appelant incendiaire, à cause de l'embrasement du Capitole, gourmand, ivrogne. On lui reprochait même ses vices corporels, sa taille énorme, la rougeur de son visage enluminé par le vin, son gros ventre, sa démarche chancelante et inégale, parce qu'il lui était resté une faiblesse dans l'une des cuisses, en conséquence d'un coup qu'il y avait autrefois reçu d'un chariot en mouvement, lorsqu'il prêtait son ministère à Caligula, qui faisait le personnage de cocher. Un soldat des armées de Germanie vint alors à sa rencontre ; et tirant son épée, soit par un mouvement d'indignation, ou pour le soustraire à tant d'opprobres, soit que ce fût au tribun qu'il en voulût et non pas à Vitellius, il coupa l'oreille du tribun, et fut sur-le-champ lui-même percé de coups. On continua de mener Vitellius tout le long de la rue Sacrée, en lui rejetant les cheveux derrière la tête, afin que son visage parût, et lui portant la pointe d'une épée sous le menton, de peur qu'il ne se baissât pour cacher sa confusion : et en cet état on le forçait de considérer tantôt ses statues renversées, tantôt le lieu du massacre de Galba : Enfin on le conduisit aux Gémonies, où avait été traîné le corps de Sabinus. Parmi tant d'indignes traitements, Vitellius témoigna une grande bassesse d'aine, si ce n'est en une seule occasion, où se voyant insulté par le tribun, il lui répondit : J'ai pourtant été ton empereur. Les soldats qui s'avaient pris se firent un plaisir barbare de le pointer à petits coups, et de lui déchiqueter tous les membres les uns après les autres, pour lui faire sentir les douleurs d'une mort lente. Et la multitude, toujours emportée, l'accabla d'autant d'outrages après sa mort, qu'elle lui avait prodigué de flatteries pendant qu'il vivait. Son corps fut traîné avec un croc dans le Tibre, et sa tète portée par toute la ville au bout d'une lance. Il reçut néanmoins, par les soins de Galéria, sa veuve, les honneurs de la sépulture. Telle fut la fin déplorable d'un empereur dans la cinquante-cinquième année de son âge. Vitellius dut tout à des appuis étrangers. Ce ne fut aucun mérite personnel, mais uniquement la gloire et le nom de son père, qui lui procurèrent le consulat, plusieurs sacerdoces, et un rang illustre dans la ville et dans le sénat. Ceux qui l'élevèrent à l'empire ne le connaissaient pas. C'est une singularité remarquable, que, lâche et mou, comme il était, il ait réussi à se faire aimer des troupes en un degré auquel rarement ont pu atteindre les généraux remplis des qualités les plus estimables. Il faut pourtant avouer qu'il avait de la franchise et de la libéralité, vertus qui deviennent aisément ruineuses pour un prince, lorsqu'elles ne sont pas gouvernées par la sagesse et la discrétion. Il crut se faire et se conserver des amis par la grandeur de ses largesses, sans y joindre une égalité constante de mœurs vertueuses : et l'événement lui fit voir qu'il se trompait. Il était sans difficulté, dit Tacite, de l'intérêt de la république que Vitellius fût vaincu. Mais ceux qui l'ont abandonné et trahi en faveur de Vespasien, ne peuvent pas se faire un mérite de leur perfidie, puisqu'ils avaient commencé par trahir Galba. La ruine de Vitellius entraîna celle de toute sa maison. Son frère à la tête des cohortes avec lesquelles il avait surpris Terracine, s'était mis en marche pour revenir à Rome. Les citoyens, aisés à effrayer, et toujours prêts à flatter le maître actuellement régnant, demandèrent avec instance que l'on allât au-devant de L. Vitellius, et que l'on achevât de détruire ce reste d'ennemis. Leurs vœux furent satisfaits. La cavalerie victorieuse fie envoyée à Aricie, et suivie des légions, qui pourtant ne passèrent pas Bovilles. L. Vitellius ne tenta aucune résistance ; il se remit lui et ses cohortes à la discrétion du vainqueur : et le soldat, autant par indignation que par crainte, mit bas des armes malheureuses. Ceux qui s'étaient rendus furent menés comme en triomphe, et traversèrent la ville en une longue file, entre deux haies de gens armés. Aucun n'avait l'air suppliant, mais une tristesse fière, à laquelle les insultes de la populace n'arrachèrent pas une plainte. Quelques-uns même sortirent de leur rang pour réprimer ces langues insolentes, et ils furent tués sur la place : on enferma les autres dans des prisons. Ils souffraient tout sans qu'il leur échappât aucune parole indigne de leur courage, et dans le comble de l'infortune ils soutinrent toute leur gloire. L. Vitellius fut mis à mort. Il était aussi vicieux que son frère ; mais il montra plus de vigilance dans la bonne fortune, et il partagea moins avec lui les prospérités que les disgrâces. Le fils de l'empereur Vitellius, quoique extrêmement jeune, et ayant un tel embarras dans la langue, qu'il ne pouvait presque pas articuler ses mots, paya aussi de sa vie le dangereux honneur d'avoir eu un père revêtu de la pourpre des Césars. Mucien ne crut pas devoir laisser subsister le dernier rejeton d'une famille ennemie : et cette cruauté dut paraître encore plus odieuse, par le contraste avec la douceur que Vitellius avait témoignée à l'égard des parents d'Othon et de Vespasien, dont il ne fit mourir aucun ; car la mort de Sabinus ne doit pas être mise sur son compte. La fille de Vitellius fut pourtant épargnée. Mucien la laissa vivre : et Vespasien, qui ne se gouvernait pas par les principes d'une politique ombrageuse, la maria très-honorablement, et lui donna une riche dot. Entre ceux qui avaient du crédit auprès de Vitellius, le seul affranchi Asiaticus expia par le supplice des esclaves une puissance dont il avait étrangement abusé. Les deux préfets du prétoire, Julius Priscus et Alphénus Varus furent simplement cassés, et ce fut sans nécessité que le premier se tua lui-même : son collègue jouit tranquillement de la vie et de la liberté. Avant que de passer au règne de. Vespasien, je dois rendre compte ici de quelques mouvements de guerres étrangères qui appartiennent à celui de Vitellius. Il y en eut dans la Mœsie, dans le Pont. Mais surtout la Germanie en deçà du Rhin fut agitée par une guerre très-violente, dont le feu se communiqua à une partie des Gaules, et qui, née des troubles et des divisions intestines des Romains, et leur ayant causé de très grandes pertes mêlées de honte et d'ignominie ne put être terminée que par le rétablissement du bon ordre et de la tranquillité dans l'empire sous l'autorité de Vespasien. Je commence par les secousses légères de la Mœsie et du Pont, qui peuvent être racontées en peu de mots. |
[1] Oderzo.
[2] Tour d'Altino.
[3] Este.
[4] Atri dans l'Abruzze ultérieure.
[5] Le service de mer était regardé chez les Romains comme inférieur à celui de terre.
[6] Dix lieues.
[7] On supposait cette déesse chargée d'éloigner la corruption de l'air.
[8] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, V, 13.
[9] J'ignore par où Blésus prétendait appartenir à la maison des Antoines.
[10] Îles d'Hières.
[11] Cette gratification est appelée par Tacite Clavarium, et elle avait pour objet la chaussure des soldats et les clous qui la garnissaient.
[12] Voyez Histoire de la République Romaine.
[13] Narnie.
[14] Cette ville est détruite. Elle était située entre Todi et Spolète.
[15] Terni.
[16] Douze millions cinq cent mille livres = 17.693.226 francs selon M. Letronne.
[17] SUÉTONE, Vitellius, 14.
[18] Voyez Histoire de la République romaine, liv. I.
[19] Voyez Histoire de la République Romaine, l. XXVII, § 1.
[20] Le texte de Tacite est ici obscur, et peut-être altéré. J'en ai tiré le meilleur parti que j'ai pu.