HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VITELLIUS

LIVRE UNIQUE

§ I. Les troupes vaincues offrent inutilement l'empire à Virginius.

 

 

La mort d'Othon ne finissait pas la guerre, et ne mettait pas Vitellius en paisible possession de l'empire, si l'ardeur des troupes vaincues eût trouvé qui voulût la seconder. Au sortir des funérailles d'Othon, elles s'adressèrent à Virginius, qu'elles avaient déjà empêché par une sédition furieuse de quitter Brixellum ; et renouvelant alors leurs emportements, elles voulurent le proclamer empereur, et le pressaient avec menace d'y consentir. Virginius était trop sensé pour accepter l'empire sur les offres d'une armée vaincue, après l'avoir refusé lorsqu'il lui était présenté par des légions victorieuses. Les séditieux demandèrent au moins qu'il se chargeât d'aller négocier leur accord avec Cécina et Valens. Mais il ne pouvait le faire sans s'exposer à un grand péril, haï comme il était des armées germaniques, qui croyaient avoir été rebutées et dédaignées par lui. Il chercha donc à éluder les instances qu'on lui faisait, et il fut assez heureux pour trouver le moment de s'échapper par une porte dérobée. Les mutins se voyant abandonnés, prirent enfin le parti de se soumettre aux vainqueurs.

Il ne resta donc plus de guerre : mais le calme ne fut pas tout d'un coup rétabli, et une grande partie du sénat, qu'Othon avait amenée avec lui de Rome, et laissée à Modène, courut un extrême danger. Lorsque la nouvelle de la bataille de Bédriac et de la victoire de Vitellius arriva, les soldats qui étaient dans Modène la rejetèrent comme un faux bruit, et persuadés que les sénateurs étaient ennemis d'Othon, ils observaient leurs discours ; ils interprétaient en mal toutes leurs démarches et jusqu'à leurs moindres gestes ; et par des reproches et des discours injurieux, ils cherchaient l'occasion de faire naître une querelle qui les autorisât à courir aux armes et à répandre le sang. C'était un grand péril pour les sénateurs : et d'une autre part ils craignaient, s'ils ne se rangeaient pas assez promptement du côté de la fortune, que le vainqueur ne les accusât de froideur et d'indifférence pour ses succès et pour sa personne. Dans cet embarras ils s'assemblèrent, chacun ne sachant trop à quoi se déterminer, et croyant rendre son tort plus léger en le partageant avec un grand nombre de compagnons. Leurs inquiétudes furent encore surchargées par une députation en grand appareil que leur fit le sénat de la colonie de Modène, qui vint leur rendre des respects déplacés, les appelant Pères conscrits, et leur offrant des armes et de l'argent. Rien n'était plus éloigné de leur pensée que d'accepter de pareilles offres. Mais ils savaient mieux quel parti ils ne devaient pas prendre que celui auquel il leur convenait de s'arrêter : et après une longue délibération et bien des combats qui se passèrent sans rien conclure, ils se transportèrent à Bologne pour y tenir de nouveau conseil, et gagner du temps.

Ils tâchèrent d'abord d'acquérir de plus grands éclaircissements, et ils envoyèrent sur tous les chemins des hommes sûrs pour interroger ceux qui seraient en état de leur donner les nouvelles les plus fraîches. Un affranchi d'Othon leur apprit qu'il venait de quitter son maître encore vivant, mais résolu de rompre tous les liens qui l'attachaient à la vie, et ne songeant plus qu'à la postérité. Ce rapport, en même temps qu'il remplit les sénateurs d'admiration, fixa leurs incertitudes ; et ils crurent pouvoir sans risque se déclarer en faveur de Vitellius. Déjà le frère du nouvel empereur, qui était au milieu d'eux, recevait les compliments et les félicitations, lorsque Cénus, affranchi de Néron, vint par un impudent mensonge jeter de nouveau le trouble dans les esprits. En passant par Bologne, il assura que la quatorzième légion, survenue depuis le combat, et fortifiée par la jonction des troupes qui étaient à Brixellum, avait attaqué les vainqueurs, les avait taillés en pièces, et ramené la fortune au parti d'Othon. L'intention de Cénus, en inventant une fourberie si criminelle en pareille circonstance, n'était autre que de faciliter son retour à Rome, et de faire respecter les ordres qu'il avait d'Othon, adressés aux maîtres des postes. Il subit peu de jours après la juste peine de sa témérité, et fut mis à mort par ordre de Vitellius. Mais dans le moment les soldats attachés à Othon ayant pris la nouvelle de Cénus pour véritable, le péril des sénateurs devint plus grand que jamais. Ce qui augmentait leur frayeur, c'était la démarche qu'ils avaient faite de quitter Modène comme par délibération commune : ce qui mettait Othon en droit, supposé qu'il vécût encore et qu'il fût victorieux, de les traiter en déserteurs. Ils ne s'assemblèrent plus ; chacun ne songea qu'à sa sûreté personnelle, jusqu'à ce qu'une lettre de Valens les mit en tranquillité. Et la mort d'Othon était accompagnée de circonstances si remarquables, qu'il n'était pas possible que la nouvelle n'en fût bientôt répandue et constatée.

A Rome, il n'y eut pas le moindre trouble ni le moindre mouvement. On célébrait actuellement des jeux en l'honneur de Cérès. Lorsque l'on fut averti au théâtre qu'Othon était mort, et que Flavius Sabinus, préfet de la ville, avait fait prêter à toutes les troupes qui lui obéissaient le serment de fidélité au nom de Vitellius, on applaudit au nouvel empereur : le peuple porta dans tous les temples les images de Galba, ornées de fleurs et de branches de laurier, et on éleva un amas de couronnes en forme de tombeau, près du lac Curtius, à l'endroit où ce prince avait été massacré. Dans le sénat, on déféra par un seul décret à Vitellius tous les droits et tous les honneurs que les empereurs précédents avaient acquis successivement dans un règne de plusieurs années. On y ajouta des éloges et des actions de grâces aux armées de Germanie, et l'on ordonna une députation pour aller porter l'hommage de la compagnie à Vitellius, et le féliciter de son avènement à l'empire. On lut une lettre de Valens aux consuls, qui parut assez modeste. On trouva encore plus de modestie dans le silence de Cécina.

Rome ne ressentit donc point alors les maux de la guerre. Mais l'Italie en souffrit autant que si elle eut été en proie à une armée d'ennemis. Les troupes de Vitellius, se dispersant dans les villes municipales et dans les colonies, volaient, ravageaient, n'épargnaient pas plus le sacré que le profane, et joignaient aux pillages les excès de la débauche la plus outrageuse. Ils ne se contentaient pas de satisfaire les différentes passions qui les portaient eux-mêmes à toutes sortes de crimes : ils prêtaient encore leur cruel ministère à quiconque voulait l'acheter : et à la faveur de cette licence universelle, des bourgeois se donnant pour soldats tuèrent leurs ennemis particuliers. Les soldats eux-mêmes, connaissant le pays, s'arrangeaient pour aller saccager les terres qu'ils savaient bien tenues, et les maisons opulentes, résolus, s'ils trouvaient de la résistance, de faire main-basse sur les maîtres. Leurs chefs, faibles et dépendants, n'osaient s'opposer à de si grands désordres. Cécina, moins avide que son collègue, était plus vain et plus porté à flatter le soldat : Valens décrié pour ses rapines, fermait les yeux sur les fautes de ceux qui ne faisaient que l'imiter.

Vitellius n'apprit sa victoire, que lorsqu'il était déjà en pleine marche, s'avançant vers l'Italie. Il menait avec lui tout ce qui était reste de forces sur le Rhin depuis le départ de Valens et de Cécina, ayant fait à la hâte de grandes levées dans les Gaules, pour conserver l'ombre et les noms des légions, réduites à un très-petit nombre de vieux soldats. Il joignit à ses troupes de Germanie un corps de huit mille hommes levés dans la Grande-Bretagne, et il partit, chargeant Hordéonius Flaccus du soin de garder les bords du fleuve, et d'empêcher les courses des Germains. Après quelques jours de marche, il reçut la nouvelle de la bataille de Bédriac, et de la mort d'Othon. Aussitôt il en fit part à son armée convoquée par ses ordres, et il combla d'éloges les soldats à la valeur desquels il était redevable d'une si belle victoire.

Son affranchi Asiaticus, qui avait un très-grand ascendant sur son esprit, profita de cet heureux moment pour commencer l'édifice de sa fortune. Quelques soldats gagnés par ses intrigues, et suivis de tous les autres, demandèrent pour lui l'anneau d'or à Vitellius. Sa faveur auprès de son maître était ancienne, et avait eu pour origine la société des plus horribles débauches. L'esclave se lassa le premier, et s'enfuit. Vitellius l'ayant retrouvé à Pouzzoles, le mit aux fers, et ensuite le vendit à un maître d'escrime, qui faisait métier d'aller de ville en ville amuser le peuple par des combats de gladiateurs. Bientôt il le reprit des mains de ce nouveau maître, et enfin il l'affranchit, lorsqu'il fut devenu proconsul de Germanie. Tel était celui pour qui une armée romaine demandait la dignité de chevalier.  Vitellius lui-même en eut honte, et il protesta qu'il ne déshonorerait point l'ordre des chevaliers en leur donnant un si indigne confrère. Mais imbécile, sans fermeté, sans principes, le même jour pendant son repas il accorda aux sollicitations de ses compagnons de table ce qu'il avait refusé aux prières de son armée. Asiaticus, ainsi tiré de la bassesse, abusa insolemment de son crédit, et devint par ses exactions un des principaux instruments de la misère publique, jusqu'à œ que la ruine de son maître entraîna la sienne, comme nous le dirons ailleurs.

Tout l'empire reconnut Vitellius. Les légions d'Orient commandées par Mucien en Syrie, et par Vespasien en Judée, lui prêtèrent serment. Il y eut seulement quelque mouvement dans la Mauritanie, dont l'intendant Luceius Albinus, se voyant à la tête d'un corps de troupes considérable, donna l'essor à son ambition, et projeta de se rendre maître de la province dont il n'avait qu'une administration précaire. Déjà il portait même ses vues sur l'Espagne. Mais sa vanité, qui lui fit désirer la pourpre royale, et prendre le nom de Juba, aliéna de lui les esprits, et il fut assassiné par ses propres partisans. Vitellius, content du succès, ne fit aucune recherche ultérieure à ce sujet. Incapable de tout soin, les plus grandes affaires obtenaient à peine de lui un moment d'attention.

 Dès qu'il fut instruit de sa victoire, il quitta son armée, et la laissa continuer sa route. Pour lui il s'embarqua sur la Saône, sans cortège impérial, sans officiers, sans maison, et n'attirant les regards que par l'indigence de sa première fortune. Junius Blésus, gouverneur de la province Lyonnaise, homme d'un grand nom, de mœurs magnifiques, et d'une richesse proportionnée, remédia à l'indécence de l'état où paraissait le prince, et venant à sa rencontre, il lui donna un train digne de son rang. Vitellius, bas et envieux, au lieu de savoir gré à Blésus de ce service, n'en conçut pour lui que de la haine, qu'il cachait néanmoins sous des caresses flatteuses et ignobles.

Arrivé à Lyon, il y fut bientôt rejoint par son armée, à laquelle il ordonna d'aller recevoir son fils encore enfant, qu'on lui amenait de Rome. Il l'attendit dans le camp, et en présence de tous les soldats il le prit sur ses genoux, il l'enveloppa de sa casaque militaire, il lui donna le nom de Germanicus, et tout l'appareil convenable au fils d'un empereur : honneur d'un moment, faible compensation pour la disgrâce cruelle qui était réservée au père et au fils dans peu de mois.

Vitellius trouva dans la ville de Lyon les généraux de ses armées victorieuses, et les chefs du parti vaincu. Il combla d'honneurs Valens et Cécina, et leur fit prendre place aux deux côtés de sa chaise curule. Suétonius Paulinus et Licinius Proculus n'obtinrent audience qu'après bien des délais et bien des refus ; et lorsqu'ils y furent admis, humiliés et tremblants ils employèrent les moyens de défense que le caractère du vainqueur leur semblait rendre nécessaires, et pour sauver leur vie ils trahirent leur honneur. Ils s'accusèrent eux-mêmes d'infidélité, et ils prétendirent avoir favorisé la victoire de Vitellius en présentant à la bataille les troupes d'Othon fatiguées d'une longue marche, et embarrassées d'équipages et de voitures. Vitellius les crut sur leur parole : et la fidélité obtint sa grâce sous le masque de la perfidie. Salvius Titianus frère d'Othon ne courut aucun danger. L'étroite liaison du sang, et une molle incapacité, lui servirent de sauvegarde. Il ne parait pas que Marius Celsus ait éprouvé de plus grandes difficultés. Peut-être Vitellius se croyait-il obligé envers lui des démarches qu'il avait faites auprès des légions vaincues pour calmer leur fierté, et les déterminer à une prompte soumission. Il lui conserva même le consulat, auquel Celsus avait droit par la destination de Néron ou de Galba, qu'Othon avait déjà respectée. Galérius Trachalus fut attaqué par des délateurs ; mais il trouva une protection dans Galéria, épouse de Vitellius, qui semble avoir été sa parente.

Les officiers subalternes ne furent pas traités par Vitellius avec la même indulgence que leurs chefs. Il fit tuer plusieurs capitaines, qui s'étaient signalés par leur zèle pour Othon : et cette rigueur lui nuisit beaucoup, en aigrissant la mauvaise disposition qu'avaient contre son service les légions d'Illyrie, qui peu après causèrent sa ruine. Du reste il ne vexa point par des confiscations les familles qu'il pouvait regarder comme ennemies. Les biens de ceux qui étaient morts les armes à la main pour Othon passèrent à leurs héritiers, ou aux légataires qu'ils avaient institués par testament.

Vitellius en usa de même à l'égard d'une multitude rebelle et fanatique, qu'avait ameutée dans le pays des Boïens un certain Maricus, homme de la lie du peuple, qui prenait les titres de libérateur des Gaules et de Dieu Sauveur. Cet enthousiaste, ayant assemblé huit mille de ses compatriotes, étendait la séduction jusque chez les Éduens, et il en avait entraîné les cantons les plus voisins dans la révolte. La nation éduenne, puissante et illustre entre toutes celles de la Gaule, arrêta le progrès du mal, et ayant levé des troupes, et reçu de Vitellius un renfort de quelques cohortes, elle dissipa aisément un amas confus de paysans mal disciplinés. Maricus fut pris dans le combat, et ensuite exposé aux bêtes : et comme elles l'épargnèrent, le vulgaire imbécile le regardait déjà comme protégé des dieux et invulnérable. Mais il ne fut pas à l'épreuve des coups de lance dont il fut percé sons les yeux de Vitellius. Le supplice du chef termina toute l'affaire ; et aucun de ses partisans ne fut recherché ni inquiété.

Vitellius n'avait pas pour l'argent une avidité tyrannique. Il fit remise des restes des impositions qui n'avaient pas encore été payées. Il ne fit point de recherches contre ceux qui avaient reçu des gratifications de ses prédécesseurs, et il leur permit d'en jouir paisiblement. Il ne conservait point non plus une haine amère contre la mémoire de Galba et d'Othon, qui avaient été ses ennemis, et il laissa courir dans le commerce les monnaies empreintes de leurs images, aussi-bien que celles de Néron. Voilà quelques traits louables, s'il ne les eût pas déshonorés par le mélange des actes les plus bas, et en particulier par la gourmandise, qui était sa passion favorite, et qu'il portait jusqu'aux excès les plus honteux[1]. Il ne se croyait empereur que  pour manger. Il faisait régulièrement quatre repas par jour, et tous amples et abondants ; déchargeant, comme je l'ai déjà dit, son estomac par le vomissement, afin d'en exiger perpétuellement le service. Il mettait à contribution toutes les terres et toutes les mers, d'où ou lui apportait sans cesse tout ce qu'elles produisent de plus exquis en gibier et en poisson. Les pays par où il passait étaient ravagés ; les premiers et les plus riches citoyens des villes, ruinés par les frais excessifs qu'il leur fallait faire pour le recevoir chez eux. Il partageait pourtant la dépense d'une seule journée entre plusieurs maisons : il dînait dans l'une, soupait dans l'autre. Mais la taxe était forte, et l'on ne pouvait lui donner de repas qui ne coûtât quatre cent mille sesterces, on cinquante mille francs. Ses convives succombaient sous la fatigue de la bonne chère : et Vibius Crispus y ayant gagné une maladie qui le dispensa de se trouver à ces festins meurtriers, s'en félicitait en disant : J'étais mort, si je ne fusse tombé malade.

Pour réunir ici tout ce qui regarde cette monstrueuse gloutonnerie, j'ajouterai quelques détails que nous fournissent Suétone et Dion. L. Vitellius donna à l'empereur son frère un repas, dans lequel furent servis deux mille poissons et sept mille oiseaux des plus rares et des plus exquis. L'empereur lui-même dédia solennellement un plat d'argent, qu'il nommait, à cause de sa grandeur immense, le bouclier de Minerve ; et il le remplit uniquement de foies d'un poisson très-fin, de cervelles de paons et de faisans, de langues d'oiseaux à plumage rouge, que les anciens appelaient phœnicopteri, et de laitances de murènes. Ce plat fut conservé, comme un monument remarquable, jusqu'au temps de l'empereur Adrien, qui le fit fondre. La dépense d'une table servie de cette façon était énorme, comme il est aisé de le juger, et Dion l'évalue à neuf cents millions de sesterces[2], qui font cent douze millions cinq cent mille livres tournois, pendant les huit mois du règne de Vitellius. On serait porté à croire que sa table pouvait lui sucre, et qu'il, se nourrissait assez bien pour ne manger qu'à ses repas. Toute occasion lui était bonne. Dans les sacrifices, il enlevait presque de dessus les charbons les chairs des victimes et les gâteaux sacrés. Si dans une rue il voyait étalés et mis en vente des restes de viandes cuites de la veille, il y. portait la main, et en mangeait tout en marchant. Sous un tel empereur la discipline ne pouvait manquer de se corrompre. Le soldat excité par son exemple, et méprisant sa personne, se livrait à la licence, et noyait dans les plaisirs l'habitude du travail et l'exercice de la vertu.

Pour ajouter la haine au mépris, Vitellius à la bassesse de sa conduite joignit la cruauté. Tacite fait entendre qu'il ne s'y porta pas d'abord de lui-même, et qu'il y fut excité par les mauvais conseils de son frère et par les leçons de tyrannie que lui donnèrent les gens de cour. Mais il avait un caractère bien susceptible de pareilles impressions. Presque aussi stupide que Claude, il n'en avait pas l'instinct de bonté : et cette âme molle et lâche savait non-seulement craindre, mais haïr.

Dolabella en fit la première épreuve. Héritier d'un grand nom, parent de Galba, par lequel quelques-uns avaient cru qu'il pouvait être adopté, il était devenu par ces raisons, comme je l'ai dit, suspect à Othon, qui l'avait relégué à Aquinum. La mort d'Othon sembla à Dolabella le signal de sa liberté, et il rentra dans Rome. Plautius Varus, ancien préteur, l'un de ses intimes amis, eut la noirceur de l'accuser à ce sujet devant Flavius Sabinus, préfet de Rome, et de lui imputer d'avoir voulu en rompant ses chaînes se montrer aux vaincus comme un chef prêt à se mettre à leur tête. Il le chargea encore d'avoir tenté la fidélité de la cohorte qui gardait Ostie. C'étaient des allégations sans aucune preuve ; et l'accusateur lui - même touché de remords rétracta ses calomnies, et chercha, mais trop tard, à réparer le mal qu'il avait fait. Flavius Sabinus se trouva fort embarrassé, et ne savait trop quel parti prendre. Triaria, épouse de Vitellius, femme impérieuse et violente au-delà de la portée ordinaire de son sexe, l'effraya par ses discours, et lui fit sentir à quel danger il s'exposait, s'il prétendait se faire une réputation de clémence aux dépens de la sûreté du prince. Sabinus', doux par caractère, mais peu ferme, et aisé à renverser par la crainte, pour ne point paraître favoriser l'accusé, le poussa dans le précipice, et le chargea beaucoup dans le compte qu'il rendit de son affaire à l'empereur.

J'ai dit que Pétronia, autrefois mariée à Vitellius, s'étant séparée de lui, avait été prise pour épouse par Dolabella. C'était un ancien sujet de haine, que Vitellius n'avait pas oublié : et la crainte s'y joignant, il résolut de se défaire d'un rival odieux et redoutable. Il manda Dolabella, et donna des ordres secrets à l'officier qui devait l'accompagner, de le mener par Interamna, et de le tuer dans cette ville. Le délai parut trop long au meurtrier, et dans la première hôtellerie il le renversa par terre et le poignarda. Cet acte de cruauté donna une impression sinistre du nouveau gouvernement, qui commençait à se faire connaître par de telles prémices.

Triaria porta une grande partie de l'indignation publique. Son audace devenait encore plus choquante par le contraste que faisait avec elle la douceur de Galéria, épouse de l'empereur, qui évitait d'augmenter par des manières dures la douleur des infortunés. Et Sextilia, mère de Vitellius, se faisait pareillement estimer par une vertu digne des meilleurs temps. Aux premières lettres qu'elle reçut de son fils parvenu à l'empire, et décoré du nom de Germanicus, elle dit qu'elle n'avait pas mis au monde un Germanicus, et que Vitellius était le nom de son fils. Et dans la suite ni les attraits d'une si haute fortune, ni les empressements de toute la ville à lui faire la cour, ne purent la tirer de la modestie de son état. Inaccessible à la joie, elle ne sentit que les malheurs de sa maison.

Cluvius Rufus, proconsul d'Espagne, vint joindre Vitellus déjà sorti de Lyon. Il n'était pas sans inquiétude, sachant qu'on avait voulu le rendre suspect, comme ayant tenu une conduite flottante et incertaine entre les deux contendants à l'empire, avec le dessein secret de se faire à lui-même en Espagne un établissement indépendant. Cluvius était un homme d'esprit et de ressources, riche, accrédité : et il prévalut tellement, qu'il obtint même la punition de son délateur, qui était un affranchi du prince. Il ne fut pas néanmoins renvoyé à gon gouvernement : ce qui pourrait faire soupçonner, si Tacite n'assurait positivement le contraire, qu'il resta quelque défiance dans l'esprit de Vitellius. Quoi qu'il en soit, Cluvius demeura à la suite de l'empereur, et gouverna encore quelque temps l'Espagne, sans y résider.

Trébellius Maximus, commandant des légions de la Grande-Bretagne, ne fut pas traité d'une façon si honorable. La rébellion de son armée l'avait forcé de s'enfuir, et de venir porter ses plaintes à Vitellius. Elles ne furent point écoutées, et on lui donna pour successeur Vectius Bolanus, homme peu capable de rétablir la discipline parmi les séditieux, mais exempt de vices[3], ennemi de l'injustice et de la violence, et qui, s'il ne sut pas faire respecter son autorité, da moins fit aimer sa personne.

La fierté des légions vaincues donnait de l'inquiétude à Vitellius, il paraissait que leur soumission forcée n'attendait que l'occasion de secouer le joug de la contrainte pour se tourner en révolte. Les mesures furent sagement prises pour prévenir le mal sans trouble, et sans recourir aux voies de rigueur. Il était dangereux que ces troupes ne se concertassent en restant ensemble : on les sépara. La quatorzième légion, qui se montrait la plus intraitable, et qui prétendait même n'avoir pas été vaincue, parce qu'en effet elle ne s'était trouvée que par détachement à la bataille de Bédriac, fut renvoyée dans la Grande-Bretagne, d'où Néron l'avait tirée. Les autres furent pareillement éloignées de l'Italie, et placées à de grandes distances, à l'exception de la treizième, qui eut ordre de travailler à construire des amphithéâtres à Crémone, et à Bologne, pour des combats de gladiateurs, que Valens et Cécina devaient donner dans ces deux villes. Car jamais Vitellius n'était tellement occupé des affaires, qu'il oubliât les plaisirs[4]. Les cohortes bataves, qui étaient presque en guerre ouverte avec la quatorzième légion, furent d'abord commandées pour l'accompagner : le dessein était qu'elles eussent occasion par une contradiction fréquente d'en mater la fierté. Elles ne s'acquittèrent que trop bien de cette commission, et dans Turin une aventure fortuite ayant réveillé la haine réciproque entre elles et la légion, peu s'en fallut que la querelle ne s'échauffât au point de se décider par les armes. Ce fut donc une nécessité de séparer ces troupes ennemies, et l'on envoya les cohortes bataves en Germanie, où nous les retrouverons dans la suite, et où nous les verrons devenir le principal appui de la révolte de Civilis. Pour ce qui est des prétoriens, qui avaient été extrêmement attachés à Othon, Vitellius les cassa, mais pourtant sans ignominie, de peur de les aigrir : ménagement qui n'empêcha pas qu'ils ne reprissent les armes, dès que les mouvements en faveur de Vespasien eurent acquis quelque chaleur, et ils fortifièrent considérablement ce parti.

La conduite de Vitellius à l'égard des légions vaincues, n'a rien que de louable. Mais la licence dans laquelle il nourrissait ses propres armées, causa des maux infinis. Sous un chef éternellement plongé dans le vin, à qui tout était indifférent hors le soin de boire et de manger, dont la maison représentait de perpétuelles bacchanales, les officiers vivaient dans une semblable dissolution, et les soldats se réglaient sur l'exemple de leurs officiers. De là toutes sortes d'excès commis par ces troupes licencieuses dans les pays où elles passaient, enlèvements des personnes, pillages des biens, violences et cruautés : et lorsque Vitellius entendait parler de faits de cette nature, c'était pour lui matière à plaisanterie. Enfin la fureur de ces soldats indisciplinés se tourna contre eux-mêmes. A l'arrivée de Vitellius à Pavie, il s'éleva entre eux une sédition furieuse, qui ayant commencé par un simple badinage, dégénéra en un combat sanglant. Voici le fait :

Un soldat légionnaire et un Gaulois des troupes auxiliaires se provoquèrent à la lutte par manière de jeu, et pour s'exercer. Le Gaulois demeuré vainqueur, insultant à son ennemi terrassé, les spectateurs, qui étaient en grand nombre, prirent parti dans la querelle : les esprits s'échauffèrent ; on courut aux armes de part et d'autre, et les légionnaires taillèrent en pièces et exterminèrent deux cohortes. Le carnage aurait été plus loin, si dans le moment l'on n'eût aperçu à une distance considérable un nuage de poussière et un gros de gens armés. On crut que c'était la quatorzième légion qui revenait sur ses pas pour attaquer le camp et livrer bataille. La crainte de l'ennemi commun calma les partis, et sépara les combattants. L'erreur fut reconnue après qu'elle eut produit un effet salutaire. Ce qu'on avait pris pour un corps d'ennemis, était l'arrière-garde de l'armée.

L'ardeur inquiète et indomptable du soldat ne fit que changer d'objet. Vitellius était actuellement à table avec Virginius. Tout d'un coup les mutins s'avisent d'accuser un esclave de Virginius, qu'ils trouvèrent à leur rencontre, d'avoir été aposté pour tuer l'empereur, et ils demandent à grands cris la mort de son maître. Tout soupçonneux qu'était Vitellus par sa lâche timidité, il n'eut aucun doute de l'innocence de Virginius. Et cependant il eut bien de la peine à le tirer de péril. Virginius était le plastron de toutes les séditions. Les soldats admiraient et respectaient sa vertu : mais ils ne pouvaient lui pardonner le prétendu affront qu'il leur avait fait en refusant de recevoir l'empire de leurs mains.

Vitellius sembla les inviter à continuer leurs emportements. Car le lendemain, après avoir donné audience aux députés du sénat, à qui il avait commandé de l'attendre à Pavie, il passa dans le camp : et au lieu de blâmer l'audace effrénée des soldats, il loua leur zèle et leur attachement pour lui, au grand mécontentement des troupes auxiliaires, qui voyaient avec douleur l'arrogance des légionnaires s'accroître par l'impunité.

La guerre paraissant absolument terminée, Vitellin songea à la réforme de ses troupes, dont la multitude était prodigieuse, et dont l'entretien épuisait les fané publics, et mettait l'empereur dans l'impuissance de faire face aux largesses qu'il avait promises. Il commença par licencier toutes les milices des Gaules, qu'il avait levées plutôt pour faire nombre, selon le jugement de Tacite, que dans l'espérance d'en tirer un secours vraiment utile. Ensuite il réduisit à un moindre nombre de soldats les vieux corps, soit légions, soit auxiliaires : il défendit les recrues ; il fit offrir des congés à quiconque en voulait. Tacite blâme cette opération, comme nuisible à la république, dont elle diminuait les forces, et comme désagréable aux soldais, dont elle augmentait les fatigues, parce que les indues fonctions roulant entre un plus petit nombre revenaient plus souvent pour chacun. Et l'avantage de l'économie ne parait pas une compensation suffisante à cet historien, qui en appelle aux anciennes maximes, selon lesquelles la valeur, et non l'argent, était regardée comme l'appui de l'état.

De Pavie Vitellius vint à Crémone, où Cécilia lui avait préparé une fête et un combat de gladiateurs. Un autre spectacle piqua sa curiosité barbare, et il se transporta sur les plaines de Bédriac, pour jouir par ses yeux des preuves de sa victoire. C'étaient d'horribles objets à considérer, que ceux qu'étalait après quarante jours un champ de bataille : des membres épars, des corps privés de tête, de bras, de jambes, des cadavres d'hommes et de chevaux qui tombaient en pourriture, la terre pénétrée d'un sang noir et caillé ; des campagnes fertiles entièrement ravagées, arbres coupés, moissons détruites. Au milieu de ces tristes et hideux débris, les Crémonais, comme pour insulter à l'humanité, avaient jonché les chemins de roses et 'aie branches de laurier, et dressé des autels d'espace en espace, où ils brûlaient de l'encens, et immolaient des victimes : grande joie, vives félicitations, qui se tournèrent bientôt après pour eux en douleur amère et en larmes. Valens et Cécina accompagnaient partout Vitellius, et lui montraient les endroits les plus remarquables du combat. C'est ici que s'engagea le choc entre les légions : là donna la cavalerie : de ce côté les troupes auxiliaires vinrent prendre en flanc l'ennemi. Les officiers vantant à l'envi leurs exploits, y mêlaient le faux, exagéraient le vrai. Les soldats se livraient à une joie tumultueuse et bruyante, et quittant le chemin, ils venaient reconnaître les lieux où ils avaient combattu, et observaient avec admiration les amas d'armes, les tas de corps morts. Il en était pourtant quelques-uns que le sort des choses humaines attendrissait, et des yeux de qui il tirait des larmes. Mais Vitellius ne donna aucun signe de compassion : il fixa ses regards sur toutes les parties de cet affreux spectacle ; il ne frissonna point à la vue de tant de milliers de citoyens restés sans sépulture. Tout au contraire, comme quelques-uns souffraient avec peine la mauvaise odeur qu'exhalaient les cadavres, il les reprit en disant qu'un ennemi tué est un parfum pour l'odorat, et encore plus un citoyen. Il ignorait la triste destinée qui l'attendait lui-même après quelques mois, et il rendait d'avance ses malheurs indignes de commisération. Tout occupé de pensées de prospérité et de triomphe, il offrit des sacrifices aux génies tutélaires des lieux. Il voulut voir aussi le tombeau d'Othon, qu'il trouva assez simple pour mériter qu'il lui fît grâce : et regardant comme un trophée de sa victoire le poignard dont son rival s'était servi pour s'ôter la vie, il l'envoya à Cologne, et ordonna qu'il fût suspendu et consacré dans le temple de Mars.

A Bologne, Valens, régala à son tour Vitellius d'un combat de gladiateurs, dont l'appareil avait été amené de Rome. Et plus on avançait vers la ville, plus la cour de ce prince se corrompait par le mélange des gens de théâtre, des eunuques, et de tous les ministres des plaisirs de Néron, qui comptaient avoir retrouvé leur ancien maître. Car Vitellius faisait profession d'admirer Néron, dont il avait flatté le goût extravagant pour les spectacles et pour la musique, non par nécessité, comme tant d'autres, mais par bassesse et par extinction de sentiments. Il conservait pour ce monstre une telle vénération, que lorsqu'il fut arrivé à Rome, il lui fit solennellement dans le Champ-de-Mars, par le ministère des prêtres du collège Augustal, les offrandes dont on avait coutume d'honorer les morts.

Cette conduite prouve que ce n'était point par un zèle sincère pour la décence publique, qu'il avait peu de temps auparavant défendu sous des peines sévères aux chevaliers romains de fréquenter les écoles des gladiateurs, et de paraître sur l'arène. Les princes précédents y avaient souvent forcé ceux même à qui déplaisait une si périlleuse ignominie ; et la contagion du mauvais exemple avait gagné de la capitale dans les villes moins considérables. L'abus était horrible. Mais le personnage de réformateur ne convenait point à Vitellius : et l'on doit attribuer l'ordonnance dont je parle ou à des conseils étrangers, ou à l'attention que ne manque pas d'avoir tout gouvernement commençant à tâcher de se donner une bonne renommée.

De ces mêmes sources, sans doute, partit un édit de Vitellius contre les astrologues, quoiqu'il fût personnellement crédule et attaché en esprit faible à leurs prédictions. L'insolence de ces charlatans fut telle, qu'ils osèrent afficher un placard contre l'ordonnance du prince ; et comme elle leur enjoignait de sortir de l'Italie avant le premier octobre, ils lui enjoignirent de leur côté de sortir du monde avant ce même jour. La futilité de leur art parut dans cette pièce, autant que leur témérité ; car Vitellus ne fut tué que fort avant dans le mois de décembre.

Valens et Cécina avaient bien mérité de la part de Vitellius l'honneur du consulat. Mais quoique l'exercice de cette charge suprême fût alors limité à un temps fut court, il n'était pas aisé de leur trouver place, pair que les désignations faites par Néron, Galba et Odra employaient toute l'année. Trois de ceux qui étaient désignés furent privés de leur droit sous différents prétextes ; et les vides qu'ils laissaient furent remplis par Valens et Cécina, qui furent consuls ensemble, et par Cécilius Simplex, que nous verrous en place au temps du dernier désastre de Vitellus. Ceux dont les nominations avaient été frustrées do leur effet rendirent encore grâce au prince qui leur faisait injustice tant les esprits étaient pliés à la servitude !

Cependant Vitellius s'avançait vers la ville, mais lentement, s'arrêtant à chaque bourgade, à chaque maison de campagne un peu jolie, pour y jouir des plaisirs qui se rencontraient sur son chemin, et se rendant plus méprisable de jour en jour par la paresse stupide dans laquelle il se plongeait. Pendant qu'il ne songeait qu'à se divertir, il portait la désolation partout où il passait. Il était suivi de soixante mille hommes en armes, qui ne connaissaient ni ordre ni discipline, et qui traînaient après eux un nombre encore plus grand de valets, toujours plus insolents et plus audacieux que leurs maîtres. Les officiers-généraux, les amis de Vitellius, avaient des cortèges nombreux, qu'il eût été difficile de contenir dans le devoir, quand on y eût veillé avec toute l'exactitude possible. Toute cette multitude était grossie par les sénateurs et les chevaliers romains, qui venaient au-devant de l'empereur, quelques-uns par crainte, la plus grande partie par adulation, et enfin tous pour ne pas se faire remarquer en restant, pendant que les autres partaient. Ajoutez une foule de gens du plus bas étage, que leur métier consacré au plaisir avait autrefois indécemment liés avec Vitellius, farceurs, comédiens, cochers. Il les recevait très-gracieusement, et se faisait une joie de prostituer le nom d'amis des misérables dont la connaissance le déshonorait. On peut juger quels dégâts faisait un tel passage dans les villes, dans les campagnes, en un temps où la moisson approchait de la maturité. Une armée ennemie eût été moins formidable.

Plusieurs fois les soldats en vinrent aux mains sur la route. Depuis l'affaire de Pavie, la discorde s'entretenait entre les légions et les troupes auxiliaires, si ce n'est que les uns et les autres se réunissaient contre les bourgeois et contre ceux qui n'étaient point de profession militaire. Ce fut à sept milles de la ville que se fit le plus grand carnage. Vitellius y distribuait, contre l'usage, du vin et de la viande à chaque soldat, et la populace de la ville s'était répandue dans tout le camp.

Parmi cette foule qu'amenait une curiosité oisive, il se trouva quelques badins, qui se divertirent à désarmer les soldats, coupant adroitement leurs baudriers, et leur demandant ensuite s'ils avaient leurs épées. Ces courages fiers et violents n'étaient point disposés à entendre raillerie : et prenant pour insulte ce qui n'était qu'un jeu, ils se jetèrent l'épée à la main sur le peuple qui n'avait ni armes ni aucune défense. Ils en tuèrent plusieurs, parmi lesquels se trouva le père d'un soldat. On le reconnut après sa mort. Les plus furieux en eurent honte, et, rappelés à eux-mêmes, ils épargnèrent une multitude innocente.

Ils causèrent aussi du trouble et de l'effroi dans la ville, où on les voyait accourir par pelotons, qui se détachaient du gros de l'armée, et prenaient les devants, par empressement surtout d'aller visiter l'endroit où Galba avait été massacré. On ne pouvait les considérer sans frémir. Toute leur personne avait quelque chose de sauvage : leurs grandes et longues piques ; les peaux de bêtes dont ils avaient les épaules couvertes, leur donnaient l'air de Barbares plutôt que de soldats romains. Nullement accoutumés à la ville, ils ne savaient point éviter la presse ; et si, glissant sur le pavé, ou heurtés par quelqu'un, ils venaient à tomber, ils se mettaient en colère, et souvent ils tiraient l'épée, et frappaient tout ce qui se trouvait autour d'eux. Et les tribuns et autres officiers, qui parcouraient les différents quartiers avec des troupes de gens armés, n'apaisaient pas les désordres, mais augmentaient la terreur.

 Vitellius fit ensuite son entrée solennelle dans Rome. Il partit de Ponte-Mole, montant un beau cheval, et armé en guerre. Son intention était d'entrer comme dans une ville prise, suivant ce qu'il avait pratiqué dans les autres villes qui s'étaient trouvées sur son passage. Ses amis le détournèrent d'une pensée si folle et si odieuse. Il quitta la casaque militaire, prit la robe prétexte, et sa marche fut disposée en pompe guerrière, mais sans avoir rien de menaçant.

Elle s'ouvrait par les aigles de quatre légions, flanquées de plusieurs drapeaux et étendards. Marchait à la suite l'infanterie romaine, puis la cavalerie, et enfin trente-quatre cohortes auxiliaires, distinguées suivant la variété des nations et de l'armure. Les préfets de camp et maréchaux-des-logis, les tribuns et les premiers des centurions, précédaient les aigles en habits blancs. Les autres centurions étaient à la tête de leurs compagnies, ornés d'armes brillantes et des dons militaires que chacun avait mérités. Les soldats étalaient aussi les écharpes et les hausse-cols qu'ils avaient reçus en récompense de leur bravoure. Grand et beau spectacle ! belle et magnifique armée, et digne d'avoir un autre chef que Vitellius ! Il arriva ainsi au Capitole, où il trouva sa mère, et en l'embrassant lui donna le nom d'Augusta.

Le lendemain il harangua le sénat et le peuple faisant son propre panégyrique avec autant de sécurité que s'il eût eu des auditeurs qui ne le connussent pas, vantant par les plus pompeux éloges son activité et sa tempérance, pendant qu'il avait pour témoins de la bassesse honteuse de sa conduite tous ceux qui l'écoutaient, et même toute l'Italie, qu'il venait de traverser toujours plongé dans le sommeil ou dans l'ivresse. On l'applaudit cependant ; et la populace indifférente au vrai et au faux, et habituée à répéter par manière d'écho les cris flatteurs auxquels on l'avait dressée, battit des mains, multiplia les signes de joie, et le détermina enfin à acceptez le titre d'Auguste, avec aussi peu de fruit qu'il avait eu peu de raison de le refuser jusqu'alors.

Vitellius, ayant pris possession du souverain pontificat, rendit, suivant l'usage, une ordonnance touchant le culte public et les cérémonies de religion, et il la data du 15 des calendes d'août, ou 18 juillet, jour regardé de toute antiquité comme malheureux, parce qu'il était celui des défaites de Crémère et d'Allia. Nous savons assez que c'est une observation superstitieuse que celle des jours heureux ou malheureux ; mais le peuple chez les Romains ne pensait pas ainsi, et cette date fut remarquée comme un sinistre présage. C'était un inconvénient qu'il fallait prévoir et éviter. Vitellius n'y fit aucune attention. Profondément ignorant de tout droit divin et humain, il avait des unis et des affranchis aussi indolents et aussi négligents que lui, et il semblait que son conseil ne fût composé que de gens ivres.

Il affecta de se montrer extrêmement populaire. Dans les élections des magistrats, il accompagnait les candidats comme ami et solliciteur. Au théâtre il favorisait les acteurs qu'il croyait agréables au bas peuple. Dans le cirque il s'intéressait pour la faction du bleu-marin, avec le même empressement qu'il avait témoigné n'étant que simple particulier. Procédée qui, dit Tacite, s'ils eussent eu pour principe une bonté judicieuse, auraient pu plaire comme simples et unis : mais le souvenir de sa vie passée les faisait regarder comme bas et indécents.

Il se rendait assidu au sénat, même lorsqu'il ne s'agissait que de petites affaires. Dans une délibération il se trouva qu'Helvidius Priscus, suivant la liberté dont il faisait profession, opina contre un avis que Vitellius appuyait avec chaleur. Le prince en fut piqué, et il se contenta néanmoins d'appeler les tribuns au secours de son autorité méprisée. Les amis d'Helvidius, qui craignirent qu'il n'en restât dans le cœur de Vitellius un ressentiment profond, s'empressèrent de l'apaiser. Il leur répondit qu'il n'était point surprenant ni nouveau que deux sénateurs se partageassent de sentiment sur une affaire, et qu'il lui était arrivé souvent à lui-même d'être d'un avis contraire à celui de Thraséa. Cette réponse fut prise diversement. Les uns jugeaient qu'il y avait de l'impudence à Vitellius de se comparer à Thraséa ; les autres le louaient de ce que, ayant à citer un exemple, il avait plutôt choisi un sécateur respectable par sa vertu, que quelqu'un des favoris de la fortune.

Valens et Cécina partageaient toute la puissance, et n'en laissaient que l'ombre à Vitellius. Des deux préfets du prétoire, qu'il nomma, savoir P. Sabinus et Julius Priscus, l'un était protégé par Cécina, l'autre par Valens. Ils se balançaient ainsi en tout. Leur jalousie, commencée durant la guerre et dans le camp, et dès lors mal cachée sous des dehors qui ne trompaient personne, éclata enfin dans la ville, dont le loisir leur donnait tout le temps de prêter l'oreille aux discours malins et aux rapports envieux de ceux qui se disaient leurs amis, et où les affaires les mettaient sans cesse dans l'occasion de se heurter. Ajoutez l'émulation du faste, de la magnificence des équipages, du nombre de leurs créatures, de la multitude immense de ceux qui venaient leur faire la cour. Rivaux éternels, ils tâchaient d'attirer l'empereur chacun de son côté ; et lui, faible idole, obéissait aux mouvements tantôt de l'un, tantôt de l'autre. Leur situation était donc aussi incertaine que brillante ; et comme ils savaient qu'un mécontentement subit et léger, ou au contraire une flatterie même absurde et déplacée, pouvait tout d'un coup faire changer Vitellius à leur égard, ils le méprisaient et le craignaient également. C'était pour eux. un motif de se hâter de profiter de leur faveur pour s'enrichir. Ils envahissaient les maisons, les jardins, les terres du domaine impérial, pendant que les nobles, en très-grand nombre rappelés d'exil par Galba, languissaient dans l'indigence sans recevoir de la libéralité du prince aucun soulagement.

Tout ce que fit Vitellius pour ces infortunés, ce fut de les rétablir dans leurs droits sur leurs affranchis. Ces droits ne laissaient pas d'être considérables. L'affranchi, si son patron manquait du nécessaire, était obligé de le nourrir, et en mourant il fallait qu'il lui laissât la moitié de son bien. L'ordonnance de Vitellius fut extrêmement applaudie et des premiers de la ville et du peuple. Mais la fraude des affranchis la rendit infructueuse. Ces génies serviles imaginaient différentes ruses pour cacher leurs possessions : ils mettaient leur argent en sûreté sous des noms supposés. Quelques-uns passant dans la maison de l'empereur devenaient plus puissants que leurs anciens maîtres.

La discipline avait déjà souffert d'étranges affaiblissements parmi les légions victorieuses, et le séjour de Rome acheva de la corrompre. Les soldats, dont peine le camp pouvait contenir la multitude, inondaient la ville. On les voyait se promener dans les places, dans les portiques, dans les temples. Ils ne savaient plus ce que c'était que de se rendre au quartier-général pour prendre les ordres des premiers officiers : nulle exactitude aux factions militaires, nul exercice pour se tenir en haleine. Les délices de la ville et les excès de toute espèce altéraient en eux les forces du corps et amollissaient les courages. Enfin, négligeant même les précautions de santé, plusieurs dressèrent leurs tentes dans le Vatican, lieu malsain, dont le mauvais air causa parmi eux bien des maladies, et en fit périr un grand nombre. Les étrangers, surtout Germains et Gaulois, à qui le climat d'Italie est très-contraire, furent extrêmement incommodés des eaux du Tibre, que des chaleurs, auxquelles ils n'étaient point faits, les portaient à boire avec avidité.

Il ne restait plus pour ruiner cette armée que de diminuer le nombre des soldats qui la composaient : et c'est ce qu'on eut l'imprudence de faire. J'ai dit que Vitellius avait cassé les prétoriens, et il paraît qu'il en avait usé de même à l'égard des troupes destinées spécialement à la garde de la ville. Il s'agissait de les remplacer, et l'empereur ordonna la levée de seize cohortes prétoriennes et de quatre cohortes de la ville, chacune de mille hommes. Il y eut presse à entrer dans ce service, qui était plus doux et en même temps plus avantageux que celui des légions. La faveur, ou le caprice des généraux, décida du choix de ceux qui devaient y être admis. Valens en particulier s'y arrogea la principale autorité, au préjudice de Cécina, sur lequel il l'emportait dans l'esprit des soldats, comme étant l'auteur de la victoire et ayant rétabli les affaires du parti, qui allaient mal avant sort arrivée. La jalousie de Cécina fut portée à son comble : et dès lors sa fidélité commença à chanceler.

Mais si Vitellius laissa prendre un grand pouvoir aux chefs, il accorda encore plus à la licence du soldat. Chacun se plaça à son gré : digne ou indigne, quiconque voulut entrer dans les cohortes prétoriennes, ou dans celles de la ville, y fut reçu. Les bons sujets qui aimèrent mieux rester dans les légions ou dans les troupes auxiliaires en eurent aussi la liberté, et quelques-uns prirent le parti pour se soustraire à l'intempérie du climat et au danger des maladies. Il résulta de cette opération que l'armée fut considérablement affaiblie ; et d'un autre côté les cohortes prétoriennes et celles de la ville, qui avaient toujours formé une milice honorable par le choix des sujets, perdirent cette gloire, et devinrent un mélange confus de gens ramassés. L'audace effrénée des soldats se croyait tout permis. Elle se porta jusqu'à demander à Vitellius, avec de grands cris, le supplice de trois des plus illustres chefs de la Gaule, parce que, dans le mouvement qui précéda la mort de Néron, ils avaient pris parti pour Vindex. Vitellius, mou et lâche par caractère, avait de plus un intérêt pressant de flatter les troupes. Il voyait arriver le moment où il faudrait récompenser leur zèle par une largesse générale ; et, manquant d'argent, il se rendait facile sur tout le reste. Ainsi s'exprime Tacite ; et il nous donne par là à entendre que ceux dont les soldats avaient demandé la mort furent livrés à leur fureur.

On imposa une taxe sur les affranchis, dont la richesse énorme insultait au public. Mais c'était là une faible ressource, sous un prince surtout qui, uniquement occupé du soin de dissiper, bâtissait des écuries pour les chevaux du Cirque, donnait sans cesse des combats de gladiateurs et de bêtes ; en un mot, qui se jouait de l'argent manie s'il eût été dans la plus grande abondance. Cécilia et Valens suivaient son exemple, et ils célébrèrent le jour de.sa naissance par des fêtes, dont les apprêts furent prodigieux et jusqu'alors inouïs. Ils firent battre des gladiateurs pour l'amusement du peuple dans toutes les rues de Rome.

Les rapines marchaient de pair avec les folles dépenses. Il ne s'était pas encore écoulé quatre mois depuis la victoire, et déjà l'affranchi Asiaticus égalait les odieuses fortunes des plus riches affranchis de Néron. Nul dans cette cour ne se piqua de probité ni de talents. L'unique voie pour parvenir au crédit et à la puissance, était d'assouvir par un luxe insensé, par des repas d'une prodigalité monstrueuse, l'insatiable gourmandise de Vitellius, qui ne songeait qu'à jouir du présent. La ville de Rome, aussi malheureuse qu'elle était grande et puissante, se voyait passer dans le cours 'd'une seule année par les mains d'Othon et de Vitellius, et devenir successivement le jouet et la proie des Vinius, des Icélus, des Valens, des Asiaticus, que remplacèrent bientôt, dit Tacite, d'autres hommes plutôt que d'autres mœurs, les Muciens et les Éprius Marcellus.

 Ces deux hommes eurent véritablement la principale part à l'autorité du gouvernement sous Vespasien. Mais, quoiqu'ils ne fussent pas sans tache, je crains que Tacite n'ait outré en les comparant aux ministres et aux affranchis de Galba et de Vitellius. Vespasien, prince sage, appliqué, et que notre historien lui-même comble d'éloges, souffrait sans doute beaucoup de Mucien, à qui il devait son empire ; il avait peut-être trop de confiance en Éprius Marcellus : mais il ne leur aurait jamais passé des excès semblables à ceux des règnes précédents.

A tant de maux qui menaçaient la république d'une ruine prochaine, Vitellius ajoutait la cruauté contre les particuliers. D'anciens amis, liés avec lui dès l'enfance, personnages d'un nom illustre, qu'il avait invités à se rendre auprès de sa personne, en leur promettant presque de partager avec eux l'empire, n'éprouvèrent de sa part que fraudes continuelles dont ils furent les victimes. Il ne fit grâce à aucun de ses créanciers, ou de ceux qui rayaient inquiété pour des paiements, en quelque façon que ce pût être. L'un d'eux s'étant présenté pour lui faire sa cour, fut aussitôt envoyé au supplice. Ensuite Vitellius le rappela ; et, pendant que tout le monde louait sa clémence, il ordonna qu'on poignardât ce malheureux sur la place, disant qu'il voulait repaître ses yeux du sang d'un ennemi. Deux fils ayant osé lui demander la vie de leur père, furent mis à mort avec lui. Un chevalier romain, que l'on traînait au supplice par son ordre, lui cria : Je vous ai fait mon héritier. Vitellius voulut voir le testament, et, y trouvant un affranchi du testateur marqué pour être son cohéritier, il les fit égorger l'un et l'autre. Il traita de crimes d'état les cris poussés dans le Cirque contre la faction bleue, qu'il favorisait, et plusieurs citoyens perdirent la vie pour cette unique raison.

Il était temps que Vespasien vînt mettre fin à toutes ces horreurs, et sauvât l'empire en s'en rendant le maître. Ses projets longtemps médités éclatèrent enfin, et j'en vais rendre compte, en commençant par exposer ce qui regarde sa naissance et ses premiers emplois.

Sa naissance ne lui promettait rien moins qu'une si haute fortune. Son aïeul paternel T. Flavius Pentro, simple bourgeois de Rieti, suivit d'abord le métier des armes, où il n'eut point de plus haut grade que celui de centurion : et s'étant retiré dis service après la bataille de Pharsale, où il combattait pour Pompée, passa le reste de sa vie dans sa petite ville, exerçant une profession que nous pouvons comparer à celle d'huissier priseur. Le père de Vespasien, T. Flavius Sabinus, prit la ferme du quarantième denier[5] en Asie : et dans un emploi toujours délicat il se conduisit avec tant d'intégrité et de douceur, que plusieurs villes furent curieuses de conserver son portrait, en mettait au bas cette inscription : Καλώς τελωνήσανει : Au publicain honnête homme. Sa mère Vespasia Polla était d'une famille honorable de Nursia[6], et elle avait un frère sénateur.

Il naquit dans une petite bourgade voisine de Rieti, le dix-sept novembre de l'an de Rome 760, cinq ans avant la mort d'Auguste. On lui donna un surnom tiré du nom de sa mère, en sorte qu'il fut appelé T. Flavius Vespasianus. Il avait un frère aîné, nommé comme son père T. Flavius Sabinus. Il fut élevé par sa grand-mère paternelle Tertulla, dans des terres qu'elle possédait près de Cosa[7] en Toscane. Il chérit toujours les lieux où il avait passé son enfance. Devenu empereur, il les visitait souvent : et il laissa subsister la petite métairie telle qu'elle était, ne voulant rien changer dans -des objets qu'il reconnaissait avec un vrai plaisir. Il conserva encore plus chèrement le mémoire de sa grand' mère : et aux jours de fête il buvait dans une tasse d'argent qui avait appartenu à cette dame.

Son frère prit la route des honneurs, et il y réussit, puisqu'il devint consul, et ensuite préfet de la ville sous Néron, sous Othon, et sous Vitellius. Pour ce qui est de Vespasien, il n'avait point d'ambition ; et s'il eût suivi son penchant, il aurait fui l'éclat des dignités. Forcé par sa mère, qui, joignant aux conseils et aux prières les reproches vifs et piquants, le traitait de valet de son frère il travailla à s'ouvrir l'entrée du sénat. Il n'obtint l'édilité qu'avec beaucoup de peine, et après avoir essuyé un refus : mais il parvint honorablement à la préture.

Dans cette carrière il ne marcha point d'un pas qui fût d'accord avec la répugnance qu'il avait témoignée polar y entrer. Il n'est point de bassesse qu'il ne fit pour mériter les bonnes grâces de Caligula. Il demanda qu'il lui fût permis de donner une fête et des jeux au peuple pour célébrer la chimérique victoire de ce prince sur les Germains. Lorsque la conjuration de Lepidus fut découverte, il fut d'avis d'ajouter à la peine des coupables la privation de sépulture. Il rendit grâces, par un discours prononcé en plein sénat, de l'honneur qu'il avait reçu d'être admis à la table de l'empereur. Tant il est difficile au mérite de percer, s'il n'en coûte quelque chose à la pureté de la vertu et à la noblesse des sentiments.

Ce fut alors qu'il se maria : et il fit un choix mieux assorti à la médiocrité de sa naissance, qu'au rang oh il était actuellement parvenu. Il épousa Domitia, qui avait été la maîtresse d'un chevalier romain, et qui passait pour affranchie. Elle fut pourtant déclarée, par sentence un juge, libre d'origine, et citoyenne, ayant été reconnue par son père Flavius Laberalis, qui était un simple greffier du bureau des questeurs. Il faut croire que les richesses couvrirent aux yeux Vespasien l'indignité d'une telle alliance. Il en eut Tite et Domitien, et une fille nommée Domitille, qui mou. rut avant lui. Devenu veuf, il ne se remaria plus : mais il reprit Cénis, affranchie et secrétaire d'Antonia, qu'il avait autrefois aimée ; et, même lorsqu'il fui empereur, il la garda auprès de lui presque sur le pied d'une légitime épouse. Après la mort de Cénis, comme la chasteté n'a jamais été la vertu des païens, il se donna plusieurs concubines pour la remplacer.

La fortune de Vespasien prit sous Claude de grands accroissements. Il avait la protection de Narcisse : et, par le crédit de cet affranchi, il fut fait commandant d'une légion, et servit en cette qualité, d'abord en Germanie, puis dans la Grande-Bretagne, où il se distingua beaucoup. Il fut récompensé par les ornements du triomphe, par un double sacerdoce, et enfin par le consulat.

Il passa les premières années du règne de Néron dans le loisir et dans la retraite, ne cherchant qu'à se faire oublier, parce qu'il craignait Agrippine, à qui les amis de Narcisse étaient toujours odieux. Il devint proconsul d'Afrique à son rang : et la conduite qu'il tint dans l'exercice de cet emploi doit avoir été mêlée de bien et de mal ; car Tacite et Suétone en parlent très-diversement. Selon Tacite[8], il s'y acquit une très-mauvaise réputation, et se fit détester des peuples. Selon Suétone, il les gouverna avec une intégrité parfaite, et beaucoup de dignité. Ce dernier convient cependant qu'il s'éleva une sédition à Adrumète contre le proconsul, et que la multitude lui jeta des raves à la tête. Il est difficile qu'un magistrat dont l'administration serait irréprochable, fût exposé à une pareille insulte.

Ce qui est vrai, c'est qu'il ne revint pas riche de sa province. Au contraire il se trouva tellement abîmé de dettes, qu'il fut près de faire banqueroute, et se vit obligé d'engager tous ses biens-fonds à son frère. Dans une si grande détresse, toute voie d'avoir de l'argent lui était bonne. Il s'abaissa à des trafics indignes de son rang, qui lui firent donner le titre injurieux de maquignon. On lui reprocha aussi d'avoir tiré d eux cent mille sesterces[9] d'un jeune homme, à qui il fit obtenir la dignité de sénateur contre la volonté de son père. Ces différents traits prouvent que Tacite a eu raison de dire que la réputation de Vespasien n'était pas nette lorsqu'il fut élevé à l'empire[10], et qu'on doit le compter entre les exemples rares de ceux que la grandeur suprême a changés en mieux.

Il accompagna Néron dans son voyage de Grèce ; et l'indifférence pour la belle voix du prince, qui avait déjà pensé le perdre, comme je l'ai raconté ailleurs, lui attira une nouvelle disgrâce. Il s'ennuyait d'entendre Néron Chanter, et il lui arrivait souvent, ou de s'en aller, ou de s'endormir. L'empereur se tint très-offensé, et lui défendit de paraître en sa présence. Vespasien se retira dans une petite ville écartée, où il n'attendait que la mort, lorsqu'on vint lui apporter les provisions de lieutenant de l'empereur pour la guerre contre les Juifs. Cette guerre devenait considérable, et l'on était bien aise d'en donner le commandement à un homme de mérite et de tête, mais dont le nom ne fût peint capable de donner de l'ombrage. Vespasien, par l'obscurité de sa naissance, et par son expérience dans le métier des armes, réunissait tout ce que souhaitait la cour pour cet important emploi, et il fut choisi.

Il répondit parfaitement à ce qu'on attendait à lui. Vigilant, actif, il était occupé jour et nuit de son objet. Il marchait à la tête des légions, il allait reconnaître lui-même les lieux propres pour les campements. Aussi brave de sa personne qu'habile à commander, il agissait également de la tête et de la main. La nourriture la plus simple était celle qui lai convenait le mieux. Dans son habillement, dans ses équipages, il se distinguait à peine du simple soldat. On eût pu, dit Tacite, le comparer aux anciens généraux de la république, sans la tache de l'avarice.

Ce fut par les circonstances et par l'impulsion d'autrui, plutôt que par sa propre ambition, que Vespasien fut déterminé à songer à l'empire. Il ne prit aucune put à la révolution qui priva Néron du trône et de la vie ; et il fut si éloigné de penser à former un parti contre Galba, qu'il fit partir Tite, son fils, pour aller lui porter son hommage[11]. Ce voyage donna matière aux discours des politiques. Partout où Tite passait, la voix publique le destinait à être adopté par Galba. Et il est vrai qu'il en était digne. Une physionomie heureuse et mâle de grâce et de majesté ; un esprit aisé, propre à tout, cultivé par toutes les belles connaissances ; le talent de parler et d'écrire avec facilité et avec noblesse dans les deux langues grecque et latine, soit en prose, soit en vers ; redresse dans tous les exercices du corps, et surtout dans ceux qui sont utiles à la guerre, soit qu'il s'agit de manier les armes ou de monter à cheval ; une valeur éprouvée, tant dans les campagnes qu'il avait faites en Germanie et en Bretagne, que surtout dans la guerre de Judée, où, revêtu par son père de commandements importants, il avait gagné des combats, pris des villes ; par-dessus tout cela un fonds de bonté, un caractère de générosité bienfaisante : tant de qualités réunies avec la première vigueur de l'âge (car Tite entrait alors dans sa vingt-huitième année) prouvent que réellement Galba ne pouvait faire un meilleur choix. Mais il n'y pensait en aucune façon, comme il parut par l'événement ; et il périt avant que Tite fût arrivé à Rome.

Le fils de Vespasien était à Corinthe lorsqu'il apprit que Galba avait été tué avec Pison, et que l'empire allait être disputé entre Othon reconnu dans Rome, et Vitellius proclamé par les armées de Germanie. Ces nouvelles changeaient tout le système de la conduite qu'il avait à tenir, et il délibéra avec un petit nombre d'amis sur le parti qu'il devait prendre. Continuer sa route, et aller à Rome, c'était une démarche infructueuse, et il ne pouvait pas espérer que celui qu'il trouverait en possession de la souveraine puissance lui sût gré d'un voyage entrepris pour un autre ; d'ailleurs il craignait d'être retenu comme étage, soit par Othon, soit par Vitellius. S'il s'en retournait, il n'était pas douteux que le vainqueur en serait offensé. Mais l'inconvénient paraissait moindre, parce que la victoire était encore incertaine, et que Vespasien en se rangeant du côté de la fortune couvrirait le tort de son fils. Si Vespasien avait des vues plus hautes, et qu'il aspirât à l'empire, il n'était plus question de se précautionner contre les ombrages et les défiances, puisqu'il faudrait faire la guerre. Tite inclinait vers ce dernier parti ; et après qu'il eut balancé les motifs d'espérer et de craindre, l'espérance l'emporta, et il se décida pour retourner vers son père. Quelques-uns crurent que la passion pour Bérénice influa dans sa détermination. Il est vrai qu'il aimait cette reine, et en général le penchant pour les plaisirs eut du pouvoir sur lui pendant sa jeunesse, et il vécut empereur dans une plus grande retenue que lorsqu'il avait été soumis à l'autorité paternelle. Mais avant même cette époque Tacite lui rend témoignage, que son devoir et les affaires ne souffrirent jamais de son attachement pour Bérénice.

Tite repartit pour l'Orient, roulant de grands projets dans son esprit. En passant par l'île de Chypre, il visita le temple de Paphos, où Vénus était honorée sous la figure bizarre d'un cône de marbre blanc[12]. Ce temple avait un oracle que Tite consulta, d'abord sur sa navigation, ensuite sur toute sa fortune. Le prêtre, après avoir répondu en public à ses questions, lui annonça dans un entretien particulier les espérances les plus flatteuses.

Il n'était pas besoin alors d'une science surnaturelle pour prédire l'empire à Vespasien. Son mérite, opposé à l'indignité d'Othon et de Vitellius, les forces qu'il commandait, ses succès dans la guerre des Juifs, l'exemple de trois empereurs choisis militairement et mis en place par les troupes, c'étaient là de bons garants de la grandeur prochaine de Vespasien. On ne parlait que de prodiges qui la lui avaient présagée. Je ne m'amuserai pas à en copier la liste futile dans Suétone et dans Dion. Je m'en tiens sur ce point à la judicieuse observation de Tacite[13]. L'événement, dit cet historien philosophe, nous a rendu bien savants. Depuis que nous avons vu l'élévation de Vespasien, nous nous sommes persuadés que des présages envoyés du ciel la lui avaient annoncée. On doit juger pareillement que le fondement des prédictions du prêtre de Paphos était la vraisemblance de la chose et le bruit populaire.

Une interprétation absurde de nos saints oracles, célèbres dans tout l'Orient, donnait encore du crédit et de la vogue à cette même opinion. On appliquait à Vespasien les prophéties selon lesquelles devait sortir de la Judée le chef et le libérateur des nations. Tacite est tombé dans cette erreur, qui n'est point surprenante de sa part. Ce qui a droit de nous étonner, c'est qu'un adorateur et un prêtre du vrai Dieu, l'historien Josèphe[14], ait fait un si indigne abus des Écritures : Aveugle, dit M. Bossuet avec son éloquence accoutumée, aveugle, qui transportait aux étrangers l'espérance de Jacob et de Juda, qui cherchait en Vespasien le fils d'Abraham et de David, et attribuait à un prince idolâtre le titre de celui dont les lumières devaient retirer les gentils de l'idolâtrie.

Lorsque Tite arriva auprès de son père, il le trouva déterminé extérieurement pour Othon, à qui il avait fait prêter par ses légions le serment de fidélité. Vespasien, prudent et circonspect, procédait lentement, et ne se hâtait pas de déclarer les projets qui s'agitaient néanmoins depuis quelque temps entre lui et Mucien, actuellement gouverneur de Syrie. Ils avaient commencé par être brouillés ensemble, et le voisinage de leurs provinces avait fait naître entre eux, comme il arrive communément, la jalousie et la discorde. A la mort de Néron ils se réconcilièrent, et se concertèrent dans leurs arrangements, d'abord par l'entremise de leurs amis, et ensuite par celle Tite, qui devint le lien de leur union, étant tout-à-fait propre par son caractère et s'étudiant avec art à gagner l'esprit de Mucien. Car Vespasien et Mucien se convenaient assez peu : l'un était guerrier, et l'autre plutôt tourné vers la négociation et les affaires du cabinet. Le goût du premier le portait à la simplicité et à l'économie ; le second aimait la magnificence, il vivait en grand seigneur, et sa dépense était montée sur un ton au-dessus de l'état d'un particulier. Vespasien réussissait dans l'action : Mucien avait le don de la parole. On eût fait des deux, dit Tacite, un excellent prince, si l'on eût pu mêler leurs bonnes qualités, en retranchant leurs défauts.

Les premiers conseils qu'ils tinrent ensemble n'eurent pas de grandes suites. Ils se soumirent de bonne foi à Galba. Seulement ils s'appliquèrent avec plus de soin qu'auparavant à s'attirer l'affection des officiers de leurs armées, attaquant chacun d'eux par les endroits par lesquels ils les connaissaient sensibles, les bons par les voies honnêtes et par l'émulation de la vertu, les vicieux par la licence et par l'attrait des plaisirs.

Ces semences germèrent, et ils ne furent pas longtemps sans en recueillir les fruits. Car lorsque l'on vit que deux rivaux tels qu'Othon et Vitellius déchiraient la république par une guerre, qui ne pouvait aboutir qu'à faire triompher le crime, les esprits commencèrent à fermenter parmi les légions d'Orient. Pourquoi faut-il, disaient-elles, que les autres décident de l'empire et envahissent toutes les récompenses, et que notre partage soit une éternelle servitude ? Le soldat examine ses forces, et y prend confiance. Trois légions dans la Judée, quatre en Syrie ; les premières exercées par toutes les opérations d'une rude guerre, les autres animées et tenues en haleine par les exemples de vertu que leur donnait l'armée voisine : l'Égypte et ses deux légions à leur portée : d'un côté le Pont, la Cappadoce et les troupes qui bordaient l'Arménie ; de l'autre toute l'Asie-Mineure, nombreuse en habitants, puissante par ses richesses ; toutes les îles depuis la mer Égée ; et une distance du centre, qui leur donnait moyen de faire tranquillement et en sûreté tous lettes préparatifs.

Les deux généraux étaient bien instruits de ces dispositions de leurs soldats. La guerre de Judée donnait du répit à Vespasien, étant extrêmement avancée, en sorte qu'il ne restait plus que le siège de Jérusalem. Tite arriva dans ces circonstances, secours infiniment utile et précieux. Cependant les chefs de l'entreprise résolurent d'attendre l'événement de la guerre entre Othon et Vitellius. Ils ne craignaient point que les forces des deux partis se réunissent sous celui pour qui la fortune se déclarerait. Ils savaient que la réconciliation n'est jamais sincère entre les vainqueurs et les vaincus. Et peu leur importait lequel des deux rivaux triomphât. La prospérité, disaient-ils, enivre même les plus fortes et les meilleures têtes. Mais pour ceux-ci, vils esclaves de la mollesse et de la volupté, leurs vices rendent leur ruine infaillible. La guerre nous défera de l'un, et l'autre périra par sa victoire.

Tel était le plan arrangé entre Vespasien et Mucien, sûrs d'être secondés par leurs armées dès qu'ils donneraient le signal. L'ardeur y était universelle. Les gens de bien désiraient un changement par amour pour la république : l'espérance de s'enrichir par les rapines en aiguillonnait plusieurs, d'autres voulaient rétablir leurs affaires délabrées. Ainsi tous, bons et mauvais, souhaitaient la guerre, par des motifs différents, mais avec une égale vivacité.

Après que la querelle fut décidée par la bataille de Bédriac et la mort d'Othon, Vespasien balança encore. Il fit même la cérémonie de la prestation de serment au nom de Vitellius. Lui-même il en prononça la formule, qu'il accompagna de vœux pour l'heureuse fortune du nouvel empereur. Mais ses soldats, qui avaient des intentions tout autres, l'écoutèrent en silence. On peut juger qu'il ne fut pas bien fâché de la froideur que témoignait son armée à le suivre en cette occasion ; et tout l'invitait à espérer. Outre Mucien et les légions de Syrie, il avait dans ses intérêts Tibère Alexandre, préfet d'Égypte. Il comptait sur la troisième légion, qui n'avait quitté que depuis peu de temps la Syrie pour passer en Mésie, où elle était actuellement. Il se flattait avec fondement que les autres légions d'Illyrie suivraient l'exemple de la troisième : car toutes les armées étaient irritées contre l'arrogance des soldats des légions germaniques, qui vastes de corps, brutaux dans leur langage, méprisaient tous les autres comme fort au-dessous d'eux.

Cependant à tant de raisons de se promettre un heureux succès Vespasien opposait dans son esprit la difficulté d'une si haute entreprise, et la grandeur des risques. Quel jour, disait-il, que celui où un père âgé de soixante ans s'exposera avec deux fils dans la fleur de l'âge aux hasards de la guerre ! Quand on se renferme dans des projets qui n'excèdent pas la condition privée, on peut revenir sur ses pas ; on peut à son gré pousser ou arrêter sa fortune. Mais qui se propose l'empire, n'a point de milieu entre le plus haut degré d'élévation et les plus affreuses disgrâces. Il se représentait les forces des armées de Germanie, qu'un homme de guerre comme lui connaissait parfaitement.

Ses légions savaient combattre contre l'étranger, mais elles n'avaient jamais combattu contre des Romains. Et il craignait de trouver parmi les troupes d'Othon, dont il était l'appui, plus de bruit et de clameurs que de vigueur réelle. Les infidélités, si communes dans les guerres civiles, l'alarmaient, et il ne pouvait penser sans trouble au danger d'un assassinat Il se rappelait l'exemple de Camillus Scribonianus massacré sous Claude par Volaginius, simple soldat, qui en récompense avait été tout d'un coup élevé du dernier degré de la milice aux emplois les plus éclatants : puissant apprit pour les traîtres. Contre ce genre de péril, disait Vespasien, les bataillons et les escadrons ne sont qu'une vaine défense. Il est souvent plus aisé de renverser les armées entières, que d'éviter les embûches secrètes d'un seul.

Ses lieutenants, ses amis, combattaient les frayeurs qui retardaient sa détermination ; et enfin Mucien, dans une assemblée assez nombreuse, mais pourtant de personnes choisies, lui fit un discours préparé pour achever de le vaincre. Tous ceux, dit-il, qui forment un grand projet, doivent examiner si ce qu'ils entreprennent est utile à la république, glorieux pour eux-mêmes, aisé dans l'exécution, ou du moins tel qu'il n'offre point de trop grandes difficultés. On peut encore considérer la personne de celui qui conseille l'entreprise, et voir s'il y met du sien, s'il partage le danger, et surtout si ses vues sont désintéressées, et s'il travaille pour lui-même, ou pour celui qu'il sollicite à agir. Vespasien, quand je vous invite à prendre en main l'empire, le conseil que je vous donne est aussi salutaire à la patrie que propre à vous couvrir de gloire. La facilité s'y trouve : après les dieux, le succès est en vos mains. Et ne craignez point ici la flatterie : c'est moins un honneur qu'une tache que de succéder à Vitellius.

Nous n'aurons point à combattre la haute sagesse d'Auguste, ni les ruses politiques de Tibère, ni des droits consacrés par une longue succession, tels que ceux qui affermissaient sur le trône Caligula, Claude et Néron. Vous avez même cédé à l'ancienne noblesse de Galba. Demeurer encore dans l'inaction, et laisser la république exposée à l'opprobre et à une ruine inévitable, ce serait un engourdissement, ce serait une lâcheté, quand même la servitude serait pour vous aussi exempte de péril qu'elle est honteuse.

Le temps n'est plus où vos desseins pouvaient passer pour enveloppés dans un secret qui les couvrît. L'empire est pour vous un asile plutôt qu'un objet d'ambition. Avez-vous oublié la mort violente de Corbulon ? Il est vrai qu'il nous surpassait par la splendeur de l'origine : mais aussi Néron était bien au-dessus de Vitellius par cet endroit. Quiconque est en état de se faire craindre, paraît toujours assez illustre à celui qui le craint. Et Vitellius voit par son propre exemple qu'une armée peut faire un empereur. Il doit tout au suffrage des soldats, n'ayant mérité sa fortune par aucun service militaire, ni par aucun nom qu'il se soit acquis dans le métier des armes. Sa seule recommandation a été la haine que l'on portait à Galba. S'il a triomphé d'Othon, il ne faut en faire honneur ni à l'habileté du chef, ni à la force de son armée. Othon n'a été vaincu que par la précipitation de son propre désespoir : et Vitellius nous a appris à le regretter. Il abuse insolemment de sa victoire, il disperse les légions en différentes contrées, il casse et désarme les cohortes prétoriennes, c'est-à-dire qui prend soin de préparer les semences de la guerre qui va éclore contre lui. Tout ce que ses troupes pouvaient avoir de fierté et d'ardeur dégénère de jour en jour et s'amollit par le vin, par les débauches de toute espèce, par la trop fidèle imitation de leur prince. Quelle comparaison de cette situation à la votre ? La Judée, la Syrie et l'Égypte, réunies, vous offrent neuf légions pleines de vigueur, qui ne sont ni affaiblies par les batailles, ni corrompues par la licence ou par la discorde : braves soldats endurci : aux travaux de la guerre, et vainqueurs d'une nation rebelle et opiniâtre. Ajoutez un égal nombre de troupe auxiliaires, des forces navales, des rois alliés et amis, et, par-dessus tout, votre grande expérience.

Pour ce qui me regarde, je ne pense pas me faire accuser d'arrogance, si je souhaite que l'on ne m'assigne pas ma place au-dessous de Cécina et de Valens. Ne dédaignez pas néanmoins d'avoir Mucien pour ami, parce que vous ne trouvez pas en lui un fini. Je me mets au-dessus de Vitellius, et vous au-dessus de moi. Votre nom est décoré par la pourpre de triomphateur : vous avez deux fils, dont l'un est déjà capable de l'empire, et s'est acquis de la gloire même auprès des armées de Germanie dans ses premières campagnes. Il serait tout-à-fait déraisonnable que je ne cédasse pas l'empire à celui dont j'adopterais le fils, si j'étais moi-même empereur. Au reste, les succès et les disgrâces ne se distribueront point avec égalité entre nous. Si nous sommes vainqueurs, j'occuperai le rang que vous voudrez bien me donner ; au lieu que nous partagerions également les infortunes. Ou plutôt je demande pour moi la principale part du péril. Demeurez ici comme en réserve avec vos légions : je prendrai les devants, et j'irai tenter les hasards de la guerre et des combats.

La discipline se maintient avec plus de vigueur aujourd'hui parmi les vaincus que parmi les vainqueurs. L'indignation, la haine, le désir de la vengeance, animent les premiers à la vertu ; les autres s'abâtardissent par le mépris dédaigneux et par l'insolence qu'inspire la prospérité. Les plaies du parti victorieux sont couvertes maintenant par la bonne fortune, mais elles subsistent. Ce sont des ulcères qui se nourrissent à l'ombre, et que la guerre ouvrira. Je puis dire avec vérité que je ne mets pas plus de confiance dans votre activité, votre sage économie, votre prudente circonspection, que dans l'abrutissement, l'ignorance et la cruauté de Vitellius.

Après tout, il n'est pas douteux que notre cause ne soit meilleure dans la guerre que dans la paix. Car délibérer si on se révoltera, c'est une révolte.

Tous ceux qui étaient présents à ce discours de Mucien, se joignirent à lui pour presser Vespasien plus hardiment qu'ils n'avaient encore fait, de se décider : et ils insistaient particulièrement sur les présages qui, disaient-ils, l'appelaient à l'empire. Ce motif était assorti à la façon de penser de Vespasien, qui avait foi à toutes les parties de la divination, en sorte que lorsqu'il fut empereur il tint publiquement auprès de lui un astrologue nommé Séleucus, qu'il consultait sur l'avenir. Il se rappela donc dans le moment dont je parle ces prétendus présages qu'on lui alléguait, et dont quelques-uns étaient déjà anciens. Il avait cru d'abord en voir l'accomplissement dans la grandeur inespérée à laquelle il était parvenu par les ornements du triomphe, par le consulat, par le brillant honneur d'avoir réduit la Judée. Lorsqu'il fut en possession de toute cette gloire, il étendit le sens des prédictions qui lui avaient été faites, et il se persuada qu'elles lui promettaient l'empire.

Josèphe[15] se vante de le lui avoir prédit pendant que Néron vivait encore : et ce même fait est attesté par Suétone et par Dion. Le prêtre juif était-il trompé ou trompeur dans l'interprétation absurde et sacrilège qu'il donnait aux divines prophéties ? c'est ce qu'il est difficile et peu important de déterminer. Tacite rapporte que Vespasien avait aussi consulté un ancien oracle sr le mont Carmel, qui n'avait point de temple, mais un simple autel : circonstance qui conviendrait assez à ces hauts lieux dont il est tant parlé dans l'Écriture, et sur lesquels, du temps des rois de Juda, on offrait des sacrifices au vrai Dieu, mais contre la disposition de la loi, qui ne permettait le culte public que dans le seul temple. Si cette conjecture est fondée, il faudra dire que les pratiques de l'idolâtrie, par la suite des siècles, s'étaient mêlées dans un culte originairement établi en ce lieu pour honorer le Dieu d'Israël : car Tacite parle d'un prêtre nommé Basilide, qui chercha l'avenir dans les entrailles des victimes : superstition toute païenne. Quoi qu'il en soit, la réponse de ce prêtre avait augmenté les espérances de Vespasien, qui rempli de toutes ces idées se laissa vaincre enfin aux sollicitations de ceux qui l'environnaient, et prit son parti, sans pourtant se déclarer encore ouvertement. Lorsque Mucien et lui se séparèrent pour retourner chacun dans sa province, l'un à Antioche, l'autre à Césarée, leur résolution était formée, et l'exécution ne tarda pas.

Ce fut à Alexandrie que Vespasien fut d'abord reconnu et proclamé. Le premier juillet Tibère Alexandre lui prêta serment à la tête de ses légions ; et ce jour fut compté dans la suite pour le premier de l'empire de Vespasien, quoique sa propre armée ne lui eût juré fidélité que le trois du même mois. L'ardeur des troupes fut si vive, qu'elles n'attendirent point l'arrivée de Tite qui revenait de Syrie, où il avait concerté avec Mucien les derniers arrangements. Les soldats y étaient disposés de longue main. Mais on délibérait sur le lieu, sur le temps convenables ; on cherchait quelqu'un qui parlât le premier, qui donnât le ton, et c'est ordinairement ce qu'il y a de plus difficile. L'impatience des soldats ne put souffrir ces retardements. Un petit nombre d'entre eux s'étaient rendus le matin à la maison Vespasien occupait, pour le saluer à l'ordinaire leur général. Lorsqu'il sortit de sa chambre, ils le saluèrent empereur. Aussitôt tous les autres accourent et lui accumulent les noms de César et d'Auguste, de tous les titres de la souveraine puissance. Ainsi fut terminée cette grande affaire.

Il ne parut en ce moment dans Vespasien trace de la timidité qui l'avait fait si longtemps à lancer, et il se livra de bonne grâce à la fortune ; mais d'un autre côté il ne montra ni enflure ni arrogance, et son nouvel état n'apporta aucun changement dans ses manières. Lorsque cette multitude immense qui l'offusquait se fut éclaircie et mise en ordre, il fit une harangue d'un style simple et militaire, sans flatterie pour les soldats, comme sans ostentation.

Mucien n'attendait que la déclaration de Vespasien pour lui faire prêter serment par ses troupes, qui s'y portèrent avec un extrême empressement. Il entra ensuite dans Antioche, et s'étant rendu au théâtre, où, selon la coutume des villes grecques, se tenaient des assemblées du peuple, il harangua les habitants accourus en foule, et qui l'écoutèrent avec des transports de joie qu'augmentait encore l'adulation. Mucien parlait avec grâce et avec noblesse, même en grec ; et dans ses actions, dans ses discours, il mêlait un air imposant, qui en rehaussait le mérite et le prix. Il employa un motif qui fit grande impression sur les peuples. Il assura que le plan de Vitellus était d'envoyer les légions germaniques en Syrie, pour les récompenser par un service doux et tranquille dans une riche province ; et que réciproquement il prétendait transporter les légions de Syrie en Germanie, climat rigoureux, et habité par des barbares, contre lesquels il fallait toujours avoir l'épée à la main. On conçoit assez combien ce changement de séjour devait alarmer les troupes de Syrie. Les naturels du pays n'en étaient guère moins touchés. En effet, les légions romaines avaient communément leurs départements fixes et marqués, et s'établissaient à demeure dans les provinces confiées à leur garde. Ainsi elles se liaient avec les habitants par l'amitié, par la société, par les mariages ; de façon qu'elles se croyaient expatriées lorsqu'on les transplantait, et pareillement les peuples craignaient, en les voyant partir, de perdre des amis et des parents.

Toute la Syrie avait reconnu Vespasien avant le quinze juillet, et cet exemple fut bientôt suivi de tout l'Orient. Soémus, que Néron avait fait roi de la Sophène, se déclara pour le nouvel empereur, aussi-bien qu'Antiochus roi de Commagène, issu des Séleucides, et le plus riche des rois soumis aux Romains. Agrippa le jeune, roi des Juifs, averti secrètement par les siens, s'était dérobé de Rome avant que Vitellius fût instruit de ce qui se passait en Orient, et il offrait ses services à Vespasien. Bérénice, sa sœur, ne témoignait pas moins de zèle, princesse dont l'habileté et l'esprit égalaient la beauté, et qui ne s'était pas seulement fait aimer de Tite, mais avait même su se rendre agréable à Vespasien, par la magnificence des présents qu'elle lui faisait. Toutes les provinces de l'Asie-Mineure, le Pont, la Cappadoce, et les contrées voisines jusqu'à l'Arménie, suivirent le torrent. Mais comme ces pays étaient désarmés, il en résultait plutôt un accroissement de crédit et d'éclat, que de forces réelles pour le parti qu'ils embrassaient.

Il se tint un grand conseil à Béryte, ville de Phénicie, sur le plan de guerre qu'il s'agissait de dresser. Vespasien et Mucien y amenèrent avec eux les principaux officiers de leurs armées, et l'élite des soldats ; et ce grand nombre de troupes d'infanterie et de cavalerie, le concours des rois qui s'empressaient de venir rendre en pompe leurs hommages au nouveau prince, formaient autour de lui une cour, qui commençait à répondre à la majesté du rang suprême.

Le premier soin fut d'ordonner des levées et de rappeler les vieux soldats au drapeau. On établit dans les meilleures villes des arsenaux pour la fabrique des armes. Il fut dit que l'on battrait de la monnaie d'or et d'argent dans Antioche. Des inspecteurs habiles et vigilants furent préposés à ces différentes opérations et Vespasien y veillait par lui-même. Il visitait les lieux où l'on travaillait par ses ordres, il se faisait relevas compte exact de toutes choses, il encourageait par louanges ceux qui remplissaient leur devoir, d évite tuait les négligents par son exemple, dissimulant plus volontiers les défauts que les bonnes qualités de ms qui le servaient. Il récompensait ceux dont il était satisfait par des emplois, par la dignité sénatoriale. La plupart firent honneur à son choix, et devinrent dm la suite de grands personnages. Mais il n'est pas donné, même aux meilleurs princes, de n'être jamais trompés, et parmi ceux que Vespasien mit en place il s'en trouva quelques-uns à qui la fortune tint lieu de mérite.

L'usage était établi, que les nouveaux empereurs fissent une largesse aux soldats. Vespasien s'y conforma ; niais il ne s'engagea à donner pour une guerre civile, qu'autant qu'avaient donné ses prédécesseurs en pleine paix. Il tenait une conduite ferme à l'égard du soldat, et ses troupes en étaient meilleures pour n'être point flattées. On pouvait craindre qu'à la faveur de l'éloignement des légions, qui iraient porter la guerre en Italie, les Parthes et les Arméniens ne s'enhardissent à faire des courses dans les provinces voisines de l'Euphrate. On envoya des ambassadeurs aux rois de ces deux peuples, pour les entretenir dans des dispositions pacifiques. Enfin il ne fallait point négliger la guerre de Judée. Tite fut chargé de la pousser. Pour ce qui est de Vespasien, on convint qu'il se transporterait à Alexandrie, pour affamer, s'il en était besoin, l'Italie qui tirait principalement ses blés de l'Égypte. On crut que c'était assez contre Vitellius qu'une partie des troupes sous les ordres de Mucien, le nom de Vespasien, et la confiance aux destinées, qui prépareraient elles-mêmes les voies à l'exécution de ce qu'elles avaient ordonné. On écrivit à toutes les armées de l'empire et à leurs commandants, pour leur notifier l'élection du nouvel empereur, et les inviter à le reconnaître ; et l'on prit des mesures pour gagner les prétoriens cassés par Vitellius, en leur faisant espérer de rentrer dans le service.

Mucien se hâta de partir avec quelques troupes lestes et débarrassées de tout bagage. Il mesurait sa marche de manière à éviter une lenteur qui aurait pu paraître timidité, et cependant à ne pas faire trop de diligence, afin de laisser le temps à la renommée de grossir et d'accroître les objets. Comme les forces qu'il menait avec lui étaient modiques, elles avaient besoin de n'être pas vues de trop près, et l'éloignement leur était avantageux. à quelque distance suivait la sixième légion, et plusieurs détachements qui composaient un corps de treize mille hommes ; et, pour passer ces troupes en Europe, Mucien avait donné ordre que la flotte du Pont se rendit dans le port de Byzance. Il parait que son dessein était de gagner la Mésie, province occupée par des légions qu'il regardait avec fondement comme affectionnées à Vespasien. Mais cette route devenait bien longue pour arriver en Italie ; et il douta s'il ne ferait pas mieux de mener toutes ses troupes de terre à Dyrrachium en Épire, d'où le trajet en Italie est très-court : en sorte qu'il menacerait Brindes et Tarente d'une part, pendant que de l'autre sa flotte s'allongeant dans la mer Ionienne mettrait à couvert la Grèce et l'Asie, et en même temps tiendrait Vitellius en échec, en lui faisant appréhender des descentes en Italie par plusieurs endroits à la fois.

Les apprêts d'une telle entreprise mettaient en mouvement toutes les provinces d'outre-mer. Il fallait qu'elles fournissent des armes, des vaisseaux, des soldats : mais rien ne les fatiguait plus que la levée des deniers. Mucien disait sans cesse que l'argent était le nerf de la guerre civile ; et il agissait en conséquence, ne mettant nulle borne à son pouvoir, et se partant plutôt pour le compagnon que pour le ministre et le général de l'empereur. Les injustices ne lui coûtaient rien. Il recevait avidement et provoquait les délations : nul égard ni à la vérité des faits, ni à l'innocence des personnes ; les riches étaient toujours coupables. Ces vexations intolérables avaient une sorte d'excuse dans les nécessités de la guerre, mais l'effet en subsista même après la paix. Vespasien, dans les commencements de son empire, prêtait l'oreille aux justes représentations : dans la suite, gâté, dit Tacite, par la bonne fortune, et par les mauvaises leçons des politiques, chez qui l'intérêt du prince est la suprême loi, il apprit à se familiariser avec l'injustice, et il osa l'autoriser. Déplorable condition des souverains, à qui la pratique de la vertu, même lorsqu'ils l'aiment sincèrement, devient très-difficile, étant combattue par tout ce qui les environne ! Mucien contribua aussi de ses propres facultés aux dépenses de la guerre, mais il savait bien par où s'en dédommager avec usure. Plusieurs autres se piquèrent de générosité à son exemple : très-peu eurent les mêmes facilités que lui pour retirer leurs avances.

L'événement de tant de préparatifs est singulier. Ils ne furent d'aucun usage pour la décision de la guerre, qui se trouva terminée avant que Mucien eût eu le temps d'approcher de l'Italie.

Celui à qui Vespasien eut la principale obligation d'un succès si prompt et si heureux, fut Antonius Primus, né à Toulouse, et peut-être de race gauloise, puisque dans son enfance il porta le surnom de Becco ou bec, mot de la langue celtique, que nous avons conservé dans la nôtre[16]. Ce fut un caractère étrangement mêlé de bien et de mal. Flétri sous Néron par un jugement infamant, et condamné pour crime de faux. Il avait recouvré, comme bien d'autres qui n'en étaient pas plus dignes que lui, le rang de sénateur, à la faveur de la révolution qui éleva Galba sur le trône des Césars : et cet empereur le fit commandant de la septième légion, qui avait ses quartiers dans la Pannonie. Il offrit ses services à Othon, qui le négligea et ne lui donna aucun emploi. Lorsque les affaires de Vitellius commencèrent à prendre une mauvaise face, Primus se déclara des premiers pour Vespasien, et ce fut nue grande acquisition pour ce parti qu'un officier brave de sa personne, éloquent dans ses discours, habile à manier les esprits et à les tourner comme il lui plaisait. Il est vrai qu'il abusait souvent de ses talents : artisan de discordes, boutefeu de séditions, calomniateur, ravisseur, distributeur de pernicieuses largesses, très-mauvais citoyen dans la paix, guerrier des plus estimables.

Plein d'ambition, il crut trouver l'occasion de pousser sa fortune dans les mouvements qui se faisaient en faveur de Vespasien, déjà reconnu et proclamé par les trois légions de la Mésie. Car ces trois légions furent les premières qui se déclarèrent pour Vespasien en Occident. L'une d'elles arrivée de Syrie, comme je l'ai dit, sur la fin du règne de Néron, communiqua aux deux autres l'estime qu'elle apportait de ce pays pour le mérite de Vespasien. D'ailleurs l'attachement de ces mêmes légions pour Othon, dans le parti duquel elles avaient été engagées, les disposait favorablement pour l'ennemi de Vitellius. Des hommes artificieux fortifièrent en elles ces sentiments, en faisant courir une lettre vraie ou fausse d'Othon à Vespasien pour lui demander vengeance et le prier de vair au secours de la république. Enfin elles avaient offensé Vitellius. Car ayant appris la défaite d'Othon pendant qu'elles étaient en marche pour sa querelle, elles avaient maltraité les porteurs de la nouvelle, déchiré les drapeaux où paraissait le nom de Vitellius, enlevé et partagé entre elles l'argent de la caisse militaire. C'étaient là des crimes vis-à-vis de Vitellius, et an contraire elles pouvaient s'en faire un mérite auprès de Vespasien. Par tous ces motifs, elles embrassèrent son parti avec tant de chaleur, qu'elles travaillèrent même à y attirer les légions de Pannonie, employant à cet effet non-seulement les invitations, mais les menaces. Antonius Primus seconda puissamment les sollicitations de l'armée de Mésie ; et il éprouva d'autant moins de peine à réussir, qu'il avait affaire à des troupes qui, s'étant trouvées à la bataille de Bédriac, conservaient contre Vitellius le ressentiment de leur défaite. Les armées de Mésie et de Pannonie jointes ensemble entraînèrent celle de Dalmatie. Ainsi toute l'Illyrie embrassa le parti de Vespasien.

Il est remarquable qu'aucune de ces trois armées ne suivit dans le nouveau choix auquel elle se déterminait l'impression de son chef. Aponius Saturninus, commandant de celle de Mésie, loin d'en favoriser les mouvements, donna avis à Rome de la défection de la troisième légion. Mais comme son zèle pour Vitellius n'était pas bien vif, lorsqu'il vit que ses efforts ne pourraient retenir ses troupes, il se rendit lui-même à leurs vœux, et il profita de l'occasion pour satisfaire ses animosités particulières, sous prétexte de chaleur à servir la cause commune. Il haïssait Tertius Julianus ancien préteur, commandant d'une légion ; et il envoya un centurion pour le tuer, comme suspect d'attachement à Vitellins. Julianus fut averti du péril, et il passa le mont Hæmus, qui sépare la Mésie de la Thrace. De là il se Mit en route comme pour aller trouver Vespasien : mais, attentif à ne se point commettre, il observait les événements, et, selon les nouvelles qu'il en recevait, il hâtait ou ralentissait sa marche ; de manière qu'il ne prit aucune part à la guerre civile.

Les commandants des armées de Pannonie et de Dalmatie étaient T. Ampius Flavianus et Poppéus Silvanus, riches vieillards et peu propres à faire un personnage dans les troubles. Mais la Pannonie[17] avait un intendant qui y joua un grand rôle. Il se nommait Cornélius Fuscus, jeune homme d'une illustre naissance, d'un caractère ardent, qui, dans sa première jeunesse frappé d'un désir subit du repos, avait quitté la dignité de sénateur. Ce n'était qu'une fantaisie passagère : le repos ne convenait en aucune façon à Fusons ; et, les mouvements qui amenèrent la chute de Néron l'ayant rendu à lui-même, il signala son zèle pour Galba, et fut fait intendant de Pannonie. Là il prit parti pour Vespasien, et devint un des plus vifs promoteurs de la guerre, aimant le danger pour lui-même beaucoup plus que pour les récompenses qu'il pouvait s'en promettre, et préférant à une fortune bien établie des espérances nouvelles, pleines de risque et d'incertitude. Réuni avec Antonins Primus, ils travaillèrent de concert à mettre-en action tout ce qu'il pouvait y avoir, en quelque province que ce Mt, de semence d'agitation et de troubles. Ils écrivirent à la quatorzième légion dans la Grande-Bretagne, à la première en Espagne, parce que ces deux légions avaient tenu pour Othon contre Vitellius ; ils répandirent des lettres dans la Gaule ; et en un instant tout se prépara à une révolution générale, les armées d'Illyrie étant pleinement et ouvertement décidées pour la guerre, et les autres disposées à suivre la fortune.

Il n'en fallait pas moins pour tirer Vitellius de son assoupissement. C'était la situation naturelle de cette âme paresseuse. Mais lorsqu'il avait appris le serment de fidélité prêté en son nom par tout l'Orient, il est incroyable quelle orgueilleuse sécurité, quel prodigieux accroissement d'indolence cette nouvelle avait causé en lui. Car jusque-là le nom de Vespasien, que des bruits fort répandus appelaient à l'empire, ne laissait pas de donner quelque inquiétude à Vitellius. Lorsqu'il crut n'avoir plus rien à craindre de cette part, lui et son armée ne connurent plus de frein, et se livrèrent sans aucun ménagement à la cruauté, aux rapines, et à l'esprit tyrannique.

La nouvelle de la révolte de la troisième légion en Mésie fut le premier coup qui commença à réveiller Vitellius[18], et à lui faire comprendre qu'il avait eu toit de s'endormir sur le compte de Vespasien. Elle ne l'effraya pourtant pas beaucoup. Aponius Saturninus, de qui venait l'avis, n'avait pas représenté le mal aussi grand qu'il était, et les flatteries des courtisans en rabattaient encore. Ils disaient qu'il ne s'agissait que d'un mouvement séditieux dans une seule légion, et que toutes les autres armées demeuraient fidèles. Vitellius, en faisant part de cette affaire aux soldats, parla sur le même ton, se plaignant de la témérité des prétoriens récemment cassés, qui se plaisaient à répandre de faux bruits. Il assura qu'il n'y avait aucun sujet d'appréhender une guerre civile, supprimant soigneusement le nom de Vespasien ; et il distribua des soldats dans tous les quartiers de la ville, pour empêcher les discours de ceur qui aimaient à s'entretenir de nouvelles : précautions inutiles, et même nuisibles, qui ne faisaient que nourrir et accréditer les bruits dont il voulait arrêter le cours.

Il envoya néanmoins des ordres dans la Germanie, dans la Grande-Bretagne, dans l'Espagne, pour se faire amener des troupes. Mais il s'exprimait mollement : il évitait d'insister sur le besoin d'un prompt et puissant secours, et ceux à qui les ordres s'adressaient en imitèrent la mollesse dans l'exécution. En Germanie Hordéonius Flaccus, déjà inquiet du soulèvement des Bataves, dont il sera parlé amplement dans la suite, craignait d'avoir incessamment sur les bras une guerre considérable. Vectius Bolanus ne pouvait espérer de tranquillité de la part des peuples de la Grande-Bretagne, toujours remuants et ennemis du joug. Et ces deux consulaires n'étaient ni l'un ni l'autre bien fermes dans le parti de Vitellius. L'Espagne n'avait point de chef, vu l'absence de Cluvius Rufus, retenu, comme je l'ai dit, à la suite de la cour : et les commandants particuliers des trois légions, égaux en autorité, et qui, si la situation de Vitellius eût été florissante, se seraient disputé la gloire de l'obéissance, ne se pressaient point de partager ses périls et sa mauvaise fortune. L'Afrique seule s'ébranla, parce que Vitellius y avait laissé une bonne réputation, au lieu que Vespasien ne s'y était pas fait estimer. Mais le commandant Valérius Festus ne seconda point le zèle des peuples et des soldats, et il tint une conduite flottante, pour se décider par l'événement.

Ainsi partout Vitellius était mal servi ; et il avait encore le désavantage de n'être qu'imparfaitement instruit des desseins et des préparatifs de son adversaire, pendant que les siens éclataient à la vue de tous. Il était trop négligent pour faire des perquisitions exactes. Mais de plus les émissaires de Vespasien répandus dans l'Occident travaillaient sourdement, et demeurèrent pour la plupart bien cachés, par la fidélité de leurs amis, ou par leur propre adresse. Il n'y en eut qu'un petit nombre qui, ayant été pris dans la Rhétie et dans les Gaules, furent envoyés à Vitellius, et mis à mort. Quant à ce qui se passait en Orient, on ne pouvait en recevoir que difficilement des nouvelles, soit par terre parce que les passages des Alpes Pannoniques[19] étaient occupés par les légions d'Illyrie, soit par mer à cause des vents étésiens[20] qui soufflaient alors, et qui sont contraires à la navigation de Syrie et d'Égypte vers Rome et l'Italie. Enfin néanmoins les menaces d'une irruption prochaine de la part des légions d'Illyrie, les bruits fâcheux qui arrivaient de tous côtés, contraignirent Vitellius de donner ordre à Cécina et à Valens de se préparer à partir pour la guerre. Cécina partit le premier. Valens relevait d'une grande maladie, qui le retint encore quelque temps dans Rome. Pour ce qui est de Vitellius, il continuait ses divertissements et ses plaisirs, et il donna, en ce temps-là même, des jeux, dans lesquels il devait produire sur le théâtre l'infâme Sporus, qui, depuis si longtemps, comblé de toutes sortes d'ignominies, s'en lassa néanmoins, si nous en croyons Dion, et aima mieux se tuer lui-même.

Le séjour de la ville avait produit un grand changement dans les années germaniques, et lorsqu'elles en sortirent on ne les reconnaissait plus 3. Nulle vigueur de corps, nulle ardeur de courage, une marche lente, les rangs éclaircis, les armes en mauvais ordre, les chevaux énervés et sans feu. Le soleil, la poussière, les variétés de la saison, tout incommodait le soldat, et, dans la même proportion qu'il était devenu moins capable de soutenir la fatigue, s'était accru en lui le penchant à la désobéissance et aux séditions. Le chef contribuait encore à corrompre cette armée, déjà si fort déchue de sa première gloire. Cécina, de tout temps attentif à se rendre agréable au soldat par un commandement faible et mou, avait encore acquis récemment un surcroît de langueur et d'indolence, soit que ce fût un effet naturel du luxe et des plaisirs auxquels il s'était livré, soit qu'il agît par principes, et que, méditant dès-lors une perfidie, il fit entrer dans son plan tous les moyens d'affaiblir les troupes qui lui étaient confiées.

On a cru que sa fidélité avait été attaquée et ébranlée par Flavius Sabinus préfet de la ville, et frère de Vespasien, qui se rendit garant des conditions du marché, et que Rubrius Gallus fut l'entremetteur de la négociation. Pour le gagner plus sûrement ils s'aidèrent de la jalousie qui était entre lui et Valens, et ils lui représentèrent que, ne pouvant égaler le crédit de son rival auprès de Vitellius, il devait désormais faire rouler le système de sa fortune sur la faveur du nouveau prince. Ce qui paraît certain, c'est que Cécina partit de Rome ayant le projet de sa trahison formé. Mais il se cachait encore ; et, en prenant congé de Vitellius, il reçut de lui le baiser et tous les témoignages possibles de considération.

Il détacha une partie de sa cavalerie pour aller s'assurer du posté important de Crémone. Avec lui se mirent en marche ses propres troupes et celles de Valens. Celui-ci écrivit à l'armée qu'il avait commandée de s'arrêter et de l'attendre, suivant qu'il en était convenu avec son collègue.

Mais Cécina feignit que cet arrangement était changé, comme contraire au bien du service, qui demandait que l'on allât avec toutes les forces du parti au-devant des adversaires. Il était sur les lieux, et son autorité prévalut. L'armée se partagea selon ses ordres en deux corps, dont l'un gagna Crémone, et l'autre se rendit à Hostilia[21].

Pour lui, il s'écarta et se transporta à Ravenne, son prétexte de visiter la flotte qui y était entretenue et à l'encourager à bien faire. Sa vraie raison était de concerter sa trahison avec Lucilius Bassus, préfet des flottes de Ravenne et de Misène. Bassus avait reçu de Vitellius ce double commandement ; mais, mécontent de n'avoir point été nommé préfet du prétoire, il vengeait un injuste ressentiment par une honteuse perfidie. Ils allèrent ensemble à Padoue, pour se voir seuls et en pleine liberté d'arranger toutes leurs mesures. Tacite ne décide point lequel des deux fut le séducteur ou le séduit : et comme les mauvais cœurs se ressemblent, il soupçonne qu'ils pouvaient s'être trouvés également disposés à une infidélité. Ceux qui avaient écrit l'histoire de cette guerre, sous lei règnes de Vespasien et de ses enfants, attribuaient à ces deux traîtres des motifs honorables, l'amour du bien public, le désir de faire succéder une heureuse paix aux horreurs des guerres tildes. Langage inspiré par la flatterie : c'était leur intérêt propre qui les conduisait. Ils avaient déjà trahi Galba, et une seconde perfidie coûtait peu à ces âmes viles. Comme ils craignaient d'être effacés et obscurcis par le crédit que d'autres prendraient sur l'esprit de Vitellius, ils se résolurent à le perdre lui-même. Cécina donc, ayant rejoint son armée, employait toutes sortes d'artifices pour détacher de Vitellius les cœurs des centurions et des soldats, en qui la fidélité pour leur prince était puissamment enracinée. Bassus trouvait moins de difficulté à réussir dans les mêmes manœuvres auprès de ses marins, qui avaient récemment combattu pour la cause d'Othon.

 

 

 



[1] TACITE, Histoires, II, 62.

[2] La même somme est émanée dans Tacite (Hist., II, 95), mais comme comprenant toutes les folles dépenses de Vitellius.

[3] TACITE, Agricola, 16.

[4] TACITE, Histoires, II, 67.

[5] C'était un droit de péage qui se levait sur toutes les marchandises.

[6] C'est encore aujourd'hui le même nom, Norcia en Ombrie, état du pape.

[7] L'ancienne Cosa n'était pas loin de Porto Ercole, en Toscane.

[8] TACITE, Histoires, II, 97.

[9] Vingt-cinq mille livres.

[10] TACITE, Histoires, I, 50.

[11] TACITE, Histoires, II, 1-7 ; SUÉTONE, Titus, 3-5.

[12] En plusieurs pays les plus anciens objets de l'idolâtrie ont été des pierres consacrées à quelque divinité, et qui étaient censées la représenter ou la contenir. M. Duguet en a recueilli plusieurs exemples dans son explication de la Genèse, c. 28, v. 10.

[13] TACITE, Histoires, V, 13.

[14] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, IV, 12.

[15] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, III, 14.

[16] SUÉTONE, Vitellius, 18 ; TACITE, Histoires, II, 85.

[17] Tacite nous laisse à deviner si c'était de la Pannonie ou de la Dalmatie que Fuscus était intendant, ou si sa commission s'étendait à ces deux provinces. Cette dernière supposition parait peu vraisemblable. Ainsi, dans la nécessité de choisir, je me suis déterminé pour le Pannonie, parce que l'armée de cette province marcha avec Fuscus, au lieu que celle de Dalmatie ne se mit que fort tard en mouvement.

[18] TACITE, Histoires, II, 96.

[19] Partie des Alpes la plus voisine de la mer Adriatique.

[20] Vents réglés qui, vers le solstice d'été, soufflent selon la direction du nord-ouest.

[21] Ostiglia, dans le Mantouan, sur le Pô.