HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

GALBA ET OTHON

LIVRE UNIQUE

§ I. Galba.

 

 

L'extinction de la maison des Césars est une époque importante dans l'histoire des empereurs romains. Jusque-là, quoique les armes fussent l'origine, la force et l'appui du gouvernement impérial, cependant une sotte de droit de succession tempérait et limitait le pouvoir des gens de guerre, et les empêchait de disposer de l'empire pleinement à leur gré. A la mort de Néron se divulgua, dit Tacite[1], un mystère d'état : on sut que l'on pouvait faire un empereur ailleurs qu'à Rome, et, ce qui tirait encore plus à conséquence, que la force décidait seule de ce choix, et que les troupes en étaient maîtresses absolues.

L'énorme largesse promise par Nymphidius aux prétoriens, acheva de porter le mal à son comble. Il était entièrement contraire au bien public que les soldats donnassent l'empire, ils apprirent à le vendre. De là une suite de révolutions et de catastrophes tragiques. Galba n'ayant pu ni voulu acquitter la promesse de Nymphidius, l'avidité des prétoriens frustrée se tourna vers Othon. Les armées des provinces prétendirent n'avoir pas moins de droit de faire un empereur que les prétoriens, et voulurent porter leurs chefs à la souveraine puissance. C'est ainsi que pendant un espace de temps très-court trois empereurs passèrent rapidement sur la scène, presque comme des rois de théâtre. L'empire romain fut livré au trouble et mis en combustion, jusqu'à ce que la sagesse de Vespasien et de ses premiers successeurs, si pourtant on en excepte Domitien, rappela pour un temps le calme, et rétablit l'ordre renversé par la violence.

Mais le vice radical subsistait. Les troupes, faites pour obéir, avaient trop bien connu leur ascendant sur la puissance civile pour l'oublier jamais. Les princes le mieux affermis furent obligés de les ménager extrêmement. Enfin elles prirent absolument le dessus. Le caprice des soldats fit et défit les empereurs, et amena, par des secousses réitérées, la chute de l'empire. Telle est la fragilité de toutes les choses humaines, qu'elles portent même dans ce qui fait leur force le principe de leur ruine. Je reprends le fil des événements.

C. SILIUS ITALICUS. - M. GALBEIUS TRACHALUS. AN R. 819. DE J.-C. 68.

Au temps de la mort de Néron, arrivée, comme je l'ai dit, le 11 juin, Galba était à Clunia dans la plus grande consternation. Il n'attendait que la mort, quand Icélus vint de Rome lui annoncer celle de son ennemi. Cet affranchi n'était resté dans la ville qu'autant de temps qu'il lui en avait fallu pour s'assurer de la vérité des faits, et pour voir de ses propres yeux le corps mort de Néron ; et tout de suite il était parti, faisant une telle diligence qu'en sept jours il se rendit de Rome à Clunia. Il apprit donc à Galba que les cohortes prétoriennes, et à leur exemple le sénat et le peuple, l'avaient proclamé empereur, du vivant même de Néron ; et il l'instruisit du sort funeste de ce prince, qui lui laissait la place vacante.

Sur ces heureuses nouvelles, Galba passa en un instant de la tristesse, et presque du désespoir, à la joie et à la confiance : il vit se former surie-champ autour de lui une cour nombreuse de personnes de tout état, qui le félicitaient à l'envi ; et, deux jours après ayant reçu le courrier du sénat, qui confirmait le rapport d'Icélus, il quitta le titre de lieutenant du sénat et du peuple romain, prit le nom de César, qui était devenu celui de la souveraine puissance, et se disposa à aller incessamment s'en mettre en pleine possession dans la capitale.

Icélus fut bien récompensé de son voyage. Son patron devenu empereur lui donna l'anneau d'or, le mit au rang des chevaliers, en le décorant du nom de Martianus, pour couvrir la bassesse de sa première condition, et il lui laissa prendre un crédit et une autorité dont cette âme servile abusa étrangement.

Dans ces commencements tout réussissait à Galba. Virginius suivit constamment son plan de s'en rapporter au sénat sur le choix d'un empereur. Après la mort de Néron, les légions qu'il commandait lui firent de nouvelles instances pour obtenir qu'il consentît à monter sur le trône des Césars ; et même un tribun, lui présentant son épée nue, le somma de recevoir l'empire, ou l'épée dans le corps. Rien ne put faire abandonner à ce grand homme ses principes de modération ; et il insista si fortement auprès des soldats pour les engager à reconnaître celui que le sénat avait déclaré empereur, qu'enfin il les amena, quoique avec beaucoup de peine, à prêter le serment de fidélité à Galba.

Il fit plus ; et, Galba lui ayant envoyé un successeur, qui fut Hordéonius Flaccus, Virginius remit à ce lieutenant le commandement de son armée, et vint se rendre auprès de son empereur,' qui l'y avait invité comme par amitié. Il fut reçu assez' froidement : un mot de Tacite nous apprend qu'il y eut même une accusation intentée contre lui. Il ne fui en arriva aucun mal. Galba, qui lui eût sans doute souhaité plus de chaleur pour ses intérêts, estimait pourtant sa vertu. Mais il était empêché de lui en donner des témoignages par ceux qui l'approchaient, et qui croyaient faire beaucoup que de laisser la vie à un homme tant de fois proclamé empereur. C'était l'envie qui les portait à le tenir bas. Ils ne savaient pas, dit Plutarque, qu'ils lui rendaient service, et que leur mauvaise volonté secondait la bonne fortune de Virginius, en lui procurant un asile de tranquillité où il fut à l'abri des agitations et des orages qui firent périr coup sur coup tant d'empereurs.

L'armée de la basse Germanie accéda aussi à Galba mais il en coûta la vie à son commandant Fonteïus Capito. C'était un homme bien différent de Virginius, et qui s'était rendu odieux par son avidité et par son orgueil tyrannique. On prétendit qu'il avait aspiré à la souveraine puissance ; et un trait rapporté par Dion peut confirmer ce soupçon. Un accusé ayant appelé du jugement de ce lieutenant à César, Capiton monta sur un siège plus élevé, et lui dit : Plaide maintenant devant César ; et, l'ayant forcé d'alléguer ses moyens de défense, il le condamna à mort. Cette action est hardie, et peut marquer des vues ambitieuses. Ce qui est certain, c'est quo, sur le prétexte de ses desseins turbulents, Cornélius Aquinus et Fabius Valens, qui commandaient sous ses ordres deux légions de son armée, le tuèrent sans attendre l'ordre de Galba. Quelques-uns crurent que ces deux commandants de légions l'avaient sollicité eux-mêmes à se faire empereur, et que, n'ayant pas réussi à le persuader, ils voulurent se défaire par sa mort d'un témoin qui pouvait leur nuire. Galba approuva le meurtre de Capiton, soit par une légèreté d'esprit qui le rendait crédule, soit qu'il n'osât pas trop approfondir une affaire si délicate, de peur de trouver des coupables qu'il ne fût pas en état de punir. C'est ainsi que Galba fut reconnu par les deux armées de Germanie.

Clodius Macer en Afrique voulut exciter du trouble. Détesté pour ses rapines et ses cruautés, il crut n'avoir d'autre ressource que de se cantonner dans sa province, et de tâcher de s'en faire un domaine propre et un petit état. Il fut aidé dans ce dessein par Galvia Crispinilla, femme aussi audacieuse que savante dans la débauche, dont elle donnait des leçons à Néron. Nous l'avons vue accompagner ce prince en Grèce. Elle passa, dans le temps dont je parle ici, en Afrique, et, de concert avec Macer, elle entreprit d'affamer Rome et l'Italie en retenant les vaisseaux qui partaient pour y porter des blés. Mais Trébonius Garucianus, intendant de l'empereur, tua Macer par ordre de Galba, et rétablit ainsi le calme dans le pays.

Dans les autres provinces il n'y eut aucun mouvement, et toutes se soumirent avec docilité à l'obéissance de Galba. On a dit qu'il avait pris ombrage de Vespasien, qui faisait actuellement la guerre contre les Juifs, es qu'il envoya des assassins pour le tuer. La chose ne paraît pas vraisemblable : et ce qui est certain, c'est que Vespasien n'en fut pas instruit ; car il fit partir Tite son fils pour aller rendre son hommage au nouvel empereur.

Rome, qui avait déterminé les vœux des provinces en faveur de Galba, par un retour inopiné lui suscita du trouble et des alarmes. La cause du mal fut l'ambition de Nymphidius, qui, aspirant au trône, commença par s'emparer de toute l'autorité dans la ville. Il méprisait Galba comme un vieillard faible et caduc, qui à peine pourrait se faire porter en litière jusqu'à Rome, Au contraire, il s'attribuait à lui seul la gloire de la ruine de Néron, et il se comptait puissamment soutenu par les cohortes prétoriennes, dont l'affection dévouée depuis longtemps à sa personne avait acquis une nouvelle chaleur par la largesse immense qu'il leur avait promise, et qui leur faisait regarder Nymphidius comme leur bienfaiteur, et Galba comme leur débiteur.

Plein de ces idées présomptueuses, il ordonna à Tigellin son collègue de quitter l'épée de préfet du prétoire. Il s'appliqua à gagner les principaux membres du sénat, invitant à des repas les consulaires et les anciens préteurs, comme au nom de Galba, pendant qu'il travaillait pour lui-même. Il aposta des émissaires secrets, qui dans le camp des prétoriens exhortaient les soldats à envoyer demander à Galba que Nymphidius fût établi seul et pour toute sa vie leur commandant. La bassesse du sénat augmenta encore la frénésie de cet ambitieux. Il se voyait traité de protecteur par la première compagnie de l'empire. Les sénateurs venaient en foule lui faire leur cour : on voulait qu'il dictât tous les décrets du sénat, et qu'il les confirmât. Enflé de ces déférences excessives, bientôt il devint redoutable à ceux qui s'étaient proposé de gagner sa faveur.

Les consuls avaient chargé des esclaves publics de porter à Galba le décret qui le déclarait empereur, et ils leur avaient donné des lettres scellées de leurs sceaux pour se faire fournir des chevaux sur toute la route. Nymphidius trouva très - mauvais qu'on n'eût pas pris de lui des soldats pour cette commission, et qu'on ne se fût pas servi de son sceau. La colère qu'il en eut le porta à délibérer sérieusement d'en faire repentir les consuls, et il fallut que ces souverains magistrats fissent effort pour l'apaiser par d'humbles excuses.

Dans les vues de Nymphidius, il lui était avantageux de mettre le peuple dans son parti. Il s'attacha à le gagner en lui accordant une pleine licence. Il souffrit que la multitude traînât par les rues les statues de Néron, et qu'elle les fît passer sur le corps d'un gladiateur qui avait été agréable à ce malheureux prince. On étendit par terre Aponius, délateur de profession, sous une charrette chargée de pierres, qui l'écrasa : plusieurs autres fuirent mis en pièces, et même des innocents ; en sorte que Junius Mauricus, homme extrêmement estimé pour sa sagesse et sa vertu, dit en plein sénat : Je crains que nous ne soyons bientôt obligés de regretter Néron.

Nymphidius appuyé, à ce qu'il pensait, du peuple et des soldats, et tenant le sénat en esclavage, crut devoir aller en avant, et faire des démarches qui, sans le découvrir pleinement, avançassent néanmoins l'exécution de ses desseins. Ce n'était pas assez pour lui de jouir des honneurs et des richesses de la souveraine puissance, d'imiter les désordres les plus honteux de Néron, et d'épouser comme lui l'infâme Sphorus, il voulut être empereur en titre ; et il travailla à disposer les esprits dans Rome en faveur de son projet insensé, par ses amis, par quelques sénateurs qu'il avait gagnés, par des femmes intrigantes. En même temps il dépêcha vers Galba l'un de ses plus intimes confidents, nommé Gellianus, pour épier les sentiments du nouveau prince, et reconnaître par où il serait plus aisé de l'attaquer.

Gellianus trouva les choses dans un état capable de désespérer Nymphidius. Cornélius Laco avait été nommé par Galba préfet du prétoire : T. Vinius pouvait tout sur l'esprit de l'empereur, et rien ne se faisait que par ses ordres ; en sorte que l'envoyé de Nymphidius, soupçonné et observé de tous, n'avait pas même pu obtenir une audience particulière de Galba.

Nymphidius, alarmé du rapport de Gellianus, assembla les principaux officiers des cohortes prétoriennes, et il leur dit que Galba était un vieillard respectable, et plein de douceur et de modération ; mais qu'il se gouvernait peu par lui-même, et suivait les impressions de deux ministres dont les intentions n'étaient pas bonnes, Vinius et Laco : qu'avant donc qu'ils se fortifiassent, et qu'ils acquissent insensiblement une puissance pareille à celle de Tigellin, il était à propos d'envoyer des députés du camp à l'empereur, pour lui représenter qu'en éloignant de sa personne et de sa cour ces deux hommes seulement, il se rendrait plus agréable, et trouverait les cœurs mieux disposés en sa faveur à son arrivée à Rome. La proposition de Nymphidius ne fut point goûtée. On trouva indécent d'entreprendre de donner des leçons à un empereur de Pige de Galba, et de lui prescrire, comme à un jeune souverain qui commencerait à goûter la douceur du commandement, quels étaient ceux à qui il devait donner sa confiance.

Nymphidius prit un autre tour, il entreprit d'intimider Galba en lui grossissant les dangers. Il lui écrivit que dans Rome les esprits fermentaient, et menaçaient d'une nouvelle révolution ; que Clodius Macer (dont j'ai rapporté la mort par anticipation) remuait en Afrique ; que les légions de Germanie nourrissaient des mécontentements qui pourraient bientôt éclater, et qu'il apprenait que celles de Syrie et de Judée étaient dans de semblables dispositions. Galba ne fut point la dupe de ces vains artifices, ni ébranlé par des terreurs visiblement exagérées à dessein, et il n'en continua pas moins sa marche vers Rome ; en sorte que Nymphidius, qui comptait que l'arrivée de Galba serait sa ruine, se résolut de le prévenir. Clodius Celsus d'Antioche, l'un de ses plus fidèles amis, et homme de sens, l'en détournait, et il l'assurait qu'il n'y aurait pas une maison dans Rome qui déférât le nom de César à Nymphidius. Mais la plupart se moquaient de sa réserve : surtout Mithridate, autrefois roi d'une partie du Pont, qui s'était soumis à Claude, comme je l'ai rapporté, et qui depuis ce temps n'avait point quitté le séjour de Rome, tournait en plaisanterie la tête chauve et les rides de Galba ; et il disait que de loin ce bon vieillard paraissait quelque chose aux Romains, mais que vu de près il serait jugé l'opprobre des jours pendant lesquels il aurait porté le nom de César. Cette façon de penser, qui flattait l'ambition de Nymphidius, fut approuvée, et ses partisans convinrent de le mener vers minuit au camp des prétoriens, et de l'y proclamer empereur.

Une partie des soldats était gagnée : mais Antonius Honoratus, tribun d'une cohorte prétorienne, rompit ces mesures. Sur le soir il assembla ceux qu'il avait sous ses ordres, et il leur représenta de quelle honte ils se couvraient en changeant tant de fois de parti dans un si court intervalle, et cela sans cause légitime, sans que l'amour du bien dirigeât leur choix, et comme si un mauvais démon les forçait de passer de trahison en trahison. Notre premier changement, ajoutait-il, avait un motif, et les crimes de Néron nous justifient. Mais ici, avons-nous à reprocher à Galba le meurtre de sa mère et de sa femme ? avons-nous à rougir d'un empereur qui fasse le rôle de comédien, et qui monte sur le théâtre ? Et néanmoins, ce n'est pas pour ces raisons que nous avons abandonné Néron ; il a fallu que Nymphidius nous trompât, en nous faisant croire que ce prince nous avait abandonnés le premier, et s'était enfui en Égypte. Prétendons-nous donc faire de Galba une victime que nous immolions sur le tombeau de Néron ? Prétendons-nous nommer César le fils de Nymphidia, et tuer un prince qui appartient de près à Livie, comme nous avons réduit à se tuer le fils d'Agrippine ? Ah ! plutôt faisons porter à celui-ci la peine de ses attentats, et d'un seul coup vengeons Néron et prouvons notre fidélité à Galba. Ce discours fit impression sur les soldats qui l'entendirent ; ils communiquèrent leurs sentiments à leurs camarades, et en ramenèrent le plus grand nombre à leur devoir. Il s'élève un cri, et tous se mettent en armes.

Ce cri fut un avertissement pour Nymphidius de se rendre au camp, soit qu'il s'imaginât que les soldats l'appelaient, soit qu'il voulût prévenir un trouble naissant. Il vint donc, à la lumière d'un grand nombre de flambeaux, muni d'un discours qui lui avait été composé par Cingonius Varro, consul désigné, et qu'il avait appris par mémoire pour le prononcer aux prétoriens assemblés. En approchant il trouva les portes fermée. et les murs garnis de soldats. Effrayé, il demanda a qui ils en voulaient, et sur quel ordre ils avaient pris les armes. Il lui fut répondu d'un cri unanime qu'ils reconnaissaient Galba pour empereur. Nymphidius fit bonne contenance, il joignit ses acclamations à celles des soldats, et il ordonna à sa suite d'en faire autant. Il ne put néanmoins par là éviter sa perte. On le laissa entrer dans le camp, mais ce fut pour le percer de mille coups ; et lorsqu'il eut été tué, son corps, environné d'un grillage, demeura pendant tout le jour à la vue de quiconque voulait repaître ses yeux de ce spectacle.

C'était là un heureux événement pour Galba, qui se trouvait, sans y avoir rien mis du sien, délivré d'un indigne rival, dont le génie turbulent avait de quoi se faire craindre. Mais il déshonora ce bienfait de la fortune par la cruauté. Il fit tuer Mithridate et Cingonius Varro comme complices de Nymphidius. Pétronius Turpilianus, choisi pour général par Néron, fut aussi mis à mort par les ordres de Galba ; et ces illustres personnages, exécutés militairement et sans aucune forme de justice, passaient presque, aux yeux du public, pour des innocents opprimés[2].

On attendait tout autre chose du gouvernement de Galba, et les violences de sa part révoltèrent d'autant plus qu'elles étaient moins prévues. Il avait déjà commencé à dégénérer du goût de simplicité avec lequel il s'était annoncé. Tout le monde fut charmé de la façon dont il reçut les députés du sénat à Narbonne. Non-seulement il leur fit l'accueil le plus gracieux, sans faste, sans hauteur, mais dans les repas qu'il leur donna il ne voulut point se servir des officiers de la bouche de Néron, qui lui avaient été envoyés, et il se contenta de ses propres domestiques. En conséquence on le regarda comme un homme qui pensait supérieurement, et qui se mettait au-dessus d'une vaine ostentation, que l'on veut faire passer pour grandeur. Mais bientôt Vinius, dont le crédit sur l'esprit de Galba prenait des accroissements rapides de jour en jour, le fit changer de système, et renoncer à cette simplicité du vieux temps ; et il lui persuada qu'au lieu de ces façons unies et populaires, qui n'étaient qu'une flatterie peu séante envers la multitude, il devait soutenir son rang par une magnificence digne du maître de l'univers. Galba prit donc tous les officiers de Néron, et se monta pour sa maison, pour ses équipages, pour sa table, sur le ton d'un empereur.

Vinius, qui va faire pendant quelques mois le premier rôle dans l'empire, était un homme bien peu digne de la confiance d'un prince tel que Galba. Né d'une famille honnête, mais qui pourtant ne s'était jamais élevée au-dessus de la préture, sa jeunesse fut déréglée : et, dans ses premières campagnes, il osa déshonorer son général Calvisius Sabinus, dont il corrompit la femme, qui était entrée dans le camp en habit de soldat. Pour ce crime, Caligula le fit charger de chaînes. Sorti de prison par la révolution qui suivit la mort de ce prince, Vinius se fit une nouvelle affaire, mais d'une autre espèce, sous Claude. On le soupçonna d'avoir eu l'âme assez basse et assez servile pour voler un vase d'or à la table de l'empereur où il mangeait ; et, Claude le lendemain, l'ayant de nouveau invité, le fit servir seul en vaisselle de terre. Il se releva pourtant de ce double opprobre : actif, ardent, rusé autant qu'audacieux, il vint à bout de parcourir la carrière des honneurs jusqu'à la préture ; et, ce qui est plus singulier, il gouverna la Gaule narbonnaise avec réputation de sévérité et d'intégrité. C'était un de ces caractères également souples au bien et au mal selon les occasions[3], et faits pour réussir de quelque côté qu'ils portent les talents que la nature leur a donnés. Élevé par la faveur de Galba au comble de la fortune, il y donna l'essor à ses vices, et surtout à son avidité pour l'argent ; et, après avoir brillé comme un éclair, nous le verrons tomber avec son maître, dont il avait en grande partie causé la chute.

Quoique Vinius tînt le plus haut rang à la cour de Galba, Cornélius Laco, préfet du prétoire, avait aussi un grand crédit : et l'assemblage du plus lâche des hommes avec le plus vicieux[4], réunissait contre le gouvernement du prince qu'ils obsédaient la haine et le mépris. L'affranchi Icélus, ou Martianus, entrait avec eux en part de l'autorité. Ils formaient ensemble un triumvirat de pédagogues, ainsi les appelait-on dans Rome, qui ne quittaient point le faible vieillard et le menaient à leur gré.

C'est à leurs impressions qu'il faut attribuer presque toutes les fautes de Galba. Il était sans doute esprit borné, avare, sévère jusqu'à la rigueur ; mais au fond il avait des intentions très-droites : il aimait la justice, le bon ordre, les lois. Ces qualités, si précieuses dans un souverain, devinrent inutiles au bonheur public, par l'aveugle confiance qu'il eut en des ministres qui ne cherchaient que leurs intérêts. Le prince voulait le bien, et le mal se faisait avec une licence effrénée. On s'en prit à Galba, on le rendit responsable de la mauvaise conduite de ceux qui abusaient de son autorité, et avec raison. Car, suivant la judicieuse remarque de. Dion, il suffit aux particuliers de ne point faire d'injustices, mais ceux qui commandent doivent même empêcher qu'il ne s'en commette par d'autres. Il importe peu à ceux qui souffrent, de qui vienne le mal, dès qu'ils en sont les victimes.

J'ai dit que Galba avait aliéné les esprits par divers actes de cruauté contre d'illustres personnages. Il affectait même un appareil de terreur, ayant pris la casaque militaire, comme s'il eût eu une guerre à entreprendre ou à soutenir, et portant un poignard qui, attaché à son cou avec un ruban, lui pendait sur la poitrine. Il fit presque tout son voyage en cet équipage, qui rendait plutôt ridicule que terrible un vieillard infirme et goutteux ; et il ne revint à l'habit de paix qu'après la mort de Nymphidius, de Macer et de Capito. Les faits répondaient à ces annonces menaçantes. Il sévit contre les villes d'Espagne et de Gaule qui avaient balancé à se déclarer pour lui ; et il punit les unes par des augmentations de tributs, les autres en détruisant leurs murailles. Il fit mourir des intendants et autres officiers, avec leurs femmes et leurs enfants. Mais rien ne le rendit plus odieux que le massacre qui souilla et remplit d'horreur son entrée dans Rome. Les soldats de marine, que Néron avait formés en corps de légion, et qui par là avaient acquis un grade de milice plus honorable chez les Romains, vinrent à la rencontre de Galba à Ponte-Mole, à trois milles de la ville, et ils lui demandèrent à grands cris la confirmation du bienfait de son prédécesseur. Galba, rigidement attaché à l'ordre de la discipline, les remit à un autre temps. Ils comprirent que ce délai équivalait à un refus, et ils insistèrent d'une façon peu respectueuse, quelques-uns même tirèrent leurs épées. Cette insolence méritait d'être punie ; mais Galba passa les bornes, en donnant ordre à la cavalerie qui l'accompagnait de faire main -basse sur ces malheureux. Ils n'étaient point armés en règle, et ne firent aucune résistance, ce qui n'empêcha pas qu'on ne les massacrât inhumainement, et qu'il n'en restât plusieurs milliers sur la place. Quelques-uns se soumirent en implorant la clémence de l'empereur, et ils furent décimés. Cette exécution sanglante excita de justes plaintes, et frappa de terreur ceux même qui en avaient été les ministres.

Les traits d'avarice n'étaient pas moins marqués. Les habitants de Tarragone lui ayant offert une couronne d'or pesant quinze livres, il la fit fondre, et exigea trois onces qui manquaient au poids. Il cassa une cohorte de Germanie que les Césars avaient établie pour leur garde, et dont la fidélité ne s'était jamais démentie ; et il renvoya ces étrangers dans leur pays sans récompense. On faisait même courir des histoires malignes, qui, sans avoir peut -être beaucoup de fondement, le rendaient tout-à-fait ridicule. On disait que, ayant vu qu'on lui servait un souper dont la dépense pouvait être considérable, il avait gémi de douleur ; que pour reconnaître le zèle et les soins de son intendant, qui lui présentait ses comptes en bon ordre, il lui avait donné un plat de légumes ; et qu'un fameux joueur de flûte, nommé Canus, lui ayant fait grand plaisir en jouant devant lui pendant un repas, il avait tiré de sa bourse cinq deniers pour l'en gratifier, observant que c'était de son argent, et non pas de l'argent du public. Ces petitesses firent grand tort à sa réputation ; et l'estime universelle qu'on lui portait au moment de son élection, était déjà changée en mépris lorsqu'il arriva à Rome.

Il en eut tout d'un coup la preuve. Car dans un spectacle, les comédiens qui représentaient une espèce d'opéra comique ayant entonné un air fort connu, dont les premières paroles signifiaient, Voici le vieil avare arrivé de sa métairie, toute l'assemblée acheva la chanson, dont elle faisait l'application à Galba, et on la répéta plusieurs fois.

Les procédés qu'on lui vit tenir ne réformèrent pas l'idée que l'on s'était faite de lui, parce que les arrangements même louables qu'il prenait étaient mêlés de circonstances qui en diminuaient le prix, et totalement gâtés par l'indigne conduite de ceux qui l'approchaient. Pour remplir le trésor épuisé, il ordonna une recherche des largesses insensées de son prédécesseur. Elles se montaient à deux cent cinquante millions, et elles avaient été répandues sur des débauchés, sur des farceurs, sur les ministres des plaisirs de Néron. Galba voulut qu'ils fussent tous assignés, et qu'on ne leur laissât que la dixième partie de ce qui leur avait été donné. Mais à peine ce dixième leur restait-il. Aussi prodigues du bien d'autrui que du leur, ils ne possédaient ni terres ni rentes[5]. Les plus riches ne conservaient qu'un mobilier, que le luxe et leur goût pour tout l'attirail du vice et de la mollesse leur avaient rendu précieux. Galba, qui n'était pas traitable sur l'article de l'argent, trouvant insolvables ceux qui avaient reçu les gratifications de Néron, étendit la recherche jusque sur les acheteurs qui avaient acquis d'eux. On conçoit quel trouble et quel bouleversement dans les fortunes résulta de cette opération, dont trente chevaliers romains étaient chargés. Une multitude d'acquéreurs de bonne foi étaient inquiétés, on ne voyait dans toute la ville que biens mis en vente. C'était pourtant une joie publique[6], de trouver aussi pauvres ceux que Néron avait prétendu enrichir, que ceux qu'il avait dépouillés.

Mais on souffrait très-impatiemment que Vinius, qui engageait l'empereur dans des discussions de minuties et dans des chicanes tout-à-fait onéreuses à un très-grand nombre de citoyens, bravât par son luxe les yeux de ceux qu'il vexait, et abusât de son crédit pour tout vendre et pour recevoir de toute main. Il n'était pas le seul qui exerçât ce trafic. Tous les affranchis[7], tous les esclaves de Galba, le faisaient en sous-ordre, se hâtant de profiter d'une fortune subite, et qui ne pouvait pas durer longtemps. Il y avait commerce ouvert pour tout ce qui trouvait des acheteurs, établissements d'impôts, exemptions et privilèges, impunité des crimes, condamnations d'innocents. Sous le nouveau gouvernement renaissaient tous les maux de l'ancien, et le public n'était pas également disposé à les excuser.

On fut encore très-blessé de l'inconséquence de la conduite de Galba, par rapport au supplice de ceux qui s'étaient rendus les instruments des cruautés de Néron. Plusieurs subirent la juste peine de leurs crimes, Hélius, Polyclète, Patrobe, l'empoisonneuse Locuste, et d'autres, qui n'avaient point trouvé de protecteurs. Le peuple applaudissait à ces actes de justice : lorsque ces insignes criminels étaient conduits au supplice, on criait que nulle fête ne pouvait être plus satisfaisante pour la ville, et que leur sang était l'offrande la plus agréable aux dieux ; mais on ajoutait que les dieux et les hommes demandaient la mort de celui qui par ses leçons avait formé Néron à la tyrannie, de l'infâme et malfaisant Tigellin.

Mais le rusé scélérat avait suivi la pratique ordinaire de ceux de son espèce, qui, toujours en défiance sur le présent, toujours alertes sur les changements qui peuvent arriver, se ménagent dans des amis puissants une ressource contre la haine publique, et sous cet abri ils commettent hardiment le crime, sûrs de l'impunité. Tigellin avait pris de loin ses mesures pour s'assurer la protection de Vinius. Dès les commencements des troubles, il se l'était attaché par l'attention à lui sauver sa fille, qui, se trouvant dans Rome au pouvoir de Néron, courait risque de la vie ; et récemment il avait promis au même favori de très-grandes sommes, si par son crédit il pouvait sortir de péril. Des mesures si habilement prises lui réussirent. Vinius le prit sous sa sauvegarde, et lui obtint de Galba l'assurance de la vie.

On compara avec étonnement le sort de ce misérable avec celui de Pétronius Turpilianus, qui n'ayant guère d'autre crime que d'être demeuré fidèle à Néron, en avait été puni par le supplice, pendant que celui qui avait rendu Néron digne de mort, et qui, après avoir achevé de le pervertir, s'était séparé d'intérêt d'avec lui, et avait ajouté à tous ses forfaits la lâcheté et la perfidie, vivait heureux et tranquille : grande preuve de l'énorme pouvoir de Vinius, et de la certitude indubitable de tout obtenir de lui par argent.

Le peuple indigné s'acharna sur Tigellin. Au Cirque, au Théâtre, il demandait à grands cris son supplice, qui aurait été pour la multitude le plus doux des spectacles. Tous se réunissaient dans ce vœu, tant ceux qui haïssaient Néron que ceux qui le regrettaient. Galba porta la docilité aux ordres de Vinius jusqu'à faire afficher une ordonnance, dans laquelle il prenait la défense de cet homme abominable. Il disait que Tigellin ne pouvait pas vivre encore longtemps, étant consumé d'une maladie de langueur, qui le mènerait bientôt au tombeau. Il accusait même le peuple de cruauté, et il trouvait fort mauvais qu'on voulût le forcer de rendre.son gouvernement odieux et tyrannique.

Vinius et Tigellin vainqueurs insultèrent à la douleur du peuple. Tigellin offrit aux dieux un sacrifice d'action de grâces, et prépara un repas somptueux ; et Vinius, après avoir soupé avec l'empereur, vint au dessert chez Tigellin avec sa fille, qui était veuve. Tigellin porta à cette dame une santé d'un million de sesterces[8] ; et il ordonna à la sultane-reine de son sérail d'ôter un collier qu'elle portait, de la valeur de six cent mille sesterces[9], et de le mettre au cou de la fille de Vinius. Tigellin ne jouit pas longtemps de cette impunité scandaleuse : nous le verrons bientôt sous Othon porter enfin la peine de ses crimes.

Il n'était pas besoin d'être un aussi important criminel que lui pour obtenir grâce de Galba. L'eunuque Halotus, qui avait empoisonné Claude, qui s'était montré l'un des plus ardents instigateurs des cruautés de Néron, non-seulement échappa au supplice, niais fut revêtu d'une riche et honorable intendance. Il n'est pas dit quel fut son protecteur ; mais ce qu'on peut assurer sans aucun doute, c'est qu'il n'en eut pas de meilleur que son argent.

D'un prince haï et méprisé[10], les bonnes actions même sont mal interprétées et mal reçues, ou au moins on ne lui en tient aucun compte. Galba rappela ceux qui avaient été exilés, il permit de punir les délateurs, il livra les esclaves ingrats et insolents à la juste vengeance de leurs maîtres. Ces traits, assurément louables, furent si peu remarqués, que Suétone et Plutarque n'en ont fait aucune mention.

Galba avait récompensé les villes et les peuples de Gaule qui s'étaient soulevés avec Vindex, par la remise du quart des tributs, et même par le droit de bourgeoisie romaine. Il était bien naturel que ce prince témoignât sa reconnaissance à des peuples à qui il devait l'empire. Mais on se persuada que ces-bienfaits étaient achetés de Vinius ; et ils devinrent ainsi une occasion de murmure et de mécontentement contre son maître.

La disposition générale des esprits était donc peu favorable à Galba. 11 acheva de se perdre en irritant les soldats. Sa sévérité r, autrefois estimée et vantée par les gens de guerre, leur était devenue suspecte depuis que, par une habitude de quatorze ans de licence sous le gouvernement de Néron, ils avaient appris à redouter l'ancienne discipline et à chérir autant les vices de leurs chefs qu'ils avaient dans d'autres temps respecté leurs vertus. Un mot de Galba, très- digne d'un empereur, mais dangereux dans la circonstance, porta leur secret dépit jusqu'à une haine violente et cruelle. Ils s'attendaient à recevoir, sinon la largesse promise par Nymphidius, du moins une gratification pareille à celle que Néron leur avait faite à son avènement à l'empire. Galba, instruit de leurs prétentions, déclara qu'il avait coutume de lever les soldats, et non de les acheter. Ils sentirent que cette parole non-seulement les frustrait du présent, mais leur ôtait toute espérance pour l'avenir, et serait regardée comme une loi dictée par Galba à ses successeurs. Ils entrèrent en fureur ; et leur emportement pouvait leur paraître d'autant plus légitime, qu'une façon de parler si haute n'était pas soutenue, comme nous l'avons vu, par le reste de la conduite. Ainsi tout se préparait à une révolution au commencement de l'année où Galba prit un second consulat avec T. Vinius.

SER. SULPICIUS GALBA CÆSAR AUGUSTUS II. - T. VINIUS RUPINUS. AN R. 820. DE J.-C. 69.

Cette année est remarquable dans les fastes du genre humain, comme prodigieusement féconde en scènes tragiques, en guerres civiles, en secousses violentes, qui ébranlèrent successivement toutes les parties de l'univers. Tacite, curieux d'instruire son lecteur non-seulement des événements, mais de leurs causes, nous trace ici un tableau de l'état actuel de l'empire avant que ces tempêtes éclatassent, et des dispositions où étaient les citoyens, les provinces et les soldats. J'en ai déjà emprunté plusieurs traits, qui s'enchâssaient naturellement dans mon récit : et je vais maintenant le présenter en entier, en évitant néanmoins les redites.

La mort de Néron avait d'abord réuni tous les esprits dans un sentiment de joie universelle, mais bientôt elle produisit une grande variété de mouvements. Les sénateurs persévérèrent dans une façon de penser que fixait en eux la haine de la tyrannie. Ils goûtaient tout le charme d'une liberté, bien douce au sortir de la plus affreuse servitude, et nullement gênée dans son premier essor par un prince nouveau et absent. Toute la fleur de l'ordre des chevaliers, la plus saine partie du peuple, avaient dans tous les temps suivi les impressions du sénat. Mais la vile populace, accoutumée aux plaisirs du cirque et du théâtre, les plus vicieux des esclaves, les citoyens débauchés, qui, ayant dissipé leur patrimoine, ne subsistaient que par les honteuses prodigalités de Néron, étaient mécontents, consternés, et portés à recueillir avidement les bruits qui pouvaient les flatter d'un changement. L'âge même de Galba fournissait matière aux railleries de la multitude, qui, estimant ses princes par la mine, comparait avec dédain les infirmités et la tête chauve de ce vieil empereur à la brillante jeunesse de Néron.

J'ai fait assez connaître les dispositions des prétoriens. Ils n'avaient abandonné Néron que parce qu'on les avait trompés. Plusieurs étaient entrés dans le complot de Nymphidius, et, quoique le chef de la révolte ne fût plus, il restait un levain d'aigreur dans leurs esprits. Frustrés de la gratification qui leur avait été promise ; ne voyant point de lieu, si les choses demeuraient tranquilles, à espérer des occasions de grands services et de grandes récompenses ; comptant peu sur l'autorité d'un prince qui avait obligation de l'empire aux légions, leur fidélité était d'autant plus chancelante qu'ils méprisaient Galba, et qu'ils lui reprochaient tout ouvertement sa vieillesse et son avarice.

Les prétoriens n'étaient pas les seules troupes qui fussent alors dans la ville. Galba y avait amené sa légion d'Espagne : les restes de la légion de marine, formée par Néron, les détachements dés armées de Germanie, de Bretagne et d'Illyrie, dont ce même prince avait voulu se servir contre Vindex, s'y trouvaient aussi ; et le tout ensemble faisait une grande multitude de gens de guerre qui remplissait Rome, et qui offrait des forces considérables à quiconque en saurait réunir en sa faveur les vœux encore incertains.

La plus grande partie des provinces étaient tranquilles. Mais, dans les Gaules et parmi les armées de Germanie, une fermentation violente annonçait les approches d'un orage terrible. Les Gaules, dès le commencement des troubles, s'étaient partagées en deux factions fort inégales. Le plus grand nombre des peuples avait pris parti pour Vindex ; au contraire, ceux qui étaient voisins de la Germanie s'étaient déclarés contre lui, et lui avaient même fait la guerre. Cette division subsistait encore. Les anciens partisans de Vindex demeuraient attachés à Galba, qui les avait comblés de bienfaits. Les peuples de Trèves, de Langres, et de tout ce canton, exclus des grues répandues sur leurs compatriotes, ou même punis par la confiscation d'une partie de leurs terres, joignaient la jalousie au ressentiment, et n'étaient pas moins outrés des avantages dont ils voyaient jouir les autres, que de ce qu'ils souffraient eux-mêmes.

Les deux armées de Germanie[11], toujours prêtes à se réunir, et redoutables par la jonction de leurs forces, étaient tout à la fois mécontentes et agitées d'inquiétudes ; disposition très-voisine de la rébellion dans un corps puissant. Fières de leur victoire sur Vindex, elles se croyaient d'un autre côté suspectes à Galba, comme ayant soutenu des intérêts contraires aux siens. Elles ne s'étaient laissé persuader que fort tard d'abandonner Néron. Elles avaient offert l'empire à Virginius ; et, quoiqu'elles fussent piquées contre ce grand homme, qui les avait refusées, cependant elles souffraient avec peine qu'on le leur eût enlevé. Sa situation à la cour de Galba, où il était sans crédit, et même accusé, leur paraissait humiliante et ignominieuse pour elles ; et elles se regardaient presque comme accusées en sa personne. L'armée du haut Rhin méprisait son commandant Hordéonius Flaccus, vieillard infirme et goutteux, incapable d'une conduite soutenue, incapable de prendre de l'autorité. Il n'aurait pas suffi même à gouverner une armée qui eût été tranquille. Ainsi, des furieux, tels que les soldats qu'il avait sous ses ordres, n'en étaient que plus animés par les faibles efforts qu'il faisait pour les contenir. Les légions du bas Rhin, après la mort de Fonteïus Capito, demeurèrent assez longtemps sans chef. Enfin Galba leur envoya A. Vitellius, qu'il choisit à dessein comme un homme sans conséquence et qui ne pouvait lui faire ombrage. Vitellius était un caractère souverainement méprisable, et entre ses vices une basse gourmandise tenait le premier rang. Galba ne croyait donc avoir rien à craindre de lui. Il disait que ceux qui ne pensent qu'à manger ne sont nullement à craindre, et que le ventre de Vitellius trouverait dans une riche province de quoi se satisfaire. L'événement prouva que Galba s'était trompé.

La Germanie était la seule province qui menaçât d'un trouble prochain. L'Espagne demeurait tranquille sous le gouvernement pacifique de Cluvius Rufus, homme célèbre par les talents de son esprit, orateur, historien, mais sans expérience dans les choses de la guerre. Nulles légions ne prirent moins de part que celles de la Grande-Bretagne aux horreurs des guerres civiles, soit que leur éloignement et l'Océan qui les séparait du reste de l'empire les missent à l'abri de la contagion de l'esprit séditieux, soit que les expéditions fréquentes qui les tenaient en haleine occupassent leur activité, et leur eussent appris à faire un meilleur usage de leur valeur en la tournant contre l'étranger. L'Illyrie, où les légions tenues dans des quartiers fort éloignés les uns des autres ne mêlaient ni leurs forces ni leurs vices, avait été prémunie par cette prudente politique contre le trouble et le mouvement.

L'Orient était encore dans le calme, et l'on n'y voyait alors nul préparatif de la révolution qui fixa enfin le destin de l'empire en terminant heureusement toutes les autres. Mucien, à qui Vespasien fut dans la suite redevable de sou élévation sur le trône des Césars, commandait en Syrie quatre légions[12]. Sa fortune fut sujette à de grandes vicissitudes. Dans sa jeunesse il s'était acquis des amis puissants, auxquels il misait sa cour avec toute la vivacité d'une ardente ambition. Un revers survint, la dépense qu'il faisait le ruina ; son état devint chancelant, il eut même à craindre la colère de Claude, et il se trouva heureux d'en être quitte pour aller en Asie avec un commandement de peu d'importance. Il y passa quelque temps dans une situation aussi voisine de celle d'un exilé qu'il se vit près dans la suite de la grandeur impériale. Son caractère ne fut pas moins mêlé que sa fortune. C'était un composé d'activité pour le travail et de paresse voluptueuse, de douceur et d'arrogance. Dans le repos, le plaisir le dominait : si les affaires l'appelaient, il faisait preuve de grandes vertus. Au dehors il ne paraissait en lui rien que de louable : sa conduite intérieure n'avait pas bonne renommée. Habile à prendre diverses formes, selon la qualité de ceux avec qui il traitait, il sut plaire à ses inférieurs, à ses égaux, à ses collègues, et se faire dans tous les ordres des créatures et des amis. A tout prendre, il était plus capable de donner l'empire à un autre, que de s'y maintenir s'il y eût pensé pour lui-même.

Vespasien faisait la guerre contre les Juifs avec trois légions. Il n'eut aucune pensée de traverser Galba, et j'ai déjà dit qu'il fit partir Tite son fils pour l'assurer de sa soumission. Tibère Alexandre, dont j'ai eu déjà occasion de parler plus d'une fois, Juif de naissance et neveu de Philon, gouvernait l'Égypte, et commandait les troupes qui gardaient cette province. L'Afrique, depuis la mort de Claudius Macer, s'était soumise à la loi du plus fort, et, peu contente du maître faible dont elle avait essayé, tout empereur lui était bon. Les deux Mauritanies, la Rhétie, le Norique, la Thrace, et les autres provinces qui n'avaient que des intendants pour les gouverner, suivaient les impressions des armées dont elles se trouvaient voisines. L'Italie et les provinces désarmées n'avaient d'autre sort à attendre que celui d'être la proie du vainqueur. Tel était l'état des choses dans toutes les parties de l'empire, lorsque Galba et Vinius consuls 'ensemble commencèrent une année qui fut la dernière pour eux, et presque fatale à la république.

Peu de jours après le premier janvier arrivèrent à Rome des lettres de Pompeïus Propinquus, intendant de la Belgique, qui avertissait la cour que les légions du haut Rhin, au mépris du serment par lequel elles s'étaient engagées à Galba, demandaient un autre empereur, et qu'elles en laissaient le choix au sénat et au peuple romain, pour donner à leur révolte une couleur plus honnête. Ce mouvement, qui porta Vitellius à l'empire, sera raconté avec une juste étendue en lieu plus convenable.

Sur la nouvelle qu'en reçut Galba, il se hâta d'exécuter le dessein où il était dès auparavant de se désigner un successeur par la voie de l'adoption, persuadé qu'il n'avait point de meilleur remède à opposer au mal naissant, et que ce qui inspirait la hardiesse de mépriser son autorité, était moins sa vieillesse qu'une succession incertaine, faute d'un héritier déterminé. Il y avait défia quelques mois qu'il s'occupait de cette pensée, et qu'il en conférait même avec ceux à qui il donnait sa confiance ; et l'on ne parlait d'autre chose dans la ville, par une suite de la manie qu'ont tous les hommes de se mêler de politique, au moins dans leurs discours, s'ils ne le peuvent autrement. Mais les bruits vagues répandus dans le public étaient sans conséquence. Les ministres de Galba pouvaient influer beaucoup dans la décision ; et, toujours divisés entre eux sur les moindres objets, ils l'étaient bien plus vivement par rapport à une affaire de cette importance.

Vinius portait Othon, qui était en effet le sujet le plus apparent entre tous ceux sur lesquels on pouvait jeter les yeux. J'ai fait connaître Othon sous le règne de Néron, dont il fut pendant quelque temps le favori, et qui ensuite, à cause de Poppée, l'éloigna de la cour, et l'envoya gouverner la Lusitanie. J'ai dit que de tous les gouverneurs de provinces, Othon fut le premier qui se déclara pour Galba, et qu'il témoigna pour son service un grand zèle, dont le motif secret était l'espérance de l'adoption qu'il avait dès lors en vue. Cette espérance se fortifia en lui de jour en jour. Les vœux des soldats étaient décidés en sa faveur : la vieille cour le désirait, dans l'espérance de retrouver en lui un autre Néron.

Mais la recommandation et l'appui de Vinius donna à Othon pour adversaires les deux autres ministres, Laco et Icélus, qui se réunirent contre lui, quoiqu'ils ne fussent pas eux-mêmes fixés sur la personne de celui qu'ils devaient proposer en sa place. Ils n'avaient pas laissé ignorer à leur maître que Vinius était intimement lié avec Othon ; qu'il y avait un mariage projeté entre celui-ci et la fille du consul, qui était veuve ; et que Vinius en travaillant pour Othon comptait travailler pour son gendre. Tacite pense que Galba fut même touché de la vue du bien public, et qu'il crut que ce n'eût pas été la peine d'ôter à Néron l'empire pour le laisser à Othon.

Le choix qu'il fit confirme cette conjecture. La vertu le détermina en faveur de Pison Licinianus, en qui, avec un âge déjà formé et une illustre naissance, il trouvait une grande sévérité de mœurs, qui passait même pour misanthropie auprès des amateurs du plaisir. Il était fils de M. Crassus et de Scribonia, et il avait été adopté par un Pison, qui n'est pas connu d'ailleurs. Son père et sa mère furent mis à mort par Claude, aussi-bien que l'un de ses frères aînés Pompeius Magnus. Un autre de ses frères, qui paraît avoir été l'aîné de toute la famille, périt sous Néron. Lui-même il avait été exilé, et vraisemblablement il n'était revenu à Rome que par la révolution qui mit Galba sur le trône. Suétone assure que Galba avait toujours beaucoup aimé Pison, et qu'il était résolu depuis longtemps de le faire héritier de ses biens et de son nom. D'autres prétendaient, au rapport de Tacite, que Pison fut redevable de son adoption à Lacon, qui avait eu autrefois des liaisons avec lui chez Rubellius Plautus, mais qui feignait de ne le pas connaître, pour éviter de rendre son suffrage suspect d'intérêt particulier. Ce qui est certain, c'est que le caractère de sévérité qui se remarquait dans Pison, plaisait autant à Galba qu'il donnait d'inquiétude à la plupart des courtisans. L'empereur donc ayant assemblé un conseil, auquel, outre Vinius et Laco, il appela Marius Celsus, consul désigné, et Ducennius Géminus, préfet de la ville, manda Pison, et, le prenant par la main, il lui fit un discours que Tacite rapporte en ces termes :

Si j'étais un simple particulier qui vous adoptasse, il me serait honorable sans doute de faire entrer dans ma maison le descendant de Pompée[13] et de Crassus, et ce ne serait pas une moindre gloire pour vous de rehausser l'éclat de votre noblesse en y joignant celle des Sulpicius et des Catulus. L'élévation où m'a porté le consentement des dieux et des hommes, donne un bien autre relief à mon adoption. Plein d'estime pour votre vertu, conduit par l'amour de la patrie, je vais vous chercher dans le sein du repos pour vous offrir le rang suprême, dont l'ambition a allumé tant de guerres du temps de nos aïeux, et que je n'ai moi-même acquis que par les armes. Je suis en cela l'exemple d'Auguste, qui assura la première place après lui d'abord à Marcellus son neveu, ensuite à Agrippa son gendre, puis à ses petits-fils, et enfin à Tibère son beau-fils. Mais Auguste se chercha un successeur dans sa famille, et moi je le choisis dans la république. Non que je n'aie des parents, des amis, dont le secours m'a été utile dans la guerre. Mais ce n'est point l'ambition ni aucune vue d'intérêt propre qui m'a élevé à l'empire : et je puis vous donner pour preuve de la pureté et de la droiture des intentions, qui guident mon choix, non-seulement mes liaisons auxquelles je vous préfère, mais encore les vôtres. Vous avez un frère qui a même sur vous la supériorité de l'âge. Il serait digne de la fortune que je vous offre, si vous ne l'étiez encore plus que lui. Vous êtes dans un âge où est amorti le feu des passions ordinaires à la jeunesse. Votre conduite a toujours été telle, qu'on n'y a rien remarqué qui eût besoin d'apologie. Jusqu'ici vous ne connaissez que la mauvaise fortune. La prospérité sonde le cœur par une épreuve plus délicate, parce que l'on se raidit pour résister à l'adversité, au lieu que les amorces de la bonne fortune nous séduisent et nous corrompent. Vous persévérerez sans doute avec une égale constance à conserver la fidélité à vos engagements, la franchise, l'amitié, qui sont les plus grands biens de la vie ; mais les autres par leurs molles complaisances travailleront à affaiblir en vous ces vertus. L'adulation, les caresses flatteuses, vous livreront des assauts : l'intérêt particulier, cet ennemi mortel de tout attachement véritable, changera en trompeurs tous ceux qui vous approcheront. Actuellement je vous parle avec ouverture et simplicité : les courtisans dans le commerce qu'ils ont avec nous envisagent plus notre fortune que notre personne. Car donner an prince de boni conseils, c'est une chose pénible et souvent hasardeuse ; au lieu que la flatterie s'exerce sans que le sentiment y entre pour rien.

Si le vaste corps de l'empire pouvait se soutenir en équilibre sans une main qui le gouvernât, je penserais assez noblement pour mériter l'honneur de rétablir l'ancienne forme de la république. Mais il y a longtemps que la nécessité d'un chef est prouvée. Je ne puis faire un meilleur présent au peuple romain que celui d'un bon successeur ; et vous vous serez acquitté envers lui, si vous le gouvernez en bon prince. Sous Tibère et les empereurs qui l'ont suivi, nous avons été comme le patrimoine d'une seule famille qui nous possédait par droit héréditaire. L'élection nous tiendra lieu de liberté. Et la maison des Jules et des Claudes étant finie, l'adoption est un moyen qui nous fera trouver le plus digne. Car naître d'un prince est un avantage fortuit, et qui ne laisse plus de lieu à un jugement libre. Au contraire, rien ne gêne l'adoption ; et, si l'on veut faire un bon choix, il ne faut qu'écouter la voix publique.

Mettez-vous devant les yeux le sort de Néron. Ce prince orgueilleux d'une longue suite de Césars qu'il avait pour ancêtres, comment a-t-il été détruit ? Ce n'est point Vindex avec sa province désarmée, ni moi avec une seule légion, qui avons ruiné sa fortune. Ce sont ses débauches, c'est sa cruauté monstrueuse qui a forcé le genre humain à se délivrer de son indigne joug, et à donner l'exemple jusqu'alors inouï d'un empereur condamné. Nous-mêmes nous ne devons pas nous promettre une entière sécurité. Quoique portés au rang suprême par la voie de la guerre et de l'élection, quoique nous gouvernant par les principes les plus vertueux, l'envie s'attachera à nous. Ne vous effrayez pas néanmoins si, au milieu de cet ébranlement général de l'univers, vous voyez deux légions qui ne soient pas encore rentrées dans le calme. Je n'ai pas trouvé non plus les choses dans une situation tranquille lorsque j'ai pris le timon de l'empire : et, dès que l'on sera informé d'une adoption qui m'assure un successeur, on oubliera ma vieillesse, seul reproche que l'on se croie en droit de me faire maintenant. Néron sera toujours l'objet des regrets des vicieux : c'est à nous à faire en sorte que les bons même n'aient pas à le regretter.

Le temps ne me permet pas de m'étendre ici en paroles pour vous donner des leçons : et, si mon choix est bon, tout est dit. J'ajouterai seulement, en un mot, que le moyen le plus sûr et le plus court pour vous de discerner les bonnes et les mauvaises règles de conduite, c'est de vous rappeler ce que vous avez souhaité, ce que vous condamniez dans les princes sous lesquels vous avez vécus. Car il n'en est point de cet état comme des autres, où une seule maison régnante tient tout le reste de la nation dans l'esclavage. Vous avez à gouverner des hommes qui ne peuvent supporter ni une pleine liberté, ni une entière servitude.

Ainsi parlait Galba, comme instituant un héritier de l'empire. Les autres adoraient déjà la fortune du nouveau César.

Pison se posséda parfaitement. Au premier coup d'œil lorsqu'il entra, et ensuite pendant un assez long temps que tous les regards demeurèrent fixés sur lui, on ne remarqua ni trouble ni aucun signe d'une joie immodérée. Il répondit d'une façon pleine de respect pour son père et son empereur, avec modestie sur ce qui le touchait lui-même : nul changement ni dans son visage, ni dans tout son maintien. Il n'était point ému, et ne paraissait point insensible : et on avait lieu de le juger plus capable qu'avide de la première place.

On douta où il serait plus convenable de notifier l'adoption, devant le peuple, dans l'assemblée du sénat, ou au camp des prétoriens. On se détermina pour commencer par le camp. C'était une distinction d'honneur que l'on accordait aux soldats ; et l'on pensa que s'il y avait de la bassesse et du danger à gagner leur faveur par des largesses ou par une molle indulgence, on ne devait pas négliger les bonnes voies de l'acquérir. Cependant il s'était assemblé autour du palais impérial une foule infinie, qu'agitait et tenait en suspens l'avide curiosité d'un secret de cette importance ; et les efforts mêmes que l'on faisait pour empêcher qu'il ne transpirât avant le temps, augmentaient l'impatience, et donnaient plus de cours aux bruits qui commençaient à se répandre.

C'était le dix janvier ; et la pluie, le tonnerre, et les éclairs, en firent un jour hideux, même pour la saison. De toute antiquité la superstition des Romains leur avait fait regarder le tonnerre comme un mauvais présage pour les élections, et en pareil cas les assemblées se rompaient. Galba méprisait avec raison ces idées populaires, et il n'en poursuivit pas moins ce qu'il avait résolu. L'événement fut contre lui, et fortifia le préjugé.

Il ne tint pas un long discours aux soldats. Sec par caractère, et affectant encore une brièveté digne de son rang, il déclara qu'il adoptait Pison, se conformant à l'exemple d'Auguste, et suivant la pratique militaire[14] de s'associer par son choix un compagnon dans les grandes occasions. Il ajouta un mot touchant la sédition de Germanie, de peur que son silence ne parût mystérieux, et ne donnât lieu d'en penser plus encore qu'il n'en était. Il dit que la quatrième et la dix-huitième légion, animées par un petit nombre d'esprits turbulents, n'avaient pourtant point poussé l'égarement au-delà de simples paroles, et que bientôt elles rentreraient dans le devoir.

Galba ne tempéra la sécheresse laconique de son discours par aucune douceur, par aucune distribution d'argent, par aucune promesse. Cependant les officiers et ceux des soldats qui se trouvaient près du tribunal, applaudirent et donnèrent des témoignages extérieurs de satisfaction. Les autres demeurèrent dans un morne silence, outrés de perdre, dans une révolution qui s'était faite par la voie des armes, le droit à des largesses usitées même eu pleine paix. Tacite donne pour constant, qu'une libéralité modique, si Ce prince eût su y forcer sa rigide économie, lui aurait gagné les esprits. Il se perdit par une austérité du vieux temps, que ne pouvait plus comporter le siècle où il vivait.

Du camp Galba se transporta au sénat, où sa harangue ne fut ni plus longue, ni mieux parée. Pison s'expliqua d'une manière obligeante et modeste. La compagnie était favorablement disposée pour lui. Plusieurs approuvaient sincèrement son adoption : ceux à qui elle déplaisait, y applaudissaient avec plus d'empressement que les autres : le plus grand nombre, neutres et indifférents, ne s'intéressant aux affaires publiques que par rapport à leurs vues particulières, portaient indistinctement leur hommage partout où ils voyaient la fortune.

Cependant les nouvelles de Germanie augmentaient les craintes et les alarmes dans la ville. Le mal paraissait grand, et il l'était. Le sénat délibéra d'envoyer des députés de son corps pour apaiser la sédition. Dans le conseil du prince, il fut proposé de mettre Pison à la tête de la députation, afin que le nom de César joint à l'autorité de la première compagnie de l'empire imposât aux mutins. Quelques-uns furent d'avis de faire partir avec Pison le préfet du prétoire : et ce fut ce qui rompit le projet, parce que Laco ne jugea pas à propos de s'exposer aux dangers d'une pareille commission. La députation même du sénat n'eut point lieu. Galba, à qui l'on s'en était rapporté du choix des députés, les nomma, puis reçut les excuses de quelques-uns, en substitua de nouveaux. Les uns s'offraient, les autres refusaient, selon que chacun était remué par la crainte ou par l'espérance. Et de toutes ces variations il résulta une conduite sans dignité, sans décence, qui décrédita de plus en plus le vieil empereur.

Dans le même temps fluent cassés deux tribuns des cohortes prétoriennes, un de celles de la ville, un des compagnies du guet. Le plan était de faire des exemples capables d'intimider ceux qui restaient en place On ne réussit qu'à les irriter. Ils se persuadèrent qu'ils étaient tous suspects, et que l'on se proposait de les attaquer et de les détruire successivement l'un après l'autre.

Cette disposition des esprits était bien favorable aux desseins ambitieux d'Othon, qui, furieux de voir ses espérances frustrées, ne songeait qu'à emporter par le crime ce que l'adresse et l'intrigue n'avaient pu lui faire obtenir. Il s'était mis, par sa mauvaise conduite, dans la nécessité de périr ou d'être empereur : il le disait ouvertement, et accablé du poids de ses dettes, qui se montaient à deux cent millions de sesterces, il protestait qu'il lui était indifférent de succomber sous les coups des ennemis dans une bataille, ou sous les poursuites de ses créanciers devant les juges. Vivant donc dans un luxe onéreux même à un empereur, et réduit à une indigence intolérable au plus petit particulier, agité de sentiments violents de vengeance contre Galba, d'envie contre Pison, il se forgeait encore des dangers et des craintes, pour allumer davantage ses désirs. Il se disait à lui-même, qu'il avait été à charge à Néron, et qu'il n'était plus question pour lui d'attendre un nouvel exil déguisé sous un titre d'honneur : que les princes ne manquaient pas de tenir pour suspect et de haïr quiconque leur était destiné par l'opinion publique pour successeur ; que cette idée lui avait nui auprès d'un empereur presque décrépit : combien plus lui nuirait-elle auprès d'un jeune prince, sombre et malfaisant par caractère, et encore aigri par un long exil ? Qu'il ne pouvait donc espérer que la mort, et que par conséquent il devait agir et tout oser pendant que l'autorité de Galba était ébranlée, et que celle de Pison n'avait pas eu le temps de s'établir. Que le changement dans le gouvernement était un moment avantageux pour les grandes entreprises, et que la circonspection était déplacée où le repos est plus pernicieux que la témérité. Enfin, que la mort assurée à tous par une commune loi, ne laissait d'autre différence, que l'oubli de la postérité ou la gloire ; et que si un même sort l'attendait, innocent ou coupable, il était d'un homme de cœur de mériter son infortune plutôt que de s'y laisser conduire lâchement.

Ces horribles pensées étaient soutenues dans Othon par un courage ferme, et qui ne ressemblait en rien à la mollesse de ses mœurs. Tous ceux dont il était environné aiguillonnaient encore son audace. Ses affranchis et ses esclaves, accoutumés à vivre dans une corruption égale à celle de leur maître, lui remettaient devant les yeux les plaisirs de la cour de Néron, le luxe, la licence de la débauche, et toutes les facilités que donne le rang suprême pour satisfaire ses passions, le flattant de l'espérance de jouir de tant de biens, s'il avait de la hardiesse, et lui reprochant comme une bassesse l'inaction par laquelle il les laisserait en d'autres mains. Ces exhortations étaient bien conformes à son goût : et les astrologues venaient à l'appui, espèce d'hommes, dit Tacite, qui fait métier de tromper les grands, qui nourrit les fausses espérances, que toujours les lois condamneront, et que toujours la cupidité retiendra à son service.

Il y avait longtemps qu'Othon avait commencé à les consulter. Cette maladie lui était commune avec Poppée, qui en tenait plusieurs à ses gages, qui dans le secret donnait sa confiance à ces fourbes, si dangereux auprès d'une impératrice. L'un d'eux, nommé Ptolémée, avait prédit à Othon, lorsqu'il partit pour l'Espagne, qu'il survivrait à Néron. Cette prédiction, vérifiée par l'événement, accrédita beaucoup l'astrologue dans l'esprit d'Othon ; et Ptolémée devenu plus hardi, en ajouta une seconde, et lui promit l'empire après Galba. Il était guidé par les circonstances, par les bruits publics, par une conjecture qui avait de la probabilité. Mais Othon, suivant la manie de l'esprit humain, qui croit volontiers l'extraordinaire, et pour lequel l'obscurité, surtout si elle est flatteuse, devient une amorce de, persuasion, ajoutait une pleine foi à l'habileté de son devin, et ne doutait point que ce ne fussent ses hautes connaissances qui lui avaient dicté cet oracle. Après l'adoption de Pison, Ptolémée ne voulut point passer pour faux prophète' ; et puisque les événements ne se prêtaient pas d'eux-mêmes, il résolut de les aider, et il conseilla les attentats les plus criminels, suite toute naturelle de vœux semblables à ceux dont Othon s'était laissé repaître.

Il est pourtant incertain si l'on doit dater de ce moment seulement le projet d'une conspiration contre la vie de Galba, et n'était pas plus ancien. Car depuis longtemps Othon avait pris à tâche de gagner l'amitié des soldats. Il est à croire que, voulant, à quelque prix que ce pût être, devenir empereur, il eût mieux aimé arriver par les voies licites à œ qu'il souhaitait, mais bien résolu de recourir au crime si les autres ressources lui manquaient. Dans les marches, dans les corps de garde, il reconnaissait les vieux soldats, les appelait par leur nom, les traitait de camarades, comme ayant fait avec eux le service sous Néron : il demandait des nouvelles de ceux qu'il ne voyait pas ; il aidait de son crédit ceux qui en avaient besoin, il leur donnait de l'argent, mêlant à toutes ces caresses des plaintes sur ce qu'ils avaient à souffrir, des discours ambigus sur Galba, et tout ce qui est capable d'aigrir une multitude et de la porter à la sédition.

Il travaillait donc ainsi par lui-même à soulever les soldats, et il avait pour second un certain Mévius Pudens, l'un des intimes confidents de Tigellin. Celui-ci s'était chargé des détails ; et connaissant les caractères les plus turbulents, les plus légers, ceux que pressait la disette d'argent, il prenait soin de les réunir entre eux et avec lui, il les comblait secrètement de ses dons : et enfin il en vint à cette audace, que toutes les fois que l'empereur soupait chez Othon, il distribuait cent sesterces[15] par tête aux soldats de la cohorte qui faisait la garde, feignant d'honorer Galba par une largesse qui tendait à le détruire. On conçoit facilement qu'il agissait ainsi au nom et par les ordres d'Othon, qui lui-même cachait si peu ses démarches de séduction, qu'ayant su qu'un soldat était en contestation avec son voisin pour les limites de leurs champs, il acheta tout le champ du voisin, et en fit présent au soldat. Et le préfet Lacon, par une négligence stupide, ne voyait rien. Ce qui éclatait, les sourdes pratiques, tout lui demeurait également inconnu.

Lorsqu'Othon eut pris son parti de lever le masque et d'attaquer Galba, il chargea Onomastus, l'un de ses affranchis, de la conduite du crime. C'est une chose incroyable, que la faiblesse des moyens qu'il employa pour une entreprise de cette conséquence. Un million de sesterces, c'est-à-dire cent vingt-cinq mille livres de notre monnaie, qu'il venait de tirer depuis peu d'un esclave de l'empereur, à qui il avait fait, par son crédit, obtenir un emploi, formaient tout son trésor : et Onomastus lui gagna par présents et par promesses Barbius Proculus et Véturius, sergents[16] aux gardes, qui avaient de la ruse, de l'audace, et quelque talent pour manier les esprits. Deux soldats, dit Tacite avec étonnement[17], entreprirent de détrôner un empereur et d'en substituer un autre en sa place, et ils réussirent.

Il est vrai qu'ils n'eurent qu'à mettre le feu à une matière toute disposée. Il restait encore parmi les prétoriens des créatures de Nymphidius : quelques-uns regrettaient Néron, et la licence où ils avaient vécu sous cet empereur : tous étaient indignés de n'avoir reçu aucune gratification de Galba, et ils craignaient même qu'on ne changeât leur état, et qu'on ne les fit passer des cohortes prétoriennes dans les légions, dont le service était beaucoup plus pénible, et moins utile. Barbius et Véturius ne firent pourtant l'entière confidence de leur plan qu'à un petit nombre des plus déterminés. Ils se contentèrent de jeter parmi les autres des semences de sédition, qui pussent éclore au moment de l'exécution.

J'ai dit qu'outre les prétoriens, il y avait actuellement dans Rome des légions et des détachements de légions, que l'occasion des derniers troubles avait donné lieu d'amener des différentes provinces dans la ville. La contagion du mal se communiqua aussi à ces troupes, depuis l'exemple que leur montraient les séditieux de Germanie. Et les choses se trouvèrent si aisément et si promptement préparées, que le lendemain des ides, quatorze janvier, les conjurés auraient enlevé et proclamé Othon à son retour de souper, s'ils n'eussent craint l'embarras de l'obscurité, celui de l'ivresse de la plupart de ceux qu'il s'agissait de mettre en œuvre, et la difficulté de faire concourir ensemble des soldats de différentes années, répandus dans tous les quartiers de la ville. Le désordre en eût sans doute été plus grand. Mais ce n'était pas cette considération qui touchait des scélérats prêts à verser de sang-froid le sang de leur prince. Ils appréhendaient que les soldats des légions venues de province, ne connaissant pas pour la plupart Othon, ne prissent pour lui par erreur le premier qui se présenterait. L'affaire fut donc remise au lendemain.

Il n'était pas possible que toutes ces menées se tramassent si secrètement, qu'il n'en transpirât quelque chose. Il en vint même à Galba des avis, auxquels Laco l'empêcha de faire attention. Ce préfet était en même temps malhabile et opiniâtre. Il ne connaissait point du tout le caractère du soldat ' ; et tout conseil qui ne venait pas de sa part, quelque excellent qu'il pût être, trouvait en lui un contradicteur zélé, qui s'irritait même contre les remontrances des gens sages.

Le quinze janvier, jour choisi pour l'exécution du complot, Othon vint le matin, selon son usage, faire sa cour à Galba, qui le reçut comme de coutume, en lui donnant le baiser, Il assista ensuite au sacrifice qu'offrait l'empereur : et il entendit avec grande joie celui qui consultait les entrailles des victimes annoncer à Galba des présages de la colère céleste, un danger pressant, un ennemi domestique.

Dans le moment, son affranchi Onomastus vint lui dire que l'architecte et les maçons l'attendaient. C'était le mot dont ils étaient convenus pour signifier que les apprête de la- conjuration se trouvaient en état, et que ha soldats commençaient à s'assembler. Othon partit ; et comme on lui demandait pourquoi il se retirait, il dit qu'il était sur le point d'acheter une maison déjà vieille, et qu'il voulait la faire visiter avant qua de consommer le marché. Appuyé sur le bras de sou affranchi, il gagna la colonne militaire érigée dans la place publique : et là il trouva vingt-trois soldats qui le saluèrent empereur. Il fut effrayé de les voir en si petit nombre : il voulut reculer, si nous en croyons Plutarque, et renoncer à une entreprise qui lui paraissait trop mal concertée. Mais les soldats ne lui en laissèrent pas la liberté ; et l'ayant mis promptement dans une chaise, ils le portèrent au camp, tenant en main leurs épées nues. Sur le chemin, environ un pareil nombre de stol-data se joignirent aux premiers, quelques-uns instruits du mystère, la plupart poussés par la curiosité et la surprise : et ils accompagnèrent la chaise, les uns en tirant leurs épées et jetant de grands cris, les autres marchant en silence, et attendant l'événement pour se décider. Le tribun qui gardait la porte du camp, soit déconcerté par la nouveauté d'un événement si étrange, soit frappé de la crainte d'une corruption qui eût déjà pénétré au dedans, et à laquelle il fût également inutile et périlleux de s'opposer, livra l'entrée sans résistance : et à son exemple les autres officiers préférèrent leur sûreté présente à l'honneur accompagné de risque et de danger ; en sorte que cet horrible attentat fut entrepris par une poignée de scélérats : un plus grand, nombre le désiraient, tous le souffrirent.

Galba était encore occupé de son sacrifice, et il fatiguait, dit Tacite, par des vœux tardifs, les dieux déjà déclarés pour son rival. Un bruit se répand que l'on conduit au camp des prétoriens un sénateur, dont on ne put pas d'abord lui dire le nom : bientôt il apprit que c'était Othon. En même temps ceux qui avaient rencontré la troupe rebelle accourent de toutes parts : les uns grossissent la terreur, les autres l'affaiblissent et demeurent au-dessous du vrai, n'oubliant pas la flatterie même dans un moment si critique. On tint conseil, et il fut résolu de sonder les dispositions de la cohorte qui était actuellement de garde. Pison fin chargé de cette commission : on réservait Galba comme une dernière ressource, si le mal exigeait de plus grands remèdes. Le nouveau César assembla donc la cohorte devant la porte du palais impérial, et de dessus le perron il parla en ces termes :

Braves camarades, c'est aujourd'hui le sixième jour depuis que sans savoir ce qui en arriverait, ni si je devais craindre ou souhaiter un titre qui m'approchait du rang suprême, j'ai été nommé César. Le succès est en vos mains : c'est de vous que dépend le sort de notre maison, et celui de la république. Ne croyez pourtant pas que j'appréhende pour moi personnellement un événement sinistre. J'ai essayé de l'adversité, et j'éprouve actuellement que la fortune même la plus brillante n'est pas exposée à de moindres dangers. Mais je plains le sort de mon père, du sénat, et de l'empire, s'il nous faut périr aujourd'hui, ou, ce qui n'est pas moins douloureux pour les amis de la vertu, acheter notre sûreté aux dépens de la vie des autres. C'était pour nous une consolation dans les derniers troubles, que la ville n'eût pas vu répandre le sang, et qu'une si grande révolution se fût passée pacifiquement. Mon adoption semblait prévenir toute crainte d'une guerre civile, même après Galba. Un audacieux renverse de si douces espérances.

Je ne vanterai ici ni ma naissance ni mes mœurs. Vis-à-vis d'Othon, il n'est pas besoin de citer des vertus. Ses vices, qui font toute sa gloire, ont ruiné l'empire, même lorsqu'il n'était que favori de l'empereur. Serait-ce par son air de mollesse, par sa démarche languissante, par sa parure efféminée, qu'il se montrerait digne de la première place ? Ceux qui prennent son luxe pour libéralité, se trompent. Il saura dissiper, mais il ne saura pas donner. De quoi s'occupe-t-il maintenant dans son esprit ? De parties de débauche, d'adultères, d'assemblées de femmes sans honneur. Ce sont là, selon lui, les prérogatives du rang suprême ; plaisirs pour lui, honte et ignominie pour tout l'empire. Comment aurait-il d'autres pensées ? Jamais celui qui est parvenu à la souveraine puissance par le crime, n'en usa selon les règles de la vertu.

Le vœu unanime du genre humain a mis Galba en possession de la puissance des Césars : Galba m'a désigné pour son successeur, de votre consentement. Si la république, et le sénat, et le peuple, ne sont plus que de vains noms, au moins est-il de votre intérêt, mes chers camarades, que ce ne soient pas les plus méchants des soldats qui faisaient les empereurs. On a vu les légions se soulever contre leurs chefs ; mais jusqu'ici la fidélité des cohortes prétoriennes est sans tache. Néron mène n'a pas été abandonné de vous : c'est lui qui vous a abandonnés. Quoi ! moins de trente misérables déserteurs, à qui l'on ne permettrait jamais de se choisir un centurion et un tribun, donneront l'empire ? Vous autoriseriez cet exemple ? et en demeurant dans l'inaction, vous en prendriez le crime et la honte sur vous ? Cette licence passera dans les provinces : nous en serons les premières victimes, et les malheurs des guerres qu'elle occasionnera retomberont sur vous. Après tout, ce que l'on vous donne pour assassiner votre prince n'excède pas ce que, vous pouvez acquérir innocemment, et mous recevrez de nous pour votre fidélité la même largesse que d'autres vous offrent comme le prix d'un crime détestable.

Le discours de Pison eut son effet. Les soldats qu'il avait harangués n'étaient prévenus d'aucune impression contraire à leur devoir ; et habitués à respecter les ordres des Césars, ils se mirent sous les armes, et déployèrent leurs drapeaux. Mais leur fidélité, comme on le verra, tenait à peu de chose. Marius Celsus, connu des légions d'Illyrie, où il avait eu autrefois un commandement, fut envoyé vers le détachement de cette armée, qui campait dans le portique d'Agrippa. Dans un autre quartier étaient quelques compagnies de vétérans des légions de Germanie, que Néron avait fait transporter à Alexandrie, et subitement rappelées. On les manda par deux premiers capitaines de légions ; et quoique leurs camarades eussent déjà proclamé Vitellius empereur, ceux-ci montrèrent plus de fidélité pour Galba qu'aucun autre corps de troupes, en reconnaissance de la bonté qu'il leur avait témoignée, et de son attention à leur procurer tous les secours nécessaires pour se remettre des fatigues d'une longue navigation.

Du reste tout ce qu'il y avait de gens de guerre dans Rome prirent parti pour Othon. La légion de marine était irritée contre Galba, à cause de la cruauté avec laquelle il l'avait traitée en arrivant à la ville. Les prétoriens rebutèrent et même outragèrent trois tribuns, qui voulaient détourner un dessein criminel. Les soldats d'Illyrie, au lieu d'écouter Marius Celsus, tournèrent contre lui la pointe de leurs armes.

Le peuple semblait affectionné à Galba. Une foule infinie remplissait le palais, et par mille cris confus demandait la mort d'Othon, et l'exil de ses complices, comme si dans le cirque ou au théâtre ils eussent demandé quelque divertissement nouveau. Ce n'était point attachement véritable, ni estime décidée, puisque dès le jour même ils allaient exprimer avec le même emportement des sentiments tout contraires : c'était habitude de flatter quiconque occupait le rang suprême, vain étalage, amour du bruit et du fracas.

Cependant Galba délibérait s'il devait se renfermer dans son palais, ou aller au-devant des séditieux. Vinius appuyait le premier parti : il voulait que l'empereur armât ses esclaves, fortifiât toutes les avenues du palais, et ne s'exposât point à la fureur des rebelles. Donnez, lui disait-il, aux méchants le temps de se repentir, aux bons celui de se concerter. Le crime a besoin de célérité : les conseils vertueux s'affermissent par la réflexion. Après tout, s'il est à propos que vous vous montriez, vous en serez toujours le maître : sorti une fois, votre retour ne sera peut-être plus en votre pouvoir.

Les autres pensaient qu'il fallait se bâter, avant qu'une conjuration naissante eût eu le temps d'acquérir des forces. Par notre activité, disaient-ils, nous déconcerterons Othon, dont les démarches furtives et précipitées annoncent la faiblesse. Il s'est dérobé par artifice, il s'est présenté à une multitude qui ne le connaissait pas, et il profite du délai que lui accorde notre indolence, pour apprendre à jouer le personnage d'empereur. Vaut-il mieux attendre qu'après avoir tranquillisé et réuni en sa faveur tout le camp, il s'empare à main armée de la place publique, et monte sous vos yeux, César, au Capitole, pendant que, courageux empereur, avec vos braves amis, vous vous tiendrez bien fermé de verrous et de serrures, vous disposant apparemment à soutenir un siège ? C'est un beau secours que celui de vos esclaves, si on laisse languir l'ardeur de ce peuple qui montre pour vous tant de zèle, si on laisse refroidir le premier mouvement d'indignation, qui a toujours le plus de force ! Ainsi le parti le moins honorable est en même temps le moins sûr. Et s'il faut périr, allons affronter le danger. Il en résultera plus de haine contre Othon, et plus d'honneur pour nous.

Comme Vinius s'opposait avec fermeté à cet avis, Laco s'emporta jusqu'à le menacer. Il régnait entre eux une haine très-vive, que l'affranchi Icélus allumait encore, et ils exerçaient opiniâtrement leurs inimitiés personnelles aux dépens du bien public. Galba, qui avait de l'élévation dans les sentiments et du courage, ne balança pas beaucoup à se déterminer pour le parti le plus généreux. Seulement on prit la précaution de faire partir d'avance Pison pour aller au camp des prétoriens frayer les voies à l'empereur. On se persuadait que le grand nom de ce jeune prince, la faveur récente de son adoption, et l'idée qu'avait le public de sa haine contre Vinius, universellement détesté, rendraient sa personne agréable aux soldats.

A peine Pison était-il sorti, que la nouvelle se répandit qu'Othon venait d'être tué dans le camp. Ce n'était d'abord qu'un bruit vague ; mais bientôt, comme il arrive dans les mensonges importants, il se trouva des témoins du fait, qui assuraient y avoir été présents, et l'avoir vu de leurs yeux. Et le vulgaire y ajoutait foi, les uns parce que la chose leur faisait plaisir, les autres parce qu'ils n'y prenaient pas assez d'intérêt pour l'examiner curieusement. Plusieurs ont cru que ces discours ne furent pas semés au hasard, mais qu'ils venaient de partisans secrets d'Othon, qui, mêlés dans la foule, y jetèrent à dessein un bruit flatteur pour Galba, afin de le tirer du palais.

La crédulité, non plus seulement du peuple 1, mais d'un grand nombre de sénateurs et de chevaliers romains, seconda parfaitement les vues des ennemis de Galba. Affranchis de crainte, et ne croyant plus avoir besoin de garder de mesures, ce fut à qui se répandrait en applaudissements, en témoignages d'une joie immodérée. On forçait les barrières du palais, on se jetait dans les appartements : tous voulaient se montrer à Galba, se plaignant que l'honneur de le venger leur eût été enlevé par les soldats. Ceux qui faisaient le plus de bruit étaient précisément les plus liches, les plus disposés, comme il parut par l'événement, à reculer à la première apparence de danger : fiers et hautains en paroles, braves de la langue ; aucun d'eux n'avait ni ne pouvait avoir de certitude, et tous assuraient le fait ; en sorte que Galba, trompé par l'erreur universelle, prit sa cuirasse, et monta dans sa chaise. Dans le moment un soldat nommé Julius Atticus vint à sa rencontre ; et montrant son épée ensanglantée, il se vantait d'avoir tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui t'en a donné l'ordre ? Parole bien digne d'un prince attentif à réprimer la licence militaire. Les menaces ne pouvaient l'abattre, et la flatterie ne l'amollissait point.

La situation des choses était bien autre qu'il ne se l'imaginait. Tout le camp reconnaissait Othon ; et l'ardeur était si grande, que non contents de lui faire un rempart de leurs corps, les prétoriens le placèrent au milieu de leurs drapeaux, sur une élévation où paraissait peu auparavant la statue d'or de Galba. Ni tribun ni centurion n'avait la liberté d'approcher : le soldat prenait même soin d'avertir que l'on se tint en garde contre les officiers. L'air retentissait d'acclamations et d'exhortations mutuelles ; et ce n'étaient pas des cris oisifs d'une flatterie impuissante, comme parmi la populace de la ville. A mesure qu'un soldat arrivait, les autres le prenaient par la main, l'embrassaient avec leurs armes, l'amenaient à Othon, lui dictaient les paroles du serment ; et tantôt ils recommandaient les soldats à l'empereur, tantôt l'empereur aux soldats. Othon de son côté jouait son rôle, saluant de la main, donnant le baiser, faisant des gestes de soumission à la multitude, et toutes sortes de bassesses serviles pour parvenir à dominer. Surtout il s'épuisait en promesses, et il répéta plusieurs fois qu'il ne prétendait avoir pour lui, que ce que lui laisseraient les soldats.

Lorsqu'il sut que la légion de marine s'était déclarée en sa faveur, il commença à prendre confiance en ses forces, et au lieu que jusque-là il n'avait agi qu'en corrupteur qui cherche à se faire des créatures, il crut devoir procéder en chef de parti, qui se voit à la tête d'un corps puissant et nombreux. Il convoqua l'assemblée des soldats, et leur fit cette harangue : Mes chers camarades, j'ignore sur quel pied je dois ici m'annoncer. Il ne m'est pas permis de me qualifier simple particulier, après que vous m'avez nommé empereur ; ni empereur, pendant qu'un autre jouit de l'empire. Le titre qui vous convient sera pareillement incertain, tant que l'on doutera si c'est un empereur ou un ennemi du peuple romain que vous avez dans votre camp. Entendez-vous les cris par lesquels on demande en même temps ma mort et votre supplice ? tant il est évident que votre sort et le mien sont inséparablement attachés, et que nous ne pouvons ni périr, ni triompher que conjointement. Et Galba, doux et clément comme il est, a peut-être déjà promis ce qu'on lui demande. Il n'y aurait pas lieu de s'en étonner, après l'exemple de tant de milliers d'innocents massacrés par ses ordres, sans que personne l'en eût sollicité. Je frémis d'horreur, toutes les fois que je me rappelle la funeste entrée de Galba, et l'inhumanité barbare avec laquelle il a fait décimer aux portes de la ville de malheureux soldats qui s'étaient remis à sa foi ; seul exploit par lequel il se soit signalé. Car quel autre mérite a-t-il apporté à l'empire, que les différents meurtres de Fonteïus Capito dans la Germanie, de Macer en Afrique, de Cingonius Varro sur sa route, de Pétronius Turpilianus dans la ville, de Nymphidius dans votre camp ? Quelle est la province, quelle est l'armée, qu'il n'ait souillée d'un sang violemment répandu, ou, selon son langage, qu'il n'ait châtiée et réformée ? Car ce qui est crime pour les autres, il l'appelle remède : la cruauté est chez lui une sévérité salutaire ; l'avarice, une sage économie ; les supplices et les outrages qu'il vous fait souffrir, le maintien de la discipline.

Il ne s'est encore écoulé que sept mois depuis la mort de Néron, et déjà Icélus a plus pillé que n'ont jamais fait les Vatinius, les Polyclètes, et les Hélius. Vinius aurait donné moins libre carrière à sa licence et à son avidité a, s'il eût été lui-même empereur ; au lieu que, simple ministre, il nous a vexés comme soumis à son pouvoir, sans avoir intérêt de nous ménager, parce que nous appartenions à un autre. La maison de cet homme suffit seule pour vous payer la gratification sur laquelle on ne vous satisfait jamais, et que l'on vous reproche tous les jours. Et pour nous ôter toute espérance, même de la part de son successeur, Galba tire de l'exil un sujet d'élite, choisi entre tous comme celui qui lui ressemble le mieux pour l'humeur sombre et avare. Vous avez vu, mes chers camarades, comment les dieux, par une tempête furieuse, ont rendu sensible leur courroux contre cette malheureuse adoption. Le sénat et le peuple romain sont dans les mêmes sentiments. On attend que votre valeur donne le signal : c'est vous qui êtes la force de tout dessein honorable et glorieux ; sans votre appui demeurent inutiles et sont privées de leur effet les plus belles entreprises. Ge n'est pas qu'il soit ici question de guerre, ni de danger pour vous. Tout ce qu'il y a de troupes dans Rome joint ses armes aux vôtres. Et une seule cohorte, qui n'est pas même régulièrement armée[18], est moins une défense pour Galba, qu'une garde qui le retient pour nous le livrer. Dès que ces soldats vous auront aperçus, dès que je leur aurai donné l'ordre, il ne restera d'autre combat, sinon à qui me montrera plus de zèle. Au reste hâtons-nous. Tout délai est nuisible à une entreprise qui ne peut être louée qu'après le succès.

En finissant ce discours, Othon ordonna que l'on ouvrit l'arsenal, où tous prirent les armes qui les premières leur tombèrent sous la main, sans distinction de prétorien ou de légionnaire, de soldat national on étranger. Aucun tribun, aucun centurion ne paraissait. Les soldats se servaient à eux-mêmes de chefs et d'officiers ; animés surtout par la douleur des bons, puissant aiguillon pour les méchants.

Les choses étaient en cet état, lorsque Pison envoyé, comme je l'ai dit, par Galba, approchait du camp des prétoriens. Le bruit et les cris tumultueux qu'il entendit l'obligèrent à rebrousser chemin ; et il revint joindre Galba, qui s'avançait vers la place publique. En même temps Marius Celsus rapporta de mauvaises nouvelles des soldats d'Illyrie. Alors Galba se trouva dans une étrange perplexité. Les uns voulaient qu'il retournât au palais ; les autres, qu'il s'emparât du Capitole ; plusieurs, qu'il montât à la tribune aux harangues. Le plus grand nombre se contentaient de réfuter les avis proposés, et, selon qu'il arrive dans les conseils dont l'événement est malheureux, on rappelait le passé, et on regardait comme les meilleurs partis ceux qu'il n'était plus temps de mettre à exécution.

Les flots de la populace qui remplissait la place publique, poussaient de côté et d'autre Galba, obligé d'obéir à leurs mouvements. Les temples, les basiliques, tout était plein, et tout respirait la tristesse. Car dans une si grande multitude on n'entendait pas un seul cri, ni presque une seule parole : des visages étonnés, une attention avide et inquiète à recueillir le moindre bruit, ni tumulte ni calme décidés, un silence de crainte et de désespoir.

On vint néanmoins dire à Othon que le peuple prenait les armes ; et il ordonna en conséquence à ceux qui l'environnaient de partir en diligence, et de prévenir le danger. Ainsi, dit Tacite, des soldats romains, comme s'il se fût agi pour eux de faire descendre du trône des Arsacides Vologèse ou Pacorus, et non pas de massacrer leur empereur, faible, sans armes, et respectable par son âge avancé, dissipent la populace, foulent aux pieds le sénat ; et, la lance baissée, courant à bride abattue, ils entrent furieux dans la place, et ni la vue du Capitole, ni la vénération des temples qui s'offraient de toutes parts à leurs yeux, ni la majesté du rang suprême, ne furent des motifs capables de les retenir et de les empêcher de commettre un crime que venge très-certainement quiconque succède au prince assassiné.

Dès que cette troupe armée parut, l'enseigne de la cohorte qui accompagnait Galba, arracha de son drapeau l'image de ce prince, et la jeta contre terre. Cette action insolente fut un signal qui décida tous les soldats en faveur d'Othon : la place devint déserte en un instant par la fuite de tout le peuple ; et si quelques-uns balançaient encore, les séditieux les déterminèrent en mettant contre eux l'épée à la main. Galba se vit donc abandonné de tous ; et les vétérans détachés des armées germaniques, qui seuls avaient de la bonne volonté, et qui s'étaient mis en marche pour venir à son secours, arrivèrent trop tard, parce que, ne connaissant point les rues, ils se détournèrent du droit chemin. Ceux qui portaient Galba, dans le trouble et dans la frayeur qui les saisit, renversèrent la litière, et il roula par terre, près d'un endroit de la place publique, appelé le lac Curtius[19]. Ses dernières paroles ont été diversement rapportées, selon que la haine ou l'estime animait ceux qui en ont fait mention. Si l'en en croit quelques-uns, il demanda d'un ton suppliant quel crime il' avait commis, et il promit de s'acquitter envers les soldats, si on voulait seulement lui accorder un délai de quelques jours. D'autres en plus grand nombre assuraient qu'il avait présenté la gorge aux meurtriers avec courage, les exhortant à frapper, s'il leur semblait que le bien de la république l'exigeât. Peu importait à ces scélérats quels discours il leur tenait. Leur barbarie fut telle, qu'après qu'il fut mort d'un coup d'épée reçu dans la gorge, après même qu'on lui eut coupé la tête, ils continuèrent de lui déchiqueter à coups redoublés les bras et les cuisses, car le reste du corps était couvert par la cuirasse. Le soldat qui lui avait coupé la tête, la cacha d'abord dans ses habits, ne pouvant la tenir suspendue par les cheveux, dont elle était totalement dégarnie. Ensuite exhorté par ses camarades à mettre en évidence le trophée d'un si criminel exploit, il enfonça ses doigts dans la bouche, et porta ainsi cette tête à la main, qu'il élevait en l'air, jusqu'à ce qu'on lui eût donné une pique, au, haut de laquelle il l'attacha.

Vintus ne pouvait éviter la mort. Il n'y avait que peu de moments que le préfet Laco, par politique ou par haine, avait eu la pensée de le tuer sans en parler à Galba, et il n'en fut empêché que par les embarras de la circonstance. A peine sorti de ce danger, que peut-être il n'a jamais connu, Vinius tomba entre les mains des partisans d'Othon. Il y a aussi quelque variation à son sujet. Les uns racontaient que la peur lui avait coupé la parole, les autres qu'il avait crié à haute voix qu'Othon ne voulait point sa mort, ce que l'on interprétait comme une preuve d'intelligence avec l'ennemi et le meurtrier de son maître. Tacite a si mauvaise opinion de lui, qu'il incline à le regarder comme complice d'une conjuration dont il était la cause, et à laquelle il avait fourni le prétexte par ses crimes. Quoi qu'il en soit, Vinius en fuyant reçut une première blessure au jarret ; et ensuite un soldat légionnaire lui perça les flancs de part en part d'un coup de lance.

Personne ne s'était mis en devoir de secourir Galba ni Vinius. Mais Pison trouva un défenseur en la personne de Sempronius Densus, capitaine de ses gardes. Ce généreux officier, le seul digne du nom romain, que le soleil, pour me servir de l'expression de Plutarque, ait vu en ce jour de crime et d'horreur, tira son poignard, alla au-devant des assassins, et, leur reprochant leur perfidie, il tourna contre lui-même leurs efforts, soit par les coups, soit par les défis qu'il leur porta : et enfin, aux dépens de sa vie, il procura à Pison le moyen de se sauver, quoique blessé, dans le temple de Vesta. Un esclave public l'y reçut, et, touché de compassion, il le cacha dans sa petite chambre, où Pison, à l'abri, non de la sainteté de l'asile, mais d'une retraite ignorée, gagna quelques moments. Bientôt deux soldats, chargés nommément de le tuer, le cherchèrent si bien, qu'ils le trouvèrent, et, l'ayant tiré dehors, ils l'égorgèrent à la porte du temple.

On porta à Othon les têtes des trois victimes de son ambition, et il les considéra toutes curieusement. Mais surtout il ne pouvait se lasser de promener ses regards avides sur celle de Pison' ; soit qu'alors seulement, libre de toute inquiétude, il fût assez tranquille pour se livrer à la joie ; soit que le respect de la majesté impériale dans Galba, le souvenir de l'amitié qui l'avait lié avec Vinius, troublassent son âme par quelques remords, tout endurci qu'il était dans le crime : au lieu que, n'envisageant dans Pison qu'un ennemi et un rival, il goûtait sans scrupule le plaisir de s'en voir délivré.

Tout sentiment d'humanité était éteint. Les trois têtes, attachées chacune au bout d'une pique, furent portées avec ostentation parmi les drapeaux près de l'aigle : et ceux qui prétendaient, avec vérité ou sans fondement, avoir pris part à ces horribles exécutions, s'empressaient de s'en faire un honteux honneur, et de montrer leurs mains sanglantes. Après la mort d'Othon, on trouva parmi ses papiers plus de six-vingts[20] requêtes présentées pour demander récompense de quelque exploit signalé en ce jour funeste ; et Vitellius fit chercher et mettre à mort tous ceux dont elles portaient les noms, non par considération pour Galba, mais suivant la pratique des princes, qui veulent par de semblables exemples se procurer ou la sûreté ou du moins la vengeance.

Othon n'avait garde de laisser impunis le préfet Laco et Icélus. Il feignit de reléguer le premier dans une île, et il le fit tuer sur le chemin. Il n'observa pas tant de ménagement à l'égard d'Icélus, qui, n'étant qu'un affranchi, subit en public le dernier supplice.

La cruauté d'Othon envers ceux dont ses projets ambitieux l'avaient rendu ennemi, ne s'étendit pas pourtant au-delà de leur mort. Il consentit que Vérania, épouse de Pison, rendît les derniers honneurs à son mari, et que Crispine, fille de Vinius, s'acquittât du même devoir envers son père. Elles rachetèrent l'une et l'autre du soldat, encore plus avide que cruel, les têtes qui leur étaient si chères, et les rejoignirent aux corps.

 Pison n'était âgé que de trente et un ans lorsqu'il périt, laissant une meilleure renommée que sa fortune n'avait été heureuse. Après qu'il eut éprouvé les plus douloureuses disgrâces dans sa famille et en sa personne, la grandeur suprême, que lui promettait l'adoption de Galba, s'évanouit pour lui en quatre jours, et ne servit qu'à hâter sa mort. J'ai fait connaître suffisamment Vinius ; et je n'ai rien à ajouter sur ce qui le regarde, sinon que son testament demeura sans effet, à cause de ses excessives richesses, au lieu que la pauvreté de Pison assura l'exécution de ses dernières volontés.

Le corps de Galba resta longtemps sur la place exposé à toutes sortes d'insultes, sans que personne y prit intérêt. Enfin Helvidius Prise us l'enleva par la permission d'Othon, et le remit à un des esclaves de Galba, nommé Argius, qui lui donna une chétive sépulture dans les jardins de sa famille. Sa tête, après avoir longtemps servi de jouet à des valets d'armée, fut achetée cent pièces d'or par un affranchi de Patrobius, qui voulait exercer sur elle une lâche vengeance pour satisfaire les mânes de son patron, affranchi de Néron, et puni du dernier supplice par Galba. Il l'outragea donc en mille manières devant le tombeau de Patrobius ; et ce ne fut que le lendemain qu'Argius la recouvra, et, l'ayant brûlée, en mêla les cendres à celles du corps.

Tel fut le sort de Galba r, âgé de soixante et treize ans, qui, pendant les règnes consécutifs de cinq princes, avait joui d'une prospérité constante, plus heureux sous l'empire des autres que lorsqu'il fut lui -même empereur. Sa maison était de la première noblesse de Rome, et possédait de grands biens. Lui-même, il fat un génie médiocre, plutôt exempt de vices qu'orné de vertus. Encore devons-nous dire que, s'il n'eut point ces vices ennemis de la société, il en eut de personnels dont la honte et l'infamie est bien capable de flétrir sa mémoire. Sans être indifférent pour la gloire, il ne connaissait point l'ostentation. Le bien d'autrui ne le tentait pas, il ménageait le sien, et était avare de l'argent du public. Ses amis et ses affranchis le gouvernèrent. S'ils se trouvaient gens de bien, sa docilité pour eux ne nuisait point à sa réputation : s'ils étaient vicieux, elle allait à un excès qui le rendait méprisable. Mais la grandeur de sa naissance et la difficulté des temps où il vivait furent des voiles qui couvrirent son faible, et qui firent passer pour sagesse ce qui était imbécillité. J'ai dit qu'il s'acquitta avec honneur des divers emplois par lesquels il passa. Universellement estimé, il parut au-dessus de l'état d'un particulier tant qu'il fut dans la condition privée ; et tout le monde l'eût jugé digne de l'empire s'il n'eût jamais été empereur.

J'observerai ici que Galba est le dernier des empereurs qui ait été d'une ancienne noblesse. Tous ses successeurs seront des hommes nouveaux, dont les ancêtres ne paraissent point dans les fastes du gouvernement républicain. Quatre empereurs de suite s'étaient attachés pendant près de soixante ans à exterminer tous les grands noms : et le petit nombre de ceux qui avaient échappé à leurs cruautés ne s'occupaient que du soin d'étouffer par l'obscurité de leur vie la splendeur périlleuse de leur origine.

 

 

 



[1] TACITE, Histoires, I, 4.

[2] TACITE, Histoires, I, 6.

[3] TACITE, Histoires, I, 48.

[4] TACITE, Histoires, I, 6.

[5] Je parle notre langage pour être entendu. Le texte porte fœnus, argent placé à intérêt.

[6] TACITE, Histoires, I, 7.

[7] TACITE, Histoires, I, 7.

[8] Cent vingt-cinq mille livres.

[9] Soixante-quinze mille livres.

[10] TACITE, Histoires, I, 7.

[11] TACITE, Histoires, I, 8.

[12] TACITE, Histoires, I, 10.

[13] C'était vraisemblablement par Scribonia sa mère que Pison descendait de Pompée, dont un de ses frères, qui fut marié à Antonia, fille de Claude, avait pris les noms, se faisant appeler Cn. Pompeïus Magnus. On peut voir la généalogie de cette famille dans les notes de Ryckius sur Tacite, Hist., I, 14, et Ann., II, 27.

[14] Les exemples de cette pratique ne sont pas rares dans l'histoire romaine. On en trouve un chez les Samnites, Hist. de la république romaine.

[15] Douze livres dix sous = 20 fr. 45 cent., selon M. Letronne.

[16] J'interprète à notre manière les titres d'optio et de tesserarins, auxquels il serait peut-être difficile de trouver des titres exactement correspondants dans notre milice.

[17] TACITE, Histoires, I, 26.

[18] Les soldats romains ne s'armaient de tontes pièces que pour le combat. Lorsqu'ils faisaient la garde, ils ne portaient que l'épée et la lance, et leur vêtement était la toge, comme il est ici marqué expressément par Tacite : una cohors togata. Dans le camp même, ils n'avaient pas leur armure complète, comme il parait par l'ordre que donne Othon, après son discours, d'ouvrir l'arsenal, afin que les soldats puissent s'armer.

[19] Voyez sur l'origine de ce nom l'Histoire Romaine de M. Rollin.

[20] Cent vingt.