HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

NÉRON

LIVRE TROISIÈME

§ III. Soulèvement de Vindex dans les Gaules.

 

 

C. SILIUS ITALICUS. - M. GALERIUS TRACHALUS. AN R. 819. DE J.-C. 68.

Les consuls de la dernière année du règne de Néron, Silius Italicus et Galérius Trachalus, étaient tous deux célèbres par les talents de leur esprit. Silius est encore aujourd'hui très-connu par son poème sur la guerre d'Annibal, qui est une histoire en vers. La poésie ne fut que l'amusement de sa vieillesse : il avait commencé par la plaidoirie, et il s'y était acquis de la réputation comme orateur ; mais il donna sous Néron une idée désavantageuse de sa probité, en accusant diverses personnes sans avoir même la mauvaise excuse d'y être contraint par une sorte de nécessité. Il effaça dans la suite cette tache par une conduite exempte de tout reproche.

Trachalus fut aussi orateur : mais c'était l'éloquence du corps qui dominait en lui, en sorte qu'il perdait beaucoup à être lu. Il possédait en un degré éminent tous les avantages extérieurs ; une grande et riche taille, des yeux pleins de feu, un front majestueux qui imposait ; un geste expressif, et surtout le plus beau son de voix, le plus plein, le plus moelleux qu'il soit possible de désirer. Quintilien rapporte, comme un fait dont il avait souvent été témoin, que, lorsque Trachalus plaidait dans la basilique Julienne, où quatre tribunaux rendaient la justice à la fois, on l'entendait, on le suivait, et, ce qui était mortifiant pour ses confrères, on lui applaudissait des quatre tribunaux en même temps. Son style répondait à l'emphase du débit[1]. Il aimait la pompe des paroles, les mots sonores, les phrases qui emplissent la bouche. Nous aurons lieu de faire quelque mention de lui dans la suite.

Néron, uniquement occupé des plaisirs indécents par lesquels il se dégradait lui-même, était retourné à Naples, pour y jouer la comédie, lorsqu'il apprit la révolte de Vindex dans les Gaules. Les écrivains qui nous restent n'assignent point d'autre cause de ce mouvement, dont les suites furent si terribles, que l'horreur inspirée par les crimes du prince qui tyrannisait le genre humain. C. Julius Vindex, Gaulois et Aquitain de naissante, issu des anciens rois du pays, mais dont le père, devenu sénateur romain par la concession de Claude, lui avait transmis l'espérance et le droit de parvenir, comme il fit, à la même dignité, réunissait en lui bien des qualités qui pouvaient le rendre redoutable à un tyran. Il était actif, intelligent, expérimenté dans la guerre, plein de courage et d'audace, et il joignait à tous ces avantages celui de la bonne mine et d'une prestance héroïque. Outré des excès de toute espèce auxquels se portait Néron, il savait que les Gaulois ses compatriotes supportaient avec peine les impositions dont ils étaient surchargés. Comme donc il avait un commandement dans les Gaules, il convoqua une assemblée, dans laquelle il invectiva contre Néron, et le peignit avec toutes les odieuses couleurs que ce monstre méritait. Mais il insista principalement sur l'avilissement de la majesté impériale par l'indigne personnage de musicien et de comédien. Je l'ai vu, disait-il, chanter et jouer des instruments sur le théâtre : je l'ai vu faire toute sorte de rôles dans les pièces qui s'y représentent. Ne l'appelons plus César, ni empereur, ni Auguste : ne profanons point ces noms sacrés. Il veut lui-même être appelé Thyeste, Œdipe, Alcméon, Oreste : et ce sont des noms qu'il est bien digne de porter. Secouez donc un joug si honteux. : vengez-vous vous-mêmes, vengez les Romains, rendez la liberté à l'univers.

Vindex sentait bien qu'il avait besoin d'appui : et il s'était adressé secrètement à Galba, alors gouverneur de la province Tarragonnaise en Espagne, que sa haute naissance et la réputation dont il jouissait mettaient à portée d'aspirer à la première place, si elle devenait vacante.

Galba, dont nous avons eu déjà occasion de parler plus d'une fois, mais qu'il est nécessaire de faire connaître ici plus particulièrement, était de la maison des Sulpicius, l'une de ces maisons aussi anciennes que Rome, et qui paraissent dans les charges aussitôt après l'expulsion des rois et l'établissement du gouvernement républicain. Sa mère Mummia Achaïca était du côté paternel issue de Mummius vainqueur de Corinthe, et elle avait pour aïeul maternel Q. Lutatius Catulus, l'un des ornements de la république romaine, et qui ne fut pas aussi puissant que Pompée et César ses contemporains, parce qu'il fut plus vertueux. Galba se faisait singulièrement honneur de compter ce grand homme au nombre de ses ancêtres ; et parmi ses titres il mettait toujours celui d'ARRIÈRE-PETIT-FILS DE Q. CATULUS CAPITOLINUS.

Il naquit le 24 décembre de l'an 747 de Rome, dix-huit ans avant la mort d'Auguste ; et protégé par Livie, à qui il appartenait[2], il parvint aux honneurs avant l'âge prescrit par les lois. Il fut consul sous Tibère, l'an de Rome 784, et l'on a remarqué qu'il succéda dans cette charge à Cn. Domitius père de Néron, son prédécesseur dans l'empire, et qu'il fut remplacé par le père d'Othon, qui régna après lui.

Caligula lui confia le commandement des légions de la Germanie supérieure : et nous avons vu avec quelle réputation d'habileté dans la guerre, et de sévérité pour le maintien de la discipline, il s'acquitta de cet emploi ; et avec quelle sagesse il rejeta les sollicitations de ceux qui l'invitaient, après la mort de Caïus, à songer l'empire.

Claude, qui lui sut très-bon gré de sa modération, lui donna, sans l'obliger à tirer au sort selon l'usage, le proconsulat d'Afrique, afin que par sa bonne conduite il rétablît le calme dans cette province, qui était agitée par des dissensions intestines, et par les courses des barbares. Son administration, qui fut de deux ans, réussit à l'avantage des peuples, et à la satisfaction du prince. Il y fit preuve d'un amour exact de la justice à du bon ordre. Ses attentions se portaient jusqu'aux petits détails, dont peut-être il était plus capable que des grandes vues. Suétone en cite deux traits, dont l'un est d'une sévérité louable, et l'antre un tour d'esprit assez heureux.

Dans une expédition, les vivres devenant rares et chers, un soldat, qui se trouva avoir de reste air sa provision un boisseau de bled, le vendit cent deniers[3]. Galba justement blessé de cette avarice inhumaine, défendit que l'on vendît du bled à ce soldat, lorsqu'il eu manquerait : ce qui le réduisit à mourir de faim. L'autre affaire est de moindre conséquence. Il s'y agissait d'une bête de somme dont la possession était contestée entre deux particuliers. Les preuves n'étant pas claires de part ni d'autre, Galba ordonna que l'on menât la bête à son abreuvoir accoutumé, en lui voilant la tête, que là on lui découvrit les yeux, qu'on la laissât à sa liberté : et il décida qu'elle appartiendrait à celui des deux contendants vers lequel elle porterait ses pas au sortir de l'eau.

Il soutint aussi sa gloire militaire en Afrique : et, quelques avantages qu'il remporta sur les barbares qui troublaient cette province, ayant rafraîchi le souvenir de ses exploits en Germanie, il obtint les ornements de triomphateur ; et de retour à Rome, il fut honoré de trois de ces sacerdoces qui étaient possédés par les premiers citoyens. Il passa ensuite plusieurs années dans une vie privée, rangé dans son domestique, économe dans sa dépense, se piquant d'une frugalité antique, qui lui attira des louanges tant qu'il vécut simple particulier, mais qui parut petitesse et lésine lorsqu'il fut élevé au rang suprême.

Le goût de simplicité, l'amour de la tranquillité et de la retraite, épargnèrent à Galba bien des dangers. Ce fut sans doute ce qui le sauva des fureurs de Messaline, qui fit périr tant de grands personnages ; et de la vengeance d'Agrippine, qui se tenait personnellement offensée par lui. Car, lorsqu'elle fut veuve de Domitius, comme Galba était fort riche, elle projeta de l'épouser, quoiqu'il fût actuellement marié. Elle fit des avances vers lai, et le sollicita avec tant d'impudence, que la belle-mère de Galba en fit des reproches publics à cette princesse dans un nombreux cercle de dames, et même la frappa de la main. Agrippine, ainsi rebutée, eut dans la suite le pouvoir de s'en venger, lorsqu'elle fut devenue épouse de Claude. Mais d'autres soins l'occupèrent, et Galba menait une vie propre à le laisser oublier.

Il ne se croyait pourtant pas exempt de péril, comme il paraît par la précaution qu'il prenait, toutes les fois qu'il sortait, soit pour voyage, soit pour une simple promenade, de faire porter avec lui un million de sesterces en or[4], comme une ressource utile et nécessaire, supposé qu'il lui fallût tout d'un coup ou fuir, ou gagner ceux qui seraient envoyés pour le tuer.

Il se renfermait ainsi dans l'obscurité, lorsque Néron le nomma au gouvernement de la Tarragonnaise, l'an de Rome 812. Burrhus et Sénèque avaient encore quelque crédit, et ils s'en servaient pour placer le mérite.

Galba gouverna cette province d'abord avec son activité accoutumée, poussant la sévérité jusqu'à la, rigueur. Il fit couper les mains à un banquier infidèle ; et afin que l'exemple fût plus éclatant, il voulut qu'on les attachât sur le bureau du coupable. Il condamna au supplice de la croix un tuteur qui avait empoisonné son pupille, dont il était l'héritier : et comme ce malheureux, qui avait la qualité de citoyen romain, invoquait les lois, pour obtenir au moins une mort moins cruelle et moins ignominieuse, Galba, feignant d'avoir égard à ses représentations, ordonna qu'on lui dressât par distinction une croix blanche et plus haute que de coutume. Il remplissait toutes les autres fonctions de sa charge avec une pareille vigueur.

Mais voyant que Néron, livré à lui-même et aux plus mauvais conseils, devenait de jour en jour plus ennemi de toute vertu, Galba craignit d'irriter les soupçons de ce cruel prince en faisant trop bien son devoir. Il se laissa donc aller à une négligence volontaire, et il évita tout ce qui pouvait attirer sur lui les regards. Il disait que l'on ne forçait personne de rendre compte de son inaction. Au lieu de réprimer les injustices des financiers, qui tourmentaient la province par leurs rapines, il se contenta de plaindre assez ouvertement les peuples ; et on lui savait gré de cette douceur compatissante, parce que l'on voyait qu'il ne pouvait rien de plus. On était pareillement charmé de jouir de la liberté qu'il laissait de composer, de répandre, de chanter des vers satiriques, par lesquels on se vengeait de la tyrannie de Néron.

Il est aisé de sentir que la fidélité de Galba tenait à peu de chose, et que Vindex ne devait pas avoir beaucoup de peine à rompre un si faible lien. Cependant par prudence, par réserve, par la timidité du caractère et de fige, Galba ne fit point de réponse aux premières lettres qu'il reçut d'un chef de révolte si bien intentionné pour lui. Seulement il lui garda le secret, et il ne se conduisit pas comme quelques autres commandants de légions ou de provinces, qui, sollicités par Vindex, le décelèrent, et commencèrent par trahir une entreprise que dans la suite ils favorisèrent eux-mêmes.

Vindex entendit parfaitement le silence de Galba, et comptant sur lui, il poussa l'exécution de son dessein avec toute l'ardeur imaginable. Il souleva un grand nombre de peuples des Gaules, entre lesquels sont nommés en particulier les Éduens, les Séquanais, les Arverniens. Ceux de Lyon demeurèrent fidèles à Néron, leur bienfaiteur ; et par cette raison-là même les Viennois leurs éternels rivaux se montrèrent des plus échauffés pour le parti de Vindex, qui bientôt se vit à la tête de cent mille Gaulois. Avec de si grandes forces, il ne douta point qu'il n'eût levé les difficultés qui arrêtaient Galba : et il lui écrivit de nouveau pour le presser de venir au secours de l'empire, et de vouloir bien se rendre le chef d'une ligue puissante, qui n'avait besoin que de son nom. Galba reçut en même temps une lettre du lieutenant de l'empereur en Aquitaine, qui l'invitait à se joindre à lui contre Vindex.

Il était alors à Carthagène, où il tenait les grands jours de sa province. Il assembla en conseil ses amis et ses plus intimes confidents, et il leur demanda leurs avis sur cette importante affaire. Quelques-uns balançaient, et voulaient qu'il attendit l'effet que la nouvelle du mouvement des Gaules produirait dans Rome. T. Vinius, qui commandait sous ses ordres l'unique légion de la province, décida la question par un raisonnement qui ne souffrit point de réplique. Délibérer si nous demeurerons fidèles à Néron, c'est, dit-il, lui avoir déjà manqué de fidélité. Nous devons donc dès ce moment le regarder comme notre ennemi, et par conséquent accepter l'amitié de Vindex ; à moins que nous n'aimions mieux nous déclarer les accusateurs de celui-ci, et lui faire la guerre, par la raison qu'il souhaite que le peuple romain ait Galba pour empereur plutôt que Néron pour tyran. Ce raisonnement si décisif par lui-même était encore fortifié par ravis donné à Galba, qu'il y avait des ordres secrets expédiés aux intendants pour le tuer. Ainsi, dans une circonstance qui ne lui laissait que le choix de l'empire ou de la mort, il se détermina sans difficulté à se révolter contre Néron.

Pour avoir occasion de manifester sa résolution, il indiqua une audience dans laquelle il affranchirait les esclaves à qui leurs maîtres voudraient donner la liberté ; et en même temps il fit répandre sourdement le bruit de son véritable dessein, qui rassembla autour de son tribunal un concours de personnes de tous les différents ordres, dont les vœux aspiraient à une révolution. En venant prendre place, il annonça ses sentiments par une démarche d'éclat. Il faisait porter devant lui les images de ceux qui avaient été condamnés et mis à mort par Néron ; et l'on voyait à ses côtés un jeune exilé d'illustre naissance, qu'il avait mandé de l'une des îles Baléares. Remarquant la sérénité et la Soie répandues sur tous les visages, à cet exorde d'action il ajouta un discours, dans lequel il leva tout-à-fait le masque, faisant le dénombrement des crimes de Néron, déplorant le malheur de la république, et de tant de grands personnages qui avaient été les victimes de la cruauté de ce tyran. Tous applaudirent, et d'un concert unanime ils proclamèrent Galba empereur. Mais il ne voulut point s'attribuer, de son autorité propre, le caractère de la souveraine puissance, et il se contenta du titre modeste de lieutenant du sénat et du peuple romain. Il parait par Dion[5] que cette déclaration de Galba se fit le 3 avril.

Il prit ensuite les arrangements convenables à la démarche qu'il venait de faire. Il leva les milices dans les provinces : il composa comme un sénat de tout ce qu'il avait autour de lui de personnes plus recommandables par leur rang, par leur prudence, et par leur âge ; et il se forma une garde de jeunes chevaliers romains.

La révolte de Galba fut un coup de foudre pour Néron. Il avait été insensible à celle de Vindex, et il en avait reçu la nouvelle à Naples, avec tant d'indifférence et de sécurité, que l'on crut même qu'il en était bien aise, et qu'il se félicitait intérieurement d'avoir de celle de acquis un prétexte de piller par le droit de la guerre les riches provinces des Gaules. Il alla à son ordinaire au spectacle, et il s'intéressa aussi vivement à un combat d'athlètes qui s'exécuta sous ses yeux, que s'il n'eût eu aucune autre affaire. De nouveaux courriers étant survenus avec des dépêches qui marquaient que le danger croissait, il n'en fut pas plus ému, et se contenta de menacer les rebelles qu'ils s'en trouveraient mal. En un mot, il passa huit jours entiers sans faire réponse à personne, sans donner aucun ordre, sans prendre aucunes précautions, et il garda un profond silence sur tout ce qui se passait.

Tiré enfin de son indolence par les placards fréquents et outrageux que Vindex faisait afficher dans les villes de Gaule, et dont il envoyait des copies à Rome, Néron écrivit au sénat pour l'exhorter à venger les injures de son empereur et de la république. Mais cet objet l'occupait encore si peu sérieusement, qu'il ne lui fit point quitter son badinage puéril. Toujours idolâtre de sa voix, il s'excusait de ce qu'il ne venait point à Rome sur un enrouement qui l'obligeait à se ménager. Ce qui le piquait le plus parmi les invectives atroces dont Vindex l'accablait, c'était d'être traité de musicien malhabile, et d'être appelé Ahénobarbus au lieu de Néron. Ii déclara qu'il reprendrait son nom de famille, dont on lui faisait un reproche, et qu'il quitterait son nom adoptif. Et quant au premier article, il le qualifiait de fausseté évidente, qui suffisait pour décréditer toutes les autres imputations de son ennemi : il ne concevait pas que l'on pût le taxer d'ignorance dans un art qu'il avait cultivé pendant tant d'années avec tant de soin ; et il demandait à chacun de ceux qui l'environnaient s'il ne disait pas vrai, et s'ils connaissaient un meilleur musicien que lui.

Cependant les nouvelles arrivaient de jour en jour plus fâcheuses, et Néron revint à Rome avec un empressement de trouble et d'inquiétude. En chemin, un présage, que Suétone lui-même traite de frivole, rassura ce prince, qui à tous ses vices et à l'impiété la plus outrée joignait la superstition. Il remarqua sur un monument ancien la représentation d'un soldat gaulois vaincu et atterré par un cavalier romain, qui le traînait par les cheveux. A cette vue il sauta de joie, et il adora le ciel, qui lui envoyait un auspice si favorable. Ranimé par un motif d'espérance si solide, en arrivant à Rome il ne convoqua point le sénat, il ne harangua point le peuple. Seulement il manda quelques-uns des premiers sénateurs, et après une délibération fort courte, il leur montra curieusement des orgues dont le jeu s'exécutait par le moyen de l'eau. L'invention n'était pas nouvelle : mais elle avait été récemment perfectionnée. Néron expliquait à ces graves sénateurs chaque partie de l'instrument, l'usage, la difficulté, ajoutant d'un ton ironique ; que, si Vindex le lui permettait, il ferait jouer ces orgues sur le théâtre.

La révolte de. Galba mit fin à ces scènes comiques. Sa réputation était telle, que, dès que Néron le sut déclaré contre lui, il se crut perdu. Il en reçut la nouvelle pendant son repas, et sur-le-champ il renversa la table d'un coup de pied, et brisa deux vases de Cristal d'un très-grand prix. A cet emportement succéda une espèce de défaillance. II tomba comme mort, sans prononcer aucune parole. Enfin, lorsqu'il fut revenu à lui-même, il déchira ses habits, il se frappa la tête en criant que c'en était fait de sa fortune et de sa vie. Sa nourrice entreprit de le consoler en lui représentant que d'autres princes avaient éprouvé de pareilles disgrâces : Non, dit-il, mon malheur est sans exemple. Je suis le seul qui voie de mon vivant mon empire passer à un autre.

II comprit pourtant que ces lamentations ne le tireraient pas de danger : et pour donner quelque signe de vigueur, il mit à prix la tête de Vindex, et fit déclarer Galba ennemi public par le sénat. En conséquence de ce décret, il confisqua et exposa en vente les biens que Galba possédait à Rome et en Italie, et il jeta dans une prison Icelus son affranchi de confiance, qui eu mn absence avait l'administration de ses affaires. Ces actes de vengeance n'effrayèrent personne. Galba usa de représailles, et fit vendre les domaines de Néron en Espagne, pour lesquels il se présenta une foule d'acheteurs ; et Vindex osa dire : ron promet dix millions de sesterces[6] à qui me tuera ; et moi je promets ma tête à qui m'apportera celle de Néron.

La colère de ce prince ne s'en prenait pas seulement à ceux qui se déclaraient ouvertement ses ennemis. Si l'on doit ajouter foi aux bruits qui coururent, et qui n'annonçaient rien après tout que de conforme à ses inclinations et à son caractère, il forma les plus horribles et les plus sanguinaires projets. Il eut la pensée de faire poignarder tous les gouverneurs de provinces et tous les généraux d'armée, comme réunis et conjurés contre lui ; d'envoyer massacrer dans les îles tous ceux qui y étaient exilés ; d'exterminer tout ce qu'il y avait dans Rome de familles sorties d'origine gauloise ; de livrer les Gaules au pillage du soldat ; enfin, d'empoisonner le sénat entier, et de brûler la ville, en prenant la cruelle précaution de lâcher des bêtes féroces sur à peuple pendant l'action du feu, afin d'empêcher le secours. Et Von ajoute que, s'il n'exécuta pas ces affreux desseins, ce fut la difficulté du succès qui l'arrêta, et non le repentir.

Il se fixa néanmoins au seul parti raisonnable, qui était de se mettre en état d'aller en personne combattre les rebelles. Il forma une légion de soldats de la marine : il rappela les détachements des armées de Germanie, de Bretagne et d'Illyrie, qui étaient en marche par son ordre pour la guerre projetée contre les Albaniens : il choisit des généraux, entre autres Pétronius Turpilianus, qu'il fit partir à la tête des troupes, pendant qu'il restait lui-même dans Rome pour assembler de plus grandes forces. Avant tout il ordonna aux deux consuls d'abdiquer, et il se substitua seul en leur place, comme si les Gaulois n'eussent pu être vaincus que par un consul.

Il fatigua beaucoup la ville par les levées d'hommes et d'argent. D'abord il procéda à l'enrôlement des citoyens suivant l'ancien usage, les faisant citer par tribus. Ensuite, mécontent de ceux qui se présentaient, il exigea que chaque maître lui fournît pour soldats un certain nombre d'esclaves, ne recevant que les pins beaux hommes et les meilleurs sujets, et n'exceptant pas même ceux dont le ministère est le plus important dans une maison et le plus difficile à remplacer, les intendants et les secrétaires. Il imposa une taxe générale sur tous les habitants de Rome, selon le rang que chacun tenait dans l'état. Il ordonna aux locataires des maisons de porter sur-le-champ au fisc leur loyer d'une année : et comme si ces exactions n'eussent pas été par elles-mêmes assez onéreuses, il se rendit très-difficile sur les espèces que l'on donnait en paiement, exigeant l'or le plus pur, et toute monnaie neuve et bien frappée. Cette rigueur excita de grands murmures : plusieurs se réunirent pour refuser de payer, disant tout haut qu'il serait bien plus juste de faire rendre gorge aux délateurs enrichis du sang des citoyens. La disette qui commençai à se faire sentir, augmenta encore le mécontentement général : d'autant plus que dans ces circonstances arriva un vaisseau d'Alexandrie chargé, non de blé dont on manquait, mais de sable du Nil à l'usage des lutteurs de la cour.

L'emploi qui se faisait des deniers levés sur le peuple n'était pas propre à en apaiser les plaintes. Car le premier soin de Néron, dans les préparatifs de son expédition, fut de choisir les chariots qui devaient porter ses instruments de musique, et d'armer en Amazones les concubines qu'il prétendait mener avec lui. Il ne songeait à rien moins qu'à une guerre sérieuse : et revenant toujours à ses inepties, il disait à ses confidents que, lorsqu'il serait arrivé dans la province, il irait se présenter sans armes aux rebelles, et se contenterait de pleurer abondamment en leur présence ; qu'il les rappellerait ainsi à leur devoir, et que le lendemain, au milieu des armées réunies et pleines de joie, joyeux lui-même et triomphant, il célébrerait sa victoire par des chants et par des vers qu'il fallait lui composer actuellement[7]. Et au lieu que ç'avait été la coutume des anciens Romains de vouer des sacrifices et des temples aux Dieux dans les grands dangers, il fit vœu que, s'il conservait son état et sa fortune, il jouerait sur le théâtre de la flûte, de l'orgue hydraulique, de la cornemuse, et qu'il finirait par les rôles d'histrion et de pantomime.

Pendant que cet esprit frivole mêlait des chimères puériles jusque dans les soins que le forçait de prendre le besoin urgent de ses affaires, le danger croissait de plus en plus. La déclaration de Galba avait été un signal pour tout l'empire. Pas un de ceux qui avaient quelque commandement ne demeura fidèle à Néron. Othon, autrefois le compagnon de ses plaisirs, et depuis dix ans relégué en Lusitanie avec le titre de propréteur, passa le premier dans le parti de Galba, et lui témoigna un grand zèle, mais intéressé, comme nous le verrons dans la suite. Il lui porta toute sa vaisselle d'or et d'argent pour battre monnaie ; et comme les esclaves de Galba ne savaient guère ce que c'était que de servir un empereur, Othon lui donna plusieurs des siens, qui entendaient parfaitement les manières et lei usages de la cour.

L'exemple d'Othon fut suivi par tous les gouverneurs de provinces et généraux d'armées, hors deux, qui, en secouant le joug détesté de Néron, ne se déclarèrent point pour Galba. Clodius Macer en Afrique voulut se faire lui-même chef de parti. Virginius Rufus, commandant des légions du haut Rhin, avait des vues bien différentes, mais imparfaitement expliquées par les écrivains qui nous. restent. Comme il joua un rôle très-distingué dans la' révolution dont il s'agit, il est important de recueillir avec 'soin tout ce qui regarde sa personne, et les motifs de sa conduite singulière.

Virginius était d'une naissance médiocre, fils d'un simple chevalier romain : ce qui ne l'empêcha de devenir consul ordinaire sous Néron, et d'obtenir ensuite l'importante place de commandant des légions de la haute Germanie. II joignit à l'activité et à l'expérience dans le métier de la guerre une grande modération ; et un austère attachement aux lois et aux saines maximes du gouvernement. Par une suite de cette façon de penser, sans être bien intentionné pour Néron, dow la tyrannie monstrueuse réunissait tous les suffrages contre lui, il n'approuva point la révolte de Vindex, trouvant sans doute qu'il était de mauvais exemple, que les Gaulois, soumis par les armes des Romains, entreprissent de donner à Rome un empereur. Il regarda cette démarche comme un attentat contre la majesté de la république, et il résolut de la venger.

Il vint donc avec toutes ses forces mettre le siège devant Besançon, qui tenait pour Vindex. Celui-ci s'avança au secours de la place assiégée. Mais comme il n'en voulait qu'à Néron, et qu'il ne doutait pas que Virginius ne fût dans les mêmes sentiments que lui à l'égard de ce prince, avant que d'en venir aux mains, il tenta la voie de la négociation, qui d'abord lui réussit. Après des messages réciproques, les deux généraux se virent, et s'accordèrent contre Néron. Nous n'en savons pas davantage, parce que Tacite nous manque. Ainsi sans entreprendre de développer un mystère, qui est demeuré caché, nous nous renfermons dans les faits nus et décharnés. Vindex, de concert avec Virginius, voulut entrer dans Besançon. Les légions romaines, qui n'étaient point instruites des conditions de l'accord conclu entre les généraux, crurent que les Gaulois venaient les attaquer ; et emportées par leur vieille haine, elles se jetèrent sur eux avec furie. Les Gaulois ne s'attendaient point à cette charge. Néanmoins ils la soutinrent avec valeur, et la bataille s'engagea malgré les généraux, qui ne purent arrêter la fougue du soldat. La victoire, après avoir été longtemps disputée, se déclara enfin pour les légions. Vingt mille Gaulois demeurèrent sir la place, et Vindex au désespoir se tua de sa main.

Il ne tint alors qu'à Virginius de devenir empereur. L'armée victorieuse, après avoir brisé et foulé aux pieds les images de Néron, déféra par des acclamations redoublées à son général tous les titres de la souveraine paissance. Comme il les refusait, un soldat écrivit en gros caractère : VIRGINIUS CÉSAR AUGUSTE. Le modeste général fit effacer ce qui était écrit ; et déclara aux soldats, avec une fermeté qui ne leur laissa aucune espérance de le vaincre, que ce n'était point à eux, mais au sénat et au peuple romain, qu'il appartenait de disposer de l'empire.

L'armée souffrit impatiemment de se voir refusée, et dans le dépit qu'elle en eut, peu s'en fallut qu'elle ne se retournât vers Néron. Car elle n'avait nulle inclination pour Galba : et Virginius lui-même n'inspirait pas à ses soldats de se porter de ce côté. Il était contre ses principes d'appuyer une élection faite tumultuairement, et où n'était point intervenue l'autorité du sénat et chi peuple. Ainsi, quoique sollicité par Galba, qui lui avait écrit depuis la mort de Vindex, et qui l'invitait à se joindre à lui et à agir de concert, il ne fit aucune démarche en sa faveur ; et décidé contre Néron, indifférent pour Galba, il ne montrait d'attachement que pour la république.

Cette conduite si haute avait sans doute pour motif Motifs de l'intime persuasion où était Virginius, que le plus grand malheur qui pût arriver à l'empire, c'était que les soldats s'accoutumassent à 'en disposer à leur gré. N'avilissons point par.des soupçons d'intérêt propre un exemple 'de modération unique dans l'histoire. Tacite[8] a dit qu'il fut douteux si Virginius n'avait pas dessein de parvenir à la première place. Il est vrai qu'il n'eût rien fait de contraire à ses maximes, s'il eût accepté l'empire des mains du sénat et du peuple romain. Mais d'un autre côté, il est certain par les faits qu'il eût été empereur, s'il l'eût voulu absolument, et sans délicatesse sur le choix des moyens. Il déclara constamment, sans s'être jamais démenti, que c'était au sénat à au peuple qu'il appartenait de faire un empereur. II pensait, n'en doutons point, que le soldat est fait pour obéir, et non pas pour donner un maître à l'état. Il sentait le vice essentiel de la monarchie des Césars, fondée sur la force, et non pas sur les lois ; établie en premier par les gens de guerre, et subsidiairement étayée par les décrets du sénat. Il eût voulu corriger ce vice, et rendre à la puissance civile la supériorité qui lui appartient sur la puissance militaire. Toute la suite des événements ne vérifiera que trop la sagesse de ses vues.

On peut encore ajouter à ces réflexions, que peut-être Virginius, dont l'esprit paraît avoir été pénétrant, découvrait-il dans Galba l'incapacité que son gouvernement faible et malheureux mit bientôt après en pleine évidence. Ce qui est certain, c'est qu'il ne se déclara point pour lui : et Galba ayant perdu Vindex, qui faisait toute sa force, et ne trouvant point d'autre appui, tomba dans une étrange perplexité. Défia la moitié de sa cavalerie avait témoigné vouloir l'abandonner, et ne s'était laissé persuader qu'à grande peine de lui demeurer fidèle. Il avait de plus couru risque d'être assassiné par des esclaves qu'introduisit dans. sa maison un affranchi de Néron. Troublé de tant de périls qui l'environnaient, il se retira avec quelques amis à Clunia[9], où il fut plus occupé du regret de sa tranquillité passée, à laquelle il avait imprudemment préféré une vaine espérance, que du soin de prendre les mesures convenables pour faire réussir son entreprise. Il s'en fallut même peu si nous en croyons Suétone, qu'il ne prît le parti de renoncer à la vie.

Si Néron n'eût pas été universellement détesté, l'occasion lui était favorable pour rétablir ses affaires. Mais quoique son rival ne fût pas en état de se faire craindre, lui-même il était encore plus abandonné. Ses vices étaient ses plus redoutables ennemis, et ils suffirent seuls pour le perdre. Aucune armée ne lui garda fidélité : le peuple de Rome manifestait avec emportement la haine qu'il avait été longtemps obligé de tenir cachée. Néron mit la dernière main à l'ouvrage de sa ruine, en se faisant mépriser par sa lâcheté.

Il quitta son palais, et s'étant fait donner par Locuste un poison qu'il enferma dans une boîte d'or, il se retira dans les jardins Serviliens, dont il a déjà été parlé. Là, ne roulant d'autre pensée dans son esprit que celle de fuir en Égypte, il envoya à Ostie des affranchis en qui il avait confiance, avec ordre de lui faire équiper une flotte ; et en même temps il sonda par lui-même, sur son dessein, plusieurs centurions et tribuns des cohortes prétoriennes, voulant savoir s'ils seraient disposés à l'accompagner. Mais tous s'en excusèrent sous divers prétextes ; et il s'en trouva même un qui lui répondit par ce vers de Virgile : Usque adeone mori miserum est ? Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?

Destitué de cette ressource, mille autres projets, tous d'une âme timide, l'agitèrent successivement. Il pensa à aller se jeter entre les bras des Parthes, ou entre ceux de Galba lui-même. Une idée à laquelle il s'arrêta davantage, fut de monter à la tribune aux harangues, et là, de demander pardon du passé, à s'il ne pouvait obtenir grâce entière, de prier au moins qu'on lui accordât la préfecture d'Égypte. On trouva après sa mort dans son portefeuille un discours composé sur ce plan. Mais il n'osa passer jusqu'à l'effet, de peur d'être déchiré et mis en pièces par le peuple, avant que de pouvoir arriver à la place publique.

Les cohortes prétoriennes, attachées depuis leur première institution à la maison des Césars par un engagement particulier et par les nœuds les plus étroits, d'ailleurs amorcées par les largesses de Néron, auxquelles nul corps n'avait eu plus de part, ne s'étaient point jusque-là laissées entraîner à la défection générale, et continuaient leurs fonctions auprès de la personne du prince. C'était un dernier appui, dont le priva Nymphidius Sabinus, l'un des préfets du prétoire, bien digne de porter le coup mortel à Néron, et aussi grand scélérat que celui qu'il trahissait.

Cet homme, dont l'ambition insensée osa aspirer à la souveraine puissance, était d'une très-basse condition, né d'une femme affranchie, dont la conduite irrégulière au suprême degré ne permettait pas de connaître avec certitude le père de son fils. Il se disait fils de Caligula, qui, livré à la débauche la plus effrénée, n'avait pas quelquefois dédaigné même les courtisanes. Il ressemblait véritablement à ce prince par sa grande taille et son air hagard. Mais la date de sa naissance réfutait, selon Plutarque[10], l'origine qu'il s'attribuait : et on le croyait plus probablement fils d'un gladiateur nommé Marcianus, dont on reconnaissait en lui tous les traits. Nous ignorons par quels degrés un si indigne sujet parvint à la charge de préfet du prétoire. Il y succéda, comme je l'ai observé, à Fénius Rufus. Tant que la faveur de Néron lui fut utile, il la cultiva par l'imitation de ses vices. Lorsqu'il le vit abandonné de tout le monde, et s'abandonnant lui-même, il résolut d'achever de le pousser dans le précipice, pour s'élever sur ses ruines. Mais il sentait combien la disproportion énorme entre la honte de sa naissance et l'empire révolterait tous les esprits contre son dessein, s'il le manifestait d'abord. Il le cacha donc sous le zèle apparent de servir Galba.

Il eut besoin d'adresse pour détacher de Néron les prétoriens, remplis comme ils étaient d'une profonde vénération pour le nom des Césars. Il profita de la connaissance qu'ils avaient du projet formé par ce prince de s'enfuir en Egypte ; et comme la crainte et l'abattement l'empêchaient de se montrer, Nymphidius leur persuada qu'il était en fuite. En même temps il leur promit des sommes immenses au nom de Galba. Il corrompit ainsi leur fidélité : il ternit par la lâcheté du motif', dit Plutarque, une action qui eût été louable en elle-même ; et de ce qui pouvait être un service rendu au genre humain, il en fit une trahison. Tigellin ne se démentit pas en cette occasion. Aussi lâche que malfaisant, après avoir formé Néron à la tyrannie, il abandonna son élève dans la disgrâce ; et plus coupable que ce prince, il le laissa, seul porter la peine des crimes qu'il lui avait fait commettre.

La gratification promise par Nymphidius passait toute mesure. Elle allait à trente mille sesterces[11] par tête pour les prétoriens, et à cinq mille[12] pour les soldats légionnaires des armées répandues dans tout l'empire. Plutarque observe que, pour acquitter cette largesse monstrueuse, il eût fallu causer mille fois plus de maux à l'empire, que Néron ne lui, en avait fait. Aussi ne fut-elle point acquittée ; mais ce fut précisément ce qui perdit Galba après Néron, et ce qui amena d'affreuses et de rapides révolutions, et comme des convulsions violentes, dans lesquelles la république pensa expirer, et dont Nymphidius, premier auteur de tout le mal, fut aussi le premier puni.

Les prétoriens s'étant laissés persuader d'abandonner Néron, se retirèrent dans leur camp, et y proclamèrent Galba empereur. Néron, s'éveillant vers le milieu de la nuit, fut étrangement étonné d'apprendre qu'il, était sans gardes. Il se jeta à, bas de son lit, et envoya chez tous ses amis pour les assembler en conseil. Il n'en reçut aucune nouvelle : de sorte qu'avec un petit nombre d'affranchis ou d'esclaves, il alla lui-même de maison en maison les appeler. Il trouva toutes les portes fermées : personne ne lui répondit ; et pendant qu'il était dehors, les officiers de sa chambre s'en allèrent chacun de leur côté, après avoir pillé son lit et ses meubles, et emporté la boîte de poison. De retour il fut au désespoir, et il demanda que l'on sait chercher un gladiateur son favori, ou tout autre, pour venir le tuer : et comme aucun ne se trouva disposé à lui rendre ce funeste service : Eh quoi ! s'écria-t-il, je n'ai donc ni ami ni ennemi ! La pensée lui vint d'aller se jeter la tête la première dans le Tibre ; mais l'amour naturel de la vie le retint, et il témoigna souhaiter quelque retraite obscure où il pût demeurer caché, et avoir le temps de se reconnaître et de reprendre ses esprits. Phaon, l'un de ses affranchis, lui offrit une petite maison de campagne qu'il avait à quatre milles de Rome. Néron l'accepta, et dans l'état où il se trouvait, sans être chaussé, n'ayant qu'une tunique sur le corps, il s'enveloppa d'une casaque de couleur brune, se voila la tête, mit un mouchoir devant son visage, et, monta à cheval, n'ayant que quatre compagnons de sa fuite, dont l'un était le 'misérable Sports..

Sa route, quoique d'un court espace, fut remplie d'aventures. Il fut effrayé par un tremblement de terre, et par un éclair qui partit de l'endroit du ciel qu'il avait en face. Il entendit le bruit et le tumulte du camp des prétoriens, et les cris des soldats qui faisaient des imprécations contre lui, et des vœux pour Galba. Un passant le voyant avec sa troupe dit : Voilà des gens qui cherchent Néron. Un autre lui demanda ce qu'il y avait de nouveau au sujet de Néron dans la ville. Son cheval, effarouché par l'odeur d'un cadavre qui bordait le chemin, s'agita violemment ; et le mouchoir qui lui cachait le visage étant tombé, un ancien soldat prétorien le reconnut et le salua.

Enfin il arriva près de la maison de Phaon. Mais il ne voulut pas entrer par la porte, de peur d'être vu ; et descendant de cheval, il prit un sentier qui traversait un champ plein de roseaux, et qui en plusieurs endroits était embarrassé de buissons et de halliers, es sorte qu'il fut souvent obligé de mettre sous ses pieds sa casaque pour éviter de se blesser. Lorsqu'il fut parvenu au pied du mur, en attendant qu'on fit un trou pour lui donner passage, Phaon lui proposait de se retirer dans une sablonnière. Mais Néron déclara qu'il ne s'ensevelirait pas tout vivant, et il aima mieux se cacher parmi des roseaux. Dans ce moment il eut soif, et puisant avec sa main de l'eau d'une mare : Voilà donc, dit-il, le breuvage de Néron[13]. Cependant le trou que l'on faisait à la mitraille ayant été achevé, Néron y passa en se traînant sur les genoux et sur les mains, et il alla prendre quelque repos dans une petite chambre d'esclave sur un lit qui n'était composé que d'un méchant matelas et d'une vieille couverture. Là, pressé de la faim et de la soif, il demanda à manger et à boire. On lui apporta du pain bis, qu'il refusa, et il but seulement un peu d'eau tiède.

Dès que l'on sut dans Rome que les prétoriens avaient pris parti pour Galba, et que Néron était en fuite, le sénat s'assembla, et reprenant[14] l'exercice des droits de la souveraineté dont s'était rendu indigne celui qui en avait été le dépositaire, il le déclara ennemi public, et ordonna qu'il fût puni selon toute la rigueur des anciennes lois. En même temps il reconnut Galba pour empereur, et lui déféra tous les titres et tous les pouvoirs dont la réunion constituait cette dignité suprême ; et son décret fut approuvé et applaudi de tout le peuple. Les cris de joie retentissaient dans la ville. Les temples fumaient d'encens ; et plusieurs portaient des chapeaux, symboles de la liberté recouvrée.

Ceux qui accompagnaient Néron dans le lieu de sa retraite avaient bien prévu cet événement, et ils ne cessaient de l'exhorter à prévenir par une mort volontaire les indignités et les outrages dont il était menacé. Néron ne pouvait s'y déterminer. Il voyait la nécessité : il était accablé par les remords de ses crimes, et répétait tristement un vers qu'il avait plusieurs fois déclamé sur le théâtre, représentant Œdipe qui disait : Ma femme, ma mère, mon père, me condamnent à mourir[15]. Mais incapable d'une résolution vigoureuse, il cherchait des délais, il faisait des préparatifs, par lesquels il gagnait du temps. Il ordonna que l'on creusât en sa. présence une fosse de la mesure de son corps, que l'on ramenât quelques morceaux de marbre pour en former une tombe, que l'on apportât du bois et de l'eau, et tout ce qui devait servir à ses funérailles ; et à chaque ordre de cette espèce qu'il donnait, il versait ces larmes, en disant avec une douleur qui avait quelque chose de comique : Quel sort pour un si grand musicien ![16]

Pendant ces longs apprêts arriva un coureur de Phaon, qui apporta l'arrêt du sénat. Néron le prit des mains de l'esclave, et l'ayant lu, il demanda, ce que c'était que d'être puni selon la rigueur des anciennes lois. On lui expliqua le genre de supplice désigné par ces termes. On lui dit que l'on dépouillait celui qui y était condamné, qu'on lui assujettissait la tête entre les deux branches d'une fourche, et qu'on le frappait de verges jusqu'à la mort. Néron effrayé saisit deux poignards qu'il avait apportés avec lui, et après avoir essayé la pointe de l'un et de l'autre, il les remit dans le fourreau, prétendant que le moment fatal n'était pas encore arrivé. Et tantôt il exhortait Sporus à commencer les lamentations funèbres qui étaient d'usage pour pleurer les morts, tantôt il demandait en grâce que quelqu'un l'encourageât à mourir par son exemple ; quelquefois il se reprochait à lui-même sa lâcheté : Je ne vis plus, disait-il, que pour ma honte. Une telle conduite ne sied pas à Néron : non, elle ne sied point du tout le badinage n'est plus de saison. Allons, anime-toi.

ll était temps, car les cavaliers envoyés pour le prendre n'étaient pas loin. Déjà Néron les entendait approcher. Le bruit des pieds des chevaux, s'écria-t-il en citant un vers d'Homère[17], me frappe les oreilles. Dans le moment il se perça la gorge avec un poignard : et comme il y allait mollement, Epaphrodite son affranchi et son secrétaire appuya le coup, et aida le poignard à s'enfoncer. Néron vivait encore, lorsque entra le centurion commandé pour l'arrêter et l'amener à Rome. Cet officier, ayant mis un pan de sa casaque devant la plaie pour empêcher le sang de couler, et feignant être venu à son secours : Il est bien temps, répondit Néron. Est-ce là la fidélité que vous me deviez ! En prononçant ces mots, il expira.

Il avait témoigné avant sa mort désirer ardemment que sa tête ne fût point livrée au pouvoir de ses ennemis, et que l'on brûlât son corps tout entier. On s'adressa pour en avoir la permission à Icélus, affranchi de Galba, qui avait été jeté dans une prison au commencement des troubles, et qui alors tiré des fers commençait à jouir d'une autorité qui s'accrut beaucoup daim la suite. Il consentit à ce qu'on lui demandait, et les funérailles de Néon furent célébrées sans pompe, mais avec quelque sorte de décence. Ses deux nourrices, n'Acte sa concubine, recueillirent ses cendres, et les portèrent dans le tombeau des Domitius, ses ancêtres paternels.

Néron mourut dans la trente-et-unième année de son âge. Eusèbe évalue la durée de son règne à treize ans sept mois et vingt-huit jours : ce qui, à dater du treize octobre, jour auquel il commença de régner, nous donne le onze juin pour le jour de sa mort. On a remarqué que ce jour était le même auquel six ans auparavant il avait fait mourir Octavie son épouse. En lui s'éteignit la famille d'Auguste, prince bien sage, qui a eu le malheur de travailler pour une postérité tout-à-fait indigne de lui, et de ne fournir, en la personne de tous les successeurs qu'il eut de son sang, que des fléaux à l'univers, et des objets d'horreur ou de mépris.

J'ai omis tous les prétendus prodiges qui, selon le rapport des historiens, annoncèrent à Néron sa ruine. Pour ce qui regarde le présage de l'extinction de la maison des Césars, on peut consulter ce que j'en à dit dans l'histoire de la république romaine, à la fin du livre cinquantième.

Il ne me reste plus qu'une observation à faire sur Néron : c'est que ce prince, si justement détesté pendant sa vie, et au moment de sa mort, ne laissa pas d'avoir, lorsqu'il ne fut plus, des partisans zélés pour honorer sa mémoire. Il s'en trouva qui pendant plusieurs années ornèrent son tombeau de fleurs. D'autres encore plus hardis placèrent ses statues en robe prétexte sur la tribune aux harangues, et publièrent des édits de sa part, comme s'il eût été vivant, et qu'il eût dû bientôt reparaître pour se venger de ses ennemis. Son nom était favorable auprès d'une grande partie du peuple et des soldats : plusieurs imposteurs se l'attribuèrent, comme une recommandation capable de les accréditer, et ils réussirent jusqu'à un certain degré.

Il ne faut point chercher d'autre cause d'une façon de penser si étrange et si dépravée, que la corruption générale des mœurs. Néron avait gagné les soldats par des largesses et par le relâchement de la discipline : il avait amusé le peuple par les spectacles licencieux, auxquels il prenait part lui-même d'une façon si indécente. Tous les vices trouvaient en lui un protecteur déclaré. Il n'y a donc pis lieu d'être surpris que, dans un siècle où les anciennes maximes étaient tombées dans l'oubli et même tournées en risée, où la vertu passait pour misanthropie, et attirait les plus funestes disgrâces, où le plaisir était la suprême loi, les viciera formant le grand nombre aimassent un prince qui favorisait tous leurs penchants, surtout depuis que ses cruautés ne frappaient plus les yeux, et que la compassion naturelle était remuée par les malheurs.

Les chrétiens, justes estimateurs de la vertu et du vice, n'ont jamais varié sur le compte de Néron. Ils ont toujours témoigné pour ses crimes l'horreur qui leur est due. Ce sentiment si légitime en a même jeté plusieurs dans une erreur innocente. Ç'a été une opinion assez commune dans les premiers siècles de l'église, que Néron vivait, et qu'il était réservé à faire le personnage de l'Antéchrist.

 

FIN DU TOME TROISIÈME

 

 

 



[1] TACITE, Histoires, I, 90.

[2] Livia Ocellina, seconde femme du père de Galba, adopta son beau-fils, qui en conséquence porta dans sa jeunesse les noms de Livius Ocella.

[3] Cinquante francs = 73 fr. 52 c. selon M. Letronne.

[4] Cent vingt-cinq mille livres = 183.809 fr. 80 c. selon M. Letronne.

[5] Dion lui donne neuf mois et treize jours de règne. Galba fut tué le quinze janvier de l'année suivante. De ces deux dates comparées résulte celle que je marque, d'après M. de Tillemont, pour le jour de la déclaration de Galba.

[6] Douze cent cinquante mille livres = 1.838.098 fr. selon M. Letronne.

[7] SUÉTONE, Néron, 54.

[8] TACITE, Histoires, I, 8.

[9] Ville autrefois considérable, qui n'est plus aujourd'hui qu'un village que l'on nomme Cruña ou Coruña del Conde, entre Aranda di Duero et Osma.

[10] PLUTARQUE, Vie de Galba.

[11] Trois mille sept cent cinquante livres = 5.514 f. selon M. Letronne.

[12] Six cent vingt-cinq livres = 919 fr. selon M. Letronne.

[13] Hac est Neonis decocta. Ce mot signifie une eau que l'on a fait bouillir, et qui a ensuite été rafraîchie dans la neige. C'était Néron lui-même, selon le témoignage de Pline, XXXI, 3, qui avait inventé cette manière délicate d'apprêter l'eau, pour la boire en même temps saine et fraîche.

[14] Voyez ce qui a été remarqué sur la nature du gouvernement établi par Auguste.

[15] SUÉTONE, Néron, 46.

[16] SUÉTONE, Néron, 49.

[17] HOMÈRE, Iliade, X, 555.