HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

NÉRON

LIVRE TROISIÈME

§ II. Néron devient plus cruel et plus débordé que jamais.

 

 

La conjuration avait aigri les soupçons ombrageux de Néron, et les flots de sang illustre versés à cette occasion avaient fortifié en lui l'habitude de la cruauté. Sa folle passion pour la musique et pour les courses de chariots s'accrut dans la même proportion. Voyant que rien ne lui résistait, que tout ce qu'il faisait était applaudi, que chaque nouveau crime qu'il commettait, chaque nouvelle indignité dont il se souillait, lui attirait de nouveaux éloges, il secoua toute pudeur, il se donna publiquement en spectacle, et la célébrité des jeux les plus solennels eut seule de quoi satisfaire son goût décidé pour l'infamie. Telle est l'idée que l'on doit se former d'avance de tout ce qui nous reste à raconter du règne de Néron jusqu'à la révolution qui en délivra le genre humain : cruautés d'une part, indécences excessives de l'autre. Les faits d'un genre différent seront en petit nombre, et porteront moine toujours l'empreinte de quelque vice. Ainsi, dans l'aventure que je vais rapporter d'abord, on reconnaîtra sa légèreté inconsidérée, et son avidité pour l'argent, qui le rendirent la dupe d'un visionnaire, et la fable de l'univers.

Césellius Bassus, Carthaginois d'origine, et, selon Suétone, chevalier romain, sur un songe qu'il avait eu vint à Rome, et ayant distribué de l'argent parmi les officiers du prince pour obtenir une audience, il lui expose qu'il a découvert dans un coin de sa terre une caverne d'une profondeur immense, où était enfouie une quantité prodigieuse d'or, non pas en monnaie, mais en lingots ; que ce trésor, caché depuis une longue suite de siècles, avait été réservé pour augmenter la félicité de son règne, et que l'on ne pouvait pas douter que ce ne fût Didon, fondatrice de Carthage, qui eût enterré cet or, soit pour empêcher qu'un peuple naissant n'abusât de ces grandes richesses, soit de peur que le désir de s'en emparer n'engageât les rois numides, qui d'ailleurs la haïssaient à lui déclarer la guerre. Néron, sans s'instruire du caractère de celui qui lui parlait, sans examiner le fait, sans envoyer sur les lieux des hommes sûrs qui lui en rendissent un fidèle compte, reçoit avidement l'espérance d'une si riche proie, en grossit lui-même l'idée et le bruit par ses discours, et fait partir sous les or-ares de Césellius une escadre de plusieurs galères avec une chiourme d'élite pour plus grande diligence.

Cette nouvelle fit l'entretien de toute la ville. La crédulité du peuple s'en repaissait : les gens sages en parlaient diversement : les orateurs et les poètes la prirent pour fondement de leurs flatteries. Ils disaient dans leurs pièces d'éloquence et de poésie : que la terre ne se contentait plus de donner ses fruits, ni de produire dans son sein des mines où le métal fut confondu avec des matières étrangères ; mais qu'elle enrichissait le inonde par une fécondité d'une espèce toute nouvelle, et que les dieux donnaient au prince l'or tout préparé, tout épuré ; et autres traits pareils, où brillait l'esprit, dit Tacite, et encore plus une servile adulation qui abusait sans crainte et sans honte de la facilité qu'avait Néron à se laisser duper.

Cependant à l'appas de cette frivole espérance la prodigalité croissait, et Néron dissipait ses richesses actuelles, comme assuré d'une nouvelle ressource qui suffirait à la dépense de plusieurs années : il assignait même des dons des largesses sur ce trésor ; en sorte que l'attente d'une opulence chimérique devenait une des causes de la pauvreté de l'état.

Césellius, accompagné non-seulement des soldats, mais d'une multitude de paysans, que l'on faisait travailler par corvées, fouilla dans toute l'étendue de son champ et dans les campagnes voisines, sans rien trouver, et avoua enfin son illusion. Surpris et confus, parce que ses songes, disait-il, ne l'avaient jamais trompé, pour se dérober à la honte d'une si folle entreprise, et à la crainte d'en être puni, il se donna la mort à lui-même. D'autres disaient qu'il avait été arrêté et mis dans les chaînes, et qu'il racheta sa liberté par la perte de ses biens.

Déjà approchait le temps de célébrer pour la seconde fois les jeux institués cinq ans auparavant par Néron, et il se préparait à monter enfin sur un théâtre public au milieu de Rome, et à y faire les rôles de chanteur et de comédien. Le sénat pour prévenir cette honte, voulait lui décerner le prix du chant, et sentant même combien une telle couronne était indigne d'un empereur, il y joignait le prix d'éloquence. Néron s'y opposa, disant qu'il n'était point besoin de faveur ni d'ordre du sénat. Qu'il prétendait entrer en lice à armes égales avec ses concurrents, et ne devoir la couronne qu'à l'équité et à la religion de ses juges. Il commença par déclamer sur la scène une pièce de vers de sa composition. Après quoi la populace demandant, avec de grandes instances, qu'il rendît publics tous ses talents (ce furent les termes dont on se servit) ; il se disposa à chanter et à jouer du luth. Après avoir donné son nom pour être inscrit sur le rôle avec celui des autres musiciens, il parut à son rang sur le théâtre, obéissant à toutes les lois des combats de musique avec autant de scrupule qu'il violait avec audace toutes celles de la justice et de l'humanité. Il s'assujettit à ne point s'asseoir, quelque las qu'il fût ; à se servir, pour essuyer la sueur, non d'un mouchoir, mais de la manche de son habit, ou d'un pan de sa robe ; à s'abstenir de cracher et de se moucher. Enfin, fléchissant le genou, et faisant un geste de respect et de vénération pour l'assemblée, il attendait les suffrages des juges avec une crainte et une inquiétude que Tacite prend pour une pure comédie, mais que Suétone nous donne lieu de regarder presque comme sincères. Car Néron traitait ces bagatelles très-sérieusement. Il épiait ses concurrents comme s'ils eussent été ses égaux : il leur tendait des pièges, il les décriait secrètement ; s'il les rencontrait hors du combat, il leur disait des injures, ou au contraire il tâchait de gagner ceux qui excellaient dans leur art, et de les engager par largesses à se laisser vaincre. Il disait aux juges, avant qu'ils allassent aux voix : J'ai fait tout ce que je devais faire ; mais l'événement est dans la main de la fortune. Des hommes sages et éclairés comme vous, messieurs, doivent mettre à l'écart tout ce qui est caprice du sort. S'ils l'exhortaient à avoir bon courage, il se retirait plus content. Ceux qui, rougissant pour lui, gardaient le silence, lui devenaient suspects de prévention et de malignité. Il se considérait comme tellement soumis à toutes les lois du théâtre, qu'un jour dans une tragédie où il jouait un personnage, son bâton ou son sceptre lui étant échappé de la main, il le ramassa promptement, craignant d'avoir été aperçu, et d'être pour cette faute rejeté du concours ; et il ne se rassura que par les protestations que lui fit avec serment l'acteur, qui l'accompagnait, que les acclamations et les applaudissements avaient empêché qu'aucun ne vît ce qui lui était arrivé. C'est ainsi que Suétone décrit la conduite de Néron dans tous les jeux où il disputa le prix.

Ce spectacle était tout nouveau pour Rome dans l'occasion dont parle Tacite[1], et il observe que le peuple de la ville même, accoutumé à s'intéresser pour les histrions, applaudissait à l'empereur avec des gestes concertés et des modulations composées selon les règles de la musique Ils paraissaient joyeux, et peut-être l'étaient-ils, par insensibilité pour le déshonneur public. Mais les spectateurs venus de différentes villes d'Italie, où se conservaient encore les sentiments de décence et de sévérité antique, et ceux que des députations ou leurs affaires particulières avaient amenés des provinces éloignées, où l'on ne connaissait point la licence introduite dans Rome, ne pouvaient supporter l'indigne bassesse de ce qu'ils voyaient. Il fallait pourtant qu'ils battissent des mains comme les autres : mais ils le faisaient si maladroitement, qu'ils troublaient ceux qui suivait la mesure, et souvent s'attiraient des coups de la part des soldats, qui, disposés d'espace en espace, avaient ordre d'entretenir la continuité des applaudissements, sans souffrir aucun intervalle d'un silence froid, au d'un cri faible et inégal.

La foule fut si grande, qu'il y eut des chevaliers romains écrasés dans des passages étroits. Bien des personnes, se gênant pour demeurer en place pendant vingt-quatre heures de suite, en éprouvèrent des accidents fâcheux, et gagnèrent des maladies. Car Néron, si docile aux lois du spectacle, était tyran par rapport aux spectateurs. Il n'était permis, ni de s'absenter, ni de sortir pour quelque raison que ce pût être. Des inspecteurs publics, et un plus grand nombre encore d'espions secrets, observaient les visages, la contenance, l'air triste ou gai des assistants ; et ils en tenaient registre. Sur leur délation, des gens du peuple furent punis de mort, et d'illustres personnages ressentirent tôt ou tard les effets de la haine du prince. On rapporte que Vespasien, alors ancien consulaire, s'étant assoupi, fut réprimandé durement par un affranchi de Néron, nommé Phébus, et n'évita une perte certaine que par ses humbles prières, et par celles des plus gens de bien, qui se réunirent à lui pour engager l'affranchi à ne le pas déceler. Suétone rapporte que dans des occasions pareilles il y eut des spectateurs qui, ne pouvant plus soutenir l'ennui et la fatigue, se firent emporter comme morts, et que des femmes accouchèrent au spectacle.

Il n'est pas besoin de dire que Néron obtint les prix qu'il disputa. Après les jeux, Poppéa, qui était grosse, mourut d'un coup de pied que son mari lui donna dans un emportement de colère. Quelques écrivains prétendaient qu'il l'avait empoisonnée. Mais Tacite juge que la haine seule leur a dicté cette accusation contre Néron, qui constamment aimait sa femme, et désirait d'avoir des héritiers. Le corps de Poppéa ne fut point brûlé selon la pratique des Romains. Néron le fit embaumer à la manière des Orientaux, et porter dans le tombeau des Jules. Du reste le cérémonial fut suivi : obsèques célébrées par tous les ordres de l'état, éloge funèbre que l'empereur prononça lui-même, louant en elle la beauté, l'honneur d'avoir été la mère d'un enfant mise au nombre des dieux, et les autres dons de la fortune qui lui tenaient lieu de vertus. Néron, toujours prodigue, consuma, dans la pompe de ces funérailles, plus de parfums que l'Arabie n'en produit en une année.

 Le moindre des vices de Poppéa avait été le luxe et la mollesse, qu'elle porta cependant si loin, que les mules de ses voitures avaient des sangles dorées, et qu'on tirait tous les jours le lait de cinq cents ânesses pour lui en faire un bain qui entretînt la fraîcheur et la blancheur de sa peau. On ajoute que, n'ayant pas été contente un jour de l'état où elle se voyait dans le miroir, elle souhaita de mourir avant que la vieillesse lui fit perdre ses grâces. Son vœu fut accompli plus exactement sans doute qu'elle ne l'eût voulu.

On affectait dans le public beaucoup de douleur de la mort de Poppéa : au fond on était charmé de voir l'état délivré d'une femme impudique et cruelle. Néron, comme s'il se fût proposé de fournir un juste sujet aux larmes des Romains, annonça dans ce temps-là même à C. Cassius, ce jurisconsulte si docte et si vertueux, un désastre prochain, en lui faisant défense d'assister aux funérailles de l'impératrice. L Silanus, son élève, et neveu de sa femme[2], lui fut associé dans sa disgrâce, et peut-être en était-il la première cause. Car c'est ce même Silanus sur qui bien des gens, comme il a été remarqué dans le récit de la conjuration, avaient les yeux, le regardant comme digne de l'empire. Néron en était instruit, et ce motif lui suffit pour perdre deux illustres sénateurs, qui n'avaient d'autre crime, si ce n'est que l'un possédait de grandes richesses héréditaires, et se faisait beaucoup estimer par la gravité de ses meurs ; l'autre encore jeune joignait à une haute naissance une conduite vertueuse et modeste.

L'empereur envoya donc au sénat un mémoire contre Cassius et Silanus, reprochant à Cassius d'avoir gardé avec respect et vénération parmi les images de ses ancêtres celle de C. Cassius meurtrier de César, décorée d'une inscription séditieuse[3]. Ce sont là, ajoutait le mémoire, des semences de guerre civile, et un commencement de révolte contre la maison des Césars. Et en même temps qu'il renouvelle le souvenir toujours dangereux d'un nom ennemi, il s'associe d'une autre part L. Silanus, jeune homme d'une naissance illustre, mais d'un caractère hautain et turbulent, qui déjà tranche de l'empereur, et, à l'imitation de son oncle Torquatus, donne à ses affranchis des titres d'emplois semblables à ceux des officiers de la maison impériale.

Le reproche qui regardait Silanus était aussi faux que frivole. Car ce jeune sénateur, averti par le malheur de Torquatus, vivait dans une grande circonspection, et se donnait de garde surtout de ce qui avait servi de prétexte à la ruine de son oncle. Cependant le procès fut instruit en règle ; et, à la honte de la philosophie, parut parmi les témoins Héliodore philosophe stoïcien, maître de Silanus, qui fut assez scélérat pour déposer contre son disciple innocent. D'autres délateurs l'accusèrent d'inceste avec sa tante Lépida, femme de Cassius, et de sacrifices occultes et magiques. On lui donna pour complices Vulcatius Tertullinus et Cornélius Marcellus sénateurs, et Calpurnius Fabatus, chevalier, romain, dont Pline le jeune épousa dans la suite la petite-fille.

Ces trois derniers accusés évitèrent la condamnation du sénat par un appel à l'empereur, et Néron, occupé de crimes de plus grande importance, oublia des noms qui le touchaient peu. Cassius et Silanus furent condamnés par le sénat à l'exil : le jugement de Lépida fut renvoyé à l'empereur, et il n'est point dit ce qu'elle devint. Cassius fut transporté dans l'île de Sardaigne, qu'un air malsain faisait souvent assigner par préférence aux exilés, et on se reposa de sa mort prochaine sur son âge avancé. Il survécut cependant à Néron, et fut rappelé dans la suite par Vespasien, ou plutôt par Galba.

Pour ce qui est de Silanus, sous prétexte de l'envoyer dans l'île de Naxe, on le mena à Ostie, et ensuite on lui donna pour prison la ville de Bari. Là il supportait avec courage l'indignité de son sort, lorsqu'arriva un centurion chargé de le tuer. Comme cet officier lui conseillait de se faire ouvrir les veines, Silanus répondit qu'il était bien résolu de mourir, mais qu'il ne prétendait pas lui laisser l'honneur de paraître rendre service à celui qu'il venait assassiner. Quoiqu'il fit sans armes, le centurion, le voyant plein de vigueur, et plutôt irrité que tremblant, craignit de l'attaquer, et ordonna à ses soldats de se jeter sur lui. Silanus se mit sur la défensive, et autant qu'il pouvait n'ayant d'antres armes que ses mains et ses bras, il parait les coups et en donnait, jusqu'à ce qu'il tomba mort de blessures reçues par devant, comme dans un combat.

Lipse conjecture avec beaucoup de vraisemblance que ce dernier des Silanus est celui à qui Titinius Capito, ami fidèle, fit ériger longtemps après une statue dans la place publique, avec la permission de Trajan. Pline le jeune, de qui nous tenons ce fait, l'accompagne de réflexions qui méritent d'être insérées ici. C'est, dit-il[4], une belle action, et bien digne de louange, que de se servir de sa faveur auprès du prince pour honorer la mémoire de ses amis, et d'employer son crédit à augmenter l'éclat du nom des autres, et non le sien. Telle est la maxime constante de Capiton. Il se fait un devoir et une loi de respecter les hommes illustres, et il n'est pas croyable avec quelle vénération, avec quelle ardeur de zèle, il honore chez lui, puisqu'il ne le peut ailleurs, les images des Brutus, des Cassius, des Catons. Il célèbre aussi par de très-beaux vers la gloire des grands personnages qui ont brillé dans tous les temps. Celui qui chérit si cordialement la vertu dans les autres assurément la possède lui-même en un haut degré. Silanus a reçu un honneur. qui lui était dû, et Capiton s'est immortalisé avec lui. Car il n'est pas plus glorieux d'avoir sa statue dans la place publique du peuple romain, que d'y en dresser une à son ami.

Le carnage de toute une illustre maison suit dans Tacite[5] la mort de Silanus. L. Antistius Vétus, Sextia, sa belle-mère, et Antistia[6], sa fille, moururent tous à la fois, pour satisfaire l'injuste haine du prince, à qui leur vie semblait reprocher le meurtre de Rubellius Plautus, gendre de Vétus. Les accusateurs furent deux scélérats, dont l'un, affranchi de Vétus, ayant volé son patron, chercha en l'accusant à se garantir du supplice. L'autre était un certain Claudius Démianus, que Vétus, étant proconsul d'Asie, avait fait mettre en prison pour ses crimes, et que Néron délivra de ses chaînes en récompense de l'accusation qu'il intentait contre son juge.

L'accusé était très-odieux à Néron, qui peut-être n'ignorait pas l'avis secret qu'avait fait donner Vétus à son gendre de se mettre en défense, et de disputer sa vie, jusqu'à exciter, s'il le pouvait, une guerre civile. L'accusation fut donc reçue, et Vétus, voyant qu'on le mettait de niveau avec son affranchi, se retira dans des terres qu'il avait près de Formies, où bientôt il fut assiégé par des soldats répandus secrètement tout autour de sa maison. Avec lui était sa fille, en qui le danger présent aigrissait encore la douleur amère dont elle portait continuellement le trait dans le cœur, depuis le moment où son mari Plautus avait été égorgé sous ses yeux. Après l'avoir embrassé tout sanglant, elle gardait les linges et les habits teints de son sang, toujours en proie aux larmes, et ne prenant qu'autant de nourriture qu'il en fallait pour s'empêcher de mourir..Alors sur les exhortations de son père, elle alla à Naples où était Néron : et comme elle ne pouvait obtenir audience, elle l'attendait au passage lorsqu'il sortait en public, et le pressait d'écouter un innocent dans ses défenses, et de ne point livrer à un malheureux affranchi un homme qui avait eu l'honneur d'être son collègue dans le consulat. Elle lui répéta plusieurs fois une demande si juste, tantôt d'un ton humble et soumis, tantôt avec une audace qui semblait au-dessus de son sexe. Néron demeura inexorable : ni les prières ne le fléchirent, ni la crainte de se rendre odieux ne l'ébranla. Antistia retourna donc à son père avec la triste nouvelle qu'il n'y avait rien à espérer, et qu'il fallait subir la loi de la nécessité. En même temps, Vétus apprit qu'on instruisait son procès dans le sénat, et qu'il ne devait s'attendre qu'à une rigoureuse condamnation. Il se trouva des prudents qui lui conseillèrent de faire un testament par lequel il laissât à Néron une grande partie de ses biens, pour conserver le reste à ses petits-fils. Mais il refusa de déshonorer par une lâcheté servile les derniers moments d'une vie où avaient toujours brillé des traits de liberté. Il distribua à ses esclaves ce qu'il avait d'argent comptant, et leur permit de partager entre eux et d'emporter les meubles de sa maison, ne réservant que trois lits, pour lui, pour sa belle-mère et pour sa fille.

Ils se préparèrent donc à mourir, et se firent ouvrir les veines dans la même chambre ; après quoi on les porta en diligence au bain, où ils entrèrent avec les précautions convenables pour la modestie ; et là, se regardant mutuellement avec une douleur tendre, chacun d'eux appelait et hâtait par ses vœux la fin d'une vie qu'ils sentaient défaillir, afin d'avoir la consolation de laisser encore vivantes, quoique pour mi espace de quelques moments, des personnes si chères. La mort suivit entre eux l'ordre de l'âge ; Sextia mourut la première, ensuite Vétus, et enfin sa fille. On ne laissa pas de poursuivre contre eux l'accusation dans le sénat, et il intervint un jugement par lequel ils furent condamnés au dernier supplice. Néron y fit opposition, leur laissant la liberté d'une mort volontaire. C'est ainsi qu'il joignait L'insulte à la cruauté.

P. Gallus, chevalier romain, qui avait été ami intime de Fénius Rufus, et lié jusqu'à un certain point avec Vétus, fut envoyé en exil. Les deux accusateurs de Vétus, pour prix de leurs services, reçurent une place de distinction au théâtre. On avait déjà donné au mois d'avril le nom de Néron ; il fut dit que les deux mois suivants porteraient les noms, l'un de Claude, l'autre de Germanicus. Cornélius Orfitus, qui avait ouvert cet avis, insista particulièrement sur la nécessité d'abolir le nom de juin, nom devenu exécrable par les crimes des deux Junius (Torquatus et Silanus) qui venaient récemment d'être punis de mort.

Une année déjà funeste par tant de cruautés, le devint encore par la colère des dieux, dit Tacite, qui envoyèrent des tempêtes et des maladies épidémiques. La Campanie fut ravagée par un ouragan, qui renversa les maisons, déracina les arbres, arracha les bleds, et fit sentir sa violence jusque dans le voisinage de Rome. La peste désolait la ville sans que l'on pût découvrir quelle cause avait amené ce fléau. Les effets en furent terribles. Les maisons étaient remplies de corps morts ; et les chemins, de convois. Ni âge, ni sexe, n'était épargné. Les esclaves et les citoyens du bas peuple périssaient en très-peu de temps au milieu des cris et des pleurs de leurs femmes et de leurs enfants, qui souvent par les soins qu'ils avaient des malades gagnaient leur maladie, et étaient brûlés sur un même bûcher. Quoiqu'il mourût un très-grand nombre de sénateurs et de chevaliers, on lei plaignait moins ; on les trouvait même heureux de ce qu'en payant le tribut à la nature, ils prévenaient la cruauté du prince.

Cette même année on fit des levées de soldats dans la Gaule Narbonnaise, dans l'Asie et dans l'Afrique, pour recruter les légions d'Illyrie, dont on congédiait ceux que l'âge et les maladies mettaient hors d'état de servir.

Parmi tant de crimes de Néron, nous avons pourtant une bonne action de lui à citer. La ville de Lyon, qui était devenue une des plus florissantes colonies romaines, quoique sa fondation n'eût guère que cent ans de date, avait été quelque temps auparavant consumée presque tout entière en une seule nuit par un horrible incendie. Néron fit aux habitants de cette ville infortunée, pour les aider à réparer leur perte, une gratification de quatre millions de sesterces (cinq cent mille livres). Les Lyonnais méritaient d'autant mieux cette libéralité, qu'ils avaient offert une pareille somme pour le service de la république dans un besoin pressant, qui n'est pas autrement caractérisé par Tacite.

L'année suivante eut pour consuls C. Suétonius, vraisemblablement fils de Suétonius Paulinus, dont nous avons rapporté les exploits dans la Grande-Bretagne et Télésinus, que Philostrate met au nombre des disciples d'Apollonius de Tyanes.

C. SUETONIUS PAULINUS. - C. TELESINUS. AN R. 817. DE J.-C. 66.

Sous ces consuls un exilé se fit un mérite auprès de Néron en lui donnant moyen de perdre deux hommes qui lui étaient à charge. Antistius Sosianus avait été banni, comme je l'ai rapporté, pour des vers satiriques et diffamatoires qu'il avait faits contre l'empereur. Lorsqu'il vit combien les délateurs étaient en crédit, et avec quelle facilité Néron se portait à verser le sang, comme il était d'un caractère intrigant et inquiet, il s'insinua dans la confidence d'un certain Pamménès, son compagnon de fortune, et confiné dans la même île que lui, astrologue renommé, à qui son art donnait des liaisons secrètes avec des personnes distinguées. Pamménès recevait bien des lettres, bien des messages, qui donnaient des soupçons à Sosianus ; et ce traître ne fut pas longtemps sans découvrir que P. Anteïus faisait à l'astrologue une pension annuelle. Anteïus, autrefois protégé par Agrippine, était dès là odieux à Néron, et d'ailleurs il possédait de grandes richesses, puissante amorce pour l'avidité du prince. Sosianus, instruit de tout cela, intercepta des lettres d'Amena, et il déroba à Pamménès des papiers qui concernaient le même Anteïus et Ostorius Scapula, et qui contenaient l'exposition de leur thème natal, et des prédictions de ce qui devait leur arriver à Fun et à l'autre. Ostorius était en droit d'attendre quelque reconnaissance de la part de Sosianus, à qui dans son affaire il avait gardé le secret. Mais un pareil motif a peu de pouvoir sur me aine de la trempe de celle de Sosianus, qui, armé des pièces dont je viens de faire mention, écrit en cour, et demande la permission de venir à Rome pour révéler des mystères qui intéressaient la sûreté et la vie de l'empereur. Aussitôt on lui envoie des vaisseaux légers qui l'amènent en diligence.

Dès que l'on sut dans le public de quoi il s'agissait, Anteïus et Ostorius furent regardés comme deux hommes perdus sans ressource, et déjà condamnés plutôt que simplement accusés ; en sorte que personne ne voulait signer comme témoin le testament d'Anteïus, si Tigellin n'eût levé la difficulté, mais en avertissant le testateur de ne point traîner. L'avis fut suivi ; Anteïus mit ordre promptement à ses affaires, prit ensuite dia poison, et impatient de ce que la mort ne venait pas assez tôt, il se fit ouvrir les veines. Il savait que Néron en pareil cas ne souffrait point de délai, et que si ceux dont il avait ordonné la mort ne s'exécutaient pas au plutôt eux-mêmes, il leur envoyait ses chirurgiens pour les traiter. C'était son terme.

Ostorius était actuellement sur les confins de la Ligurie, et l'on se hâta d'y envoyer un centurion avec des soldats pour le tuer. Néron le craignait, comme un homme de guerre, qui s'était acquis une grande réputation dans le métier des armes, et, qui même avait mérité sous son père, commandant de l'armée romaine dans la Grande-Bretagne, l'honneur d'une couronne civique. D'ailleurs, il était grand et robuste de sa personne, en sorte que Néron, que ses crimes et la conjuration récemment découverte rendaient timide, appréhendait qu'il ne tentât quelque mouvement. Si Ostorius en avait la volonté, il n'en eut pas le temps. Il fut surpris par le centurion, qui, ayant posté des gardes à toutes les avenues de sa maison, vint lui notifier les ordres de l'empereur. Ostorius tourna contre lui-même la bravoure qu'il avait tant de fois signalée contre l'ennemi ; et comme il sortait peu de sang par les ouvertures faites à ses veines, il ordonna à un esclave de lui tenir ferme un poignard à la hauteur de la gorge, et, prenant la main de cet esclave, il se perça et s'enferra lui-même.

Tant de morts sanglantes, et dont les circonstances sont à peu près semblables, forment un fond d'histoire bien triste et bien fatigant. Je ne dirai pourtant point avec Tacite que la bassesse servile de ceux qui se laissaient si lâchement égorger doit mettre le comble à l'ennui du lecteur. Nous avons d'autres principes qui, sans excuser l'horrible cruauté de Néron, rendraient digne d'éloge la patience des victimes, si elle avait eu pour motif la soumission aux ordres de la Providence. Une telle perfection ne se trouve point chez les païens ; ils n'en avaient pas même l'idée. Tous portaient dans le cœur le désir de la révolte, si elle eût été possible. Néron fit si bien qu'enfin il y amena les choses. Mais auparavant il abattit encore bien des têtes illustres.

Dans l'espace de peu de jours, quatre personnages de nom perdirent la vie coup sur coup, Rufius Crispinus, Annéus Mella, Anicius Cérialis et C. Pétronius. Crispions avait été, comme je l'ai dit, mari de Poppéa, et préfet du prétoire sous Claude. Relégué en Sardaigne sous le prétexte d'avoir eu part à la conjuration, il y reçut l'arrêt de sa mort, et se tua lui-même. On peut croire que c'est alors que Néron fit noyer le fils de Crispinus et de Poppéa, jeune enfant qui lui était devenu suspect, parce qu'il jouait volontiers avec ses camarades à faire des capitaines et des généraux d'armée.

Annéus Mella était frère de Sénèque, et il n'avait point voulu demander les charges par un raffinement d'ambition, pour devenir égal en crédit et en considération aux consulaires sans sortir du rang de simple chevalier romain. De plus il regardait les emplois de finances, dont la dignité de sénateur l'aurait exclus, comme une voie plus propre à amasser des richesses. Lucain son fils augmenta beaucoup la splendeur de son nom, et fut l'occasion de sa mort. Car ce père avide ne voulant rien laisser perdre de la succession de son fils, et faisant des recherches exactes de tout ce qui pouvait lui être dû, s'attira un accusateur qui avait été ami intime de Lucain, et peut-être son débiteur. Il se nommait Fabius Romanus. Se voyant pressé par Mella, il le déféra comme complice de la conjuration ; et il allégua en preuve de prétendues lettres de Lucain, dont il avait imité l'écriture. Néron, qui convoitait les grandes richesses de Mella, lui envoya ces lettres. Mella comprit ce que signifiait ce message du prince, et il se fit ouvrir les veines, après avoir dressé un codicille par lequel, dans la vue de conserver ses biens à ses héritiers, il laissait des sommes considérables à Tigellin et à son gendre Cossutianus Capito.

On fit un horrible usage de ce codicille. On y ajouta deux lignes, dans lesquelles le testateur était supposé se plaindre de son sort, disant qu'il mourait innocent, pendant que Rufius Crispinus et Anicius Cérialis vivaient, quoique ennemis du prince. Ce trait de malignité ne pouvait pas nuire à Crispinus, qui était mort ; mais il devint funeste à Cérialis, qui fut obligé de se tuer lui-même. On eut moins pitié de son malheur, dit Tacite, parce qu'on se souvenait qu'il avait révélé à Caligula la conjuration de Lepidus.

C. Pétronius fut un homme singulier dans sa vie et dans sa mort. Épicurien décidé, mais avec esprit et délicatesse, il sut donner au vice le coloris le plus séduisant et le plus capable de plaire à ceux qui se piquent de goût sans se piquer de respect pour la vertu. Il destinait le jour au sommeil 1, la nuit aux occupations de la vie et aux plaisirs. Les autres s'avancent par le travail et l'activité ; lui, il se fit un nom par la mollesse. Ce n'était point un dissipateur frénétique ; il évitait la grossière débauche ; l'élégance régnait dans son luxe ; et l'air de nonchalance que portaient ses actions et ses discours y répandaient les grâces d'une apparente simplicité. Il fit néanmoins preuve de vigueur et de capacité pour les affaires dans le gouvernement de Bithynie et dans l'administration du consulat. Revenu ensuite an plaisir, ou par inclination ou par politique, il fut de toutes les parties de Néron, qui le prit pour son maitre dans l'art d'un luxe délicat, ne trouvant rien d'agréable ni d'élégant que ce qui avait plu au goût exquis de Pétronius. Tigellin en fut jaloux, et craignit un rival qui l'effaçait dans la science des voluptés. Il mit donc en jeu la passion favorite du prince, c'est-à-dire la cruauté, et rendit Pétronius suspect à Néron, comme ayant été ami de Scévinus. Un esclave fut gagné pour entamer la délation ; nulle liberté à l'accusé de se défendre ; ses gens pour la plupart arrêtés et mis en prison. Pétronius, gardé lui-même à vue, ne put supporter l'incertitude entre la crainte et l'espérance, et il résolut d'y mettre fin par la mort. Mais la manière dont il exécuta ce dessein est, je pense, unique. Il ne brusqua rien ; il s'y prit à diverses fois, et par intervalles, se faisait ouvrir les veines, et après quelque temps arrêter le sang ; recommençant ensuite la même opération, avec autant de tranquillité que s'il se fût agi d'une saignée de précaution. Pendant ce temps, il s'entretenait avec ses amis, non pas de choses sérieuses ni de maximes philosophiques. On lui récitait de jolis vers, des pièces badines propres à l'amuser. Il donna de l'argent à quelques-uns de ses esclaves, il en fit châtier d'autres ; il se promena, il se mit au lit pour dormir. En sorte que sa mort, quoique violente, eut toutes les apparences d'une mort naturelle. Dans son testament, il n'imita point la bassesse de ceux qui, dans le même cas que lui, flattaient Néron, Tigelle, et toua les importants de cour, par des éloges, par des legs faits en leur faveur. Tout au contraire, il composa une satire où étaient dépeintes les débauches du prince et de ses courtisans sous des noms empruntés, et il l'envoya cachetée à Néron, en prenant la précaution de rompre l'anneau qui lui avait servi de cachet, de peur qu'on n'en abusât pour tendre des pièges à quelque innocent.

Plusieurs ont cru que cet écrit est celui dont il nous reste des fragments sous ce titre : T. Petronii Arbitri Satyricon. La chose n'est pas sans difficulté et ne vaut pas la peine d'être examinée. Peu importe de savoir de quelle main est sorti un ouvrage obscène, qui ne peut inspirer d'autre sentiment à un chrétien que le regret de ce qu'il n'est pas perdu tout entier. Laissons admirer cet ouvrage à Saint-Évremond, qui se déclare en même temps le panégyriste de la vie et de la mort de C. Pétronius, qu'il en regarde comme l'auteur. Pour nous, il ne nous est permis que d'envelopper le tout dans une condamnation générale. L'ouvrage est pernicieux par les mœurs ; la vie de Pétronius doit faire horreur même à un honnête païen, et sa mort ne peut mériter les louanges que de ceux qui se confondent avec les bêtes, et dont l'espérance est dans l'anéantissement.

L'écrit de Pétronius causa la disgrâce d'une dame qui avait été fort liée avec lui. Silia, femme d'un sénateur, et associée aux débauches de Néron, fut soupçonnée d'avoir révélé à Pétronius bien des détails énoncés dans sa satire, et on l'envoya en exil.

Numicius Thermus, ancien préteur, dont un affranchi avait osé attaquer Tigellin par des accusations qui ne sont pas autrement expliquées, fut livré à la vengeance de ce favori. L'affranchi paya sa hardiesse par les supplices de la question, et son patron innocent par la mort.

Tacite[7], ayant ensuite à raconter la condamnation et la mort de Baréa Soranus et de Fétus Thraséa, ne fait point difficulté de dire que Néron, en leur ôtant la vie, voulut exterminer la vertu même. Il les haïssait depuis longtemps, quoiqu'il ne pût s'empêcher de les estimer. C'est ce qu'il avait témoigné peu auparavant à l'égard de Thraséa en particulier. Car l'entendant accuser d'injustice par un plaideur à qui il avait fait perdre son procès, Je voudrais, dit l'empereur, que Thraséa me fût autant affectionné qu'il est un excellent juge.

Néron se persuadait donc qu'il était haï de Thraséa, parce qu'il sentait qu'un homme de bien ne pouvait pas l'aimer ; et il avait contre lui plusieurs griefs, qui tous font honneur à celui dont ils causèrent la perte. Thraséa était sorti du sénat, après la lecture de la lettre apologétique de Néron contre la mémoire d'Agrippine. Aux jeux Juvénaux, il s'était montré un froid approbateur ; ce qui avait d'autant plus offensé Néron, que le même Thraséa, dans des jeux qui se célébraient à Padoue sa patrie, et que l'on disait établis par Anténor, fondateur de cette ville, avait paru sur le théâtre comme acteur dans une tragédie. De plus, lorsque Antistius Sosianus était accusé pour des vers satiriques contre l'empereur, Thraséa s'était opposé à l'avis de la mort, et avait ouvert un sentiment plus doux qui prévalut. Enfin le jour que l'on décernait les honneurs divins à Poppéa, il s'était absenté du sénat, et il n'assista pas même à sa pompe funèbre.

Tous ces sujets de plaintes étaient très-présents, à l'esprit de Néron ; et quand même il eût été capable de les oublier, Cossutianus Capito lui en aurait rafraîchi le souvenir, ennemi déclaré de la vertu, et d'ailleurs animé par un motif de vengeance, et ne pouvant pardonner à Thraséa d'avoir appuyé contre lui les députés des Ciliciens, qui l'avaient fait condamner comme concussionnaire. Ce calomniateur ajoutait encore de nouveaux chefs d'accusation, tous fondés sur le parti qu'avait pris Thraséa depuis un temps considérable de ne plus se montrer au sénat : Il envenimait cette conduite en faisant remarquer à Néron qu'au premier jour de l'année Thraséa évitait de prêter le serment solennel par lequel tous les sénateurs s'engageaient à observer les ordonnances des Césars ; qu'il ne prenait point de part aux vœux qui se faisaient le 3 janvier pour la prospérité du prince, quoiqu'il fut revêtu d'un sacerdoce qui exigeait son ministère dans cette cérémonie ; que jamais il n'avait offert de sacrifice, ni pour la conservation de l'empereur, ni pour sa voix divine : qu'autrefois se piquant d'une assiduité infatigable, et accoutumé à s'intéresser avec chaleur dans les plus petites affaires qui s'agitaient dans le sénat, depuis trois ans il n'y avait pas paru une seule fois ; et que tout récemment, pendant qu'aucun membre de la compagnie ne se croyait dispensé d'y venir témoigner son zèle pour le prince, en contribuant à réprimer les attentats de Silanus et de Vétus, Thraséa avait mieux aimé s'occuper des affaires privées de ses clients. C'est là, ajoutait Capito, se déclarer chef de parti ; et pour susciter une guerre civile, il ne lui manque qu'un plus grand nombre de partisans. De même qu'au temps passé, la ville, toujours avide de discordes, se partageait entre César et Caton, aujourd'hui elle a les yeux sur vous, Néron, et sur Thraséa. Et il y a des sectateurs, ou plutôt des satellites, qui n'imitent point encore son indocile et républicaine façon d'opiner dans le sénat, mais qui tâchent d'exprimer ses manières, son air de visage, affectant un extérieur de rigorisme, afin de vous reprocher votre goût pour les plaisirs. Lui seul, il n'est sensible ni à la conservation de votre personne sacrée, ni à vos succès dans les beaux-arts. Si toutes vos prospérités lui sont indifférentes, au moins sa haine ne devrait-elle pas être satisfaite par les pertes douloureuses qui vous ont affligé dans votre famille ? Comment honorerait-il Poppée comme déesse, lui qui parait même douter de la divinité des fondateurs de la monarchie ; puisqu'il craint de jurer l'observation des ordonnances de César et d'Auguste ? Il méprise le culte religieux de l'état, il abroge les lois : dans les provinces, dans les armées, on lit plus curieusement les actes journaux de ce qui se passe à Rome, pour savoir ce que n'a point fait Thraséa. Ou rangeons-nous à ce parti, s'il est le meilleur, ou ne souffrons pas que les esprits avides de nouveautés aient un chef tout prêt à les rassembler sous ses drapeaux. Cette secte a produit les Tubérons et les Favorinus, noms odieux et suspects même à l'ancienne république. Pour détruire la monarchie, ils portent les intérêts de la liberté ; s'ils réussissent, ils attaqueront la liberté elle-même. C'est en vain que vous avec écarté Cassius, si vous laisses s'accréditer les émules de Brutus. Après tout, je ne vous demande point d'écrire au sénat contre Thraséa. Je porterai l'affaire à la compagnie ; laissez-la décider.

La colère de Capito était, comme l'on voit, assez échauffée. Néron l'alluma encore davantage par ses exhortations, et il lui donna un digne adjoint en la personne d'Éprius Marcellus.

Déjà Baréa Soranus était accusé. Au sortir du pro, consulat d'Asie, un chevalier romain nommé Ostorius Sabinus l'avait attaqué, liai reprochant l'amitié de Plan-tus et une attention marquée à se concilier l'affection' des peuples dans son gouvernement par sana conduite justement suspecte de vues ambitieuses. Cette conduite prétendue criminelle consistait pourtant à s'être acquitté avec zèle de toutes les fonctions de son ministère, à avoir rendu la justice avec une parfaite intégrité, à s'être prêté aux désirs légitimes des peuples. Il avait fait déboucher le port d'Éphèse, il avait laissé impunie la résistance de la ville de Pergame aux violences de l'affranchi Acratus, qui avait été envoyé par Néron en Asie pour en enlever les tableaux et les statues. C'étaient là des crimes auprès de Néron. Et il choisit, pour meure en train cette odieuse persécution contre deux hommes qui étaient la gloire et l'ornement du sénat romain, le temps précisément où Tiridate approchait de Rome, et venait y recevoir solennellement la couronne d'Arménie : soit qu'il se proposât d'obscurcir et d'étouffer un objet par l'autre, et de faire diversion à l'indignation qu'exciterait sa cruauté par l'éclat des fêtes qu'occasionnerait l'arrivée du frère du roi des Parthes ; soit qu'un motif de vanité barbare le portât à faire ostentation de sa grandeur, à laquelle il immolerait sous les yeux d'un prince étranger de si grandes victimes. Tiridate était venu joindre Néron à Naples, d'où ils se rendirent ensemble à Rome. Pendant que le devoir d'une part, et la curiosité de l'autre, faisaient sortir toute la ville au-devant d'eux, Thraséa reçut défense de paraître devant l'empereur.

Il ne se déconcerta point, et il écrivit à l'empereur pour le prier de lui communiquer les accusations dont on le chargeait, assurant qu'il se justifierait pleinement s'il pouvait parvenir à être entendu dans ses défenses. Néron reçut avidement cette lettre, s'imaginant que Thraséa intimidé avait enfin adouci son style. C'eût été un triomphe pour lui s'il eût forcé ce grand homme à se déshonorer par des bassesses. La lecture de la lettre le désabusa. Il fut lui-même intimidé du ton ferme que Thraséa y prenait ; et il craignit encore plus une audience où cet illustre accusé lui parlerait avec toute la confiance qu'inspirent l'innocence et la vertu. N'osant donc s'y exposer, il renvoya l'affaire au sénat, dont il indiqua pour ce sujet une assemblée.

Thraséa délibéra avec ses amis s'il comparaîtrait pour se défendre, ou s'il dédaignerait une tentative inutile et sans fruit. Les avis se trouvèrent partagés. Ceux qui lui, conseillaient d'aller au sénat disaient qu'ils n'avaient point d'inquiétude sur la fermeté avec laquelle il soutiendrait le choc ; qu'ils ne craignaient point qu'il lui échappât aucune parole qui n'augmentât sa gloire ; qu'il n'appartenait qu'aux lâches et aux timides d'ensevelir leurs derniers moments dans le secret et dans l'obscurité. Montrez aux yeux du peuple, ajoutaient-ils, un sage intrépide, courant au-devant de la mort[8] ; que le sénat entende de votre bouche des discours au-dessus de l'humanité, et qui semblent partir d'un oracle. Une telle merveille est capable d'ébranler Néron lui-même. S'il persiste dans sa cruauté, au moins la postérité saura distinguer une mort généreuse d'avec la lâcheté de ceux qui périssent dans le silence.

Ces raisons ne parurent pas déterminantes à plusieurs autres, qui, sans douter de la constance de Thraséa à toute épreuve, voulaient néanmoins qu'il s'épargnât les insultes, les affronts, et peut-être même les voies de fait et les coupe auxquels pourraient se porter ses ennemis. Et quand les méchants, disaient-ils, ont commencé par audace, les bons même suivent quelquefois par crainte. Ah ! sauvez au sénat, à qui vous avez toujours fait tant d'honneur, la honte d'une pareille indignité. Qu'il demeure incertain quel parti les sénateurs auraient pris, s'ils eussent vu Thraséa accusé. Espérer que la barbarie de Néron se laisse fléchir, c'est se repaître d'une chimère. Il est bien plus à craindre que votre générosité ne l'offense, et qu'il n'en prenne occasion de sévir contre votre femme, contre votre famille, contre tout ce qui vous touche. Conservez votre renommée sans tache et sans flétrissure, et que les sages dont vous avec suivi les maximes et les exemples dans la conduite de votre vie trouvent aussi la gloire de leur mort retracée dans la vôtre.

A ce petit conseil était présent Arulénus Rusticus, jeune homme plein de feu et avide de se signaler ; et, comme il était actuellement tribun do peuple, il offrit de s'opposer par le droit de sa charge au jugement du sénat. Thraséa modéra son ardeur. Ne tentez point, lui dit-il, une ressource vaine, qui ne me serait d'aucune utilité et qui vous deviendrait funeste. Mon temps est fini, et il ne m'est plus permis de m'écarter des principes que j'ai suivis pendant tant d'années. Pour vous, vous entrez dans la carrière de la magistrature, et vous êtes encore le maître de choisir sur quelle ligne vous devez marcher. Délibérez beaucoup avec vous-même avant que de vous fixer à un plan de conduite politique dans le temps malheureux où vous vivez. Rusticus déféra à cette remontrance, eu tant qu'elle regardait son dessein d'opposition. Par rapport à ce qui l'intéressait personnellement, nous le verrons dans la suite, peu effrayé des conséquences, prendre Thraséa pour modèle, et trouver comme lui la mort sous l'empire d'un autre Néron, c'est-à-dire de Domitien. Thraséa, voyant ses amis d'avis différent sur le point sur lequel il les consultait, dit qu'il se déciderait lui-même ; et le parti qu'il prit fut de ne point aller au sénat.

Le lendemain, deux cohortes prétoriennes occupèrent le temple de Vénus bâti par César. L'entrée du sénat était assiégée par un peloton de gardes en habit de paix, mais qui ne cachaient pas beaucoup les épées qu'ils portaient sous leurs robes. On avait posté des troupes à toutes les avenues. C'est au milieu de cet appareil effrayant que les sénateurs entrèrent dans la salle destinée à leurs assemblées. Le questeur du prince, dont les fonctions peuvent être comparées à celles des secrétaires d'état parmi nous, lut un mémoire par lequel l'empereur, sans nommer personne, se plaignait en général de ce que les sénateurs ne faisaient point leur service avec assez d'exactitude, et donnaient aux chevaliers romains un exemple de relâchement qui devenait contagieux. Et pour désigner Thraséa d'une manière plus expresse, il ajoutait que l'abus allait si loin, que des sénateurs qui avaient été élevés au consulat, et qui possédaient des sacerdoces, préféraient au devoir de leur place le soin d'embellir leurs jardins.

C'était là un trait dont il armait ceux qui, de concert avec lui, devaient se porter pour accusateurs. Ils le saisirent, et Cossutianus ayant commencé, Éprius Marcellus insista avec encore plus de véhémence, joignant à Thraséa Helvidius Priscus son gendre, Paconius Agrippinus, fils de Paconius mis à mort par libère, et Curtius Montanus, jeune homme qui se distinguait par son mérite et par ses talents. Élevant donc sa voix, Marcellus criait comme un furieux qu'il s'agissait ici du salut public ; que la fierté rebelle des inférieurs faisait violence à la douceur naturelle du prince. Oui, disait-il, le sénat est trop indulgent de se laisser impunément braver par Thraséa, qui forme un parti ; par Helvidius Priscus, compagnon des fureurs de son beau-père ; par Paconius Agrippinus, qui a hérité de son père la haine contre les empereurs ; par Curtius Montanus, auteur de poésies détestables.

Marcellus se contenta de nommer les trois derniers, mais il s'acharna sur Thraséa. Que penser, disait-il, d'un consulaire qui s'absente du sénat, d'un prêtre a qui ne parait point à la cérémonie des vœux, d'un citoyen qui évite de prêter le serment de fidélité ? Violant toutes les pratiques civiles et religieuses de nos ancêtres, Thraséa ne se déclare-t-il pas ouvertement traître et ennemi ? Autrefois il se faisait une gloire des fonctions de sénateur ; c'était pour lui une joie de protéger les détracteurs du prince. Qu'il reprenne ses anciens errements ; qu'il vienne, qu'il nous marque ce qu'il prétend changer et réformer. Nous souffrirons plus aisément une censure détaillée sur chaque article, qu'un silence qui embrasse tout dans une condamnation universelle. Qu'y a-t-il qui lui déplaise dans la situation présente des choses ? Est-ce la paix établie dans tout l'univers ? sont-ce les victoires que nous remportons sans que nos armées souffrent aucune perte ? Il s'afflige du bonheur de l'état ; les places publiques, les théâtres, les temples lui font horreur comme d'affreuses solitudes ; il nous menace de s'exiler. Ne satisfaites pas, sénateurs, un travers d'ambition si étrange. Puisqu'il ne reconnaît plus ici ni sénat, ni magistrats, ni république, il faut qu'il s'arrache par la mort à une ville d'avec laquelle il s'est depuis longtemps séparé par la haine, et dont il ne peut plus même aujourd'hui supporter la vue.

A ce discours, que Marcellus animait par des gestes menaçants r, par un ton de voix emporté, par le feu de la colère qui étincelait dans ses yeux et sur son visage, le sénat demeura consterné. Ce n'était pas seulement cette tristesse morne, à laquelle les accusations réitérées avaient habitué la compagnie. Une violente terreur saisissait les esprits à la vue des soldats en armes qui environnaient l'assemblée ; et le respect pour la vertu de Thraséa, dont on se représentait l'image vénérable,

portait la douleur à son comble. On s'attendrissait ami sur ceux que la malignité lui donnait pour compagnons d'infortune, sur Helvidius Priscus, qui serait la victime d'une alliance innocente ; sur Paconius, à qui l'on ne reprochait que le malheur de son père, aussi peu coupable que lui, et condamné injustement à mort par Tibère ; sur Curtius Montanus, dont la jeunesse vertueuse ne s'était signalée que par un usage légitime du talent de la poésie.

Cependant, par surcroît de misère, vient se présenter Ostorius Sabinus, accusateur de Soranus. Les crimes qu'il lui reprochait étaient, comme je l'ai dit, ses liaisons d'amitié avec Rubellius Plautus, et une conduite suspecte dans l'administration de la province d'Asie, trop de complaisance pour les peuples, et plus d'attention au soin de sa gloire qu'au bien du service. A ces anciennes accusations, il en joignait une nouvelle et toute récente, qui impliquait la fille dans le danger du père. Il accusait Servilie (c'était le nom de cette jeune personne) d'avoir donné de l'argent à des magiciens, et il disait vrai. Servilie, alarmée du péril que courait son père, et consultant plus sa tendresse qu'une prudence qui n'était pas de son âge, avait interrogé des magiciens, mais uniquement sur le sort de sa famille, et pour savoir par eux si Néron se laisserait fléchir, si le procès criminel qui s'instruisait devant le sénat contre Soranus n'aurait point de suites fâcheuses.

Servilie fut mandée au sénat, et l'on vit paraître devant le tribunal des consuls d'une part un père avancé en âge, et de l'autre sa fille au-dessous de vingt ans, qui venait d'éprouver une cruelle disgrâce par l'exil de son mari Annius Pollio, soupçonné d'avoir eu part à la conjuration. Réduite en quelque façon à l'état de veuve, et déjà livrée aux larmes par l'éloignement de son époux, elle n'osait même regarder son père, dont elle semblait avoir aggravé les dangers. L'accusateur lui ayant demandé si elle n'avait pas vendu ses parures de mariage et son collier de perles, pour faire l'argent nécessaire aux sacrifices magiques, elle se prosterna en terre, et y demeura longtemps noyée de pleurs et ne pouvant parler. Enfin elle se releva, et embrassant les autels des divinités que l'on honorait dans le lieu où se tenait l'assemblée, Je n'ai, dit-elle, invoqué aucun dieu dont le culte soit impie, je n'ai pratiqué aucune cérémonie qui tende à une fin criminelle, et dans ces prières malheureuses que l'on me reproche, je n'ai demandé autre chose sinon que vous, César[9], vous, illustres sénateurs, vous me conservassiez un père si digne de ma tendresse. J'ai donné mes pierreries et tous mes autres ornements, comme j'aurais donné ma vie et mon sang si on me les eût demandés. Je ne connaissais point ces gens-là ; c'est à eux de répondre du nom qu'ils portent, et de l'art qu'ils exercent. Pour moi, je n'ai employé le nom du prince qu'au rang des divinités. Après tout, mon infortuné père ne sait rien de ce que j'ai fait ; et si c'est un crime, je suis seule coupable. Pendant qu'elle parlait encore, Soranus élève la voix, et fait remarquer que sa fille n'est point venue avec lui dans la province d'Asie ; qu'elle était trop jeune pour avoir pu connaître Plautus ; qu'elle n'a point été mêlée dans les soupçons jetés sur son mari, que tout son crime est un excès de piété filiale. Séparez sa cause de la mienne, disait-il, et ordonnez de mon sort ce qu'il vous plaira. En même temps il courait embrasser sa fille, qui s'avançait aussi vers lui. Les licteurs se mirent entre deux, et les arrêtèrent.

On écouta ensuite les témoins : entre lesquels P. Egnatius Céler excita l'indignation publique. C'était un prétendu philosophe, client de Soranus, et qui, s'étant laissé gagner par argent, appuyait de la gravité stoïque le faux témoignage qu'il portait contre son patron : hypocrite raffiné, qui, s'étant exercé à faire paraître dans tout son extérieur l'image de la vertu, cachait sous ces beaux dehors un cœur perfide, et livré à l'ambition et à l'amour de l'argent. Son indigne conduite dans l'occasion dont il s'agit le démasqua, et devint une leçon qui doit apprendre aux hommes, dit Tacite, à se défier non-seulement des scélérats déclarés qui font métier de fraude, et qui se souillent de toutes sortes d'actions honteuses, mais aussi de ceux qui avec de belles apparences trompent d'autant plus sûrement, que l'on est moins en garde avec eux. L'ancien Scholiaste de Juvénal ajoute encore un nouveau degré de noirceur à la perfidie d'Egnatius, en disant que c'était lui qui avait adressé Servilie aux magiciens, et qu'il se rendit ensuite délateur du crime qu'il lui avait conseillé.

Un autre témoin dans la même affaire fit un personnage bien différent. Cassius Asclépiodotus, l'un des premiers de toute la Bithynie pour le rang et pour les richesses, montra à Soranus accusé le même attachement qu'il lui avait témoigné dans sa fortune florissante, et, ayant ainsi déplu au prince, il fut exilé : tant les dieux, dit Tacite[10], sont indifférents aux bons et aux mauvais exemples, au vice et à la vertu. Cette réflexion épicurienne est d'autant plus déplacée, que, dans le fait dont il s'agit, la Providence prit soin de se justifier, même aux yeux des hommes. Dion assure qu'Asclépiodotus fut rappelé d'exil sous Galba, et nous rapporterons, d'après Tacite lui-même[11], la condamnation et la punition d'Egnatius.

Thraséa, Soranus, et Servilie, furent condamnés à mort, avec pouvoir de choisir la voie qui leur conviendrait pour sortir de la vie. Belvidius et Paconius furent bannis de l'Italie. L'empereur accorda la grâce de Montanus aux prières de son père, à condition qu'il demeurerait exclus de tout emploi public. Les accusateurs avaient trop bien servi Néron pour n'être pas récompensés. Cossutianus et Marcellus reçurent chacun cinq millions de sesterces[12] : on en donna douze cent mille[13] à Ostorius, avec les ornements de la questure. Thraséa avait passé la journée dans ses jardins en grande compagnie de personnes illustres de l'un et de l'autre sexe, conversant principalement avec Démétrius, philosophe cynique, dont Sénèque parle avec éloge en mille endroits.

Leur entretien roulait, autant que l'on en pouvait juger par le sérieux de leur maintien, et par quelques paroles qu'ils prononçaient d'un ton plus haut que le reste, sur la nature de l'âme et sur sa séparation d'avec le corps, lorsqu'arriva Domitius Cécilianus, l'un des intimes amis de Thraséa, apportant la nouvelle de ce que le sénat avait ordonné. Tous ceux qui étaient présents fondirent en larmes, et ils se répandaient en plaintes amères. Thraséa les exhorta à se retirer promptement, et à ne pas mêler leur fortune avec celle d'un homme condamné. Sa femme voulait imiter l'exemple de la fameuse Arria, dont elle était fille, et mourir avec lui. Il la détourna de ce dessein, et il obtint d'elle par ses prières qu'elle se conservât pour leur fille, et ne la privât pas de l'unique ressource qui lui restait dans le temps que la mort allait lui enlever son père, et l'exil son mari.

Après avoir donné ordre à toutes choses, il quitta le jardin, et s'avança sous une galerie, où il vit venir à lui le questeur du consul, qui était envoyé pour lui notifier son jugement, et être témoin de l'exécution. Thraséa l'aborda d'un air qui annonçait presque la joie, parce qu'il savait qu'Helvidius, son gendre, était simplement exilé ; et ayant reçu la copie de l'arrêt, sur-le-champ il entra dans une chambre avec le questeur, son gendre et le philosophe Démétrius. Là il se fit ouvrir les veines des deux bras, et, comme Sénèque, il arrosa le plancher de son sang, en disant : Faisons nos libations à Jupiter libérateur. Puis adressant la parole au questeur, qu'il avait invité à s'approcher : Regardez-bien, jeune homme, lui dit-il : je prie les dieux que ceci ne soit pas un mauvais présage pour vous. Mais vous êtes né dans un temps où il est utile de fortifier son courage par des exemples de fermeté. La mort se fit attendre longtemps, et les douleurs devinrent cruelles. C'est tout ce que nous savons des derniers moments de Thraséa, parce qu'ici Tacite nous manque tout d'un coup. Nous avons perdu la fin du seizième livre de ses Annales, qui contenait le reste du règne de Néron.

Par la même raison nous n'avons aucun détail à donner sur la mort de Baréa Soranus et de sa fille, que Tacite avait sans doute décrite avec étendue.

Au défaut de ces détails, plus curieux peut-être qu'utiles, je placerai ici deux apophtegmes de Thraséa, que Pline le jeune nous a conservés, et qui peuvent être regardés comme des leçons importantes. Ce grand homme était plein de douceur[14] ; c'est le caractère des belles aimes : et il disait souvent, Qui hait les vices hait les hommes ; maxime dont il est à propos que se souviennent les gens de bien pour ne point se livrer à un zèle amer, qui s'attaque quelquefois aux personnes en croyant ne combattre que pour les intérêts de la vertu. Vautre mot de Thraséa regarde les avocats, et Les différentes natures de causes dont, suivant sa pensée, il leur convenait de se charger. Il voulait qu'ils entreprissent celles de leurs amis[15], celles qui se trouvaient abandonnées, celles qui pouvaient faire exemple, et intéresser la discipline des meurs. Il supposait sans doute pour base la justice et le hou droit. La profession d'avocat s'exerçait chez les Romains avec une grande noblesse, et n'était point, au moins pour ceux qui se piquaient d'une exacte probité, un moyen de s'enrichir.

J'ai dit que Paconius Agrippinus avait été condamné avec Thraséa, mais seulement à l'exil. Nous apprenons d'Arrien qu'il fit preuve d'une constance et d'un sens froid digne d'admiration. Pendant que son procès s'instruisait dans le sénat, quelqu'un étant venu l'en avertir : À la bonne heure, dit-il ; mais voici le temps où j'ai coutume de faire mes exercices et de prendre le bain : suivons notre arrangement. Quelque temps après on vint lui dire : Vous êtes condamné. A quoi ? répondit-il. A l'exil ou à la mort ? C'est à l'exil, lui dit-on. Et mes biens sont-ils confisqués ? Non. Allons-nous-en donc dîner à Aricie. Il n'est guère besoin d'avertir qu'une âme de cette trempe s'était formée à l'école des stoïciens.

Un autre philosophe stoïcien, Cornutus, maître de Perse et de Lucain, fut pareillement envoyé en exil, mais pour une cause différente. Néron s'était mis dans l'esprit le dessein de traiter toute l'histoire romaine en vers, et avant que de commencer, il délibérait quel nombre de livres il donnerait à son poème. Il consulta à ce sujet ceux qui faisaient profession de littérature et de goût, parmi lesquels Cornutus tenait un rang distingué. Un d'eux lui conseilla de composer son ouvrage de quatre cents livres. C'est beaucoup, dit Cornutus ; personne ne les lira. On lui représenta que Chrysippe, qu'il louait sans cesse, en avait fait un bien plus grand nombre. La différence est grande, reprit Cornutus ; les livres de Chrysippe sont utiles à la vie humaine, et propres à régler les mœurs. Néron fut tellement irrité de cette franchise, que peu s'eu fallut qu'il n'ordonnât la mort de Cornutus ; il se contenta néanmoins de l'exiler.

Tels furent les préludes des fêtes magnifiques et de la pompe superbe que Néron étala pour la réception de Tiridate. J'ai dit que le prince parthe était venu le trouver à Naples. En l'abordant il se mit à genoux, croisa les mains, l'appela son seigneur et son maître, et enfin l'adora. Mais on ne put obtenir de lui qu'il quittât son sabre : au contraire, il l'avait attaché au fourreau avec des clous ; et Néron l'en estima davantage. En le menant à Rome, il lui donna à Pouzzoles le spectacle d'un combat de gladiateurs, dont Patrobius affranchi de l'empereur, fit les frais. Lorsqu'ils entrèrent dans Rome, toute la ville fut illuminée, et les maisons ornées de festons et de guirlandes. Mais surtout ries ne fut épargné pour la célébrité du jour oh Tiridate reçut de Néron la couronne d'Arménie.

Cette cérémonie se fit dans la place publique, dont le milieu était rempli d'un peuple immense distribué par tribus en habits blancs et avec des couronnes de lauriers. Tout autour on avait rangé en un bel ordre les cohortes prétoriennes, dont les armes et les drapeaux brillaient d'un très-grand éclat. Les toits des maisons qui environnaient la place étaient cachés par la multitude des curieux. Tout fut ainsi disposé dès la nuit, et Néron de grand matin vint dans la place, revêtu de la robe de triomphateur, accompagné du sénat et de ses gardes ; et étant monté à la tribune aux harangues, il s'assit sur sa chaise curule. Alors Tiridate arriva avec toute sa suite, et passant entre deux files de soldats, il s'approcha de Néron et se jeta à ses genoux. Toute l'assemblée poussa un grand cri, dont Tiridate, qui ne s'y attendait pas, fut tellement effrayé, qu'il demeura sans voix. Mais on imposa silence à la multitude. Néron releva Tiridate et lui donna le baiser ; et le prince parthe, reprenant ses esprits, fit une courte harangue, où il serait difficile de retrouver l'orgueil des Arsacides. Seigneur, dit-il, quoique je sois issu d'Arsace, et frère des rois Vologèse et Pacorus, je me reconnais votre esclave. Vous êtes mon dieu, et je suis venu vous adorer comme j'adore le soleil. J'aurai le destin que m'attribueront vos ordres suprêmes et tout-puissants. Car je dépends de vous comme de la Parque et de la Fortune. Ce discours fut interprété au peuple par un ancien préteur.

Rien n'en égale la bassesse, si ce n'est l'arrogance de la réponse qu'y fit Néron. Vous avez pris le bon parti, dit-il à Tiridate, en venant en personne recevoir mes bienfaits. Ce que votre père ne vous a point laissé, et que vos frères n'ont pu conserver après vous l'avoir donné, je vous l'accorde par ma pure libéralité, et je vous fais roi d'Arménie, afin que tout l'univers sache que c'est à moi qu'il appartient de donner et d'ôter des couronnes. Après que Néron eut ainsi parlé, Tiridate s'étant assis à ses pieds sur un bas siège, l'empereur lui ceignit le diadème sur le front, au milieu des applaudissements dont toute la place retentit.

La cérémonie fut terminée par des jeux d'une magnificence incroyable. Le théâtre sur lequel ils s'exécutèrent, et tout le contour intérieur du vaste édifice qui renfermait les spectateurs étaient revêtus d'or. L'or éclatait sur les décorations et sur tout ce qui servait au spectacle ; en sorte que ce jour fut appelé le jour d'or. Au-dessus du théâtre, et pour le défendre des ardeurs du soleil, était étendue une banne de pourpre au milieu de laquelle Néron s'était fait représenter en broderie conduisant un char, et tout le champ était semé d'étoiles d'or. Les jeux furent suivis d'un repas superbe, que Néron donna à Tiridate ; et afin que le prince barbare connût tous ses différents genres de mérite, il joua des instruments sur le théâtre, et il courut dans le Cirque, vêtu de la casaque verte, et portant un bonnet de cocher.

5S Il remporta de tout ce faste mêlé de tant de bassesse le prix qui lui était bien légitimement dû, c'est-à-dire le mépris de Tiridate, qui, comparant un tel prince avec Corbulon, ne pouvait assez s'étonner comment ce grand général pouvait se résoudre à recevoir les ordres d'un si indigne souverain. Il ne s'en cacha pas même auprès de Néron, et il lui dit un jour : Seigneur, vous avez un bon esclave en la personne de Corbulon. Mais Néron ne l'entendit pas, ou feignit de pas l'entendre. Car nous verrons bientôt qu'il ne sentait que trop combien Corbulon était à craindre pour lui.

Du reste, Tiridate fit sa cour très-adroitement à Néron, et eut soin de se rendre agréable par des flatteries dont il fut bien récompensé. Les largesses qu'il tira de lui se montèrent à la valeur de deux cents millions de sesterces[16]. Il obtint aussi la permission de rebâtir Artaxate, et pour diriger et exécuter avec goût ce grand ouvrage, il emmena avec lui, lorsqu'il partit de Rome, un grand nombre d'ouvriers, dont Néron lui donna les uns, et les autres se laissèrent gagner par les invitations et les présents du roi d'Arménie. Mais Corbulon ne permit la sortie des terres de l'empire qu'à ceux qui avaient leur congé de l'empereur ; précaution sage, et qui prouve que Corbulon était aussi hon politique que grand guerrier. Aussi cette conduite augmenta-t-elle à son égard l'estime de Tiridate.

Ce prince avait appris à Rome à vaincre ses scrupules. Il s'était guéri de son respect superstitieux pour la mer, et il ne fit point difficulté de s'embarquer à Brindes pour passer en Grèce. De retour en Arménie, il rebâtit Artaxate, dont il changea le nom en celui de Néronia.

Néron fit trophée de l'hommage qu'était venu lui rendre Tiridate, comme d'une grande victoire. Il fut salué imperator à ce sujet, il porta en pompe au Capitole une branche de laurier, et s'attribuant la gloire d'avoir pacifié l'univers, il ferma le temple de Janus.

Il aurait bien désiré apprendre la magie de Tiridate. C'était une de ses passions que celle de devenir savant magicien, et il ne fut pas moins follement épris de cet art détestable que de la musique et des courses de chariots. Tout était soumis à sa puissance ; aucun remords ne l'arrêtait : ainsi il n'avait épargné ni dépenses ni crimes pour parvenir à son but ; et toutes ses tentatives avaient été infructueuses. Lorsqu'il vit arriver Tiridate qui était mage, et qui amenait avec lui plusieurs autres mages de son pays, Néron crut avoir trouvé enfin ce qu'il cherchait, et en effet les Mages parthes épuisèrent toute leur habileté pour le satisfaire. Mais ils ne réussirent qu'à le convaincre que leur prétendue science était une pure illusion. Pline, de qui nous tenons ces faits, conclut d'un exemple si éclatant que la magie est aussi vaine qu'elle est criminelle[17], et que si ceux qui se donnent pour magiciens font quelquefois des choses extraordinaires, c'est par la vertu naturelle de quelque drogue inconnue, et non par l'art mensonger qu'ils annoncent.

Il avait paru beau à Néron de recevoir les respects et les hommages de Tiridate, et il désira répéter une scène à peu près semblable avec Vologèse. Il pressa donc le roi des Parthes à diverses reprises de venir à Rome, jusqu'à ce que celui-ci, fatigué de ses importunités, lui écrivit : Il vous est beaucoup plus aisé qu'à moi de passer la mer. Transportez-vous en Asie, et alors nous conviendrons ensemble d'une entrevue.

Néron fut irrité de cette réponse, et l'idée d'aller faire la guerre aux Parthes lui passa par l'esprit. Il s'occupa encore d'autres chimères, et il envoya reconnaître d'une part les Éthiopiens, et de l'autre les peuples qui habitaient vers les portes Caspiennes, comme s'il exit eu dessein de faire des conquêtes dans ces pays éloignés ; il tira des armées de la Germanie, de la Grande-Bretagne et de l'Illyrie plusieurs détachements, qui se mirent en marche vers l'Orient ; et il leva en Italie une légion de nouveaux soldats, tous beaux hommes et de six pieds de hauteur, et il nomma ce corps la phalange d'Alexandre le Grand.

S'il n'eût pas été aussi lâche que vain, il avait une belle occasion de se signaler par les armes. Cette année même la révolte des Juifs éclata[18]. Mais au lieu d'aller en personne y mettre ordre, et chercher la matière d'un glorieux triomphe, il chargea Vespasien de la conduite d'une guerre trop difficile et trop périlleuse. Je traiterai ailleurs avec une juste étendue le grand événement de la ruine des Juifs, du siège et de la prise de Jérusalem. Afin de ne point interrompre ici l'ordre des faits, je reviens à Néron, dont tous les grands projets se réduisirent à un voyage en Grèce, pour y gagner des couronnes théâtrales.

Suétone[19] raconte ainsi l'occasion qui le détermina à ce voyage. Les villes grecques où se célébraient des combats de musique et de pièces de théâtre s'étaient fait une loi de lui envoyer toutes les couronnes des musiciens. Il les recevait avec une satisfaction infinie, et les députés qui les lui apportaient étaient sûrs d'obtenir audience les premiers ; souvent même il les admettait à manger avec lui familièrement. Quelques-uns de ces députés le prièrent dans un de ces repas de chanter ; et comme ils lui prodiguèrent les applaudissements les plus flatteurs, il s'écria que les Grecs seuls étaient connaisseurs en musique, seuls dignes de lui et de son talent. Il partit donc pour la Grèce sur la fin de cette année, et il y demeura presque toute l'année suivante, qui eut pour consuls Capito et Rufus.

Je crois devoir placer avant ce voyage la mort d'Antonia, fille de Claude, dont il n'est point fait mention dans ce qui nous reste de Tacite. Néron voulut épouser cette princesse, et sur son refus, qui lui parut suspect de desseins ambitieux, il la fit tuer.

Il est probable que ce fut alors qu'il épousa Statilia Messalina, avec laquelle il était depuis longtemps en commerce adultère, et dont avait fait mourir le mari Vestinus Atticus.

L. FONTEIUS CAPITO. - C. JULIUS RUFUS. AN R. 818. DE J.-C. 67.

Néron mena avec lui dans son voyage assez de monde pour subjuguer les Parthes et tout l'Orient, si ceux qui l'accompagnaient eussent été des gens de guerre. Mais c'étaient des soldats dignes d'un tel général, qui pour armes portaient des instruments de musique, des masques et des chaussures de théâtre.

Dès qu'il eut fait le trajet, et qu'il fut abordé à Cassiopée dans l'île de Corcyre, il chanta devant l'autel de Jupiter Cassius. De là il parcourut tous les jeux de la Grèce, ayant ordonné qu'on les réunît en une seule année, sans égard à la différence des temps qui, de toute antiquité, étaient marqués pour ces solennités. Ainsi les jeux Olympiques, qui devaient se célébrer au mois de juin de l'an de Rome 816, furent différés pat ses ordres jusqu'à son arrivée ; et violant toutes les règles, il y ajouta des combats de musique, quoiqu'il n'y eût pas même de théâtre à Olympia, mais un simple stade pour les courses de chariots et pour le pugilat. Il voulait multiplier les couronnes, et faire honneur à la musique, qui était une de ses belles passions. Toujours amateur de l'extraordinaire, il entreprit de courir le stade sur un char attelé de dix chevaux, quoique dans une de ses pièces de poésie il eût accusé Mithridate de témérité pour une pareille tentative. Il réussit fort mal. Il tomba de dessus le char, et y ayant été remis, il ne put résister à la violence du mouvement, et descendit avant que d'avoir fini sa course. Il n'en fut pas moins proclamé vainqueur et couronné. Il disputa pareillement le prix des jeux Isthmiques, Pythiens, Néméens, et de tous les autres jeux de la Grèce, comme je rai dit, et de ces différents combats il remporta dix-huit cents couronnes.

Partout il fit lui-même la proclamation solennelle de ses victoires fonction de héraut, et qu'il était d'usage de mettre au concours de ceux de cette profession. Néron, dont la noble ambition embrassait tout ce qui avait rapport au spectacle, se rangeait parmi les contendants, et l'on conçoit bien qu'il ne manquait pas d'être préféré. Dion rapporte la formule de cette proclamation, pour l'intelligence de laquelle il est bon d'observer que, dans ces jeux si renommés, la gloire du vainqueur rejaillissait sur sa patrie, et la couronne était censée s'adjuger à la ville dont il était citoyen. Telle était donc la formule dans le cas dont il s'agit : NÉRON, CÉSAR EST VAINQUEUR EN TEL COMBAT (on le nommait), ET IL A ACQUIS LA COURONNE AU PEUPLE ROMAIN ET L'UNIVERS DONT IL EST LE MAÎTRE.

En tout genre son amour pour les prééminences dégénérait en basse jalousie. Ne voulant partager avec personne l'honneur de ces victoires dont il était si fort enflé, fit abattre, détruire, jeter dans des fosses, les statues de ceux qui anciennement avaient remporté la couronne dans les quatre grands jeux dont j'ai fait une mention expresse, et que l'on appelait sacrés ; et il força un certain Pamménès, qui s'y était signalé sous Caïus, et qui alors était vieux et retiré, de se remettre sur les rangs, et d'entrer en lice contre lui, afin que la victoire qu'il remporterait sur un adversaire épuisé le mit en droit de traiter ses statues avec ignominie.

J'ai observé ailleurs combien il était soumis aux lois de ces sortes de combats ; quelle déférence, quel respect il témoignait à ses juges. Mais ses rivaux le retrouvaient toujours Néron. C'est de quoi fit une cruelle épreuve un Grec habile chanteur, mais mauvais politique, qui, disputant le prix contre lui, osa déployer tout son talent, et s'opiniâtrer à ne lui point céder la couronne. Pendant qu'il chantait et qu'il ravissait en admiration toute l'assemblée, Néron fit monter sur le théâtre les acteurs qui lui servaient de ministres dans l'exécution de la pièce. Ils saisirent l'imprudent musicien, et l'ayant adossé à une colonne, ils lui percèrent la gorge avec des stylets qu'ils portaient cachés dans des tablettes d'ivoire.

Pour récompenser la Grèce, qui lui avait fourni une moisson de victoires et de couronnes, Néron la déclara libre, et il en fit lui-même la proclamation aux jeux Isthmiques, prétendant renouveler l'exemple donné par Quintius Flaminius, vainqueur de Philippe roi de Macédoine. Mais si la faveur accordée autrefois aux Grecs par Flaminius consistait plus dans le nom de liberté que dans des effets solides, comme on a pu à remarquer dans l'Histoire de la république, un semblable bienfait de Néron avait encore moins de réalité. Dion assure que seulement quelques particuliers reçurent de lui des gratifications qui leur furent bientôt après retirées par Galba. Du reste, meurtres de personnages distingués, confiscation des biens des riches, pillage des temples, voilà, selon cet historien, les fruits que la Grèce retira de la présence de Néron.

Il faut pourtant reconnaître que c'était une douceur pour les Grecs d'être gouvernés par leurs lois et par leurs magistrats, et de se voir exempts de tribut. Plutarque et Pausanias[20] en parlent en ce sens, et ne méprisent point le don fait à la Grèce par Néron. Elle n'en jouit pas longtemps, et Vespasien remit les choses sur l'ancien pied.

Il n'est pas inutile d'observer que, comme l'Achaïe était province du peuple, Néron s'était cru obligé de le dédommager en lui cédant en échange la Sardaigne.

Il ne visita ni Athènes ni Lacédémone ; ce que l'on attribua aux remords de ses crimes, qui lui faisaient redouter dans Athènes le temple élevé aux Euménides, et dans Lacédémone le souvenir de Lycurgue et de ses sages lois. J'ai déjà dit que pour une raison semblable il n'osa se présenter aux mystères de Cérès Éleusine.

Il alla à Delphes, et consulta l'oracle d'Apollon, qui, au rapport de Suétone[21], l'avertit de se donner de garde des soixante et treize ans. Néron crut que le sens de racle de l'oracle était qu'il vivrait jusqu'à cet âge ; et comme il n'avait pas encore trente ans, il fut très-content de la promesse d'une si longue vie. Mais Apollon lui tendait un piège, et lui désignait Galba, qui lui succéda peu de temps après, étant âgé de soixante et treize ans. Tout cela a bien l'air d'une fable ; et si la pythie lui dit d'abord quelques douceurs, elle changea bientôt de style : elle le mit au rang des Alcméon et des Oreste, meurtriers de leur mère ; ce qui l'irrita tellement contre le dieu, qu'il confisqua sur lui le territoire de Cirrha, dont jouissait depuis bien des siècles le temple de Delphes, et que, pour profaner l'embouchure de l'oracle, qui était une ouverture en terre d'où sortait une exhalaison dont les vapeurs inspiraient à la prêtresse une fureur prétendue prophétique, il y fit couler le sang de plusieurs hommes égorgés à l'endroit même par ses ordres, et ensuite en ferma l'entrée.

Une idée qui pouvait être utile le frappa pendant qu'il était en Grèce. Il résolut de percer l'isthme de Corinthe, qui n'a que cinq milles de largeur, pour épargner le circuit du Péloponnèse aux navigateurs qui veulent passer de la mer Ionienne dans la mer Égée. La superstition des peuples s'opposait à ce dessein. On craignait de violer l'ordre de la nature en joignant ce qu'elle avait séparé. Et à l'appui de cette opinion venaient des faits ou grossis ou même imaginés par la crainte. On disait qu'au premier coup porté à la terre il en était sorti du sang ; que l'on avait entendu comme des mugissements partis d'antres souterrains, et que des fantômes s'étaient montrés aux habitants des environs. Cette prévention n'était pas répandue seulement parmi le vulgaire. Pline[22], qui n'est nullement superstitieux, parle de l'entreprise de percer l'isthme comme d'une témérité malheureuse z, et il allègue en preuve le sort funeste de quatre princes qui l'ont tenté, Démétrios Poliocerte, César, Caligula et Néron.

Celui-ci ne se laissa point effrayer par de vaines terreurs ; et pour vaincre tous les scrupules, après avoir encouragé les soldats prétoriens au travail par une harangue, il mit lui-même la main à l'œuvre, mais d'une façon qui ne démentait point son caractère. Sortant de dessous une tente qui lui avait été dressée sur le rivage, il commença par chanter l'hymne de Neptune et d'Amphitrite, et une courte invocation à Leucothoé et à Mélicerte, dieux marins du second ordre. Alors l'intendant de l'Achaïe lui ayant présenté un pic d'or, il le prit, et en frappa trois fois la terre au milieu des applaudissements et des acclamations d'une multitude infinie. Ensuite il mit quelques grains de poussière dans une hotte qu'il emporta sur ses épaules, et se retira, croyant, dit un ancien auteur, avoir effacé la gloire des travaux d'Hercule.

Le nombre des travailleurs était immense. Néron les avait rassemblés de toutes parts, tirant des prisons anus toute l'étendue de l'empire ceux qui y étaient détenus ; Vespasien, au rapport de Josèphe[23], lui envoya mille Juifs jeunes et robustes, choisis sur un très-grand nombre dont il s'était rendu maître.

On distribua l'ouvrage de manière que ce qui n'était que simple terre et sol uni fut le partage des soldats ; les endroits pierreux et difficiles furent assignés à ceux que l'on assujettissait à ce travail sur le pied de criminels ou d'esclaves.

De ce nombre, si nous en croyons Philostrate[24], était le philosophe Musonius Rufus, chevalier romain, banni de Rome, comme je l'ai dit, à l'occasion de la conjuration de Pison, enfermé dans l'île de Gyare, et ramené ensuite de cette ile à l'isthme, pour y travailler, chargé de chaînes, parmi les forçats. Démétrius le Cynique, qui, fuyant la colère de Néron, était venu en Grèce, reconnut Musonius dans cet état si indigne de sa condition et de sa vertu, et lui témoigna plaindre beaucoup son triste sort. Musonius, sans quitter sa bêche, et continuant de fouir avec effort, lui répondit : Tu t'affliges de ce que je travaille à percer l'isthme pour l'utilité de la Grèce ! Aimerais-tu mieux me voir chanter et jouer des instruments sur un théâtre comme Néron ?

On commença le travail du côté de la mer Ionienne, au lieu appelé Lechœum, qui était un port dépendant de Corinthe, et l'ouvrage fut poussé avec vigueur, pendant soixante et quinze jours[25], dans l'espace desquels on creusa une longueur de quatre stades, qui ne faisait guère que la dixième partie de celle de l'isthme. Le soixante-et-quinzième jour, tout à coup arriva de la part de Néron, qui était resté à Corinthe, un ordre de suspendre les travaux.

On allégua dans le temps même deux motifs de cechangement. Quelques-uns disaient que des mathématiciens d'Égypte, consultés par l'empereur, ayant pris le niveau des deux mers qui baignent le Péloponnèse à l'occident et à l'orient, avaient trouvé que les eaux de la mer Ionienne étaient plus hautes que celles de la mer Égée ; en sorte qu'il était à craindre, si elles venaient à se communiquer par le canal qui traverserait l'isthme, que l'île d'Égine et les terres trop basses du côté de la mer Égée ne fussent submergées et englouties. Mais les lois de l'hydrostatique réfutent cette allégation ; et puisque les deux mers se communiquent par le midi du Péloponnèse, c'est une nécessité qu'elles se mettent de niveau. D'ailleurs Néron était si peu flexible aux représentations, que Thalès même et Archimède auraient employé en vain toute leur habileté dans les mathématiques pour le détourner d'un dessein une fois arrêté ; et celui dont il s'agit ici lui plaisait infiniment, comme extraordinaire, comme étrangement difficile, comme tenté inutilement par trois puissants princes. Il est donc bien plus probable que ce fut la crainte des mouvements que l'absence du prince occasionnait en Italie qui obligea Néron d'abandonner son entreprise. Le danger de l'inondation fut un prétexte qu'il affecta de répandre dans le public pour cacher le motif véritable. Hélius son affranchi, qu'il avait laissé dans Rome avec un plein pouvoir, lui avait souvent écrit que sa présence était nécessaire dans la ville. Mais Néron, pour qui les seuls objets frivoles avaient des charmes, et qui estimait par-dessus tout les prix de musique et de la course des Chariots, lui avait répondu en ces termes : Quoique votre conseil et votre vœu soit que je retourne promptement en Italie, vous devez plutôt souhaiter que j'y reparaisse avec une gloire digne de Néron. Enfin néanmoins Hélius alarmé se transporta lui-même en Grèce, et annonçant à Néron une conjuration qui se tramait dans Rome, il l'effraya et le détermina à partir. Mais avant que de le suivre en Italie, comme je n'ai parlé que de ses amusements pendant son séjour en Grèce, il faut ici rendre compte des exploits de sa cruauté.

Je lui attribue ceux d'Hélius en ce genre avec un juste fondement, puisque cet affranchi n'agissait que sous son autorité. J'ai dit que Néron lui avait donné un plein pouvoir. Ce pouvoir était tellement illimité, que, suivant Dion, le peuple romain avait alors deux empereurs, Néron et Hélius ; et on doutait lequel des deux était le plus méchant, si ce n'est que l'on trouvait encore plus de bassesse dans Néron se dégradant jusqu'au métier de musicien, que dans un affranchi qui imitait les tyrans. Hélius, sans attendre les ordres de Néron, confisquait les biens, exilait ou même mettait à mort non-seulement les hommes du commun, mais des chevaliers romains et des sénateurs. Ainsi périrent deux Sulpicius Camérinus, père et fils, sur le frivole prétexte* du surnom de Pueticus, qu'ils portaient, et qui était depuis des siècles héréditaire dans leur famille. Comme ce mot se prononçait à peu près de la même façon que Pithycus[26], qui peut signifier vainqueur des jeux Pythiens, Hélius prétendit que c'était à eux une usurpation sacrilège de s'attribuer un nom qui n'appartenait qu'à l'empereur.

Les rapines allaient de pair avec la cruauté. Polyclète, autre affranchi, pillait dans Rome pendant qu'Hélius versait le sang ; et Néron avait pareillement mené dans sa compagnie une harpie, Galvia Crispillius, femme de condition, qui ne rougissait pas d'être la gouvernante de l'infâme Sporus, épousée alors par Néron, et qui partageait avec ce misérable eunuque les dépouilles de la Grèce.

Elle faisait en petit ce que Néron exécutait dans le grand. Pour ses vastes et folles entreprises, pour ses profusions de largesses, il fallait à cet empereur forcené une prodigieuse quantité d'argent ; et les ombrages qu'il prenait de tout ce qu'il y avait de grand dans l'empire se joignant à son avidité, il fit tuer par ses satellites ou réduisit à se tuer eux-mêmes les plus illustres et les, plus riches de ceux qui avaient jusque-là échappé à sa cruauté.

Corbulon avait trop de mérite pour ne pas irriter les jalouses défiances de ce cruel prince. Il est vrai que, s'il eût été capable de se prêter à des vues ambitieuses, les vœux des Romains l'appelaient à l'empire. Mais invariablement attaché à son devoir, il avait même pris soin d'envoyer avec Tiridate Annius Vivianus son gendre, pour être auprès de Néron un otage de sa fidélité. La récompense d'une conduite si nette et si haute fut la mort. Néron le manda par une lettre remplie de témoignages d'amitié, et dans laquelle il l'appelait son bienfaiteur et son père. Corbulon obéit. Mais à peine était-il arrivé à Cenchrées, port de Corinthe du côté de la mer Égée, qu'il reçut l'ordre qui le condamnait à mourir. Il se repentit alors d'une vertu payée de la plus noire ingratitude, et n'ayant, pas appris à se conduire par des principes qui s'élèvent au-dessus de tous les événements humains : Je le mérite bien, dit-il ; et prenant son épée, il se l'enfonça dans le milieu dit corps.

Néron se persuadait que son séjour en Grèce et l'éloignement de la capitale était pour lui une occasion d'exercer ses cruautés plus librement et avec moins d'éclat, et dans cette vue il avait amené avec lui ou mandé auprès de sa personne plusieurs grands personnages qui lui étaient odieux et suspects. De ce nombre furent deux frères du nom de Scribonius, surnommés l'un Rufus, l'autre Proculus, qui avaient toujours vécu dans une parfaite union. Même genre de vie, même maison, même table. Ils n'avaient point partagé la succession de leur père, et ils la possédaient par indivis. Ils avaient aussi marché d'un pas égal dans la voie des honneurs, et ils s'étaient vus en même temps gouverneurs, l'un de la haute, l'autre de la basse Germanie. Cette cordialité si louable entre deux frères fut regardée par Néron comme une conspiration contre lui. Leur naissance, leurs richesses les lui peignirent redoutables. Il les manda, et lorsque sur ses ordres ils furent venus en Grèce, il leur suscita des accusateurs qui les fatiguèrent par des imputations calomnieuses. Les accusés voulurent se défendre ; mais ils ne purent obtenir audience ni aucun moyen de se justifier, et ils furent réduits à se faire ouvrir les veines.

Je crois devoir rapporter à ce même temps-ci la mort de Crassus, dont il n'est fait mention ni dans Dion, ni dans les Annales de Tacite, et qui néanmoins périt sous Néron. Il était d'une maison aussi infortunée qu'elle était illustre, et à qui Crassus et Pompée, ses auteurs, semblaient porter le malheur attaché à leurs noms. Sas père Crassus, sa mère Scribonia, son frère Cn. Pompeïus Magnus, avaient été mis à mort par Claude. Lui-même il fut accusé par Aquilius. Regulus, jeune homme d'un caractère souverainement malfaisant, et qui, ne manquant pas d'une sorte de talent, ne savait en user que pour nuire. Nous ne sommes point instruits du détail de cette affaire. Crassus fut condamné, et périt de mort violente, laissant deux frères, dont le sort, comme nous le verrons dans la suite, fut aussi funeste que le sien, Crassus Scribonianus, et Pison, exilé alors, et depuis pour son malheur adopté par Galba. L'accusateur reçut pour récompense de son odieux ministère les ornements consulaires, une gratification de sept millions de sesterces[27], et un sacerdoce qui n'est pas autrement désigné.

Ceux même qui contribuaient aux plaisirs de Néron n'étaient pas à l'abri de sa cruauté ; et il fit mourir le pantomime Pâris, parce qu'ayant voulu apprendre de lui son art, il n'avait pu y réussir, ou, ce qui revient à peu près au même, parce qu'il trouvait en lui un rival dont le jeu brillant l'effaçait.

Cecina Tuscus, fils de sa nourrice, qu'il avait fait préfet d'Égypte, fut traité humainement, et se trouva sans doute heureux de n'avoir à souffrir que l'exil. Son crime était de s'être servi pour son usage des bains que l'on avait construits à Alexandrie pour Néron, lorsqu'on s'attendait à le voir en Égypte.

Mais c'était surtout au sénat qu'il portait une haine implacable. Après avoir envoyé en exil, ou fait périr tant de membres de cette illustre compagnie ne se cachait point du dessein où il était d'exterminer le corps entier et de se servir des chevaliers romains et de ses affranchis pour les gouvernements de province et pour le commandement des armées. On remarqua que, dans la prière qu'il prononça à haute et intelligible voix en commençant les travaux pour percer l'isthme de Corinthe, il supprima le nom du sénat, et demanda seulement aux dieux que l'entreprise réussît à lui et au peuple romain.

Néron s'étudiant ainsi à mériter de plus en plus la détestation publique, il n'y avait pas un citoyen qui ne lui souhaitait la mort. Lorsqu'on le sut parti de la Grèce, comme la saison était fâcheuse, on se flattait de l'espérance qu'il périrait dans le trajet. On se trompa : il arriva heureusement en Italie ; et il fallut témoigner de la joie pendant que l'on était pénétré de honte et de douleur.

Déjà le sénat avait prévenu son retour par des décrets pleins d'adulation, ordonnant des actions de grâces aux dieux pour ses victoires dans les jeux de la Grèce, et un si grand nombre de fêtes que l'année entière n'y suffisait pas.

Pendant qu'on l'enivrait de fausses louanges, Vicinius tramait une conspiration contre lui. Car je ne vois pas où je puisse mieux placer cet événement, dont Suétone[28] seul fait mention en un mot. C'était probablement la connaissance confuse de ce danger qui avait causé les alarmes d'Hélius. L'entreprise Lut découverte à Bénévent, lorsque Néron y passait pour retourner à Rome. Il est inutile de dire qu'à cette occasion il versa des flots de sang. Sa cruauté n'avait pas besoin de raisons aussi légitimes.

Libre de cette inquiétude, il ne s'occupa plus que des triomphes qu'il comptait avoir mérités en Grèce. Il en célébra d'abord la pompe à Naples, parce que cette ville était la première où il eût fait un essai public de ses talents. On abattit par son ordre une partie des murs, suivant ce qui se pratiquait pour honorer les vainqueurs des combats sacrés de la Grèce, et il entra par la brèche, monté sur un char attelé de chevaux blancs. Il fit de pareilles entrées à Antium où il était né, et à Albe. Mais ce fut principalement Rome qu'il voulut que toute sa gloire éclatât. On porta devant lui les couronnes qu'il avait gagnées, au nombre de dix-huit cents, comme je l'ai dit, avec des inscriptions qui exprimaient le nom des jeux et le genre de combat où chacune avait été méritée, les adversaires qu'il avait vaincus, à autres circonstances pareilles, et ces mêmes inscriptions ajoutaient que Néron César était le premier Romain, depuis que le monde subsistait, qui eût remporté ces brillantes récompenses du mérite et du talent. Venait ensuite l'empereur, dans le même char dont Auguste s'était servi pour ses triomphes. Il était vêtu d'une robe de pourpre, et d'une casaque semée d'étoiles en or. Il portait.sur sa tête la couronne olympique qui était d'olivier sauvage, et dans sa main droite la couronne pythienne, faite d'une branche de laurier.

Il avait à ses côtés un musicien nominé Diodore. Après le char marchaient les applaudisseurs à gages, dont il avait formé une compagnie aussi nombreuse qu'une légion. Ils chantaient la gloire du triomphateur, criant qu'ils étaient les soldats de son triomphe. Le sénat, les chevaliers et le peuple accompagnaient cette honteuse pompe, et ils faisaient retentir les airs d'acclamations, que Dion nous a conservées dans leurs propres termes : VIVE LE VAINQUEUR DES JEUX OLYMPIQUES ! VIVE LE VAINQUEUR DES JEUX PYTHIENS ! VIVE L'EMPEREUR ! VIVE L'EMPEREUR ! NÉRON EST UN NOUVEL HERCULE. NÉRON EST UN NOUVEL APOLLON. SEUL IL A VAINCU DANS TOUS LES GENRES DE COMBATS ET DE JEUX ; SEUL DANS TOUTE LA SUITE DES SIÈCLES IL A MÉRITÉ CETTE GLOIRE. VOIX CÉLESTE ! HEUREUX CEUX QUI VOUS ENTENDENT ! Toute la ville était illuminée, ornée de festons, fumante d'encens. Partout oh passait le triomphateur on immolait des victimes, les rués étaient jonchées de pondre de safran ; on jetait sur lui des fleurs, des rubans de couronnes, et, chose singulières dans ces mœurs, des oiseaux et des pièces de pâtisserie. On avait abattu une arcade du grand Cirque. Tout le cortège passa par cet endroit, vint dans la place et se rendit au temple d'Apollon Palatin : Les autres triomphateurs portaient leurs lainiers au Capitole ; Néron, dans tin triomphe tel que le sien, voulut honorer le dieu des arts.

Après ta cérémonie achevée, pour perpétuer le souvenir de ses victoires, il plaça dans sa chambre les couronnes gagnées aux combats sacrés ; et ayant indiqué des jeux du Cirque, il y porta celles qu'il niait obtenues dans les autres jeux, et il les suspendit à l'Obélisque d'Égypte qui était placé dans l'Hippodrome.

Plutarque[29] dit quelque part que le courage fondé Sur un caractère solide et sérieux s'anime et s'élève pat-les récompenses d'honneur, qui, comme un vent favorable, le poussent sans cesse et le font avancer vers cette beauté de la vertu qui lui montre tous ses charmes. Dans de telles amas le prix n'est point un salaire qu'elles reçoivent, mais un gage qu'elles donnent- Elles ont honte de demeurer au-dessous de leur gloire, et de ne la pas surpasser par la répétition des actions qui la leur ont d'abord méritée. Cette observation se vérifie par rapport à Néron en sens contraire. Plus il se couvrait d'infamie, et plus il en devenait épris ; et l'ample provision qu'il en avait acquise dans son voyage de Grèce, en nourrissait et en enflammait en lui le désir.

Il se fit représenter en bronze et en marbre, il fit graver son image sur la monnaie, dans l'habillement avec lequel les musiciens et les joueurs d'instruments montaient sur le théâtre. Il outra le soin de conserver sa voix, jusqu'à ne plus haranguer les troupes, faisant parler un autre en sa place, même lui présent. Soit en affaires sérieuses, soit dans ses amusements, il ne manqua jamais d'avoir près de lui un modérateur attentif, qui l'avertît de ménager sa poitrine, de mettre son mouchoir devant sa bouche. Se confondant absolument avec les musiciens de profession, il ne trouva point mauvais qu'un certain Larcins, qui devait donner des jeux, lui offrît un million de sesterces pour chanter. Il est vrai qu'il n'accepta point la somme ; mais Tigellin l'exigea, et l'empereur fit son personnage sur le théâtre. Quoiqu'il rebutât le salaire, il ne laissait pas, par un travers aussi bas qu'insensé, de s'en faire une ressource pour ses besoins ; et, comme les devins, ou peut-être ceux qui prévoyaient l'effet inévitable de ses crimes, lui prédisaient qu'il serait un jour abandonné, il répondit qu'un bon métier nourrit son homme par toute terre.

Afin de réunir toutes les espèces d'opprobre, il s'exerçait assidûment à la lutte ; et le bruit s'était répandu qu'il se proposait d'aller combattre comme athlète aux prochains jeux Olympiques. Égalant Apollon par le chant, et le soleil par l'habileté à conduire un char, il voulait aussi imiter les travaux d'Hercule ; et l'on assure qu'il faisait dresser un lion contre lequel il prétendait se battre nu sur l'arène à la vue de tout le peuple, et l'assommer avec une massue, ou l'étouffer entre ses bras.

Enfin le genre humain se lassa de souffrir un tel monstre, et il s'en délivra par une révolution dont le soulèvement de Vindex donna le signal, comme je vais le raconter.

 

 

 



[1] TACITE, Annales, XVI, 4.

[2] Je me suis conformé à l'usage établi parmi nous dans les familles, en appelant ailleurs Cassius oncle de Silanus.

[3] Tacite rapporte cette inscription : DUCI PARTIUM : Au chef de parti. Mais chef de parti dans notre langage est une qualification odieuse ; au lieu que dux partium en latin porte une idée honorable : sans quoi Néron n'en aurait pas fait un crime au jurisconsulte Cassius. J'aurais pu traduire au défenseur de la liberté. Mais cette version, en rendant l'idée accessoire, se serait trop éloignée de la lettre.

[4] PLINE LE JEUNE, Ep. I, 17.

[5] TACITE, Annales, XVI, 10.

[6] Ici on lit dans le texte Pollatia. Mais au livre XIV, 22, cette dame est appelée Antistia ; et c'est le nom qu'elle devait porter, puisque son père se nommait Antistius.

[7] TACITE, Annales, XVI, 21.

[8] TACITE, Annales, XVI, 25.

[9] Il ne parait même Néron fût présent. Mais nous avons déjà vu M. Térentius apostropher dans le sénat Tibère, quoique absent. L'empereur était censé toujours présider au sénat.

[10] TACITE, Annales, XVI, 33.

[11] TACITE, Histoires, IV, 10 et 40.

[12] Six cent vingt-cinq mille livres = 919.049 fr. selon M. Letronne.

[13] Cinquante mille écus = 220.570 fr. selon M. Letronne.

[14] PLINE LE JEUNE, Ep. VIII, 22.

[15] PLINE LE JEUNE, Ep. VI, 29.

[16] Vingt-cinq millions de livres = 36.761.960 fr. selon M. Letronne.

[17] PLINE, XXX, 2.

[18] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, II, 25 ; III, 1.

[19] SUÉTONE, Néron, 22.

[20] PLUTARQUE, Vie de Flamininus ; PAUSANIAS, Achaïe.

[21] SUÉTONE, Néron, 40.

[22] PLINE, IV, 14.

[23] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, III, c. ult.

[24] PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius, V, 19.

[25] Je suis la conjecture de M. de Tillemont, qui dans le texte de Lucien, au lieu de έβδόμην καί πέμπτην, septième et cinquième, lit έβδοηκόσην καί πέμπτην, soixante et quinzième.

[26] La diphtongue œ et les lettres u ou y se rapportaient beaucoup, et avaient une prononciation presque semblable chez les Romains.

[27] Huit cent soixante quinze mille livres = 1.286.668 f. selon M. Letronne.

[28] SUÉTONE, Néron, 36.

[29] PLUTARQUE, Coriolan, 4.