HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

NÉRON

LIVRE TROISIÈME

§ I. Conjuration contre Néron.

 

 

P. SILIUS NERVA. - VESTINUS ATTICUS. AN R. 816. DE J.-C. 65.

Néron était dans la onzième année de son règne au commencement du consulat de Silius Nerva et de Vestinus Atticus, et il jouissait paisiblement du fruit de ses forfaits. Il s'en applaudissait même[1], comme d'autant d'exploits qui relevaient sa grandeur, et il disait qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait su jusqu'où s'étendait le pouvoir impérial. Une conjuration puissante, qui se forma contre lui cette année, lui apprit ce que risquait un prince avide de répandre le sang, surtout dans un temps où la façon commune et générale de penser attribuait au meurtre d'un tyran le plus haut degré de gloire.

Cet esprit règne partout dans le récit que nous a laissé Tacite de la conjuration dont il s'agit. On y sent à chaque mot l'estime dont était pénétré l'historien pour l'entreprise qu'il raconte. J'aurai besoin d'adoucir et de réformer plusieurs de ses expressions, pour ne point blesser les vraies maximes sur cette importante matière.

Le plan de la conjuration était formé dès l'année précédente, et l'empressement avait été extrême pour s'y enrôler. Sénateurs, chevaliers, gens de guerre, des femmes même avaient voulu prendre part à une entreprise qui leur paraissait également belle et salutaire à la patrie. La haine contre Néron les y portait, et de plus l'affection pour C. Pison, qu'ils prétendaient élever à l'empire.

Pison, dont le nom annonce la noblesse, et qui tenait à tout ce qu'il y avait de grand dans Rome, s'était acquis l'estime et l'amitié de la multitude par la vertu, ou par des qualités qui en avaient l'apparence. Il avait le talent de la parole, et il en faisait usage pour défendre les causes des citoyens ; libéral envers ses amis, poli et affable même à l'égard des inconnus, il joignait à ces qualités le mérite de la figure, une grande taille, une belle physionomie. Mais il ne fallait chercher en lui ni gravité de mœurs, ni tempérance dans les plaisirs. Une douceur indulgente, la magnificence, le luxe même avait pour lui des charmes. Et le grand nombre l'en aimait davantage, parce que, l'habitude du vice étant devenue si générale et si douce, on eût craint la sévérité alliée à la souveraine puissance.

Un homme du caractère de Pison ne paraît pas propre à former une conjuration. Aussi n'en fut-il pas l'auteur. On ignore même à qui l'on doit en attribuer le premier dessein. La haine contre Néron était un sentiment si universellement répandu, qu'il ne fallut point d'autre chef ni d'autre signal pour réunir tout d'un coup dans le projet de le tuer une très-grande multitude de personnes. Subrius Flavius, tribun d'une cohorte prétorienne, et Sulpicius Asper centurion, furent des plus ardents, si l'on en juge par la constance avec laquelle, après l'entreprise découverte et manquée, ils souffrirent la mort.

Le poète Lucain, et Plautius Latéranus, consul désigné, entrèrent aussi dans le complot avec bien de la chaleur et des haines très-vives. Un motif personnel animait Lucain. Infiniment jaloux de la gloire de ses poésies, il souffrait avec peine d'en voir les succès traversés par Néron, qui se piquait aussi, comme l'on sait, de faire des vers. Il fut surtout blessé de ce que l'empereur, étant un jour venu comme pour l'entendre réciter un de ses ouvrages, avait eu la malice de chercher à le déconcerter en se retirant au milieu de la séance, sous prétexte d'aller au sénat. Lucain employa d'abord pour se venger les armes que les poètes ont toujours sous la main ; et après avoir flatté bassement ce cruel prince dans sa Pharsale jusqu'à dire que si les horreurs des guerres civiles étaient nécessaires pour préparer les voies à Néron[2], les crimes et les désastres deviennent des biens à ce prix, il le déchira par des vers injurieux et satiriques. Mais cette vengeance ne lui suffit pas ; il voulut se faire raison avec l'épée des outrages prétendus qu'il avait reçus, et il y périt comme nous le verrons. Latéranus n'avait aucun sujet particulier de ressentiment contre Néron ; l'intérêt public, l'amour de la patrie, seuls échauffaient son zèle.

Deux sénateurs, Flavius Scévinus et Afranius Quintianus, démentirent la réputation qu'ils avaient d'une mollesse efféminée, en s'engageant des premiers dans une entreprise qui demandait de l'intrepidité. Le motif qui faisait agir Scévinus n'est point expliqué par Tacite. La colère enflammait le courage de Quintianus, que Néron avait diffamé par des vers d'autant plus offensants qu'ils ne portaient rien que de vrai.

Tels furent les instigateurs et les chefs de la conjuration : et par des discours semés à propos sur les crimes affreux du prince, sur le danger d'une ruine totale qui menaçait l'empire, sur la nécessité d'apporter le remède à un si grand mal, ils firent entrer dans leurs vues plusieurs chevaliers romains, dont les plus dignes de remarque sont Tullius Sénécion et Antonius Natalis. Sénécion vivait dans une étroite familiarité avec Néron, et c'était pour lui une situation bien délicate que de partager son temps et ses liaisons entre le prince et ceux qui conspiraient contre lui. Natalis était le confident intime de Pison.

Les conjurés s'associèrent encore quelques officiers des cohortes prétoriennes, outre les deux ci-dessus nommés. Mais le principal appui de l'entreprise paraissait être le préfet Fénius Rufus, homme d'une conduite et d'une réputation sans tache, et par cette raison même extrêmement en butte à Tigellin son collègue, qui le surpassait en crédit auprès de Néron par son goût pour la cruauté et pour la débauche, et qui travaillait même à le détruire, en l'accusant d'avoir entretenu un commerce adultère avec Agrippine, et conséquemment de la regretter beaucoup et de songer à la venger. Ce fut donc la crainte qui détermina Fénius à un coup de hardiesse duquel seul il attendait sa sûreté ; et comme sa charge lui donnait un grand pouvoir et bien des moyens de faciliter la réussite d'un dessein si hasardeux, lorsqu'il se fut ouvert aux conjurés, ils se sentirent animés d'un nouveau courage, et ils commencèrent à délibérer sérieusement sur le temps et le lieu qu'ils devaient choisir pour exécuter leur entreprise.

La délibération n'eût pas été longue si tous eussent été aussi intrépides que Subrius Flavius. Il proposait d'attaquer Néron, soit lorsqu'il chanterait sur le théâtre, ou dans les courses nocturnes qu'il faisait par la ville. Dans ce dernier cas, l'avantage de trouver Néron mal accompagné invitait Subrius[3] ; dans l'autre, la multitude même des spectateurs qu'aurait une action qui lui paraissait si belle enflammait cette âme élevée et amoureuse de la gloire. Le désir de l'impunité, toujours fatal aux entreprises qui demandent de l'audace, fit rejeter sa proposition.

Pendant qu'ils différaient ainsi, flattés dans certains moments de l'espérance de réussir, et ensuite retenus par la crainte, une femme nommée Épicharis, qui jusque-là avait mené un train de vie fort peu honorable, ayant été informée, l'on ne sait comment, de la conjuration, aiguillonnait par exhortations et par reproches tous ceux qui y avaient part. Enfin ennuyée de leur lenteur, elle voulut agir par elle-même ; et se trouvant en Campanie, elle se proposa de sonder les principaux officiers de la flotte de Misène, et de leur faire goûter son projet. Elle s'adressa dans cette vue à Volusius Proculus, tribun, qui ayant été l'un des ministres du meurtre d'Agrippine, ne jugeait pas proportionnée à la grandeur du crime la récompense qu'il avait reçue. Cet officier, soit qu'il connût Épicharis de longue main, ou que ce fût une liaison récente, en conversant avec elle, se plaignit de l'ingratitude de Néron, et alla jusqu'à témoigner des désirs de vengeance, si l'occasion s'en présentait. Épicharis crut avoir trouvé ce qu'elle cherchait, et elle ne douta point qu'elle ne pût le gagner, et par lui un grand nombre d'autres. Et ce n'était pas, selon sa pensée, une petite conquête. La flotte présentait bien des occasions d'attaquer Néron, parce qu'il se plaisait à se promener sur mer autour de Misène et de Pouzzoles. Elle releva donc le discours de Volusius ; elle fit le détail de tous les crimes du prince, et elle ajouta que le sénat se trouvait poussé à bout, et que les mesures étaient prises par un grand nombre de bons citoyens pour faire porter à Néron la peine de tous les maux qu'il causait au genre humain ; que, si Volusius s'associait à tant de braves gens, et leur procurait le ministère de ses meilleurs soldats, il n'était point de récompense qu'il ne pût se promettre. Elle n'en dit pas davantage, et supprima les noms des conjurés. Cette discrétion était à sa place. Car Volusius ne fut pas plutôt sorti d'avec elle, qu'il alla donner avis à Néron de ce qu'il venait d'apprendre. Épicharis fut mandée et confrontée avec le délateur. Mais comme la conversation s'était passée sans témoin, elle n'eut pas de peine à le réfuter. Néron voulut néanmoins qu'elle fût retenue en prison, soupçonnant avec fondement que ce qui n'était pas prouvé ne laissait pas de pouvoir être véritable.

Cette aventure inquiétait les conjurés ; et craignant d'être découverts, ils résolurent de se hâter, et projetèrent d'exécuter leur dessein dans la maison de campagne de Pison même auprès de Baïes, où Néron venait souvent, parce que le lieu lui plaisait ; et il y prenait le bain, il y mangeait familièrement, sans se faire accompagner de sa garde et en se débarrassant de l'appareil de sa grandeur[4]. Pison ne voulut point y consentir, alléguant l'odieuse circonstance des droits de l'hospitalité violés, des cérémonies religieuses de la table souillées du sang d'un prince criminel sans doute, mais dont la mort paraîtrait en ce cas une perfidie et une impiété. Il dit que cette idée l'effrayait, et qu'après tout l'exécution d'un dessein formé en vue de l'utilité publique demandait pour théâtre un lieu public, ou bien ce palais élevé sur les ruines de la ville, et orné des dépouilles de l'univers. Ce n'était là qu'un vain discours ; le vrai motif qui retenait Pison, c'est qu'il craignait un rival en la personne de L. Silanus, que son nom, l'honneur qu'il avait d'être sorti du sang d'Auguste, et l'excellente éducation qu'il avait reçue de C. Cassius son oncle, mettaient à portée d'aspirer à tout ; et si le meurtre de Néron était mal pris dans le public, si les conjurés se faisaient regarder comme violateurs des lois les plus saintes, il pouvait arriver que Silanus recueillît le fruit de cette mort dont il serait innocent, et fût élevé à l'empire par ceux qui n'auraient point eu part à la conjuration. Plusieurs pensèrent que Pison avait aussi appréhendé le consul Vestinus, qui n'était point du complot, et dont le génie vif et ardent pouvait ou se laisser tenter aux charmes de la liberté, ou se porter à faire choix d'un autre empereur, qui lui eût obligation de sa place. Pison ne voulait donc pas fournir à Vestinus un prétexte de le noircir, et une occasion d'agir auprès du sénat dans le premier instant où la nouvelle de la mort de Néron arriverait de Baies à Rome, et mettrait toute la ville en combustion.

Enfin, après tant de difficultés et d'hésitations, les conjurés convinrent d'exécuter leur entreprise aux jeux du Cirque, qui se célébraient en l'honneur de Cérès le douze avril. Ce jour leur parut favorable, parce que Néron, qui sortait peu en public et se tenait communément renfermé dans son palais ou dans ses jardins, venait volontiers aux spectacles du Cirque ; et la joie de la fête facilitait les accès auprès de sa personne. Latéranus s'était chargé de l'ouverture de cette scène tragique ; ce qui est toujours le plus périlleux. Il devait, sous le prétexte de demander quelque secours d'argent pour rétablir ses affaires, s'approcher de Néron, se jeter ses genoux, et comme il était grand de taille, robuste le corps, et plein de courage, saisir le moment de le prendre par les jambes et de le faire tomber à la renverse. Alors les centurions et les tribuns de la garde qui avaient le mot, et les autres conjurés, chacun selon le degré de son audace, seraient accourus et l'auraient percé de coups, pendant que Latéranus le tiendrait étendu par terre. Scévinus surtout demandait pour lui le premier rôle dans cette action, il voulait être le premier qui frappât le tyran, et il destinait à cet usage un poignard qu'il avait pris dans un temple, et qu'il portait toujours sur lui (mais caché sans doute sous sa robe), comme consacré à un coup d'importance. Le plan était que Pison attendit l'événement dans le temple de Cérès, où le préfet Fénius et les autres conjurés devaient le venir prendre et le mener au camp des prétoriens. Pline, qui avait écrit une histoire de Néron, ajoutait, selon le témoignage de Tacite, qu'Antonia, fille de Claude, s'était laissé persuader de faire revivre ses droits au trône, en épousant Pison, et qu'elle avait promis de l'accompagner dans ce moment si critique, pour lui concilier la faveur des soldats et du peuple. Tacite trouve le fait peu vraisemblable, soit de la part d'Antonia, qui, sur une espérance bien incertaine, s'exposait à un extrême péril, soit de la part de Pison éperdument amoureux de sa femme, et par consignait peu disposé à contracter un autre mariage : à moins qu'il ne faille dire que la soif des grandeurs est un sentiment supérieur à tout autre sentiment.

Il est étonnant avec quelle fidélité le secret fut gardé pendant un espace de temps fort long entre un si grand nombre de personnes différentes d'âge, de sexe, d'ordre et de condition. Ce fut de la maison de Scévinus que partit l'avis qui sauva Néron. La veille du jour arrêté pour l'exécution de l'entreprise, Scévinus, après un long entretien avec Antonius Natalis, de retour chez lui, fit son testament. Il tira du fourreau ce poignard dont j'ai parlé, et se plaignant qu'il était émoussé, il ordonna à Milichus, l'un de ses affranchis, d'en aiguiser& pointe sur la pierre. Il fit préparer un grand repas, avec plus de soins et de frais que de coutume. Il donna la liberté à ceux de ses esclaves qu'il aimait le plus, et de l'argent aux autres. Lui-même il paraissait sombre, et visiblement occupé de quelque pensée qui remplissait tout son esprit, quoiqu'il affectât de la gaîté par des propos en l'air et des discours vagues. Enfin il chargea ce même Milichus d'apprêter des bandages pour les plaies, et tout ce qui peut être nécessaire pour arrêter le sang.

Soit que cet affranchi eût été précédemment instruit de la conjuration, soit, comme il est plus probable, qu'il en eût conçu le soupçon sur les circonstances singulières de la conduite de son patron, ce qui est certain, c'est que l'espoir des grandes récompenses qu'il pouvait attendre de la révélation d'un pareil secret commença alors à l'ébranler. Il consulta sa femme, qui ne balança pas, et qui même lui fit peur, s'il se laissait prévenir. Vous n'êtes pas le seul, lui dit-elle, qui ayez vu tout ce que vous me rapportez. D'autres affranchis, plusieurs esclaves en ont été témoins comme vous. Le silence que vous garderez ne servira de rien, et les récompenses seront pour celui-là seul qui donnera le premier avis.

Milichus, dès que le jour commença à paraître, courut aux jardins Serviliens, où était actuellement Néron. D'abord on ne voulait pas le laisser entrer : mais à force de crier que ce qu'il avait à dire était de la dernière conséquence, il obtint des huissiers qu'ils le conduisissent à Épaphrodite, affranchi de l'empereur et chargé de recevoir les requêtes des particuliers. Épaphrodite le présenta à Néron, et Milichus lui annonça une conjuration terrible, exposant ce qu'il avait vu, ce qu'il avait conjecturé, lui montrant le poignard destiné à le tuer, et s'engageant à soutenir sa déposition en présence de son patron. Aussitôt Scévinus est enlevé et amené par des soldats ; et d'abord il se défendit parfaitement. Il dit que le poignard dont on lui faisait un crime était depuis longtemps l'objet du culte de ses pères, et qu'il le gardait dans sa chambre, d'où son affranchi l'avait soustrait furtivement. Que pareillement il avait dans bien d'autres occasions distribué de l'argent ou accordé la liberté à des esclaves ; et que si en dernier lieu il s'était montré plus libéral en ce point que jamais, c'était parce que le mauvais état de ses affaires et les poursuites de ses créanciers lui avaient fait craindre que son testament ne pût pas avoir lieu. Que pour ce qui regardait le repas de la veille, c'était l'objection du monde la plus frivole ; que toujours il avait aimé la table, et même une vie de plaisir, qui n'était pas au goût des censeurs austères. Enfin il nia formellement l'article des bandages et des remèdes contre les blessures, et il soutint que c'était une invention de Milichus, qui, sentant combien tout le reste avait peu de solidité, cherchait à donner couleur à une accusation où il faisait en même temps l'office de délateur et de témoin. A ces réponses spécieuses par elles-mêmes, il joignit le ton d'intrépidité ; il accabla même son affranchi de reproches, le traitant d'ingrat, de misérable, de scélérat, le tout d'une voix si ferme et d'un air de visage si assuré, que Milichus était déconcerté si sa femme ne l'eût fait souvenir que la veille Scévinus avait été en conférence avec Antonius Natalis, et que tous deux ils étaient intimes amis de Pison.

Natalis fut mandé ; et on les interrogea lui et Scévinus, chacun à part, sur ce qui avait fait la matière de leur entretien. Comme leurs réponses ne se trouvèrent pas conformes, les soupçons augmentèrent ; on les enchaîna, et on se préparait à leur donner la question. L'appareil de la torture les effraya, et leur fit avouer la vérité. Natalis céda le premier, et il nomma d'abord Pison, à qui il joignit Sénèque, soit avec raison, soit à tort ; car Tacite doute si Natalis en le nommant ne voulut pas faire sa cour à Néron, qui depuis longtemps haïssait mortellement Sénèque, et cherchait tous les moyens de le faire périr. L'exemple de Natalis acheva de vaincre Scévinus, que l'on n'avait pas manqué d'en instruire ; et croyant tout découvert, il déclara une partie de ce qu'il savait, et donna une nouvelle liste de complices. Lucain, Quintianus, et Sénécion, nièrent pendant longtemps. Mais enfin, gagnés par l'espérance de l'impunité qu'on leur promit, ils se résolurent à parler ; et pour justifier leur longue obstination à se taire, ils accusèrent des personnes qu'ils avaient toutes sortes de raison d'épargner. Lucain nomma Atilla sa mère, et les deux autres nommèrent d'intimes amis.

Cependant Néron se souvint d'Épicharis, détenue dans les prisons sur la dénonciation de Volusius Proculus, et il ordonna qu'on lui fît souffrir une rude question. Il ne doutait pas qu'une femme ne succombât aisément à la violence des tourments. Il se trompait. Épicharis témoigna une fermeté à toute épreuve. Ni les fouets, ni les feux, ni toute la cruauté des bourreaux irrités de se voir vaincus par une femme, ne put tirer une seule parole d'Épicharis. On voulut recommencer le lendemain, et on la reporta au lieu de la question sur une chaise ; car tous ses membres étaient tellement disloqués, qu'elle ne pouvait se soutenir. Épicharis, pour éviter de nouveaux supplices, sans dégénérer de sa constance, prit le mouchoir qu'elle avait autour du cou, y fit un nœud coulant, l'attacha au dos de sa chaise, et y passa la tête ; ensuite de quoi, se penchant en sens contraire de tout le poids de son corps, elle acheva de se délivrer d'un souffle de vie qui lui restait.

Elle manquait sans doute à ce qu'elle devait à son prince, en refusant de lui découvrir ceux qui avaient formé le dessein de l'assassiner. Mais Tacite n'en jugeait pas ainsi. Au contraire il admire l'invincible générosité d'une femme affranchie[5], qui dans une si cruelle circonstance protégeait par un silence obstiné des étrangers et presque des inconnus, pendant que des hommes nés libres, des chevaliers romains, des sénateurs, par la seule crainte des tourments, et sans en avoir ressent la moindre atteinte, livraient à la mort et au supplice tout ce qu'ils avaient de plus cher au monde. Car Lucain, Quintianus, et Sénécion, ne cessaient de nommer une foule de complices ; en sorte que Néron en était effrayé et tremblant, quoiqu'il eût doublé sa garde, et pris des précautions extraordinaires pour sa sûreté. Il avait rempli toute la ville de soldats : il faisait garder les portes, les murs, la rivière, et la mer. Dans les places, dans les maisons, dans les campagnes, dans les villes voisines, on ne voyait que pelotons de fantassins et de cavaliers prétoriens, mêlés de Germains, sur la fidélité desquels Néron comptait principalement parce qu'ils étaient étrangers.

Ces soldats amenaient de toute part des accusés chargés de chaines. On les voyait arriver par troupes et à la file sans presque aucune interruption, et ils demeuraient entassés aux portes des jardins où était le prince, jusqu'à ce qu'on les fit entrer pour les interroger. Et alors un signe de joie donné à quelqu'un des conjurés, un court entretien, une rencontre fortuite, si on les avait vu se trouver ensemble à un repas, entrer ensemble au spectacle, c'étaient autant de crimes. Outre Néron, qui présidait lui-même à ces interrogatoires accompagné de son fidèle Tigellin, Fénius Rufus fatiguait aussi et pressait violemment les accusés, n'ayant encore été nommé par personne, et se montrant cruel envers ses amis pour cacher son intelligence avec eux. Subrius Flavius, ce brave tribun, qui avait été un des plus zélés promoteurs de la conjuration, assistait à côté de Fénius Rufus à l'instruction du procès. Il lui demanda secrètement la permission de tirer son épée, et d'exécuter dans le moment même le meurtre projeté.

Le préfet lui répondit par un signe d'improbation, et retint l'ardeur de cet officier, qui avait déjà porté la main sur la garde de son épée.

On voit que la conjuration n'était pas encore entièrement découverte, ni hors d'état de se faire craindre. Dès le premier moment que l'avis en fut donné à Néron, pendant que l'on recevait la déposition de Milichus, et que Scévinus n'avait encore rien avoué, quelques amis de Pison l'exhortèrent à aller au camp des prétoriens, ou à monter sur la tribune aux harangues, pour tenter les dispositions des soldats et du peuple,

Si ceux qui sont du secret se joignent à vous, lui disaient-ils, ils seront suivis de bien d'autres : seul d'un coup si hardi vous attirera des partisans. Dans une pareille entreprise, c'est tout que d'avoir commencé. Néron n'a rien de préparé contre cette attaque, et d'ailleurs les hommes même les plus courageux se troublent dans les dangers imprévus, bien loin que ce comédien, soutenu du sérail de Tigellinus, ose recourir aux armes. Bien des choses qui paraissent hasardeuses aux timides réussissent à ré- preuve. En vain espéreriez-vous qu'un si grand nombre de complices vous gardât fidélité. Rien ne résiste aux tourments ou aux récompenses. Vous allez voir incessamment arriver des soldats qui vous chargeront de chaînes, qui vous feront souffrir un supplice cruel et ignominieux. Combien vous sera-t-il plus glorieux de périr, en faisant les derniers efforts pour sauver la république, en invoquant le secours des bons citoyens pour la défense de la liberté ? Si les gens de guerre et le peuple vous abandonnent, au moins votre mort sera digne de vos ancêtres, et louée de la postérité.

Pison ne fut point touché de ces exhortations si vives ; et, après s'être un peu montré en public, il s'enferma chez lui, attendant l'arrêt de sa mort. Bientôt sa maison fut investie de soldats, que Néron avait choisis parmi les plus récemment enrôlés. Car il se défiait des vieux soldats, et craignait qu'on ne les eût gagnés. Pison se fit ouvrir les veines, laissant un testament rempli de honteuses adulations pour Néron. Elles étaient l'effet de son amour pour sa femme, qui ne méritait pourtant guère l'affection d'un honnête homme, puisqu'elle tenait une conduite très-irrégulière, et n'avait pour mérite que sa beauté. Arria Galla, c'était le nom de cette dame, avait été d'abord mariée à Domitius Silius, ami de Pison, qui la lui enleva. Domitius par sa faiblesse, Galla par son impudicité, couvrirent Pison d'un opprobre éternel.

Latéranus, consul désigné, fut la seconde victime de la vengeance de Néron. Il fut traité plus rigoureusement que Pison. On ne lui accorda ni le choix du genre de mort, ni le court intervalle nécessaire pour embrasser ses enfants. Il fut traîné au lieu où l'on exécutait les esclaves criminels, et là il eut la tête tranchée de la main d'un tribun, qui lui-même était de la conjuration. Latéranus garda un généreux silence, sans lui reprocher qu'il était en même temps son exécuteur et son complice. Il fut manqué d'abord, et n'ayant pas eu la tête abattue du premier coup, il la présenta de nouveau avec la même intrépidité qu'auparavant.

Sénèque ne pouvait pas échapper à la haine de Néron. Nous avons déjà vu que ce prince ingrat et cruel avait, selon quelques-uns, tenté de faire périr son précepteur par le poison. Quand même le fait ne serait pas constant, on ne saurait douter que toute la pente du cœur de Néron ne le portât à se délivrer d'un censeur odieux. L'occasion de la, conjuration était trop belle pour la manquer.

Sénèque n'était pourtant pas convaincu d'y avoir eu part. Il n'avait été nommé que par Natalis, qui même ne le chargeait pas beaucoup. Il disait qu'il avait été envoyé par Pison à Sénèque pour lui faire des plaintes de ce qu'ils ne se voyaient point ; et que Sénèque avait répondu qu'il ne convenait aux intérêts ni de l'un ni de l'autre qu'ils entretinssent commerce ensemble, mais que sa sûreté dépendait de la vie de Pison. Granius Silvanus, tribun d'une cohorte prétorienne, fut chargé d'aller informer Sénèque de cette déposition de Natalis, et de lui demander s'il reconnaissait qu'elle contint vérité.

Sénèque, soit par hasard, soit à dessein, était revenu ce jour-là même de Campanie, et il s'était arrêté dans une maison de plaisance qu'il avait à quatre milles de Rome. Le tribun y arriva sur le soir, et posta des gardes tout autour de la maison. Il trouva Sénèque à table avec sa femme Pauline et deux amis, et il lui exposa les ordres de l'empereur. Sénèque répondit que le message de Natalis était vrai ; mais que pour lui il s'était excusé uniquement sur sa mauvaise santé, et sur son amour pour la tranquillité et le repos. Qu'il n'avait point de raison de faire dépendre sa sûreté de la vie d'un particulier, et que d'ailleurs son caractère ne le portait pas à la flatterie. Que personne ne le savait mieux que Néron, qui avait éprouvé de la part de Sénèque plus de traits de liberté que de servitude.

Le tribun revint avec cette réponse, qu'il rendit à Néron en présence de Poppée et de Tigellin, conseil intime du prince lorsqu'il était dans ses fureurs. Néron demanda à Granius si Sénèque faisait les apprêts de sa mort. Il n'a donné aucun signe de frayeur, répondit l'officier : je n'ai rien vu de triste ni dans ses paroles, ni sur son visage. — Retournez donc, dit l'empereur, et signifiez-lui l'ordre de mourir. Granius ne reprit pas le même chemin, et il se détourna pour aller chez le préfet du prétoire Fénius Rufus, et lui demander s'il devait obéir ; et Fénius le lui conseilla. Telle était, dit Tacite, la prodigieuse lâcheté qui engourdissait tous les courages. Car Granius était aussi du nombre des conjurés, et il multipliait les crimes dont il s'était engagé à tirer vengeance. Il s'épargna néanmoins l'odieux ministère de porter lui-même un si triste message, et il fit entrer un centurion, qui notifia à Sénèque l'ordre de l'empereur.

Sénèque sans se troubler demanda son testament, pour y ajouter quelques legs en faveur de ses amis présents. Le centurion lui en refusa la permission. Et bien, dit Sénèque en se tournant vers ses amis, puisqu'on m'empêche de vous témoigner ma reconnaissance pour vos services, je vous laisse le seul bien qui me reste, mais le plus précieux, l'exemple de ma vie. Conservez-en le souvenir, et acquérez-vous la gloire d'une constante et fidèle amitié. Comme il les voyait verser des larmes, il tâcha de les rappeler aux sentiments de fermeté, soit par des représentations douces, soit même par des reproches. Où sont, leur disait-il, les maximes de la sagesse que vous avez étudiées ? Quand donc ferez-vous usage des réflexions par lesquelles vous avez travaillé à vous munir contre les coups du sort ? Ignoriez-vous la cruauté de Néron ? Après avoir tué sa mère et son frère, il ne lui restait plus que d'ajouter la mort violente de celui qui a instruit et élevé son enfance.

Ensuite il embrassa sa femme, et il s'attendrit un peu en lui disant ce dernier adieu. Il l'aimait beaucoup. C'est de quoi nous avons la preuve dans une de ses lettres. La considération de ma chère Pauline, dit-il[6], me rend ma santé précieuse. Comme je sais que sa vie dépend de la mienne, pour la conserver je me conserve moi-même, et pendant que l'âge m'a rendu plus ferme par rapport à bien des objets, je perds ce bienfait de la vieillesse. Car je pense que, tout vieux que je suis, je porte en moi-même une jeune épouse, que je dois ménager. Comme donc je ne puis obtenir d'elle qu'elle mette plus de fermeté dans son amour pour moi, elle obtient de moi que je mette plus d'attention et de soins dans l'amour que je suis obligé d'avoir pour moi-même.

Il était naturel que la tendresse de Sénèque se réveillât dans ces derniers moments : mais elle était mêlée de constance. Il pria et conjura Pauline de modérer sa douleur. Ne passez pas vos jours, lui dit-il, dans une affliction éternelle. Occupez-vous sans cesse de la vie vertueuse que j'ai toujours menée. C'est une consolation bien digne d'une belle âme, et qui doit adoucir en vous le regret de la perte d'un époux. Pauline répondit qu'elle était résolue de mourir avec lui, et elle demanda à l'officier qui était présent de l'aider à exécuter ce dessein. Sénèque était enthousiaste sur l'article de la mort volontaire : d'ailleurs il craignait de laisser une personne si chère exposée après sa mort à mille traitements rigoureux. Il consentit donc au désir de Pauline. Je vous avais montré, lui dit-il, ce qui pouvait adoucir pour vous les amertumes de la vie. Vous préférez la gloire de la mort : je ne vous envierai point l'honneur de donner un si bel exemple. Nous mourrons peut-être avec même constance, mais la gloire est plus nette et plus pleine de votre côté. Ainsi ils se firent en même temps ouvrir les veines des bras.

Comme Sénèque était vieux, et même affaibli par l'austérité du régime qu'il suivait pour sa nourriture, le sang coulait avec peine et lentement : ce qui l'obligea de se faire ouvrir encore les veines des jambes et des jarrets. Les douleurs furent longues et violentes, et ne voulant pas en rendre témoin sa femme, ni être tourmenté lui-même par la vue de ce qu'elle souffrait, il lui conseilla de passer dans une autre chambre. Son éloquence ne l'abandonna pas dans cette extrémité cruelle, et ayant mandé des secrétaires, il leur dicta des discours que nous serions très-curieux d'avoir et de lire aujourd'hui. Mais Tacite les a supprimés, parce que de son temps ils couraient entre les mains de tout le monde, et par cette discrétion il nous en a privés.

Néron fut informé du parti que prenait Pauline, et comme il n'avait aucune raison de la haïr, et que d'ailleurs il sentait combien la mort de cette dame rendrait sa cruauté odieuse, il donna ses ordres pour la rappeler à la vie, s'il en était encore temps. En conséquence les soldats exhortèrent les affranchis et les esclaves de Pauline à secourir leur maîtresse. On lui banda les bras, on arrêta le sang et elle le souffrit, soit qu'elle fût dans un état de défaillance où elle ne se connaissait plus, soit volontairement. Car comme la malignité est grande parmi les hommes', bien des gens pensèrent qu'elle avait affecté la gloire de mourir avec son mari, tant qu'elle avait cru la colère de Néron implacable : mais qu'instruite du contraire elle s'était laissé vaincre assez aisément par l'amour naturel de la vie. Il est pourtant vrai que, pendant un petit nombre d'années qu'elle vécut encore, sa conduite soutint ce grand trait de générosité. Elle conserva toujours chèrement la mémoire de son mari, portant dans la pâleur extrême de son visage la preuve parlante de son affection pour lui, et de l'abondance du sang qu'elle avait perdu.

Sénèque, tourmenté par des douleurs qui ne finissaient point, et pressé par les soldats, qui avaient hâte, demanda à Statius Annéus., son médecin et son ami, le poison dont par une précaution singulière il avait fait provision depuis longtemps. Ce poison était de la ciguë, que Sénèque prit, mais sans aucun effet, parce que son corps déjà refroidi et les vaisseaux affaissés arrêtèrent le passage et l'activité de la liqueur. Il se fit ensuite porter dans un bain d'eau tiède, pour aider soit l'écoulement du sang, soit l'action du poison. En y entrant, il prit de l'eau, et en arrosa les esclaves qui étaient autour de lui ; et faisant allusion à l'usage de terminer les repas par des libations en l'honneur de Jupiter Sauveur : Faisons, dit-il, nos libations à Jupiter libérateur. Enfin on le transporta dans une étuve sèche, dont la vapeur l'étouffa. Il fut inhumé sans aucune pompe. Il l'avait ordonné ainsi par un codicille fait dans le temps de sa plus haute fortune.

On a dit que Subrius Flavius, ce tribun d'une cohorte prétorienne, qui joue un si grand rôle dans toute la conjuration, ayant tenu un conseil secret avec plusieurs centurions, avait résolu, du consentement de Sénèque, qu'après que l'on se serait servi du nom de Pison pour parvenir à tuer Néron, on tuerait Pison lui-même, et que l'on donnerait l'empire à Sénèque, comme à un sage sans aucun reproche, et qui ne devrait son élévation qu'à la vertu. On ajoutait même un mot très-vif de Subrius à ce sujet : Que gagnerions-nous à nous défaire d'un joueur de flûte, pour avoir un acteur de tragédies ? Car Pison montait aussi sur le théâtre, et jouait dans le tragique.

Tacite donne cela pour un bruit qu'il n'assure pas. Mais le retour de Sénèque dans le voisinage de Rome, au jour précis où la conjuration devait s'exécuter, fortifie les soupçons. Si donc Sénèque n'a pas été convaincu d'avoir trempé dans la conjuration, au moins il n'en est pas justifié, et il est possible que sa mort tant vantée ait été un supplice justement mérité.

Une autre tache de cette mort, c'est la confiance présomptueuse avec laquelle il propose à sa femme et à ses amis sa vie pour exemple, quoiqu'elle ait des endroits, comme j'ai eu soin de le remarquer, qui ont besoin d'indulgence, et d'autres absolument inexcusables.

C'est donc bien à tort que Lipse et d'autres admirateurs de la morale stoïque ont loué Sénèque sans restriction et sans mesure. Ceux qui l'ont supposé chrétien, et lié par un commerce de lettres avec saint Paul, ont été encore plus aveugles. Quel chrétien, qu'un homme qui mettait son sage au-dessus de Dieu[7], par la raison que Dieu tire sa perfection de sa nature, et que le sage ne doit la sienne qu'à son choix libre et volontaire !

Jusque-là aucun des officiers de guerre enrôlés dans la conjuration n'avait été décelé. Mais enfin l'indigne procédé de Fénius Rufus, qui se montrait des plus ardents à tourmenter ses complices, mit à bout leur patience, et comme il interrogeait et pressait Scévinus avec menaces, celui-ci d'un ton ironique lui répondit : Personne n'est mieux instruit que vous de ce que vous demandez. Parlez, et témoignez votre reconnaissance à un si bon prince. A ces mots Fénius se déconcerte, pâlit, ne saurait parler, et n'ose demeurer dans le silence. Une voix tremblante et entrecoupée, des sons inarticulés découvrent sa frayeur ; et Cervarius Proculus, chevalier romain, avec quelques autres prisonniers, s'étant acharné sur lui pour le convaincre, l'empereur donna ordre à un soldat très-vigoureux nommé Cassius, qui était présent, de se saisir du préfet, et de le mettre dans les chaînes.

Les mêmes dénonciateurs accusèrent ensuite le tribun Subrius Flavius, qui d'abord prit le parti de nier, se défendant sur la différence de caractère et de profession, et disant qu'officier de guerre comme il était, on ne devait pas le soupçonner de s'être associé avec des hommes qui n'avaient jamais manié les armes, avec des lâches et des efféminés. Mais, loi.squ'il se vit pressé, il se fit un honneur d'avouer hautement le fait, et comme Néron lui demandait ce qui avait pu le porter à oublier le serment militaire par lequel il s'était lié à son empereur, il répondit : Tu m'as forcé de te haïr. Aucun officier, aucun soldat ne t'a été plus attaché, tant que tu as mérité d'être aimé. Mon affection s'est changé en haine, depuis que tu es devenu parricide de ta mère et de ta femme, cocher, comédien, et incendiaire. Rien dans toute l'affaire de la conjuration ne blessa plus violemment, que ces paroles, les oreilles de Néron, qui était habitué à commettre toutes sortes de crimes, mais non à se les entendre reprocher.

Subrius souffrit la mort avec une constance parfaite. Veïanus Niger, tribun, qui fut chargé de l'exécution, ayant fait creuser dans le champ voisin une fosse qui devait servir de sépulture à Subrius, celui-ci s'en moqua, la trouvant trop peu profonde et trop étroite, et il dit aux soldats : Quoi ! vous ne savez pas encore votre métier ! Niger lui recommandant de tenir la tête ferme : Plaise aux dieux, répondit Subrius, que tu aies la main aussi ferme pour frapper ! En effet Niger tout tremblant eut bien de la peine à lui couper la tête en deux coups, et il s'en vanta auprès de Néron comme d'un acte de cruauté, disant qu'il avait donné la mort à Subrius en un coup et demi.

Sulpicius Asper centurion suivit l'exemple de courage que lui avait donné Subrius. Lorsque Néron lui demanda pourquoi il avait conspiré contre la vie de son empereur, il répondit en un mot : C'est par amour pour vous-même : il ne restait plus d'autre moyen d'arrêter le cours de vos crimes. Cet officier, et les autres qui étaient dans le même cas, marchèrent tons au supplice avec une pareille constance. Il n'en fut pas de même de Fénius Rufus, qui inséra ses lamentations jusque dans son testament.

Néron attendait et souhaitait que l'on impliquât dans l'affaire le consul Vestinus, qu'il regardait comme un homme violent et comme son ennemi personnel. Il avait eu autrefois d'étroites liaisons avec lui[8], et c'était là précisément la source de leur inimitié : parce que Vestinus, ayant connu de près toute la lâcheté du caractère de Néron, en avait conçu un grand mépris ; et Néron de son côté redoutait la fierté d'un ami, qui l'avait attaqué souvent par des railleries piquantes, genre d'offense qui ne se pardonne point, lorsque la plaisanterie est fondée sur la vérité. De plus Vestinus avait épousé récemment Statilia Messalina, quoiqu'il sût fort bien que le prince était un de ceux qui entretenaient commerce avec cette dame. Par ces motifs Néron désirait avoir prise sur Vestinus. Mais les conjurés ne lui avaient point fait part de leur dessein, quelques-uns, parce qu'ils étaient brouillés avec lui depuis longtemps ; d'autres, en plus grand nombre, parce qu'ils se défiaient de son esprit intraitable, avec lequel il n'était pas possible de s'accorder. Ainsi, sans qu'il y eût ni charge contre lui, ni accusateur, Néron, qui ne pouvait procéder par voie de jugement, y suppléa par la puissance militaire ; et traitant de citadelle la maison que Vestinus occupait, parce qu'elle dominait sur la place, feignant de craindre ses légions d'esclaves, tous jeunes, bien faits, et de même âge, il envoya Gérélanus, tribun, à la tête d'une cohorte, avec ordre de prévenir les mauvais desseins du consul.

Vestinus avait fait ce jour-là toutes les fonctions de sa charge, et il donnait un grand repas, soit qu'il ne craignît rien, soit qu'il voulût cacher ses craintes. Tout d'un coup les soldats arrivent, et lui disent que le tribun le demande. Il se lève sans différer, et tous les apprêts de sa mort se font avec une extrême diligence. Il s'enferme dans une chambre ; le chirurgien s'y trouve ; on lui ouvre les veines ; encore plein de vie, il est porté dans le bain, on le plonge dans l'eau tiède : tout cela sans qu'il lui échappât une seule parole, par laquelle à témoignât plaindre son sort. Pendant ce temps, ceux qui étaient à table avec lui demeurèrent environnés de soldats, jusqu'à ce que Néron, qui se figura leur frayeur, et qui s'en divertit, donna enfin, quand la, nuit était bien avancée, l'ordre pour les renvoyer, en disant qu'ils avaient payé assez cher l'honneur de souper avec le consul.

La mort de Lucain suivit celle de Vestinus. Lorsqu'il avait déjà perdu une grande quantité de sang, sentant ses pieds et ses mains se refroidir peu à peu, et les extrémités du corps presque déjà mortes, pendant que les parties voisines du cœur conservaient encore leur chaleur naturelle, il se rappela une description qu'il avait faite dans sa Pharsale d'une mort à peu près semblable, et il en récita les vers, que Juste Lipse juge avec raison être ceux dont je vais donner la traduction : Ce n'est point une seule blessure dont le sang sorte avec lenteur ; il tombe de toutes les veines ouvertes et rompues. L'extrémité du tronc a déjà livré à la mort les membres destitués de la chaleur vitale. Mais à l'endroit où le poumon et le cœur ont établi leur demeure, où le principe de la vie réside comme dans son centre, les destins éprouvent une longue résistance ; et ce n'est qu'après avoir lutté longtemps que la mort achève pleinement sa conquête[9]. Telles furent les dernières paroles de Lucain, qui jusqu'à la fin, comme l'on voit, fut très-occupé de ses vers. Dans un codicille il marqua à son père Annéus Mela, frère de Sénèque, quelques corrections à faire dans ses poésies. Il n'avait pas trente ans lorsqu'il mourut. Sa Pharsale est sans doute l'ouvrage d'un homme de beaucoup d'esprit ; mais c'est une histoire, et non pas un poème. Le style même n'a d'autre mérite que la vigueur, et l'on n'y trouve point du tout les grâces de la poésie. Quintilien croit devoir mettre plutôt Lucain au rang des orateurs que parmi les poètes[10]. Ajoutons qu'il n'est orateur que par l'énergie et l'audace de ses pensées et de ses expressions, et que la simplicité, le naturel et la douceur, lui manquent absolument.

La mort des autres conjurés n'a offert à Tacite aucune circonstance digne de mémoire. Il remarque seulement que Scévinus, Quintianus, et Sénécion, moururent avec plus de courage, que ne promettait une vie passée dans la mollesse et dans les plaisirs. Le mépris de la mort était une disposition toute commune chez les Romains de ce temps-là, et le tribun Granius Silvanus, quoique absous, se perça de son épée.

Pendant que la ville était remplie de funérailles[11], le Capitole regorgeait de victimes. Les pères, les frères, les parents, les amis de ceux qui venaient de périr, rendaient grâces aux dieux, ornaient leurs maisons de festons et de branches de laurier, allaient se jeter aux genoux du prince et lui baiser la main. Néron était si aveuglé par la flatterie, qu'il prit à la lettre ces démonstrations de joie ; et disposé par là à user de quelque douceur, il fit grâce pleine et entière à Antonins Natalis et à Cervarius Proculus en considération de la facilité et de la promptitude avec lesquelles ils avaient avoué ce qui les regardait, et donné des lumières sur leurs complices. Milichus, premier dénonciateur de la conjuration, fut enrichi des bienfaits du prince, et prit le surnom de Sour, qui en grec signifie sauveur.

Ceux des accusés qui étaient restés suspects sans être convaincus, et contre lesquels Néron n'avait point de haine particulière, ne furent pas traités à la rigueur. Plusieurs tribuns des cohortes prétoriennes en furent quittes pour la perte de leurs places. Novius Priscus, ami de Sénèque, fut envoyé en exil, et sa femme Antonia Flaccila l'y suivit. Glicius Gallus, dénoncé par Quintianus, eut le même sort et la même consolation. Sa femme Egnatia Maximilla l'accompagna en exil, et tant qu'on la laissa jouir des biens qu'elle possédait en propre, elle les partagea avec lui. Ils lui furent ôtés dans la suite, et elle partagea la misère de son époux. Cadicia, veuve de Scévinus, et Césonius Maximus, lié d'amitié avec Sénèque, n'apprirent qu'ils étaient accusés que par la peine qui fut prononcée contre eux. On les bannit de l'Italie. Césonius avait montré un généreux attachement pour Sénèque dans ses disgrâces, et peut-être dans son exil de Corse. Il trouva à son tour un ami fidèle en la personne d'Ovide, que nous ne connaissons point d'ailleurs, mais que Martial a comblé d'éloges à ce sujet. Néron condamna votre ami, dit Martial à Ovide ; mais vous osâtes condamner Néron, et suivre la fortune d'un exilé. Vous l'accompagnâtes dans son état de disgrâce, après avoir refusé de vous attacher à sa cour, lorsqu'il jouissait du brillant emploi de proconsul[12].

Rufius Crispinus fut aussi envoyé en exil sous prétexte de la conjuration. Il avait été autrefois le mari de Poppéa : c'en était assez pour être haï de Néron.

Tout ce qui se distinguait lui était suspect. Deux hommes célèbres par les lettres, Verginius Flaccus et Musonius Rufus, l'un rhéteur, l'autre philosophe, eurent l'exil pour récompense du soin qu'ils prenaient de former et d'instruire la jeunesse. Tacite articule encore plusieurs autres exilés, dont nous ne connaissons que les noms. Atilla, mère de Lucain, sans être ni déchargée de l'accusation, ni condamnée, fut laissée dans l'oubli. Suétone assure que les enfants de ceux qui avaient été mis à mort furent chassés de la ville, et plusieurs emprisonnés, ou réduits à mourir par la faim.

Après que l'affaire de la conjuration fut entièrement terminée, Néron, attentif à se concilier l'amitié des soldats prétoriens, leur fit une harangue, sans doute pour se louer de leur fidélité, et il leur distribua deux mille sesterces par tête[13]. Il y ajouta une gratification perpétuelle, et voulut qu'à l'avenir ils reçussent leur blé de la libéralité de l'empereur, au lieu qu'auparavant ils s'en fournissaient eux-mêmes, et le payaient le prix du marché.

Il convoqua ensuite le sénat, comme s'il eût à lui faire part de quelque victoire remportée sur les ennemis de la république. Il commença par donner les ornements du triomphe à Pétronius Turpilianus personnage consulaire, à Cocœïus Nerva préteur désigné, qui sans doute est le même Nerva que nous verrons régner après Domitien, et à Tigellin préfet du prétoire. Ces deux derniers furent encore honorés chacun de deux statues, l'une dans la place publique, l'autre dans le palais impérial. Nymphidius, dont nous aurons heu de parler dans la suite, et qui parait avoir été alors donné pour collègue à Tigellin, en la place de Fénius Rufus, reçut les ornements du consulat.

Néron, après s'être félicité dans le sénat de la découverte de la conjuration, adressa une ordonnance au peuple sur le même sujet, et rendit publics les procès-verbaux des interrogatoires qu'avaient subis les accusés. C'était une précaution qu'il prenait contre la malignité des bruits populaires, qui lui imputaient d'avoir fait périr des innocents sous un faux prétexte. Mais le fit de la conjuration est indubitable. Il fut constaté dans le temps même, et l'aveu de ceux qui revinrent d'exil après la mort de Néron eu porte la certitude jusqu'au dernier degré d'évidence.

Pendant que tout le monde dans le sénat s'épuisait en flatteries envers Néron, et que les plus affligés témoignaient le plus de joie, Junius Gallio, frère de Sénèque, et par cette raison tremblant pour lui-même, fut attaqué par Saliénus Clémens, qui le traitait d'ennemi public et de parricide. Mais les sénateurs se réunirent pour imposer silence à cet indigne persécuteur, qui voulait abuser des maux publics pour satisfaire ses vengeances particulières, et rouvrir une plaie que la bonté et la clémence du prince, disait-on, venait de fermer pour toujours.

Le décret du sénat qui intervint sur la proposition de Néron ordonna des offrandes et des actions de grâces aux dieux, et surtout au Soleil, qui avait un ancien temple près du cirque, où le crime devait se commettre ; en sorte qu'il paraissait visiblement que c'était la protection de ce dieu qui avait éclairé les secrets ténébreux de la conjuration. Il fut encore ordonné qu'au jour des jeux du cirque consacré à Cérès, qui était le jour pris par les conjurés, on augmenterait le nombre des courses de chariots ; que le mois d'avril, où la conjuration avait été découverte, serait appelé le mois de Néron ; que l'on bâtirait un temple au Salut, dans l'endroit où Scévinus avait pris son poignard. Néron lui-même consacra ce poignard dans le Capitole avec cette inscription, À JUPITER VENGEUR. Anicus Cérialis, consul désigné, proposa de construire incessamment aux dépens du public un temple au dieu Néron, Ces deux derniers traits fureta après l'événement regardés comme des présages de la ruine de Néron ; le premier, parce que celui qui commença à ébranler la fortune de ce prince, se nommait Julius Vindex : or vindex, en latin, signifie vengeur. L'avis de Cérialis fut interprété dans le même sens, parce que l'usage était de ne décerner les honneurs divins aux empereurs qu'après leur mort.

 

 

 



[1] SUÉTONE, Néron, 37.

[2] LUCAIN, Pharsale, I, 25.

[3] TACITE, Annales, XV, 50.

[4] TACITE, Annales, XV, 52.

[5] TACITE, Annales, XV, 57.

[6] SÉNÈQUE, Ep. 104.

[7] SÉNÈQUE, Ep. 53. — On trouvera plusieurs passages de Sénèque qui renferment la même impiété, recueillis par M. Daguet, Jésus crucifié, t. II, c. 3, p. 106.

[8] TACITE, Annales, XV, 68.

[9] LUCAIN, Pharsale, III, 638.

[10] QUINTILIEN, Institutions oratoires, X, 1.

[11] TACITE, Annales, XV, 71.

[12] MARTIAL, Epigr. VII, 44.

[13] Deux cent cinquante livres = 367 fr. selon M. Letronne.