C. CÆSONIUS PÆTUS. - P. PETRONIUS TURPILIANUS. AN R. 812. DE J.-C. 61.Nous n'avons point eu occasion de parler de la Grande-Bretagne depuis les dernières années de Claude. Les Romains y souffrirent sous les consuls Cæsonius Pætus et Pétronius Turpilianus une perte sanglante, qu'ils s'étaient attirée par leur injuste et violente tyrannie contre des peuples encore mal soumis. Voici quelles plaintes que Tacite[1] lui-même met dans la bouche : Nous ne gagnons rien par la patience, sinon d'enhardir nos maîtres à nous maltraiter davantage, comme des hommes capables de tout souffrir. Autrefois nous n'avions qu'un roi : maintenant on en met deux sur nos têtes, le lieutenant de l'empereur et son intendant, qui partagent entre eux l'exercice de la cruauté, l'un contre nos vies, l'autre contre nos biens : l'un nous fait éprouver les violences des gens de guerre, l'autre les rapines et les affronts. La discorde de ces deux officiers et leur bonne intelligence nous sont également préjudiciables. Nous ne pouvons rien soustraire ni à leur cupidité, ni à leurs passions effrénées. Dans la guerre on est dépouillé par un plus vaillant que soi. Mais ici ce sont des lâches, des gens sans cœur, qui nous chassent de nos maisons, qui nous enlèvent nos enfants, qui nous tourmentent par des levées de milices : comme si tout était tolérable pour notre insensibilité, excepté de mourir pour la patrie. Un exemple éclatant prouve la justice de ces plaintes. Prasutagus, roi des Icéniens, avait nommé par testament pour héritier l'empereur conjointement avec ses deys filles, s'imaginant assurer ainsi à ses peuples et à sa famille une puissante protection, qui les mettrait à l'abri de toute injure. Le contraire arriva. Ses états furent en proie aux centurions romains, et sa maison aux esclaves de l'empereur. Il laissait une veuve, qui est diversement nommée Boudicéa, Voadica, Bonduica. Elle fut maltraitée en sa personne par des coups de fouet, et ses filles outragées en leur honneur. On supposa que tout le pays était compris dans le legs de Prasutagus, et qu'en donnant son domaine, il avait pareillement donné les terres de ses sujets ; et sur cette supposition, les premiers de la nation furent dépouillés de leurs patrimoines, et les parents du roi traités en esclaves. Dion ajoute une autre espèce de vexation exercée sur les Bretons par Sénèque, qui, leur ayant prêté quarante millions de sesterces[2] à gros intérêts, retira tout d'un coup cette grande somme, et réduisit par là ses débiteurs mi désespoir. Quoi qu'il en soit de ce dernier fait, que les invectives atroces de Dion contre Sénèque peuvent rendre suspect, mais que je ne voudrais pourtant pas absolument nier ; les procédés tyranniques des Romains à l'égard d'une nation fière et belliqueuse, qui craignait même un avenir encore plus dur, la portèrent à la révolte. Les Icéniens sollicitèrent secrètement les Trinobantes leurs voisins, et quelques autres peuples de la province romaine, qui n'étaient pas encore façonnés au joug. Tous mêlent ensemble leurs trop justes ressentiments, et conviennent de réunir leurs forces pour recouvrer la liberté ; et le général romain ne leur eut pas plus tôt présenté une occasion favorable, en s'éloignant d'eux et en transportant ses troupes dans l'île de Mons, qu'ils coururent aux armes, et signalèrent leur vengeance par les plus horribles excès. Ce général était Suétonius Paulinus, illustre guerrier, et au jugement du peuple, qui ne laisse personne sans émule, le rival de Corbulon. Entre lui et Didius, qui est le dernier des lieutenants de l'empereur dans la Grande-Bretagne dont j'aie fait mention, il y avait eu un intervalle d'un an, rempli par Véranius, qu'une prompte mort empêcha de faire aucun exploit considérable ; homme d'une grande réputation de Sagesse et de probité pendant sa vie, et qui la perdit à sa mort, parce que dans son testament il flatta beaucoup Néron ; et se vanta, comme aurait pu faire un jeune fanfaron, que, s'il avait vécu deux ans de plus, il eût achevé la conquête de l'île. Suétonius, qui lui succéda, se piqua réellement d'égaler la gloire de Corbulon, et de contrebalancer les trophées de celui-ci en Arménie par quelque victoire signalée dans les îles Britanniques. Mais il n'imita pas l'attention de cet habile général n'aller jamais en avant sans avoir assuré ses derrières ; et après divers exploits assez avantageux, ne pensant nullement à la conjuration qui se tramait dans le cœur du pays, il se laissa flatter de l'idée de conquérir File de Mona, qui était puissante, et qui servait d'asyle aux transfuges. Cette île, nommée aujourd'hui Anglesey, n'est séparée de la Grande-Bretagne que par un bras de mer fort étroit et de peu de profondeur. Suétonius fit construire des bateaux plats pour transporter son infanterie : la cavalerie passa à gué, ou, lorsqu'il se trouvait trop d'eau, en mettant les chevaux à la nage. La descente fut disputée par les Barbares. Le rivage était bordé de troupes, dont l'aspect avait quelque chose d'effrayant. Parmi les rangs serrés d'hommes armés couraient çà et là des femmes, en vrai appareil de furies, en habillement lugubre, les cheveux épars, des torches ardentes à la main. Tout autour paraissaient des Druides, qui levant les mains au ciel faisaient des prières pour la victoire de leurs compatriotes, et des imprécations contre l'ennemi, La nouveauté de ce spectacle étonna d'abord les soldats romains, qui demeurèrent quelque temps immobiles. Mais bientôt animés par les exhortations de leur général, et s'encourageant les uns les autres à ne point craindre des femmes forcenées et des prêtres fanatiques, ils avancent, gagnent du terrain, renversent l'épée à la main un grand nombre de Barbares, et les font périr dans leurs propres flammes. Le reste se dissipa par la fuite. Suétonius vainqueur établit une garnison dans l'île, et coupa les bois consacrés à des superstitions inhumaines. Car ces peuples étaient dans l'usage d'immoler leurs prisonniers au pied des autels, et de consulter les dieux par les entrailles de ces malheureuses victimes. Suétonius était occupé du Soin d'affermir sa nouvelle conquête, lorsqu'il apprit la révolte des Bretons, dont le premier exploit fut la ruine de la colonie de Camalodunum, fondée récemment par Ostorius Scapula. Les vétérans établis dans cette colonie avaient pris soin de se rendre odieux par-dessus tous les autres Romains, chassant de leurs maisons les naturels du pays, les dépouillant de leurs terres, les traitant de prisonniers de guerre et d'esclaves. Et les soldats qui étaient actuellement dans le service soutenaient l'insolence des vétérans, par ressemblance de goût et de principes, et dans l'espérance de jouir un jour d'une égale licence. De plus on avait bâti dans Camalodunum en l'honneur de Claude un temple que les Bretons regardaient comme une citadelle destinée à éterniser parmi eux la tyrannie ; et les prêtres choisis dans le paya pour desservir ce temple se voyaient forcés, sous prétexte de religion, à se ruiner par les dépenses qu'exigeait l'entretien du culte et l'embellissement de l'édifice. A ces motifs d'indignation se joignit la facilité de réussir. La colonie n'était munie d'aucunes fortifications, les généraux romains, par une grande imprudence', ayant en plus d'attention aux agréments de l'habitation qu'à la sûreté. Les mouvements des Barbares ne demeurèrent pas inconnus aux vétérans. De plus ils étaient alarmés par des apparences de prodiges, que Dion et même Tacite ont pris la peine de rapporter. Comme Suétonius était trop loin pour leur donner du secours, ils s'adressèrent à l'intendant de la province Catus Décianus, qui.ne leur envoya que deux cents hommes mal armés. Ils n'avaient pu rassembler eux-mêmes qu'un petit nombre de soldats ; et leur principale ressource était une portion du temple fortifiée de bons murs, et mise en état de défense. Du reste, empêchés et retenus par des traîtres qui favorisaient sous main la conjuration, ils ne songèrent ni à se munir de fossés et de remparts, ni à se débarrasser des bouches inutiles pour ne garder dans la place que ceux qui étaient capables de la défendre. Tranquilles, et aussi peu sur leurs gardes que s'ils eussent été en pleine paix, ils furent tout d'un coup enveloppés par une, nuée de Barbares. La place ne tint pas un moment : elle fut emportée d'assaut, et brûlée. Le temple, où s'étaient renfermés les soldats, soutint un siège de deux jours, et fut pris de force. Pétilius Cérialis, que nous verrons dans la suite devenir un grand capitaine, alors encore jeune, accourait en diligence avec la neuvième légion, qu'il commandait, au secours de la colonie. Il rencontra les Barbares tout fiers de leur récente victoire, qui mirent en fuite sa légion, et taillèrent en pièces tout ce qu'elle avait d'infanterie. Cérialis avec la cavalerie rentra dans son camp, et se défendit derrière les retranchements. L'intendant Catus, effrayé de cette double, disgrâce, et sachant combien il était en butte à la haine de la province, dont son avidité avait causé la révolte, prit prudemment le parti de passer dans les Gaules. Cependant Suétonius arriva ; et quoique mal accompagné, il passa hardiment à travers les troupes des ennemies répandus dans la campagne, pour aller à la ville de Londres, qui n'avait point le titre ni les privilèges de colonie, mais qui était dès lors très-fréquents pour son commercé. Il douta s'il en ferait comme sa place d'armes dans la guerre qu'il avait à soutenir. Mais considérant le petit nombre de ses soldats, et le malheureux succès de la témérité de Cérialis, il résolut de sacrifier une ville pour sauver la province. En vain les habitants par leurs prières et par leurs larmes voulurent le retenir. Il donna le signal de la marche, et reçut au milieu de sa troupe ceux qui voulurent le suivre. Les autres, que la faiblesse du sexe et de l'âge, ou le regret d'abandonner leurs possessions, engagea à rester, furent la proie des ennemis. Une troisième ville éprouva la même infortune. Les Barbares prirent et saccagèrent Verulanium[3]. Ils n'attaquaient point les forts châteaux, où étaient des garnisons qui pouvaient faire résistance. Le désir du butin et la facilité du succès attiraient leur effort sur les villes, où il y avait beaucoup à gagner et peu à risquer. Il périt dans le sac de ces trois villes soixante et dix mille tant alliés que citoyens. Car la rage des Barbares né leur permettait point dé faire des prisonniers, ni de songer à des ventes ou à des échanges[4]. Ils égorgeaient tout sans distinction, et ceux qui échappaient à leur première fureur n'avaient à attendre que les supplices les plus cruels et les plus ignominieux, les potences, les feux, les croix. Il semblait que les Bretons comptassent bientôt payer eux-mêmes la peine de leur révolte, et qu'ils se hâtassent de se venger d'avance. Suétonius ne vit pas plus tôt autour de lui dix mille soldats, qu'il résolut de combattre, quoique les Barbares fussent en une multitude infinie, que Dion fait monter à deux cent trente mille hommes. Pour aider par la nature du terrain le petit nombre de ses troupes, il se posta dans une gorge, fermée d'une forêt par derrière. Il savait qu'il n'avait point d'embuscade à craindre, et que tout ce qu'il devait combattre d'ennemis était en face, il plaça donc ses légionnaires au centre, avec les armés à la légère à droite et à gauche, et la cavalerie sur les ailes. L'armée des Barbares occupait un espace découvert et immense, qui retentissait de leurs cris pleins d'ardeur et d'allégresse, et où se développaient leurs bataillons et leurs escadrons avec mille mouvements irréguliers. Ils se croyaient si assurés de la victoire, qu'ils avaient amené leurs femmes pour en être témoins. Placées sur une enceinte de chariots, elles formaient une espèce de couronnement autour de l'armée. Le chef était une femme ; car dès-lors les Bretons ne faisaient point de distinction entre les deux sexes pour le droit du commandement, Boudicéa, montée sur un char avec ses deux filles, parcourait les rangs pour exhorter les siens à bien faire. Elle était d'une grande taille, et avait le regard fier, et quelque chose de martial dans tout l'air du visage, une longue chevelure qui lui pendait jusqu'à la ceinture, une casaque militaire attachée par-devant avec une agrafe. Cette héroïne représentait successivement à chacun des peuples dont son armée était composée que ce n'était point une chose inusitée pour les Bretons que de prendre l'ordre d'une femme dans la basale ; mais qu'elle les priait de ne la point considérer comme une reine issue de tant d'illustres ancêtres qui revendiquait le royaume de ses pères : Quand je serais une femme du peuple, disait-elle, n'aurais-je pas droit de poursuivre la vengeance de ma liberté, dont on m'a privée, des mauvais traitements que j'ai soufferts en ma personne, de l'honneur de mes filles outragées ? Les Romains ont porté la violence jusqu'à cet excès de nous confondre avec les esclaves, qu'ils réduisent par les coups ; de ne respecter ni l'âge dans une reine, ni la virginité dans des princesses. Mais enfin les dieux se déclarent pour nous et favorisent notre juste vengeance. La légion qui a osé tenter le combat a été taillée en pièces. Les autres ou se cachent dans leur camp, ou ne songent qu'à se ménager une fuite plus aisée. Ils ne soutiendront pas le seul cri de tant de milliers de combattants, loin de pouvoir résister à leur effort. Si vous faites attention à la prodigieuse supériorité du nombre, si vous pesez les motifs qui vous ont engagés à entreprendre cette guerre, jamais il n'y eut plus d'espérance de vaincre, jamais aussi une plus expresse nécessité de vaincre ou de mourir. C'est l'exemple qu'une femme est résolue de vous donner. Que les hommes vivent, s'ils l'aiment mieux, et qu'ils se soumettent à la servitude. Le général romain de son côté croyait aussi devoir
encourager ses soldats à l'approche d'un si grand péril. Il les exhortait à
mépriser le vain bruit des Barbares, et leurs menaces encore plus vaines ;
une armée où ils voyaient plus de femmes que de guerriers, et dont les
soldats eux-mêmes n'avaient ni armure bien entendue, ni courage ferme, prêts
à fuir dès qu'ils reconnaîtraient de prés leurs vainqueurs. Pour ôter à ses
Romains la défiance que pouvait leur inspirer l'énorme différence du nombre,
il leur représentait que même dans une nombreuse armée c'était un petit
nombre de combattants qui décidaient de la victoire, et que ce serait un
surcroît de gloire pour eux de faire avec peu de bras l'ouvrage de plusieurs
légions. Enfin il leur prescrivait de quelle manière ils devaient combattre. Serrez vos rangs, et, après avoir lancé vos javelines,
avancez sur les ennemis l'épée à la main, et renversez-les en les heurtant de
vos boucliers. Surtout ne songez qu'à tuer, sans vous occuper du butin. Après
la victoire tout sera à vous. A ces discours l'ardeur des Romains se
manifesta par des gestes et des mouvements si expressifs, que Suétonius en
donnant le signal du combat se compta sûr de la victoire. D'abord les légionnaires demeurèrent dans leur poste, dont l'entrée étroite leur servait de rempart, et ils laissèrent approcher l'ennemi. Alors ils firent leur décharge, et il n'y eut point de coup perdu. Après quoi, voyant les Bretons se troubler, ils, sortent de leur défilé et avancent sur eux, et, soutenus des armés à la légère et des gens de cheval, qui firent parfaitement leur devoir, bientôt ils eurent rompu tout ce qu'il y avait de plus vigoureux et de plus hardi dans l'armée des Barbares. Les autres prirent la fuite : mais ils se l'étaient rendue difficile par l'enceinte de chariots dont ils s'étaient environnés. Le vainqueur furieux ne fait quartier à personne, et n'épargne pas même le sang des femmes. Il tuait jusqu'aux bêtes de voiture, qui en tombant augmentèrent le monceau des cadavres. Cette victoire peut être comparée aux plus fameuses que les Romains aient remportées dans le temps de leur plus grande gloire. On dit que quatre-vingt mille Bretons restèrent sur la place. Les Romains ne perdirent que quatre cents hommes, et leurs blessés ne passèrent pas ce nombre de beaucoup. Boudicéa, selon Tacite, tint la parole qu'elle avait donnée, et s'empoisonna elle-même : selon Dion, elle mourut peu après de maladie. Un officier romain, qui commandait la seconde légion, avait refusé de se joindre à son général. Lorsqu'il fut informé de la victoire remportée sans lui, honteux et confus d'avoir privé sa légion de la part qu'elle aurait eue à la gloire du succès, et, craignant la peine de sa désobéissance, il se perça de son épée. Suétonius maître du pays rassembla toutes ses troupes ; et, ayant reçu un nouveau renfort, qui lui fut envoyé de l'armée de Germanie par ordre de l'empereur, il porta partout le fer et le feu, pour achever d'abattre la fierté indomptable de ces peuples, qui demeuraient encore pour la plupart en armes. Ils soue fraient déjà beaucoup de la disette, parce que naturellement négligents à cultiver et ensemencer leurs terres, et de plus se promettant de s'approprier par la victoire les magasins et les provisions des Romains, ils avaient dépeuplé toutes les campagnes pour former l'année qui venait d'être détruite. Tant de maux réunis les auraient réduits à subir la loi du vainqueur, si Julius Classicianus, qui avait succédé à Catus dans l'emploi d'intendant, ne les eût entretenus dans leur opiniâtreté, ne craignant point de nuire au bien des affaires pour contenter sa jalousie contre le général. Il faisait répandre parmi eux le bruit qu'incessamment Suétonius allait être révoqué, et qu'il leur serait bien plus avantageux de traiter avec un nouveau général[5], qui, ne leur ayant jamais fait la guerre, ne les regarderait point comme ennemis, et consulterait moins l'orgueil de la victoire que la démence et la douceur ans les conditions qu'il leur prescrirait. En même temps, pour tâcher de réaliser sa prédiction, il écrivait à Rome que l'on ne devait point s'attendre à voir finir la guerre tant que Suétonius resterait en place ; et, cherchant à le décrier en toutes manières, il attribuait les fâcheux événements à sa mauvaise conduite, il faisait honneur de ses succès à la bonne fortune de la république. Ces discours eurent au moins l'effet de déterminer Néron à envoyer un commissaire dans la Grande-Bretagne. Il choisit pour cette fonction Polyclète l'un de ses affranchis, espérant beaucoup de lui, non-seulement pour rétablir la bonne intelligence entre le commandant et l'intendant, mais pour amener les Bretons à une paix durable. L'affranchi ne manqua pas de répondre par un faste bruyant, et par la magnificence de son train, à l'importance de sa commission. Il traversa l'Italie et la Gaule avec un grand fracas ; et lorsqu'il eut passé l'Océan, sa pompe et sa morgue le rendaient terrible même aux soldats romains. Mais il fut un objet de moquerie pour les Barbares. Comme la liberté régnait encore parmi eue en pleine vigueur, ils ne connaissaient point la puissance des affranchis ; et ils ne pouvaient assez s'étonner qu'un général et une armée qui venaient de terminer une si grande guerre, fussent assujettis à de vils esclaves. Au reste, le rapport de Polyclète fut assez favorable à Suétonius, et l'on avait résolu à la cour de conserver ce général dans son emploi. Mais comme il souffrit peu de temps après un petit échec, sur mer, où il perdit quelques vaisseaux avec leur équipage, on supposa que la guerre durait encore, et on lui donna pour successeur Pétronius Turpilianus, qui sortait du consulat. Celui-ci n'attaqua point les ennemis, qui de leur côté, le laissèrent tranquille ; et il couvrit du nom honorable de paix une inaction de paresse. Cette même année deux crimes commis dans Rome, l'un par des sénateurs, et l'autre par des esclaves, firent un grand éclat. Domitius Balbus, ancien préteur, était vieux, riche et sans enfants, puissante amorce pour la cupidité de ceux qui couraient après les successions. Il avait un parent, nommé Valérius Fabianus, qui se destinait à suivre la carrière des honneurs, et, qui, pour s'en faciliter rentrée par les richesses, lui fit-briqua un faux testament. Mais chez les Romains les testaments devaient être signés de sept témoins. Fabianus fit donc entrer dans son complot Vincius Rufinus, et Térentius Lentinus, de l'ordre des chevaliers ; et ceux-ci s'associèrent deux sénateurs, Antonius Primus et Asinius Marcellus. Primus était un homme capable de tout oser, et nous le verrons porter ce même caractère d'audace dans la guerre, où il est mieux à sa place. Marcellus avait pour bisaïeul le célèbre Pollion, et il ne passait pas pour un malhonnête homme, si ce n'est que, regardant la pauvreté comme le plus grand des maux, il portait dans son cœur le principe de tous les crimes. Les quatre que je viens de nommer, et quelques autres moins connus, mirent donc leurs sceaux au testament que Fabianus avait dressé. Le crime ayant été découvert et prouvé, Fabianus, Antonius Primus, Rufinus et Térentius subirent la peine portée par la loi de Sylla contre les faussaires, et conséquemment ils furent dégradés et chassés des ordres qu'ils déshonoraient par leur conduite. Pour ce qui est de Marcellus, la gloire de ses ancêtres et les prières de l'empereur lui sauvèrent plutôt la peine que l'ignominie. Pompeïus Elianus, jeune homme qui avait passé par la questure, fut pareillement condamné comme complice de Fabianus, et on le bannit de l'Italie et de l'Espagne, où il était né. Les coupables, pour tâcher de prévenir leur condom-nation, s'étaient avisés d'une ruse. Ils avaient engagé Valerius Ponticus à se déclarer leur accusateur, et à porter l'affaire au tribunal du préteur commis suivant l'ancien usage pour connaître du crime de faux. Ce tribunal n'était plus qu'une ombre depuis l'établissement du préfet ou gouverneur de la ville, devenu sous les empereurs juge ordinaire de tous les crimes qui se commettaient dans Rome. Ainsi l'objet de Ponticus était d'éluder le tribunal du préfet de la ville, et ensuite de traiter l'affaire devant le préteur, de manière à procurer aux accusés une absolution. Sa prévarication fut punie par le bannissement : et il fut rendu à ce sujet un sénatus-consulte, qui soumettait les avocats prévaricateurs, et ceux qui leur auraient donné de l'argent pour prévariquer, à la peine établie contre les accusateurs convaincus de calomnie. Ce décret a beaucoup de rapport avec le sénatus-consulte Turpilien mentionné le Droit. Le second crime dont j'ai à parler est l'assassinat de Pédanius Secundus, préfet de la ville, par un de ses esclaves. Le motif qui avait irrite le meurtrier, était ou le refus que lui faisait Pédanius de le mettre en liberté, après qu'il était convenu de lui accorder cette faveur moyennant une certaine somme d'argent, ou une rivalité infâme entre le maître et l'esclave. La punition de ce crime devenait un crime elle-même. Car suivant un usage qui remontait jusqu'aux temps de la république, et qui sous les empereurs avait été étendu et aggravé par diverses lois, et en particulier par un sénatus-consulte porté pendant le second consulat de Néron, tous les esclaves qui s'étaient trouvés dans la maison où avait été tué leur maître, devaient, sans distinction d'innocents et de coupables, être envoyés au supplice. Ici le nombre de ces malheureux se montait à quatre cents, et le peuple, touché de compassion sur leur triste sort, s'attroupa pour les protéger, et poussa l'intérêt qu'il prenait à leur défense jusqu'à la sédition. Dans le sénat même plusieurs blâmaient une telle rigueur. Mais le jurisconsulte Cassius soutint la disposition de la loi par un discours, que je rapporterai tout entier, parce que le caractère de cet homme illustre y est très-bien peint et surtout afin de faire connaître au lecteur sur quels motifs était fondée une loi si injuste et si cruelle. Messieurs, j'ai souvent été
témoin de propositions faites dans cette compagnie contre les usages et les
ordonnances de nos ancêtres : et si je ne m'y suis pas toujours opposé, ce
n'est pas que je ne sois persuadé que dans toutes les affaires les anciens
réglementa sont plus sages. et mieux entendus que les changements qui s'y
introduisent ; mais je ne voulais pas, par un trop grand zèle pour l'antiquité,
paraître relever et faire valoir le goût que j'ai pour elle : et de plus, si
mes opinions peuvent être de quelque poids, je ne pensais pas devoir en
instruire l'autorité par des contradictions fréquentes, et j'aimais mieux la
réserver toute entière pour les occasions où elle pourrait être de quelque
utilité à la république. Le cas est arrivé. Je ne puis me taire aujourd'hui
que la mort d'un homme consulaire, tué dans sa maison par un complot de ses
esclaves, court risque de rester impunie. Nul n'a défendu son maître : nul ne
lui a donné avis de la conspiration. Et cependant ils savaient qu'il y allait
de leur vie, et qu'une loi subsistante les condamnait tous la mort. Donnez
atteinte à cette loi ; et comptez ensuite sur la fidélité de vos esclaves,
que la crainte même du supplice ne peut rendre attentifs aux dangers qui vous
menacent. S'assurera-t-on sur ses dignités et sur son rang ? La préfecture de
la ville n'a pas sauvé Pédanius. Se confiera-t-on au nombre de ses esclaves ?
Il en avait autour de lui quatre cents, au milieu desquels il a été assassiné. Il ne devrait pas être besoin de
raisonnements pour autoriser une loi établie par des hommes plus sages que
nous. Mais quand il s'agirait de statuer aujourd'hui pour la première fois
sur la question présente, croyez-vous possible qu'un esclave ait formé le dessein
de tuer son maitre, sans qu'il lui soit échappé aucune parole de menace, sans
qu'aucune indiscrétion l'ait décelé ? Je veux même qu'il ait tenu sa résolution
secrète, qu'il se soit fourni d'armes à l'insu de tous ; mais pouvait-il,
sans être aperçu, traverser les gardes qui veillaient dans les antichambres
de son maître, ouvrir la porte de la chambre, y porter de la lumière, et enfin
commettre le meurtre ? Des esclaves découvrent de loin bien des pronostics
qui annoncent un pareil crime. S'ils sont fidèles à nous en avertir, nous
pouvons vivre seuls au milieu d'une multitude, en sûreté parmi des esprits
inquiets ; ou supposé qu'il faille périr, au moins notre mort sera vengée sur
les coupables. Nos ancêtres se défiaient des esclaves, même lorsqu'ils n'en
avaient point d'autres que ceux qu'ils voyaient naître dans leurs maisons et
dans leurs campagnes, qui recevaient avec la vie une impression d'attachement
pour leurs maîtres. Mais depuis que notre service rassemble toutes les
nations, depuis que nous avons des légions d'esclaves, dont les pratiques et
les mœurs sont différentes, qui suivent des religions étrangères, ou qui n'en
ont aucune, ces amas irréguliers et confus ne peuvent être contenus que par
la crainte. On m'objecte qu'il y aura
quelques innocents qui périront. J'en conviens. Mais quand on décime une armée
qui a pris la fuite, les courageux tirent au sort avec les autres. Toute
punition rigoureuse et destinée à servir d'exemple, renferme quelque chose
d'injuste : et l'utilité qui en revient au public est une compensation pour
le mal que souffrent les particuliers. L'humanité se révolte contre la rigueur de cette décision : et je me persuade que l'on ne saura pas gré à Cassius d'avoir suivi la loi, mais que l'on saura mauvais gré à la loi d'avoir rendu Cassius cruel. Malgré l'intérêt qu'avaient tous les sénateurs à embrasser ce sentiment, la compassion éleva en faveur de tant d'infortunés un murmure confus d'objections et de plaintes. On s'attendrissait sur le nombre, sur l'âge, sur le sexe, sur l'innocence indubitable de plusieurs. Cependant l'avis de la mort prévalut. Mais il n'était pas possible d'exécuter ce jugement, parce que la multitude s'attroupait avec indignation, et menaçait des dernières violences. L'empereur réprimanda le peuple par une ordonnance affichée ; et tout le chemin par où devaient passer les condamnés pour être menés au lieu du supplice fut bordé de soldats. Cingonius Varro avait opiné pour bannir de l'Italie les affranchis qui avaient logé sous le même toit avec leur patron assassiné. Néron jugea qu'il suffisait bien que la commisération n'eût point adouci la loi, et il ne voulut point que l'on y ajoutât une nouvelle rigueur. On peut croire que l'événement dont je viens de Lot Piero- rendre compte fut l'occasion de la loi Pétronia, qui contenait plusieurs dispositions favorables aux esclaves : comme si l'on eût eu intention de calmer leurs esprits effarouchés par l'exemple de cruauté que l'on venait de donner contre eux. Un article de cette loi restreignait le pouvoir.des maîtres sur la vie de leurs esclaves, et leur défendait de les exposer aux bêtes, s'ils n'en avaient obtenu la permission du magistrat, qui ne devait l'accorder qu'en connaissance de cause, et pour crime dont la preuve lui eût été administrée. Elle est, si je ne me trompe, la dernière loi qui ait été portée selon la forme ancienne par l'autorité des consuls et par les suffrages du peuple, si l'on en excepte néanmoins la loi royale, qui se renouvelait à chaque mutation d'empereur, et qui n'était qu'une simple formalité. Après le supplice des esclaves de Pédanius., Tacite[6] rapporte la condamnation de Tarquitius Priscus, que nous avons vu sur la fin du règne de Claude se porter pour accusateur contre Statilius Taurus, son proconsul, et mériter conséquemment d'être chassé du sénat. Il y était rentré, sans doute à la faveur de l'indulgence qu'affectait Néron dans les commencements, et. par la protection d'Agrippine. Il devint même proconsul de Bithynie. Mais s'étant rendu coupable de concussions dans cet emploi, il fut accusé par les Bithyniens, et condamné, à la grande satisfaction du sénat. Le dénombrement des personnes et des biens fut fait dans les Gaules par trois commissaires députés à cet effet, Q. Volusius, Sextius Africanus, et Trébellius Maximus. Les deux premiers, fiers de leur noblesse, dédaignaient leur compagnon, et par là ils l'élevèrent au-dessus d'eux. Memmius Regulus, qui autrefois étant consul avait été chargé par Tibère de l'exécution de ses ordres contre Séjan, mourut cette année, dans une grande réputation de probité et d'honneur, et après avoir joui de tout l'éclat que pouvait laisser à un particulier la prééminence sublime de l'empereur. Néron même l'estimait tellement, que se trouvant malade, comme les flatteurs qui environnaient son lit lui disaient que la perte de la république était certaine, si le destin disposait de lui, il répondit que la république avait une ressource. Ils insistèrent, et lui demandèrent quelle était donc cette ressource. C'est, répondit l'empereur, Memmius Regulus. Un si beau témoignage d'estime ne devint pourtant pas funeste à celui qui l'avait reçu, parce que son goût décidé pour la tranquillité était connu, et que d'ailleurs la nouveauté de son illustration, et la médiocrité de sa fortune, lui épargnaient l'envie, et lui servaient de protection. Néron, en dédiant un gymnase ou édifice destiné aux exercices du corps selon la méthode des Grecs, distribua aux sénateurs et aux chevaliers romains de l'huile, dont on faisait un grand usage dans ces exercices. C'était comme une invitation de sa part à adopter des divertissements qu'il affectionnait, quoiqu'ils eussent toujours paru peu séants à la gravité romaine. L'année suivante eut pour consuls Marius et Asinius Gallus. P. MARIUS. - L. ASINIUS GALLUS. AN R. 813. DE J.-C. 62.Le premier événement que Tacite rapporte sous ce consulat, est l'accusation et la condamnation d'Antistius Sosianus, actuellement préteur, qui avait composé, et récité dans un grand repas chez Ostorius Scapula, des vers satiriques contre le prince. On se souvint qu'étant tribun, Antistius avait abusé du pouvoir de sa charge pour protéger de séditieux fauteurs de pantomimes ; ce qui attira un sénatus-consulte, par lequel furent restreints les droits du tribunat. La même pétulance de caractère le porta à un autre genre d'excès bien plus périlleux. Il fut accusé par Cossutianus Capito, qui, quelques années auparavant, condamné pour cause de concussions, était rentré dans le sénat par le crédit de Tigellinus, son beau-père, dont bientôt nous n'aurons que trop lieu de parler. C'était pour la première fois que l'on remettait en vigueur sous Néron la loi de lèse-majesté, si odieuse aux Romains : et l'on croyait même que l'empereur ne voulait point la mort d'Antistius, et que son intention était de le faire condamner par le sénat, mais de l'exempter ensuite du supplice par le droit de la puissance Tribunitienne : de façon qu'en rétablissant l'usage d'une loi qui passait pour tyrannique, il acquerrait néanmoins l'honneur de la clémence. Ce plan fut dérangé par Thraséa. D'abord tout alla au gré de Néron. Le procès fut instruit : et quoiqu'Ostorius niât avoir rien entendu, le crime fut suffisamment prouvé par d'autres témoins. Junius Marullus, premier opinant en sa qualité de consul désigné pour quelque partie de l'année, condamna l'accusé à être dégradé de la préture, et étranglé dans la prison : et ceux qui parlèrent après lui furent du même avis jusqu'à Thraséa, qui ayant commencé par de grands éloges pour le prince, et une forte invective contre l'audace effrénée d'Antistius, ajouta que sous un empereur plein de bonté, et qui laissait jouir le sénat de la pleine liberté de ses suffrages, on ne devait pas user de toute la rigueur que méritait le coupable. Que depuis longtemps on ne connaissait plus les supplices, ni l'infime ministère du bourreau, pour les personnes de la condition de l'accusé, et qu'il y avait des peines établies par les lois pour punir les crimes, sans déshonorer la clémence du prince, ni imprimer aux juges la tache de cruauté. Il conclut à confiner Antistius dans une île, où en prolongeant sa vie il ne ferait que prolonger sa misère, et servirait en même temps d'exemple de la douceur du gouvernement sous lequel on vivait dans Rome. La généreuse liberté de Thraséa fut comme un signal qui fit sortir tous les autres de la servitude g. Son avis entraîna tout le sénat, à l'exception d'un petit nombre de flatteurs, parmi lesquels se signala surtout Vitellius, depuis empereur, qui, suivant le procédé ordinaire des lâches, faisait querelle aux plus gens de bien, et, dès qu'on lui avait répondu, rentrait dans le silence. Les consuls n'osèrent pas terminer l'affaire en cet état, et ils écrivirent à l'empereur pour lui rendre compte du vœu presque unanime de la compagnie. Néron se trouva piqué ; d'un autre côté la honte le
retenait. Après avoir fait attendre quelque temps sa réponse, enfin il
écrivit aux consuls qu'Antistius, sans qu'il lui en
eût donné aucun prétexte, l'avait attaqué par des vers outrageants ; que le
sénat, à qui l'on s'était adressé pour en demander justice, aurait dû
proportionner la peine à la grandeur de l'offense ; mais que pour lui,
déterminé comme il l'était à restreindre leur sévérité, s'ils lui en eussent
présenté l'occasion, il n'avait garde de blâmer leur indulgence ; qu'ils
décidassent tout ce qu'ils jugeraient à propos, jusqu'à l'absolution même, si
telle était leur volonté. A la lecture de cette lettre, tous sentirent
aisément le mécontentement de l'empereur. Ils n'en persistèrent pas moins
dans leur système ; quelques-uns, de peur de paraître avoir commis le prince
et fait tomber sur lui l'odieux d'un parti de rigueur ; la plupart, se
rassurant sur le grand nombre ; Thraséa, par un effet de sa fermeté
accoutumée, et pour ne point faire de brèche à sa gloire. Le sénatus-consulte
passa donc à l'avis de Thraséa, et Antistius fut envoyé dans une île, qui
n'est point nommée : ses biens confisqués. Une autre affaire de pareille nature occupa encore le sénat et l'empereur. Fabricius Veiento, abusant de la liberté que se donnaient assez volontiers les Romains d'insérer dans leurs testaments tout ce qu'ils voulaient, contre les personnes qui leur avaient déplu, publia un écrit sous le nom de codicille, dans lequel il diffamait les sénateurs et les différents collèges de prêtres. C'était un homme caustique et impatient ; et il avait déjà fait preuve de ce caractère, s'il est le même, comme Juste Lipse l'a pensé, qu'un Fabricius duquel Dion rapporte un trait singulier. Pendant sa préture, ce Fabricius devait donner des jeux ; et comme il vit que les conducteurs des chariots du cirque, et ceux qui avaient soin des chevaux, étaient devenus insolents et intraitables par la faveur que leur portait Néron, il dressa des chiens à tirer des chariots, et en présenta plusieurs attelages au jour des jeux. Cette moquerie jeta la division parmi les conducteurs ordinaires des chars. Deux des factions se déterminèrent à faire leur service ; les deux antres refusèrent opiniâtrement d'entrer en course, jusqu'à ce que Néron leur eût promis des prix, et s'en Mt rendu garant. Ce ne fut qu'à cette condition que les jeux purent être exécutés en la façon accoutumée. Il me semble que ce trait d'un esprit moqueur convient assez avec la manie satirique pour laquelle Fabricius Veiento fut mis en justice. Talius Géminus, son accusateur, lui imputait encore d'avoir vendu son crédit auprès du prince à ceux qui espéraient par son appui parvenir aux honneurs. Ce dernier chef d'accusation donna lieu à Néron d'évoquer à lui l'affaire. Veiento fut convaincu, et banni de l'Italie, ses écrits condamnés à être brûlés. Tacite observe qu'on les chercha et qu'on les lut avidement, tant que le risque et la défense leur donnèrent du prix ; ils tombèrent dans l'oubli, dès que l'on eut toute liberté de s'en fournir. Les maux publics allaient croissant de jour en jour, et les ressources diminuaient. Burrhus fut attaqué d'une esquinancie, et mourut. Plusieurs prétendirent que sa mort n'était point naturelle, et que, sous prétexte de soulager le malade, Néron lui avait fait couler dans la gorge une liqueur empoisonnée. On ajoutait que Burrhus s'en était bien aperçu, et que, par cette raison, lorsque le prince vint lui rendre visite, il se détourna pour ne le point voir ; et à toutes les questions que Néron lui fit sur sa santé, il ne répondit autre chose sinon : Je me porte bien. Burrhus fut doublement regretté, et pour lui-même, et par comparaison avec ceux qui le remplacèrent, dont l'un apporta à la charge de préfet du prétoire une probité indolente, et l'autre une activité de vices de toutes les espèces. Car le commandement des cohortes prétoriennes, que Burrhus avait exercé seul, fut partagé entre Fénius Rufus et Sofonius Tigellinus, le premier choisi sur la recommandation de l'estime publique, qu'il s'était acquise par l'intégrité dont il faisait preuve depuis plusieurs années dans la charge d'intendant des vivres ; le mérite de Tigellinus, homme d'obscure naissance, et autrefois exilé par Caligula pour cause d'adultère avec Agrippine, était une débauche outrée, et un co3urprofondément corrompu par une vieille habitude du crime : grands attraits pour Néron, qui lui donna toute sa confiance, pendant que la bonne réputation de Fénius auprès des soldats et du peuple le mettait mal dans l'esprit du prince. La mort de Burrhus affaiblit le crédit de Sénèque. Les bons conseils, destitués de l'un de leurs deux appuis, n'avaient plus la même autorité ; et la pente du cœur entraînait Néron vers les partisans du vice. Ces pestes de cour s'attachèrent à détruire Sénèque. On lui reprochait ses richesses immenses et beaucoup au-dessus de la fortune d'un particulier, et son attention à les augmenter chaque jour. On l'accusait d'attirer sur soi les regards des citoyens, et de surpasser presque le prince par la beauté de ses jardins, et la magnificence de ses maisons de campagne. On prétendait qu'il s'attribuait à lui seul la gloire de l'éloquence, et qu'il s'adonnait plus volontiers à faire des vers, depuis que Néron montrait son goût pour la poésie. Quant à ce qui regarde les divertissements du prince, ajoutait-on, il s'en déclare ouvertement l'ennemi. Il rabaisse votre adresse à conduire les chars, il se moque de votre voix toutes les fois que vous chantez. Jusqu'à quand ne se fera rien de bon dans le gouvernement, dont on ne rapporte la gloire à Sénèque ? Votre enfance est assurément finie : vous êtes maintenant dans la force de la jeunesse. Secouez enfin le joug d'un maître. Vos ancêtres sont les seuls qu'il vous convienne d'écouter. Sénèque fut averti de ces mauvais offices qu'on lui
rendait auprès du prince, par ceux qui conservaient encore quelque amour pour
la vertu ; et voyant que rimer. Néron lui marquait de jour en jour un plus
grand refroidissement, il demanda une audience particulière, et parla en ces
termes : César, voici la quatorzième année depuis
que j'ai été chargé du soin de cultiver votre enfance, et la huitième depuis
que vous êtes empereur. Dans cet intervalle vous avez accumulé sur ma tête
tant d'honneurs et tant de richesses, qu'il ne manque à ma fortune que de
savoir la modérer. C'est ce que j'ai intention de faire aujourd'hui : et pour
m'y autoriser, je vous citerai des exemples au-dessus de ma condition, mais
en les prenant du côté qui se rapporte à la vôtre. Auguste votre trisaïeul
accorda à Agrippa la liberté de se renfermer dans Mitylènes, et à Mécène
celle de se faire une retraite au milieu de la ville. Et ces deux ministres,
dont l'un l'accompagna dans toutes ses guerres, l'autre soutint longtemps
pour lui dans Rome le poids des plus importantes affaires et des soins les
plus laborieux, avaient sans doute reçu de lui de grandes récompenses, mais
pour de grands services. Moi au contraire, quelle matière ai-je pu offrir à
votre munificence, que des études cultivées dans l'ombre du cabinet, et dont
le principal relief est d'avoir été employées à l'instruction de vos
premières années ? ce qui par soi-même est une récompense d'un grand prix. Et
que n'avez-vous point fait pour moi ? Vous m'avez donné un crédit et des
richesses immenses, en sorte que je me dis souvent à moi-même : Eh
quoi ! simple chevalier par ma naissance, et né dans une province, je
tiens un rang entre les grands de Rome ! Un nom aussi nouveau que le mien
figure parmi des nobles qui peuvent citer une longue suite d'ancêtres !
Qu'est devenue cette modération dont je me faisais honneur ? Reconnaîtra-t-on
un philosophe à ces jardins superbement ornés, à ces riches maisons de campagne,
à ces terres d'une étendue prodigieuse, à ces revenus prodigieux que me
rapporte mon argent ? La seule apologie par laquelle je puisse me
satisfaire moi-même et les autres, c'est qu'il ne m'a pas été permis de me
refuser à vos libéralités. Mais nous avons l'un et l'antre comblé la mesure,
vous en me donnant tout ce qu'un empereur peut donner à celui qu'il honore de
son amitié, moi en recevant tout ce qu'un ami de l'empereur peut recevoir de
ses bienfaits. Il est temps d'y mettre des bornes, et de prévenir l'envie.
J'avoue qu'elle ne peut pas s'attaquer à vous. Comme tout le reste des choses
humaines, elle demeure au-dessous de la majesté de votre rang : mais elle
tombe sur moi et m'accable : j'ai besoin de secours. De même que dans le
service militaire, ou dans un long voyage, me trouvant fatigué, je demanderais
du soulagement ; aussi dans ce voyage de la vie humaine, dont je touche
presque lé terme, vieux, infirme, et incapable même des plus petits soins, ne
pouvant plus soutenir le fardeau de mes richesses, j'implore votre
assistance. Ordonnez qu'elles soient administrées par vos intendants,
qu'elles deviennent partie de vos domaines. Je ne prétends
point me réduire à l'indigence : mais après que j'aurai fait passer entre vos
mains ce qu'il y a de trop brillant dans ma fortune, j'appliquerai au soin de
me perfectionner moi-même le temps que m'emportent mes jardins et mes revenus.
Vous êtes dans la plus grande force de l'âge : l'expérience de plusieurs
années vous a affermi et instruit. De vieux amis tels que moi ne peuvent plus
répondre à vos bontés, que par la tranquillité de leur vie. Ce sera même une
chose qui tournera à votre gloire, que d'avoir élevé à la plus haute fortune
des hommes capables de revenir à la médiocrité. Néron feignit de ne pas comprendre le sens de ce discours,
et dit à Sénèque : Si j'ai la facilité de répondre
sur-le-champ à un discours que vous avez préparé[7], c'est à vous que j'en suis redevable : c'est vous qui
m'avez appris non seulement à parler avec préparation, mais à trouver dans le
moment ce qu'exigent les circonstances. Auguste permit à Agrippa et à Mécène
de jouir de quelque repos après leurs grands
travaux. Mais il était alors dans un âge dont la maturité garantissait
la sagesse de toutes les résolutions
qu'il pouvait prendre. Et encore ne les dépouilla-t-il ni l'un ni l'autre des récompenses qu'il
leur avait accordées. Vous dites qu'ils les avaient méritées dans les périls et dans la guerre. C'est que
telles ont été les occupations de la jeunesse
d'Auguste. Votre bras ne se serait pas
non plus refusé à mon service, si j'avais vécu au milieu des armes. Mais ce
que demandait ma situation, vous l'avez fait, en instruisant mes premières années
de vos leçons, et en m'aidant de vos réflexions et de vos conseils dans ma
jeunesse. Les biens que je tiens de vous sont immortels par leur nature, et
dureront autant que ma vie : au lieu que ce que vous avez reçu de moi, des
jardins, des revenus, des maisons de campagne, tout cela est sujet à mille
hasards ; et quelque grandes que paraissent vos possessions, bien des hommes
qui ne vous valent pas vous surpassent par cet endroit. J'ai honte de vous
citer des affranchis plus riches que vous. Aussi est-ce pour moi un sujet de
rougir, de ce qu'occupant la première place dans mon estime et dans mon
amitié, vous n'êtes pas au-dessus de tous pour la fortune. Mais je me propose
de l'accroître. Vous êtes encore dans un âge où les forces ne vous manquent
point ; vous pouvez et administrer des biens et en jouir : et moi je ne fais
que commencer la carrière de mon empire. Pensez-vous avoir atteint au degré
d'élévation de Vitellius trois fois consul[8] ? ou regardez-vous mes bienfaits à votre égard comme
supérieurs à ceux dont Claude a comblé cet ami ? L'économie de Volusius lui a
plus valu que mes libéralités n'ont pu faire pour vous. Ne me quittez pas, je
vous prie. Je suis dans un âge où il est aisé de faire de faux pas : vos
sages avis m'en préserveront ; et après avoir orné mon esprit par la
doctrine, votre aide me soutiendra dans l'usage que je dois faire de vos
leçons. Si vous renoncez à vos richesses, si vous vous éloignez de la cour,
on ne s'avisera pas de louer votre modération et votre amour pour la retraite
: mais on me taxera d'avidité et de cruauté. Et quand même vous seriez sûr
d'être comblé d'éloges pour votre tempérance, il ne sied pas à un sage tel que
vous de vouloir acquérir de la gloire aux dépens de la réputation de son ami. A ces propos si obligeants Néron ajouta tous les témoignages possibles de tendresse. Il embrassa Sénèque, il le baisa affectueusement, étant instruit par la nature et exercé par l'art à couvrir sa haine sous des caresses frauduleuses. Sénèque se retira en rendant des actions de grâces : car c'est ainsi que finissent taus les entretiens avec le souverain'. Mais il changea néanmoins le plan de vie que lui avait fait prendre sa fortune : il évita tout ce qui ressentait le grand seigneur et le ministre. Sa maison fut fermée à la foule de ceux qui venaient lui faire leur cour : il ne souffrit point qu'on l'accompagnât par honneur ; il paraissait même rarement dans la ville, sous prétexte de mauvaise santé ou d'études qui remplissaient tout son temps. La retraite de Sénèque me paraît le bel endroit de sa vie. Il serait bien difficile d'excuser ses complaisances pour Néron en plusieurs occasions très- délicates pendant qu'il fut dans le ministère. Mais la généreuse résolution qu'il prend de rentrer au premier signal dans la condition privée, l'offre qu'il fait au prince de lui abandonner toutes ses richesses, la force d'âme avec laquelle il supporta son loisir, sans ennui, sans dégoût, et trouvant dans l'étude de la sagesse des délices plus touchantes que dans tout le brillant de sa fortune, qui l'avait quitté : voilà des traits tout-à-fait louables, et qui prouvent le grand homme. C'est aussi la meilleure apologie contre les reproches que lui ont tant de fois attirés ses énormes richesses. Il se glorifie de les avoir acquises légitimement, sans injustice, sans aucun tort fait à personne ; et il avance qu'il pourrait ouvrir sa maison, y appeler tous les citoyens, et leur dire sans crainte, Que chacun enlève ce qu'il reconnaîtra ici lui appartenir. Mais sans parler des usures, qui lui semblaient une voie permise d'acquérir, et que nulle morale éclairée n'autorisa jamais, les dons qu'il reçut de Néron après la mort de Britannicus, s'ils ne sont pas contraires à la justice, le sont beaucoup à l'honneur. Il assure qu'il faisait bon usage de ses richesses. Mais quel bon usage pouvait- il faire d'une multitude d'esclaves si prodigieuse, qu'il en ignorait le nombre ; des pierreries dont sa femme était couverte ; de cinq cents tables de bois de cèdre soutenues sur des pieds d'ivoire, toutes égales et pareilles ! Ce luxe, qu'il avoue lui-même, et dont je ne marque ici que les plus gros traits, est une preuve que, s'il donnait, comme il s'en fait gloire, aux gens de bien, ou à ceux qu'il espérait rendre tels, il lui aurait été facile de donner bien davantage. Aussi est-il obligé de passer condamnation sur bien des chefs, et de convenir que chez lui la spéculation va plus loin que la pratique. Je ne prétends pas, dit-il, être égal aux plus vertueux, mais meilleur que les mauvais. Il me suffit de retrancher tous les jours quelque chose de mes défauts, et de faire le procès à mes faiblesses. Que lui reste-t-il donc pour se distinguer des hommes
corrompus ? C'est de posséder ses grands biens sans attache. Je mépriserai, dit- il, également
les richesses présentes et absentes. Je n'en serai pas plus triste si elles
sont en d'autres mains, ni plus enflé si elles brillent autour de moi. La
fortune ne se fera point sentir à mon cœur ni lorsqu'elle vient à moi, ni
lorsqu'elle s'éloigne. Je regarderai toutes les terres comme m'appartenant,
et les miennes comme appartenant à tous. On pourrait soupçonner ce langage de fanfaronnade. Mais l'abandon qu'il fut prêt à faire de toutes ses possessions à l'empereur, le réalise, et en prouve la sincérité. Il pouvait être pris au mot par un prince du caractère de Néron. Il le savait, et il s'y exposa. Cette démarche prouve donc qu'il n'était point l'esclave de ses richesses, et qu'il avait une âme assez haute pour en faire le sacrifice avec tranquillité. Ainsi il lui est permis de repousser, comme il fait, avec
force les traits envenimés des détracteurs de la vertu. Il est, leur dit-il, de
l'intérêt de vos vices que personne ne passe pour homme de bien. La vertu d'autrui
est la condamnation de vos désordres. Quelle est cette fureur, quel est ce
caractère ennemi des dieux et des hommes qui vous porte à noircir la vertu et
à violer ce qu'il y a de plus sacré par la malignité de vos discours ? Si
vous le pouvez, louez les bons ; sinon, au moins laissez-les en paix. C'est
pour votre intérêt que je vous exhorte à respecter la vertu. Vos jugements ne
me blessent point. Ce n'est point à moi, c'est à vous qu'ils font tort. Car
haïr et attaquer la vertu, c'est renoncer à l'espérance de devenir jamais honnête
homme. Sénèque composa dans sa retraite une grande partie des ouvrages que nous avons de lui. Il n'eut plus qu'une part très-médiocre aux affaires, et il ne paraîtra plus guère sur la scène que pour mourir. L'éloignement de Sénèque laissa le champ libre à Tigellinus. Son collègue Fénius Rufus était peu capable par caractère, comme je l'ai remarqué, de le contrebalancer dans l'esprit de Néron, et de plus il avait été protégé par Agrippine, ce qui faisait une fort mauvaise recommandation auprès de son fils. Tigellinus devenait donc plus puissant de jour en jour, et, comme un scélérat tel que lui ne pouvait établir plus solidement sa faveur que sur la société du crime, il s'étudia à découvrir les craintes qui gênaient encore Néron. Il eut bientôt reconnu que Sylla et Plautus, relégués depuis quelque temps l'un à Marseille, l'autre en Asie, étaient lei principaux objets des inquiétudes du prince, et il l'exhorta à s'en défaire. Il lui exagérait le danger qu'il y avait à laisser vivre des rivaux de cette noblesse, et voisins, l'un des armées de Germanie, l'autre de celles de l'Orient. Je n'envisage point comme Burrhus, disait-il, diversité d'espérances et de ressources. Mon unique point de vue est votre sûreté. Les conspirations qui pourraient se tramer dans la ville sont peut-être moins à craindre, et elles trouveraient un obstacle dans votre présence sur les lieux. Mais qui vous garantira des mouvements des provinces éloignées ? Les Gaules s'ébranlent à un nom qui leur rappelle un fameux dictateur ; et l'arrière-petit-fils de Tibère ne fait pas un moindre effet sur les esprits des peuples de l'Asie. La pauvreté de Sylla le rend capable de tout oser, et il se couvre du masque de l'indolence, en attendant que l'ambition trouve lieu de se manifester. Plautus possède de grandes richesses, et il n'affecte pas même de se montrer amateur de la tranquillité. Il imite les mœurs des anciens Romains, et il y joint l'arrogance philosophique d'une secte qui a toujours produit des brouillons et des hommes inquiets. Toute la malignité de la calomnie se déploie dans ce discours. Il faut tuer l'un parce qu'il est pauvre, et l'autre parce qu'il est riche. La stupidité du premier est hypocrisie, le mérite du second est redoutable. Néron reçut avidement ces impressions, et les suivit sans délai. Les ordres furent expédiés ; et les meurtriers, ayant fait en six jours le trajet d'Ostie à Marseille, tuèrent Sylla, lorsqu'il allait se mettre à table, avant que le bruit public ni aucun avis l'eussent prévenu sur le danger qui le menaçait. Sa tête fut portée à Néron, qui l'examina, et se moqua de ce qu'il était devenu chauve avant l'âge. En lui finit la postérité du dictateur Sylla. Un plus grand nombre de personnes prenaient intérêt à Plautus. D'ailleurs la distance où il était, et l'espace de mer qu'il fallait traverser pour aller à lui, causèrent nécessairement un délai, qui fit transpirer le secret de la cour avant l'exécution. Déjà l'on disait dans Rome qu'il avait pris le parti de se jeter entre les bras de Corbulon, qui commandait de grandes forces, et qui, si la gloire et un grand nom devenaient des crimes dignes de mort, était le premier exposé à un pareil danger. On ajoutait que l'Asie, où Plautus s'était fait aimer, avait pris les armes en sa faveur, et que les soldats même envoyés pour le tuer ne se trouvant pas assez forts pour exécuter leurs ordres, et ne s'y portant pas de cœur, s'étaient rangés au nombre de ses partisans. Vains bruits, que la renommée faisait passer de bouche en bouche, et que grossissait la crédulité du vulgaire. Ce qu'il y a de vrai, c'est que Plautus fut averti. Un de
ses affranchis, ayant gagné de vitesse le centurion porteur de l'ordre
sanguinaire de l'empereur, rendit à Plautus une lettre de L. Antistius son
beau-père, qui l'exhortait à se mettre en défense,
et à ne point se rendre complice de sa propre mort par une patience imbécile,
qui ne lui procurerait qu'une inutile commisération lorsqu'il ne serait plus
; qu'il devait tout tenter, et ne refuser d'abord aucune sorte de secours ;
qu'il ne s'agissait que de repousser le premier effort d'une compagnie de
soixante hommes, et que s'il y réussissait, pendant que la nouvelle en
reviendrait à Néron, et qu'ensuite on ferait partir de nouveaux soldats, il
pouvait survenir tel incident, qui porterait les choses jusqu'à une guerre
civile : qu'en un mot, en suivant ce conseil, ou il sauverait sa vie, ou du
moins il ne souffrirait que ce qui était inévitable s'il demeurait dans
l'inaction. Plautus ne fut point touché de ces représentations. Soit qu'il ne vit aucune ressource dans un pays où il était exilé et sans armes, soit par ennui de vivre dans des transes continuelles, soit enfin par tendresse pour sa famille, et dans l'espérance qu'elle éprouverait un traitement plus doux, s'il n'irritait point le prince par sa résistance, il résolut d'attendre tranquillement la mort, et il fut encore affermi dans ce dessein par deux philosophes qu'il avait avec lui, Céranus, Grec, et Musonius Rufus, Toscan. Les meurtriers le trouvèrent s'occupant sur le milieu du jour à quelque exercice du corps, et nu par cette raison. Le centurion le tua en cet état, sous les yeux de Pélagon, eunuque, que Néron avait envoyé avec le centurion et la compagnie de soldats, comme un surveillant de confiance, pour être témoin et lui rendre compte de l'exécution de ses ordres. La tête de Plautus fut portée à Rome, et lorsque le prince
la vit, voici les propres termes qui sortirent de sa bouche : Eh bien, maintenant, qui peut empêcher que Néron, libre de
toute crainte, ne célèbre son mariage avec Poppéa, différé jusqu'ici sur de
pareilles terreurs, et qu'il ne se débarrasse d'Octavie sa femme, dont la
conduite est sage et modeste, mais qui lui est à charge par le nom de son
père et par l'affection du peuple pour elle ? Il écrivit ensuite au sénat contre Sylla et Plautus, mais sans oser avouer qu'il les avait fait tuer. Il leur reprochait un caractère inquiet et turbulent, et il protestait que la sûreté et la tranquillité de l'empire était le grand objet de ses soins. Le sénat, toujours liche et flatteur, ordonna des actions de grades aux dieux, et dégrada Sylla et Plautus du rang de sénateurs : misérable comédie[9], qui devenait pourtant un mal sérieux pour la république, parce que cette bassesse enhardissait Néron au crime, comme il parut bientôt par son divorce avec Octavie. Il la haïssait si violemment que, si nous en croyons Suétone[10], il avait eu plusieurs fois la pensée de l'étrangler de ses propres mains. Ce qui lui faisait naître cette affreuse idée, c'étaient sans doute les obstacles qui l'empêchaient de la répudier. Burrhus même lui avait dit à ce sujet, Si vous renvoyez Octavie, rendez-lui donc sa dot, rendez-lui l'empire qu'elle vous a apporté. Enfin Néron, affranchi et des remontrances et des craintes, la chassa sous prétexte de stérilité, et douze jours après il épousa Poppéa. Cette femme ambitieuse et cruelle, parvenue au comble de ses vœux, ne crut pas pourtant sa fortune et sa grandeur solidement affermies, si elle ne perdait celle dont elle avait usurpé la place. Néron, qu'elle gouvernait, entra sans peine dans un dessein qui convenait à sa haine barbare ; et de concert ils la firent accuser par un de ses officiers d'adultère avec un esclave musicien, nommé Eucérus, Alexandrin de nation. Sur cette accusation les femmes d'Octavie furent mises à la question ; et quelques-uns succombant à la violence des tourments chargèrent leur maîtresse : le plus grand nombre fut de celles qui persistèrent courageusement à rendre témoignage à son innocence. Elle fut néanmoins traitée comme si la preuve de son crime eût été complète. Le divorce fut prononcé en forme, et motivé : et, pour son logement et sa subsistance, on lui donna la maison de Burrhus et les terres de Plautus ; présents funestes, qui lui annonçaient un sort encore plus triste que celui qu'elle éprouvait actuellement. En effet, au bout d'un espace très-court, Néron la relégua en Campanie, en lui donnant une garde. Ces injustes et odieux procédés excitèrent l'indignation publique. Les gens en place, et qui marquaient par leur rang ou par leur fortune, murmuraient en secret : le peuple, qui suit franchement les impressions de la nature, et qui craint moins, parce qu'il a moins à perdre, s'en plaignit avec une liberté et une énergie qui firent peur à Néron, et le déterminèrent à rappeler la princesse. Sur la première nouvelle 'qui s'en répandit, la joie s'empara de la multitude : elle court an Capitole pour rendre grâces aux dieux : les uns renversent les statues de Poppée, les autres portent en triomphe celles d'Octavie, les couronnent de fleurs, et les mettent en honneur dans la place et dans les temples. On se réunit pour louer le prince : on le prie de se montrer pour recevoir les témoignages de la vénération des citoyens. Déjà le palais se remplissait d'une foule infinie, qui s'épuisait en transports d'allégresse ; lorsque des soldats vinrent se jeter sur cette populace et la dissipèrent, frappant les uns, présentant l'épée nue aux autres : après quoi ils remirent tout en état, et rétablirent les statues de Poppée. Cette espèce de sédition acheva de ruiner les affaires
d'Octavie. Sa rivale, en qui la crainte se joignit alors à la haine,
appréhendant ou que la multitude ne se portât à de plus grandes violences, ou
que les vœux du peuple si fortement exprimés ne fissent changer Néron,
résolut de pousser les choses à toute extrémité, et, se jetant aux genoux de
l'empereur, Ce n'est plus mon état qu'il s'agit pour
moi de défendre. L'honneur que j'ai d'être votre épouse, et qui m'est plus
cher que la vie, n'est pas seul en danger. Ma vie même est attaquée par les
clients et les esclaves d'Octavie, qui, ayant pris le nom du peuple, ont commis
en pleine paix des excès que comporte à peine la guerre. Ne vous y trompez
pas : c'est contre vous que ce vil amas s'est armé. Il ne lui a manqué qu'un chef,
qui se trouve aisément quand une fois les esprits sont échauffés. Qu'elle
revienne de Campanie : permettez de reparaître dans Rome à celle qui, toute absente
qu'elle est, sait en un instant exciter des séditions. Quel est donc mon crime
! Qui a droit de se plaindre de moi ? Vaut-il mieux introduire dans la maison
impériale la race d'un joueur de flûte égyptien, que de me voir donner aux
Césars de légitimes héritiers ? Après tout, si vos intérêts le demandent,
subissez plutôt le joug volontairement, que d'attendre que vous y soyez forcé
; ou bien assurez votre repos par une juste vengeance. Des remèdes ordinaires
ont suffi pour apaiser les premiers mouvements. Mais si les mutins
désespèrent qu'Octavie redevienne l'épouse de Néron, ils donneront un mari à
Octavie. Ce discours, mêlé de motifs de colère et de terreur, fit son effet sur Néron. La mort d'Octavie fut résolue : il s'agissait de lui trouver un crime. Car l'imputation du commerce adultère avec l'esclave Eucérus était visiblement frivole, et de plus détruit par les réponses des femmes appliquées à la question. Il fallait trouver quelqu'un qui avouât, et sur qui l'on pût faire tomber le soupçon de mesures prises pour amener une révolution en faveur de la princesse. On jeta les yeux sur le meurtrier d'Agrippine, Anicet, commandant de la flotte de Misène, qui, d'abord médiocrement récompensé, était même ensuite devenu odieux : comme il arrive presque toujours aux exécuteurs des grands crimes, qui semblent par leur présence en reprocher l'horreur à ceux qui les ont mis en œuvre. Néron mande Anicet, et lui dit : Tu
m'as rendu un premier service, en prévenant les embûches que ma mère me
dressait. Il faut maintenant que tu m'en rendes un second, en me délivrant d'une
épouse importune et ennemie de mon repos. Pour cela il n'est pas besoin que
tu emploies ton bras ni aucune arme. Tu avoueras le crime d'adultère commis
avec Octavie. Non-seulement il ne t'en arrivera aucun mal, mais tu peux
compter sur des récompenses amples et certaines, quoique secrètes. Au
contraire, si tu te refuses à mes ordres, tu n'as pas un quart d'heure à
vivre. Anicet, né avec les plus mauvais penchants et habitué dans le
crime, forge un rapport qui passait même les ordres qu'il avait reçus, et il
fit sa déclaration en présence d'un nombre d'amis du prince, qui étaient
comme assemblés en conseil. Ensuite il fut envoyé en Sardaigne, où il vécut
exilé, mais tranquille et opulent, jusqu'à sa mort. Néron profita de l'infirme
aveu d'Anicet, et par une ordonnance publiquement affichée il accusa Octavie
d'avoir voulu gagner par les complaisances les plus criminelles le commandant
de la flotte de Misène, pour s'appuyer des forces qu'il avait sous ses ordres
; et, oubliant la stérilité qu'il lui avait reprochée peu auparavant, il lui
imputa de s'être fait avorter elle-même pour cacher ses désordres. En conséquence
il la condamna à être enfermée dans l'île Pandataria[11]. Nulle exilée ne tira jamais tant de larmes des yeux des Romains. Plusieurs se souvenaient d'avoir vu Agrippine, veuve de Germanicus, éprouver de la part de Tibère un semblable traitement. La mémoire de Julie, fille du même Germanicus pareillement exilée par Claude, était assez récente. Mais ces princesses au temps de leurs disgrâces jouissaient de la force de l'âge. Elles avaient eu quelques beaux jours ; et le souvenir d'une meilleure fortune pouvait adoucir la rigueur de celle qui les persécutait actuellement. Octavie n'avait jamais ressenti que des malheurs. Le premier jour de ses noces avait été pour elle mi jour de sinistre présage, puisqu'il l'introduisit dans une famille qui devait bientôt faire périr par le poison son père et son frère. Une vile esclave avait obtenu sur elle une indigne préférence. Poppée, rivale bien plus dangereuse, en lui enlevant son mari s'était acharnée à sa perte. Pour comble de maux, elle se voyait noircie d'une accusation plus cruelle que la mort même ; et cette jeune princesse, dans la vingtième année de son âge, partait pour un dur exil, environnée de centurions et de soldats. Tout lui annonçait une fin funeste et prochaine ; qui pourtant ne venait pas encore terminer ses infortunes. Peu de jours après on lui signifia l'arrêt de sa mort. Elle se répandit en plaintes aussi justes qu'inutiles. Elle protestait qu'elle ne prétendait plus au titre d'épouse, et qu'elle n'était plus que sœur de l'empereur. Elle invoquait les mânes de leurs communs ancêtres, et enfin la mémoire d'Agrippine, du vivant de laquelle, s'il ne lui avait pas été donné d'être heureuse, au moins elle ne craignait pas de périr. Elle parlait à des barbares qui avaient des entrailles de fer et de bronze. On la lie par les quatre membres, on lui ouvre les veines ; et, comme le sang arrêté par la peur coulait trop lentement, on la porte dans un bain extrêmement chaud, dont la vapeur l'étouffa. Poppée ne fut point satisfaite qu'elle n'eût vu la tête de sa rivale. On la coupa, on la lui apporta, afin qu'elle pût repaître ses yeux de cet affreux spectacle. Après une si horrible exécution, il fallut encore en marquer de la joie, et l'on consacra pour ce sujet des offrandes dans les temples des dieux. Tacite avertit que cette pratique si atroce passa en loi. Je veux, dit-il, que tous ceux qui liront l'histoire de ces temps malheureux soient prévenus qu'autant de fois que Néron ordonna la mort ou l'exil de quelque personne illustre, autant de fois il fut rendu des actions de grâces aux dieux : en sorte que ce qui doit être par sa nature la preuve et l'effet des prospérités de la république, était devenu le témoignage infaillible de ses calamités. Deux affranchis de l'empereur, Doryphorus et Pallas, moururent cette même année, empoisonnés, à ce que l'on crut, par ordre de leur patron : l'un pour s'être opposé au mariage de Poppéa, l'autre parce qu'il vivait trop longtemps, frustrant ainsi de ses immenses richesses l'avidité du prince. Néron sentait combien ses crimes le rendaient odieux, et il tâchait d'en diminuer l'affreuse impression, du moins auprès du peuple, par son attention à entretenir l'abondance dans la ville. En effet elle était si bien approvisionnée, et la police si vigilante sur l'article des vivres, que, malgré une grande quantité de blé gâté par vétusté qu'il fallut jeter dans le Tibre, malgré la perte de trois cents vaisseaux chargés de blé, dont deux cents firent naufrage dans le port même, et cent, qui étaient déjà entrés dans le Tibre, furent consumés par un incendie fortuit, le prix du pain n'augmenta point dans Rome. Il voulut aussi gagner la confiance du public par la bonne administration des finances. Il établit trois consulaires, L. Pison, Ducennius Géminus et Pompeius Paulinus, inspecteurs et surintendants de tout ce qui appartenait à la levée des impôts ; et il n'oublia pas de taxer la mauvaise économie de ses prédécesseurs, dont la dépense excédait le revenu ; au lieu que lui il gratifiait tous les ans la république de soixante millions de sesterces[12]. Il permettait au sénat d'user de ses droits en faisant des règlements pour la réforme des abus. C'en était un très-commun alors, qu'à l'approche des élections des magistrats ou des distributions de gouvernements de provinces, ceux qui étaient sans enfants faisaient des adoptions simulées pour jouir des privilèges que la loi Papia-Poppéa attribuait aux pères de famille ; et après qu'à l'aide de cette fraude ils avaient obtenu des charges ou des emplois, ils émancipaient ceux qu'ils avaient adoptés. Les vrais pères firent à ce sujet de vives représentations au sénat, opposant les droits de la nature, et les peines de l'éducation des enfants, à ces adoptions artificieuses et de si courte durée. Ne doit-il pas suffire, disaient-ils, à ceux qui n'ont point d'héritiers nés de leur sang, de voir autour d'eux une cour qui leur donne un très-grand crédit, d'obtenir tout ce qu'ils souhaitent, de satisfaire tous leurs vœux, vivant du reste dans une pleine tranquillité, et libres de tout soin qui les gène ? Et nous, après avoir longtemps attendu le moment de jouir des privilèges de la loi[13], nous voyons tout d'un coup nos espérances s'en aller en fumée ; et des hommes devenus pères sans inquiétudes, et qui perdent leurs enfants sans deuil et sans regret, partagent avec nous les droits de la paternité véritable et naturelle. Sur ces représentations intervint un décret du sénat, portant que lès adoptions frauduleuses ne seraient utiles à ceux qui les auraient faites, ni pour parvenir aux honneurs, ni même pour recueillir en entier les successions qui leur pourraient échoir. L'affaire de Claudius Timarchus, Crétois, donna lieu à un autre règlement non moins important. Timarchus, très-riche et très-puissant dans l'île de Crète, était accusé de violences et de tyrannies exercées contre ses compatriotes. Mais de plus il avait offensé la dignité du sénat, en se vantant avec insolence qu'il dépendait de lui de faire accorder ou refuser aux proconsuls de Crète les actions de grâces et les témoignages honorables qu'ils sollicitaient ordinairement à la fin de leur administration. Thraséa profita de cette occasion pour l'avantage du public ; et après avoir opiné sur la per' sonne de l'accusé, qu'il condamnait à être banni de Crète, il éleva les sénateurs à des considérations plus hautes et plus étendues, et parla en ces termes : Messieurs, c'est une chose d'expérience, que les meilleures lois et les institutions introduites par les plus gens de bien tirent leur origine des vices des méchants. La licence et les rapines des avocats, les brigues de ceux qui aspiraient aux charges, les concussions des magistrats dans les provinces, ont donné naissance aux plus belles lois que nous ayons. Car l'abus est antérieur au remède : on ne corrige que ce qui est vicieux. Le ton d'arrogance que commencent à prendre avec nous les provinciaux est donc pour nous un motif d'y opposer un règlement, qui, sans déroger à la protection que nous devons aux alliés, nous empêche de tomber sous leur dépendance, et ne nous permette pas de penser que nous puissions avoir d'autres juges et d'autres arbitres de notre réputation que nos concitoyens. Autrefois non-seulement les
préteurs et les consuls étaient respectés dans les provinces, mais on y envoyait
des particuliers pour en faire la visite, et pour rendre compte au sénat de
la soumission des peuples ; et les nations entières tremblaient sous l'examen
et la censure d'un seul Romain. Aujourd'hui c'est nous qui faisons la cour
aux sujets de l'empire et qui les flattons : et quelqu'un d'entre eux plus
hardi et plus puissant que les autres décide si notre administration mérite
des actions de grâces ou une accusation, et il se détermine plus volontiers
pour ce dernier parti. Laissons-leur le pouvoir d'accuser. Mais interdisons
les louanges fausses et mendiées, comme nous condamnons les vexations et les
cruautés. Souvent ce que nous faisons dans les gouvernements de province pour
plaire à ceux qui doivent nous obéir est plus criminel que ce qui nous attire
leur haine. Il y a même des vertus qui nous font des ennemis, telles qu'une
sévérité inflexible, une intégrité à l'épreuve des sollicitations et de la
faveur. C'est de là qu'il arrive que nos magistrats font plus exactement leur
devoir dans les commencements : ils se relâchent sur la fin, parce que, semblables
à des candidats, ils cherchent des suffrages favorables. Si nous mettons ordre
à cet abus, leur conduite dans les provinces sera plus égale et plus soutenue.
Car de même que la loi contre les concussions a réprimé leur injuste avidité,
la défense qui interdira les actions de grâces arrêtera leurs molles
complaisances. Thraséa ne faisait que suivre une idée qui avait frappé Auguste, et engagé ce prince à exiger un intervalle de soixante jours entre la fin de la gestion du gouverneur et les éloges décernés par les peuples. On sent bien que c'était-là montrer le mal plutôt que le guérir. Thraséa coupait dans le vif, et son avis fut reçu avec de grands applaudissements. Les sénateurs ne purent pas néanmoins en former un décret, parce que les consuls s'y refusèrent, disant que cette affaire n'avait point été mise en délibération. Il fallut donc consulter le prince, qui donna son consentement, et le règlement passa. Il fut dit qu'à l'avenir il ne serait permis à personne, soit de proposer aux assemblées des alliés dans les provinces de rendre des actions de grâces dans le sénat aux propréteurs ou aux proconsuls, soit de se charger d'aucune députation à cette fin. Perse mourut sur la fin de cette année, à la fleur de l'âge, n'ayant pas encore vingt-huit ans accomplis. Il est fâcheux que l'obscurité de son style rende difficile la lecture de ses satires, où brillent l'élévation des sentiments et l'amour de la vertu. Il y a exprimé les maximes dont il avait le cœur rempli, s'étant adonné avec beaucoup d'ardeur à l'étude de la philosophie stoïque, dont l'austérité régla ses mœurs, sans altérer la douceur de son caractère. L'auteur de sa vie lui rend témoignage d'avoir été modeste, frugal, d'une conduite chaste, d'une pudeur virginale. Il était né à Volterre en Toscane, d'une famille de chevaliers romains, et lié par l'affinité et encore plus par la conformité de goût et d'inclination, malgré la différence de l'âge, avec le vertueux Thraséa. Il avait perdu son père étant encore enfant ; et on loue sa piété filiale envers sa mère, et sa tendresse pour ses sœurs. Nous avons dans sa cinquième satire un monument de reconnaissance envers Cornutus, son maître, qui l'avait formé à la vertu par les préceptes de la philosophie. Rien de plus énergique que les expressions qu'il emploie pour lui témoigner son estime et son amitié. Il voulut lui en donner une dernière preuve en mourant, par le legs qu'il lui fit d'une somme d'argent et de ses livres : et il eut tant de confiance en sa mère et en ses sœurs, qu'il se contenta dé leur faire connaître sa volonté sur ce point, sans observer les formalités prescrites en pareil cas. Elles ne trompèrent point son attente, et offrirent le legs à Cornutus, qui de son côté agissant avec générosité refusa l'argent et ne reçut que les livres. Les consuls de l'année suivante furent Memmius Regulus, probablement fils de celui dont la mort a été rapportée peu auparavant, et Virginius, qui se rendit dans la suite si célèbre en refusant l'empire après la mort de Néron. C. MEMMIUS REGULUS. - L. VIRGINIUS RUFUS. AN R. 814. DE J.-C. 63.Le 5 février de cette année la Campanie fut affligée d'un violent tremblement de terre, qui renversa une grande partie de la ville de Pompéies, bâtie au pied du mont Vésuve, et qui endommagea considérablement celle d'Herculanum. Nocère et Naples en furent quittes pour quelques secousses. Un troupeau de six cents moutons fut étouffé : des statues se fendirent : plusieurs personnes perdirent la raison, soit par un effet de la peur, soit par les exhalaisons malignes qui sortirent de la terre agitée. Tant de maux n'étaient que le prélude de ceux que le même pays eut à souffrir quelques années après, par un semblable mais plus furieux accident, sous l'empire de Tite. Néron, devenu père d'une fille que lui donna Poppéa, en ressentit une joie qui passa toute mesure. Il donna à l'enfant et à la mère le surnom d'Augusta : et le sénat qui, pendant la grossesse de Poppéa, avait fait des vœux pour son heureuse délivrance, les acquitta magnifiquement ; et il ajouta tout ce qui fut possible d'imaginer de flatteries, des actions de grâces aux dieux, un temple à la Fécondité, et des jeux solennels, sur le modèle de ceux qui se célébraient à Antium[14], parce que cette ville était le lieu dé la naissance de l'enfant ainsi que de Néron. Par la même raison, la Fortune, qui était la déesse tutélaire d'Antium, eut sa part des honneurs, et on lui décerna des statues d'or, qui furent placées sur le trône de Jupiter Capitolin. Enfin on ordonna l'établissement annuel des courses du cirque à Antium en l'honneur des maisons Claudia et Domitia, de même qu'il s'en célébrait à Bovilles pour la maison des Jules. Tout ce grand appareil s'évanouit par la mort de l'enfant, qui ne vécut pas quatre mois entiers. Nouvelles flatteries à ce sujet. On en fit une déesse avec temple, prêtre, lit de parade, tel que rayaient les divinités du premier ordre. Et Néron fut aussi excessif dans sa douleur qu'il l'avait été dans sa joie. Lorsque le sénat se rendait en foule à Antium pour féliciter Néron sur la naissance de sa fille, Thraséa eut défense de paraître devant l'empereur. Il reçut sans effroi cette marque éclatante de disgrâce, qui semblait le menacer d'une mort prochaine. Cependant Néron le laissa vivre encore quelques années, et même il se vanta à Sénèque de s'être réconcilié avec Thraséa ; et la gloire de ces deux hommes si recommandables croissait avec leurs périls. Cette année ne nous fournit plus d'autres événements mémorables, que ceux qui appartiennent à la guerre des Parthes, dont je vais parler incessamment. Néron donna aux peuples des Alpes maritimes le droit du Latium, c'est-à-dire les droits et privilèges dont jouissaient les Latins lorsqu'ils n'étaient qu'alliés, et non encore citoyens romains. Je ne sais si l'on doit rapporter au même temps la réduction faite par Néron des Alpes Cottiennes en province romaine après la mort du roi Cottius. La capitale des Alpes maritimes était Embrun, et celle des Alpes Cottiennes la ville de Suze. Les Alpes Cottiennes sont avec le Pont Polémiaque les deux seules contrées qui aient été ajoutées par Néron au domaine direct de l'empire. Il était peu curieux de s'agrandir, et il fallut que la mort de Coffins, et la cession volontaire de Polémon, lui offrissent l'occasion de convertir sans peine et sans péril en provinces sujettes à la domination romaine deux petits royaumes, possédés jusque-là par leurs princes particuliers sous la protection de la république. Mais toujours fort occupé de ce qui regardait les jeux et les spectacles, Néron assigna des places distinguées dans le cirque aux chevaliers romains, qui jusqu'alors n'avaient joui de cette prérogative qu'aux théâtres. Lipse donne sur ces distinctions de séance bien des détails savants, par rapport auxquels on peut le consulter. L'histoire ne se charge point de cette menue police. Des combats de gladiateurs célébrés en cette même année furent moins remarquables par leur magnificence que honteux par l'extinction de tout sentiment dé bienséance et de pudeur. Des sénateurs, et même des femmes illustres, s'y donnèrent en spectacle combattant sur l'arène. La fureur en ce genre fut portée à un tel excès, que suivant le témoignage de Suétone[15], quatre cents sénateurs et six cents chevaliers romains firent l'infâme et furieux métier de gladiateur ; ou se battirent contre des bêtes. Ce nombre parerait incroyable, si l'on ne savait quelle est la contagion du mauvais exemple, et la puissance de la mode. On peut d'ailleurs supposer que Suétone a mis ensemble tous ceux des deux ordres qui parurent sur l'arène pendant toute la durée du règne de Néron. Je passe maintenant aux affaires de l'Orient dont j'ai à reprendre un espace de trois ans. |
[1] TACITE, Agricola, 15.
[2] Cinq millions de livres tournois.
[3] Les ruines de cette ville conservèrent encore le nom de Verulam près Saint Albans.
[4] TACITE, Annales, XIV, 33.
[5] Tacite, dans la vie d'Agricola, adopte ce langage, et taxe Suétonius de dureté et d'orgueil. Je m'en tiens, ici comme ailleurs, à ses Annales, qui sont son dernier ouvrage.
[6] TACITE, Annales, XIV, 46.
[7] Le talent de la parole était, comme je l'ai déjà plusieurs fois observé, infiniment et universellement estimé des Romains. C'est ce qui donne lieu à la réflexion de Néron, qui n'est point de nos mœurs.
[8] J'ai tiré le meilleur parti que j'ai pu du texte de Tacite, qui est ici très-obscur.
[9] Gravioribus tamen ludibriis quam malis. J'ai un peu modifié la pensée de Tacite.
[10] SUÉTONE, Néron, 35.
[11] Petite île déserte entre les îles de Ponza et d'Ischia.
[12] Sept millions cinq cent mille liv. = 11.028.588 fr. selon M. Letronne.
[13] TACITE, Annales, XV, 19.
[14] Je lis, suivant l'heureuse conjecture de Muret et de Grotius, Antiatis ou Antiatium religionis, au lieu d'Atticæ.
[15] SUÉTONE, Néron, 12.