J'ai dit que Vologèse, roi des Parthes, avait prétendu recueillir le fruit des crimes de Rhadamiste, et revendiquer la couronne d'Arménie sur un prince impie et parricide, pour la donner à Tiridate, son frère. J'ai dit encore qu'il y eut alternative de bons et de mauvais succès entre Tiridate et Rhadamiste ; et très-peu après l'avènement de Néron à l'empire, on apprit à Rome que les Parthes avaient pris la supériorité, et étaient restés maîtres de l'Arménie. Cette nouvelle arrivée dans un commencement de règne donna
lieu a bien des discours que Tacite noua rend d'une manière si naturelle,
qu'on s'imagine presque les entendre. Les uns disaient : Comment un prince, âgé
à peine de dix-sept-ans, pourra-t-il soutenir et repousser une guerre de
cette importance ? Quelle ressource trouvera l'empire dans un chef gouverné par une femme (car alors Agrippine pouvait tout) ? Ses maîtres lui
dictent ses harangues, et dirigent ici ses démarches. Mais lui seront-ils
d'un grand service pour les combats, pour les sièges de villes, et pour les
autres opérations de la guerre ? D'autres soutenaient, au contraire,
que l'on avait droit de mieux espérer de la position actuelle des choses, que
si le poids de cette guerre fût tombé sur Claude, vieux, imbécile, et qui
n'aurait su qu'obéir aux ordres de ses esclaves ; qu'après tout Burrhus et Sénèque
avaient fait preuve d'habileté dans la conduite de plusieurs grandes
affaires. Et
l'empereur lui-même, continuait-on, est-il donc si fort éloigné de la vigueur de l'âge ? Pompée à dix-huit ans, César
Octavien à dix-neuf, ont soutenu des guerres civiles.
D'ailleurs il n'est pas toujours besoin que le chef
suprême paie de sa personne ; il lui suffit souvent d'influer dans les événements par ses lieutenants, et par les
ordres dont il leur confie l'exécution. On verra dans l'occasion présente
si notre prince suit de bons ou de mauvais conseils,
selon qu'il choisira pour conduire cette
guerre, ou un général habile à qui le mérite procure de
l'emploi au lieu d'attirer l'envie, ou quelque
riche accrédité, à qui la faveur tienne lieu de mérite. On eut lieu d'être content du choix que fit Néron. Il jeta les yeux sur Corbulon, le plus grand homme de guerre qu'eût alors la république ; et ce choix causa une joie universelle. On crut que sous le nouveau gouvernement les vertus et les talents allaient être en honneur. En attendant que Corbulon pût se rendre sur les lieux, Néron envoya ordre à Numidius Quadratus gouverneur de Syrie, de recruter ses légions dans les provinces voisines, et de les mener du côté de l'Arménie. Il mit aussi en mouvement les rois dépendants de l'empire, qui étaient à portée d'incommoder les Parthes ; tels qu'Antiochus, roi de Commagène, et Agrippa le jeune, que Claude avait fait d'abord roi de Chalcide en la place d'Hérode, son oncle, et qu'il avait ensuite transféré de cet état à un autre plus considérable, composé de la tétrarchie possédée autrefois par Philippe fils d'Hérode le Grand, et de l'Abilène, où avait régné Lysanias sous le nom de tétrarque. Néron manda à Antiochus et à Agrippa d'assembler leurs troupes, et d'entrer sur les terres des Parthes. Il donna les mêmes ordres à Aristobule, fils d'Hérode, roi de Chalcide, et à Soémus, qu'il nomma tous deux rois, l'un de la petite Arménie, l'autre de la Sophène. En même temps que les Romains et leurs alliés faisaient ces préparatifs, Vardane, fils de Vologèse, se révolta contre son père : ce qui obligea le roi des Parthes de retirer ses troupes de l'Arménie, mais non pas d'y renoncer. Ce commencement de succès fut célébré dans le sénat romain, comme une victoire complète. On ordonna des supplications, ou solennelles actions de grâces aux dieux. Il fut dit que pendant les jours des supplications, l'empereur porterait la robe triomphale ; qu'il ferait son entrée dans la ville avec l'honneur de l'ovation, qu'on lui dresserait dans le temple de Mars Vengenr une statue de pareille hauteur que celle du dieu. Un décret si flatteur montre bien quel esprit gouvernait alors les délibérations du sénat. Il y entrait pourtant un motif sincère ; et les sénateurs, charmés de la nomination de Corbulon, se portaient de cœur à honorer le prince qui avait mis en place un homme universellement estimé. On savait fort bien que la guerre n'était point finie, et Néron partagea l'armée de Syrie entre Quadratus et Corbulon, de manière qu'ils eussent chacun deux légions, et pareil nombre d'auxiliaires. On ajouta à l'armée de Corbulon les cohortes et les troupes de cavalerie qui hivernaient dans la Cappadoce. Les rois alliés eurent ordre de prêter leurs services à l'un et à l'autre, selon les besoins de la guerre. Mais l'inclination les portait à s'attacher à Corbulon. Ce général, voulant profiter de ces dispositions favorables, dont il sentait toute l'importance dans les commencements d'une entreprise, se hâta d'arriver en Orient, et il trouva près de la ville d'Èges en Cilicie Numidius Quadratus, qui était venu à sa rencontre, non par honneur, mais par jalousie. Nous avons. vu que le gouverneur de Syrie s'était conduit assez mollement dans l'invasion de l'Arménie par Rhadamiste. Il parait que c'était un homme de peu de talents. Il craignait donc, si Corbulon entrait en Syrie pour recevoir les troupes qui lui étaient assignées, d'être humilié dans son gouvernement même, par la comparaison que l'on ferait de lui avec ce général, grand de taille, magnifique dans son langage, et qui joignait au mérite réel tout l'extérieur capable d'imposer au vulgaire. Les deux chefs envoyèrent l'un et l'autre des députés à Vologèse, pour l'exhorter à préférer la paix à la guerre, à donner des otages, et à rendre, suivant l'exemple de ses prédécesseurs, les témoignages de respect et de déférence qu'il devait au peuple romain. Vologèse était un prince prudent : et, soit qu'il voulût prendre le temps de se mieux préparer à la guerre, soit qu'il fût bien aise d'éloigner ceux qui pouvaient lui être suspects, en les donnant pour otages, il consentit à la demande des Romains, et remit les plus illustres têtes de la maison des Arsacides entre les mains du centurion Insteïus, qui le premier s'était présenté de la part de Quadratus au roi des Parthes. Dès que Corbulon fut instruit de ce qui s'était passé, il envoya Arrius Varus, préfet d'une cohorte, pour reprendre en son nom les otages. La querelle fut vive entre le préfet et le centurion : et pour ne point donner plus longtemps leurs divisions en spectacle aux étrangers, ils convinrent de s'en rapporter à l'arbitrage des otages eux-mêmes, et des ambassadeurs Parthes qui les accompagnaient. L'estime des ennemis, aussi-bien que celle des alliés, était décidée pour Corbulon ; et il fut préféré. Quadratus s'en tint très-offensé, et il se plaignit hautement qu'on le privait d'une gloire qui était le fruit de ses conseils. Corbulon au contraire prétendait que c'était sa nomination seule qui avait tourné en crainte les espérances de Vologèse, et déterminé ce prince à donner des otages. Néron pour les accorder, fit rendre un décret du sénat au nom de l'un et de l'autre en commun, portant qu'en conséquence des exploits de Quadratus et de Corbulon les faisceaux de l'empereur seraient couronnés de laurier. Ce décret appartient vraisemblablement à l'année du premier consulat de Néron, de Rome 806. Sous les années 807 et 808, nous ne trouvons rien dans Tacite qui concerne la guerre d'Arménie. Les Parthes, qui venaient de donner des otages, demeurèrent sans doute tranquilles : et Corbulon profita de ce temps calme pour discipliner et former ses troupes, qui en avaient un extrême besoin ; car les légions tirées de Syrie, qui n'avaient point vu la guerre depuis très-longtemps, s'étaient accoutumées à l'inaction, et ne pouvaient supporter aucune fatigue. Il se trouva dans cette armée des vétérans qui n'avaient jamais monté la garde, qui allaient considérer un rempart et un fossé comme des objets nouveaux, et dont ils demeuraient tout surpris. Plusieurs n'avaient ni casque, ni cuirasse. De l'embonpoint, de beaux habits, des gains considérables : voilà tout ce qu'ils avaient retiré d'un service passé tranquillement dans les villes. De pareilles troupes ne convenaient pas assurément à Corbulon[1], qui avait pour maxime et répétait souvent qu'il fallait vaincre l'ennemi avec la hache, c'est-à-dire par les travaux militaires. Il commença par congédier ceux que la vieillesse ou les infirmités rendaient incapables de servir ; et, pour remplacer ceux qu'il renvoyait, il fit des levées dans la Galatie et la Cappadoce. On lui amena de la Germanie une légion, et quelques corps de troupes auxiliaires, cavalerie et infanterie. C'était peu d'avoir des hommes : il s'agissait d'en faire des soldats. La sévérité de la discipline fut le moyen que Corbulon employa. Il tint son armée sous les toiles pendant un hiver si rigoureux, que pour établir leurs tentes les soldats étaient obligés de casser et d'enlever la glace, qui couvrait la terre. Plusieurs demeurèrent saisis et perclus de la violence du froid ; quelques factionnaires en moururent. On remarqua un soldat, qui portant un faisceau de bois eut les mains gelées, en sorte que, se détachant des bras, elles tombèrent avec sa charge. Corbulon semblait invulnérable à la dureté de la saison : légèrement vêtu, la tête toujours nue, il se montrait le premier partout, dans les marches, dans les travaux, dans les exercices militaires. Il louait les braves, encourageait les faibles, donnait l'exemple à tous. Un service si pénible rebuta bien des soldats, et ils commencèrent à déserter. Corbulon remédia à ce mal par une sévérité inflexible. Car il n'en était pas de son armée, comme des autres, dans lesquelles une première et une seconde faute étaient pardonnées. Tout déserteur payait sur-le-champ de sa tête. Et l'expérience prouva que cette pratique était non-seulement salutaire pour la discipline, mais favorable pour épargner le sang. Car il y eut moins de déserteurs dans le camp de Corbulon, que dans ceux où l'on tenait une conduite molle. Des troupes ainsi préparées étaient redoutables pour tout ennemi qui oserait se mesurer avec elles : et les Parthes l'éprouvèrent dès qu'ils entreprirent de remuer. Vologèse n'avait cédé qu'à la nécessité des circonstances. Il croyait sa gloire intéressée à faire jouir son frère d'une couronne qu'il lui avait donnée, et il ne pouvait consentir que Tiridate en eût obligation aux Romains. Car il était dès-lors question de ce tempérament, qui enfin termina la guerre. Mais il fallut bien des combats pour y réduire l'orgueil du roi des Parthes. Vologèse voulait donc la guerre ; et Corbulon de son côté la désirait avec passion, aspirant à l'honneur de recouvrer des pays autrefois conquis par Lucullus et par Pompée. Ainsi les Romains et les Parthes, qui jusque-là avaient paru se craindre et se tâter mutuellement, entrèrent vivement en guerre l'an de Rome 809. Les hostilités s'engagèrent peu à peu et par degrés. L'Arménie était partagée en deux factions, dont l'une plus faible s'attachait aux Romains, et l'autre servait les Parthes, plus voisins, plus conformes d'inclinations et de mœurs, et dont le gouvernement convenait mieux au génie de la nation Arménienne. Corbulon entra dans le pays pour soutenir hautement le parti romain, et Tiridate envoyait furtivement du secours à ceux qui étaient dans ses intérêts. Ils eurent d'abord un succès, dont ils furent redevables à la témérité de l'officier romain qu'ils battirent. Corbulon tenait ses légions dans le camp où elles avaient passé l'hiver, attendant la saison douce, qui vient fort tard en Arménie ; et il avait distribué les cohortes auxiliaires dans les postes avancés, avec défense expresse de combattre, si on ne venait les attaquer. Pactius Orphitus, qui avait été autrefois premier capitaine de légion, commandait tous ces différents détachements. Cet officier écrivit à son général que les Barbares se tenaient mal sur leurs gardes, et présentaient les plus belles occasions. Corbulon demeura ferme, et réitéra ses défenses de combattre jusqu'à l'arrivée de plus grandes forces. Mais le courage bouillant de Pactius ne lui permit pas d'obéir à un ordre si sage ; et il n'eut pas plutôt reçu quelque renfort de cavalerie, qu'il donna sur l'ennemi, et fut mis en désordre. Ceux qui devaient le soutenir, effrayés de sa défaite, s'enfuirent chacun de leur côté. Corbulon fut très-irrité de cette désobéissance, qui dans les anciens temps aurait coûté la tête au coupable. Cependant, quelque sévère que fût ce général, il se contenta de réprimander fortement Pactius, et de le condamner, lui, les officiers et les soldats qui avaient fui devant l'ennemi, à camper hors du retranchement. C'était une peine militaire qui emportait ignominie : et il fallut qu'ils la subissent, jusqu'à ce que les prières de toute l'armée obtinrent leur grâce. Le succès encourageant Tiridate, il lève le masque, et ayant joint à ses propres vassaux les troupes que lui donna Vologèse, il porte la guerre ouvertement en. Arménie, ravage les terres de ceux qu'il croyait fidèles aux Romains, et, suivant la méthode de sa nation, si l'on envoie des troupes contre lui, il en élude l'effort par une prompte retraite, et voltigeant de tous côtés, il répand la terreur de son nom même dans les lieux où ses armes ne pouvaient pénétrer. Corbulon chercha longtemps à engager une action, et ne pouvant y forcer l'ennemi, il en imita de nécessité la façon de faire la guerre. Il partagea son armée en plusieurs corps, et il fit attaquer à la fois différents postes par ses lieutenants et ses préfets. En même temps les rois et peuples alliés de l'empire entrèrent par son ordre en action. Antiochus de Commagène fut chargé d'infester les régions voisines de ses états. Pharasmane, qui venait de mettre à mort son fils Rhadamiste, se détermina volontiers à signaler sa fidélité pour les Romains en assouvissant sa vieille haine contre l'Arménie. Les Isiques, ou Insèques, nation d'ailleurs très-peu connue, se jetèrent, de concert avec Corbillon, sur les cantons les plus détournés et les moins accessibles aux armes romaines. Tiridate ne savait de quel côté se porter, et voyait que ses ruses tournaient contre lui. Il courut aux remontrances, ressource ordinaire des faibles ; et il envoya des députés à Corbulon pour se plaindre de ce qu'après avoir donné récemment des otages, après un renouvellement d'amitié qui semblait promettre de nouveaux bienfaits, il se voyait au contraire troublé dans une ancienne possession, et dans la jouissance des droits qu'il avait sur l'Arménie. Il ajoutait que si Vologèse ne s'ébranlait point encore, c'était par pure modération, et parce qu'il aimait mieux triompher par la justice de sa cause, que par la force des armes. Mais que si l'on s'opiniâtrait à la guerre, les Arsacides retrouveraient aisément cette valeur et cette fortune dont les Romains avaient fait plus d'une fois une triste expérience. Corbulon fut d'autant moins effrayé de ces menaces, qu'il savait que l'Hyrcanie révoltée tenait Vologèse en échec. Ainsi, pour toute réponse, il conseilla à Tiridate de s'adresser à l'empereur, et d'obtenir par ses prières la possession stable d'une couronne, dont l'acquisition par toute autre voie serait au moins très-douteuse, et en tout cas lui coûterait beaucoup de sang. Il y eut bien des messages, bien des paroles portées réciproquement, sans que l'on pût convenir de rien. Une entrevue fut proposée, mais à mauvaise intention de la part de Tiridate, comme il parut par l'offre qu'ii fit d'amener avec lui seulement mille chevaux, laissant au général romain la liberté de se faire accompagner d'autant de troupes qu'il voudrait, tant d'infanterie que de cavalerie, à condition que les soldats seraient en habit de paix, sans cuirasses ni casques. Il ne fallait pas être aussi habile et aussi expérimenté que Corbulon pour découvrir la fraude du prince barbare. Il était bien clair qu'une cavalerie exercée à tirer de l'arc, comme celle des Parthes, viendrait aisément à bout de quelque multitude qu'on lui opposât, dès que les corps seraient nus et sans défense. Corbulon néanmoins ne fit point connaître qu'il eût aucune défiance, et il répondit simplement que sur des affaires communes, qui intéressaient les deux empires, il valait mieux qu'ils se vissent 'chacun à la tête de leur armée. Le jour fut réglé, et Corbulon prit les mêmes précautions que pour un jour de bataille. Tiridate, qui apparemment en fut averti, ne parut que fort tard, et à une distance d'où il était plus aisé de le voir que de l'entendre. Ainsi il n'y eut point de conférence. Corbulon ordonna à ses troupes de défiler ; et Tiridate se retira en diligence, soit qu'il craignît lui-même une surprise, soit qu'il se proposât d'intercepter les convois, qui venus par la mer de Pont et par Trébizonde devaient bientôt arriver aux Romains. Mais la marche de ces convois était dirigée par des routes sûres, par Ses montagnes qu'occupaient de bons corps de troupes ; et tous les desseins de Tiridate s'en allèrent en fumée. Corbulon, continuant et perfectionnant son plan de guerre, entreprit de forcer les places des Arméniens, afin qu'ils fussent réduits à l'alternative ou de paraître en campagne, ou de perdre tout ce qu'ils possédaient de plus cher et de plus précieux. Il marcha donc contre le plus fort château qu'il y eût dans la contrée où il se trouvait ; et lorsqu'il fut arrivé devant Volandum (c'était le nom de la place), il commença par en faire le tour, examinant les endroits faibles, et formant dans son esprit, sur la nature du terrain, la disposition de son attaque. Ensuite il assembla ses soldats, et leur représenta en peu de mots qu'ils avaient affaire à un ennemi vagabond, qui ne savait ni garder la paix ni combattre, et qui, par la fuite continuelle dont il faisait sa ressource, s'avouait aussi lâche que perfide. Dépouillez-le, ajouta-t-il, de ses retraites, sûrs d'acquérir en même temps de la gloire et du butin. Aussitôt il donne les ordres pour livrer l'assaut, partageant son armée en quatre corps : une partie formée en tortue va à la sape ; d'antres appliquent des échelles à la muraille ; une troisième division fait agir les machines de guerre, et lance des javelines et des feux ; les frondeurs et les gens de trait, postés sur un lieu d'où ils découvraient toute la ville, écartent par une grêle de pierres et de dards ceux des habitants qui se mettent en devoir de porter du secours aux endroits trop vivement pressés. L'ardeur des assaillants fut telle, qu'en moins de huit heures les murailles furent nettoyées sans qu'aucun combattant osât s'y montrer, les ouvrages qui défendaient les portes détruits, les remparts escaladés, et la place emportée d'assaut. On fit main basse sur tous ceux qui étaient en âge de porter les armes ; les femmes, les enfants, et les vieillards furent vendus, et le reste du butin abandonné aux soldats. Les vainqueurs ne perdirent pas un seul homme, et n'en eurent que très-peu de blessés. Le même jour deux autres châteaux de moindre importance dans le voisinage furent pareillement forcés par des détachements de la grande armée ; et la prise de ces trois places, si brusquement insultées, et traitées à la rigueur, servit d'exemple aux autres, qui se hâtèrent de prévenir un semblable malheur par une soumission volontaire. Corbulon, voyant que rien ne lui résistait, se crut assez fort pour aller attaquer Artaxates, capitale de l'Arménie. Il fallait passer l'Araxe, qui baignait les murailles de cette ville, et un pont offrait aux Romains un passage commode ; mais en prenant cette route, ils se mettaient à portée des flèches des ennemis, et ils allèrent chercher un gué à quelque distance. Tiridate se trouva fort embarrassé. Laisser prendre Artaxates sans faire aucun mouvement pour sauver une place de cette conséquence, c'était décréditer ses armes. D'un autre côté, il craignait de s'engager dans un pays coupé et difficile, où sa cavalerie ne pourrait pas s'étendre, ni agir en liberté, Cependant la honte et le soin de sa réputation l'emportèrent. Il résolut de joindre Corbulon dans sa marche, et, si l'occasion était favorable, de l'attaquer et de lui livrer bataille ; sinon de tâcher par une fuite simulée de l'attirer dans quelque piège, et de profiter des mouvements irréguliers qui pourraient se faire dans l'armée romaine. Mais il avait affaire à un général habile, vigilant, qui pensait à tout, et qu'il n'était pas possible de surprendre. Corbulon avait disposé son armée d'une façon également avantageuse pour la marche et pour le combat. Il avait même étendu son aile gauche, de manière qu'elle pouvait envelopper l'ennemi ; s'il s'avançait imprudemment. Mille chevaux formaient l'arrière-garde, et avaient ordre de faire ferme si on les attaquait, mais de ne point poursuivre, si on prenait la fuite devant eux. Ainsi Tiridate eut beau caracoler tout autour de l'armée romaine, sans s'approcher néanmoins jusqu'à la portée du trait ; tantôt menaçant d'attaquer, tantôt s'éloignant avec une apparence d'effroi, pour engager les ennemis à rompre leurs rangs, et à donner prise en se séparant les uns des autres : rien ne branla du côté des Romains ; seulement un capitaine de cavalerie, s'étant porté en avant, et ayant été sur-le-champ percé de flèches, vérifia par sa mort la sagesse des ordres du général, et devint une leçon pour les autres. La nuit approchait, et Tiridate se retira. Corbulon dressa son camp dans le lieu même où il avait été obligé d'arrêter sa marche ; et comme il n'était pas loin d'Artaxates, s'imaginant que Tiridate s'y était retiré, il eut la pensée de laisser les bagages dans son camp, et d'aller pendant la nuit avec l'élite de ses légions investir la place, dans l'espérance d'y enfermer le prince, et de se rendre maître de sa personne. Mais il apprit par ses coureurs que Tiridate avait pris le large, et que l'on ne savait s'il tournerait du côté de ta Médie ou de l'Albanie. Ainsi Corbulon se détermina à attendre le jour. Dès qu'il le vit paraître, il détacha les armés à la légère avec ordre de se répandre autour d'Artaxates, et de commencer l'attaque. Les habitants prirent le bon parti : ils ouvrirent leurs portes, et par là ils conservèrent leur vie et leur liberté ; mais la ville fut brûlée et rasée. Comme l'enceinte était fort grande, il aurait fallu y laisser une garnison considérable ; et l'armée romaine n'était pas assez forte pour se partager d'un autre côté abandonner la place, après l'avoir prise, c'était ne retirer ni honneur ni profit de cette conquête. Les exploits de Corbulon méritèrent à Néron le titre d'imperator, ou général vainqueur. Le sénat ordonna des actions de grâces publiques aux dieux, et pour le prince des statues, des arcs-de-triomphe, une suite de consulats pendant plusieurs années. Il fut dit encore que l'on mettrait au nombre des jours de fête le jour où la victoire[2] avait été remportée, celui où la nouvelle en était venue à Rome, celui où il en avait été fait part au sénat ; et autres flatteries si misérables, que C. Cassius ne put s'en taire. Il fut de l'avis courant sur le reste ; mais par rapport aux nouveaux jours de fête, il représenta que, si l'on voulait rendre grâces[3] aux dieux à proportion des faveurs que l'on recevait de la fortune, l'année entière n'y suffirait pas ; et que par conséquent il convenait de distinguer les jours consacrés aux cérémonies de religion, et ceux qui étaient destinés aux affaires, afin qu'en s'acquittant de ce qui était dû aux dieux, les hommes pussent aussi remplir ce qu'ils se devaient à eux-mêmes et aux autres. Corbulon, ayant détruit Artaxates, résolut d'achever la conquête de l'Arménie par la prise de Tigranocerte. Cette ville fondée par le grand roi Tigrane, ruinée par Lucullus, et sans doute rétablie ensuite et repeuplée par son fondateur à qui Pompée laissa le royaume d'Arménie, était assez éloignée d'Artaxates, au midi. Corbulon ne traversa point en ennemi l'espace de pays qui séparait ces deux villes. Son intention n'était pas de détruire Tigranocerte, et il voulait laisser aux habitants l'espérance d'être traités avec douceur. Mais dans toute sa marche il se tint soigneusement sur ses gardes, sachant qu'il avait affaire à une nation sujette au changement, et qui ayant aussi peu de fidélité que de courage, craignait le danger, mais ne manquerait pas l'occasion d'une perfidie. Sur sa route les Barbares prirent différents partis, et éprouvèrent de sa part des traitements différents. Quelques-uns vinrent implorer sa clémence, et il les reçut avec bonté. D'autres abandonnèrent leurs bourgades, et s'enfuirent dans des lieux écartés ; il les fit poursuivre et ramener à leurs habitations. Il y en eut qui se crurent bien prudents d'aller se cacher dans des cavernes avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux. Corbulon usa à l'égard de ces derniers d'une rigueur sans miséricorde : il fit mettre à toutes les issues de leurs cavernes des amas de sarments et de menu bois, et il les y brûla tout vivants. Les Mardes, nation accoutumée au brigandage, et à qui ses montagnes servaient d'asile, l'inquiétèrent par leurs courses, lorsqu'il passa près de leurs frontières. Il donna ordre aux Ibériens de ravager le pays de ces brigands, et vengea les Romains aux dépens du sang de l'étranger. Si Corbulon et ses troupes eurent peu de combats à livrer, et n'y essuyèrent aucune perte, ils eurent bien à souffrir de la disette et de la fatigue. Point de blé, point d'eau, des chaleurs excessives, de longues marches, c'était de quoi mettre à bout la patience des soldats, s'ils n'eussent vu leur général partager tous leurs maux et en prendre même sur lui une plus grande me-i sure que le moindre d'entre eux. On arriva enfin dans un pays cultivé. Les Romains firent la moisson ; et de deux châteaux, où les Arméniens s'étaient enfermés, l'un fut emporté d'assaut, l'autre, après un siège de courte durée, fut obligé de se rendre. De là l'armée romaine entra sur les terres des Taurantes, où Corbulon courut un danger auquel il ne s'attendait pas. Un des naturels du pays, homme d'un rang distingué parmi ceux de sa nation, fut surpris armé près de la tente du général romain, et ayant été arrêté et mis à la question, il avoua le dessein qu'il avait eu d'assassiner Corbulon, se déclara l'auteur du projet, et nomma ses complices, qui, comme lui, cachaient une trahison sous des dehors d'amitié. Ils furent tous punis du dernier supplice. On approchait de Tigranocerte, et il en vint à Corbulon des députés qui lui déclarèrent que la ville lui ouvrait ses portes, et était disposée à exécuter tout ce qu'il ordonnerait. En même temps ils lui offrirent une couronne d'or, comme un présent d'hospitalité. Corbulon les reçut avec honneur, et exempta la ville de tout acte d'hostilité, afin que n'ayant rien souffert ses habitants se portassent plus volontiers à demeurer fidèles aux Romains. La citadelle ne suivit pas l'exemple de la ville. Elle était occupée par une garnison de braves gens, qui firent une sortie vigoureuse ; et ayant été repoussés, ils souffrirent l'assaut, et furent emportés de vive force. Si nous en croyons Frontin, après avoir d'abord fait résistance, ils prirent le parti de se soumettre, effrayés par le spectacle affreux de la tête d'un seigneur arménien, qui leur fut lancée par ordre de Corbulon avec une machine de guerre, et qui tomba précisément au milieu de l'assemblée qu'ils tenaient pour délibérer sur l'état présent des choses. L'action de Corbulon sera moins inhumaine, si l'on suppose avec Juste Lipase que cette tète était celle du traître qui avait voulu assassiner le général romain. La conquête de Tigranocerte paraît appartenir à l'an 810 de Rome, quoiqu'elle ne soit rapportée que sous l'année suivante par Tacite, qui semble avoir réuni dm campagnes en un seul récit. Les succès de Corbulon avaient été favorisés par la diversion des Hyrcaniens, qui occupaient toujours les forces des Parthes. Ces peuples avaient même envoyé des ambassadeurs à l'empereur romain pour lui demander son amitié, qu'ils prétendaient mériter par leur guerre opiniâtre contre Vologèse. Lorsque ces ambassadeurs revinrent de Rome, Corbulon leur donna une escorte pour les reconduire sûrement en leur pays. Tiridate essaya encore une fois de pénétrer dans l'Arménie par le pays des Mèdes. Mais Corbulon, ayant fait partir en diligence ses troupes auxiliaires sous la conduite d'un de ses lieutenants, marcha ensuite lui-même avec les légions à la rencontre de ce prince, et il l'obligea de se retirer, et de renoncer à l'espérance de réussir pour le présent par la voie des armes. Il porta le fer et le feu partout où il croyait que les peuples conservaient des intelligences avec Tiridate, et il établit ainsi les Romains en pleine possession de l'Arménie. Les choses étaient en cet état, lorsqu'arriva de Rome un fantôme de roi, à qui Néron destinait la couronne d'Arménie. Il se nommait Tigrane, et il descendait par les mâles d'Hérode le Grand ; par son aïeule Glaphyra était arrière-petit-fils d'Archélaüs, autrefois roi de Cappadoce[4]. Tacite en parle avec beaucoup de mépris, et dit de lui qu'ayant été longtemps détenu comme étage à Rome, il était devenu bas et rampant, et avait pris des inclinations serviles. Il ne fut pas reconnu d'un consentement unanime par les Arméniens, dont plusieurs ne pouvaient oublier les Arsacides. Néanmoins le plus grand nombre, si nous en croyons Tacite, rebutés de l'orgueil et de la domination despotique des Parthes, aimaient mieux recevoir un roi de la main des Romains. Pour aider Tigrane à se maintenir sur le trône sur lequel on le plaçait, on lui donna un détachement de l'armée romaine, composé de mille soldats légionnaires, de trois cohortes alliées, et de six cents chevaux. Les Romains n'oublièrent pas en cette occasion leur ancienne pratique d'affaiblir les royaumes en les partageant. Divers cantons de l'Arménie furent attribués à trois princes, à la bienséance desquels ils étaient, et augmentèrent les petits états de Rhascuporis, d'Aristobule, et d'Antiochus de Commagène. Ainsi furent réglées les affaires de l'Arménie, l'an de Rome 811 ; mais ce furent des arrangements de peu de durée, parce que Corbulon, qui pouvait seul assurer la solidité de son ouvrage, s'en alla dans la Syrie, dont Néron lui avait conféré le gouvernement, vacant par la mort de Numidius Quadratus. Nous avons vu le même Corbulon, à la tête des légions de la basse Germanie sous l'empire de Claude, être obligé d'arrêter son ardeur en conséquence des ordres d'un prince paresseux et nonchalant. Ceux qui commandèrent après lui sur le Rhin prirent pour eux cet avertissement, et demeurèrent tranquilles, d'autant plus que voyant les ornements du triomphe, unique récompense qu'ils pussent espérer, entièrement avilis par à multitude de ceux à qui on les avait prodigués sans choix et sans distinction, ils croyaient acquérir plus de gloire en maintenant la stabilité de la paix. L. Antistius Vétus et Pompeius Paulinus, qui, sous Néron, se trouvèrent chargés du commandement des légions, l'un de la haute, l'autre de la basse Germanie, employèrent le loisir de leurs troupes à de grands ouvrages. Paulinus acheva la digue commencée soixante et trois ans auparavant par Drusus, pour empêcher que le Rhin[5], au point de sa première division, ne jetât trop d'eaux dans le Vahal, et que par là le bras droit de ce fleuve, qui en conserve seul le nom, et qui communique par le canal de Drusus avec l'Issel, ne s'appauvrît. Vétus avait formé un dessein plus utile encore et plus magnifique. C'était de joindre par un canal la Saône et la Moselle, qui ont leurs sources assez voisines l'une de l'autre dans les monts des Vosges. Cette jonction eut été celle des deux mers, en remontant le Rhône et la Saône, et passant ensuite par la Moselle, qui se décharge dans le Rhin. L'envie empêcha l'exécution d'un si beau projet. Élius Gracilis, qui commandait dans à Belgique, représenta à Vêtus que pour cet ouvrage il faudrait qu'il fit sortir ses légions des limites de la province ; que d'ailleurs il paraîtrait chercher à se concilier l'affection des Gaulois, ce qui le rendrait suspect à l'empereur : et ces ombrages, tant de fois funestes aux grandes entreprises, arrêtèrent Vétus. Louis XIV a eu la gloire, comme tout le monde sait, de faire la jonction des deux mers, manquée par les Romains. Le canal de Languedoc, qui communique de la Méditerranée à la Garonne, est une des merveilles du règne de ce grand prince, sous lequel les arts, les lettres, et les armes ont concouru également à illustrer le nom français. La longue inaction des armées romaines persuada aux Germains que l'empereur avait ôté à ses lieutenants le droit de faire la guerre. Pleins de cette pensée, les Frisons viennent en corps de nation avec leurs femmes et leurs enfants s'établir dans des terres voisines du Rhin, que les Romains laissaient désertes, et réservaient pour les besoins de leurs soldats. Il paraît que le seul usage qu'ils en fissent était' d'y envoyer paître des troupeaux. Déjà les Frisons y avaient dressé leurs cabanes, ensemencé les terres ; en un mot, ils en usaient comme d'un bien qui leur eût appartenu, lorsque Dubius Avitus, qui avait succédé à Paulinus, leur envoya déclarer qu'ils allaient voir les Romains tomber sur eux, s'ils ne se retiraient dans leur ancienne demeure, ou n'obtenaient de l'empereur la permission de s'en faire une nouvelle. Les Frisons, qui ne voyaient nulle difficulté à la chose, et qui ne concevaient pas que l'on pût être jaloux de la possession d'un pays que l'on n'occupait ni ne cultivait point, acceptèrent la seconde partie de l'alternative. Verritus et Malorix, qui gouvernaient la nation, autant que la liberté germanique était alors capable de se laisser gouverner, se chargèrent de la députation, et allèrent à Rome soutenir par leurs sollicitations auprès de Néron une entreprise dont ils étaient les auteurs. Ils n'eurent pas d'abord audience, et pendant qu'ils attendaient la commodité de l'empereur, on les promenait dans la ville, où tout était bien nouveau pour eux. On les mena en particulier au théâtre de Pompée, les sentiments, et aux jeux qui s'y donnaient actuellement. Le spectacle ne les amusait point, car ils n'y comprenaient rien ; mais ils observaient la forme du théâtre, les rangs distingués, les places affectées aux chevaliers et aux sénateurs. En faisant cette revue, ils aperçurent des hommes en habillement étranger, mêlés parmi le sénat. Ils demandent la cause de cette variété : et on ne leur eut pas plutôt répondu que c'était une distinction accordée aux ambassadeurs des nations qui se signalaient par leur vertu et par leur attachement pour les Romains, qu'ils s'écrièrent qu'aucun peuple de la terre ne surpassait les Germains en bravoure ni en fidélité 1 ; et sur-le-champ ils descendent de leurs siégea, et vont prendre place parmi les sénateurs. Cette saillie plut', comme un trait de franchise antique, qui marquait une noble émulation de gloire. Néron donna aux deux princes le droit de bourgeoisie romaine ; mais il rejeta la requête de la nation. Les Frisons eurent ordre d'abandonner les terres qu'ils avaient envahies sans aucun titre : et sur leur refus d'obéir, on envoya contre eux quelques corps de cavalerie étrangère, qui les y contraignirent par la force. Ceux qui s'opiniâtrèrent à la résistance furent tués ou faits prisonniers. A peine les Frisons étaient-ils sortis, que les Ansibares,
autre peuple germain, vinrent remplir leur place. Cette nation était par
elle-même plus puissante que les Frisons, et la commisération lui attirait
encore l'appui de plusieurs peuples voisins, parce que chassée de ses terres
par les Cauques, et n'ayant plus de patrie, il semblait qu'elle fût autorisée
à s'assurer au moins un lieu d'exil où elle pût vivre en sûreté. Et elle
avait pour chef et pour avocat un ancien et fidèle allié des Romains, nommé Boïocalus,
qui représentait que dans la rébellion des Chérusques il avait été mis aux
fers par la faction d'Arminius, qu'il avait ensuite porté les armes sous
Tibère et sous Germanicus, et qu'à un service de cinquante ans il ajoutait
une nouvelle preuve de son dévouement aux Romains en soumettant sa nation à
leur empire. Il insistait sur la considération du peu de fruit que les
Romains retiraient des terres contestées, dont il n'y avait qu'une
très-petite partie où l'on menât paître des troupeaux, pendant que tout le
reste demeurait absolument inutile. Vous pourriez bien, leur disait-il, préférer à vos bestiaux
des hommes qui manquent de pain ; mais au moins, vos pâturages réservés, pourquoi nous envier ce
qui ne vous est d'aucun usage ? De même que le ciel est pour les dieux, la terre a été donnée
aux hommes. Tout ce qui en reste vide, est un bien commun, qui appartient à
quiconque en a besoin. Le Germain entrait à ce sujet dans une espèce
d'enthousiasme ; et tournant les yeux vers le soleil, invoquant les astres,
comme s'ils eussent pu l'entendre, il leur demandait si la vue d'un sol
inculte leur était agréable, et il les priait de couvrir plutôt des flots de
la mer un terrain que l'injustice des hommes rendait oisif et stérile. Avitus, peu touché de ces représentations si pathétiques,
répondit durement qu'il
fallait subir la loi du plus puissant. Que la volonté de ces dieux qu'ils imploraient
était que les Romains fussent les souverains arbitres de toutes choses, et
qu'ils donnassent ou ôtassent à leur gré, sans reconnaître de juges au-dessus
d'eux. Telle fut la réponse qui regardait les Ansibares en commun.
Mais Avitus promit à Boïocalus en particulier de lui donner des terres en
récompense de son amitié constante pour les Romains. Le généreux Barbare
rejeta cette offre avec hauteur, comme le prix d'une trahison. La terre peut nous
manquer pour vivre, dit-il : elle ne peut nous manquer pour mourir. On en vint aux armes : et d'abord les Bructères, les Tenctères, et d'autres nations encore plus éloignées s'intéressèrent pour un peuple malheureux qui ne pouvait trouver d'asile. Mais lorsqu'Avitus d'une part, et de l'autre Curtilius Mancia, qui commandait l'armée du haut Rhin, eurent passé ce fleuve, se montrant prêts à ravager les terres des alliés des Ansibares, la crainte du danger propre étouffa la commisération pour les maux d'autrui. Les Ansibares se trouvèrent seuls ; et réduits à errer chez différents peuples, partout souffrant la disette, partout traités en ennemis, ils furent entièrement exterminés. La jeunesse périt dans les combats, les femmes et les enfants tombèrent en esclavage. Leur nom ne périt pas néanmoins. On retrouve les Ansibares quelques siècles après parmi les peuples qui composaient la ligue ou nation des Francs. Tacite fait ici mention d'une guerre entre les Hermondures et les Cattes, au sujet de la possession d'une rivière, qui leur était très-précieuse par le sel que, suivant leur opinion, elle fournissait au pays. Lipse soupçonne qu'il s'agissait de la Sala, et Cellarius n'en doute point. Ce n'est pas que les eaux de cette rivière soient salées : mais elle a dans son voisinage des salines encore aujourd'hui subsistantes, auxquelles les Barbares croyaient qu'elle donnait l'origine. Ils en tiraient le sel par une opération fort simple. Ils allumaient de grandes piles de bois, sur lesquelles ils jetaient plusieurs muids de l'eau de ces sources salées. Les vapeurs aqueuses s'exhalaient par la violence de la flamme, et le sel leur restait cristallisé parmi les cendres. Comme c'était l'usage des nations idolâtres de diviniser tout ce qui apporte de grandes utilités à la société humaine, les Germains regardèrent cette rivière et les forêts voisines comme singulièrement agréables aux dieux, et ils s'imaginaient que de nul endroit leurs prières ne pouvaient plus aisément pénétrer le ciel, ni être plus favorablement reçues. Ainsi le motif de la religion se joignant à celui de l'intérêt, les Hermondures et les Cattes se battirent avec fureur. La victoire demeura aux premiers ; et comme ils avaient dévoué à Mars et à Mercure l'armée de leurs ennemis, ils exterminèrent tout ce qui avait vie : hommes, chevaux, rien ne fut épargné. Les Ubiens[6], dans le pays desquels Cologne avait été depuis peu bâtie, éprouvèrent un genre de calamité inouï dans la plupart de ses circonstances, que je ne prétends pas garantir. Tacite rapporte que des feux sortis de terre embrasèrent les métairies, les moissons qui étaient sur pied, les bourgades, et déjà gagnaient presque les murs de la colonie. Les remèdes ordinaires n'avaient aucune vertu pour arrêter cet incendie : ni les pluies, ni les eaux de rivière, que l'on jetait dessus à grands flots, n'y pouvaient rien. Enfin de dépit et de désespoir quelques villageois lancèrent de loin des pierres contre les flammes, et ils remarquèrent que le feu s'amortissait. Ils approchent, et à coups de bâtons et de fouets ils chassent les flammes obstinées, comme si c'eussent été des animaux. Ensuite se dépouillant de leurs habits, ils les jettent dessus ; et plus ces habits étaient sales et malpropres, plus ils devenaient capables d'étouffer le feu. Tous ces faits arrivés en Germanie sont racontés par Tacite sous l'an de Rome 809, et nous ramènent à l'ordre des temps, au-delà duquel nous avait portés la guerre d'Arménie. |
[1] FRONTIN, Stratagèmes, IV, 7.
[2] C'est le terme qu'emploie Tacite, et peut-être était-ce aussi celui du sénatus-consulte. Cette victoire est sans doute la conquête de la ville d'Artaxates, qui pourtant ne fut pas prise, mais se soumit sans résistance. La flatterie n'y regarde pas de si près.
[3] J'ai encore conservé ici le langage de Tacite, quoiqu'il y ait de l'inconséquence à rendre grâce aux dieux de ce qu'on a reçu de la fortune. Les idées des païens étaient bien confuses sur tout ce qui se rapporte à la Divinité.
[4] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XVIII, 7.
[5] Je suis l'explication de Pontanus, adoptée par Ryckius. Il sera parlé encore de cette digue au premier livre de Vespasien, § II, vers la fin.
[6] Les éditions de Tacite portent Juhonum civitas. Mais les Juhons sont un nom totalement inconnu : et il est évident, par le texte même de Tacite, examiné avec attention, qu'il a voulu parler des Ubiens. On peut consulter l'article Juhones dans le Dictionnaire de La Martinière.