HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

NÉRON

LIVRE PREMIER

§. I. La mort de Claude cachée pendant plusieurs heures.

 

 

M. ASINIUS MARCELLUS. - M. ACILIUS AVIOLA. AN. R. 805. DE J.-C. 54.

La mort de Claude fut cachée, au moins pendant quelques heures, par Agrippine, qui voulait se donner le temps de prendre les dernières mesures pour assurer l'empire à son fils. Déjà Claude n'était plus, et les consuls, les prêtres, le sénat assemblé, faisaient des vœux pour la guérison du prince. Agrippine, qui s'était rendue maîtresse de toutes les avenues du palais, feignant de succomber à sa douleur, et d'avoir besoin de consolation, tenait Britannicus entre ses bras, le baisant tendrement, et l'appelant le vrai portrait de son père. Elle le garda ainsi auprès d'elle, pour l'empêcher de sortir du palais ; et elle prit les mêmes précautions par rapport à Antonia et à Octavie ses sœurs. Cependant elle faisait répandre le bruit au dehors, qu'il y avait du mieux dans l'état du prince, afin de toujours tenir les esprits en suspens. On apportait dans la chambre de Claude et à son lit tout ce qui était nécessaire pour le soulagement d'un malade. On fit même entrer des comédiens, comme s'il en eût demandé le divertissement. Enfin lorsque tout fut prêt, et que l'instant décidé heureux par les astrologues fut arrivé, sur le midi les portes du palais s'ouvrent, et Néron sort accompagné de Burrhus.

La cohorte prétorienne qui était de garde reçut le nouveau prince, annoncé par Burrhus, avec des acclamations de joie et de félicitation. Il y eut néanmoins quelques soldats qui cherchèrent des yeux Britannicus, et demandèrent où il était. Mais comme personne ne leur répondit, ni ne se joignit à eux, ils suivirent le grand nombre. De là Néron fut conduit au camp des prétoriens, où il fit un petit discours convenable aux circonstances, et promit aux soldats une gratification pareille à celle qu'ils avaient reçue de son père, c'est-à-dire, cinq mille sesterces par tête[1]. Les prétoriens l'ayant proclamé empereur, il se transporta au sénat, qui lui déféra tous les titres de la souveraine puissance ; et il les reçut, à l'exception de celui de père de la patrie, qui ne convenait pas à son Age. L'exemple de la capitale fut suivi dans les provinces, et Néron se vit universellement et paisiblement reconnu.

Son premier soin fut d'honorer la mémoire de son prédécesseur et père adoptif. Sur la proposition qu'il en fit, le sénat décerna les honneurs divins à Claude, et mit au nombre des dieux un prince qui à peine prononcée avait mérité le nom d'homme. Sa pompe funèbre fut réglée sur le modèle de celle d'Auguste, Agrippine s'étant piquée d'imiter la magnificence de Livie, sa bisaïeule. On ne fit pourtant point lecture du testament, parce que l'on craignit que la préférence qu'y donnait Claude à son beau-fils sur son fils ne révoltât les esprits, et n'excitât des plaintes et des murmures.

Néron prononça son oraison funèbre, et pendant qu'il vantait la noblesse des ancêtres du prince mort, et qu'il parcourait, suivant l'usage, leurs consulats et leurs triomphes, il était sérieux lui-même, et ses auditeurs l'étaient comme lui. On l'entendit encore assez volontiers louer l'application que Claude avait donnée aux beaux-arts, et la tranquillité de l'état sous son règne, qui n'avait été troublée par aucune calamité publique. Mais lorsqu'il vint à parler de sa prudence et de sa sagesse, personne ne put s'empêcher de rire. Le discours était pourtant fort bien composé, ouvrage de Sénèque, le plus bel esprit de son siècle, et dont le goût d'éloquence était en possession de plaire à ses contemporains. Mais la matière se refusait trop évidemment à l'orateur ; et il est hors de doute qu'il travailla de bien meilleur cœur la satire dans laquelle il tourne en ridicule l'apothéose de Claude, et le métamorphose en citrouille[2].

Les vieillards, qui, dit Tacite, ont coutume de comparer ce qu'ils voient avec ce qu'ils ont v-u, remarquaient que Néron était le premier des empereurs qui eût eu besoin d'un secours étranger pour les discours qu'il avait à faire ; et ils en étaient blessés : car le talent de la parole a toujours été fort estimé à Rome et dans la Grèce ; et l'éducation des grands et des princes avait deux objets, bien faire et bien dire. Ces diligents observateurs passaient donc en revue tous ceux qui avaient joui dans Rome de la souveraine puissance, et ils disaient que le dictateur César avait été capable de disputer le prix de l'éloquence aux plus grands orateurs ; qu'Auguste parlait bien, avec facilité et dignité ; que Tibère savait peser ses mots, donner de la force et du nerf à son style, et que l'obscurité chez lui était un vice d'affectation, et non pas d'impéritie. Ni la frénésie de Caligula, ni l'imbécillité de Claude, ne les avaient empêchés de mettre l'un de la véhémence, l'autre de l'élégance et de la douceur dans les discours que les occasions exigeaient d'eux. Néron, qui pétillait d'esprit, tourna son étude vers d'autres arts. Ciseler, peindre, chanter, gouverner des chevaux, c'étaient là les exercices qui lui plaisaient : et s'il montra quelque talent et quelque goût pour les lettres, la poésie seule eut pour lui des attraits.

Comme Néron était redevable de l'empire à Agrippine, il lui témoigna d'abord une déférence infinie ; et le mot qu'il donna, le premier jour que l'officier des prétoriens vint le lui demander, fut : À la meilleure de toutes les mères. Agrippine reçut aussi du sénat le droit de se faire précéder de deux licteurs, et la dignité de prêtresse de Claude, qu'elle avait empoisonné.

Le pouvoir qu'elle s'attribuait elle-même excédait de beaucoup tous les honneurs qu'on lui rendait. Aussitôt après la mort de Claude, elle osa, sans même en parler à Néron, ôter la vie à un homme illustre qui tenait actuellement une grande place. M. Silanus, proconsul d'Asie, était d'un caractère doux, et avait peu de talents ; en sorte que les autres empereurs ne s'étaient point avisés de le craindre, et même  l'appelait la brebis d'or. Mais Agrippine, qui avait causé la disgrâce et la mort de L. Silanus, son frère, fiancé à Octavie, appréhenda sa vengeance ; et de plus elle savait que bien des gens disaient qu'un homme mûr, comme M. Silanus, à qui il n'y avait rien à reprocher, qui était issu du sang d'Auguste[3], méritait mieux l'empire que Néron, qui n'avait pas encore dix-sept ans accomplis, et à qui une complication de crimes avait ouvert le chemin à la souveraine puissance. Ces discours, auxquels n'avait point de part celui qu'ils regardaient, lui furent néanmoins funestes, et Agrippine donna ordre de l'empoisonner à P. Céler, chevalier romain, et à Hélius, affranchi de l'empereur, qui étaient chargés de l'administration des revenus du prince dans l'Asie. Ils exécutèrent leur commission si ouvertement, que personne n'y fut trompé ; la cause de la mort de Silanus fut aussi peu ignorée, que sa mort même.

 Agrippine ne se hâta pas moins de se défaire de Narcisse, qu'elle avait tant de raisons de haïr. Ce fut malgré Néron, qui trouvait dans cet affranchi un confident très bien assorti à ses vices encore cachés. Mais Agrippine l'emporta, et contraignit Narcisse de se donner la mort dans la retraite où il s'était enfermé.

Il fit avant que de mourir une action louable. Il avait été secrétaire de Claude, et en cette qualité dépositaire de bien des papiers importants. Il eut soin de brûler tous ceux dont Agrippine aurait pu abuser pour satisfaire ses animosités et ses vengeances.

Narcisse était riche, selon Dion, de quatre cents millions de sesterces[4], et cette fortune prodigieuse n'était point le fruit dune économie attentive à éviter la dépense. Il fut aussi prodigue, qu'avide d'accumuler. Insolent et fastueux à l'excès, couvert de crimes, il méritait le sort qu'il éprouva, quoique l'on ne- puisse se dispenser de reconnaître qu'il a fait preuve, dans des occasions éclatantes, d'une capacité et d'une fermeté au-dessus de sa condition.

Ce début sanguinaire du nouveau gouvernement aurait été encore suivi d'autres exécutions, si Sénèque et Burrhus ne s'y fussent opposés, tous deux créatures d'Agrippine, et tous deux devenus de nécessité ses adversaires, parce qu'ils se croyaient plus obligés de servir leur empereur et l'état, que de déférer aveuglément aux volontés d'une princesse qui réunissait en elle tous les vices de la tyrannie. Ils avaient alors la confiance de Néron, qu'ils s'étaient acquise en un degré égal par des genres de mérite différents. Burrhus entendait la guerre, et se faisait respecter par la sévérité de ses mœurs : Sénèque entretenait le prince dans le goût des lettres, et il mêlait les grâces des manières au solide de la vertu. Partageant la puissance, ils en usaient de concert, exemple bien rare entre les ministres : et ils se prêtaient un mutuel secours pour tâcher de modérer dans le jeune prince le feu de l'âge et des passions. S'il ne leur était pas possible de l'amener à la vertu, au moins ils voulaient l'écarter des grands vices, et en lui accordant quelque chose, le tenir en bride sur le reste.

Ce n'était pas là le plan d'Agrippine, qui avait toujours prétendu régner sous le nom de son fils. Elle était appuyée de Pallas. Mais le crédit de cet affranchi tombait beaucoup. Néron ne se sentait pas fait pour obéir à des esclaves ; et Pallas par une arrogance sombre et triste s'était rendu insupportable. Telle était la situation de la cour, divisée par des factions, qui préparaient déjà les horribles événements que nous verrons dans la suite. Il n'en éclatait encore rien dans le public.

Après les funérailles de Claude, Néron quitte de ce devoir de cérémonie entama les affaires par un discours qu'il fit au sénat pour annoncer les maximes qu'il se proposait de suivre dans le gouvernement. Il parla d'abord de la manière dont il avait été élevé à l'empire par l'autorité du sénat, et le vœu unanime des soldats. Il cita les exemples et les conseils qu'il avait sous la main pour apprendre à bien gouverner. Il remarqua que sa jeunesse n'avait point reçu les tristes impressions qui résultent des guerres civiles ou des dissensions domestiques ; qu'il n'apportait à la première place ni ressentiment contre personne, ni injures à venger. En traçant son plan de gouvernement, il écarta surtout les abus qui avaient le plus excité de plaintes sous son prédécesseur. Il déclara qu'il ne se rendrait point le juge de toutes les causes, et que l'on ne verrait point les affaires criminelles décidées dans un tribunal secret et domestique, qui soumettait la vie et l'honneur des citoyens aux caprices d'un petit nombre de puissants ;  que ni l'argent ni la faveur ne donneraient entrée  aux emplois, qui devaient être le prix du mérite ; qu'il ne confondrait point l'état avec sa maison : qu'il prétendait que le sénat jouît de ses anciens droits ; que  devant les consuls fussent portées les affaires de l'Italie et des provinces du peuple ; que ces mêmes magistrats présentassent à l'audience du sénat tous ceux  qui, pour quelque raison que ce pût être, voudraient y avoir recours ; et que pour lui il se renfermerait dans le soin des armées qui lui était confié.

Ce discours composé par Sénèque, et débité par Néron, fut reçu avec de grands applaudissements. On était charmé d'y reconnaître le système d'Auguste : et afin de lier Néron par ses propres engagements[5], on ordonna que son discours serait gravé sur des plaques d'argent, et relu chaque année le premier Janvier.

Il tint parole dans les commencements, et laissa le sénat faire divers règlements à son gré, tel que celui par lequel il fut défendu aux avocats de recevoir ni salaire ni présents de leurs parties ; et encore celui qui déchargea les questeurs désignés de la nécessité de donner des spectacles de gladiateurs. Ces règlements étaient contraires à ce qui avait été statué sous Claude, et Agrippine s'y opposa, mais inutilement, parce que Sénèque soutint le sénat contre elle.

Cette princesse avait une si forte passion de gouverner, que ne pouvant entrer au sénat elle voulait au moins être instruite par elle-même de ce qui s'y passait. Pour la satisfaire, on assemblait la compagnie dans une salle du palais, qui avait une porte de derrière, où Agrippine se plaçait. Là, ayant une portière abattue devant elle, elle ne pouvait ni voir ni être vue, mais elle entendait tout. Bien plus, à une audience que Néron donnait aux ambassadeurs d'Arménie, Agrippine s'avança pour monter sur le trône avec lui. Tous les assistants furent déconcertés. Sénèque seul eut assez de présence d'esprit pour avertir l'empereur de se lever, et d'aller au-devant de sa mère. Ainsi, par une apparence de respect, on sauva une indécence qui aurait choqué tout l'empire. Ces ambassadeurs étaient venus au sujet des nouveaux troubles qui s'étaient élevés dans leur pays, et dont nous remettons en parler à un autre lieu.

Néron était attentif à se concilier l'estime publique, et il fit dans cette vue plusieurs actions dignes de louange. Il témoigna sa pitié envers la mémoire de son père Domitius, en demandant un décret du sénat pour lui ériger une statue ; Il fit aussi accorder les ornements consulaires à Asconius Labeo, qui avait été son tuteur : en même temps il montra de la modération en ce qui le regardait personnellement, et il refusa les statues d'or et d'argent massif, qu'on offrait de lui dresser. Le sénat avait ordonné que l'on commençât l'année par le mois de Décembre, qui était celui où Néron était né. Néron arrêta l'effet de ce décret flatteur, et ne voulut point que l'on changeât l'ordre du calendrier, qui était en quelque façon consacré par la religion. Il empêcha aussi que l'on n'inscrivît sur le registre des accusés Carrinas Celer, sénateur ; qui était déféré par un esclave ; et Julius Drusus, chevalier romain à qui l'on faisait un crime de son attachement pour Britannicus.

Libéralité, clémence, manières populaires, tout ce qui peut rendre un prince aimable se trouvait dans la conduite extérieure de Néron. Il fit des pensions considérables à des sénateurs pauvres qui n'avaient pas de quoi soutenir leur noblesse et leur rang. Un jour qu'on lui présentait un arrêt de mort à signer, Je voudrais, dit-il, ne savoir pas écrire[6]. Le sénat lui témoignant dans une occasion sa parfaite reconnaissance, J'y compte, répondit-il, quand je la mériterai. Il permettait au peuple d'assister à ses exercices. Il prononça souvent des déclamations en public. Il lut des vers de sa composition à un auditoire assemblé dans son palais. Suétone nous administre ces différents traits, sans date à son ordinaire : mais ils appartiennent assurément aux premières années de Néron, et nous en retrouverons quelques-uns placés en leur lieu par Tacite.

Il prit le consulat au premier Janvier qui suivit son avènement à l'empire, et il se donna pour collègue Antistius.

NERO CLAUDIUS CÆSAR. - L. ANTISTIUS VETUS. AN R.806. DE J.-C. 55.

Lorsque les magistrats renouvelèrent, selon l'usage, le serment d'observer les ordonnances des empereurs, Néron ne souffrit point que son collègue jurât l'observance des siennes : et cette modération lui attira de grandes louanges de la part des sénateurs, qui donnaient volontiers occasion à ce jeune cœur de goûter le plaisir de bien faire, même dans les petites choses, afin de l'encourager à mériter la même gloire dans les grandes.

On applaudit encore à son indulgence envers Plautius Latéranus, à qui il permit de rentrer dans le sénat, dont ses débauches avec Messaline l'avaient fait justement exclure. Et dans presque tous les discours qu'il prononça aux assemblées du sénat, il ne parlait que de clémence, il s'engageait solennellement à la pratique de cette vertu. Tacite suppose que Sénèque, qui les lui composait, était bien aise de prendre acte des sages leçons qu'il donnait à son auguste élève, ou même de faire briller son esprit. Pourquoi ne penserons-nous pas avec autant de vraisemblance, que Sénèque, démêlant le penchant de Néron à la cruauté, se proposait de le combattre par les maximes qu'il lui mettait dans la bouche ? C'est constamment à ce dessein qu'il a écrit, et adressé à Néron un traité sur la clémence que nous avons entre les mains.

On ne se trompera pas même, si l'on attribue à ses conseils et à ceux de Burrhus tout ce qui se fit de bon sous l'autorité de Néron dans les commencements de son règne. Le jeune prince ne songeait qu'à se cliver-tir. Il n'aimait point les affaires : l'oisiveté et la licence avaient seules des charmes pour lui. Forcé pendant longtemps d'obéir à une mère impérieuse, et gêné par le respect que lui inspiraient malgré lui les talents et la vertu des maîtres qui avaient élevé son enfance, il était alors enivré du plaisir de se voir sorti de tutelle, et libre de disposer de sa personne et de ses actions. Ainsi il laissait sans peine Agrippine d'une part, Sénèque et Burrhus de l'autre, prendre ou se disputer toute l'autorité du gouvernement. Comme les deux ministres prévalurent bientôt sur la mère, et qu'ils étaient hommes pleins de mérite et de sagesse, les affaires de l'état furent bien administrées, sans que Néron s'en mêlât, ou plutôt parce qu'il ne s'en mêlait pas ; et tant qu'ils conservèrent leur crédit, le bon gouvernement se soutint au moins en grande partie.

Tel est le fondement de l'estime que faisait dans la suite Trajan des commencements de Néron. Il disait que peu de princes pouvaient se vanter d'égaler les cinq premières années de cet empereur si décrié et si odieux. C'est pourtant dans le cours de ces cinq années que Néron empoisonna son frère et tua sa mère. Mais Trajan distinguait le train général des affaires, et les actions du prince. Néron était dès-lors un monstre de vices et de cruauté ; mais il laissait agir ses ministres, qui étaient sages et habiles. La férocité naturelle de son caractère se fit bien connaître dans la mort funeste de Britannicus, que j'ai maintenant à raconter.

Cette mort fut occasionnée (qui le croirait ?) par la chute du crédit d'Agrippine, qui après avoir été la plus cruelle ennemie de Britannicus voulait, les circonstances étant changées, s'en faire un appui et une ressource contre son fils. Elle s'attira elle-même sa disgrâce par ses emportements et ses violences, qui eurent d'abord pour objet l'amour furtif de Néron pour une affranchie nommée Acté.

Octavie, épouse de Néron, était jeune, était vertueuse ; mais soit par une malheureuse fatalité, dit Tacite, soit parce que les choses illicites ont toujours plus d'attrait, Néron n'avait que du dégoût et de l'aversion pour Octavie, et il conçut de l'amour pour Acté, entraîné dans le vice par deux jeunes débauchés, Othon et Sénécion, qui, admis à ses parties de plaisir, et se rendant les confidents des secrets qu'il voulait dérober à sa mère, s'étaient pleinement insinués dans son esprit, d'abord à l'insu d'Agrippine, et ensuite malgré les efforts qu'elle fit pour les écarter, lorsqu'elle eut une fois connu leur manœuvre.

Ce qui est bien singulier, c'est que Burrhus et Sénèque ne s'opposaient point au penchant du prince. Frappés de la crainte de l'irriter par leur résistance, et de le voir ensuite s'emporter jusqu'à attenter à l'honneur des premières dames de Rome, ils ne trouvaient pas mauvais qu'il se satisfit avec une affranchie. Sénèque faisait plus, et il souffrait qu'un de ses amis, Annéus Sérénus, prêtât son nom aux amours de Néron pour Acté : tant la vertu de ces païens est défectueuse et mêlée de taches qui la déshonorent. Burrhus et Sénèque, par une fausse sagesse, pensaient, en abandonnant une partie, sauver l'essentiel. Mais les passions ne se gouvernent pas ainsi. Ce qu'on leur accorde est une amorce pour aller plus loin ; et Néron prenant avantage du consentement de ceux qui auraient dû le retenir, se crut tout permis, se donna pleine carrière, et ne connut plus de frein.

Agrippine n'usa plus de la même connivence que Sénèque et Burrhus, mais elle se porta à l'autre excès. Au lieu d'attendre en patience le repentir, et peut-être le dégoût de son fils, elle tonnait avec fureur. Quoi ! disait-elle, une affranchie rivale d'Octavie ! Acté la bru d'Agrippine ! Elle tenait mille discours pareils, et pleins d'invectives atroces qui, loin d'éteindre le feu, l'allumaient de plus en plus. L'effet qui s'ensuivit fut que Néron, vaincu par sa passion, secoua le joug de l'obéissance à sa mère, et se livra entièrement à Sénèque. Suétone ajoute qu'il eut même la pensée d'épouser Acté, et qu'afin de préparer les voies à ce mariage, il entreprit de la faire passer pour issue du sang des anciens rois de Pergame, et trouva des consulaires disposés à se parjurer en certifiant à sa prière la vérité de cette généalogie fabriquée.

 Alors Agrippine sentit son tort, et elle voulut le réparer par des caresses encore plus déplacées que ses emportements. Elle avouait à son fils que sa sévérité avait été excessive, et elle allait jusqu'à lui offrir ses appartements pour lui faciliter ses entrevues avec Acté. Néron ne fut point la dupe de ce ton subitement radouci, et ses amis l'avertissaient de craindre les embuches d'une femme toujours violente, et qui actuellement se masquait.

Elle revint en effet peu après à son caractère, et prit feu pour un sujet dont il n'eût jamais été possible de deviner qu'elle dût se tenir offensée. Néron en visitant les bijoux, les diamants, les autres parures précieuses, qui avaient servi aux précédentes impératrices, choisit ce qu'il y avait de plus beau pour l'envoyer à sa mère. Agrippine reçut ce présent comme un outrage.

On ne prétend pas, dit-elle, me parer, mais me dépouiller. Tout est à moi, et mon fils me fait ma part. Ces discours furent rapportés, et aggravés : et Néron, irrité contre ceux qui nourrissaient et soutenaient l'orgueil de sa mère, ôta à Pallas la garde du trésor impérial et l'administration des finances, emplois qu'il avait eus sous Claude, et conservés depuis sa mort.

Agrippine, frappée de ce rude coup, ne garda plus de mesure ; et c'est alors qu'elle mêla bien imprudemment Britannicus dans ses discours. Elle osa dire à Néron en face que Britannicus croissait, et qu'il devenait incessamment capable de remplir la place de son père, et de succéder à une puissance dont il était seul digne et légitime héritier, et qu'un étranger, introduit dans la famille impériale par une adoption frauduleuse, n'employait qu'à outrager sa mère par des affronts redoublés. Oui, ajouta-t-elle, j'avouerai tous les maux que j'ai faits à cette famille infortunée, mes noces incestueuses, le poison dont je me suis servie pour abréger les jours de Claude. Que je me sais bon gré, que j'ai de grâces à rendre aux dieux, de ce que mon beau-fils vit encore ! J'irai avec lui au camp, afin que les prétoriens voient et entendent d'un côté la fille de Germanicus, et de l'autre un vieux soldat estropié, et un professeur flétri par l'exil, qui sur de si beaux titres prétendent au gouvernement de l'univers. En même temps qu'elle parlait avec cette fureur, elle menaçait son fils du geste et de la main, elle lui prodiguait les noms les plus injurieux, elle invoquait les mânes vengeurs de Claude et des Silanus, et lui reprochait tant de crimes commis pour lui, et dont elle était si mal récompensée.

Toute cette violence d'Agrippine ne lui fut d'aucune utilité, et causa la perte de Britannicus. Néron n'était déjà que trop porté par lui-même à regarder dans son frère un rival dangereux ; et une aventure récente avait augmenté ses craintes, en lui faisant voir que Britannicus commençait, à se sentir. Pendant les fêtes des Saturnales, entre autres amusements auxquels s'égayait le jeune empereur avec ceux de son âge, on joua à la royauté, et le sort la fit échoir à Néron. Il distribua ses ordres, qui n'eurent rien de désagréable ni de mortifiant pour les autres. Mais il commanda à Britannicus de se lever, de s'avancer au milieu de la compagnie, et d'entonner une chanson. Il espérait que ce prince enfant, qui n'avait jamais été d'aucun repas, même sage et sérieux, bien loin de connaître les parties de débauche, se trouverait embarrassé, et apprêterait à rire aux assistants. Britannicus, d'un air ferme, chanta des vers qui faisaient entendre qu'il avait été dépouillé du rang suprême que son père avait occupé. Tous yeux qui étaient présents furent touchés de compassion, et les marques en éclatèrent d'autant plus librement, que la nuit et la gaîté folâtre du jeu bannissaient la dissimulation. La chose se répandit dans le public, et ce trait d'esprit que Britannicus avait fait sortir si à propos réveilla dans bien des cœurs des sentiments favorables pour lui. Néron en conçut de vives inquiétudes, qui allumèrent sa haine ; et fatigué par les menaces de sa mère, persuadé que le péril croissait avec l'âge de Britannicus, qui allait entrer clans sa quatorzième année[7], il résolut de ne point différer un crime duquel il s'imaginait que dépendait sa sûreté.

Mais il n'était pas possible de donner couleur à aucune accusation contre Britannicus, et Néron n'osait pas user d'une violence ouverte envers son frère. Il se détermina donc au poison, et s'adressa pour cela à Tullius Pollio, tribun d'une cohorte prétorienne, qui avait eu garde l'empoisonneuse Locuste, dont Agrippine s'était si utilement servie pour la mort de Claude. On n'était point embarrassé à trouver le moyen de faire donner le poison au jeune prince ; car depuis longtemps on avait pris soin de composer sa maison de gens qui n'eussent ni foi ni honneur.

En effet il fut une première fois empoisonné par ceux mêmes qui étaient chargés du soin de son éducation. Mais soit que la nature se fût soulagée elle-même par une prompte évacuation qui survint, soit que le poison fût préparé de manière à ne pas manifester tout d'un coup sa malignité, Britannicus en parut quitte pour une incommodité assez légère.

Néron, qui ne pouvait souffrir aucun délai, entra dans une étrange colère contre le tribun et contre Locuste. Il menaça l'un violemment, il frappa l'autre de sa main, et peu s'en fallut qu'il ne l'envoyât au supplice. Et comme elle représentait qu'elle avait eu intention, en affaiblissant la dose, d'éviter l'éclat, et de cacher son opération, Il est vrai, répondit-il : je crains sans doute la peine de la loi. Il vous sied bien, par attention à de vains bruits, et pour vous ménager une défense, de procéder lentement à assurer la tranquillité de votre prince. Ils l'apaisèrent en lui promettant qu'ils feraient périr Britannicus par une mort aussi prompte que s'il était tué d'un coup de tonnerre : et la préparation de ce nouveau poison, dans lequel entrèrent les drogues les plus violentes, se fit près de la chambre de l'empereur. Il l'essaya d'abord sur un chevreau ; et, comme l'animal vécut cinq heures, il ordonna que l'on remit encore le poison au feu pour en augmenter l'activité :.et il ne fut content que lorsqu'en ayant fait de nouveau l'épreuve sur un cochon de lait, il le vit mourir à l'instant même. Enfin il voulut être témoin de la manière dont ses ordres seraient exécutés, et il choisit son propre repas pour le lieu de cette scène tragique.

C'était l'usage que les enfants des empereurs mangeassent assis, avec de jeunes patriciens de leur âge, sous les yeux de leurs parents, mais à une table particulière, qui était servie plus frugalement que la grande. Britannicus avait donc ainsi sa petite table, vu qu'il portait encore la robe de l'enfance. Son échanson fut mis dans la confidence et chargé de l'exécution. La cérémonie de l'essai, qui s'observait par rapport au jeune prince, faisait un embarras. Voici l'expédient que l'on imagina pour s'en tirer. On lui servit à boire après avoir fait l'essai selon la coutume ; mais la liqueur était si chaude, qu'il ne put la prendre en cet état : et dans l'eau froide on lui versa le poison. La violence en était si terrible, que dans le moment Britannicus perdit la respiration et la parole, et tomba sans connaissance. Le trouble s'empare de toute l'assistance : les imprudents s'enfuient ; mais ceux qui pensaient plus profondément examinent la contenance de Néron, qui, sans changer d'attitude, couché tranquillement à la renverse, et faisant l'ignorant, dit que c'était un accident ordinaire à Britannicus, que dès son enfance il avait été sujet à des accès d'épilepsie, et (Lite peu à peu l'usage de ses sens lui reviendrait. Néron n'avait pas encore dix-huit ans, et déjà ses yeux indifférents avaient la constance d'un tyran endurci au crime. Mais Agrippine fut si consternée, l'effroi et l'horreur dont elle était saisie éclatèrent si vivement sur son visage, malgré les efforts qu'elle faisait pour se composer, que tout le monde demeura convaincu qu'elle était aussi innocente qu'Octavie. Elle avait en effet grand lieu de craindre, elle perdait sa dernière ressource, et elle comprenait que l'empoisonnement d'un frère frayait les voies au meurtre de la mère. Après un premier mouvement, elle se remit néanmoins. Octavie, quoique jeune, avait aussi appris à dissimuler sa douleur, sa tendresse, et tous les sentiments de la nature. Ainsi, Britannicus ayant été emporté entre les bras, on continua le repas avec la même tranquillité et le même air de gaîté qu'auparavant.

Une même nuit vit la mort et les funérailles de Britannicus. Les apprêts du bûcher étaient faits d'avance ; et le corps du prince fut brûlé et enseveli dans le Champ-de-Mars avec une pompe très-médiocre. Dion rapporte qu'on l'avait enduit de plâtre depuis les pieds jusqu'à la tête, pour cacher les signes de poison qui se manifestaient au dehors ; et qu'une pluie violente, ayant délayé ce plâtre, rendit inutile la précaution des empoisonneurs. Tacite ne parle que de la pluie qui fut interprétée comme un témoignage de la colère des dieux contre cet horrible forfait. Tout cela est peu important. Mais ce qui montre combien les jugements humains sont faux et pervers, c'est que bien des gens ne trouvaient pas le fait fort étrange, alléguant les anciens exemples de jalousie entre frères, et la nature de la souveraine puissance, qui ne souffre point de compagnon.

En Britannicus s'éteignit la maison des Claudes, qui, après avoir brillé dans la république avec un très-grand éclat, avait donné trois empereurs à Rome. Locuste, en récompense de son crime, reçut des fonds de terre considérables ; et, de peur que l'art funeste dans lequel elle excellait ne se perdit, Néron eut soin de lui donner des disciples.

Il pensa néanmoins à fasciner, s'il eût pu, les yeux du public. Il excusa par un édit affiché la précipitation avec laquelle avaient été rendus les derniers devoirs à de son crime. Britannicus, disant que l'on avait suivi la coutume ancienne de ne point faire un spectacle des funérailles de ceux qui étaient enlevés à la fleur de l'âge, et d'en abréger le cérémonial. Il ajoutait qu'ayant perdu son frère, il n'avait plus d'espérance que dans la république ; et que le sénat et le peuple, de leur côté, devaient redoubler d'attachement pour leur prince, qui restait seul d'une famille née pour le souverain commandement.

Il fit ensuite de grandes largesses aux premiers de la cour, et Burrhus et Sénèque ne furent point oubliés. On s'étonna, avec raison, que des hommes qui se piquaient d'une vertu sévère partageassent en quelque façon la dépouille du prince mort, et s'enrichissent de ses maisons de ville et de campagne. Ils avaient pour seule excuse, si c'en était une en pareille circonstance, les ordres exprès de l'empereur, qui se sentant coupable voulait par ses libéralités acheter son pardon. Ils n'étaient pas même tranquilles sur leur propre sort, voyant que par ce crime d'un si grand éclat Néron commençait à s'affranchir de leurs faibles liens. Ils ne renoncèrent pourtant pas au ministère, et ils résolurent de continuer de faire tout le bien qu'ils pourraient, puisqu'il ne leur était plus permis de faire tout celui qu'ils auraient souhaité.

Mais Agrippine fut implacable : il n'y eut ni présents ni caresses qui pussent la fléchir. Sa colère était trop bien fondée sans doute, si elle eût su la contenir dans certaines bornes, et distinguer une sévérité légitime de l'emportement et de l'audace. Elle embrassait Octavie ; elle avait souvent des entretiens secrets avec ses amis : de tout temps avide d'argent, elle montra alors plus d'activité que jamais pour en amasser de toutes parts, comme si elle eût eu besoin de faire des fonds pour quelque grande entreprise ; elle accueillait gracieusement les gens de guerre ; elle témoignait de la considération pour les noms et les vertus des nobles qui restaient encore de ces anciennes familles romaines : enfin toutes ses démarches semblaient annoncer qu'elle cherchait à former un parti contre son fils, et à trouver un chef qui voulût se mettre à la tête.

Néron en fut informé, et il lui ôta sa garde. Pour écarter, d'elle les courtisans, il la fit sortir du palais, et lui assigna pour habitation l'hôtel qui avait appartenu à Antonia, mère de Claude : et là il allait quelquefois lui rendre visite, mais environné d'une troupe de centurions, et, après un baiser froid et quelques paroles vagues, il se retirait.

Rien au monde n'est plus fragile, dit Tacite[8], ni sujet à des changements plus, subits, qu'une puissance d'emprunt, qui n'a point ses racines en elle-même. Dans le moment la maison d'Agrippine devint une solitude. Personne ne s'intéressa à la consoler, personne ne lui rendit des devoirs, si ce n'est un petit nombre de femmes, dont quelques-unes le faisaient plutôt par haine que par attachement.

Tel était le motif qui conduisait chez elle Junia Silana, dame d'un grand nom, mais plus belle que sage, autrefois mariée à Silius, qui l'avait répudiée, comme je l'ai dit, à l'instigation de Messaline. Elle avait été liée intimement avec Agrippine. Mais cette union s'était tournée en une inimitié secrète, depuis qu'Agrippine avait dissuadé Sextius Africanus, jeune homme d'une naissance illustre, d'épouser Silana, en lui disant qu'elle était d'une mauvaise conduite, et déjà sur le déclin de Pige. Agrippine en avait usé ainsi par pure méchanceté ; car son intention n'était pas de garder pour elle Africanus, mais de l'empêcher de faire un mariage riche, et d'autant plus avantageux, que celle qu'il voulait épouser n'avait point d'enfants. Silana s'était sentie très-piquée, et ces sortes d'offenses entre femmes ne se pardonnent point : elle résolut de profiter de la disgrâce d'Agrippine pour se venger en achevant de la perdre. Elle entreprit donc, non pas de renouveler contre elle de vieilles accusations, qui avaient fait leur effet, ni de lui reprocher ses regrets sur la mort de Britannicus, ses plaintes indiscrètes sur les outrages qu'Octavie éprouvait de la part d'un ingrat époux : elle lui imputa le dessein d'élever à l'empire Ruhellius Plautus, qui par Julie, sa mère, fille de Drusus, fils de Tibère, comptait, aussi-bien que Néron, Auguste pour trisaïeul, et de remonter elle-même sur le trône en l'épousant. Silana arrangea son plan avec deux de ses clients, Iturius et Calvisius, qui le communiquèrent à Atimetus, affranchi de Domitia[9], tante paternelle de Néron. Il y avait inimitié et jalousie entre Domitia et Agrippine. Ainsi Atimetus embrassa avec joie l'occasion de nuire à l'ennemie de sa maîtresse ; et, pour porter l'accusation à l'empereur, il s'adressa au pantomime Pâris, affranchi comme lui de Domitia, et qui, amusant le prince par son art enchanteur, avait ses entrées au palais. Pâris ne perd pas un instant, et part de la main.

La nuit était avancée, et Néron tenait encore table, se livrant aux excès du vin. Pâris entre d'un air triste et morne, et expose dans le plus grand détail tout ce qu'il venait d'entendre. Néron fut si effrayé, que dans le premier mouvement il voulait faire mourir sa mère et Plautus. Il eut même la pensée, selon Fabius Rusticus, écrivain contemporain cité par Tacite, de destituer Burrhus, comme créature d'Agrippine et s'entendant avec elle par reconnaissance, Fabius ajoutait que les provisions de la charge de préfet du prétoire avaient été dressées en faveur de Cécina Tuscus, fils de la nourrice de Néron, et que ce fut Sénèque dont le crédit sauva Burrhus en cette occasion. Quoi qu'il en soit de ce fait, que Tacite n'assure pas, ce qui est certain, c'est que Néron ne put être détourné du dessein d'ôter sur-le-champ la vie à sa mère, que par la promesse que lui fit Burrhus d'exécuter ses ordres contre elle, si elle était convaincue. Mais ce sage ministre lui représenta que tout accusé, et à plus forte raison une mère, avait droit de demander qu'on l'entendît dans ses défenses : que les accusateurs ne paraissaient point : que l'on n'avait jusqu'ici contre Agrippine qu'un discours parti d'une maison ennemie ; et que l'affaire par son importance méritait bien d'être examinée avec plus de maturité que ne permettait une nuit passée pour la plus grande partie dans un repas de plaisir.

Les frayeurs du prince s'étant un peu calmées, dès que le jour fut venu, Burrhus et Sénèque, assistés de quelques-uns des affranchis, se transportent chez Agrippine pour lui faire part des accusations intentées contre elle, et lui déclarer qu'elle eût à se justifier, ou à s'attendre à la juste peine d'un pareil crime. Burrhus portait la parole, et il prit le ton menaçant : ce qui n'étant guère convenable au respect dû à la mère de l'empereur, me paraît s'adapter assez bien au récit de Fabius Rusticus touchant le danger que Burrhus lui-même courait alors, et qui lui faisait craindre tout soupçon de complicité. Il est vrai que la présence des affranchis pouvait suffire pour l'obliger de se mettre en garde, de peur de donner lieu aux délations de ces âmes basses.

Agrippine s'éleva à proportion qu'on prétendait l'humilier. Je ne m'étonne pas, dit-elle[10], que Silana, qui n'a jamais eu d'enfants, ignore les sentiments que la nature inspire aux mères. Car une mère ne change pas d'enfants comme une impudique change de galants. Je vois le motif qui fait agir Iturius et Calvisius. Ruinés par leurs débauches, leur dernière ressource est de mériter les bonnes grâces d'une vieille, en servant sa jalouse fureur contre moi. Mais leur accusation mercenaire n'a pas assurément assez de poids, soit pour me charger d'un parricide, soit pour en faire commettre un à l'empereur. Pour ce qui est de Domitia, je lui saurais gré de sa haine contre moi, si elle la tournait en émulation de bienveillance et de services envers mon fils, au lieu de faire dresser un roman aussi absurde qu'injurieux par Atimetus son mignon, et par le pantomime Pâris. Elle s'occupait à embellir et à peupler ses viviers de la côte de Baïes, pendant que je travaillais à procurer à mon fils l'adoption de Claude, la puissance proconsulaire, la désignation au consulat, et les autres prérogatives qui lui ont servi de degrés pour parvenir à l'empire. Si l'on veut que je sois coupable, que l'on me produise donc quelque témoin qui m'accuse d'avoir tenté la fidélité ou des cohortes prétoriennes dans la ville, ou des légions dans les provinces, ou enfin de m'être a associé qui que ce puisse être, soit esclave, soit affranchi, pour un mauvais dessein. Je pouvais espérer de vivre sous Britannicus empereur. Mais si Plautus ou tout autre tenait les rênes de l'empire, manquerais-je d'accusateurs qui auraient à me reprocher, non quelques paroles indiscrètes, effet d'une tendresse trop impatiente, mais des crimes dont il n'y a qu'un fils qui puisse absoudre sa mère ?

Un discours si animé fit une vive impression sur ceux Elle obtient la punition qui l'entendirent ; et, au lieu d'insister sur l'accusation, de ses empila ne songèrent qu'à apaiser la colère d'Agrippine. Elle demanda un entretien avec son fils, et, l'ayant obtenu, elle ne se mit point en devoir de se justifier, comme si son innocence eût pu être suspecte ; elle ne parla point non plus de ses bienfaits, de peur de paraître les reprocher ; mais elle demanda et obtint la- punition des délateurs, et des récompenses pour ses amis. Fénius Rufus eut l'intendance des vivres, Arruntius Stella le soin des jeux dont l'empereur faisait actuellement les préparatifs, C. Balbillus la préfecture d'Égypte. Le gouvernement de Syrie fut promis à Anteius ; mais on éluda sous divers prétextes l'exécution de cette promesse, et Anteius resta dans la ville. Silana fut exilée, Iturius et Calvisius relégués, Atimetus puni du dernier supplice. Pâris était trop nécessaire aux plaisirs du prince pour n'être pas épargné : et même l'année suivante Néron le fit déclarer libre de naissance par sentence de juge, ne craignant point d'offenser sa tante pour favoriser un comédien qui le divertissait, et de la priver du droit de patronat sur celui qui avait été son esclave. Quant à ce qui regarde Plautus, il n'en fut fait aucune mention pour le présent.

Le mauvais succès qu'avaient eu les accusateurs d'Agrippine n'empêcha pas un certain Pétus d'intenter une semblable accusation de crime d'état contre Pallas et Burrhus. Il leur imputa de s'être concertés pour faire passer l'empire sur la tête de Cornélius Sylla, qui joignait à la splendeur de son nom la qualité de gendre de Claude, dont il avait épousé la fille Antonia. L'accusation était entièrement destituée de preuves, et la personne de l'accusateur peu capable de l'accréditer. C'était un homme décrié par le métier qu'il faisait d'acheter les biens confisqués au profit du trésor public, qui se vendaient à l'encan, et dé s'enrichir ainsi aux dépens des malheureux.

L'innocence de Pallas ne fut donc point suspecte : mais son arrogance choqua étrangement. Car quelques-uns de ses affranchis lui ayant été nommés comme complices, il répondit que jamais dans sa maison il ne faisait connaître ses volontés que par un signe de tête ; ou par un geste de la main, et que s'il était besoin d'une explication plus étendue il écrivait, afin qu'il n'y eût aucun commerce de paroles entre lui et ses gens. Burrhus, quoique accusé, opina parmi les juges. L'accusateur fut condamné à l'exil, et l'on brûla les registres dont il se servait pour chicaner les citoyens sous prétexte de soutenir les droits du trésor public, et d'y faire rentrer des sommes dues anciennement par des particuliers.

Sur la fin de l'année, Tacite observe que l'empereur purifia la ville par la cérémonie religieuse appelée lustration, parce que le tonnerre était tombé sur les temples de Jupiter et de Minerve.

Néron nomma consuls pour l'année suivante Q. Volusius et P. Scipion.

Q. VOLUSIUS SATURNIUS. - P. CORNELIUS SCIPIO. AN R. 807. DE J. C. 56.

Sous ces consuls, il s'avisa d'un genre de divertissement bien indigne de la majesté de son rang : ce fut de voler dans les rues. Dès que la nuit commençait, il sortait déguisé, tantôt d'une façon, tantôt de l'autre, et accompagné de jeunes fous comme lui. Il parcourait ainsi toute la ville, attaquant ceux qui revenaient de souper, les frappant, les blessant s'ils résistaient, et quelquefois même les jetant dans les égouts. Il entrait dans les cabarets, dans les lieux de débauche, pillait et emportait tout ; et pour le partage du butin, il avait établi un marché dans son palais, où se vendait au plus offrant et dernier enchérisseur ce qui avait été volé pendant la nuit. D'abord on ne le connaissait pas, et comme il insultait toutes sortes de personnes, hommes et femmes, il fut bien battu en différentes occasions, et reçut des coups dont il porta la marque sur le visage. Un sénateur, nommé Montanus, le maltraita si fort, que Néron fut obligé de garder la chambre. Néanmoins traitant tout cela de jeu, il ne songeait pas à se venger. Mais Montanus, lorsqu'il sut à qui il avait eu affaire, ayant eu l'imprudence de lui écrire pour lui faine des excuses, reçut cette réponse terrible : Comment ! un homme qui a battu Néron vit encore ! et il fut contraint de se donner la mort. Depuis cette aventure, Néron ne devint pas plus sage, mais plus précautionné ; et dans ses expéditions nocturnes, il se faisait suivre à quelque distance par des tribuns et des soldats de sa garde, qui avaient ordre, tant que la querelle n'irait pas loin, de rester tranquilles ; mais si elle devenait sérieuse, d'accourir et de se servir de leurs armes. Ce qu'il y eut de plus fâcheux, c'est qu'un si mauvais exemple eut des imitateurs. Othon avait sa bande ; et son amusement était de saisir ceux que la faiblesse de l'âge ou l'ivresse mettait hors d'état de défense, et de les berner. Plusieurs autres commettaient, à l'abri du nom de Néron, les mêmes excès, ou de plus grands encore ; en sorte que la ville était devenue un bois, et la nuit se passait dans une sorte de captivité. Ce jeu indécent plaisait tellement à Néron, qu'il voulut encore s'y exercer au théâtre en-plein jour.

Il avait ôté l'année précédente la garde qui assurait la tranquillité des spectacles, tant pour écarter le soldat d'une contagion trop capable de corrompre la discipline, que pour laisser au peuple un plus grand air de liberté. Cette liberté dégénéra bientôt en licence. Les jalousies des pantomimes excitaient entre eux des dissensions ; et les spectateurs, aussi peu sensés que ceux qui se donnaient en spectacle, prenaient parti pour l'un contre l'autre. De là des séditions, des batteries, que Néron se faisait un plaisir d'animer, tantôt caché parmi la foule, tantôt se montrant à découvert, et faisant le personnage de porte-enseigne et de boutefeu. Et lorsque la querelle s'était échauffée, et que l'on se battait à coups de pierres et de bouts de bancs rompus, il prenait part au combat, il lançait sur le peuple tout ce qu'il trouvait sous sa main, et dans une de ces occasions il blessa un préteur à la tète. Cependant comme ces factions théâtrales mettaient en combustion toute la ville, et pouvaient avoir des suites qui intéressassent le gouvernement, les gens sages lui firent trouver bon que l'on y mit ordre ; les pantomimes furent chassés de l'Italie, et l'on rétablit les gardes à toutes les avenues du théâtre.

Cette année fournit peu d'événements publics. Le plus remarquable est une contestation qui s'émut dans le sénat au sujet des affranchis, dont l'insolence contre leurs patrons avait besoin d'être réprimée ; et plusieurs prétendaient qu'on ne pouvait y apporter de remède efficace, qu'en donnant aux patrons le pouvoir de réduire de nouveau en servitude leurs affranchis, lorsqu'ils les éprouveraient ingrats. La plus grande peine, disaient-ils, qu'un affranchi ait à craindre de la part de son patron, c'est d'être relégué à vingt[11] milles de Rome, et d'aller passer délicieusement son temps sur les côtes de Campanie. Ce n'est pas là un frein assez puissant pour contenir cette nation dans le devoir.

L'affaire parut trop importante aux consuls pour être décidée sans la participation du prince, et ils ne voulurent point la mettre en délibération, qu'ils n'eussent reçu ses ordres. En effet le corps des affranchis était très-nombreux ; il remplissait tous les offices subalterne de la société civile ; et même la plupart des chevaliers et des sénateurs n'avaient pas une autre origine. C'est ce qu'observent dans Tacite ceux qui prennent parti pour les affranchis ; et ils ajoutent qu'il y avait deux manières de donner la liberté à un esclave, l'une moins solennelle qui permettait au maître le repentir ; l'autre autorisée par l'intervention du magistrat, après laquelle il n'y avait plus de retour ; que c'était aux maîtres à y bien penser, avant que d'accorder un bienfait qui devait être irrévocable.

Cet avis prévalut. Néron écrivit au sénat que lorsqu'un patron croirait avoir des sujets de plaintes graves contre son affranchi, il fallait l'écouter et statuer sels l'exigence du cas ; mais qu'il n'était point à propos de faire aucune loi commune qui dérogeât à l'ancien droit. C'était ce qu'avait pratiqué Claude, qui rendait, comme nous l'avons dit, des jugements très-sévères contre les affranchis ingrats, sans porter néanmoins préjudice aux privilèges de tout le corps. Néron, en même temps qu'el protégeait les affranchis contre une nouvelle rigueur que l'on voulait introduire, fut pourtant attentif à les renfermer dans leur état. Pendant longtemps il n'admit dans le sénat aucun fils d'affranchi, et ceux que la facilité de ses prédécesseurs y avait laissé entrer, il les exclut des honneurs.

Le sénat avait encore le libre exercice de sa puissance, au moins dans les affaires auxquelles le prince ne jugeait pas à propos de prendre part. Vibullius préteur ayant ordonné que l'on menât en prison quelques particuliers qui avaient signalé leur pétulance dans les querelles des pantomimes, le tribun Antistius les avait fait relâcher. Vibullius en porta ses plaintes au sénat, qui improuva la licence du tribun, et défendit à ses collègues d'entreprendre sur les droits des préteurs et des consuls. On dressa même un règlement en plusieurs articles pour réduire dans des bornes plus étroites cette puissance, qui, sous le gouvernement républicain, avait tant de fois fait trembler le sénat. La réforme s'étendit aux édiles, soit curules, soit plébéiens, à qui l'on prescrivit jusqu'à la concurrence de quelle somme ils pourraient prononcer des amendes, et quelle nature de peines il leur serait permis d'infliger.

Helvidius Priscus, tribun du peuple, eut dans le même temps une prise avec Obultronius Sabinus, l'un des questeurs chargés de la garde du trésor public ; et c'est peut-être à cette occasion que l'administration du trésor fut ôtée de nouveau aux questeurs, pour être rendue, suivant l'institution d'Auguste, à d'anciens préteurs, dont l'âge plus mûr paraissait mieux convenir à un emploi de cette importance. Il y avait eu à ce sujet plusieurs variations, que nous avons rapportées, chacune en son lieu. L'ordre rétabli par Néron eut plus de stabilité, et dura pendant longtemps.

Tacite ferme le récit des événements de cette année par la mort de deux personnages d'un nom et d'un rang distingué. L'un est Caninius Rébilus, homme consulaire que sa grande connaissance des lois et ses richesses plaçaient parmi les premiers du sénat. Devenu vieux e' infirme, il se délivra, en se faisant ouvrir les veines, d'une vie ennuyeuse et des souffrances qui étaient le juste salaire des débauches de sa jeunesse. Il paraît que c'est le même Caninius Rébilus, dont nous avons di : que Julius Grécinus refusa les présents à cause de ses mauvaises mœurs. L. Volusius, qui mourut vers le même temps, est plus digne d'estime : puissamment riche, mais par de bonnes voies et par une sage économie, et assez modéré dans sa conduite pour avoir pu pousser sa carrière, sous tant de méchants et cruels empereurs, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-treize ans.

Néron prit un second consulat, dans lequel il se donna pour collègue L. Pison.

NERO CLAUDIUS CÆSAR AUGUSTUS II. - L. CALPURNIUS PISO. AN R. 808. DE J.-C. 57.

L'année du second consulat de Néron est encore stérile en événements dignes de mémoire : à moins, dit Tacite[12], que l'on ne veuille occuper sa plume à écrire et à louer les fondements et la charpente d'un amphithéâtre de bois que Néron éleva dans le champ de Mars. Mais, continue ce grave historien, ces sortes de futilités sont pour les livres journaux de la ville : l'histoire demande de plus grands objets.

Comme on doit tenir pour grand tout ce qui appartient aux mœurs, tout acte de douceur et d'humanité, nous rapporterons ici, d'après Suétone, que Néron n'ensanglanta point son amphithéâtre : ou, si dans les jeux qu'il y donna, il y eut du sang répandu par les blessures, du moins il n'en coûta la vie ni à aucun gladiateur, ni même aux criminels qui combattirent contre les bêtes. Néron n'est pas reconnaissable dans ce respect pour la vie des hommes. Il lui fut sans doute inspiré par Sénèque en cette occasion. C'était une leçon perdue, et dont ni l'empereur ni la nation n'étaient capables de profiter.

Les faits que Tacite nous administre sous cette année font honneur pour la plupart au gouvernement de Sénèque et de Burrhus : les colonies de Capoue et de Nocère, qui se dépeuplaient, fortifiées d'un nombre de vieux soldats que l'on y envoya aux mêmes droits que les anciens habitants : une largesse au peuple de quatre cents sesterces par tête[13] : quarante millions de sesterces[14] prêtés par le fisc au trésor public, qui était épuisé, et ne pouvait soutenir son crédit : défenses faites aux magistrats, et aux intendants de l'empereur dans les provinces, d'y donner aucune fête, aucun spectacle, de peur que par l'amorce de ces divertissements publics ils ne désarmassent la vengeance des peuples opprimés, et n'obtinssent ainsi l'impunité de leurs fautes. Rien n'empêche de compter encore au nombre des trait louables l'indulgence dont on usa envers Lucius Varius, personnage consulaire, qui, autrefois condamné pour cause de péculat ou de concussion, fut rétabli dans sa dignité de sénateur.

Affaire de Je ne sais ce que l'on doit penser d'une prétendue grâce faite au public avec une petite ruse, qui a été plus louée par un écrivain moderne que par Tacite. le raconterai simplement le fait. Ou levait sur chaque vente d'esclave te vingt-cinquième du prix, et c'était l'acheteur qui payait ce droit. Il fut dit par le nouveau règlement que ce même droit serait payé par le vendeur. Il est visible que c'était une illusion, et que dans les deux cas la chose revenait au même, puisque le vendeur ne manquait pas d'ajouter au prix de son esclave le droit qu'il avait payé. Mais cette illusion procurait-elle un effet avantageux ? C'est ce que je laisse au jugement du lecteur.

L'affaire de Pomponia Grécina mérite de notre part une attention particulière. Cette dame, mariée à I. Plautius, qui avait été récompensé par le petit triomphe de ses victoires sur les peuples de la Grande-Bretagne, fut accusée, dit Tacite, de superstition étrangère ; ce que la plupart des interprètes expliquent, non sans raison, du christianisme, que S. Pierre ou ses disciples, prêchaient actuellement dans Rome. Elle fut renvoyée au jugement de son mari, qui dans une assemblée de parents, suivant l'ancien usage, instruisit le procès, et prononça de leur avis que sa femme était innocente.

Ce que Tacite nous apprend de la conduite de Pomponia ne déshonore point la profession du christianisme. Elle avait été attachée à Julie fille de Drusus : et lorsque cette princesse eut péri par les embûches de Messaline ; Pomponia prit le deuil, et le garda persévéramment pendant quarante ans qu'elle vécut encore, portant dans son extérieur les témoignages de la douleur qu'elle conservait au fond de l'âme. Cette constance d'amitié ne lui attira aucune disgrâce du vivant de Claude, et lui fit honneur sous les empereurs suivants.

Plusieurs personnages de distinction, et qui avaient eu autorité dans les provinces, furent accusés pour les rapines et les injustices qu'ils y avaient commises : un seul fut condamné. Cossutianus Capito, homme décrié, ami et couvert d'opprobres, après avoir exercé cruellement dans Rome le métier de délateur, avait cru pouvoir tyranniser à plus forte raison la Cilicie, dont le gouvernement lui était échu. Les Ciliciens le poursuivirent avec tant de vigueur et de fermeté que, malgré tout ce qu'il avait de talents et d'effronterie, il renonça à se défendre, et fut condamné comme coupable de concussions.

Eprius Marcellus, autre instrument de tyrannie, fut plus heureux, quoique aussi criminel. Il était accusé par les Lyciens, qu'il avait extrêmement vexés. Mais il cabale si bien, il. fit une si forte brigue ; que non-seulement il fut absous, mais plusieurs de ses accusateurs furent punis par l'exil.

Pour ce qui est de Céler, chevalier romain, a ci-devant intendant de l'empereur en Asie, Néron le sauva. Céler avait été le ministre d'Agrippine pour l'empoisonnement de M. Silanus. Un si grand crime lui assurait l'impunité de. tous les torts qu'il pouvait avoir vis-à-vis des. Asiatiques. On n'osa pourtant pas le faire absoudre.

Mais comme il était vieux, on traîna son affaire en longueur, et il mourut avant le jugement.

Néron se fit consul encore pour l'année suivante, et son collègue fut Valérius Messala, dont le bisaïeul, c'est-à-dire le fameux orateur Messala, avait géré le consulat quatre-vingt-neuf ans auparavant avec Auguste, trisaïeul de Néron.

NERO CLAUDIUS CÆSAR AUGUSTUS III. - VALERIUS MESSALA. AN R. 809. DE J.-C. 58.

Le prince exerça une libéralité très-bien placée envers Messala, son collègue, dont la pauvreté vertueuse avait besoin de secours. Il lui assigna un revenu de cinq cent mille sesterces par an[15], pour l'aider à soutenir la splendeur de son nom et de sa famille. Il fit aussi des pensions à Aurélius Cotta et à Hatérius Antoninus, quoiqu'ils ne fussent pas dans le cas de Messala, et qu'ils eussent dissipé par leur luxe les grands biens qu'Us avaient reçus de leurs pères. Tels sont les exemples détaillés que Tacite nous fournit des attentions bienfaisantes de Néron, annoncées ci-dessus en général d'après Suétone.

Un accusé célèbre intéressa vivement le public, et quoique digne objet de la haine d'un grand nombre de citoyens du premier ordre, sa condamnation ne laissa réputation pas de faire quelque brèche à la réputation de Sénèque. Nous avons eu plusieurs fois à faire mention de Suilius, dont la vie avait été sujette à une grande variété d'aventures. Questeur de Germanicus, exilé par Tibère, rappelé par Caligula, tout puissant sous Claude par son crédit immense et par son éloquence vénale, il n'était pas sous Néron autant humilié que ses ennemis le souhaitaient, et il aimait mieux paraître coupable que suppliant. Bien des gens pensaient que c'était pour l'opprimer que l'on avait renouvelé au commencement de ce règne les dispositions de la loi Cincia, et les peines qu'elle prononçait contre les avocats qui recevaient de l'argent de leurs parties. Et Suilius s'en plaignait hautement. Il attribuait à Sénèque cette manœuvre ; et comme il était naturellement fier, et encore enhardi par son extrême vieillesse, il faisait contre lui des invectives atroces, que je rapporterai d'après Tacite comme le langage d'un ennemi, qui outre, qui exagère, qui donne pour certains des faits appuyés uniquement sur des bruits injurieux, mais dans les discours duquel il peut néanmoins se trouver quelque vérité.

Il accusait donc Sénèque d'être le persécuteur des amis de Claude, sous lequel il avait souffert un exil très-justement mérité. Il ajoutait que ce professeur, accoutumé à des études oisives, et ne sachant que donner des leçons à de jeunes commençants, portait envie à ceux qui pratiquaient une vive et mâle éloquence polir la défense des citoyens. Moi, disait-il, j'ai été le questeur de Germanicus, et Sénèque le corrupteur de sa famille. Lequel est le plus criminel, ou de recevoir pour un service plein d'honneur la récompense qu'un plaideur offre volontairement ; ou d'entretenir un commerce adultère avec des princesses ? Ô la belle sagesse ! ô les excellents préceptes de philosophie, que ceux qui apprennent à acquérir en quatre ans de faveur trois cents millions de sesterces[16] ! Il a ses filets tendus dans Rome, où viennent se prendre toutes les riches successions, et il est l'héritier universel de ceux qui n'en n'ont point. Il ruine l'Italie et les provinces par ses usures exorbitantes. Quant à moi, je ne possède qu'un bien médiocre, et qui est le fruit de mon travail. Oui, je subirai l'accusation, je braverai tous les dangers, plutôt que d'aller faire humblement hommage de la considération dans laquelle je vis depuis tant de temps, à une fortune récente et qui n'a pas quatre ans de date.

On voit que Suilius renouvelle contre Sénèque la vieille calomnie de l'adultère prétendu avec Julie, fille de Germanicus. Peut-être voulait-il encore faire entendre que son ennemi était actuellement en un pareil commerce avec Agrippine. Car cela s'est dit, quoique la chose soit hors de toute vraisemblance, et que Tacite n'en insinue pas le moindre soupçon. Les reproches que Suilius fait à Sénèque sur ses richesses immenses sont mieux fondés. Nous pourrons en parler ailleurs, et nous tâcherons de peser équitablement les raisons que l'opulent philosophe a alléguées lui-même en faisant son apologie sur cet article.

On ne manqua pas de rapporter à Sénèque tous les discours de Suilius dans ses propres termes, ou même chargés encore et rendus plus odieux. La vengeance suivit de près ; et Suilius fut accusé de vexations exercées contre les sujets de l'empire dans le temps qu'il gouvernait l'Asie, et du crime de péculat. Mais pour être en état de poursuivre cette accusation, il fallait faire venir des témoins d'Asie : ce qui donnait à l'accusé un intervalle d'un an. Ce délai parut trop long, et on prit le parti de l'attaquer sur des crimes commis dans la ville, dont on avait les témoins sous la main.

On l'accusa donc d'avoir été cause de la mort de Julie, fille de Drusus, de Poppéa, de Valérius Asiaticus, et.de plusieurs autres illustres personnages ; d'avoir fait condamner une multitude de chevaliers romains : en un mot on lui imputait toutes les cruautés du gouvernement de Claude. Suilius se défendit sur les ordres de Claude, auxquels il ne lui avait pas été permis de se refuser. Mais Néron lui ôta cette ressource, en déclarant qu'il était certain par les registres de son père que personne n'avait été forcé à se porter pour accusateur. Alors Suilius se trouva embarrassé, et il se rejeta sur Messaline. Cette défense fut très-mal reçue. Par quelle raison avait-il été choisi plutôt que tout autre pour être l'instrument des cruautés d'une femme impudique ? Il faut punir, disait-on, les ministres de la tyrannie, qui, après avoir recueilli le fruit du crime, entreprennent de se décharger du crime même sur un tiers.

Suilius fut condamné à l'exil, partie de ses biens confisquée, partie laissée à son fils et à sa petite-fille, et on lui assigna pour séjour les îles Baléares. Au reste ni pendant le cours du procès, ni après le jugement, il ne rabattit rien de sa fierté, et il se rendit son exil agréable par l'abondance et les délices dans lesquelles il vécut. Les accusateurs voulurent attaquer son fils Nérulinus, comme complice des concussions que le père avait commises en chef. Néron arrêta leurs poursuites, disant que la vindicte publique était satisfaite.

Dans le même temps un tribun du peuple, nommé Octavius Sagitta, fut conduit par les fureurs d'un amour criminel à l'assassinat de celle qu'il aimait, et conséquemment à sa propre ruine. Ayant conçu une passion violente pour Pontia, femme mariée, il lui persuada d'abord de se laisser corrompre, et ensuite de se séparer de son mari. Le dessein d'Octavius était d'épouser Pontia, et elle y avait consenti. Mais cette femme artificieuse se voyant libre, et espérant de se marier plus richement, refusa de tenir parole. L'amant désespéré se rend chez elle avec un poignard sous sa robe, accompagné d'un affranchi ; et après une explication qui se passa en plaintes, en reproches, en menaces, enfin il prend son poignard, tue Pontia, et blesse la femme de chambre, qui accourait au secours de sa maîtresse.

Le crime était constant ; mais l'affranchi, par une générosité louable, quoique dans une matière très-criminelle, se chargeait de tout, et soutenait que c'était lui qui avait tué Pontia, pour venger l'affront fait à son patron. La déposition de la femme esclave dissipa ce nuage ; et Octavius condamné subit la peine portée par la loi du dictateur Sylla contre les assassins, c'est-à-dire, l'exil et la confiscation des biens. Car telle était la douceur, ou plutôt la mollesse des lois romaines, qu'elles ne prononçaient point de peines plus rigoureuses contre les crimes les plus atroces ; et c'était par la puissance militaire que les empereurs faisaient tant d'exécutions sanglantes.

Nous avons vu que le nom de Sylla, gendre de Claude, avait été mis en avant dans un projet de conspiration attribué à Pallas et à Burrhus. Néron ne l'avait pas oublié, et le peu d'esprit et de talents de Sylla, loin de guérir ses soupçons, les augmentait, parce qu'il s'imaginait que c'était un dehors affecté pour cacher la ruse et la fraude. Ceux qui sont suspects au prince ne peuvent manquer de délateurs. Un misérable affranchi, nommé Graptus, qui avait vieilli dans la maison des Césars depuis Tibère, et qui par une longue expérience était rompu dans le manège de la cour, entra dans les sentiments de Néron, en chargeant Sylla par un mensonge grossier d'avoir attenté à la vie du prince. Voici de quelle occasion profita le calomniateur.

Le pont Milvius, aujourd'hui Ponte-Mole, à trois milles de Rome, était alors un lieu de parties de plaisirs peur la jeunesse licencieuse, qui venait volontiers y passer les nuits ; et Néron s'y trouvait souvent, afin d'exercer ses jeux folâtres avec plus de liberté hors de la ville. On en revenait avant le jour ; et dans un de ces retours, il arriva que, Néron ayant quitté le droit chemin pour aller aux jardins[17] qui avaient appartenu à Salluste, ministre de Tibère, ses officiers, en revenant sans lui par la route ordinaire, furent attaqués par une troupe de jeunes gens, qui se divertirent à leur faire, peur.

Sur cette aventure Graptus bâtit son accusation contre Sylla. Il travestit un badinage fortuit en une embuscade concertée, que le prince n'avait évitée que par une protection spéciale des dieux ; et quoique l'on n'y eût reconnu aucun des esclaves ni des clients de Sylla, et que surtout sa timidité basse et stupide fût une preuve parfaite de son innocence, Graptus ne laissa pas de le faire auteur du complot prétendu : et en vertu d'une accusation si mal fondée Sylla fut relégué à Marseille, en attendant que Néron fût devenu assez maître de ses actions et assez hardi pour verser le sang de tous ceux qui lui faisaient ombrage.

La ville de Pouzzoles était fatiguée par des dissertions intestines entre le sénat et le peuple, et la sédition avait été jusqu'à jeter des pierres et menacer de mettre le feu aux maisons, en sorte que l'on pouvait craindre que la ville ne pérît dans les fureurs de ses habitants. De part et d'autre il vint des députations au sénat romain, qui commit le fameux jurisconsulte Cassius pour connaître de ces différends et y apporter remède. Mais telle était la sévérité de ce magistrat, qu'il se rendit insupportable également aux deux partis ; et sur la demande qu'il fit lui-même d'être déchargé de cette commission, on lui substitua les deux frères Scribonius, à qui l'on donna une cohorte prétorienne pour se faire respecter. La terreur de cette troupe de gens de guerre commença à calmer les esprits ; et moyennant le supplice d'un petit nombre des plus coupables, la tranquillité fut rétablie dans Pouzzoles.

Le sénat ayant eu à délibérer sur une demande des Syracusains, qui souhaitaient obtenir la permission de passer dans les combats des gladiateurs le nombre prescrit par la loi, Thraséa Pétus prit le parti de la négative, et le soutint vivement contre la pluralité. Il avait la réputation de l'homme le plus vertueux de son siècle, et toutes ses actions étaient remarquées. Ainsi bien des gens trouvèrent étonnant qu'il exerçât la liberté sénatoriale sur de si petits objets, pendant qu'il n'ouvrait jamais la bouche sur tout ce qu'il y a de plus important dans un état, sur ce qui regarde la paix et la guerre, les lois et les impôts. On aurait voulu qu'il eût opté entre un silence universel, ou une liberté qui ne se contraignît sur rien. Ces discours revinrent à Thraséa, et il fit à ses amis, qui lui en rendaient compte, une réponse, si j'ose le dire, assez frivole. Il prétendit que c'était pour l'honneur du sénat qu'il débattait ainsi quelquefois des articles de peu de conséquence, afin que l'on se persuadât qu'une compagnie, qui faisait attention à de pareilles choses, ne négligerait point les grandes, s'il s'y commettait des abus. J'aimerais mieux qu'il eût répondu, et peut-être le pensait-il, qu'il voulait empêcher la prescription ; et, de peur que les délibérations du sénat ne dégénérassent en un cérémonial, lui conserver, par ces menues discussions, le droit d'opiner sur les affaires d'état, quand les temps le permettraient. Plaintes contre les publicains.

Cette même année le peuple se plaignant beaucoup de l'intolérable tyrannie des fermiers des revenus publics, Néron eut la pensée de faire au genre humain le magnifique présent de la remise de tous les impôts. C'était une idée plus brillante que solide : et les sénateurs, en donnant de grandes louanges à. la magnanimité du prince, lui représentèrent néanmoins que cette remise serait la ruine de l'empire, qui ne pouvait se soutenir sans revenus ; qu'après l'abolition des impôts sur les marchandises, on demanderait ensuite celle des tributs que chacun payait à proportion de ses biens ; que la plupart des compagnies pour la levée des deniers publics avaient été établies par les consuls et les tribuns, dans le temps que le peuple romain jouissait d'une liberté démocratique, et que ce que l'on avait ajouté depuis, n'avait eu pour objet que d'égaler la recette à la dépense ; mais qu'il était bon de mettre un frein à la cupidité des gens d'affaires, afin qu'ils ne rendissent point odieux par de nouvelles rigueurs des droits que l'on avait supportés sans plainte pendant tant d'années.

C'est ce dernier parti que prit Néron. Il rendit une ordonnance en plusieurs articles, qui tous tendaient à modérer l'avidité des publicains. Le premier portait que les conditions des baux faits par l'état à ses fermiers pour chaque espèce d'impôt seraient affichées publiquement, afin que chacun pût s'assurer s'ils ne passaient pas leurs pouvoirs. Le second leur interdisait les poursuites pour le paiement de ce qu'ils prétendraient leur être dû au-delà du terme d'une année. L'empereur ordonnait encore qu'à Rome l'un des préteurs, et dans les provinces les propréteurs ou les proconsuls écouteraient les plaintes portées devant eux contre les gens d'affaires, et y feraient droit sur-le-champ, Il maintint les gens de guerre dans l'exemption de tout droit de péage, d'entrée et de sortie, si ce n'est pour les choses sur lesquelles ils feraient eux-mêmes le commerce. Il abolit les droits de quarantième et de cinquantième introduits par les publicains sans titre légitime sur l'importation et exportation des marchant dises. Les provinces d'outre-mer, qui fournissaient des blés à Rome et à l'Italie, furent soulagées de certaines lois onéreuses qui leur étaient imposées pour ce transport. Il fut dit que les vaisseaux des négociants ne seraient point compris dans la déclaration de leurs biens, ni sujets à aucun tribut. Ces dispositions équitables furent reçues avec de grands témoignages de joie. Mais la plupart n'eurent qu'un effet de peu de durée, et elles furent éludées par les mêmes fraudes contre lesquelles elles étaient établies. Quelques-unes néanmoins s'étaient conservées jusqu'au temps où Tacite écrivait.

Deux anciens proconsuls d'Afrique, Sulpinius Camérinus et Pomponius Silvanus, accusés pour cause de mauvaise administration dans leur province, furent absous par Néron. Ce n'étaient que des particuliers, et même en petit nombre, qui se plaignaient du premier ; et il y avait eu moins d'avidité que de rigueur dans sa conduite. Pomponius était attaqué par une foule d'accusateurs, qui suppliaient qu'on leur accordât du temps pour rassembler les preuves et faire venir les témoins. L'accusé demandait à être jugé sur-le-champ, et il l'emporta. Il était vieux, riche, et sans enfanta ; ce qui lui donnait un grand crédit. Il vécut plus longtemps que ceux que l'espérance de sa succession avait engagés à former la brigue qui le sauva.

Tacite sur la fin de cette année nous débite. une merveille absurde, dont il lui eût été bien facile de reconnaître l'illusion. Il dit que dans le Comitium, partie de la place Romaine, le figuier Ruminal, qui, huit cent trente ans auparavant, avait servi d'abri à l'enfance de Romulus et de Remus, se dessécha, et ensuite reverdit. Il n'est personne qui ne sente tout d'un coup combien il est contraire aux lois de la nature d'attribuer huit cents ans de durée à un arbre. La vérité est, selon le témoignage de Pline, que le figuier de la place romaine avait été planté pour conserver la mémoire de celui sous lequel la tradition populaire voulait que Romulus et Remus eussent été allaités par une louve. On ne coupait point cet arbre, on le laissait mourir de vieillesse, et lorsqu'il était mort, les prêtres lui es substituaient un autre.

J'ai été bien aise de présenter tout de suite aux yeux du lecteur le tableau du gouvernement de Néron pendant les quatre premières années de son règne. Ce même espace fournit aussi des événements considérables dans la guerre, surtout du côté de l'Orient et des Parthes. C'est de quoi je vais rendre compte maintenant.

 

 

 



[1] Six cent vingt-cinq livres = 974 fr. selon M. Lettonne.

[2] C'est le sens du mot Άποκολοκύντωσις.

[3] Il a déjà été remarqué que L. Silanus et ses frères étalent petits-fils de Julie, petite-fille d'Auguste.

[4] Cinquante millions de livres tournois = 73.523.920 fr. selon M. Letronne.

[5] Le sénat avait pris la même précaution à l'égard de Caligula, et aussi inutilement.

[6] SÉNÈQUE, De Clem., II, 1.

[7] Tacite dit qu'il allait la finir. Mais j'ai déjà remarqué qu'il y a de l'embarras sur la date de la naissance de Britannicus. Je suis le parti une fois pris.

[8] TACITE, Annales, XIII, 19.

[9] Nous avons vu une Domitia, tante de Néron, mise à mort sous Claude. Il faut qu'elle ait eu une sœur, qui soit celle dont il s'agit.

[10] TACITE, Annales, XIII, 21.

[11] Plusieurs des plus savants interprètes pensent qu'il y a faute dans le texte de Tacite, et que l'on doit y lire centesimum lapidem, cent milles.

[12] TACITE, Annales, XIII, 31.

[13] Cent fr. = 73 fr. 50 c. selon M. Letronne.

[14] Cinq millions de livres tournois = 7.352.392 f. selon M. Letronne.

[15] Soixante-deux mille cinq cents livres = 91.904 f. selon M. Letronne.

[16] Trente-sept millions cinq cent mille liv. = 55.142 f. selon M. Letronne.

[17] On les appelait les jardins de Salluste. Peut-être avaient-ils été acquis autrefois par Salluste l'historien ; mais ils furent sans doute embellis par son petit-neveu, ministre, et pendant les premiers temps confident de Tibère : et il me parait plus vraisemblable que c'est de ce dernier qu'ils tiraient leur nom.