HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CLAUDE

LIVRE SECOND

§ II. Troubles et révolutions dans l'empire des Parthes.

 

 

Artabane, dernier roi des Parthes dont nous ayons fait mention, fut toujours chancelant sur le trône. Il avait été chassé et rétabli, comme je l'ai raconté d'après Tacite. Il éprouva, selon Josèphe, une nouvelle révolution, qui le força de chercher une retraite chez Izate, roi de l'Adiabène. Izate le recueillit, et il négocia même si heureusement avec les Parthes rebelles, qu'ils consentirent à rappeler leur roi fugitif. Il revint donc ; mais il ne jouit pas longtemps de sa bonne fortune. Il mourut peu de temps après son rétablissement, laissant pour successeur Gotarze, l'un de ses fils. Gotarze, héritier de la cruauté aussi bien que du trône de son père, fit périr Artabane[1], l'un de ses frères, avec la femme et le fils de ce prince malheureux. Les seigneurs parthes furent alarmés ; et, craignant pour eux-mêmes un pareil sort, ils se concertent, ils méditent une révolte, et mandent Bardane[2], autre frère de Gotarze, prince actif et d'une valeur brillante, qui peut-être alors régnait en Arménie. Bardane part comme un éclair ; et ayant en deux jours traversé cent vingt lieues de pays, il surprend Gotarze, qui n'eut de ressource que dans la fuite. Le vainqueur se fit reconnaître dans les satrapies les plus voisines. Mais il s'opiniâtra mal à propos au siège de Séleucie sur le Tigre, qui lui refusait l'obéissance. C'était une ville forte, puissante, bien pourvue de toutes sortes de munitions de guerre et de bouche. Par la longue résistance qu'elle fit, elle donna le temps à Gotarze d'amasser de grandes forces parmi les Hyrcaniens et autres peuples de la même contrée, et Bardane fut obligé de lever le siège pour marcher à la rencontre de son frère.

Cette querelle semblait devoir coûter beaucoup de sang : elle se termina, contre toute espérance, par une voie pacifique. Gotarze ayant reconnu qu'il se tramait des trahisons dans son parti, et dans le parti ennemi, en avertit Bardane. Les deux frères, malgré leurs défiances mutuelles, eurent une entrevue, dans laquelle ils se promirent avec serment, au pied des autels, de se venger de leurs ennemis, et de mettre en arbitrage leurs prétentions au trône. Bardane en fut jugé le plus digne ; et Gotarze, pour éviter tout soupçon de rivalité, alla s'enfoncer dans les forêts de l'Hyrcanie. Ainsi Bardane se trouva possesseur paisible de la couronne des Arsacides, et à son retour Séleucie lui ouvrit ses portes. Comme il avait du courage et de l'ambition, il se proposa aussitôt de recouvrer l'Arménie, où Mithridate était rentré à la faveur des divisions intestines des Parthes.

Mithridate, frère de Pharasmane, roi d'Ibérie, devenu lui-même roi d'Arménie, sous Tibère, par la protection des Romains, prisonnier à Rome sous Caïus, avait été renvoyé en Orient par Claude, dès la première année du règne de cet empereur, de Rome 792. Il paraît qu'il trouva en arrivant ses états envahis par les Parthes. Il lui fallut attendre pour s'en remettre en possession une occasion favorable, qui ne se présenta que sept ans après, l'an de Rome 798, sous le quatrième consulat de Claude. Cette occasion fia, comme je viens de le dire, la guerre civile entre les deux frères, Gotarze et Bardane. Pendant que les forces des Parthes se tournaient contre elles-mêmes, Mithridate, soutenu des Romains et des Ibériens, entra en Arménie : il en chassa Démonax, qui en était gouverneur pour les Parthes ; et bientôt il eut reconquis tout le pays, se servant des Romains pour forcer les places, et de la cavalerie ibérienne pour battre la campagne. Cotys, que Caligula avait fait roi de la petite Arménie, entra en concurrence avec Mithridate, et il avait un parti. Mais des défenses venues de Rome l'arrêtèrent tout court ; et Mithridate fut universellement reconnu. Les Romains le mirent pareillement à couvert des attaques de Bardane, non par de simples ordres, auxquels le roi des Parthes n'aurait pas déféré, mais par menaces. Vibius Marsus, gouverneur de Syrie, lui notifia que s'il inquiétait Mithridate, il aurait à soutenir la guerre contre les Romains. Bardane fut contraint de plier, d'autant plus qu'un autre danger, plus prochain et plus direct, lui donnait dans le même temps de vives alarmes. Gotarze s'était bientôt repenti d'avoir cédé trop aisément une couronne ; et, rappelé par les vœux de la noblesse, pour qui la servitude devient plus dure en temps de paix, il renouvelait la guerre. Il convint donc à Bardane de courir au plus pressé et de s'affermir avant que de s'étendre.

Pour cette fois les armes en décidèrent. On se battit vivement au passage d'un fleuve que Tacite appelle Érindès ; et Bardane vainqueur ne se contenta pas d'avoir dissipé l'armée de son frère ; il profita de l'occasion pour s'agrandir par des conquêtes du côté de l'Hyrcanie, et il subjugua des peuples qui n'avaient jamais reçu la loi des Parthes. Son ardeur ne fut arrêtée que par les obstacles qu'il trouva dans ses propres sujets, que fatiguait une guerre trop éloignée. Il dressa donc des monuments de ses victoires sur les bords du fleuve Gindès, qui sépare les Dahens et les Ariens ; et il revint plus absolu que jamais, mais plus fier, plus hautain, et par conséquent plus odieux. Les Parthes ne purent supporter son orgueil. Il se forma contre lui une conspiration, et il fut tué à la chasse, étant encore dans la première jeunesse, mais ayant déjà acquis une gloire par laquelle il aurait égalé les rois qui ont porté le plus longtemps le sceptre, s'il eût su aussi bien se concilier l'affection de ses peuples que se faire craindre de ses ennemis.

La mort de Bardane ouvrait de nouveau la porte aux espérances de Gotarze. Plusieurs inclinaient pour lui : d'autres, qui n'avaient pas perdu le souvenir de ses anciennes cruautés, portaient Méherdate fils de Vonone, petit-fils de Phraate, et actuellement otage entre les mains des Romains. Gotarze, qui était sur les lieux, prévalut. Mais, au lieu d'effacer par une conduite pleine de douceur et de bonté les impressions sinistres qu'il avait autrefois données de lui, il sembla qu'il prit à tâche de les fortifier et de les augmenter. En conséquence le parti qui favorisait Méherdate trouva moyen d'envoyer à Rome demander ce prince pour roi.

Tacite[3] met sous l'an 800 l'audience que les députés des Parthes mécontents eurent du sénat. Ils justifièrent leur démarche en protestant qu'ils n'ignoraient pas les traités qui subsistaient entre l'empire romain et les rois des Parthes, et qu'ils ne prétendaient pas se révolter contre la maison des Arsacides ; mais qu'ils venaient demander un prince de leur sang royal, pour l'opposer à la tyrannie de Gotarze, qui se rendait également insupportable à la noblesse et au peuple. Ils peignirent des couleurs les plus atroces sa cruauté, qui n'épargnait ni frères, ni parents, ni étrangers ; qui faisait périr les femmes enceintes avec leurs maris, les tendres enfants avec leurs pères, pendant que lui-même, livré au dedans à une molle oisiveté, malheureux dans les guerres du dehors, il croyait couvrir par la barbarie la honte de sa lâcheté. Notre nation, ajoutèrent-ils, est unie à votre empire par une ancienne amitié ; et il vous convient de secourir des alliés, dont les forces pourraient être rivales des vôtres, et qui vous défèrent la prééminence par respect. Nous vous donnons les fils de nos rois en otages, afin que, lorsqu'il nous arrive d'être mal gouvernés, nous puissions recourir à l'empereur et au sénat romain, de qui nous recevions des rois formés par leurs mains, accoutumés à leurs mœurs, et par là plus dignes de régner.

Claude répondit en exaltant la grandeur romaine, et se glorifiant beaucoup des hommages que les Parthes lui rendaient. Il s'égalait à Auguste, qui leur avait donné un roi. Mais il ne fit aucune mention de Tibère, dont le nom odieux déparait une gloire qu'il avait partagée. Comme Méherdate était présent, Claude lui adressa la parole pour lui donner des avis sur la manière dont il devait se conduire. Ne pensez pas, lui dit-il, agir en maître qui domine sur des esclaves : que les Parthes trouvent en vous un chef qui les protège, et ne regardez en eux que des citoyens. La clémence et la justice vous feront d'autant plus d'honneur auprès d'eux, que ce sont des vertus inconnues aux Barbares.

Il se tourna ensuite vers les députés, et leur fit l'éloge du prince, vantant l'éducation qu'il avait reçue dans la ville de Rome, et le caractère de douceur et de sagesse dont il avait fait preuve jusqu'alors. Il ajouta qu'ils devaient néanmoins supporter leurs rois, quand ils n'auraient pas lieu d'en être tout-à-fait contents, et que les fréquents changements n'étaient pas avantageux aux états. Ne vous étonnez pas, leur dit-il, si je vous donne un conseil si désintéressé. Rome, rassasiée de gloire et de conquêtes, en est venue au point d'être bien aise de voir régner la paix même parmi les nations étrangères. C. Cassius, gouverneur de Syrie, eut ordre de conduire le nouveau roi jusqu'aux bords de l'Euphrate.

Cassius, qu'il ne faut pas confondre avec celui qui, sous Tibère, épousa Drusille, fille de Germanicus[4], était homme de mérite ; et comme la paix dont jouissait l'empire ne lui donnait pas lieu de cultiver la science militaire, il s'était jeté du côté de la jurisprudence, dans laquelle il excellait. Lorsqu'il se vit par sa qualité de gouverneur de Syrie chargé du commandement d'une armée, il s'efforça de remplir dignement son ministère. Il exerça les légions autant qu'il était possible sans guerre, il rappela l'ancienne discipline, il eut soin de tenir les troupes alertes, comme si l'on eût été près d'avoir l'ennemi sur les bras ; en un mot, il fit tout ce qui dépendait de lui pour soutenir la gloire du nom qu'il portait, et qui était encore célèbre dans ces contrées, depuis que le fameux Cassius, si connu par le meurtre de César, y avait signalé sa valeur et sa conduite.

La commission qu'il avait à exécuter par rapport à Méherdate n'était pas difficile : mais enfin il s'en acquitta en homme d'esprit. Il manda les seigneurs parthes qui étaient du complot, et, s'étant rendu à Zeugma sur l'Euphrate, il leur remit entre les mains leur roi, à qui il donna en le quittant un conseil très-sage. Il lui dit que les Barbares étaient tout de feu dans le commencement d'une entreprise, mais que, si on ne se hâtait de les mettre en action, bientôt leur zèle se ralentissait, et pouvait même se changer en perfidie : qu'il devait donc ne pas perdre un instant, et avancer sur l'ennemi avec toute la diligence dont il serait capable.

Méherdate était jeune, sans expérience, et il s'imaginait que le privilège de la royauté était de se livrer au luxe et de jouir des plaisirs. Un traître, le trouvant dans ces dispositions, lui fit mépriser les avis du gouverneur romain. Abgare, roi des Arabes d'Édesse, le retint plusieurs jours dans sa ville par les fêtes et les divertissements qu'il lui procura.

Cependant Carrhénès, le chef des mécontents, ayant assemblé une armée, fit savoir à Méherdate que tout était, prêt, et que, s'il se hâtait de le venir joindre, il pouvait espérer les succès les plus heureux. Le jeune prince fit ici une seconde faute ; et, au lieu de traverser les plaines de la Mésopotamie, il s'engagea dans les montagnes d'Arménie, où les rigueurs de l'hiver commençaient à se faire sentir. Il y eut à lutter contre l'âpreté des chemins et contre les neiges, et joignit enfin Carrhénès dans la plaine.

Ils passèrent ensemble le Tigre, prirent Ninive[5], ancienne capitale des Assyriens, et Arbèle, lieu fameux par la victoire qu'y remporta Alexandre sur Darius, et qui acheva la ruine de l'empire des Perses. Izate l'Adiabénien[6], dont ils traversaient le pays, unit ses forces aux leurs : allié infidèle qui, donnant les dehors de l'amitié à Méherdate, penchait dans le cœur pour Gotarze.

Gotarze, avant que de marcher à l'ennemi, voulut se rendre les dieux favorables. Il alla sur une montagne nommée Sambulos offrir ses vœux aux divinités du lieu, et surtout à Hercule, qui y était honoré singulièrement. Les prêtres prenaient soin de nourrir la superstition des peuples par une prétendue merveille, que Tacite rapporte fort sérieusement, et sans marquer en aucune façon qu'il y soupçonne de la fraude. Le dieu, dit- il, en certains temps réglés avertit en songe ses prêtres de lui tenir prêts des chevaux pour la chasse dans le voisinage du temple. Les chevaux, chargés de carquois que l'on a remplis de flèches, courent les forêts, et ne reviennent qu'à la nuit, bien fatigués et leurs carquois vides. Le dieu par un nouveau songe fait connaître aux prêtres dans quels endroits il a chassé, et on y trouve les corps des bêtes étendus par terre. Tel est le récit de Tacite, dans lequel il est bien aisé de reconnaître le manège et la fourberie des prêtres, qui chassaient sous le nom d'Hercule.

Gotarze, qui était le plus faible, se tenait derrière un fleuve que Tacite nomme Corme, refusant le combat, que Méherdate lui présentait sans cesse, tirant les choses en longueur, et pendant ce temps travaillant à débaucher les alliés de son rival. Il réussit auprès d'Izate et d'Abgare, qui manifestèrent alors leur trahison, et se retirèrent avec leurs troupes : effet ordinaire de la légèreté de ces barbares', qui aimaient mieux, comme bien des expériences l'avaient fait voir, demander à Rome des rois, que les garder lorsqu'ils les avaient reçus.

Méherdate, après la désertion de ces deux princes, craignant que leur exemple n'en entraînât d'autres dans une semblable perfidie, pressa plus vivement que jamais le combat : et Gotarze, à qui la diminution des forces de son adversaire avait augmenté le courage, ne recula pas. On en vint aux mains, et la victoire fut longtemps douteuse. Le brave Carrhénès fit des merveilles, et dissipa tout ce qu'il avait d'ennemis en tête. Mais il se laissa emporter trop loin par sa valeur, et, poursuivant ceux qu'il avait mis en fuite, sans songer à s'assurer une retraite, il fut coupé par derrière et enveloppé. Avec lui périt toute l'espérance de Méherdate, qui, pour comble d'infortune, se fia à un traître, par lequel il fut chargé de chaînes et livré à Gotarze. Le vainqueur le laissa vivre, mais il lui fit couper les oreilles, voulant qu'en cet état il fût la preuve de sa clémence et la honte des Romains.

Gotarze mourut peu après de maladie selon Tacite, par une conspiration de ses sujets selon Josèphe. Il eut pour successeur Vonone, qui avait régné dans la Médie, et qui pouvait être son frère. Le règne de Vonone fut court, et se passa sans aucun événement mémorable. Vologèse son fils lui succéda.

Vers les commencements du règne de Vologèse, c'est-à-dire l'an de Rome 802, arriva une nouvelle révolution en Arménie, qui donna lieu aux Parthes de faire revivre leurs prétentions sur cette couronne. Mithridate en était en possession, comme je l'ai dit ; et il en aurait joui tranquillement, si du sein de sa famille un dangereux ennemi ne s'était élevé contre lui. Il avait toujours vécu en bonne intelligence avec Pharasmane roi d'Ibérie son frère. Mais Pharasmane avait un fils.que l'ambition dévorait, et qui ne pouvait supporter la condition privée dans laquelle il était obligé de vivre.

Rhadamiste, c'était le nom de ce jeune prince, joignant à la force du corps et à une taille avantageuse l'habileté dans tous les exercices usités parmi ceux de sa nation, et une réputation brillante, qui déjà s'étendait au loin, souffrait impatiemment qu'un père âgé lui retînt pendant trop longtemps le royaume d'Ibérie, qui même lui semblait trop petit pour remplir ses vœux. Comme il ne s'en cachait point, et tenait ouvertement ces discours audacieux, Pharasmane, craignant de trouver dans son fils un rival, qui avait pour lui la vigueur de l'âge et l'amour de la nation, résolut de tourner les vues et les espérances de Rhadamiste vers l'Arménie, qu'il lui représenta comme une proie digne de lui. C'est moi, lui dit-il, qui ai chassé les Parthes de l'Arménie, et qui l'ai donnée à Mithridate. Reprenez un bien conquis par les armes de votre père. Mais commencez par la ruse : il n'est pas encore temps d'employer la force.

Mithridate était frère et gendre de Pharasmane. Ainsi le projet de le détrôner renfermait plusieurs crimes à la fois. Mais l'ambition n'en connaît point lorsqu'ils lui sont nécessaires pour se satisfaire. Rhadamiste, feignant d'être mal avec son père, et ne pouvoir supporter une belle-mère dont il était mortellement haï, se retire chez son oncle, qui le reçut à bras ouverts et le traita comme l'un de ses fils. Le perfide neveu suit son plan, et sollicite secrètement les premiers des Arméniens à la révolte, pendant que Mithridate, qui ne s'en défiait aucunement, prenait à tâche de le décorer et de l'élever en honneur. Il est à croire que ce fut alors qu'il le fit son gendre, en lui donnant sa fille Zénobie[7] en mariage. Au bout de quelque temps Rhadamiste, se supposant rentré en grâce auprès de son père, retourne en Ibérie, et annonce à Pharasmane que tout ce qui pouvait se faire par sourdes pratiques était en état, et qu'il fallait désormais employer les armes pour achever l'entreprise. Pharasmane imagina un prétexte frivole pour déclarer la guerre à son frère, et il envoya son fils en Arménie à la tête d'une armée. Mithridate, pris au dépourvu et attaqué en même temps par la trahison et par la force, ne put résister, et il fut réduit à s'enfermer dans le château de Gornéas, où les Romains tenaient garnison.

Des barbares tels que les Ibériens ignoraient absolument la partie de l'art militaire qui regarde les sièges, et au contraire les Romains y étaient très-savants. Ainsi Rhadamiste n'aurait jamais réussi à forcer la place, et à se rendre maître de la personne de Mithridate, si le gouverneur romain, Cœlius Pollio, n'eût été une âme vénale, qui se laissa gagner par argent. Un centurion, qui se nommait Caspérius, s'opposa autant qu'il lui fut possible à cette indigne manœuvre. Mais il crut prendre un bon parti de faire conclure une trêve qui lui donnât la facilité d'aller sommer Pharasmane de retirer ses troupes, ou, en cas de refus, solliciter du secours auprès de Numidius Quadratus, gouverneur de Syrie. L'éloignement de Caspérius mit Polio en liberté de pousser son intrigue. Il pressa vivement Mithridate d'entendre à un accommodement ; et, n'ayant pu vaincre ses justes défiances, il soulève les soldats de la garnison, et les engage à demander à capituler, et à déclarer que, si on ne le fait pas, ils abandonneront un poste où ils ne peuvent plus tenir. Ce fut une nécessité à Mithridate de céder à cette menace : on convient du jour et du lieu pour une entrevue, et il sort de la place.

Dès que Rhadamiste l'aperçut, il courut à lui, l'embrassa avec une effusion de tendresse, et lui fit mille protestations de respect et d'obéissance, comme à un second père. Il lui jura de plus qu'il n'emploierait coutre lui ni le fer ni le poison ; et en même temps il l'entraîna dans un bois voisin, où l'on avait fait, disait-il, les apprêts d'un sacrifice pour rendre les dieux témoins et garants de la paix qu'ils allaient conclure.

Les rois de ces contrées observaient une cérémonie fort singulière dans les traités qu'ils faisaient ensemble. Ils se prenaient réciproquement la main droite, et se faisaient lier ensemble les deux pouces. Le nœud arrêtant la circulation, ils se piquaient légèrement l'extrémité du pouce, et suçaient mutuellement le sang qui sortait par l'ouverture. Rien de plus respectable pour eux que de pareils traités, scellés par le sang des parties contractantes.

Dans l'occasion dont il s'agit, celui qui avait la commission de lier les pouces des deux princes feignit de tomber, et, saisissant les genoux de Mithridate, il le renversa par terre. D'autres accourent et le chargent de chaînes. Il est traîné, comme un criminel, à la vue d'une foule infinie de peuple, qui, se vengeant de la dureté de son gouvernement, l'accablait d'injures et de reproches. Quelques-uns néanmoins étaient touchés d'un si déplorable changement de fortune. Sa femme et ses enfants le suivaient, remplissant l'air de leurs plaintes et de leurs cris.

Rhadamiste garda ses prisonniers, jusqu'à ce qu'il eut reçu les ordres de son père. Les crimes ne coûtaient rien à Pharasmane. Il préféra sans difficulté une couronne à la vie de son frère et de sa fille. Seulement il s'épargna le spectacle de leur mort, et ordonna à son fils de s'en défaire sur les lieux. Rhadamiste, comme s'il eût respecté son serment, ne voulut se servir ni du fer, ni du poison. Il fit étouffer son oncle et sa sœur entre deux matelas. Les fils de Mithridate furent aussi mis à mort, parce qu'ils avaient pleuré sur le désastre de ceux à qui ils devaient la vie.

Les Romains ne pouvaient pas regarder avec indifférence cet événement : car Mithridate avait tenu d'eux la couronne d'Arménie. Quadratus assembla donc en conseil les principaux officiers de son armée, pour délibérer sur ce qu'il devait faire en pareille conjoncture. Il s'en trouva peu que touchassent les intérêts de la gloire de l'empire. La plupart, guidés par une politique timide, opinèrent pour laisser aller tranquillement le cours des choses. Ils prétendirent que tout crime entre les étrangers était un sujet de joie pour les Romains ; qu'il fallait même jeter parmi les nations barbares des semences de haine, comme les empereurs romains l'avaient souvent pratiqué en ce qui concernait spécialement l'Arménie ; qu'à la bonne heure, Rhadamiste jouît de ce qu'il avait mal acquis ; qu'il était plus avantageux aux Romains de le voir devenu roi d'Arménie par un crime qui le rendait odieux et détestable, que s'il y était arrivé par de bonnes voies. Cet avis passa. Néanmoins, comme ceux même qui le suivaient, sentaient combien il était honteux, il fut résolu que l'on donnerait quelque chose aux bienséances, et que l'on enverrait ordre à Pharasmane d'évacuer l'Arménie, et d'en retirer son fils.

L'intendant de Cappadoce Julius Pélignus fit encore pis que le gouverneur 'de Syrie. C'était un homme sans cœur, et dont l'extérieur, tout-à-fait propre à exciter la risée, était fort bien assorti avec une âme basse. Il avait, par ces qualités, mérité l'amitié de Claude, qui pendant longtemps ne sachant que faire de son loisir, s'était livré à des bouffons, dont il s'amusait. A l'occasion des troubles d'Arménie, Pélignus voulut pourtant faire le brave, et trancher de l'important. Il leva des milices dans sa province, avec lesquelles il se mit en marche pour aller détrôner Rhadamiste. Mais ces troupes mal disciplinées, et plus à charge aux alliés que terribles pour l'ennemi, se débandèrent sur la route, et Pélignus arriva auprès de Rhadamiste fort mal accompagné. L'adroit et habile Barbare reconnut tout d'un coup le faible de l'intendant romain, qui, gagné par ses présents, oublia si bien le dessein de le chasser d'un trône usurpé par le crime, qu'il l'exhorta au contraire à prendre le diadème, et autorisa la cérémonie par sa présence.

Il n'est pas besoin de dire que cette conduite déshonorait les Romains. Quadratus, pour en effacer l'ignominie, fit partir Helvidius Priscus, l'un de ses lieutenants, à la tête d'une légion, avec ordre de calmer les troubles par des remèdes convenables. Cet officier, ayant passé le mont Taurus, commençait à s'acquitter très-bien de sa commission, mêlant la douceur et la modération à la fermeté : mais on se hâta de le rappeler, de peur de donner matière à une guerre avec les Parthes.

Car Vologèse, qui se souvenait que ses prédécesseurs avaient possédé l'Arménie, crut que l'occasion était belle de la recouvrer sur un prince qui ne l'avait envahie qu'en violant, les droits les plus sacrés. Il entreprit donc d'en chasser Rhadamiste, et d'y établir Tiridate, l'un de ses frères, afin de lui procurer un partage égal à celui de son autre frère Pacorus, qui régnait dans la Médie. Il lui paraissait beau qu'autant que sa maison avait de têtes, autant comptât-elle de sceptres.

L'approche seule de l'armée des Parthes mit en fui te les Ibériens, sans qu'il fut besoin de tirer l'épée. Les villes d'Artaxate et de Tigranocerte subirent le joug. Mais un hiver extraordinairement rigoureux, le défaut de provisions, et les maladies causées par la disette, ayant obligé Vologèse de se retirer, Rhadamiste revint à sa proie, et il traita les Arméniens avec une dureté extrême, les regardant comme des rebelles, qui étaient encore tout prêts à l'abandonner à la première occasion.

Quelque accoutumés que fussent les Arméniens à la servitude, la tyrannie de Rhadamiste mit leur patience à bout. Ils se révoltent, et viennent en armes assiéger le palais. Le mouvement fut si subit, que Rhadamiste n'eut que le temps de se sauver par la fuite. Ayant choisi les deux meilleurs chevaux de son écurie, il monte l'un, donne l'autre à sa femme Zénobie, et part seul avec elle courant à toute bride. Mais Zénobie était grosse : et quoique soutenue d'abord par son courage, et par l'amour qu'elle portait à son mari, son état ne lui permettait pas de supporter une longue course. Réduite aux abois, elle le conjure de la soustraire par une mort honorable aux insultes et aux outrages de la captivité. Rhadamiste l'embrasse, la console, l'encourage, tantôt admirant sa vertu, tantôt frappé de jalousie, et craignant que, s'il la laissait seule, elle ne tombât entre les mains de quelque ravisseur. Enfin troublé par la violence de la passion, et habitué de longue main au crime, il tire son poignard, la blesse, et ensuite la traîne au bord de l'Araxe, et l'abandonne à la merci des eaux, afin que son corps même ne pût être enlevé par personne : après quoi il poursuit sa route, et arrive en Ibérie.

Zénobie vivait encore ; et, portée par le fleuve en un lieu où l'eau avait peu chi pente et de mouvement, elle y fut remarquée par des pâtres. A sa beauté, à la magnificence de ses vêtements, ils jugèrent que c'était une personne d'un haut rang. Ils la tirent de l'eau, pansent sa plaie, lui donnent tous les secours que peuvent connaître des gens de campagne. Ils la font ainsi revenir à elle-même ; et ayant appris d'elle son nom et sa triste aventure, ils la conduisirent à Artaxate, d'où Tiridate la fit venir auprès de lui, et la traita avec toute sorte d'honneurs.

Rhadamiste ne se tint pas pour dépossédé de l'Arménie sans retour[8]. Cette couronne fut un sujet de guerres continuelles entre lui et Tiridate, avec alternative de bons et de mauvais succès, jusqu'à ce qu'enfin il porta, lorsque Néron régnait déjà dans Rome, la peine de tous ses crimes, et fut mis à mort par ordre de Pharasmane son père, comme coupable de trahison.

La mort de Rhadamiste ne pacifia point les troubles de l'Arménie. Les Romains montrèrent plus de vigueur sous Néron, qu'ils n'avaient fait sous Claude, et ne voulurent point être simples spectateurs des scènes qui se passaient dans cette contrée. De là naquirent entre eux et les Parthes de grands mouvements, dont nous rendrons compte en leur lieu.

Le Bosphore donna à Claude quelques inquiétudes, qui se terminèrent enfin à sa pleine satisfaction. Il avait fait roi de cette région, comme je l'ai dit, Mithridate, issu du fameux prince de même nom, qui avait exercé si longtemps les armes romaines. Le caractère turbulent et ambitieux de ce roi du Bosphore le fit chasser de ses états par les Romains, et Cotys son frère fut mis en sa place. La fuite et le renversement de la fortune de Mithridate ne lui abattirent point le courage. Il parcourut toutes les nations barbares de ces contrées, d'abord pour y chercher un asile, et ensuite pour les animer même à embrasser sa querelle, et à l'aider à se rétablir dans son royaume. Il vint à bout de former ainsi une armée. Mais du reste ses efforts furent malheureux. Vaincu, et privé de toute ressource, il se résolut à se jeter entre les bras d'Eunone, roi des Adorses, qui s'était allié avec les Romains contre lui ; et il entreprit de faire de ce prince son intercesseur auprès de Claude.

Il vint se présenter tout d'un coup à Eunone, dans l'équipage le plus convenable à sa triste fortune ; et se mettant à genoux : Vous voyez devant vous, lui dit-il[9], Mithridate, que les Romains cherchent en vain depuis si longtemps. Traitez comme il vous plaira l'héritier des Achéménides. Ce titre est le seul avantage dont mes ennemis n'aient pu me dépouiller. Eunone, touché de l'état d'un si noble suppliant, et admirant la fierté qu'il conservait encore dans ses malheurs, le relève avec affection, le loue d'avoir pris confiance en sa générosité, et lui promet ses bons offices auprès de l'empereur romain. Il écrivit en effet à Claude pour implorer sa clémence en faveur de Mithridate, qui se soumettait à tout, demandant seulement qu'on lui épargnât l'ignominie du triomphe et la mort.

Claude se portait assez volontiers à user de clémence envers les princes étrangers. Mais il était piqué contre Mithridate, et il balança s'il accepterait ses offres en lui promettant sûreté pour sa vie, ou s'il le poursuivrait jusqu'à ce qu'il se fût rendu maître de sa personne par les armes pour en tirer une vengeance éclatante. Son conseil lui représenta les difficultés et le peu de fruit qu'il y avait à espérer d'une guerre dans des contrées aussi sauvages que celles qui environnent les Palus Méotide. Il se rendit donc à cet avis, et répondit à Eunone que Mithridate méritait les plus grands supplices, et que la puissance ne manquait pas aux Romains pour punir un rebelle ; mais que la maxime de Rome avait toujours été de montrer autant d'indulgence pour les suppliants que de fermeté et de hauteur contre les ennemis armés ; que pour ce qui regardait le triomphe, il supposait la victoire sur des rois et des peuples qui eussent fait résistance ; et que ce n'en était pas un digne objet qu'un fugitif sans retraite et sans ressource.

Mithridate fut donc amené à Rome ; et lorsqu'il parut devant l'empereur, il soutint sa fierté. Claude lui ayant parlé avec menaces, il répondit : Je n'ai point été renvoyé vers vous : j'y suis revenu. Si vous en doutez, rendez-moi la liberté, et tâchez de me reprendre. Il supporta l'humiliation de son état avec un air intrépide ; et on ne le vit point déconcerté lorsque, placé près de la tribune aux harangues, il fut donné en spectacle à la multitude. Cet événement appartient à l'an de Rome 800.

La mort d'Agrippa roi des Juifs, arrivée l'an de Rome 795, avait fait un changement dans l'état de la Judée[10]. Mais avant que de parler de ce changement, il est nécessaire d'achever ici ce qui me reste à dire touchant Agrippa, dont j'ai eu lieu de faire souvent mention. J'ai remarqué son attachement à la religion de ses pères, son goût pour la magnificence, qui allait jusqu'à l'excès. Voici un trait de sa douceur.

Comme sa fidélité aux observances Judaïques n'empêchait pas qu'il n'y mêlât des pratiques qui tenaient de la superstition païenne, donnant des fêtes et des spectacles dans le goût des Romains, et même des combats de gladiateurs, les Juifs zélés n'étaient pas contents de sa piété, et il s'en trouva un, nommé Simon, qui assembla le peuple à Jérusalem, pendant qu'Agrippa était à Césarée, et qui invectiva contre ce prince, soutenant que l'entrée du temple lui devait être interdite. Agrippa instruit de cette hardiesse manda Simon, et lui donna audience au théâtre, où il le fit asseoir à côté de lui. Là, d'un ton de douceur et d'amitié, il lui demanda si dans ce qui se passait sous ses yeux, il y avait quelque chose de contraire à la loi. Simon, craignant les suites que pourrait avoir sa fermeté, ou peut-être flatté de la considération que lui témoignait le prince, ne répondit qu'en le priant de lui pardonner. Agrippa non-seulement lui accorda le pardon, mais y ajouta des présents.

Agrippa était ce que nous appellerions un mondain, qui croyait à la loi de Moïse, prétendant néanmoins l'allier avec les intérêts de ses passions. La lumière de l'évangile, qui commençait à briller d'un grand éclat dans son royaume, n'éclaira point ses yeux malades, et n'eut d'autre effet que de l'aveugler. Il est le premier prince qui ait persécuté l'église. C'est lui qui fit mourir S. Jacques[11], frère de S. Jean, et qui, voyant que cette cruauté plaisait aux Juifs, mit aussi en prison S. Pierre, résolu de l'envoyer pareillement au supplice, si Dieu par un miracle ne l'eût tiré d'entre ses mains.

Agrippa ne tarda pas à éprouver la vengeance divine. Dans des jeux qu'il donnait à Césarée en l'honneur de Claude, il parut avec une robe toute d'argent, qui frappée des rayons du soleil éblouissait les regards de toute l'assistance : et pendant qu'il parlait à ceux de Tyr et de Sidon, contre lesquels il était irrité, et qui lui avaient envoyé une ambassade pour tâcher de fléchir sa colère, les flatteurs qui l'environnaient s'écrièrent que sa voix était celle d'un dieu, et non d'un homme. Dans le moment, un ange le frappa, et une violente douleur d'entrailles l'avertit de sa condition. Il sentit tout d'un coup que le mal était mortel, et il désavoua le langage impie de ses adulateurs ; mais toujours plein des fausses idées des grandeurs humaines, il se consolait de sa mort inévitable par le souvenir de la magnificence dans laquelle il avait vécu. Après avoir souffert pendant cinq jours de cruelles douleurs, qu'aucun remède ne soulageait, il mourut rongé des vers.

Il laissa un fils de même nom que lui, qui était alors sa postérité. à Rome auprès de Claude, âgé de dix-sept ans ; et trois filles, dont l'aînée est Bérénice, que ses amours avec Tite ont rendue si fameuse : les deux autres se nommaient Marianne et Drusille. Claude eût volontiers donné au jeune Agrippa le royaume de son père. Mais ses affranchis, et ceux qui composaient son conseil, lui représentèrent qu'un grand royaume était un pesant fardeau pour un prince si jeune ; et il prit le parti de réunir la Judée à l'empire, et de la gouverner par un intendant, suivant ce qui s'était pratiqué sur la fin du règne d'Auguste, et sous celui de Tibère. Cuspius Fadus fut le premier intendant de la Judée depuis la mort d'Agrippa.

Son gouvernement fut tranquille[12], on n'eut que des mouvements médiocres. Il fit justice d'un imposteur nommé Theudas, qui avait attiré autour de lui une multitude de gens du peuple, en leur promettant de leur faire passer le Jourdain à pied sec. Cette canaille fut dissipée par quelques troupes qu'envoya Fadus ; et le chef, ayant été pris, eut la tête tranchée. Les faux prophètes commençaient à paraître dans la Judée, suivant la prédiction de Jésus-Christ, et à préparer le désastre de leur nation.

Tibère Alexandre, Juif apostat, neveu de Philon, succéda à Fadus[13]. Il maintint aussi dans le calme le pays confié à ses soins, et il fut attentif à prévenir tout ce qui pouvait altérer la tranquillité publique. Comme les fils de Judas le Galiléen, qui, quarante ans auparavant[14], avait entrepris de soulever la nation contre les Romains, marchaient sur les traces de leur père, Tibère Alexandre les fit arrêter et mettre en croix.

Il eut pour successeur, l'an de Rome 799, Ventidius Cumanus, sous qui commencèrent les troubles ; et c'est une époque depuis laquelle la Judée n'eut presque plus de paix jusqu'à son entière désolation.

Il arriva à la fête de Pâques une première émeute, occasionnée par l'insolence d'un soldat romain. L'intendant ayant mandé tout ce qu'il avait de troupes à ses ordres, pour apaiser une sédition que le nombre infini des Juifs venus pour la fête à Jérusalem rendait redoutable, les mutins furent frappés d'une terreur si violente, que chacun ne songea qu'à fuir ; et comme les passages étaient étroits, et la multitude immense, vingt mille Juifs périrent écrasés par la foule.

Il y avait toujours parmi les Juifs un levain d'esprit séditieux. Quelques-uns des plus échauffés tuèrent sur le grand chemin un esclave de l'empereur, et le volèrent. Cumanus punit ce meurtre par une exécution militaire, et envoya des troupes ravager le pays où il avait été commis. Dans le pillage, un soldat ayant trouvé les livres de Moïse, les déchira publiquement. A la vue de cette impiété, les Juifs s'animent, et vont en grand nombre demander justice à l'intendant, qui était alors à Césarée. Il fut conseillé d'éteindre le feu de la sédition naissante par le supplice du soldat coupable ; et le mouvement fut apaisé.

La vieille haine entre les Samaritains et les Juifs donna lieu à de troisièmes troubles[15], qui amenèrent presque la guerre. Les Galiléens avaient coutume de passer par la Samarie, pour se rendre aux fêtes qui devaient se célébrer à Jérusalem. Comme ils marchaient en bande, les Samaritains placèrent une embuscade, et engagèrent un combat, dans lequel plusieurs des Galiléens furent tués. Les premiers de la Galilée portèrent leurs plaintes à Cumanus, qui, gagné par l'argent des Samaritains, n'en tint aucun compte. Ce déni de justice aigrit les esprits des offensés. La multitude des Juifs prit fait et cause pour eux dans une querelle qui intéressait la liberté du culte sacré. Ils courent aux armes, malgré les représentations des anciens et des magistrats de la nation ; et, ayant appelé à leur secours Éléazar, chef d'une bande de voleurs, ils ravagent quelques bourgades de la Samarie, et y mettent tout à feu et à sang. Cumanus assembla des troupes, et il se donna un combat, dans lequel il y eut plusieurs des Juifs tués, et un plus grand nombre faits prisonniers. L'alarme se répandit dans Jérusalem. Les premiers de la ville, voyant la grandeur du péril, se couvrirent de sacs et de cendres, et firent tant, par leurs prières et par leurs instances, qu'enfin ils persuadèrent aux rebelles de mettre bas les armes. Éléazar se retira dans les lieux forts qui lui servaient d'ordinaires retraites ; et, depuis ce temps, Josèphe remarque que la Judée se remplit de bandes de voleurs.

La guerre fut ainsi apaisée, mais la querelle n'était pas finie. Les Samaritains, de concert vraisemblablement avec Cumanus, portèrent l'affaire au tribunal de Numidius Quadratus, gouverneur de Syrie, qui se transporta sur les lieux pour s'instruire par lui-même, et se mettre exactement au fait. Il trouva toutes les parties coupables, et il les traita néanmoins différemment. Il fit mettre en croix les Juifs qui avaient été pris les armes à la main, et il envoya à Rome le grand-pontife Ananias, chargé de chaînes, aussi-bien qu'Ananus, son fils, qui occupait un poste distingué. Pour ce qui est de Cumanus et des Samaritains, il ne voulut point prendre sur lui de les condamner ni les absoudre, et il leur ordonna d'aller à Rome plaider eux-mêmes leur cause devant l'empereur. Peu s'en fallut qu'ils ne triomphassent par le crédit des affranchis, qu'ils avaient mis dans leurs intérêts. Mais les Juifs trouvèrent un zélé protecteur en la personne du jeune Agrippa, qui agit puissamment en leur faveur auprès d'Agrippine. C'était être sûr de Claude, que d'avoir Agrippine pour soi. Par le jugement qui intervint, trois des principaux chefs des Samaritains furent condamnés à la mort, et Cumanus à l'exil.

Le jugement dont je parle ne peut pas avoir été rendu avant l'ab de Rome 8o3, et M. de Tillemont incline à rapporter à cette même année l'expulsion des Juifs de Rome, ordonnée par Claude, et qui parait une suite naturelle des troubles arrivés en Judée.

Il est à croire que les chrétiens, que l'on confondait alors avec les Juifs, furent enveloppés dans leur disgrâce ; et que c'est ce qu'a voulu dire Suétone par ces paroles obscures et sans aucune exactitude : Claude chassa de Rome les Juifs, qui par l'impulsion de Chrest excitaient des tumultes[16]. Les plus savants des païens méprisaient trop alors, et encore longtemps après, les chrétiens, pour travailler à s'instruire de ce qui les regardait, et à se mettre en état d'en parler correctement. Les chrétiens commençaient pourtant déjà à se multiplier dans Rome, puisque saint Pierre y était venu pour la première fois dix ans auparavant, l'an de J. C. 42, de Rome 793.

Dans l'affaire de Cumanus, j'ai suivi Josèphe, que l'on doit supposer avoir été parfaitement instruit de ce qui touche sa nation. Tacite, en parlant des mêmes événements, y mêle des circonstances qui ne peuvent se concilier avec le récit de l'historien juif. Il dit que Félix, frère de Pallas, et comme lui affranchi de Claude, avait l'intendance de la Samarie, en même temps que Cumanus exerçait celle de la Judée : que dans la dissension entre les Samaritains et les Juifs, les deux intendants se rendirent également coupables de malversations et de rapines : que Quadratus étant venu pour rétablir le calme dans le pays, et se trouvant chargé par Claude de faire le procès aux deux intendants, n'osa se constituer juge du frère de Pallas, et qu'il fit même asseoir Félix parmi les juges de Cumanus, moyennant quoi celui-ci porta seul la peine des crimes commis par les deux.

On voit bien qu'il n'est pas possible d'accorder ici Tacite avec Josèphe. On ne se persuadera pas non plus qu'un écrivain aussi judicieux que Tacite ait avancé en l'air un fait tellement circonstancié. Il y a sans doute du vrai dans sa narration. Mais, pour le démêler, il nous faudrait d'autres lumières que celles qui nous restent. Ce qui est certain, c'est que Félix n'était pas moins méchant que Cumanus, et que lui ayant succédé dans l'intendance de la Judée, il y exerça un pouvoir de roi avec un génie d'esclave[17], et tyrannisa tellement cette malheureuse contrée, qu'on doit lui attribuer, en grande partie, la révolte des Juifs, et tous les malheurs dont ils furent accablés en conséquence. C'est de quoi nous rendrons compte dans la suite. Maintenant, il nous faut revenir en Occident, et présenter au lecteur ce que Tacite nous apprend de plus intéressant touchant les guerres sur le Rhin, sur le Danube et dans la Grande-Bretagne.

Sur le Rhin, L. Pomponius Secundus, qui commandait en l'an de Rome 801 les légions de la haute Germanie, battit les Cattes, réprima leurs courses, et les réduisit à demander la paix, et à lui donner des otages. Ce qui relève l'éclat de cette victoire de Pomponius, c'est qu'il tira de servitude après quarante ans quelques-uns de ceux qui avaient été faits prisonniers par les Germains dans la défaite de Varus. Il obtint les ornements du triomphe, décoration dont sa gloire n'a pas besoin, dit Tacite[18], auprès de la postérité, à qui le mérite de ses tragédies le rend tout autrement recommandable. Nous n'avons plus ces tragédies, dont Quintilien ne parait pas avoir fait le même cas que Tacite, puisqu'il ne loue dans leur auteur que le savoir et l'élégance[19], observant qu'on ne le trouvait pas assez tragique. Pline le jeune nous a conservé de lui un trait qui donne à connaître quelle confiance avait ce poète au jugement du parterre. Lorsque ses amis lui faisaient quelque observation critique à laquelle il ne croyait pas devoir acquiescer, il disait : J'en appelle au peuple[20] ; et il s'en tenait à son idée, ou la réformait, selon l'effet qu'elle avait produit parmi les spectateurs. C'est le même Pomponius que nous avons vu prisonnier pendant sept ans sous Tibère, et soutenant par l'amusement de la poésie l'ennui de sa captivité.

La paix fut troublée dans les contrées voisines du Danube par les mouvements des Barbares entre eux : mais les Romains n'y prirent part que pour empêcher que l'incendie ne gagnât jusqu'aux pays de leur obéissance. J'ai dit que Vannius avait été établi par Drusus, fils de Tibère, roi des Suèves fugitifs qui accompagnèrent Maroboduus et Catualda dans leur retraite sur les terres des Romains, et auxquels fut assigné pour habitation le pays entre les rivières que nous nommons le Marsch et le Waag, au-delà du Danube. Vannius régna paisiblement pendant plus de trente ans. Mais enfin ou l'orgueil despotique du prince, ou l'inquiète indocilité des sujets, amena une révolution. Deux neveux de Vannius se mirent à la tête de la révolte, et furent soutenus par Jubillius roi des Hermundures[21], par les Ligiens, et par d'autres nations germaniques. Vannius implora inutilement le secours de Claude, qui ne lui offrit qu'un asile en cas de disgrâce, et ne voulut point entendre parler d'interposer les armes romaines dans la querelle de ces barbares. P. Attelius Hister, gouverneur de la Pannonie, eut seulement ordre de disposer sur la rive du Danube une légion, et un corps de milices levées dans la province, pour servir de ressource aux vaincus, et arrêter les vainqueurs, s'ils prétendaient passer le fleuve.

Il fallut donc que Vannius soutînt la guerre avec ses propres forces, aidées de celles des Sarmates Iazyges[22], qui ne le rendaient pas encore égal à l'ennemi. Il voulut éviter le combat en renfermant ses troupes dans des places fortes. Mais les Iazyges, qui ne combattaient qu'à cheval, ne purent souffrir cette façon de faire la guerre. On en vint aux mains, et, quoique le succès de la bataille fût malheureux pour Vannius, il ne laissa pas d'y acquérir de l'honneur par la bravoure avec laquelle il s'y comporta. Il se sauva sur la flotte romaine, qui couvrait le Danube. Ses clients le suivirent, et s'établirent avec lui dans des terres qui leur furent cédées en Pannonie. Ses neveux Vangio et Sido partagèrent son royaume, et demeurèrent constamment attachés aux Romains. Mais ils ne conservèrent point l'amour de leurs peuples ; et, soit par leur faute, soit par le sort commun des gouvernements arbitraires, autant qu'ils s'en étaient vus chéris pendant qu'ils travaillaient à s'élever, autant, lorsque leur domination eut pris racine, en furent-ils détestés.

La Grande-Bretagne fut le théâtre des exploits les plus importants des Romains sous l'empire de Claude. J'ai raconté comment une partie de cette île fameuse avait été conquise par cet empereur, ou plutôt par son lieutenant A. Plantius. A. Plautius succéda, l'an de Rome 798, Ostorius Scapula, qui garda et étendit les conquêtes de son prédécesseur. A. son arrivée il se vit tout d'un coup attaqué par une irruption violente des Bretons voisins de la province romaine, qui avaient pris leur temps pour faire un effort, tandis qu'un nouveau général, avec une armée qu'il ne connaissait point encore, serait obligé de combattre à la fois et les ennemis et les difficultés de la saison rigoureuse ; car l'on était en hiver. Ostorius, persuadé que les premiers succès a décident dans la de la réputation, qui est d'une conséquence infinie dans la guerre, marche promptement à la rencontre des Barbares, taille en pièces ceux qui lui résistent, disperse les autres, et les poursuit pour les empêcher de se réunir de nouveau ; et, voulant s'assurer une paix durable, il entreprit de désarmer ceux qui lui étaient suspects, et de garder les passages des rivières de Nyne et de Saverne[23], en sorte que toute communication fut coupée entre les peuples qui habitaient au nord de ces deux rivières, et la province romaine.

Les Icéniens, qui habitaient les pays que nous nommons aujourd'hui les comtés de Norfolk, de Suffolk, de Cambridge et d'Huntington, refusèrent de se soumettre à ces lois et de livrer leurs armes. Le motif de leur refus était légitime, puisqu'ils étaient entrés volontairement dans l'alliance des Romains, sans avoir été vaincus par la force. Aux Icéniens se joignirent d'antres peuples, qui formèrent une armée considérable et se retranchèrent avantageusement. Ostorius leur livra bataille ; et, malgré le désavantage des lieux, malgré la résistance courageuse des ennemis, il remporta une victoire complète. Son fils mérita dans cette action l'honneur de la couronne civique. La défaite des Icéniens contint dans le devoir ceux qui flottaient incertains entre la paix et la guerre.

Ostorius pénétra ensuite assez avant dans l'île. Il entra sur les terres des Canges, que l'on place dans la partie septentrionale de la principauté de Galles, et il n'était pas loin de la mer d'Hibernie, lorsque les mouvements des Brigantes[24] le ramenèrent vers l'intérieur de l'île ; car il était bien résolu de ne point tenter de nouvelles conquêtes qu'il ne se fût assuré des anciennes. Il n'eut pas de peine à remettre le calme parmi les Brigantes. Mais les Silures[25] lui donnèrent bien de l'exercice : nation fière, sur laquelle ne pouvait rien ni la rigueur ni la clémence, et qui défendait sa liberté avec une opiniâtreté indomptable. Avant que de marcher contre eus, Ostorius établit une colonie de vétérans à Camulodunum, dans le pays des Trinobantes, qui avaient été soumis par son prédécesseur. C'était un frein pour tenir la province en respect, une ressource contre les rébellions, et comme un centre d'où les mœurs romaines pouvaient se communiquer à des peuples nouvellement subjugués. Après avoir assuré ses derrières par l'établissement de cette colonie, Ostorius alla chercher les Silures, qui l'attendaient de pied ferme.

Ils étaient pleins de confiance en leurs forces, et de plus ils comptaient beaucoup sur Caractacus, qui depuis l'entrée de Plautius dans l'île ayant constamment défendu la liberté de son pays avec des succès différents, mais avec un courage qui ne se démentit jamais, s'était acquis la réputation du plus grand homme de guerre qu'eût la Grande-Bretagne. Ce prince s'était joint à eux, et sa renommée leur avait encore donné d'antres alliés, en sorte que leur armée était considérable pour le nombre. Elle l'était aussi pour l'ardeur et l'audace, qui brillaient tellement dans les yeux de tous les soldats, que le général romain en fut étonné, et ne se détermina qu'avec peine à engager le combat. Il fallut que les siens le lui demandassent à grands cris, et avec une assurance de vaincre, qui parut à Ostorius un gage de la victoire.

Il ne fut pas trompé dans son espérance. L'armée romaine surmonta tous les obstacles, passa une rivière ; força un retranchement, grossièrement, mais solidement construit, et s'empara des hauteurs sur lesquelles les ennemis s'étaient postés. La défaite des Silures fut entière ; et la femme, la fille, et les frères de Caractacus demeurèrent prisonniers. Lui-même il fut obligé de se retirer dans les états de Cartismandua, reine des Brigantes. Mais les malheureux trouvent peu d'amis fidèles Cartismandua, qui lui avait promis sûreté, le fit arrêter, et le livra aux Romains, la neuvième année depuis le commencement de la guerre, c'est-à-dire, l'an de Rome 802.

La gloire de son nom s'était étendue hors de l'île, et faisait du bruit jusqu'en Italie, et à Rome même. On était curieux de voir celui qui pendant tant d'années avait bravé tout l'effort de la puissance romaine. Et Claude lui donna encore du relief et de l'éclat en cherchant à honorer sa victoire ; car il voulut en quelque façon triompher de Caractacus. Le peuple fut invité comme à un spectacle magnifique. Les cohortes prétoriennes se rangèrent en armes dans la plaine qui était devant leur camp. Alors on vit arriver en une longue file les clients du roi prisonnier. On portait en pompe les hausse-cols et autres ornements militaires, et toutes les dépouilles que Caractacus avait conquises dans les guerres entre différents peuples de la Grande-Bretagne. Marchaient ensuite ses frères, sa femme, sa fille. Enfin il parut lui-même avec un air noble et une contenance assurée. Les autres s'humilièrent devant l'empereur, et lui demandèrent grâce, implorant sa miséricorde avec larmes. Pour lui, il parla en héros.

Si j'avais su, dit-il, garder autant de modération dans la prospérité, que ma fortune a eu d'éclat, je serais venu dans cette ville, plutôt comme ami des Romains, que comme leur prisonnier : et vous n'eussiez pas dédaigné de recevoir dans votre alliance un prince issu d'une longue suite de rois, et roi lui-même de plusieurs peuples. Mon sort présent vous est aussi glorieux, que triste pour moi. J'ai eu des chevaux, des armes, des richesses, des sujets. Est-il surprenant, que je n'aie perdu que malgré moi de si grands avantages ? Parce que vous prétendez donner sur tous les peuples de la terre, s'ensuit-il que tous doivent accepter la servitude ? Si je m'étais soumis sans résistance, ni ma fortune ni vôtre gloire n'auraient eu tant de splendeur ; et actuellement mon supplice sera promptement oublié ; au lieu que si vous me sauvez la vie, mon nom sera à jamais la preuve et le monument de votre clémence.

Chez les Anciens, les vaincus étaient toujours coupables, et c'était un acte de générosité que de leur laisser la vie. Claude l'accorda à Caractacus et à sa famille. On leur ôta leurs chaînes, et ils allèrent rendre à Agrippine, qui assez près du tribunal de l'empereur paraissait élevée sur une estrade, les mêmes hommages qu'ils avaient rendus à Claude. C'était un spectacle tout nouveau dans les mœurs romaines, qu'une femme à la tête des troupes, et jouissant des honneurs du commandement militaire. Agrippine ne faisait point de difficulté de se regarder comme partageant un empire que ses ancêtres avaient acquis.

Le sénat ayant ensuite été assemblé, ce fut à qui exalterait par de plus grands éloges une victoire, qui renouvelait, disait-on, la gloire de celle de Scipion sur Syphax, de Paul Émile sur Persée, et des autres généraux qui avaient fait passer sous les yeux du peuple romain des rois vaincus et chargés de chaînes. Ce qui est vrai, c'est que Caractacus était un prince recommandable par son courage, et par l'élévation de son esprit. En visitant Rome, les palais magnifiques dont cette capitale de l'univers était remplie le frappèrent d'admiration. Eh quoi ! dit-il aux Romains qui l'accompagnaient, pendant que vous possédez de si belles choses, vous convoitez les cabanes des Bretons ?

On avait décerné à Ostorius les ornements du triomphe à l'occasion de sa victoire sur Caractacus. Mais la suite ne répondit pas à des commencements si brillants. Soit qu'Ostorius eût relâché quelque chose de son activité et de sa vigilance, croyant avoir tout fait par la prise de Caractacus ; soit que l'infortune d'un si grand roi eût allumé dans le cœur des Bretons le désir de la vengeance, la guerre continua avec plus d'acharnement que jamais. Les Silures se distinguèrent entre tous par leur obstination, et ils étaient encore animés par un mot qui avait échappé au général romain. Ils surent qu'Ostorius avait dit que de même que les Sicambres avaient été détruits, et leurs restes transportés en Gaule, ainsi ne devait-on attendre aucun calme dans la Grande-Bretagne jusqu'à ce que la nation des Silures fût entièrement exterminée. Voyant donc qu'ils n'avaient aucun quartier à espérer, les Silures redoublèrent de courage, remportèrent divers avantages sur les Romains, et partageant leurs dépouilles avec les nations voisines, ils les engagèrent à la défense de la liberté commune. Le chagrin qu'eut Ostorius de voir renaître une guerre qu'il avait cru finie, lui causa une maladie dont il mourut. Les Barbares en triomphèrent, se croyant vainqueurs d'un général qui véritablement n'avait pas été tué dans un combat, mais à qui la guerre avait causé la mort.

Tacite nous apprend, dans la vie d'Agricola[26], qu'Ostorius fit alliance avec un roi du pays, nommé Cogidunus, et qu'il agrandit les états de ce prince par le don de quelques villes : ancienne politique des Romains, qui faisaient servir les rois mêmes à l'établissement de la servitude. Cogidunus leur demeura toujours fidèlement attaché.

Didius succéda à Ostorius. Mais dans l'intervalle entre la mort de son prédécesseur et son arrivée, les Romains souffrirent encore un échec. Une légion que commandait Manlius Valens fut battue par les Silures. Didius et les Bretons concoururent également à grossir l'idée de cette défaite : ceux-ci pour effrayer s'ils pouvaient le nouveau général ; et lui, pour se préparer une excuse, s'il ne réussissait pas, et augmenter sa gloire, s'il parvenait enfin à dompter de si fiers ennemis. Didius ne fit pas de grands exploits. Il se contenta de réprimer les courses des Silures, qui paraissent avoir conservé la possession de leur liberté.

Il fut obligé de prendre part à une guerre civile, qui s'éleva parmi les Brigantes[27]. Cartismandua, reine de ces peuples, ayant mérité la protection des Romains par le service qu'elle leur avait rendu en leur livrant Caractacus, accrut considérablement sa puissance. En conséquence vinrent les richesses, et avec les richesses le luxe et la corruption des mœurs. Elle avait pour époux Vénusius, qui passait chez les Bretons pour le meilleur chef de guerre qu'ils eussent eu depuis la prise de Caractacus. Elle dédaigna un tel époux, et lui préféra Vellocatus, son écuyer. De là se formèrent deux partis. Vénusius, appuyé du gros de la nation, soutenait ses droits au trône. Cartismandua, se trouvant trop faible, recourut aux Romains. Didius ne crut pas pouvoir se dispenser de la défendre, et réellement il la tira du péril. Mais le royaume demeura à Vénusius, et la guerre aux Romains.

Voila à peu près à quoi se réduisirent les faits d'armes de Didius dans la Grande-Bretagne. Il était vieux : son ambition était satisfaite par les honneurs qu'il avait acquis. Ainsi il demeura tranquille, et laissa les Bretons se gouverner entre eux comme ils voulurent. Seulement il prit quelques bourgades, pour pouvoir se glorifier d'avoir reculé les limites de sa province. La suite des guerres des Romains dans la Grande-Bretagne appartient au règne de Néron.

 

 

 



[1] Je suppose, comme l'on voit, deux Artabanes, père et fils. Je concilie ainsi Josèphe, selon lequel Gotarze est fils d'Artabane, et Tacite, qui lui donne Artabane pour frère.

[2] Tacite ne marque point d'où Bardane fut mandé, sans doute parce que la chose était claire après ce qu'il avait dit dans les livres que, nous avons perdus. Je soupçonne qu'il régnait dans l'Arménie, qui appartenait alors aux Parthes. C'est une simple conjecture. On peut croire avec tout autant de vraisemblance, qu'il possédait la Médie, qui a été souvent chez les Arsacides un partage de cadet. Philostrade, vie d'Apollon, I, 21, favorise ce dernier sentiment.

[3] TACITE, Annales, XII, 10.

[4] Le gendre de Germanicus avait pour prénom Lucius, et celui-ci Caïus. Mais ce qui les distingue surtout, c'est la différence des caractères. Lucius avait plus de douceur et de facilité dans les mœurs que de talents. Facilitate sœpius quam industria commendabatur, dit Tacite, Annales, VI, 15. Caïus, pour briller, n'a manqué que d'occasions.

[5] La grande Ninive avait été détruite plusieurs siècles auparavant par Arbace. Mais il s'était formé dans le voisinage de ses ruines une nouvelle ville, qui en avait pris le nom.

[6] Ce prince avait embrassé la religion des Juifs, selon Josèphe. Mais on voit qu'il n'en était pas devenu plus homme de bien.

[7] Je ne trouve point d'autre femme de Rhadamiste mentionnée dans l'histoire, que Zénobie : il est d'ailleurs certain que Rhadamiste fut gendre de Mithridate. De là j'ai conclu que vraisemblablement Zénobie était fille de ce dernier.

[8] TACITE, Annales, XIII, 6 et 37.

[9] TACITE, Annales, XII, 18.

[10] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIX, 7.

[11] Actes des Apôtres, XII.

[12] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XX, 2.

[13] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XX, 3-5.

[14] Actes des Apôtres, V, 37.

[15] FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XX, 5 et Guerre des Juifs, II, 11.

[16] SUÉTONE, Claude, 25.

[17] TACITE, Histoires, V, 9.

[18] TACITE, Annales, XII, 27.

[19] QUINTILIEN, Institutions oratoires, X, 1.

[20] Ce mot est une allusion aux appels par lesquels, du temps de la république, on portait au jugement du peuple les affaires dans lesquelles on se croyait lésé par les magistrats.

[21] Les Hermundures habitaient entre le Danube et la Sala ; les Ligiens, vers la Vistule.

[22] Les Iazyges, dont il s'agit ici habitaient sur la Teisse.

[23] L'endroit de Tacite a quelque obscurité, et est peut-être corrompu. Je suis l'interprétation de Camden, qui observe que deux rivières forment une barrière naturelle de l'occident à l'orient. L'une, autrefois appelée Aufona major, aujourd'hui Nen ou Nyne, coule vers l'orient : l'autre, qui est l'Aufona minor, maintenant l'Avon, a sa direction vers l'occident, et se décharge dans la Saverne : en sorte que pour passer du nord au sud de l'île, il faut nécessairement traverser l'une de ces deux rivières.

[24] Ils occupaient toute la largeur de l'île, depuis l'Eden dans le Cumberland, jusqu'à l'Humber.

[25] Les Silures habitaient entre la Saverne et la mer d'Hibernie.

[26] TACITE, Agricola, 14.

[27] Je réunis ici, comme a fait M. de Tillemont, les deux endroits différents, du douzième livre des Annales, l'autre du troisième des Histoires, où Tacite parle de Cartismandua et de Vénusius. Les circonstances désignent visiblement un même fait, quoique les dates ne s'accordent pas. Dans cette contrariété, je m'en tiens aux Annales, qui sont le dernier ouvrage de Tacite.