HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CLAUDE

LIVRE SECOND

§ I. Mariage de Messaline avec Silius.

 

 

A. VITELLIUS. - L. VIPSTANUS. AN R. 799. DE J.-C. 48.

Claude connut sur la fin de cette année sa honte domestique. Il fallut qu'elle éclatât au-delà de toute mesure pour pouvoir percer jusqu'à lui.

Silius, soit aveuglé par ses espérances, soit dans la pensée qu'un danger tel que celui auquel l'exposait son commerce public avec Messaline, ne pouvait s'éviter qu'en portant les choses à l'extrême, pressait vivement cette princesse de lever le masque, et de terminer l'entreprise. Il lui représentait qu'il ne s'agissait pas d'attendre la mort de Claude. Que ceux qui n'avaient rien à se reprocher pouvaient prendre des voies innocentes ; mais que des criminels n'avaient de ressource que dans leur audace. Nous sommes soutenus, ajouta-t-il, d'un nombre de complices, qui ont les mêmes craintes que nous. Je ne suis point marié, je n'ai point d'enfants : je suis prêt à vous épouser, et à adopter Britannicus. Vous conserverez la même puissance, et vous en jouirez sans inquiétude, pourvu que nous prévenions Claude, qui n'est point en garde contre les embûches, mais dont la colère est brusque, et se porte à une prompte vengeance.

Messaline écouta assez froidement ce discours, non par amour pour son mari, mais parce qu'elle appréhenda que Silius une fois parvenu au comble de ses vœux ne le méprisât, et qu'il n'appréciât alors selon sa juste valeur un crime qui lui plaisait lorsqu'il lui était nécessaire. Elle goûta néanmoins le projet du mariage, qui avait pour elle l'amorce de l'infamie, dernier plaisir, dit Tacite, pour ceux qui se sont affadis sur tous les autres par l'excès qu'ils en ont fait. Elle saisit donc cette idée, et la réalisa sans délai. Claude étant allé à Ostie, où il devait faire quelque séjour, Messaline et Silius se marièrent publiquement aux yeux de toute la ville, avec tout le cérémonial accoutumé, avec tout l'appareil et toute la pompe d'une noce légitime entre des personnes d'un si haut rang. On ajoute que le contrat de mariage avait été signé par Claude même, à qui Messaline avait fait croire qu'il était question d'écarter de dessus sa tête quelque danger dont le menaçaient les devins.

Ce fait doit paraître incroyable, et ceux de qui nous le tenons l'ont senti. Mais il n'en est point de mieux attesté ; et les écrivains presque contemporains qui le certifient, ne nous laissent aucune liberté de former sur ce point le moindre doute.

Messaline avait commis une grande imprudence en indisposant contre elle les affranchis. De concert avec par eux, elle s'était jusque-là souillée impunément des plus grands crimes. Mais ayant fait périr Polybe, dont nous avons eu occasion de parler, l'un des plus accrédités d'entre eux, elle les alarma tous par la crainte d'un sort semblable. Cette crainte s'augmenta beaucoup par son mariage avec Silius. Toute la maison du prince en frissonna. Surtout les plus puissants des affranchis voyant où tendait une démarche si étrange, et sentant que dans le cas d'une révolution ils seraient les plus exposés, se communiquèrent leurs frayeurs, et s'exhortèrent mutuellement à prendre des mesures pour la sûreté de leur maître et pour la leur. Ils disaient hautement que tandis qu'un pantomime souillait le lit de l'empereur, l'infamie était horrible, mais sans aucun péril : qu'il n'en était pas de même d'un jeune homme de grande naissance, à qui son âge, l'orgueil de sa bonne mine, et le consulat qu'il était tout près d'exercer, pouvaient suggérer les plus hautes espérances. Ils pensaient bien qu'il y avait du risque dans l'entreprise qu'ils méditaient : que l'on ne pouvait pas compter sur Claude, imbécile comme il était, et accoutumé à obéir à sa femme : que Messaline savait dicter les arrêts de mort, et les faire exécuter de sa pleine autorité. D'un autre côté la facilité même de Claude les rassurait ; et, pourvu qu'ils pussent d'abord prendre le dessus, et préoccuper l'esprit du prince par l'énormité du crime, ils se promettaient de brusquer tellement l'affaire, que Messaline fût condamnée avant que d'avoir été entendue. Mais ils comprenaient que l'essentiel était d'empêcher qu'elle ne parvînt à se faire écouter, et de fermer les oreilles du prince à ses prières, quand même elle se résoudrait à tout avouer.

Telles étaient les réflexions que faisaient ensemble Calliste, Narcisse et Pallas. Ils flottèrent quelque temps incertains, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent un parti Mitoyen, qui les aurait infailliblement perdus. C'était de faire secrètement des menaces à Messaline, afin de la détourner de sa passion pour Silius. Mais, tout bien examiné, ils virent aisément que Messaline, avertie du danger, ne manquerait pas de le faire retomber sur eux. Effrayés de la difficulté d'une affaire si épineuse, deux l'abandonnèrent ; Pallas, par lâcheté ; Calliste, parce que z, rompu, dès le temps de Caligula, au manège de la cour, il savait que dans ce pays on se maintient mieux par la circonspection et les ménagements politiques que par la hardiesse à tenter les aventures. Narcisse persista, s'en tenant au seul système qui pût réussir, c'est-à-dire à aller directement à Claude afin de prendre Messaline au dépourvu.

L'occasion était favorable, parce que Claude fit un assez long séjour à Ostie. Narcisse gagna donc deux concubines du prince, Calpurnie et Cléopâtre, par argent, par promesses, en leur faisant envisager l'augmentation de leur crédit au moyen de la ruine de l'impératrice, et il les engagea à se rendre délatrices contre elle. Calpurnie, dans un moment où Claude était seul, se jette à ses genoux, lui déclare le mariage de Messaline avec Silius. En même temps elle interroge Cléopâtre, qui de concert avec elle était présente, et lui demande si elle en a entendu parler ; et, celle-ci ayant répondu qu'elle en était instruite, Calpurnie prie l'empereur de mander Narcisse. Il entre, et d'abord il supplie Claude de lui pardonner s'il ne l'a pas averti des autres désordres de Messaline. Actuellement même, dit-il, ce n'est pas précisément l'adultère que je lui reproche. Silius est servi par vos esclaves ; sa maison est remplie des meubles des Césars. Ce n'est pas là ce qui excite mon zèle. Laissez-le jouir, si vous le voulez, de tout l'appareil de la dignité impériale ; mais qu'il vous rende votre épouse, et qu'il annule le contrat de mariage passé avec elle. Êtes-vous instruit, ajouta-t-il, de votre divorce ? Le mariage de Silius a eu pour témoins le peuple, le sénat, les soldats ; et, si vous ne vous hâtez, le nouveau marié est maître de la ville.

Claude fait appeler en diligence les principaux de son conseil. Turranius intendant des vivres vint le premier ; ensuite Lusius Geta, préfet des cohortes prétoriennes. Il leur demande ce qu'il doit croire du mariage de Messaline. Ils lui attestent le fait : et dans le moment tous les autres, qui étaient accourus, exhortent l'empereur à aller au camp des prétoriens, à s'assurer de la fidélité des soldats, à pourvoir à sa sûreté avant que de songer à la vengeance. Claude était si effrayé, qu'il demanda plus d'une fois s'il était encore empereur, si la puissance n'était pas entre les mains de Silius.

Cependant Messaline, se livrant plus que jamais aux plaisirs et à la débauche, célébrait dans le palais les fêtes de la vendange. On faisait rouler les pressoirs, les cuves se remplissaient de vin, et tout autour des femmes habillées de peaux de bêtes dansaient et couraient çà et là comme des bacchantes. Messaline échevelée, tenant en la main un thyrse qu'elle agitait en différentes manières, et Silius couronné de lierre, chaussé de cothurnes, imitaient les mouvements rapides de tête qui étaient usités parmi les prêtres de Bacchus, pendant qu'une troupe folâtre leur répondait par ses cris et par tous les signes d'une joie immodérée.

On remarqua après l'événement un mot de Vectius Valens, l'un des insignes débauchés de cette bande. Il s'avisa de monter par manière de jeu au haut d'un grand arbre ; et comme on lui demandait ce qu'il voyait : J'aperçois, répondit-il, un orage furieux qui vient du côté d'Ostie.

En effet le péril approchait : et la fête fut étrangement troublée, premièrement par un bruit confus, ensuite par des nouvelles certaines qui arrivèrent, que Claude était informé de tout et qu'il venait résolu de se venger. Tous se dispersent. Messaline se retire dans les jardins de Lucullus, qu'elle avait récemment envahis par la mort d'Asiaticus. Silius se rend dans la place pour y faire ses fonctions ordinaires, déguisant ses justes craintes sous une apparence de sécurité. Bientôt arrivent les centurions envoyés par l'empereur, qui arrêtent les coupables en quelque endroit qu'ils se trouvent, soit dans les lieux publics, soit dans les retraites où ils s'étaient cachés.

Messaline dans une si terrible crise ne perdit pas la tête. Elle prit résolument son parti d'aller au-devant de Claude, et de se présenter à son époux, sachant combien de fois cette ressource lui avait réussi. En même temps elle ordonna que l'on menât Britannicus et Octavie pour embrasser leur père ; et elle pria Vibidia, la plus âgée des vestales, de solliciter pour elle la clémence du grand-pontife. Elle partit donc accompagnée seulement de trois personnes, traversa à pied toute la ville, et, à la porte ayant trouvé un tombereau, elle y monta et prit le chemin d'Ostie : tout cela sans que personne eût compassion d'elle', parce que l'horreur de e conduite prévalait sur tout autre sentiment.

Les mesures de Messaline étaient bien prises, mais elle avait affaire à un vigilant ennemi. Narcisse, se défiant du préfet du prétoire Lusius Geta, homme sans principes, et également capable dû bien et du mal selon les occasions, déclara affirmativement à Claude, en se faisant appuyer de ceux qui partageaient les mêmes craintes avec lui, qu'il n'y avait point de sûreté pour la personne de l'empereur, à moins que, pour ce jour seulement, le droit de commander les gardes ne fût donné à l'un des affranchis, et il offrit de s'en charger. De plus, craignant que pendant le voyage d'Ostie à Rome, qui pourtant n'est pas long, les discours de Vitellius et de Cécina Largus ne tournassent l'esprit de Claude, et ne le fissent changer de résolution, il demanda et prit une place dans la voiture de l'empereur.

Claude variait dans ses discours. Souvent il témoignait une vive indignation contre les horribles débauches de Messaline ; quelquefois le souvenir du lien nuptial l'attendrissait, et surtout la considération de ses enfants en bas âge. A ces différents propos Vitellius ne répondit jamais autre chose, sinon : Ô honte ! ô crime ! Narcisse le pressait de s'expliquer, et de faire connaître ses véritables sentiments. Mais il ne put jamais tirer de ce courtisan que des paroles ambiguës et susceptibles de toutes les interprétations que demanderaient les circonstances ; et Cécina imita cette dissimulation artificieuse.

Déjà Messaline approchait, et elle demandait à grands cris que la mère de Britannicus et d'Octavie fût entendue dans ses défenses. L'accusateur criait encore plus fortement, opposant le reproche du mariage avec Silius ; et, pour occuper les regards de Claude et les détourner de dessus Messaline, il lui donna à lire un mémoire qui contenait le détail de tous les désordres dont elle s'était rendue coupable. A l'entrée de la ville on s'était arrangé pour présenter Britannicus et Octavie à l'empereur, mais Narcisse les fit retirer. Il ne put écarter la vestale, qui représenta à Claude que les lois les plus saintes l'obligeaient à ne point condamner une épouse sans lui avoir permis d'alléguer ce qui pourrait la justifier. Narcisse répondit que le prince l'écouterait, et lui donnerait toute liberté de se défendre ; et qu'au reste la vestale ferait bien d'aller s'occuper des cérémonies religieuses, auxquelles l'appelait le devoir de son état. Pendant tout cela Claude gardait le silence avec une stupidité qui n'est pas concevable : Vitellius feignait de ne pas savoir de quoi il s'agissait : tout obéissait à un affranchi.

Narcisse fit mener l'empereur droit à la maison de Silius ; et, après lui avoir fait remarquer dans le vestibule l'image de Silius le père placée en honneur, quoique sa mémoire eût été flétrie par un arrêt du sénat, il lui montra les ameublements et les bijoux qui avaient autrefois décoré les maisons des Nérons et des Drusus, devenus la récompense de la débauche et de l'adultère.

Cette vue irrita Claude, et lui fit- prendre le ton menaçant. Narcisse, le voyant dans cette bonne disposition, le conduisit promptement, au camp des prétoriens, où les troupes étaient assemblées pour le recevoir. L'empereur, averti par son affranchi, leur fit une harangue très-courte. Car si le ressentiment cherchait à se produire, la honte le retenait. Les soldats, entrant dans la juste indignation de l'empereur, demandèrent à cris redoublés les noms des coupables, afin qu'il en fût fait prompte et sévère justice.

Silius fut présenté le premier aux pieds du tribunal ; et, témoignant un courage que ne promettait pas sa conduite noyée dans la débauche, il n'entreprit point de se justifier, il ne chercha point à gagner du temps, et demanda pour toute grâce que l'on Litât son supplice. Plusieurs autres, tant sénateurs que chevaliers romains, périrent avec une semblable constance. Le seul Mnester tergiversa et tenta de se défendre. Pendant qu'on lui déchirait ses habits, il criait que c'était malgré lui qu'il était devenu criminel : que l'empereur pouvait se souvenir de l'ordre qu'il lui avait donné d'obéir en tout à Messaline. Claude avait si peu de fermeté, qu'il était ébranlé par ce discours ; et prêt à se laisser fléchir. Mais ses affranchis lui représentèrent qu'après avoir montré de la sévérité contre tant d'illustres personnages, il ne convenait pas de mollir à l'égard d'un histrion, et que peu importait que ce fût malgré lui ou volontairement que Mnester eût commis de si grands crimes. Ainsi il fut mis à mort. On n'écouta point non plus la défense de Traulus Montanus chevalier romain, jeune homme d'une conduite assez rangée, mais qui, ayant eu le malheur de plaire à Messaline par les grâces de sa personne, avait été une seule fois mandé à une assemblée de débauche par cette femme sans pudeur. On pardonna à Plautius Latéranus en considération des services récents de son onde, qui venait de faire la conquête d'une partie de la Grande-Bretagne. Suilius Césonius dut sa grâce à l'excès de ses vices, qui le dégradaient au - dessous de la dignité de l'homme.

Messaline n'avait pas renoncé à l'espérance de sauver sa vie et de rentrer en grâce. Retirée dans les jardins de Lucullus, elle méditait une apologie et des prières pour apaiser Claude ; quelquefois même elle se livrait à des mouvements de colère, et faisait des menaces contre ses ennemis, tant il lui restait de fierté dans l'extrémité où elle était réduite. Et ses menaces pouvaient n'être pas vaines, si Narcisse ne se fût hâté de la prévenir. Car Claude de retour au palais s'étant mis à table, lorsqu'il fut échauffé par le vin et la bonne chère, ordonna que l'on allât avertir cette misérable (ce fut le terme dont il se servit) qu'elle se tînt prête pour venir répondre le lendemain aux accusations intentées contre elle. Narcisse comprit que la colère du prince se ralentissait, que l'amour reprenait ses droits, et que, s'il voulait aller au-devant d'une réconciliation, il n'y avait pas un moment à perdre. Il sort, et donne ordre comme de la part de l'empereur à un tribun et à quelques centurions, qui étaient de garde, d'aller sur-le-champ tuer Messaline. Évode, affranchi, les accompagna pour présider à l'exécution.

Ils la trouvèrent couchée par terre, et assistée de sa mère Lépida[1], qui, brouillée avec elle dans son état de prospérité, s'était laissé attendrir par ses disgrâces. Lépida exhortait sa fille à ne point attendre les meurtriers, lui représentant que la vie était passée pour elle, et qu'il n'était plus question que de mourir honorablement. Mais, dit Tacite, admirateur décidé du suicide, un courage amolli par la débauche n'était plus susceptible d'aucun sentiment généreux, et Messaline se répandait en larmes et en plaintes inutiles. En ce moment arrivent ceux qui étaient envoyés pour la tuer. Le tribun se présenta sans rien dire : l'affranchi, avec une bassesse d'âme digne de sa première condition, l'accabla de reproches et d'injures. Ce fut alors seulement que Messaline connut que tout était désespéré pour elle ; et, prenant une épée, elle tenta inutilement de se percer. Le tribun lui passa la sienne au travers du corps. Sa mère eut la liberté de lui rendre les derniers devoirs et les honneurs de la sépulture.

On vint dire à Claude, qui était encore à table, que c'en était fait de Messaline, sans expliquer autrement le genre de sa mort. Il ne s'en fit point éclaircir, demanda à boire, et acheva le repas comme il l'avait commencé. Et de même, dans les jours qui suivirent, on ne vit en lui aucune marque ni de haine, ni de joie, ni de colère, ni de tristesse, ni enfin d'aucun des sentiments que comporte la nature humaine. Le triomphe des accusateurs de sa femme, la douleur de ses enfants, rien ne le tira de sa stupide insensibilité. Et le sénat la favorisa en ordonnant que toute inscription, toute image de Messaline fût abolie et ôtée de quelque endroit que ce pût être, public ou particulier.

 On décerna à Narcisse les ornements de la questure ; faible décoration pour cet affranchi, dont le crédit passait alors celui de Calliste et de Pallas[2].

Messaline était la troisième femme de Claude : car je ne compte point deux jeunes personnes, qui lui furent seulement fiancées. Sa première femme fut donc Plautia Urgulanilla, dont le père avait mérité en Illyrie les ornements de triomphateur. C'est d'elle que naquit ce fils de Claude, qui fut promis en mariage à la fille de Séjan, et qui périt par un accident des plus singuliers, ainsi que je l'ai rapporté sous Tibère. Plautia eut encore une fille nommée Claudia, mais qui était le fruit d'un commerce adultère avec un affranchi de son mari. Le crime fut découvert, et de plus on soupçonna Plautia d'avoir trempé dans un homicide. Par ce double motif Claude la répudia honteusement ; et lui renvoyant sa fille, qui était un enfant de cinq mois, il la fit exposer à sa porte. Il épousa ensuite Élie Pétina, de la famille des Tubérons ; et il en eut Antonia, qu'il maria d'abord, comme je l'ai dit, à Cn. Pomponius Magnus, et ensuite à Faustus Cornélius Sylla, après qu'il eut fait tuer son premier gendre. Il fit divorce avec Élie pour des causes assez légères, et il prit Messaline, dont nous venons d'exposer la conduite, et le funeste sort qu'elle avait bien mérité.

Dans le premier mouvement d'indignation que lui causèrent les affreux débordements de Messaline, il protesta en haranguant les soldats prétoriens, que, puisque ses mariages lui réussissaient si mal, il demeurerait dans le célibat ; et que, s'il se remariait jamais, il consentait qu'ils tournassent leurs armes contre lui, et le perçassent de leurs épées. Mais les résolutions de Claude n'étaient pas de durée. Accoutumé à être gouverné par ses femmes, et à dépendre en tout de leurs volontés, il ne pouvait se faire à un état où il fallait qu'il se décidât lui-même, et où la disposition de sa personne et de ses actions roulait sur lui. Sa liberté l'embarrassait : et les affranchis le voyant dans ces sentiments, se réunirent dans le plan de lui chercher une épouse ; mais ils se divisèrent sur le choix. La maison du prince fut donc partagée en factions ennemies : et l'émulation fut encore plus vive entre les dames qui croyaient pouvoir prétendre à un si haut rang. Chacune faisait valoir sa noblesse, sa beauté, ses richesses, et rabaissait ses rivales. Enfin la dispute se renferma entre trois, qui avaient chacune pour protecteur un des trois plus puissants affranchis. Lollia Paulina était appuyée de Calliste, Elia Pétina de Narcisse, et Agrippine de Pallas. Pour ce qui est de Claude, il penchait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon l'impression des discours qu'il avait entendus les derniers. Ne pouvant donc prendre déterminément un parti, il assembla les trois affranchis en conseil, et leur ordonna d'exposer les raisons sur lesquelles ils-fondaient la diversité de leurs avis.

Narcisse parla le premier, et dit que l'alliance qu'il proposait n'était point une nouvelle alliance. Qu'Élia avait déjà été épouse de Claude, qu'elle avait de lui une fille actuellement vivante. Qu'ainsi il n'arriverait aucun changement dans la maison impériale, si elle y rentrait : et qu'il n'était point à craindre qu'elle regardât avec des yeux de marâtre Britannicus et Octavie, qui étaient ce qu'elle avait de plus proche après ses propres enfants. Calliste soutenait au contraire qu'il ne convenait en aucune façon de reprendre une femme à qui l'empereur, par un long divorce, avait donné des preuves caractérisées de mécontentement ; que la rechercher de nouveau, c'était l'enfler d'orgueil ; et qu'il valait mieux faire tomber le choix sur Lollia, qui n'ayant point d'enfants, n'aurait point de motifs de jalousie contre ceux de son mari, et leur tiendrait lieu de mère. Pallas à son tour, raisonnant sur des principes tout opposés, insistait particulièrement en faveur d'Agrippine sur ce qu'elle avait un fils, qui pouvait être regardé comme l'un des appuis de la maison des Claudes et de celle des Jules[3], dont il réunissait en lui la splendeur. D'ailleurs, ajoutait-il, Agrippine a fait preuve de fécondité : elle est dans la force de la jeunesse. Est-il à propos de souffrir qu'elle porte dans une autre maison la gloire et le nom des Césars ? Ces raisons prévalurent, aidées des caresses d'Agrippine, qui par le privilège de nièce entrait à toute heure chez l'empereur, et abusait de la facilité de son oncle pour allumer dans ce cœur ouvert de toutes parts une flamme incestueuse.

Ce choix fut donc arrêté : et Agrippine, avant que d'être épouse, en exerçait déjà la puissance. Car elle travailla dès lors à faire entrer sur ses pas son fils Domitius dans la famille de Claude, en le mariant à Octavie. Mais ce plan ne pouvait s'exécuter sans une perfidie. Car il y avait longtemps que la jeune princesse était promise à Silanus. De plus la personne de Silanes méritait de grands égards : il était de la première noblesse, et descendait d'Auguste en droite ligne. Enfin Claude avait fait éclater les engagements pris avec lui, en le décorant des ornements du triomphe, et en donnant au peuple en son nom un spectacle magnifique. Mais rien n'était difficile auprès d'un prince qui n'avait point de sentiments à lui, et qui recevait du dehors les impressions d'estime ou de haine, selon qu'il plaisait à ceux qui l'approchaient de les planter dans son âme.

Vitellius joua ici son personnage. Attentif à se rendre favorable un crédit naissant, il se lia avec Agrippine : et couvrant du nom de censeur des artifices serviles, il attaqua la réputation de Silanus, qui réellement avait une sœur dont la beauté n'était pas relevée par la sagesse. Vitellius jeta des soupçons odieux sur l'amitié du frère et de la sœur, où il n'y avait point de crime, mais peut-être de l'indiscrétion : et Claude prêtait l'oreille à ces discours, porté par la tendresse qu'il avait pour sa fille à prendre aisément l'alarme au sujet de son gendre.

Silanus ne pensait à rien moins qu'à cette intrigue qui se tramait contre lui : il était même actuellement préteur ; et il fut bien surpris de se voir tout d'un coup exclu du sénat par une ordonnance que publia Vitellius en sa qualité de censeur, quoique le tableau des sénateurs fût dressé, et le lustre clos depuis plusieurs mois. En même temps Claude lui retira sa parole, et rompit l'alliance projetée. Silanus fut obligé d'abdiquer la préture, dont l'espace qui restait, consistant en trois jours, fut rempli par Éprius Marcellus, homme d'une éloquence dangereuse, et dont nous aurons lieu de parler plus d'une fois dans la suite.

Ainsi finit cette année : la suivante eut pour consuls Pompeus et Véranius.

C. POMPEIUS LONGINUS GALLUS. - Q. VERANIUS. AN R. 800. DE J.-C. 49.

Sous ces consuls le mariage convenu entre Claude et Agrippine n'était plus un secret. La renommée le publiait par tout : eux-mêmes, ils ne se gênaient pas, et n'en faisaient point de mystère. Néanmoins Claude n'osait procéder à la célébration, parce qu'il n'y avait point d'exemple d'un oncle qui eût épousé la fille de son frère. L'idée d'inceste l'effrayait, et il craignait même, s'il passait outre, que cette union illégitime n'attirât sur l'empire la colère des dieux.

Vitellius se chargea de lui lever ces scrupules. Il lui demande s'il prétend résister aux ordres du peuple et à l'autorité du sénat. Claude, avec une modestie où il n'entrait point d'affectation, répondit qu'il était l'un des citoyens, et que le consentement unanime de la nation faisait loi pour lui. Vitellius part de là ; et entrant dans le sénat, il déclare qu'il a à proposer une affaire où il s'agit du salut de la république ; et ayant demandé et obtenu la permission de parler avant tous, il représente que les grands travaux du prince, qui portait le faix du gouvernement de l'univers, avaient besoin d'aide et de soutien, afin que, libre des soins domestiques, il pût vaquer tout entier au bonheur du genre humain. Or, ajouta-t-il, quel soulagement plus convenable pour notre auguste censeur, que de prendre une épouse, qui partage sa fortune, à qui il confie ses pensées les plus intimes, sur qui il se décharge de la vigilance qu'exige une famille encore en bas âge ? Nous avons un empereur qui ne connaît point la distraction du luxe et des voluptés : dès sa première jeunesse il a toujours vécu soumis aux lois.

Un discours si spécieux fut reçu avec un applaudissement universel. Jamais la flatterie n'avait eu si belle matière. Vitellius reprit la parole : Puisqu'il en est ainsi, messieurs, et que vous convenez tous que l'empereur doit se marier, il est clair que l'honneur de son choix ne peut tomber que sur une personne en qui brillent la noblesse, la fécondité, la vertu. A ces traits qui de nous ne reconnaît pas Agrippine ? Et c'est assurément par une providence spéciale des dieux qu'elle se trouve actuellement veuve, et par là en état d'épouser un prince qui ne connaît point de mariages fondés sur le rapt et l'injustice. Nos pères ont vu, et nous avons vu nous-mêmes, les femmes enlevées à leurs maris au gré des Césars[4]. De tels excès sont bien loin de la modestie du gouvernement sous lequel nous vivons. Claude est digne de donner l'exemple à tous ses successeurs de la manière dont il convient aux empereurs de se marier. Inutilement m'opposerait-on ici que les mariages de l'oncle avec la fille de son frère sont nouveaux parmi nous. J'en conviens : mais ils sont usités chez les autres nations. Nous avons nous-mêmes longtemps ignoré les alliances entre cousins[5]. Les usages doivent s'accommoder à l'intérêt public : et nous verrons incessamment se multiplier les exemples de ce qui paraît singulier aujourd'hui.

L'affaire passa tout d'une voix : il se trouva même des sénateurs, plus déterminés flatteurs que les autres, qui ajoutèrent que si l'empereur faisait difficulté, il fallait l'y contraindre ; et ils sortirent du sénat, comme pour aller exécuter cette prétendue violence. En même temps une multitude ramassée criait dans la place, que le peuple était dans le même sentiment. Claude ne tarda pas davantage. Il sortit du palais pour recevoir les compliments et les félicitations ; et étant venu au sénat, il demanda un arrêt de règlement qui permît aux oncles de s'allier avec les filles de leurs frères. Le décret fut porté : et cependant Claude ne trouva qu'un seul imitateur, ou deux selon Suétone. Encore pensa-t-on que ces mariages conformes à la nouvelle jurisprudence étaient l'effet des sollicitations d'Agrippine.

De ce moment la face des choses fut changée[6]. Tout obéissait à une femme, qui ne se jouait pas de l'empereur et de l'empire, comme Messaline, par une folie licencieuse. La domination était fière, et telle qu'un homme impérieux eût pu l'exercer. Les dehors de la conduite d'Agrippine annonçaient la sévérité, et même la hauteur : nul désordre dans le domestique, s'il n'était utile pour satisfaire l'ambition ; car elle ne rougissait pas de se prostituer à Pallas[7], parce qu'elle avait besoin du crédit de cet affranchi pour l'élévation de son fils : ajoutez une soif insatiable de l'or, fruit de la passion de régner.

Le jour même des noces, Silanus s'ôta la vie, soit forcément, comme le dit Suétone[8], soit par un désespoir volontaire, qui lui fit choisir ce jour, afin de rendre plus odieuse l'injustice de Claude à son égard. Sa sœur Junia Calvina fut exilée : et Claude ordonna des sacrifices pour expier le prétendu inceste du frère avec la sœur, pendant qu'il en commettait un véritable avec sa nièce.

Agrippine, attentive à ne pas signaler uniquement sa puissance par des actes de tyrannie, fit rappeler Sénèque d'exil, et lui obtint la préture, pensant qu'on lui saurait gré dans le public du bien qu'elle ferait à un homme qui s'était acquis une brillante réputation par son savoir et par son éloquence. Elle voulait de plus donner un si excellent maître à son fils, dont l'éducation avait été fort mal commencée. Car dans les premières années de son enfance, qu'il avait passées chez Domitia, sa tante, pendant l'exil de sa mère, il n'avait auprès de lui que deux affranchis, dont l'un était un danseur, et l'autre un baigneur. Agrippine, en approchant Sénèque de la personne de son fils, prétendait même se servir des conseils de cet habile homme pour parvenir à le mettre sur le trône, ne doutant point qu'il ne conservât toujours du ressentiment contre Claude par qui il avait été exilé, et qu'il ne se souvînt très-bien à qui il devait son rappel.

Agrippine ne perdait point de temps. A peine mariée, elle engagea Memmius Pollio consul désigné à proposer au sénat d'obtenir de Claude qu'il arrêtât le mariage d'Octavie avec Domitius. Polio n'avait qu'à suivre la route qui lui était tracée par l'exemple de Vitellius. Il parla dans le même goût : et sur sa représentation, Domitius, déjà beau-fils de Claude, fut choisi pour devenir son gendre. Dès lors il alla de pair avec Britannicus, et fut regardé comme son égal, porté par l'ambition de sa mère, et par la politique de ceux qui ayant accusé Messaline craignaient la vengeance de son fils.

Lollia Paulina ne fut pas longtemps sans éprouver celle d'Agrippine, qui ne pouvait lui pardonner d'avoir osé entrer en concurrence avec elle pour le mariage de Claude. Elle aposta un accusateur, qui imputa à Lollia d'avoir consulté sur son projet ambitieux les magiciens, les astrologues, l'oracle d'Apollon de Claros. Claude, sans écouter l'accusée, selon sa pratique, porta au sénat son avis tout formé. Il commença par étaler tout ce qui pouvait servir de recommandation à une dame aussi illustre, sa naissance, son nom, les alliances de sa famille, supprimant néanmoins son mariage avec Caligula. Il ajouta ensuite qu'elle avait tramé des intrigues pernicieuses à la république, et qu'il fallait lui ôter les occasions de se rendre plus criminelle. Il conclut à l'exil qui emportait la confiscation des biens. Lollia était prodigieusement riche. Pline[9] assure l'avoir vue, dans des jours qui n'étaient pas de grande cérémonie, porter sur elle la valeur de quarante millions de sesterces en pierreries[10]. De ses biens immenses on lui laissa cinq millions de sesterces[11]. Mais elle n'en fut pas quitte pour une peine qui ne satisfaisait pas pleinement son ennemie. Agrippine l'envoya tuer dans son exil : et voilà à quoi aboutirent les rapines et les concussions odieuses par lesquelles Lollius son aïeul s'était efforcé d'enrichir sa famille[12], et de l'élever à la plus grande splendeur. Dion témoigne qu'Agrippine se fit apporter la tête de Lollia, et que, pour s'assurer qu'on ne la trompait pas, elle lui ouvrit la bouche et visita les dents, qui avaient quelque chose de particulier.

La haine d'Agrippine était implacable ; et malheur à quiconque en devenait l'objet, de quelque façon que ce pût être. Elle fit exiler Calpurnie, qui tenait un rang distingué dans Rome, par la seule raison que Claude avait loué la beauté de cette dame, quoique sans dessein, et par manière de conversation.

Les Bithyniens obtinrent cette année la condamnation de Cadius Rufus, leur gouverneur, qui les avait vexés par ses concussions. Mais ils ne réussirent pas également contre l'intendant Junius Cilo, que Narcisse protégeait. Ils déclamaient contre lui avec tant d'emportement, et faisaient un tel bruit, que Claude ne les entendait pas bien, et il demanda aux assistants ce qu'ils disaient. Narcisse osa se jouer de lui par un impudent mensonge, et il répondit que les Bithyniens se louaient beaucoup de Cilo, et remerciaient l'empereur de le leur avoir donné pour intendant. Eh bien, dit Claude, qu'il reste, donc deux ans dans son poste.

La Sicile était seule exceptée jusqu'alors de la loi qui interdisait aux sénateurs tout voyage hors d'Italie sans la permission du prince. Les sénateurs originaires de la Gaule Narbonnaise obtinrent le même privilège pour leur province, en considération de son attachement et de son respect envers le sénat romain : et il fut dit qu'ils pourraient s'y transporter en toute liberté pour le besoin de leurs affaires domestiques.

Claude fit renouveler l'augure de salut, cérémonie dont j'ai parlé assez amplement sous Auguste.

Il agrandit l'enceinte de la ville, comme en ayant acquis le droit par ses conquêtes dans la Grande-Bretagne. Auguste, et avant lui Sylla, avaient été jaloux de cet honneur.

Agrippine laissait Claude s'amuser de ces petits objets, et allait toujours en avant. Elle parvint à faire adopter son els par Claude l'année suivante, que commencèrent les consuls Antistius et Suilius.

 

C. ANTISTIUS VETUS. - M. SUILIUS RUFUS. AN R. 801. DE J.-C. 50.

Elle avait autrefois regardé comme une injure la proposition que Caligula son frère lui fit par moquerie de donner à l'enfant dont elle venait d'accoucher le nom de Claude leur oncle. Les circonstances étaient bien changées. Claude, alors le jouet de la cour, était devenu le maître de l'empire ; et l'honneur de porter son nom, un titre pour y parvenir.

Agrippine, déjà redevable de son mariage à Pallas, eut encore besoin de lui pour l'adoption de son fils ; et elle lui était trop dévouée, pour ne le pas trouver prêt à l'aider dans une affaire si importante. Cet affranchi sollicita donc vivement son maître, feignant d'agir uniquement par zèle pour le bien public et pour l'intérêt même de Britannicus, dont l'enfance ne pouvait se passer d'appui. Il lui proposait l'exemple d'Auguste, qui voyant sa famille soutenue de deux petits-fils, n'avait pas laissé d'élever en crédit et en dignité ses beaux-fils, Tibère et Drusus ; l'exemple de Tibère, qui, ayant un fils, s'en était donné un second par l'adoption de Germanicus.

Le faible empereur n'était pas capable de résister à une telle batterie. Vaincu par l'ascendant que Pallas avait pris sur lui, il déclara dans le sénat la résolution où il était d'adopter Domitius, lui attribuant même, selon la force de l'expression de Tacite, le droit d'aînesse sur Britannicus : et il fit à ce sujet un discours dans lequel il répéta tout ce qui lui avait été dicté par son affranchi.

Les habiles généalogistes observaient qu'il n'y avait jamais eu d'adoption dans la maison des Claudes[13], et qu'elle s'était perpétuée depuis Atta Clausus par l'ordre de la naissance. Ce qui est bien singulier, c'est que Claude lui-même en faisait la remarque, et le disait à tout propos, comme s'il eût appréhendé de n'être pas assez blâmé de préférer à son fils le fils de sa femme.

On le blâmait, mais tout bas. En public le sénat lui rendit des actions de grâces, et prodigua la flatterie envers Domitius, qui fut adopté solennellement devant le peuple assemblé, et selon toutes les formalités prescrites par les lois, et qui reçut alors les noms de Nero Claudius Cæsar. Il était dans sa treizième année, étant né le quinze décembre de l'an de Rome 788 ; et par conséquent il avait plus de quatre ans de plus que Britannicus[14], dont nous avons marqué la naissance, d'après Suétone et Dion, sous le second consulat de son père, l'an de Rome 793. Agrippine, à l'occasion de l'adoption de son fils, reçut aussi un accroissement d'honneur, et on lui donna le surnom d'Augusta.

Après le succès de cette manœuvre[15], il n'y eut point de cœur si dur, qui ne gémît sur le sort de Britannicus. Abandonné de tout le monde, ayant à peine des esclaves pour le servir, ce jeune prince se voyait devenu le jouet d'une belle-mère, dont les feintes caresses et les fausses marques d'attention ne lui en imposaient pas. Car il a passé pour avoir eu de l'esprit ; soit, dit Tacite, qu'il en ait donné des preuves réelles, soit qu'il doive sa réputation à ses malheurs.

Ce qui est le plus inconcevable en tout cela, c'est que Claude aimait son fils. Tout petit, il le prenait entre ses bras, et le présentait aux soldats en les haranguant, au peuple dans les spectacles, le recommandant avec tendresse, et joignant sa voix aux acclamations par lesquelles la multitude souhaitait mille prospérités à cet enfant. Mais Claude ne voyait rien, ne pensait à rien : les objets n'agissaient sur son esprit qu'au moment actuel où ils frappaient ses sens, et on ne peut le regarder que comme un purautomate.

Agrippine voulant avoir un monument de sa puissance, même parmi les nations alliées de l'empire, établit une colonie romaine dans la ville des Ubiens, peuple Germain d'origine, et transféré en deçà du Rhin par Agrippa, son aïeul. Cette ville fut appelée du nom de sa fondatrice Colonia Agrippina ou Agrippinensis : mais depuis bien des siècles on l'appelle simplement Cologne, et le nom d'Agrippine a disparu.

TI. CLAUDIUS CÆSAR AUGUTUS GERMANICUS V. - SER. CORNELIUS ORFINUS. AN R. 802. DE J.-C. 51.

Claude étant consul pour la cinquième fois avec Orfitus, Agrippine se hâta de faire prendre la robe virile à Néron[16], afin qu'il pût être tenu pour capable des emplois publics. Il n'était pas dans sa quatorzième année ; et l'âge au moins de quatorze ans accomplis était requis pour dépouiller la robe de l'enfance, comme il parait par l'exemple des petits-fils d'Auguste, Caius et Lucius Caesar, qui n'avaient pris la robe virile que dans leur quinzième année. Les flatteries du sénat obtinrent encore de Claude le consulat pour Néron, lorsqu'il serait dans sa vingtième année : et il fut dit qu'en attendant, il jouirait du rang de consul désigné, et de la puissance proconsulaire hors de la ville, et qu'il porterait le titre de prince de la jeunesse. On fit à ce sujet et en son nom une largesse d'argent aux soldats, et une distribution de blé et autres vivres au peuple ; et dans les jeux du cirque Britannicus parut avec la robe de l'enfance, et Néron avec celle des triomphateurs. Cette seule différence dans l'appareil extérieur annonçait bien la différence du sort destiné à ces deux jeunes princes. En même temps ceux des tribuns et des centurions qui plaignaient l'infortune de Britannicus, furent éloignés sous divers prétextes. Agrippine lui ôta même, à l'occasion que je vais dire, les affranchis qui lui étaient affectionnés.

Néron ayant rencontré son frère, le salua simplement du nom de Britannicus, et le prince enfant lui répondit par celui de Domitius. Il n'en fallut pas davantage pour exciter les clameurs d'Agrippine. Elle alla faire grand bruit auprès de Claude, et se plaindre que l'on méprisait l'adoption ; qu'un acte muni de l'autorité du sénat et de l'ordre du peuple était abrogé et cassé dans le tribunal domestique de ceux qui environnaient Britannicus, et que s'il était permis de lui donner de si mauvaises leçons, il en résulterait une discorde entre les frères, qui deviendrait funeste à la république. Claude prit pour des crimes ce qu'on lui présentait sous cette idée, et il punit par l'exil ou par la mort les plus fidèles serviteurs de son fils, dont la personne et l'éducation fut remise entre les mains de ceux que choisit sa belle-mère. Sosibius, précepteur de Britannicus, fut enveloppé dans la disgrâce de tous ceux qui approchaient de ce jeune prince ; et mis à mort par Agrippine, il porta la juste peine de son dévouement aux ordres cruels de Messaline, et de l'intrigue où il était entré pour faire périr Valérius Asiaticus.

L'ouvrage d'Agrippine était bien avancé. Cependant un obstacle lui nuisait encore. Les cohortes prétoriennes avaient pour commandants deux créatures de Messaline, Lusius Geta et Rufius Crispinus : et Agrippine craignait qu'ils ne conservassent de la reconnaissance pour leur bienfaitrice, et de l'attachement pour son fils. Elle représenta à l'empereur que deux chefs faisaient deux partis ; et que la discipline serait plus exactement observée parmi les gardes, si une seule tête les gouvernait. Sur cette remontrance Geta et Crispinus furent destitués, et Afranius Burrhus mis en leur place, homme d'une grande réputation dans ce qui regardait la milice, et même pour la sévérité de ses mœurs, mais néanmoins capable de se souvenir à qui il était redevable de sa fortune.

Agrippine, en travaillant pour son fils, travaillait pour elle-même, et elle n'oubliait pas ce qui la touchait personnellement. Elle se fit accorder le privilège d'entrer au Capitole sur un char semblable à ceux dont se servaient les prêtres, et sur lesquels on plaçait les choses saintes : et cette distinction augmentait le respect pour une princesse qui, par des circonstances uniques dans l'histoire romaine, et rares dans toute autre, s'est trouvée fille d'un prince destiné à l'empire, sœur, femme, et mère d'empereur.

Vitellius eut alors besoin de sa protection pour se sauver d'un grand péril ; tant la fortune la mieux établie, en apparence, est toujours fragile et incertaines. Il était alors dans la plus brillante faveur, et déjà avancé en âge ; et il se vit accusé par Julius Lupus, du crime de lèse-majesté, comme aspirant à l'empire. Claude prêtait l'oreille à cette accusation : si Agrippine n'eût pris avec lui, non le ton suppliant, mais celui des menaces, et ne l'eût ainsi forcé d'exiler Lupus. Vitellius n'avait pas demandé une plus forte vengeance.

On doit croire qu'il mourut peu après ; car il n'est plus fait mention de lui dans l'histoire. Je n'ai rien à ajouter à ce que j'en ai rapporté d'après Tacite, sinon que, selon le témoignage de Suétone, il était aussi peu réglé dans ses mœurs, que flatteur bas et rampant, et qu'il aima une affranchie avec toute la folie imaginable. Le sénat lui décerna l'honneur des funérailles publiques, et une statue sur la tribune aux harangues, avec une inscription qui louait sa constante piété envers l'empereur : PIETATIS IMMOBILIS ERGA PRINCIPEM.

Presque tout le règne de Claude fut affligé par des stérilités. Cette année la disette fut grande : les vivres devinrent très-chers, et Rome se vit en danger de périr par la famine ; car il ne lui restait de provisions de blé que pour quinze jours. Par une providence que Tacite attribue à ses dieux, l'hiver fut doux, exempt d'orages, et permit aux vaisseaux qui portaient la subsistance de Rome, d'arriver à son secours.

Agrippine avait amené les choses à peu près au point qu'elle souhaitait, et elle n'eut presque plus qu'à jouir du fruit de ses intrigues. J'ai été bien aise de les exposer tout de suite aux yeux du lecteur. Je reviens maintenant sur mes pas, pour reprendre les événements du dehors que j'ai omis, et lés mouvements des peuples et des rois alliés ou ennemis de l'empire. Je commence par ce qui regarde les Parthes et l'Arménie, dont les affaires sont liées ensemble.

 

 

 



[1] Les commentateurs se tourmentent beaucoup pour deviner qui était cette Lépida ; et après leurs recherches, la chose demeure incertaine.

[2] Je lis avec Ryckius, quam super Pallantem et Callistum ageret. Les éditions ordinaires, au lien de super, portent secundum, qui fait un sens tout opposé.

[3] Le texte de Tacite est fort brouillé. Je n'ai point prétendu le traduire.

[4] Ceci regarde les mariages d'Auguste avec Livie, de Caligula avec Livia Oresillas, avec Lollia Paulina.

[5] Je ne sais si ce qu'avance ici Vitellius est exact. Il est du moins bien certain que plus de deux cents ans avant le tempe dont il s'agit ici les mariages entre cousins étaient permis à Rome. On en trouvera la preuve dans le discours de Sp. Ligustius, t. VIII, de l'Histoire de la République Romaine.

[6] TACITE, Annales, XII, 7.

[7] TACITE, Annales, XII, 25.

[8] SUÉTONE, Claude, 29.

[9] PLINE, IX, 35.

[10] Cinq millions de livres = 7.903.424 f. selon M. Letronne.

[11] Six cent vingt-cinq mille livres = 974.178 fr. selon M. Letronne.

[12] Voyez Auguste, liv. II.

[13] SUÉTONE, Claude, 39.

[14] Tacite ne donne à Néron que deux ans par-dessus Britannicus. C'est une difficulté sur laquelle on peut consulter M. de Tillemont, note I, sur Claude.

[15] TACITE, Annales, XII, 26.

[16] TACITE, Annales, XII, 41.