HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CLAUDE (suite)

SUITE DU LIVRE PREMIER

§ II. Courte description de la Grande-Bretagne.

 

 

Le vrai nom de l'île que nous appelons Grande-Bretagne était anciennement Albion. Comme elle est la plus considérable des îles Britanniques, le nom de Bretagne lui est devenu propre, et jamais elle n'est nommée autrement par les auteurs que je viens de citer. Nous lui avons ajouté l'épithète de Grande, pour la distinguer de la Bretagne province de France, ainsi appelée à cause des Bretons qui vinrent s'y établir vers le milieu du cinquième siècle, chassés de leur île par les Anglais et les Saxons, peuples Germains.

Je ne m'arrêterai point à décrire la position que les anciens ont assignée à la Grande-Bretagne. Nous la connaissons bien mieux qu'eux, et ils en avaient une idée si peu juste, qu'ils supposaient la plupart qu'elle regardait l'Espagne à l'occident[1]. A peine savaient-ils qu'elle fût une île ; et quoique les plus éclairés d'entre eux, César, Strabon, Pomponius Mela, en parlent sur ce pied sans aucun doute, c'était encore un problème parmi le commun des Romains, jusqu'à ce que la flotte d'Agricola sous Vespasien en eût fait le tour. Il serait pareillement inutile de copier ici ce qu'ils ont écrit touchant le climat, et les grains ou fruits que produit la terre. Ils ne peuvent nous rien apprendre sur tous ces articles.

Cette grande île, dès lors extrêmement peuplée, contenait bien des nations distinguées les unes des autres, et même d'une origine différente. Celles qui occupaient le centre de l'île, se disaient nées de la terre ; ce qui signifie qu'elles étaient issues des plus anciens habitants du pays, et que la trace de leur origine était perdue. Les Calédoniens, établis dans la partie la plus septentrionale, par la grandeur de leur taille et la couleur blonde de leurs cheveux, paraissent à Tacite devoir être regardés comme une peuplade de Germains. Il trouve dans les Silures des traits de convenance avec les Espagnols, par le teint basané, et par la frisure naturelle de leurs cheveux ; et le pays qu'ils occupaient, sur les bords de la Saverne, est plus à la portée de l'Espagne, qu'aucune autre partie de l'île. Les Bretons voisins de la Gaule ressemblaient aux Gaulois. César assure que toutes les côtes de cette région étaient remplies de Belges transplantés, qui y conservaient encore les noms des peuples dont ils étaient des colonies. Tacite ajoute d'autres conformités : mêmes rites religieux, et même attachement à leurs opinions superstitieuses ; un langage peu différent ; même caractère d'audace à courir au danger avant qu'il fût présent, et de timidité lorsqu'ils s'y trouvaient engagés. Seulement il observe qu'il restait plus de fierté chez les Bretons, parce qu'ils n'avaient pas encore été amollis, comme les Gaulois, par une longue paix. Il pouvait remarquer encore une autre différence : les Bretons sont représentés par Horace comme insociables avec les étrangers[2], auxquels les Gaulois au contraire ont toujours fait bon accueil.

En supposant une diversité d'origine entre les peuples de la Grande-Bretagne, c'est une suite naturelle d'en admettre aussi dans les mœurs. Mais les écrivains grecs et romains n'ont pas eu une connaissance assez particulière du pays, pour suivre ces détails, et marquer ces différences. Ils nous apprennent, en général, que les mœurs des Bretons étaient très-simples, et avaient toute la grossièreté d'une nature brute et sans aucune culture. lls ont du lait, dit Strabon ; et l'impéritie de plusieurs d'entre eux est telle, qu'ils ne savent pas en faire des fromages. Ils ignorent le jardinage, quelques-uns même toutes les parties de l'agriculture. César assure pareillement que ceux qui habitaient l'intérieur de l'île ne semaient point de blé. Ils vivaient du lait et de la chair de leurs bestiaux, et apparemment aussi des animaux qu'ils prenaient à la chasse, à l'exception du lièvre : néanmoins, dont ils s'abstenaient par superstition. Ils ne croyaient point non plus qu'il leur fût permis de manger de poules ni d'oies, quoiqu'ils en élevassent pour leur plaisir. Leurs habillements, aussi simples que leur nourriture, étaient des peaux de bêtes ; leurs villes, de grands clos au milieu des forêts, fermés de haies, environnés de fossés, et remplis de cabanes, où ils se retiraient pêle-mêle avec leurs troupeaux, en cas d'invasion. Leurs habitations ordinaires pouvaient être plus commodes, et moins sauvages. César parle de leurs bâtiments, qu'il dit semblables à ceux des Gaulois. Il leur attribue une horrible extinction de toute pudeur naturelle en ce qui concerne les mariages. Ils vivent, dit-il, dix ou douze hommes en commun, frères, pères, enfants avec autant ou plus de femmes ; et ce qui naît de ces conjonctions abominables passe pour appartenir à celui qui a épousé la mère lorsqu'elle était encore vierge. Strabon rapporte à peu près la même chose des habitants de l'Hibernie. S. Jérôme[3] témoigne que tel était encore l'usage de son temps parmi les peuples barbares qui occupaient le nord de la Grande-Bretagne, et il ajoute qu'ils mangeaient de la chair humaine.

Les. Bretons étaient si pauvres au temps de César, qu'ils n'avaient que de la monnaie de cuivre ou de fer. Cicéron[4] assure aussi dans ses lettres que l'on ne trouve chez eux ni or ni argent. Cependant Strabon et Tacite témoignent que l'île avait des mines de ces métaux : il fallait qu'elles fussent peu riches. L'étain de Cornouaille, aujourd'hui encore si recherché, faisait autrefois le principal commerce de la Grande-Bretagne. Ce commerce est très-ancien, et les Phéniciens l'ont fait seuls pendant longtemps. Ils allaient chercher l'étain aux îles Cassitérides[5], qui peuvent bien n'être autre chose que la presqu'île de Cornouaille, que l'antiquité encore peu instruite aura crue environnée de tous côtés par la mer. Ils étaient si jaloux de se réserver ce commerce exclusivement à toute autre nation, qu'un pilote phénicien, au rapport de Strabon, se voyant suivi par un navigateur romain, qui voulait découvrir la route des Cassitérides, alla échouer à dessein dans des bas-fonds qu'il connaissait, afin d'y attirer le trop curieux Romain. Celui-ci y périt. Le Phénicien, bien plus habile, avait pris ses mesures pour pouvoir se sauver ; et à son retour dans sa patrie, il fut dédommagé par l'état de la perte qu'il avait faite par son naufrage volontaire.

Les marchandises que l'on tirait de la Grande-Bretagne étaient donc l'or, l'argent, l'étain, le fer, des fourrures, des esclaves, des chiens excellents pour la chasse. Toutes ces choses ont leur utilité plus ou moins grande ; et en échange, on portait aux Bretons des bagatelles capables d'éblouir les yeux des Barbares, des bracelets d'ivoire, des bijoux de verre, ou d'ambre jaune. L'Océan Britannique fournit aussi, selon le témoignage de Tacite, des perles, niais ternes et tachées. Quelques-uns croyaient que la différence entre ces perles et celles d'Orient, venait de la différente manière de les recueillir. Car dans le golfe Persique on les pêche, et on arrache des rochers les huîtres à perles toutes vivantes, au lieu que sur les côtes de la Grande-Bretagne on les ramassait lorsque la mer les avait jetées dehors. Mais, dit Tacite, c'est plutôt à mon avis la nature qui manque aux perles, que l'avidité et la folie à notre luxe. Sa réflexion est solide et vérifiée par l'expérience. On pêche encore aujourd'hui des perles en Écosse[6] ; et s'il était un moyen de les avoir aussi belles que celles des mers des Indes, nous l'aurions assurément trouvé.

J'ai parlé dans l'Histoire de la République Romaine de la façon de se battre des Bretons, et de leurs chariots de guerre. J'ajoute ici que la principale force de leurs armées consistait dans l'infanterie. En allant au Combat, ils se peignaient le corps avec le pastel, en bleu foncé tirant sur le noir, s'imaginant par là paraître plus terribles aux ennemis. Leurs femmes employaient aussi sur elles cette même couleur, apparemment comme un ornement qui relevait leur beauté. Les Bretons laissaient croître leurs cheveux, peut-être dans la pensée de se donner un air plus farouche. Du reste, ils se rasaient tout le corps, excepté la lèvre supérieure.

Leur gouvernement avait varié du temps de Tacite. Après avoir eu longtemps des rois, qui probablement n'étaient guère absolus, il s'était introduit parmi eux Ille espèce d'aristocratie, qui ne servait qu'à partager leurs forces entre plusieurs chefs, et à les empêcher de se réunir. Et c'est-là, dit cet historien, notre principale ressource contre des nations puissantes et belliqueuses. Elles ne savent point se concerter. Rarement deux ou trois parviennent-elles à se joindre ensemble pour repousser le danger commun. Ainsi entrant en guerre les unes après les autres, elles se trouvent à la fin toutes vaincues.

César est, comme l'on sait, le premier des Romains qui ait passé dans la Grande-Bretagne avec une armée. J'ai exposé dans l'Histoire de la République Romaine ce qu'il raconte lui-même de ses exploits en ce pays, qui ne furent pas fort considérables, et par lesquels il vainquit moins les Bretons[7], qu'il n'apprit aux Romains à les connaître. Ensuite vinrent les guerres civiles ; et les chefs de la république tournèrent ses forces contre elle-même. Auguste, demeuré seul le maître de l'empire, eut par deux fois la pensée de reprendre les desseins de son grand-oncle sur l'île de la Bretagne, si l'on n'aime mieux croire que sa vue était simplement d'effrayer les Bretons et de leur faire respecter le nom Romain. Il y réussit. Les rois et les peuples de cette grande île, au moins les plus voisins de la Gaule, lui envoyèrent des ambassadeurs, lui rendirent des hommages, et se soumirent à payer des droits sur toutes les marchandises qui entraient de leur pays dans les Gaules, ou que l'on portait des Gaules dans leur pays.

Auguste s'en tint là ; et Tibère, uniquement curieux de repos et de tranquillité, prit son exemple pour loi. Strabon, qui écrivait sous ce prince, justifie le dédain que faisaient les Romains d'une vile conquête, qui ne pouvait leur être d'aucune utilité. Que gagneraient-ils, dit cet écrivain, à compter parmi leurs sujets des peuples pauvres et misérables ? Les droits qu'ils lèvent sur tout ce qui fait l'objet du commerce entre les Gaules et la Grande-Bretagne leur rapportent plus que les tributs qu'ils imposeraient sur les Bretons, et dont il faudrait qu'ils employassent une grande partie à faire subsister les troupes qu'ils seraient obligés de tenir dans l'île. Nous avons vu les projets de Caligula sur la Grande-Bretagne, qui se réduisirent à ramasser des coquilles. Ce fut sous Claude que les Romains s'y établirent à demeure. Ce prince, peu capable d'être frappé des raisons de politique qui avaient arrêté Auguste, se laissa sans doute flatter de l'idée brillante de franchir la barrière de l'Océan, d'assujettir à la domination romaine des peuples qui avaient toujours conservé leur liberté[8], et de s'entendre appeler le vainqueur de nations non-seulement indomptées, mais inconnues jusqu'à lui. Il saisit donc l'occasion que lui présenta un certain Véricus, qui chassé de l'île par une faction ennemie implorait sa protection pour y être rétabli ; et il envoya ordre à A. Plautius d'entrer dans la Grande-Bretagne avec les légions qui lui obéissaient.

Les soldats romains ne se laissèrent pas aisément persuader de passer dans un autre monde, ainsi regardaient-ils le pays où on les menait. Pour vaincre leur résistance aux ordres de leur chef, qui était un personnage consulaire, l'affranchi Narcisse eut l'insolence de se transporter dans leur camp, et de monter sur le tribunal de Plautius dans le dessein de les haranguer. Loin de vouloir l'entendre, ils crièrent aux Saturnales, pour lui reprocher les fers de la servitude qu'il avait portés ; et l'indignation faisant sur eux ce que la considération du devoir n'avait pu obtenir, ils déclarèrent à leur général qu'ils étaient prêts à le suivre.

Plautius fit donc le trajet : mais l'inexactitude de Dion, ou du moins de son abréviateur, est telle, qu'il ne nous apprend ni de quel port de la Gaule partit ce général, ni à quel endroit de l'île il aborda. On peut conjecturer qu'il suivit la route de César, qu'il fit l'embarquement au port Itius[9] et dans le voisinage, et qu'il descendit dans la province de Kent. Il avait partagé son armée en trois corps, pour éviter l'embarras du trop grand nombre, et tenir les insulaires en suspens sur le lieu où ils devraient l'attendre. Cette précaution, par rapport aux Bretons, était superflue. Ils ne se tenaient point sur leurs gardes, et Plautius ne trouva aucun obstacle au débarquement.

Les Barbares, effrayés, se retirèrent d'abord dans leurs bois et dans leurs marais, où il fallait que les Romains allassent les chercher pour les combattre. Ils les trouvèrent enfin, et vainquirent Caractacus et Togodumnus, tous deux fils de Cynobellinus, dont il a été fait mention sous Caligula. Les Bretons ne se découragèrent pas. Ils espéraient qu'il en serait de l'expédition de Plautius comme de celle de César, et qu'en lui résistant avec vigueur ils rendraient inutiles ses efforts, et le contraindraient d'abandonner leur île. Ils ne considéraient pas que les circonstances étaient bien changées, et que les Romains, devenus paisibles possesseurs de la Gaule, pouvaient se donner tout le temps de les conquérir. Il se livra plusieurs petits combats dans lesquels les insulaires, ayant eu le dessous, furent obligés de reculer ; et Plautius, toujours vainqueur, arriva à l'embouchure de la Tamise.

Il fut arrêté par un échec qu'il reçut, et par la nécessité d'attendre Claude, dont l'intention était de venir lui-même se mettre à la tête de son armée, si les commencements de l'entreprise en promettaient un heureux succès. Il n'avait jamais vu la guerre. Il désirait un triomphe en règle, regardant comme un honneur trop commun, et trop peu digne de la majesté impériale, les ornements de triomphateur qui lui avaient été décernés par le sénat à l'occasion des avantages remportés par ses lieutenants.

Sur la nouvelle des succès de Plautius, il partit de Rome, laissant à Vitellius, son collègue dans le consulat, l'administration des affaires de l'empire. Il s'embarqua à Ostie, vint à Marseille, et ayant traversé toute la Gaule, il reprit la mer à Gessoriacum[10], fit le trajet, et joignit son armée sur les bords de la Tamise.

Dion assure qu'il passa cette rivière, et il lui fait honneur d'une bataille gagnée sur les Barbares, et de la prise de Camulodunum[11], résidence de Cynobellinus. Selon Suétone, au contraire, pendant le séjour que Claude fit dans la Grande-Bretagne, il ne fut occupé qu'à recevoir les soumissions des peuples vaincus : il ne donna pas le plus léger combat ; il n'y eut pas une goutte de sang ennemi répandue. Je m'en rapporterais ici assez volontiers à Suétone. Il est très- possible que Dion ait attribué à Claude les exploits de Plautius son lieutenant. Ce qui est certain, c'est que le séjour de l'empereur dans Me ne fut pas long : il n'y demeura que seize jours, après lesquels il repartit pour s'en retourner à Rome.

Il fut néanmoins si glorieux de cette expédition, qu'il se fit proclamer plusieurs fois par les légions imperator, ou général vainqueur, quoique l'usage eût toujours été, si l'on excepte un seul exemple contraire donné par Caligula, de ne prendre ce titre qu'une seule fois pour tous les succès d'une même guerre. Il dépêcha ses deux gendres, Magnus et Silanus, pour aller porter à Rome la nouvelle de ses conquêtes ; et le sénat lui prodigua tous les honneurs imaginables : le triomphe, le surnom de Britannicus pour lui et pour son fils ; deux arcs de triomphe, l'un dans la ville, l'autre à l'endroit de la Gaule d'où il était parti pour la Grande-Bretagne ; une fête anniversaire pour immortaliser la mémoire de ses exploits. On accorda aussi à cette occasion à Messaline toutes les prérogatives honorifiques dont Livie, mère de Tibère, avait joui.

Claude, pour revenir à Rome, prit la route du Pô, et il entra par cette rivière dans la mer Adriatique sur un vaisseau qui eût mieux mérité, selon Pline, d'être appelé une maison. Son voyage fut en tout de six mois, et il se rendit à la ville dans les commencements du consulat de Crispinus et de Taurus.

L. QUINTIUS CRISPINUS II. - M. STATILIUS TAURUS. AN R. 795. DE J.-C. 44.

Le triomphe de Claude fut célébré avec toute la magnificence possible. Admirant lui-même comment il avait pu parvenir à une telle gloire, il n'épargna rien de tout ce qui pouvait en relever la splendeur ; et il permit à des gouverneurs de provinces, et à des exilés, de venir à Rome pour en être les témoins. Il voulut aussi que tous ceux qui avaient obtenu dans la même guerre les ornements du triomphe accompagnassent son char. Ils étaient en grand nombre. Car, facile en tout, Claude faisait largesse de ces récompenses d'honneur, jusqu'à les accorder pour de très-petits objets à de simples sénateurs, et même au jeune Silanus, destiné à devenir son gendre, qui sortait à peine de l'enfance. Cette troupe brillante marchait à pied, à la suite du char triomphal. Un seul, distingué entre tous, parce qu'alors il était pour la seconde fois décoré de ces ornements d'un si grand éclat, montait un cheval couvert d'une housse magnifique, et portait une tunique chargée de palmes en broderies. C'était Crassus Frugi, beau-père d'Antonia, fille de Claude. Messaline, dans une voiture superbe, suivait pareillement le char de l'époux qu'elle couvrait de honte. Toutes les cérémonies du triomphe furent observées ponctuellement, et Claude monta à genoux les degrés du Capitole, aidé et soutenu par ses deux gendres.

Dans les jours qui suivirent le triomphe, il se donna des jeux de toute espèce : courses de chariots dans le cirque, combats d'athlètes, chasse aux ours, danse militaire exécutée par des jeunes gens que l'on avait fait venir d'Asie, pièces de théâtre. Enfin pour perpétuer en quelque manière son triomphe sur l'Océan, qu'il prétendait avoir dompté, Claude fit placer une couronne navale à côté de la civique qui ornait toujours le frontispice du palais impérial.

Pendant que Claude célébrait avec tant de faste ses victoires sur les Bretons, les Bretons n'étaient point vaincus. Ils défendaient encore leur liberté, et soutenaient la guerre contre Plautius, qui était resté dans le pays avec de grandes forces. Vespasien, alors commandant d'une légion, se distingua beaucoup dans cette guerre. Il livra trente combats contre l'ennemi, prit vingt villes, soumit deux nations britanniques, et s'empara de l'ile de Wight. Aussi en fut-il récompensé par les ornements du triomphe, et ce fut là le premier degré de la haute élévation à laquelle il parvint dans la suite[12]. Plautius passa quatre ans à étendre et à affermir ses conquêtes. Il vainquit des peuples, il fit des traités avec eux ; et, afin que ces nations pussent prendre confiance dans tout ce qui serait réglé et négocié par lui, le sénat rendit un décret portant que les traités faits par Claude ou par ses lieutenants auraient la même force et vertu que si l'autorité du sénat et du peuple y était intervenue. Ainsi fut réduite en province romaine une grande partie des pays qui environnent la Tamise au sud et au nord. Plautius, de retour à Rome sous le quatrième consulat de Claude, reçut l'honneur de l'ovation, honneur alors unique pour un particulier, et dont je crois que nous avons ici le dernier exemple sous les empereurs. Pendant la cérémonie Claude l'accompagna toujours, en lui donnant la droite.

J'ai voulu achever tout de suite ce que Suétone et Dion nous apprennent fort en abrégé sur les premières conquêtes des Romains dans la Grande-Bretagne. Les suites nous seront mieux détaillées par Tacite, lorsque le temps en sera venu.

Les faits que Dion nous administre pour le consulat de Crispinus et de Taurus, sont en petit nombre et assez peu importants. Claude donna à son préfet du prétoire, Rubrius Pollio, le droit de prendre séance dans le sénat, lorsqu'il y accompagnerait l'empereur, s'autorisant de l'exemple d'Auguste qui, disait-il, en avait fait autant pour Valérius Ligur. Il accorda la même prérogative à Laco, commandant du guet sous Tibère, et alors intendant des revenus du prince dans les Gaules. Il le décora aussi des ornements consulaires, et même il prodigua, selon Suétone[13], cette illustration à des intendants d'un ordre inférieur.

Il rendit au sénat l'administration des provinces d'Achaïe et de Macédoine, que Tibère s'était attribuée.

Il amplifia le royaume de Cottius, petit prince établi à Suse dans les Alpes, et allié des Romains. Cottius n'avait point subi le joug de leur domination, caché par son obscurité, et défendu par la hauteur inaccessible de ses montagnes. Il comprit néanmoins qu'il. ne pouvait se maintenir absolument indépendant d'une si redoutable puissance. Il rechercha l'amitié d'Auguste, qui la lui accorda ; et il prit même son nom, se faisant appeler Julius Cottius. Dans un petit état, ce prince avait de grandes vues. Il fit des ouvrages très-considérables pour rendre praticable le passage des Alpes dans le pays où il régnait. Il gouverna ses sujets avec sagesse, et les fit jouir d'une pleine tranquillité sous la protection des Romains. Claude, en même temps qu'il agrandit non domaine, lui donna le nom de roi. Lorsqu'il fut mort, Néron réunit ses états à l'empire. Mais la mémoire de ce bon prince vécut longtemps dans le pays qu'il avait gouverné. On montrait encore du temps d'Ammien Marcellin son tombeau à Suse, et même on lui rendait une sorte de vénération. Son nom s'est conservé dans celui des Alpes Cottiennes, célèbre dans l'antiquité.

Claude ôta aux Rhodiens la liberté, dont ils avaient abusé jusqu'à mettre en croix des citoyens romains : il la leur rendit dans la suite, comme nous aurons soin de le remarquer, mais ce ne fut qu'après leur avoir fait porter pendant plusieurs années la peine de leur audace.

Un certain Umbonius Silo osa braver la vengeance des affranchis de Claude. Étant proconsul de la Bétique, il s'était attiré leur haine. Ils le firent révoquer, sous prétexte qu'il n'avait pas fourni des provisions suffisantes aux troupes romaines qui gardaient la Mauritanie, et ils engagèrent même Claude à le chasser du sénat. Umbonius, pour faire voir qu'il tenait peu de compte de la dignité dont on le dépouillait, mit publiquement en vente sa robe de sénateur. Il n'est point dit qu'il lui en soit arrivé d'autre mal.

M. Vinicius, qui avait été mari de Julie fille de Germanicus, mise à mort par Claude, ne laissa pas d'être nommé consul par le même empereur pour l'année suivante. C'était son second consulat, dans lequel il eut pour collègue Statilius Corvinus.

M. VINICIUS II. - T. STATILIUS TAURUS CORVINUS. AN R. 796. DE J.-C. 45.

Cette année est encore stérile en événements. Claude changea l'ordre établi dans les dernières années de Tibère pour la prestation du serment qui se renouvelait tous les ans par les sénateurs. Il ne voulut point que chaque sénateur en prononçât la formule, mais un préteur au nom de tout son collège, un tribun pour tous les tribuns, et ainsi de chacun des ordres dont le sénat était composé. Lui-même il jura, selon son usage, l'observation des ordonnances d'Auguste.

Il arrêta la licence que prenaient les particuliers de s'ériger des statues à leur volonté. La, ville en était pleine, tous les lieux publics s'en trouvaient offusqués. Claude fit transporter en différents endroits celles qui subsistaient déjà, et défendit que par la suite aucun particulier pût se déférer lui -même cet honneur sans la permission du sénat, à moins qu'il n'eût construit ou relevé quelque édifice public : auquel cas il serait le maître de s'y faire représenter, lui et ceux de sa famille, soit en tableau, soit en statue.

Claude tâcha de remédier à un autre abus, sans comparaison plus important et bien plus difficile à extirper. Ayant condamné à l'exil un magistrat concussionnaire, il renouvela à cette occasion les anciennes ordonnances qui défendaient de passer sans milieu d'une charge à une autre. Il voulait que les magistrats au sortir de charge demeurassent pendant un temps dans la condition privée, afin que ceux qu'ils auraient vexés eussent la liberté de les poursuivre criminellement ; et, de peur qu'ils n'éludassent par des absences affectées la punition de leurs injustices, il leur interdit pareillement les voyages. Enfin il comprit dans son ordonnance non-seulement ceux qui commandaient en chef, mais leurs lieutenants ; et il établit pour les uns comme pour les autres la même obligation de laisser écouler un intervalle avant qu'ils pussent être revêtus d'aucun emploi public.

C'est apparemment pour tenir la main à l'exécution de cette ordonnance, en ce qui regardait les voyages des sénateurs, qu'il se fit attribuer par un décret le droit de leur accorder des congés, au lieu que jusqu'alors on s'était adressé au sénat pour les obtenir, comme au temps de la république.

Claude avait voué des jeux pour son expédition de la Grande-Bretagne. Il les donna cette année, et il y joignit une largesse très-considérable. Les citoyens à qui l'état faisait des distributions réglées de blé reçurent, les uns trois cents[14], les autres jusqu'à douze cent cinquante sesterces par tête[15]. Dion observe que Claude ne présida pas lui-même à toute la distribution de cet argent. Après l'avoir commencée, il la fit achever par ses gendres, ne voulant pas interrompre sa fonction favorite de juger.

Pour ne rien omettre, je dirai que Claude rétablit le cinquième jour des Saturnales ajouté par Caïus et depuis aboli. Il y eut cette année une éclipse de soleil le premier août, jour de la naissance de Claude. Comme il craignit que le vulgaire superstitieux n'en tirât un mauvais augure contre lui, il en fit afficher la prédiction quelque temps auparavant, avec l'explication physique de ce phénomène.

Les consuls de l'année suivante furent deux hommes des plus illustres : Valérius Asiaticus, qui, ayant Béja géré le consulat sous Tibère, ou sous Caïus, en obtint de Claude un second, apparemment comme la récompense des services que Tacite[16] nous apprend qu'il avait rendus dans l'expédition contre la Grande-Bretagne ; et M. Silanus, frère de L. Silanus gendre de Claude, et petit-fils d'une petite-fille d'Auguste, du vivant duquel il était né.

VALERIUS ASIATICUS II. - M. JUNIUS SILANUS. AN R. 797. DE J.-C. 46.

Asiaticus, si nous en croyons Dion, avait été nommé consul pour toute l'année ; mais il ne voulut point jouir de cette distinction, et abdiqua avant le temps, pour ne point attirer l'envie, à laquelle il savait qu'il n'était que trop exposé par ses grandes richesses. Le même historien assure qu'il y en eut encore d'autres dans ces temps-là, qui, nommés comme Asiaticus pour exercer le consulat pendant une année entière, abdiquèrent comme lui sans attendre le terme, mais par une raison contraire. Leurs facultés trop modiques ne pouvaient pas suffire aux dépenses prodigieuses qu'exigeait le consulat.

Vinicius, qui avait été consul l'année précédente, périt dans celle-ci par le crime de Messaline. C'était un homme doux, renfermé dans le soin de ses affaires particulières, et nullement capable de troubler l'état. Mais il ne voulut pas se livrer aux débauches de Messaline, et elle le fit empoisonner. Il eut après sa mort l'honneur des funérailles publiques, qui ne nuisait en rien à son ennemie.

Asinius Gallus, petit-fils d'Agrippa par Vipsania sa mère, et frère utérin de Drusus fils de Tibère, trama une conspiration pour s'élever à l'empire. Nuls esprits ne sont plus sujets à s'enfler de l'orgueil de leur naissance, que ceux qui n'ont aucun autre mérite. Petit, mal fait de corps, sans esprit, sans aucun talent, Asinius Gallus comptait que tout était dû aux grands noms de sa race ; et, sans avoir ni force, ni argent, il s'imaginait que dès qu'il donnerait le signal les citoyens s'empresseraient de se ranger autour de lui, et de le reconnaître pour empereur. L'affaire ayant été découverte, sa folie le sauva. Une entreprise si mal concertée parut l'effet d'un esprit dérangé. On le méprisa trop pour le punir du dernier supplice, et Claude se contenta de l'envoyer en exil.

La Thrace, qui avait eu jusque-là ses rois, devint cette année province romaine. Nous avons vu qu'elle avait été partagée sous Tibère entre Rhymétalce et les enfants de Cotys, dont un seul, appelé aussi Cotys, est connu dans l'histoire. Caïus attribua à Rhymétalce la portion de Cotys, et dédommagea celui-ci, en le faisant roi de la petite Arménie. Rhymétalce ayant été tué par sa femme, il est probable que les Romains prirent le prétexte de venger ce crime pour s'emparer du pays.

Une nouvelle île naquit dans la mer Égée[17], près de celles de Théra et de Thérasia. Nous avons parlé d'un pareil phénomène sous Tibère, année de Rome 768.

Claude voulant prendre un quatrième consulat, se donna pour collègue Vitellius, qui devint ainsi consul pour la troisième fois.

TI. CLAUDIUS CÆSAR AUGUSTUS GERMANICUS IV. - L. VITELLIUS III. AN R. 798. DE J.-C. 47.

Il n'y avait point eu de censeurs dans la république depuis Paulus et Plancus, qui en avaient porté le titre sous Auguste avec peu d'honneur et de succès. Les empereurs en exerçaient la puissance, comme surintendants des mœurs. Ils nommaient les sénateurs et les chevaliers romains. Et pour ce qui est des fonctions de la censure qui consistaient dans le dénombrement des personnes et des biens des citoyens, elles paraissent avoir été absolument interrompues depuis la mort d'Auguste. Claude consul pour la quatrième fois fit revivre cette charge : il s'en revêtit, et y associa le même plia. ix. a. Vitellius, qui était déjà son collègue dans le consulat.

Cette élévation prodigieuse de Vitellius était la récompense de ses honteuses adulations envers Messaline et les affranchis. Il ne lui suffisait pas de se rendre souple à toutes leurs volontés : il leur prostituait ses respects de la façon la plus basse et la plus servile. Il demanda un jour en grâce à Messaline la permission de la déchausser ; et lui ayant ôté le soulier droit, il le mit entre sa toge et sa tunique, le garda, et le porta toujours sur lui, comme un gage précieux, qu'il baisait de temps en temps. Il avait parmi ses dieux domestiques les images en or de Narcisse et de Pallas. Il ne craignait point de se rendre ridicule par des absurdités, pourvu qu'elles fussent flatteuses. Claude ayant donné cette année, comme nous le rapporterons bientôt, les jeux Séculaires : Puissiez-vous, lui dit Vitellius, célébrer souvent cette fête ! Tel était l'avilissement auquel l'ambition réduisait un homme qui avait d'ailleurs des talents et de l'esprit.

Claude dressa en sa qualité de censeur le tableau du sénat, et il en exclut quelques-uns, qui pour la plupart se retirèrent volontiers, parce que la dignité sénatoriale était à charge à la modicité de leur fortune. Au contraire il fit entrer comme forcément dans le sénat un certain Surdonius Gallus, qui était allé s'établir à Carthage. Claude le manda, et lui dit : Je veux vous lier ici avec une draine d'or : et il le nomma sénateur.

Dans la revue qu'il fit des chevaliers, et en général dans sa censure, Suétone remarque la même vicissitude de bon et de mauvais sens, qui régnait dans toute sa conduite. Il avait mis une note flétrissante à côté du nom d'un chevalier ; et les amis de ce chevalier intercédant pour lui, il consentit à effacer sa note : Mais je ne serai pourtant pas fâché, dit-il, que la rature paraisse. Ce trait mêlé d'indulgence et de sévérité a même quelque chose de fin.

Dans d'autres occasions il témoigna une mollesse excessive. Un jeune homme convaincu de bien des désordres étant excusé et même loué par son père, Claude l'exempta de toute flétrissure, disant : Il a son censeur. Un débauché de profession, décrié dans toute la ville pour ses adultères, fut simplement averti par lui de ménager davantage sa santé, ou du moins de vivre avec plus de circonspection. Car, ajouta-t-il, pourquoi faut-il que je sache quelle est votre maîtresse ? Au contraire, il nota plusieurs citoyens pour des causes très-légères, et qui jusqu'à lui n'avaient jamais donné matière à la sévérité des censeurs ; pour être sortis de l'Italie sans son congé, pour s'être mis dans le cortège et au rang des officiers d'un roi dans une province. Il y en eut qui détruisirent évidemment à sa honte les imputations qu'il leur faisait sur le rapport de ses négligents inquisiteurs. Des hommes à qui il reprochait d'être célibataires, on sans enfants, ou pauvres, se prouvèrent mariés, pères de famille, opulents. Il en accusait un d'avoir attenté par fureur et par désespoir à sa propre vie, et de s'être blessé lui-même avec son épée. L'accusé se dépouilla en sa présence, et montra toute sa personne exempte de blessure.

Il ne souffrait pas qu'aucun de ceux à qui il demandait compte de leur conduite se servît d'avocats : il voulait que chacun parlât pour soi-même, et s'expliquât comme il pourrait. En cela il avait raison, vu que les censeurs ne procédaient point judiciairement, et que tout se passait devant eux sans formalité ni discussion épineuse.

Il mérita encore des louanges pour avoir témoigné son zèle contre le luxe, en faisant acheter et mettre en pièces un carrosse d'argent travaillé avec beaucoup d'art, que l'on avait exposé en vente.

Mais retombant dans ses inepties, il fit afficher en un seul jour vingt ordonnances, dont deux roulaient sur des objets singuliers. L'une avertissait que la vendange devant être bonne et abondante, on eût grand soin de bien enduire de poix les tonneaux : l'autre recommandait le suc de l'if comme un remède utile contre la morsure de la vipère.

Pendant que Claude s'occupait des soins de la censure, Messaline et les affranchis continuaient de jouer leur jeu cruel, et de mettre diverses personnes en danger, sous prétexte de complot contre l'état et contre l'empereur. Ils y mêlèrent des gens de nulle considération, que Claude négligea, ou' ne condamna qu'à des peines légères, disant qu'on ne se vengeait pas d'une puce, comme d'un lion. Mais il en coûta la vie à son gendre Pompéius Magnus, mari d'Antonia, sa fille aînée. Quoiqu'il ne fût coupable que d'avoir déplu à Messaline, Claude l'envoya poignarder dans son lit, sans aucune forme de procès. Son père Crassus Frugi, et Scribonia sa mère, périrent avec lui. Leur noblesse était leur crime. Car du côté de l'esprit, Crassus n'était point du tout à craindre. Il ressemblait parfaitement à Claude pour la stupidité, et il était aussi digne de le remplacer, qu'incapable de convoiter sa place.

Valérius Asiaticus fut ensuite attaqué. Tacite — car nous le retrouvons ici, et le lecteur s'en apercevra aisément — nous donne un grand détail sur cette affaire[18], mais laisse encore certaines circonstances à conjecturer, parce que nous n'avons pas le commencement de son récit.

Cette noire intrigue, dont un des plus illustres membres du sénat, deux fois honoré de la première dignité de l'empire, fut la victime, semble avoir eu pour origine une pique de femme entre Messaline et Poppéa. Celle-ci, fille de Poppéus Sabinus, personnage consulaire, et qui avait obtenu sous Tibère les ornements du triomphe, était la plus belle femme de Rome, mais non pas la plus sage.

Elle entretenait un honteux commerce avec le pantomime Mnester ; dont nous avons vu que Messaline était éperdument amoureuse. L'impératrice outrée de jalousie se persuada que Valérius Asiaticus avait aussi part aux débauches de Poppéa. De plus elle souhaitait passionnément de s'emparer des jardins de Lucullus, que ce riche consulaire avait ornés et embellis avec une extrême magnificence. Elle résolut donc-de perdre en même temps Asiaticus et Poppée ; et elle chargea de les accuser Suilius, dont il a été déjà parlé, et dont il sera souvent fait mention dans la suite, avocat plus célèbre par ses talents, que par sa probité. Elle lui donna pour adjoint Sosibius, qui était chargé de l'éducation de Britannicus. Ce grec adroit, feignant un grand zèle pour la personne de l'empereur, lui insinua que la puissance et les grandes richesses des particuliers étaient dangereuses pour le prince. Qu'Asiaticus avait été le principal auteur de la mort de Caïus, et assez hardi pour l'avouer, et même pour s'en faire gloire en pleine assemblée du peuple romain. Que par là s'étant acquis un grand nom dans la ville, et voyant sa réputation répandue dans les provinces, il se préparait à aller solliciter les armées de Germanie. Qu'étant né à Vienne, et tenant à tout ce qu'il y avait de plus grand dans la Gaule, il lui serait aisé de soulever des nations du sang desquelles il était sorti.

Claude était crédule à l'excès, dés qu'on lui montrait l'ombre du danger. Ainsi, sans autre information, il fait partir Crispinus préfet du prétoire, avec un détachement des gardes, comme s'il se fût agi d'étouffer une guerre naissante. Asiaticus était actuellement à Baïes en Campanie. On le saisit, on le charge de chaînes, on le transporte à Rome : et sur-le-champ l'affaire s'instruit, non dans le sénat, mais dans la chambre de Claude, en présence de Messaline.

Suilius, qui faisait le rôle d'accusateur, chargea Asiaticus d'avoir gagné des soldats par argent, et par d'autres voies encore plus criminelles. Il lui reprocha de plus un commerce adultère avec Poppéa, et des désordres d'une autre espèce qui déshonore la nature. Asiaticus était homme d'esprit et de courage. Il se défendit avec tant de force, que Claude en fut tout ému, et Messaline elle-même ne put retenir ses larmes. Mais ce n'était en elle qu'une impression machinale, qui ne lui changeait point le cœur. En sortant pour aller essuyer ses yeux, elle recommanda à Vitellius de ne point laisser échapper l'accusé.

Cependant l'accusation se détruisait d'elle-même. Asiaticus demanda qu'on lui confrontât quelqu'un de ces soldats dont on lui imputait d'avoir corrompu la fidélité. On en produisit un qui ne le connaissait pas, et que l'on avait seulement averti qu'Asiaticus était chauve. Ce faux témoin, interrogé s'il le connaissait, répondit affirmativement ; et pour le prouver il montra quelqu'un de l'assistance, qu'il prenait pour Asiaticus, parce que cet homme avait pareillement la tête chauve. On rit de la méprise : Claude en sentit lui-même la conséquence, et inclinait à absoudre l'accusé.

Vitellius empêcha l'effet de cette bonne disposition par une horrible perfidie. Prenant le ton radouci, versant quelques larmes, il dit qu'Asiaticus était son ami de tous les temps, et qu'ils avaient ensemble fait leur cour à Antonia mère de l'empereur. Il rapporta les services que l'accusé avait rendus à la république, sa valeur dans la guerre contre les Bretons, et tous les autres motifs qui parlaient en sa faveur : et il conclut à lui laisser le libre choix du genre de mort qu'il aimerait le mieux. Claude suivait si, stupidement les inspirations de ceux par qui il était accoutumé à se laisser gouverner, qu'il fut du même avis, croyant faire un acte de clémence.

Dion rapporte la chose un peu différemment. Il dit que Vitellius se supposa chargé par Asiaticus de demander la liberté de se choisir un genre de mort, et que Claude, ajoutant foi à ce discours, regarda la demande de l'accusé comme l'aveu de son crime. Mais peut-être cette explication a-t-elle été imaginée par des hommes qui n'ont pas compris jusqu'à quel excès l'imbécillité abrutissait l'esprit de Claude.

Quoi qu'il en soit, Asiaticus mourut avec une constance qui ne dégénéra point de sa gloire passée. Ses amis l'exhortaient à aller à la mort par une voie lente et douce, en se privant de nourriture. Il leur répondit qu'il leur était obligé de cette dernière marque de leur bienveillance, mais qu'ils le dispenseraient de suivre leurs conseils : et après avoir fait ses exercices accoutumés, après avoir pris le bain, soupé gaîment, il se fit ouvrir les veines, sans se permettre aucune plainte, si ce n'est qu'il observa qu'il lui aurait été plus honorable de périr par les artifices de Tibère, ou par la fougue de Caïus, que par la fraude d'une femme, et la langue impure de Vitellius. Avant l'opération, il avait voulu voir le bûcher sur lequel son corps devait être brûlé, et il le fit transporter en un autre endroit, de peur que la vapeur du feu n'endommageât les arbres : tant il conserva de sécurité dans ses derniers moments.

Pendant qu'on jugeait Asiaticus dans la chambre de Claude, Messaline était sortie, comme je l'ai dit. Elle avait hâte de se défaire de Poppéa, et elle lui envoya des émissaires, qui lui firent tant de peur de la prison, qu'elle se résolut à une mort volontaire. Tout cela se passa sans que Claude en entendît seulement parler : tellement que peu de jours après voyant à sa table Scipion mari de Poppéa, il lui demanda pourquoi il n'avait pas amené sa femme ; et Scipion répondit qu'elle était morte.

Deux frères, chevaliers romains des plus distingués, furent impliqués dans cette affaire, pour avoir prêté leur maison aux entrevues de Mnester et de Poppéa. C'était là leur crime. Mais Suilius les accusa dans le sénat pour un songe que l'un d'eux avait eu, et qu'ils avaient interprété comme annonçant des malheurs publics, ou la mort prochaine du prince. Ils furent condamnés : et ceux qui avaient servi Messaline dans toute cette intrigue, reçurent des récompenses. On accorda au préfet du prétoire Crispinus une gratification de quinze cent mille sesterces[19], et les ornements de la préture. Vitellius fit donner à Sosibius un million de sesterces[20], comme à un sujet utile à la république par les leçons qu'il donnait à Britannicus, et par les conseils dont il aidait l'empereur.

Scipion, mari de Poppéa, assistait à cette délibération du sénat ; et obligé de parler à son tour, il s'en tira en homme d'esprit : Je suis forcé, dit-il, de penser comme tous les autres sur la conduite de Poppéa. Ainsi vous pouvez supposer que j'opine comme tous les autres.

Suilius, à qui il était revenu sans doute une partie de la dépouille d'Asiaticus, amorcé par le gain, se livra avec une cruauté avide au métier d'accusateur, et il eut bien des imitateurs de son audace. Car sous un prince qui avait la passion de juger, et qui tirait à soi toute l'autorité des lois et des magistrats, l'occasion était belle pour ceux qui cherchaient à s'enrichir aux dépens des malheureux. Les avocats trafiquaient sans pudeur de leurs engagements, et leur perfidie était à vendre, dit Tacite[21], comme ce qui s'expose publiquement au marché. C'est ce qu'atteste l'aventure tragique d'un illustre, chevalier romain, qui après avoir donné quatre cent mille sesterces[22] à Suilius, ayant appris qu'il le trahissait, et s'entendait avec sa partie adverse, vint se poignarder dans la maison de son infidèle avocat.

L'éclat que fit cet événement donna lieu à des plaintes, qui furent portées au sénat par C. Silius, consul désigné, et ennemi personnel de Suilius. Sur ces représentations, les sénateurs par une espèce d'acclamation demandent que l'on remette en vigueur la loi Cincia, portée anciennement pour défendre aux avocats de recevoir ni argent ni présent de leurs parties, et depuis renouvelée par Auguste. Ceux qui se sentaient intéressés à la chose s'opposaient au vœu du sénat. Mais Silius insista avec force, citant les exemples de ces anciens orateurs qui avaient regardé la gloire dans les âges futurs, comme la seule digne té-compense de leur talent. Si l'on s'écarte de cette maxime, ajoutait-il, l'éloquence, le premier des beaux-arts, s'avilit par un ministère qui devient sordide. La fidélité même est exposée au danger de se laisser séduire, dès que l'on se permet de considérer la grandeur des gains. D'ailleurs, si les procès ne rapportent aucun produit à personne, le nombre en diminuera : au lieu que maintenant on entretient les inimitiés, on multiplie les accusations, les haines, les injures, afin que de la même façon que les maladies font gagner les médecins, la chicane du barreau enrichisse les avocats. Qu'ils se proposent pour modèles Pollion, Messala, ou même Arruntius et Éserninus, dont la mémoire est plus récente, et qui sont parvenus au comble de la gloire et des honneurs par l'intégrité de leur vie, et par une éloquence qui ne s'est laissé infecter d'aucune tache d'intérêt.

Ce discours véhément entraînait tous les suffrages, et l'on se préparait à décerner que ceux qui auraient tiré de l'argent de leurs parties seraient punis comme concussionnaires. Alors Suilius, Cossutianus Capito, dont il sera parlé dans la suite, d'autres encore qui se trouvaient dans le même cas, voyant qu'il ne s'agissait point pour eux d'être soumis à des recherches, puisque le fait était avéré et constant, mais que l'on allait prononcer leur condamnation, s'approchèrent de Claude, qui était présent, et lui demandèrent grâce pour le passé. Il leur fit un signe de tête favorable, sans ajouter aucune parole. Enhardis par cette marque de protection, ils élèvent la voix. Qui de nous, disent-ils, a assez d'orgueil, pour se flatter de l'immortalité ? Nous offrons aux citoyens un secours nécessaire, afin que les faibles ne soient pas, faute d'être défendus, opprimés par les plus puissants. Au reste l'éloquence ne s'acquiert point sans qu'il en coûte. Nous laissons le soin de nos affaires pour nous occuper de celles d'autrui. Diverses voies sont ouvertes pour se procurer une fortune honnête, le service des armes, le soin de faire valoir ses terres. Mais personne ne s'engage dans une profession, s'il n'en espère quelque fruit. Il a été aisé à Pollion et à Messala, que les guerres civiles avaient enrichis, et pareillement aux Éserninus et aux Arruntius, héritiers de grands biens que leur avaient laissés leurs pères, de prendre des sentiments nobles et élevés. Si nous voulions alléguer des exemples contraires, comment Clodius et Curion se faisaient-ils payer de leurs harangues ? Nous sommes des sénateurs d'un rang médiocre, qui dans la tranquillité dont jouit la république ne subsistons que par les arts utiles dans la paix. Si l'on retranche les fruits des études, les études elles-mêmes périront.

Ce parti avait moins de dignité ; mais il ne parut pas à Claude destitué de raisons plausibles. On prit un tempérament, qui fut d'ordonner qu'il serait permis aux avocats de recevoir jusqu'à la concurrence de dix mille sesterces[23] ; mais qu'au-delà, ils seraient réputés coupables de concussion. Ce règlement passa en loi. Cependant les illustres orateurs conservèrent, comme il paraît par l'exemple de Pline le jeune, l'ancienne noblesse de leur profession en l'exerçant gratuitement. Quintilien a traité la question[24], et examiné s'il est permis aux avocats de tirer un tribut de leur ministère. Il s'explique sur ce point d'une façon si judicieuse, que, suivant la remarque de M. Rollin[25], même où l'usage est différent, sis principes doivent servir de règle.

Cette année, qui est la sept cent quatre-vingt-dix.-huitième de Rome suivant le calcul de Caton, que nous suivons, était la huit centième si l'on s'en rapporte à Varron sur la date de la fondation de la ville et les Romains alors comptaient ainsi[26]. C'était donc l'année des jeux Séculaires, en supposant qu'ils dussent se célébrer tous les cent ans. Auguste avait suivi un autre système, qui faisait le siècle de cent dix ans, et conséquemment il avait donné les jeux Séculaires l'an de Rome sept cent trente-cinq. Claude ne se crut pas obligé de se faire une loi de l'exemple d'Auguste en cette partie. Curieux d'illustrer son règne par la solennité de cette fête, il préféra la manière commune de compter le siècle, et célébra cette année les jeux Séculaires.

Il en résulta néanmoins un ridicule dans l'invitation à ces jeux. La formule prescrite appelait les citoyens à une fête qu'aucun d'eux n'avait jamais vue, ni ne verrait jamais. Or on n'en était qu'à la soixante-quatrième année depuis les jeux d'Auguste, en sorte que plusieurs de ceux qui vivaient alors les avaient vus, et le comédien Stéphanion joua aux uns et aux autres.

Claude passa par dessus cette considération : tant il lui semblait beau de donner des jeux Séculaires. Nous verrons Domitien penser et agir de la même façon, et répéter la même absurdité. Les jeux et les spectacles étaient une grande affaire chez les Romains. Le peuple les aimait à la fureur, et les princes en faisaient un des ressorts de leur politique, pour amuser les citoyens, et les empêcher de s'occuper de choses sérieuses et qui pussent intéresser le gouvernement. Claude, durant son règne, en donna beaucoup de toutes les espèces, autant pour le moins par goût et par inclination, que par des vues de politique, dont il était peu capable.

 Dans les jeux Séculaires qu'il célébra, parmi les spectacles qui accompagnèrent la fête fut celui de la course Troyenne, exécuté par les enfants de la première noblesse de Rome. Britannicus y parut avec L. Domitius, qui, bientôt après, adopté par Claude, reçut le nom de Néron. Entre ces deux jeunes princes la faveur populaire se déclara pour le dernier. Il était le seul mile qui restât de la postérité de Germanicus, dont la mémoire était encore chère au peuple romain. On débitait sur son compte des fables propres par le merveilleux à lui attirer la vénération d'une multitude crédule : on disait que des dragons avaient gardé son enfance. Sa mère Agrippine, dont Messaline avait déjà fait périr la sœur, et qui se trouvait exposée au même danger, paraissait digne de commisération. Messaline s'aperçut de ces sentiments, et rien ne l'empêcha de perdre celle qui lui faisait ombrage, que le nouvel amour qu'elle avait conçu pour le plus beau jeune homme de toute la noblesse romaine, Silius, consul désigné, dont nous venons de faire mention, et fils de ce Silius que Tibère avait immolé à sa haine contre la maison de Germanicus.

Ce n'était pas un amour, c'était une fureur : et ce seul objet remplissant l'esprit et le cœur de Messaline, en bannissait toute autre pensée. Elle commença par obliger celui qu'elle aimait de répudier sa femme Junia Silana, qui était une personne de la plus haute naissance, afin de le posséder toute seule. Silius sentait la grandeur et du crime et du péril[27] : mais sa perte était certaine, s'il résistait ; il ne désespérait pas d'échapper à l'imbécillité de Claude : il se voyait comblé d'honneurs et de richesses ; et par un aveuglement déplorable, au lieu de périr généreusement, et d'emporter au tombeau la gloire de l'innocence, il se remettait de l'avenir à la fortune, et en attendant jouissait du présent. Messaline ne se cachait en aucune façon, elle venait en grand cortège chez Silius : elle l'accompagnait, lorsqu'il paraissait en public ; elle faisait pleuvoir sur lui les dignités et les grâces ; enfin, comme en avancement de la révolution qui se préparait déjà, les esclaves du prince, ses affranchis, ses ameublements et ses équipages se voyaient chez le corrupteur de sa femme. Ces excès paraissent incroyables, mais sont peu de chose auprès de ceux que nous aurons à raconter sous l'année suivante, et qui amenèrent la catastrophe.

Cependant Claude s'occupait des fonctions de la censure. Il réprima par des ordonnances sévères la licence que le peuple s'était donnée au théâtre d'attaquer par des cris injurieux quelques dames illustres, et Pomponius homme consulaire et célèbre auteur de tragédies. Il porta une loi contre les prêts usuraires faits aux fils de famille dans l'attente de la mort de leur père. Il poussa le travail de ses aqueducs. Il tourna même son attention vers un objet plus digne d'un grammairien que d'un prince. Il avait composé autrefois une dissertation pour prouver qu'il manquait à l'alphabet romain trois caractères. Il voulut par l'autorité impériale en introduire l'usage : et en effet ils furent employés pendant son règne dans les monuments publics : après sa mort ils tombèrent tellement dans l'oubli, que l'on n'en connaît que deux avec certitude, le digamma éolique, qui répond à notre , ou v consonne ; et l'antisigma, qui tenait lieu du p et de l's joints ensemble ; le troisième est ignoré.

Les affaires étrangères nous offrent cette année une matière assez intéressante. Il y eut des mouvements du côté de l'Asie et de l'Orient : il y en eut en Germanie. Comme les troubles de l'Orient forment une chaîne d'événements qui remplissent plusieurs années, je me réserve à en faire ailleurs un tissu, qui réunisse le tout ensemble. Ce qui se passa en Germanie est plus détaché.

Les Chérusques avaient perdu dans leurs divisions intestines presque toute leur noblesse, et il ne leur restait plus qu'un rejeton de la maison royale, qui était  à Rome. Il se nommait Italus, fils de Flavius, et par conséquent neveu d'Arminius : par sa mère il avait pour aïeul Catumerus, chef de la nation des Cattes. A une naissance si illustre il joignait les avantages personnels : jeune prince beau de visage, d'une taille avantageuse, et formé dans tous les exercices militaires, soit des Romains, soit des Germains. Les Chérusques l'ayant demandé pour roi, Claude lui fit de grands présents, lui donna une garde ; et en le faisant partir, il l'exhorta à renouveler la gloire de ses ancêtres. Vous êtes le premier, lui dit-il, qui, né à Rome, et élevé parmi nous, non comme otage, mais comme citoyen[28], alliez prendre possession d'un royaume étranger.

D'abord tout réussit à Italus. Comme il n'avait pu prendre aucune part aux factions qui partageaient les Chérusques, il se montrait égal envers tous, et par là plaisait à tous. Il mêlait dans sa conduite les mœurs romaines avec celles de sa nation : d'une part, la douceur et la modération le préservaient de se faire des ennemis ; de l'autre, les excès de la table et les parties de débauche le rendaient agréable aux Barbares. Ainsi sa cour était nombreuse, et sa réputation commençait à se répandre au loin.

Ceux qui avaient brillé dans les factions, commencèrent à craindre de s'être donné un maître. Ils se retirent chez les peuples voisins, et les animent par leurs déclamations contre Italus. La Germanie, disaient-ils, perd sa liberté, et la domination romaine s'établit au milieu de nous. Quoi ! n'y avait-il donc personne entre les Germains naturels qui pût remplir la première place, et fallait-il aller chercher à Rome le fils du traître Flavius, pour l'élever sur nos têtes ? C'est en vain qu'on veut lui faire honneur de sa parenté avec Arminius. Quand il serait son fils[29], et non pas simplement son neveu ; élevé parmi nos ennemis, infecté par une éducation servile, et par des mœurs étrangères, que n'aurions nous pas à craindre de lui ? Mais s'il a hérité des sentiments paternels, personne n'a combattu avec plus d'animosité que son père contre la patrie, et contre les dieux pénates des Germains.

Par ces discours ils émurent les esprits, et amassèrent de grandes forces. Italus avait de son côté un parti considérable, et ses amis représentaient qu'il ne s'était point établi par la violence, mais avait été appelé par le choix de la nation. Il a, disaient-ils, l'avantage de la noblesse : essayez de sa vertu, et voyez s'il est digne d'Arminius son oncle, et de Catumérus son aïeul. Il n'a point lieu même de rougir de son père. Flavius s'était engagé avec les Romains du consentement de tous ses compatriotes. Doit-on lui faire un crime de n'avoir pas voulu rompre ses engagements ? C'est en vain que des furieux font sonner bien haut le nom de la liberté, pendant que bas et méprisables dans leur conduite personnelle, nuisibles au bien public, ils n'ont d'espérance que dans la discorde.

Les deux partis en vinrent aux mains, et le roi demeura vainqueur dans un grand combat. Mais la bonne fortune le corrompit. Il se laissa aller à l'orgueil et à la cruauté ; et chassé par les siens, rétabli par les armes des Lombards, il se rendait également funeste aux Chérusques par ses prospérités et par ses disgrâces.

Les Romains ne prirent point de part à ces mouvements, et laissèrent les Chérusques à leurs divisions, suivant la politique de Tibère. Mais ils ne purent négliger les courses que les Cangues faisaient dans la basse Germanie. Ces peuples s'étaient enhardis sur la nouvelle de la mort de Sanquinius Maximus, qui laissait les légions du Bas-Rhin sans chef ; et ils prêtèrent l'oreille aux sollicitations de Gannascus, qui, Caninéfate[30] de nation, et ayant longtemps servi les Romains comme auxiliaire, les avait ensuite abandonnés, et rassemblant de petits bâtiments légers, faisait de fréquentes descentes sur les côtes habitées par les Gaulois, qu'il savait riches et amollis par une longue paix.

Ces pillages ne durèrent que jusqu'à l'arrivée du successeur de Sanquinius. Ce fut le fameux Corbulon, qui ne s'était pas fait connaître par de fort bons endroits sous Tibère et sous Caïus, mais grand homme de guerre, et à qui il n'a peut-être manqué pour égaler les exploits des plus fameux capitaines romains, que d'avoir vécu en un temps où les talents osassent se déployer. Il ne fut pas plus tôt venu dans sa province, qu'ayant fait descendre le Rhin à ses trirèmes, et envoyé des barques par les lacs et les canaux qui n'avaient pas assez d'eau pour porter les grands bâtiments, il donna la chasse aux vaisseaux ennemis, les prit, ou les coula à fond, et rétablit tout d'un coup la tranquillité et la sûreté des côtes.

Ce fut peu pour lui d'avoir réduit Gannascus à n'oser plus paraître en mer. Avide de gloire, il projetait des conquêtes, et, en homme supérieur, il comprit qu'il devait commencer par réformer la discipline dans son armée. Les soldats romains ne connaissaient plus les ouvrages ni les travaux de la guerre. Ils se plaisaient, comme les Barbares, aux courses et aux pillages. Corbulon ramena toute la sévérité des anciennes lois de la milice. Il exigea qu'aucun ne s'écartât dans les marches, ni ne combattît sans en avoir reçu l'ordre ; que le soldat, aux corps de gardes, en sentinelle, dans toutes les factions du jour et de la nuit, fût toujours armé : et l'on rapporte qu'il en punit deux de mort, parce qu'ils travaillaient à creuser un fossé, l'un sans épée, l'autre ayant au lieu d'épée un poignard. Tacite observe qu'une telle rigueur serait excessive, et que vraisemblablement ces faits sont exagérés. Mais on peut conclure, dit-il, qu'un général qui passait pour si sévère par rapport à de légères fautes, portait l'attention bien loin, et était inexorable dans les grandes.

Le rétablissement de la discipline produisit son effet : il augmenta le courage des légions romaines, et les ennemis rabattirent de leur fierté. Ainsi les Frisons, qui depuis près de vingt ans qu'ils s'étaient révoltés[31], et avaient remporté divers avantages sur L. Apronius, étaient toujours en armes, ou mal soumis, subirent alors le joug ; et ayant donné des otages, ils se renfermèrent dans le pays que Corbulon leur assigna pour leur habitation. Il leur prescrivit une forme de gouvernement, leur donna des lois, un sénat, des magistrats ; et pour les tenir plus sûrement en bride, il construisit au milieu d'eux un fort, dans lequel il mit bonne garnison.

Il attaqua ensuite Gannascus, mais par surprise et par embûches. Il le regardait comme un déserteur et un traître, contre lequel la tromperie était-permise. Elle lui réussit ; Gannascus fut assassiné, et sa mort échauffa les esprits des Cauques. C'était ce que souhaitait Corbulon, et il nourrissait avec soin ces semences de guerre : en quoi il était loué de la plupart, et blâmé des plus sensés. Pourquoi, disaient ceux-ci, cherche-t-il à soulever des nations ennemies ? Les disgrâces, s'il en arrive, tomberont sur la république. S'il est vainqueur, le mérite guerrier est redoutable dans la paix, et ne peut manquer d'être à charge à un prince indolent et paresseux.

C'était là une espèce de prédiction, qui fut bientôt vérifiée. Claude était si éloigné de vouloir que l'on fit de nouvelles entreprises contre les Germains, qu'il envoya ordre à Corbulon de ramener en deçà du Rhin les légions romaines. Déjà ce général était campé sur le pays ennemi, lorsque cet ordre lui fut rendu. Un pareil contretemps fit naître, sans doute, bien des pensées dans son esprit. Il craignait la jalousie de l'empereur, le mépris des Barbares, les railleries des alliés. Mais parfaitement maître de lui-même, il ne dit que ce seul mot : Ô que le sort des anciens généraux romains était heureux et digne d'envie ! Et sur-le-champ il donna le signal pour battre la retraite.

Il ne voulut pas cependant laisser le soldat oisif : et il occupa son loisir à creuser un canal entre le Rhin et la Meuse, dans un espace de vingt-trois milles, pour remédier aux gonflements extraordinaires de l'océan, et servir en ces cas d'une décharge qui garantît le pays de l'inondation. Cellarius, d'après Cluvier, pense que ce canal est celui qui commence à Leyde[32], passe à Delft, vient à Maesland, et se joint à la Meuse au village de Sluys.

Claude accorda à Corbulon les ornements du triomphe, quoiqu'il lui eût interdit le moyen de les mériter.

Peu de temps après il gratifia du même honneur Curtius Rufus, qui vraisemblablement commandait dans la haute Germanie, et dont les exploits se réduisaient à avoir ouvert une mine d'argent dans le territoire de Mattiacum[33]. Le travail fut grand, et le fruit très-médiocre. Bientôt on abandonna la mine.

Les généraux s'accoutumaient à fatiguer ainsi leurs soldats par des travaux souvent pénibles et sans gloire, pour avoir occasion de demander les ornements du triomphe, que Claude, comme nous l'avons dit, accordait avec une extrême facilité. C'est ce qui donna lieu à une lettre, qui courut comme composée au nom des armées, et par laquelle l'empereur était supplié d'honorer d'avance des ornements du triomphe ceux à qui il donnerait le commandement des légions.

Juste-Lipse et le président Brisson ont pensé que ce Curtius Rufus, dont nous venons de parler, est notre Quinte-Curce, auteur d'une élégante histoire d'Alexandre, aussi fameuse parmi nous, qu'elle a été inconnue à toute l'antiquité. Leur conjecture a de la vraisemblance ; et un passage du dixième livre de Quinte-Curce paraît désigner visiblement les mouvements qui suivirent la mort de Caligula, et la tranquillité rendue par l'élévation de Claude à l'empire. Il faut pourtant avouer qu'il est étonnant que Tacite et Pline le jeune, qui ont donné un assez grand détail sur les aventures de la personne, n'aient pas dit un seul mot de l'ouvrage. Quoi qu'il en soit, voici ce que ces écrivains nous racontent touchant la fortune de Curtius Rufus, qui, singulière par elle-même, a été encore embellie de merveilles et de fables.

Sa naissance était très-basse : quelques-uns lui donnaient pour père un gladiateur. Tacite nous laisse sur ce point dans l'incertitude, ne voulant rien dire de faux, et ayant honte, comme il le témoigne, de rapporter le vrai. Curtius, dans sa jeunesse, s'étant attaché au questeur qui avait l'Afrique pour département, vint à Adrumète. Là, pendant qu'il se promène seul dans de vastes portiques au temps de la plus forte chaleur du jour, un fantôme plus grand que nature, ayant figure de femme, parut tout d'un coup devant lui, et lui dit : Rufus, je suis l'Afrique. Tu viendras gouverner cette province en qualité de proconsul, et tu y mourras. Rien n'était plus éloigné de la pensée de Curtius, qu'une si haute fortune. Mais un prodige élève le courage. De retour à Rome, et aidé d'une part des ressources d'un esprit très-vif, et de l'autre des libéralités de ses amis, il obtint d'abord la questure. Ensuite il parvint à se faire nommer préteur par Tibère entre les candidats de la première noblesse. Tibère couvrit l'obscurité ou même la honte de sa naissance par un tour d'expression. Je regarde, dit-il, Curtius comme fils de la Fortune. Il parait qu'il attendit longtemps le consulat : et il le méritait peu, au portrait qu'en fait Tacite, qui le dépeint flatteur odieux des puissants, arrogant envers les faibles, difficile avec ses égaux. Il y parvint néanmoins : il fut décoré, comme je l'ai rapporté, des ornements du triomphe ; et, afin qu'il ne manquât rien à l'entier accomplissement de la prédiction, le proconsulat d'Afrique lui échut par sort. Mais lorsqu'il arrivait à Cartilage, le même fantôme se remontra à ses yeux : et peu de temps après, ayant été attaqué d'une maladie qui ne parut dangereuse à aucun de ceux qui l'environnaient, il la jugea cependant mortelle, et l'événement vérifia son pronostic.

Tacite, tout incrédule qu'il est, raconte sérieusement cette aventure : Pline le jeune consulte un savant sur ce qu'il en doit croire. Pour nous, nous ne serons point embarrassés à renvoyer le fantôme de Curtius avec le dragon de Néron, et avec tant d'autres fables pareilles dont le goût des hommes pour le merveilleux a rempli le monde.

Plautius revint cette année de la Grande-Bretagne, et obtint de Claude, comme je l'ai dit, le petit triomphe. Son successeur fut Ostorius Scapula, brave et habile guerrier, et capable de pousser les conquêtes commencées par celui qu'il remplaçait.

Claude courut risque de périr par un assassinat, dont l'intrigue et les motifs sont demeurés inconnus, quoique le coupable ait été découvert. On surprit Cn. Novius, chevalier romain[34], armé d'un poignard parmi la foule de ceux qui venaient faire leur cour à l'empereur. Il fut arrêté, et mis à la question : il avoua son crime, mais ne déclara point de complices.

Les Romains étaient tellement passionnés pour les spectacles, qu'ils ne cherchaient qu'à les multiplier. Sur la réquisition de Dolabella, le sénat ordonna que ceux qui parviendraient dorénavant à la questure fussent obligés de donner à leurs frais un combat de gladiateurs. Tacite a raison de blâmer ce décret, par lequel les charges, qui doivent être données au mérite, étaient mises à prix et, en quelque façon, exposées en vente.

Vitellus, actuellement censeur, vit, l'année suivante, ses deux fils consuls, mais non pas ensemble. L'aîné, qui fut depuis empereur, géra le consulat pendant les six premiers mois, et son frère lui succéda pour les six derniers.

A. VITELLIUS. - L. VIPSTANUS[35]. AN R. 799. DE J.-C. 48.

La censure n'était pas renfermée dans les bornes d'une année. Elle durait d'abord cinq ans ; elle fut ensuite restreinte à dix-huit mois. Claude et Vitellius le père l'exercèrent au moins pendant cet espace de temps. Ce qui est certain, c'est qu'ils étaient encore censeurs durant l'année où les deux Vitellius furent successivement consuls : et c'est même à cette année que Tacite rapporte les plus importantes opérations de la censure de Claude.

Il s'agissait de compléter le sénat ; et à cette occasion les premiers et les plus illustres de la Gaule que les Romains nommaient chevelue, demandèrent à y être admis. Toute la Gaule cisalpine jouissait en plein depuis longtemps des privilèges attachés à la qualité de citoyen romain. La Gaule narbonnaise avait aussi donné des sénateurs et des consuls à Rame. Dans les contrées même subjuguées par César, qui sont celles dont il est ici question, les chefs de la noblesse avaient obtenu les titres d'alliés de Renne et de citoyens romains. Mais il leur manquait l'entrée au sénat, et par conséquent aux dignités de l'empire ; et c'est à quoi ils aspiraient avec une extrême ardeur.

Les mouvements qu'ils se donnèrent pour y réussir, excitèrent du bruit dans Rome ; et il y eut à ce sujet bien des représentations faites à l'empereur. On disait que l'Italie n'était pas tellement épuisée de sujets, qu'elle ne pût suffire à remplir le sénat de sa capitale. Nos ancêtres, dont on nous cite avec raison les exemples, étaient si réservés sur cet article, qu'ils ne voulaient aucun sénateur qui ne fût du sang romain. Est-ce donc peu que les peuples de la Gaule transpadane, que les Vénètes et les Insubriens aient forcé l'entrée du sénat ? et ne sera-t-on point content, si l'on ne parvient à y introduire une foule d'étrangers, qui nous tiendront en quelque façon, captifs dans le centre de l'empire ? Quel privilège conserveront encore les restes précieux que nous avons de l'ancienne noblesse romaine ? Que deviendront les sénateurs pauvres du Latium ? Tout sera inondé et absorbé par ces riches, dont les pères et les aïeux ont taillé en pièces nos légions, ont assiégé César à Alise. Ces traits sont récents. Que serait-ce, si l'on se rappelait la ville brûlée, le Capitole attaqué par cette même nation ? Qu'ils jouissent, à la bonne heure, du nom de citoyens romains : mais qu'ils respectent et ne prétendent pas envahir la dignité sénatoriale, et les prééminences de la magistrature.

Claude ne fut point ébranlé de ces discours, ni touché de ces raisons. Il assembla le sénat, et voici de quelle manière Tacite le fait parler : Mes ancêtres, dont le plus ancien, Atta Clausus, Sabin d'origine, fut admis en même temps au droit de citoyen romain, et au rang de patricien, m'invitent à gouverner la république par les maximes qu'ils ont suivies, et à les imiter en transportant ici tout ce qui se trouve de bon et d'excellent en quelque pays que ce puisse être. Est-il quelqu'un qui ignore que les Jules nous sont venus d'Albe, les Coruncanius de Camérium, les Porcins de Tuscule ! Et, sans creuser dans l'antiquité, l'Étrurie, la Lucanie et toute l'Italie, nous fournissent depuis longtemps des sénateurs. Nous avons même reculé les frontières de l'Italie jusqu'aux Alpes[36], afin d'incorporer à l'état, non quelques particuliers seulement, mais les peuples et les nations. Rien ne contribue davantage à affermir la tranquillité dont nous jouissons au-dedans, et la puissance qui nous fait respecter de l'étranger, que nos colonies répandues dans l'univers, et toutes mêlées de ce qu'il y a de meilleur parmi les naturels des pays où elles sont établies. Nous repentons-nous d'avoir reçu de l'Espagne les Balbus, et de la Gaule narbonnaise plusieurs illustres personnages ? Leurs familles sont demeurées parmi nous, et ne nous cèdent point en amour pour notre patrie qui est devenue la leur. Qu'est-ce qui a perdu les Lacédémoniens et les Athéniens, quelque florissants qu'ils aient été par les armes, sinon que, ridiculement jaloux du droit de citoyen, dans leurs villes, ils en excluaient les peuples vaincus et les traitaient toujours comme étrangers. Au contraire, notre fondateur a fait preuve d'une sagesse tellement supérieure, que souvent le même jour a vu un même peuple ennemi et citoyen de Rome. Nous avons eu pour rois des étrangers. Ce n'est point même, comme quelques-uns l'ont pensé, une nouveauté de notre temps, que d'admettre les fils d'affranchis[37] à la magistrature : l'antiquité nous en fournit des exemples.

On m'oppose que nous avons eu la guerre avec les Sénonais. Mais les Volsques et les Èques n'ont-ils jamais combattu contre nous ? Notre ville a été prise par les Gaulois. Mais nous avons donné des otages aux Toscans, et les Samnites nous ont fait passer sous le joug. Après tout, que l'on se rappelle toutes nos guerres ; on n'en trouvera aucune qui ait été terminée en moins de temps que celle qui nous a rendus maîtres de la Gaule : et depuis la conquête, une paix continuelle et fidèlement observée nous répond de l'attachement de ces peuples. Ils ont pris nos mœurs, étudié nos arts, uni par des mariages leur sang avec le nôtre. Souffrons qu'ils nous apportent leur or et leurs richesses, au lieu de les posséder seuls et sans nous. Sénateurs, tout ce qui est regardé maintenant comme le plus ancien a été nouveau. Les plébéiens sont parvenus à la magistrature après les patriciens, les Latins après les plébéiens, les autres nations de l'Italie après les Latins. Il en sera de même de l'établissement présent. Il acquerra par le laps de temps la vénération de l'antique ; et ce que nous appuyons aujourd'hui par des exemples, servira d'exemple un jour.

Ce discours, prêté à Claude par Tacite, peut passer pour un précis de celui que cet empereur prononça réellement dans le sénat. C'est de quoi chacun peut aisément se convaincre par la comparaison avec un fragment original de la harangue de Claude, qui se conserve encore aujourd'hui dans l'hôtel de ville de Lyon, et que Juste Lipse a inséré dans son commentaire sur Tacite. On y retrouve le reproche d'innovation réfuté par les changements arrivés dans l'administration de la république romaine, le motif tiré de l'attachement constant et fidèle des Gaules pour l'empire de Rome, depuis qu'elles ont été soumises par César ; le tout traité d'une manière lâche, en style verbeux, avec des écarts peu nécessaires ; mais la diction est coulante, et ne manque pas d'élégance.

Un des écarts dont je viens de parler, est un mouvement de la vanité de Claude sur la conquête d'une partie de la Grande-Bretagne. Si j'exposais ici, dit-il, par quelles guerres nos ancêtres ont commencé, et jusqu'où nous avons étendu notre domination, je craindrais qu'on ne me soupçonnât de vaine gloire au sujet des bornes de l'empire reculées au-delà de l'Océan.

Je ne sais si ceux qui liront ce fragment en entier trouveront que Tacite nous ait rendu un mauvais service, en substituant son discours à celui de Claude. S'il eût transcrit ce dernier dans son ouvrage, la vérité historique eût été plus scrupuleusement observée, mais les lecteurs de goût auraient été moins satisfaits. Il eût pu nous conserver cette harangue hors de son texte, si les anciens s'étaient piqués de la même exactitude que nous aimons aujourd'hui, et s'ils se fussent avisés de placer, comme on le fait aujourd'hui, à la fin de leurs histoires, des recueils de preuves et de pièces originales.

Le discours de l'empereur fut suivi d'un sénatus-consulte rendu en conformité ; et les Gaulois, cent ans auparavant ennemis de Rome, devinrent capables d'y posséder les premières dignités. Cet exemple fut imité, comme Claude l'avait prévu, et le plein droit de bourgeoisie se communiquant de proche en proche, il arriva à la fin que tous les sujets de l'empire devinrent Romains. Les peuples vaincus partagèrent les honneurs du peuple victorieux ; le sénat leur fut ouvert à tous, et ils pouvaient aspirer jusqu'à l'empire. Ainsi, par la clémence romaine, toutes les nations n'étaient plus qu'une seule nation, et Rome fut regardée comme la commune patrie.

Cette politique si pleine de douceur, et louée à juste titre par M. Bossuet, avait pourtant, comme toutes les choses humaines, son inconvénient. Les maximes de l'ancienne Rome s'altérèrent par le mélange de tant de mœurs étrangères. Des Barbares, qui n'avaient souvent que le nom de Romains, s'emparèrent des plus grandes charges, et même de la dignité impériale. Auguste aurait été étrangement surpris, s'il eût pu prévoir, lorsqu'il établissait le gouvernement monarchique dans Rome, qu'il travaillait pour des Gaulois, des Africains, des Illyriens, des Thraces, qui devaient être ses successeurs.

Les Éduens furent les premiers peuples de la Gaule qui jouirent du nouveau privilège. C'est une distinction qu'on leur accorda en considération de leur ancienne alliance, et de la qualité de frères des Romains, dont ils se glorifiaient depuis longtemps.

Dans le même temps Claude créa de nouvelles familles patriciennes, parce que le nombre, non-seulement des vraiment anciennes, mais de celles qui avaient été ajoutées par César, et ensuite par Auguste, s'épuisait de jour en jour. Il fit tomber son choix sur les membres du sénat les plus distingués par leur naissance et par les emplois qu'ils avaient possédés, eux ou leurs pères.

Nous n'en connaissons qu'un nommément ; c'est L. Salvius Otho, père de l'empereur Othon. Sa famille était originaire de Férentinum en Toscane, où elle tenait un rang distingué. Son père, élevé par le crédit de Livie, ne passa pas néanmoins la préture. Lui-même il fut chéri particulièrement de Tibère, à qui il ressemblait tellement de visage, que plusieurs le croyaient son fils. Il était homme de mérite, et il monta par tous les degrés des honneurs jusqu'au consulat. Dans toutes ces charges, dans les autres emplois qui lui furent confiés, dans le proconsulat d'Afrique, il s'acquit une grande réputation de sévérité. Nous en avons rapporté un trait après la révolte et la mort de Camillus Scribonianus, et nous avons dit que Claude en fut d'abord offensé, mais lui rendit ensuite son amitié. Lorsqu'il le mit au nombre des patriciens, il fit de lui un très-grand éloge, qu'il termina en disant : Je me tiendrai heureux, si mon fils peut lui ressembler.

J'ai dit que parmi ceux qui furent rayés du tableau du sénat, sous la censure de Claude, il s'en trouvait plusieurs qui s'étaient retirés volontairement, parce que la modicité de leur fortune ne suffisait pas à soutenir l'éclat de la dignité sénatoriale. Tacite ajoute que cette porte fut ouverte à ceux même qui avaient quelque tache sur leur réputation. Claude les exhorta à demander leur congé, déclarant qu'il nommerait ensemble et sans distinction ceux qu'il exclurait du sénat, et ceux qui se seraient retirés d'eux-mêmes, afin de diminuer, la honte d'une note flétrissante. Mais un tel mélange, favorable aux coupables, me semble peu juste à l'égard de ceux que des raisons innocentes, ou même un reste de pudeur engageait à sortir de plein gré. Cependant cette douceur fut reçue avec de grands éloges, et le consul Vipstanus proposa de déférer à Claude le nom de Père du Sénat. Car, disait-il, celui de Père de la Patrie est devenu trop commun : des bienfaits nouveaux dans leur espèce demandent de nouveaux titres d'honneur. Claude réprima lui-même cette flatterie excessive du consul.

La clôture du lustre se fit en la manière accoutumée. Le nombre des citoyens romains se trouva monter, selon le texte de Tacite, tel qu'il se lit communément, à six millions neuf cent soixante et quatre mille têtes. Ce dénombrement fournit un exemple des plus rares de la vie humaine prolongée au-delà de ses bornes ordinaires. Un certain T. Fullonius de Bologne se déclara âgé de cent cinquante ans ; et le fait ayant paru étrange, comme il l'était, fut vérifié par ordre de Claude sur les registres des anciens dénombrements.

 

 

 



[1] Strabon, liv. II, p. 120, s'exprime avec exactitude, lorsqu'il dit que la pointe la plus occidentale de la Grande-Bretagne est au septentrion de l'Espagne.

[2] HORACE, Odes, III, 4.

[3] HIERONIMUS, In Jovin, II, 6.

[4] CICÉRON, Ad Fam., VII, 7.

[5] Le nom de ces îles est tiré de l'étain même, que les Grecs appellent en leur langue κασσίτερος, cassiterus ou stannum.

[6] Voyez Dictionnaire du Commerce, au mot Perle.

[7] TACITE, Agricola, 13.

[8] POMPONIUS MELA, III, 6.

[9] Wissan.

[10] Boulogne-sur-mer.

[11] C'est aujourd'hui Maldon, selon Camden. Mais un savant anglais cité dans le dictionnaire de La Martinière au mot Camulodunum, réfute ce sentiment, et place cette ville à un mille du bourg de Walden, dans la province d'Essex, en tirant vers l'occident.

[12] TACITE, Agricola, 13.

[13] SUÉTONE, Claude, 24.

[14] Trente-sept livres dix sous = 58 fr. 44 c. selon M. Letronne.

[15] Cent cinquante cinq livres six sous = 243 fr. 50 c. selon M. Letronne.

[16] TACITE, Annales, XI, 3.

[17] M. de Tillemont dit que Sénèque appelle cette nouvelle île Thérasie ; ce qui serait une faute inexcusable, puisque Thérasie est nommée dans Strabon, qui écrivait sous Tibère. Une légère correction de Gronove, fondée même sur les manuscrits, délivre Sénèque de ce reproche. Ce critique lit Theran, Therasiam, et hanc nostræ ætatis insulam. (SÉNÈQUE, Nat. Quæst., VI, 21.)

[18] TACITE, Annales, XI, 1.

[19] Cent quatre-vingt-sept mille cinq cents livres = 292.253 fr. selon M. Letronne.

[20] Cent vingt-cinq mille livres = 194.835 fr. selon M. Letronne.

[21] TACITE, Annales, XI, 4.

[22] Cinquante mille livres = 77.934 fr. selon M. Letronne.

[23] Douze cent cinquante livres = 1948 fr. selon M. Letronne.

[24] QUINTILIEN, Institutions oratoires, XII, 7.

[25] Voyez au Traité des Études, de l'Éloquence du Barreau, art. 3.

[26] Si l'on demande pourquoi nous ne suivons pas une manière de compter les années de Rome qui a prévalu chez les Romains, nous répondrons que Tite-Live, qui a servi de guide à M. Rollin dans les commencements de l'Histoire de la République Romaine, a paru à d'habiles chronologistes s'en être tenu à l'opinion de Caton ; et dans les temps sur lesquels tombent les incertitudes et les embarras de la chronologie romaine, qui n'est bien nette que depuis la guerre de Pyrrhus, ce système est plus aisé et mieux lié. Après l'avoir adopté une fois, il a toujours fallu le suivre : et deux ans de différence ne sont pas un objet sur une durée telle que celle de Rome.

[27] TACITE, Annales, XI, 12.

[28] Flavius, son père, était sans doute citoyen, et peut-être chevalier romain.

[29] Je m'écarte ici un peu du texte de Tacite, pour des raisons qui seraient trop longues à déduire, et dont la plupart de mes lecteurs n'ont pas besoin.

[30] Les Caninéfates occupaient une partie de l'île qu'habitaient les Bataves.

[31] L'an 779 de Rome.

[32] Ryckius dans ses notes combat fortement ce sentiment. J'en laisse la discussion aux géographes.

[33] Marbourg.

[34] Ce fait a beaucoup de rapport avec ce qui est raconté par Suétone, n. 13 de la vie de Claude. J'en ai déjà fait mention.

[35] C'est ainsi que Ryckius prétend que doit se lire le nom de ce consul, et non Vipsanius, comme portent les éditions communes de Tacite.

[36] Anciennement tout ce que l'on appelait Gaule cisalpine n'était point censé Italie.

[37] Suétone (Claude, 24) prétend que Claude se trompait en ce point, et qu'il a mal pris la signification du mot latin libertinus, qui de son temps marquait un affranchi, mais qui dans la première antiquité désignait un fils d'affranchi. Je ne sais s'il est aisé de juger aujourd'hui ce procès, qui d'ailleurs ne nous importe pas infiniment.