HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TIBÈRE

LIVRE TROISIÈME

§ II. Origine et fortune de Séjan.

 

 

Séjan est connu de tout le monde pour l'exemple le plus fameux de l'élévation prodigieuse et de l'effroyable chute d'un favori qui abuse de sa fortune. Sa patrie était Volsinies, ville de Toscane ; son père, Séius  Strabo chevalier romain. Il faut qu'il ait été adopté dans la famille des Élius, puisqu'il portait les noms de L. Ælius Sejanus. Le bruit public l'accusait d'avoir déshonoré sa première jeunesse par la débauche, et par les complaisances les plus criminelles pour Apicius, qui le payait chèrement ; digne commencement d'une vie remplie des crimes les plus atroces. Il s'attacha d'abord à C. César petit-fils d'Auguste : ensuite son père étant devenu préfet des gardes prétoriennes, obtint la permission de se l'associer dans cette charge pour collègue, et bientôt après il la lui laissa entièrement, ayant passé lui-même à la préfecture de l'Égypte.

La place de préfet des cohortes prétoriennes était peu de chose dans l'origine, comme il a été remarqué sous Auguste, qui en est l'instituteur. Séjan le premier en augmenta la puissance, en rassemblant dans un seul camp hors des murs de la ville toutes les dix cohortes, qui auparavant étaient dispersées non-seulement dans les différents quartiers de Rome, mais dans les petites villes voisines. Sa vue était de les avoir toutes ensemble à sa disposition, et de les rendre plus pleines de confiance en elles-mêmes, et plus terribles au reste des citoyens, par l'union de leurs forces ainsi ramassées. Mais pour couvrir ses desseins il alléguait différents prétextes, tels que le bien de la discipline, que l'on ne pouvait pas faire si exactement observer à des troupes dispersées en menus pelotons ; l'attention à écarter le soldat des délices de la ville, qui le corrompaient ; l'avantage d'avoir une prompte et grande ressource pour les dangers et les besoins imprévus.

Quoique ces mesures fussent prises contre Tibère, dont Séjan se proposait d'usurper la place, cet empereur n'en conçut aucun ombrage. Défiant, caché, impénétrable pour tout autre, son aveugle crédulité pour son infidèle ministre allait jusqu'au prodige. Tacite en est étonné, et attribue un effet si surprenant, non aux artifices de Séjan, qui succomba enfin sous ceux de Tibère, mais à la colère des Dieux contre le peuple Romain, à qui les prospérités et le désastre de ce favori devinrent également funestes. L'aveuglement de Tibère dura plusieurs années ; et Séjan eut tout le temps de se faire un nombre infini de créatures et parmi les soldats et les officiers soumis à ses ordres, et parmi les sénateurs, avançant soit aux grades militaires, soit aux magistratures civiles et aux gouvernements de provinces, ceux qui lui étaient dévoués. Tibère ne s'y opposait en aucune façon : au contraire il se prêtait à ce traître avec une si étrange facilité, que non-seulement dans ses conversations, mais dans des discours adressés au 'sénat et au peuple, il l'appelait le compagnon de ses travaux, et souffrait que les statues de Séjan fussent placées et honorées dans les théâtres, dans les places publiques ; et jusque dans les camps des légions.

Séjan avait tout ce qui était nécessaire pour former ces grands scélérats, auteurs du bouleversement des états et des plus terribles révolutions : un corps de fer pour le travail ; une audace effrénée, jointe à une dissimulation profonde ; le talent de se rendre agréable, et de noircir les autres ; la flatterie et l'arrogance également prêtes selon les besoins ; au-dehors un air de modestie, pendant qu'il était dévoré au-dedans de la passion de régner : et pour réussir, quelquefois il employait les largesses et l'appât du luxe et de la débauche, le plus souvent l'activité et la vigilance, qualités louables en soi, mais qui deviennent souverainement nuisibles lorsqu'on ne les affecte que pour satisfaire l'ambition.

Avec ces ressources Séjan osait se promettre tout de lui-même : mais lorsqu'il forma son projet, rapporté par Tacite sous l'an de Rome 774, il avait à vaincre des obstacles infinis ; la maison des Césars pleine d'héritiers, un fils de l'empereur déjà parvenu à l'âge viril, des petits-fils entrant dans l'adolescence. Attaquer par la violence tant de princes à la fois, c'eût été tout risquer : les embûches et les intrigues secrètes demandaient qu'il laissât des intervalles entre ses attentats. Ce fut à ce dernier parti que Séjan se fixa, et il résolut de commencer par Drusus, contre lequel l'animait une colère récente. Car dans une querelle qui s'était élevée entre eux peu de temps auparavant, Drusus naturellement emporté, et dès longtemps prévenu de haine contre un homme obscur par lequel il se voyait balancé, lui présenta le poing : et le ministre ayant eu l'insolence de répondre par un geste semblable, le prince lui donna un soufflet.

L'ambition de Séjan aiguillonnée par la vengeance le porta à chercher toutes les voies de faire périr Drusus. Il ne trouva rien de mieux que de s'adresser à Liville épouse du prince, sœur de Germanicus, et qui peu favorisée des grâces dans ses premières années était devenue par la suite de l'âge d'une beauté remarquable. Séjan feignit d'être épris d'amour pour elle, et parvint à la corrompre. Une femme qui s'est souillée par l'adultère, est capable de tout. Ainsi, lorsque Séjan eut amené Liville à ce premier crime, il lui en proposa d'autres. Il lui témoigna qu'il désirait de l'épouser, et de l'élever avec lui au trône, et que pour cela il fallait se défaire de son mari. Elle ne se refusa à rien : et cette princesse, petite-nièce d'Auguste, belle-fille de Tibère, ayant des enfants de Drusus, se déshonorait elle-même, et déshonorait ses ancêtres et sa postérité par un commerce honteux avec un bourgeois de Vulsinies ; et cela, pour changer une grandeur assurée, et à laquelle les voies d'honneur la conduisaient, en une fortune pleine de risques, et qui ne pouvait être que le fruit des plus grands crimes. Eudemus médecin et confident de Liville fut associé au complot, et prêta pour un crime détestable lé ministère de son art, qui lui donnait chez la princesse des entrées fréquentes et non sujettes à soupçon : et Séjan, afin que rien ne fit ombrage à Liville, répudia Apicata sa femme, dont il avait trois enfants.

L'exécution d'un semblable projet ne peut manquer de souffrir des retardements par les craintes, par les difficultés qui surviennent, par le changement inévitable de mesures que les événements déconcertent Mais Drusus hâta sa perte, en éclatant à toute occasion contre Séjan, dont il ne pouvait plus souffrir la puissance et l'orgueil. Il se plaignait de l'empereur, qui, ayant un fils, partageait avec un étranger les soins du gouvernement. Et combien peu s'en fallait-il qu'il ne le fit son collègue ? Les premiers degrés pour s'élever à la souveraine puissance, ajoutait ce prince, sont très-difficiles à franchir ; mais dès que l'ambitieux est une fois entré dans la carrière, il trouve des secours, il trouve des partisans qui le secondent avec zèle. On vient de dresser un camp au préfet du prétoire, on a rassemblé les soldats sous sa main : sa statue parait dans le théâtre de Pompée : il était près d'entrer dans l'alliance de la famille impériale, si l'époux destiné à sa fille n'eût été enlevé par la mort. Notre ressource est maintenant dans la modestie du favori : et nous devons nous juger heureux, s'il veut bien se contenter de sa situation présente. Drusus ne se cachait point pour tenir ces discours, et ce qu'il disait même dans l'intérieur de sa famille, était rendu par sa femme à son ennemi.

Séjan fut alarmé, et résolut de ne point différer davantage. Il choisit un poison qui n'agît que lentement, et dont l'effet pût ressembler à une maladie naturelle. L'eunuque Lygdus, cher à Drusus son maître, et l'un des premiers officiers de sa maison, fut l'exécuteur du crime, et donna le poison au prince, comme on le sut huit ans après par la déclaration d'Apicata, et par les aveux que firent à la question Lygdus et Eudémus.

La maladie de Drusus dura plusieurs jours, pendant lesquels Tibère, qui résidait alors à Rome — car les faits que je raconte ici, sont de beaucoup antérieurs à la retraite de ce prince dans l'île de Caprée —, n'interrompit rien de ses occupations ordinaires, et se rendit assidûment au sénat. Il y vint même dans l'intervalle entre la mort de son fils et la cérémonie des funérailles. Les consuls, pour témoigner leur douleur, n'avaient point pris leurs places accoutumées. L'empereur les avertit de se souvenir du rang qu'il leur convenait de garder. Il arrêta aussi les sanglots et les larmes des sénateurs, non-seulement par ses exhortations et par son exemple, mais par un discours suivi. Il dit qu'il n'ignorait pas que l'on pouvait trouver à redire qu'au moment qu'il venait de faire une perte si sensible, il se fût présenté aux yeux du sénat. Que la plupart, dans un cas pareil, supportaient à peine la compagnie de leurs proches, et ne voulaient pas même voir la lumière. Qu'il ne les accusait pas de faiblesse : mais qu'il avait cru devoir chercher dans les bras de la république une consolation plus digne d'un grand cœur. Ensuite il plaignit le sort de Livie sa mère, qui dans son extrême vieillesse recevait un coup si sensible. Il ajouta que lui-même il était d'un âge déjà avancé, que celui des fils de Drusus était encore tendre ; et il demanda que l'on introduisît les fils de Germanicus, seule ressource de l'état dans l'infortune présente.

Les consuls sortirent du lieu de l'assemblée : et ayant trouvé dans le vestibule du sénat les deux fils aînés de Germanicus, Néron et Drusus, ils consolèrent et encouragèrent ces jeunes princes, les firent entrer, et les amenèrent à l'empereur. Tibère les prit par la main, et adressant la parole aux sénateurs : Pères conscrits, dit-il, après la mort de mon fils Germanicus, je remis ces orphelins entre les mains de leur oncle, et, quoiqu'il eût lui-même des enfants, je le priai d'élever ceux-ci comme s'ils étaient nés de lui, pour en faire ses appuis, et l'espérance des temps qui viendront après nous. J'ai perdu Drusus : c'est à vous maintenant que j'ai recours. Je vous recommande au nom des dieux et de la patrie les arrières-petits-fils d'Auguste, les descendants de la première noblesse de Rome. Prenez-les sous votre tutelle, veillez sur eux, remplissez à leur égard vos fonctions et les miennes, Néron et Drusus, voici ceux qui doivent vous tenir lieu de pères. Du sang dont vous êtes sortis, la république est intéressée à tout ce qui peut vous arriver de bien ou de mal.

Ces paroles tirèrent des larmes de tous les yeux : et si Tibère s'en fût tenu là, il laissait tous ceux qui l'écoutaient pénétrés en même temps de douleur et d'admiration. Mais il en revint à parler de son dessein prétendu de se décharger du fardeau du gouvernement, et de le remettre aux consuls, ou à ceux qu'il plairait au sénat de choisir : et par ces vains propos, tant de fois rebattus, tant de fois reçus avec le mépris qu'ils méritaient, il décrédita la noblesse du langage et de la conduite qu'il venait de tenir.

En effet, il est bien à croire que chez lui l'esprit suppléait au sentiment, et que sa fermeté dans l'occasion dont nous parlons n'était au fond qu'insensibilité. Ce soupçon, fondé sur tout ce que nous savons de son caractère, est fortifié par sa réponse aux ambassadeurs d'Ilion, qui étaient venus trop tard pour lui faire leurs compliments de condoléance sur la mort de Drusus. Car se moquant de leurs consolations tardives, Je prends aussi, leur dit-il, beaucoup de part à la douleur que vous a causé la perte d'Hector.

Le sénat accorda à la mémoire de Drusus les mimes honneurs qui avaient été décernés pour Germanicus, et y en ajouta encore plusieurs autres, comme c'est assez l'usage de la flatterie, qui enchérit toujours sur elle-même. La pompe des funérailles fut surtout illustrée par la longue et noble suite d'images qui y furent portées : d'une part Énée, tige de la maison des Jules, les rois d'Albe, Romulus fondateur de la ville ; de l'autre, Atta Clausus, sorti du pays des Sabins pour venir s'établir à Rome, et tous les Claudes ses descendants. Tibère fit lui-même l'éloge funèbre de son fils.

Une tradition qui subsistait encore du temps que Tacite écrivait, changeait beaucoup les circonstances de la mort et de l'empoisonnement de Drusus. Selon cette manière de raconter la chose, Séjan, après avoir formé son plan détestable, après avoir pris tous les arrangements nécessaires pour l'exécution, osa retourner contre Drusus l'accusation du crime qu'il préparait lui-même ; le déféra secrètement à son père comme voulant l'empoisonner, et avertit l'empereur de se donner de garde de la première coupe qui lui serait offerte dans un repas auquel son fils devait l'inviter. On ajoutait que Tibère s'était laissé prendre à ce piège, et qu'ayant reçu la coupe, il la remit à son fils, qui ne sachant rien, n'ayant pas même de soupçon, l'avala avec confiance : et sa mort, qui suivit de près, fut regardée comme la conviction de son crime, dont on se persuada qu'il avait voulu ensevelir la preuve avec lui.

Le fait ainsi raconté a quelque chose de bien plus tragique, et il n'est pas étonnant qu'une fable de ce goût ait pris faveur dans le public. Mais, outre que l'autorité des témoignages lui manque, elle est en soi destituée de toute vraisemblance. Car, comme l'observe Tacite, croira-t-on, je ne dis pas que Tibère, prince d'une prudence exquise et d'une expérience consommée, mais que le père le moins capable de réflexion, se déterminât à offrir de sa propre main la mort à son fils, sans l'avoir entendu dans ses défenses, sans se réserver aucune ressource de repentir ? Sur un avis tel qu'on le suppose, Tibère aurait fait donner la question à celui qui présentait le poison, il aurait cherché à connaître quelle main l'avait préparé : en un mot, naturellement très-lent, et ne prenant son parti, peine par rapport aux étrangers, qu'après beaucoup de délibération et d'examen, à plus forte raison aurait-il suivi cette méthode à l'égard d'un fils unique, à qui jusque-là aucun dessein criminel n'avait jamais été reproché. Mais il n'est rien de si atroce qui ne devînt vraisemblable dès qu'on l'imputait. à Séjan. L'excessive confiance de Tibère pour lui, la haine qu'on leur portait à l'un et à l'autre, la pente qu'ont les hommes à mettre de l'extraordinaire et du merveilleux dans la mort des princes, toutes ces causes avaient contribué à donner du cours à un bruit, qui, examiné un peu sérieusement, ne pouvait trouver aucune créance.

Comme Drusus a passé toute sa vie dans la dépendance d'un père qui n'était nullement facile, on ne peut guère porter un jugement assuré de son caractère. Dion l'accuse de plusieurs vices, de violence, de cruauté, de débauches outrées, d'une passion pour les spectacles qui allait jusqu'à la fureur. On a vu des traits de tout cela dans ce que j'ai rapporté touchant ce jeune prince d'après Tacite. Mais l'historien grec a peut-être exagéré des défauts de jeunesse, que fige aurait pu corriger. Ce qui m'incline à juger moins désavantageusement de Drusus, c'est qu'il parait avoir eu un cœur généreux. J'en tire la preuve de la bonne intelligence dans laquelle il a toujours vécu avec Germanicus, qu'il pouvait regarder comme un dangereux rival ; et de l'amitié qu'il conserva pour les enfants de ce prince aimable, après la mort de leur père. Il est bien rare que la jalousie de la puissance ne produise pas l'inimitié. Or Drusus ne traitait point la famille de Germanicus comme une famille odieuse, et capable de nuire à l'élévation de la sienne. Il avait pour ses neveux des sentiments favorables, ou du moins il ne leur était pas contraire.

Cette disposition était d'autant plus louable en Drusus, que l'inclination générale des citoyens adorait Germanicus dans ses enfants. C'est de quoi l'on a vu dans les temps précédents divers témoignages : et Tacite assure que pendant que Tibère prononçait l'oraison funèbre de son fils, le sénat et le peuple affectaient un extérieur affligé, mais qu'au fond du cœur tous étaient charmés de voir revivre et refleurir la maison de Germanicus. Et ce fut précisément ce qui en accéléra la perte : rien ne lui devint plus funeste que cette faveur publique, qui commençait à se déclarer ouvertement, jointe à la trop grande franchise d'Agrippine, qui ne pouvait cacher ses espérances. Car Séjan, voyant que la mort de Drusus restait impunie, et n'avait pas causé un grand deuil parmi les citoyens, fier du succès de son premier crime, il se porta avec encore plus d'audace à en tenter de nouveaux, et il ne s'occupa que des moyens de ruiner les enfants de Germanicus, que la succession regardait indubitablement.

Il n'était pas possible d'empoisonner trois princes, autour desquels veillaient des officiers d'une fidélité incorruptible : la chasteté de leur mère était au-dessus de toute attaque. Séjan se détermina donc à faire la guerre à sa fierté : il s'attacha à réveiller la vieille haine de Livie contre sa belle-fille, il irritait la jalousie de la veuve de Drusus, afin que ces deux princesses représentassent en toute occasion Agrippine à l'empereur comme une orgueilleuse ennemie qui, fière de sa fécondité et de la faveur populaire, aspirait à la souveraine puissance. Liville secondait parfaitement ce noir complot de Séjan auprès de son aïeule. La vieille princesse était par elle-même ombrageuse t, et craignait toujours que ce qu'elle avait de pouvoir ne lui échappât. Liville la prenait par ce faible, lui faisant envisager dans Agrippine, une rivale qui voulait seule dominer ; et elle se fortifiait du concert d'un nombre de calomniateurs adroits, à qui elle dictait le même langage, et surtout d'un certain Julius Postumus, devenu l'un des intimes confidents de Livie par le moyen du commerce adultère qu'il entretenait avec Mutilia Prisca, en qui la mère de l'empereur avait beaucoup de confiance. Enfin, pour ne rien omettre de ce qui pouvait perdre Agrippine, Séjan apostait auprès d'elle des personnes à lui, qui tendaient des pièges à cette princesse par des discours propres à lui donner occasion de manifester sa hauteur et les espérances dont elle se flattait.

L'exécution du projet de Séjan contre la maison de Germanicus l'occupa plusieurs années, et il périt ayant bien avancé l'ouvrage, mais sans l'avoir mené à un entier accomplissement. L'innocence des intentions d'Agrippine ne donnait point de prise à son ennemi, et des manières dures, des vues hautes, mais légitimes, ne pouvaient pas aisément, ni tout d'un coup, être transformées en crimes d'état. Séjan profitait néanmoins de toutes les ouvertures qui se présentaient.

L'année qui suivit la mort de Drusus, les pontifes, et à leur exemple les autres collèges des prêtres, en faisant les vœux solennels pour la conservation de l'empereur, y ajoutèrent les noms des deux fils aînés de Germanicus, non pas tant par attachement pour ces jeunes princes, que par un esprit de flatterie, dont l'excès et le défaut, dans un siècle d'une corruption aussi raffinée, sont également dangereux. Tibère, qui n'avait jamais eu de douceur pour la famille de Germanicus, se tint très-offensé de cette espèce d'égalité que l'on mettait entre la jeunesse de ses petits-fils, et la majesté de sa place et de son âge. Il manda les pontifes, et les interrogea sur les motifs qui les avaient fait agir, et si ce n'était pas par déférence pour les prières, ou par crainte des menaces d'Agrippine, qu'ils s'étaient laissé entraîner. Sur leur réponse, qui déchargea Agrippine, il se, contenta de leur faire une légère réprimande : car ils étaient pour la plupart ses parents, et les premiers de la république. Mais dans le sénat il recommanda fortement, que l'on se donnât bien de gardé d'enfler d'orgueil, par des honneurs prématurés, les esprits d'une jeunesse déjà trop susceptible de mouvements audacieux. Séjan, à cette occasion, prit soin (l'alarmer le prince, en lui faisant entendre que la ville était partagée en deux factions, comme dans une guerre civile. Qu'il y avait des gens qui se disaient du parti d'Agrippine, et que si l'on n'y mettait ordre le nombre en augmenterait. Que l'unique remède à la discorde qui se fomentait, c'était de faire un éclat contre un ou deux des plus échauffés.

C. Silius fut choisi pour première victime. C'était un homme consulaire, qui avait commandé pendant sept ans l'armée du haut Rhin, célèbre par la victoire remportée sur le rebelle Sacrovir, et par les ornements du triomphe, qui en avaient été la récompense. Plus le personnage était important, plus l'exemple de sa chute devenait capable d'inspirer de la terreur. Outre ses liaisons avec. Germanicus, dont il avait été lieutenant, Silius paraissait encore criminel aux yeux de Tibère, pour s'être vanté immodérément du service qu'il lui avait rendu au temps de la sédition de Germanie. Il se faisait en effet beaucoup valoir sur ce qu'il avait alors contenu ses troupes dans la fidélité et dans l'obéissance ; et il ne craignait point d'avancer, que Tibère n'aurait pu conserver la possession de l'empire, si les légions qu'il commandait eussent suivi l'exemple de celles du bas Rhin. Tibère se croyait en quelque façon dégradé par ces discours, qui relevaient le bienfait de Silius au-dessus de la fortune du prince. Car le plus souvent les services ne sont agréables, qu'autant que l'on se croit en état d'en acquitter l'obligation. Si l'on est forcé de demeurer beaucoup au-dessous, au lieu de la reconnaissance ils attirent la haine. La femme de Silius, Sosia Galla, n'était pas moins haïe de Tibère que son mari, parce qu'elle était chère à Agrippine. Il fut résolu d'attaquer ensemble les deux époux : et le consul Varron se chargea de cette odieuse commission, prétextant une haine de famille pour se rendre le ministre de la passion de Séjan aux dépens de son propre honneur.

L'accusé demanda un court délai, jusqu'à ce que son accusateur fût sorti de charge. On sait qu'alors le consulat était renfermé dans l'espace de peu de mois. Tibère s'opposa à la demande de Silius[1], alléguant que les magistrats étaient dans l'usage de poursuivre criminellement les particuliers, et que l'on ne devait point diminuer les droits du consul, dont les veilles salutaires empêchaient que la république ne souffrit aucun dommage. C'était une expression du vieux temps : et Tacite remarquer que Tibère avait le talent de déguiser sous des formules de l'ancien style des crimes d'une nouvelle invention. L'affaire fut donc traitée aussi sérieusement, que si la forme qu'on lui donnait n'eût pas été une comédie : et les sénateurs furent assemblés pour juger, comme s'il se fût agi de faire le procès à Silius selon les lois, ou que Varron eût été vraiment ce que l'on doit appeler un consul, ou que la domination de Tibère eût ressemblé à l'ancien gouvernement.

On imputait à Silius des intelligences avec Sacrovir, dont on prétendait qu'il avait fomenté la rébellion par des délais affectés. On l'accusait encore d'avoir déshonoré sa victoire par des pillages et des rapines, et de s'être rendu complice des concussions exercées par sa femme. Ils étaient indubitablement coupables de ce dernier crime ; mais le procès fut instruit suivant la forme établie pour le crime de lèse-majesté. Silius ne répondit point, ou s'il ouvrit la bouche pour sa défense, il ne dissimulait point qui était celui dont la vengeance le poursuivait. Enfin, voyant sa condamnation inévitable, il la prévint par une mort volontaire. Il ne sauva pas néanmoins ses biens par cette précaution désespérée, et quoique aucun des sujets de l'empire qu'il avait vexés ne demandât des dédommagements contre lui, Tibère substitua le fisc à leurs droits. C'est la première occasion, où il ait fait paraître de l'avidité pour s'enrichir des dépouilles des condamnés. Sosia fut exilée conformément à l'avis d'Asinius Gallus. Pour ce qui regardait ses biens, le même Asinius les partageait par moitié entre le fisc du prince, et les enfants de Sosia. Man. Lepidus mitigea cet article, et abandonnant le quart des biens aux accusateurs, comme la loi l'ordonnait, il réserva le reste aux enfants.

Ce Man. Lepidus était un homme sage et vertueux, qui corrigeait et adoucissait souvent les avis rigoureux auxquels la flatterie portait ses confrères, comme nous avons vu dans l'affaire de Lutorius Priscus ; et qui néanmoins ne manquait pas de circonspection et d'égards, puisqu'il conserva jusqu'à la fin l'amitié de Tibère. Tacite, qui invoque volontiers la fatalité, ressource ordinaire des hommes sans principes, propose un doute à ce sujet, et demande si l'étoile et la loi du destin décident de l'inclination et de l'aversion des princes pour tel ou tel particulier, ou si notre sort est en nos mains, en sorte qu'il soit possible de trouver un milieu entre une fierté arrogante et une bassesse servile, et de faire une route qui conserve la dignité de la vertu sans se précipiter dans les dangers. C'est sans doute à cette dernière partie de l'alternative qu'il faut s'en tenir : et si les exemples en sont rares, c'est qu'une conduite égale, sans passion, sans chaleur, toujours dirigée par la droite raison et par la prudence, est tout ce qu'il y a de plus difficile dans la vie humaine.

Messalinus Cotta, non moins illustre que Lepidus pour la naissance, mais bien différent pour la façon de penser, chercha, dans l'occasion dont il s'agit, à plaire au prince en aggravant le joug des citoyens. Il proposa un règlement qui passa, par lequel il fut ordonné que les magistrats dans les provinces seraient responsables des crimes commis par leurs femmes, et en porteraient la peine, quand même ils en seraient innocents et les auraient ignorés. Il serait peut-être difficile de blâmer ce règlement d'injustice, quoique rigoureux ; mais sous un prince tel que Tibère, c'était ouvrir une nouvelle porte aux vexations.

Séjan et Liville laissèrent passer encore le reste de cette année, qui était la seconde depuis la mort de Drusus, sans oser songer à effectuer l'engagement qu'ils avaient contracté ensemble de s'épouser. Outre l'étrange disproportion du côté de la naissance, l'état même de simple chevalier romain, auquel se fixait Séjan, parce que la charge de préfet des gardes prétoriennes, qui faisait toute sa force, était attachée à ceux de cet ordre, un état si peu relevé le tenait infiniment au-dessous du rang d'une princesse, sœur de Germanicus et veuve de Drusus. Cependant l'année suivante, Liville commençant à s'impatienter, Séjan, que sa bonne fortune éblouissait, hasarda une tentative auprès de Tibère, et lui présenta, suivant l'usage établi alors, un placet raisonné. Il disait qu'honoré de la bienveillance d'Auguste, et des témoignages encore plus marqués de la confiance de Tibère, il s'était accoutumé à adresser ses vœux aux empereurs comme aux dieux mêmes. Qu'il n'avait jamais souhaité l'éclat des honneurs, content de supporter, comme le dernier des soldats, les fatigues et les veilles pour la sûreté du prince. Qu'il était pourtant parvenu au faite de la gloire, puisqu'il avait été jugé digne d'allier sa famille à celle des Césars. Que de là étaient nées ses espérances et qu'ayant entendu dire qu'Auguste, lorsqu'il s'agissait de marier sa fille, avait eu dans l'esprit quelques chevaliers romains, il osait, appuyé de cet exemple, prier l'empereur, s'il voulait donner un mari à Liville, de penser à un ami, qui renonçant à tous les avantages d'une telle alliance, n'en considérerait que la gloire. Car il déclarait qu'il ne prétendait point se décharger des soins et des travaux qui lui étaient imposés. Qu'il désirait uniquement assurer sa famille contre l'injuste haine d'Agrippine : et cela par rapport à ses enfants ; car pour ce qui le regardait lui-même, il protestait qu'il s'estimerait trop heureux de finir sa vie au service d'un prince si plein de bonté.

Tibère ne goûta point la proposition. Mais comme rien ne l'offensait de la part de Séjan, il lui répondit avec beaucoup de douceur. Il commença par louer son zèle, et se féliciter lui-même des bienfaits dont il l'avait comblé. Il témoigna avoir besoin de temps pour réfléchir à tête reposée sur l'objet de sa requête. Puis il ajouta que le commun des hommes, dans leurs délibérations, n'avaient à examiner que leur propre avantage ; mais que les princes n'étaient pas dans le même cas, et devaient être attentifs en toute occasion au soin de leur gloire et aux jugements du public. C'est pourquoi, continua-t-il, je ne m'en tiendrai pas avec vous à une réponse qui serait bien aisée. Je ne vous dirai point que c'est à Liville elle-même à décider, si après Drusus elle doit songer à un autre époux, ou demeurer constamment dans l'état de veuve : qu'elle a sa mère et son aïeule, qui la touchent de plus près que moi, et à qui elle peut demander conseil. J'en userai avec plus de franchise, et je vous ferai part de ce que je pense.

Et d'abord pour ce qui regarde l'inimitié d'Agrippine, que vous craignez, doutez-vous que les effets n'en deviennent plus violents, lorsque Liville une fois mariée fera un second parti dans la maison des Césars ? Actuellement la jalousie les anime l'une contre l'autre, et porte le trouble dans ma famille. Que sera-ce si le mariage que vous proposez irrite leurs défiances et leurs débats ?

Car vous vous trompez, Séjan, si vous pensez pouvoir rester après cette alliance dans le grade où vous êtes, et si vous vous imaginez que Liville, qui a été mariée d'abord au petit-fils d'Auguste, et ensuite à mon fils, puisse être contente de vieillir avec la qualité d'épouse d'un chevalier romain. Quand je le souffrirais, espérez-vous y faire consentir ceux qui ont vu son frère et son père, ceux qui se rappellent nos communs ancêtres, revêtus des plus hautes dignités ?

Votre inclination vous porte à vous renfermer dans l'état modeste que vous occupez. Mais ces magistrats, ces grands, qui, malgré vous, viennent troubler votre tranquillité, et vous consulter sur toutes les affaires, déclarent hautement que vous êtes bien au-dessus du rang de chevalier, que votre fortune passe celle des amis de mon père ; et la jalousie qui vous attaque, se répand en reproches contre moi-même.

Mais Auguste, a pensé à marier sa fille à un chevalier romain. Il est bien étonnant que, partagé comme il était entre mille soins, et voyant combien il élevait celui qu'il honorerait de son alliance, il ait parlé de Proculeïus et de quelques autres du même ordre, citoyens tranquilles, et qui ne prenaient aucune part au gouvernement des affaires publiques. Et d'ailleurs si son doute fait impression sur nous, combien devons-nous être plus frappés du parti auquel il s'est arrêté, et du choix qu'il a fait d'Agrippa, et ensuite de moi, pour ses gendres ?

Voilà des réflexions que mon amitié pour vous ne m'a pas permis de vous cacher. Au reste, je ne prétends point m'opposer à vos arrangements, ni à ceux de Liville. Ce n'est pas que je' n'aie des vues sur vous, et des projets pour vous unir avec moi de la façon la plus étroite. Mais il n'en est pas question maintenant. Je me contenterai de vous dire, qu'il n'est rien de si haut, dont ne me paraissent dignes vos vertus, et votre zèle pour mon service : et, j'en ferai la déclaration, lorsque l'occasion s'en présentera, soit dans le sénat soit devant le peuple.

Après cette réponse de Tibère, non-seulement Séjan ne crut pas devoir insister sur le projet de son mariage, mais craignant les ombrages secrets qui pouvaient naître dans l'esprit du prince, il témoigna être alarmé des bruits qui allaient courir à ce sujet dans le public, et de l'envie à laquelle il serait plus exposé que jamais. Afin que sa conduite parût répondre à ses discours, il résolut même de faire quelque réforme dans l'appareil et la pompe extérieure de sa fortune. Mais de peur de diminuer sa puissance, en empêchant l'affluence et le concours de toutes sortes de personnes qui remplissaient sa maison, ou, s'il y recevait, comme auparavant, un monde prodigieux, de prêter matière aux accusations, il prit le parti d'engager Tibère à aller vivre loin de Rome dans quelque agréable campagne. De là il se promettait de grands avantages. Car comme il commandait toute la garde du prince, il voyait qu'en ce cas les entrées dépendraient de lui, qu'il serait même en grande partie le maître des lettres, parce que les soldats soumis à ses ordres en étaient les porteurs. Il espérait de plus que l'empereur, qui commençait à s'affaiblir par l'âge, amolli encore par les douceurs d'une vie retirée, se dessaisirait plus volontiers entre les mains de son ministre d'une, partie des fonctions du gouvernement ; et que pour lui, il donnerait moins de prise à l'envie, en retranchant cette foule de courtisans qui l'environnaient : de sorte qu'il se débarrasserait d'un vain faste, et augmenterait la réalité de son pouvoir. Il commença donc à jeter de temps en temps des propos qui tendaient à dégoûter le prince de la fatigue des affaires dont il était accablé dans la ville, de cette multitude immense de peuple qui l'assiégeait, et lui laissait à peine le temps de respirer. Il louait le repos et la solitude dont on jouit à la campagne : point de ces détails ennuyeux, point d'affaires désagréables, liberté toute entière de se livrer à tout ce qui fait le mérite et le prix de la vie.

J'ai déjà remarqué que la paresse de Tibère le rendait très-susceptible de pareilles impressions, et qu'elle ne contribua pas moins que les suggestions de Séjan à lui faire prendre enfin le parti que celui-ci souhaitait. D'autres motifs, rapportés ailleurs, s'y mêlèrent encore. Mais comme Tibère ne procédait jamais qu'avec beaucoup de lenteur, la chose traîna jusqu'à l'année suivante : et, avant que de quitter Rome, il porta un nouveau coup à Agrippine.

Claudia Pulcra, cousine de cette princesse, fut accusée par Domitius Afer. Cet homme célèbre, que Quintilien vante souvent comme le plus grand orateur qu'il ait entendu, était né à Nîmes, colonie romaine, et, s'étant transporté à Rome pour améliorer sa fortune il marchait actuellement dans la route des honneurs. Il avait passé récemment par la préture : et comme il ne tenait qu'un rang médiocre dans la ville, il cherchait les occasions de se faire un nom à quelque prix que ce pût être. Il accusa donc Claudia d'adultère avec Furnius, de sortilèges, et d'opérations magiques dirigées contre l'empereur.

Agrippine, toujours hautaine, et alors irritée par Plaintes et le danger de sa parente, va droit à Tibère ; et l'ayant trouvé qui sacrifiait à Auguste, elle saisit cette circonstance pour commencer ses reproches. Elle lui dit que ce n'était pas agir conséquemment, que d'offrir d'une part des victimes à Auguste, et de persécuter de l'autre sa postérité. Que le souffle divin qui avait animé ce prince ne s'était pas transmis à des effigies muettes que ses vraies images étaient celles qui étaient nées de son sang. Et moi, qui ai cet honneur, ajouta-t-elle, je me vois tourmentée, condamnée aux larmes, pendant que l'on couronne de festons les statues de mon aïeul : Claudia Pulcra n'est qu'un prétexte : c'est à moi que l'on en veut. Elle ne s'est attiré son malheur, que parce qu'elle s'est bien indiscrètement attachée à Agrippine, au lieu de profiter de l'exemple de Sosie, à qui mon amitié seule a été funeste.

Ce-discours hardi fit sortir Tibère de sa dissimulation accoutumée, et tira de lui une parole remarquable et rare dans sa bouche. Car prenant Agrippine par le bras, il lui cita un vers grec, dont le sens est : Ma fille, si vous ne régnez pas, vous vous croyez offensée[2]. C'était bien faire sentir à Agrippine qu'il n'aurait aucun égard à ses plaintes : et en effet Claudia et Furnius furent condamnés.

L'accusateur, qui avait préféré l'éclat de la réputation à la gloire de la vertu, obtint ce qu'il souhaitait. Cette action le rendit célèbre, et le mit au rang des premiers orateurs par le suffrage même de Tibère. Dans la suite, ajoute Tacite, il continua à marcher dans la même route : et tantôt accusant, tantôt défendant, il se fit plus d'honneur par les talents de l'esprit, que par les qualités du cœur. Encore son éloquence déchut-elle beaucoup par l'affaiblissement de l'âge. Possédé d'une ambition inconsidérée, il ne put, quoique tombé beaucoup au-dessous de lui-même, se réduire au silence, et il aima mieux succomber dans la carrière[3], que de s'en retirer.

Il avait offensé Agrippine : et l'ayant rencontrée peu de temps après l'accusation de Claudia, il cherchait à se cacher. Mais cette fière princesse ne prenait point le change ; et elle eût dédaigné de faire tomber son ressentiment sur le ministre d'une injustice qui partait de plus haut. Ce n'est point de vous, lui dit-elle, faisant allusion à un passage d'Homère[4], c'est d'Agamemnon que je me plains.

Agrippine tomba malade vers ce même temps ; et l'impatience avec laquelle elle supportait les chagrins dont on affectait de la mortifier, augmentait encore son mal. Tibère l'étant venu voir, elle versa longtemps des larmes avant que de parler. Enfin elle fit un effort sur elle-même pour prier l'empereur d'avoir pitié de l'état de solitude où elle vivait, et de lui donner un mari. La proposition n'avait rien que de convenable en soi, vu que la princesse était encore jeune. Mais la politique de Tibère ne lui permettait pas de consentir à un mariage qui lui aurait opposé un adversaire, et offert un chef à tous les mécontents. Il s'enveloppa dans sa dissimulation, et sans faire aucune réponse à Agrippine, quoiqu'elle le pressât par des instances réitérées, il se leva et s'en alla.

Agrippine était désolée, et se consumait en plaintes amères : mais elle n'apprenait point à se défier de Séjan. Cet artificieux ennemi, pour la brouiller irréconciliablement avec Tibère, employa des traîtres, qui, sous couleur d'amitié, lui firent entendre que l'empereur voulait l'empoisonner. Elle ajouta foi à leurs discours, et, incapable de feindre, elle agit en conséquence. Se trouvant à table à côté de Tibère, elle gardait un sérieux morne, ne disait pas une parole, et ne touchait à rien. Il s'en aperçut, soit de lui-même, soit qu'il eût été averti précédemment ; et pour mettre plus en évidence les défiances de sa belle-fille, il choisit un fruit, dont il loua beaucoup la beauté, et qu'il lui donna de sa main. Agrippine, sans le porter à sa bouche, rendit l'assiette à un esclave. Tibère alors s'ouvrit ; et, se tournant vers sa mère, il lui demanda si l'on aurait lieu de s'étonner qu'il prît un parti sévère contre celle qui le regardait comme un empoisonneur. Ce mot fit trembler tout Rome pour la veuve et les enfants de Germanicus. Mais le temps n'était pas encore venu de polluer les choses aux dernières extrémités.

Ce fut cette même année que Tibère quitta Rome, suivant que je l'ai déjà marqué : et, avant qu'il se fixât au séjour de Caprée, une aventure fortuite donna lieu à Séjan d'augmenter encore son crédit auprès de lui. Ils étaient dans une maison de campagne nommée Speluncæ[5], les Grottes, près de la mer, à peu de distance de Gaète et de Fondi. On y mangeait dans une grotte naturelle, lorsque tout d'un coup des pierres venant à se détacher de la voûte, écrasèrent quelques-uns de ceux qui servaient. L'alarme fut grande, tout le monde s'enfuit. Séjan, uniquement occupé du soin de sauver son prince, se pencha sur lui, et, appuyé sur un genou, la tète et les mains élevées en haut, il soutint l'endroit qui paraissait menacer Tibère, et il fut trouvé dans cette attitude par les soldats qui vinrent au secours. L'empereur, touché de cette nouvelle preuve du zèle de son ministre, le regarda comme un homme prêt à se sacrifier pour lui, et il ne mit plus aucune borne à sa confiance.

Ainsi Séjan eut beau champ pour travailler à la ruine de la maison de Germanicus, par rapport à laquelle il commençait à s'attribuer la fonction de juge, laissant à ses créatures le rôle d'accusateur. Il leur avait ordonné de s'acharner particulièrement sur Néron, qui était l'aîné, et héritier présomptif : jeune prince d'une modestie aimable, mais quelquefois peu attentif aux ménagements qu'exigeait de lui la situation délicate où il se trouvait. Il était assiégé par une multitude de clients et d'affranchis, qui, pour leur intérêt et par le désir impatient d'acquérir de la puissance, l'exhortaient à prendre un ton de confiance et de hauteur. Ils lui disaient que c'était ce que le peuple romain attendait de lui, que les armées le souhaitaient, et que Séjan n'oserait pas lui tenir tète au lieu queactuellement ce ministre orgueilleux se jouait également de la faiblesse du vieil empereur, et de la timidité de son jeune héritier. Ces discours, dont les oreilles de Néron étaient sans cesse rebattues, ne le portèrent jamais à aucun dessein qui pût passer pour criminel : seulement il lui échappait quelquefois des paroles peu mesurées, des expressions de fierté, que les espions, dont il était environné, recueillaient avec soin, et rendaient, non pas fidèlement ni telles qu'elles avaient été dites, mais aggravées encore et exagérées ; et Néron, qui n'en était point averti, ne pouvait se justifier.

Cependant mille circonstances affligeantes lui causaient de l'inquiétude, et lui annonçaient sa disgrâce. Il voyait les uns éviter sa rencontre, les autres après l'avoir salué se détourner aussitôt, plusieurs qui avaient commencé avec lui une conversationon, la finir brusquement ; et au contraire les amis de Séjan qui se trouvaient présents à ces désagréables scènes, s'arrêter, le contempler fixement et d'un air moqueur. Tibère ne le regardait jamais que d'un œil sévère, ou avec un sourire faux et forcé : sit que le jeune prince parlât ou qu'il se tût, on lui faisait un crime de ses paroles, de son silence. La nuit même n'était pas pour lui exempte du danger, parce que sa femme, fille de Liville, observait s'il avait dormi, si l'inquiétude l'avait tenu éVeillé, s'il avait poussé des soupirs : elle rendait compte de tout à sa mère, et celle-ci à Séjan. Drusus, frère de Néron, entrait ausi

dans cette conspiration, séduit par le favori qui lui faisait espérer la première place s'il écartait une fois son aîné, dont la fortune était déjà bien ébranlée. Drusus était un caractère violent, que l'ambitiOn naissante, la haine trop ordinaire entre les frères, la jalousie contre Néron, qu'il croyait plus aimé que lui d'Agrippine, rendaient susceptible des plus mauvaises impressions. Ainsi Séjan se servait de lui pour détruire son frère, sachant qu'il lui serait ensuite aisé de le détruire lui-même, et que les emportements et les fougues de ce jeune prince le rendraient bientôt odieux, et faciliteraient sa ruine.

L'année suivante fut marquée par deux grands désastres, que j'ai rapporté ailleurs, la chute de l'amphithéâtre de Fidènes, et un furieux incendie dans Rome. Mais ces maux, quelque terribles qu'ils fussent, avaient au moins une fin, et laissaient lieu aux remèdes : au lieu que la rage des délateurs allait toujours croissant, et ne donnait aucun relâche.

Quintilius Varus, filsde Claudia Pulcra, fut accusé par Domitius Afer, qui avait fait condamner sa mère, et par P. Dolabella. On ne s'étonna point, dit Tacite[6], que le premier, qui après avoir longtemps souffert l'indigence s'était tout d'un coup enrichi de la dépouille de Claudia, et avait mal usé de sa fortune, se portât à de nouvelles indignités, dont il espérait du fruit. Mais on ne concevait pas comment Dolabella, homme d'une grande naissance, et parent de Varus, s'était associé à Domitius pour déshonorer son nom, et répandre son propre sang. Le sénat profita de l'absence de Tibère pour parer le coup, et déclara qu'il fallait attendre le retour de l'empereur. Ce délai était la seule ressource dans les maux dont on se voyait accablé.

Tibère au lieu de revenir à Rome se confina dans l'île de Caprée : et ainsi il paraît que l'expédient imaginé par le sénat réussit pour Varus, duquel il n'est plus fait aucune mention dans Tacite. Mais la condition d'Agrippine et de Néron empira par la facilité qu'eut Séjan d'irriter de plus en plus la jalousie de l'empereur, qui ne voyait que par ses yeux, et qui, naturellement défiant et soupçonneux, se livrait d'autant plus à la pente qu'il avait à croire le mal, que la crainte ne le retenait plus, et qu'il se regardait comme en pleine sûreté dans son île, où personne ne pouvait aborder sans sa permission. Agrippine et son fils commencèrent à être traités en criminels d'état. On leur donna des gardes, qui tenaient un journal exact de toutes leurs actions, des messages qu'ils envoyaient ou recevaient, des personnes qui entraient chez eux, de ce qui se passait en public, de ce qui se passait dans le particulier. On apostait des misérables, pour leur conseiller de s'enfuir vers les armées de Germanie, ou d'aller embrasser la statue d'Auguste au milieu de la place publique, et d'y implorer la protection du sénat et du peuple. Ils rejetaient ces propositions, ils témoignaient leur extrême éloignement pour ces démarches séditieuses ; et ensuite on les leur imputait, comme s'ils les eussent projetées.

Tout le monde les fuyait : leur maison était devenue un désert. Le seul ami qui leur restât, Titius Sabinus, illustre chevalier romain, fut la victime de sa fidélité pour eux, et périt par le plus noir et le plus infâme complot dont l'histoire nous ait conservé le souvenir ! Cet homme de bien, autrefois attaché à Germanicus, avait toujours continué de faire sa 'cour à la veuve et aux enfants de ce prince. Il les visitait chez eux, il les accompagnait en public, malgré la désertion universelle des amis de cette famille infortunée : loué des honnêtes gens pour un si rare exemple de constance, et par la même raison odieux aux méchants. Quatre sénateurs, Latinius Latiaris, Porcius Cato, Petilius Rufus, M. Opsius, se liguèrent pour le perdre, tous quatre anciens préteurs, et avides de parvenir au consulat', dont Séjan seul disposait ; et l'amitié de Séjan ne s'acquérait que par le crime. Ils convinrent entre eux que Latiaris, qui avait quelque liaison avec Sabinus, tramerait la perfidie, que les autres feraient en sorte d'être témoins, et que lorsqu'ils auraient acquis des preuves, ils entameraient de concert l'accusation.

Latiaris donc, ayant joint Sabinus, s'entretint d'abord avec lui de choses indifférentes ; ensuite il le loua de ce qu'il n'imitait pas l'infidélité de tant d'autres, qui, amis d'une maison florissante, l'avaient abandonnée depuis qu'elle était dans la disgrâce : en même temps il parla honorablement de Germanicus, il témoigna s'intéresser au triste sort d'Agrippine. A ces discours Sabinus ne put retenir ses larmes : car l'effet naturel de l'infortune est d'attendrir les courages. Le traître mêle ses plaintes à celles de Sabinus ; et, devenu plus hardi, il tombe sur Séjan, il attaque sa cruauté, son orgueil, ses espérances audacieuses et criminelles, il n'épargne pas même Tibère. Ces entretiens, répétés plusieurs fois, lièrent entre eux l'apparence d'une amitié étroite, fondée sur des confidences qui paraissaient délicates et hasardeuses. Et déjà Sabinus était. le premier à venir chercher Latiaris, il lui rendait de fréquentes visites, il allait décharger ses douleurs dans le sein de celui qu'il regardait comme son plus fidèle ami.

Alors les quatre fourbes délibérèrent entre eux sur les moyens de pouvoir entendre tous une pareille conversation : car il fallait conserver au lieu où elle se passerait un air de solitude ; et, s'ils se fussent placés derrière la porte, ils appréhendaient d'être aperçus, d'être décelés par quelque bruit qu'ils feraient, ou par un soupçon qui pourrait naître dans l'esprit de Sabinus. Ils s'avisent de s'embusquer entre le toit de la maison de Latiaris et le lambris ; et là trois sénateurs se tiennent tapis dans, un réduit aussi honteux que la fraude était détestable, et ils approchent leur oreille des trous et des fentes du plancher.

Cependant Latiaris, ayant trouvé Sabinus dans la rue, l'emmène chez lui dans sa chambre, comme ayant à lui dire des nouvelles ; et, après avoir rappelé les maux passés, il accumule ceux que l'on craignait actuellement, les terreurs et les alarmes, trop réelles et trop multipliées, dont ma était environné. Sabinus poursuit la matière, et la traite avec encore plus d'étendue ; car les réflexions tristes, lorsqu'une fois elles ont commencé à se produire au-dehors, ne tarissent point. Aussitôt l'accusation est intentée, et les auteurs de la trahison écrivent à l'empereur pour lui exposer tout le détail de la fraude qu'ils avaient tramée, et leur propre infamie.

Lorsque le bruit de cette horrible aventure se fut répandu dans la ville, l'inquiétude et les transes saisirent plus que jamais les citoyens. On ne savait plus à qui se fier ; on n'osait se voir ni se parler ; on se craignait mutuellement, connus et inconnus ; on interrogeait avec des regards timides les êtres même muets et inanimés, les murs et les voûtes, de peur qu'ils ne recélassent des accusateurs et des témoins.

Tibère, en tyran endurci, ne fut frappé d'aucune des considérations qui pouvaient retenir ou au moins différer sa vengeance. La célébrité religieuse du premier jour di l'année ne l'arrêta pas ; et dans la même lettre où il faisait au sénat les vœux et les souhaits accoutumés en ce jour, il dénonça Sabinus, l'accusant d'avoir corrompu quelques-uns de ses affranchis et d'avoir dressé des embûches à sa vie ; et il demanda en termes qui n'avaient rien d'obscur, que l'on en fit la punition convenable. Son arrêt fut prononcé sur-le-champ ; et dès le jour même, l'infortuné Sabinus fut mené en prison pour y être exécuté. Pendant qu'on le traînait avec violence, quoiqu'il eût peine à se faire entendre, parce qu'on lui avait enveloppé la tête et le cou avec ses habits, il criait, C'est ainsi que l'on commence l'année ; telles sont les victimes que l'on immole à Séjan. De quelque côté que tombassent ses regards ou qu'arrivât le son de sa voix, chacun fuyait ; les rues, les places devenaient désertes en un moment : quelques-uns affectaient de revenir sur leurs pas, et de se montrer, alarmés par réflexion de la crainte même qu'ils avaient témoignée. On se demandait avec effroi quel jour serait donc exempt de supplices ; si au milieu des sacrifices solennels et des vœux les plus saints, en un jour auquel on avait coutume de s'abstenir même de toute parole profane, les chaînes et le fatal cordon avaient lieu ? On ajoutait que ce n'était pas au hasard ni sans y bien penser, que Tibère provoquait ainsi la haine publique : qu'il y avait dans cette conduite un dessein réfléchi ; qu'il voulait que l'on sut qu'il n'y avait point de jour privilégié, et que son intention était que les magistrats, au premier jour de l'année, ouvrissent l'entrée des lieux destinés aux supplices, de même qu'ils ouvraient les temples pour les devoirs de religion.

Sabinus ayant été étranglé dans la prison, son corps fut traîné avec un croc aux Gémonies[7], et ensuite jeté dans le Tibre. Dion et Pline[8] ont observé que la fidélité de son chien augmenta encore la commisération du peuple sur un sort si digne de larmes. Cet animal suivit son maître à la prison ; il demeura auprès du corps exposé sur les Gémonies, en poussant des hurlements lamentables ; et lorsqu'on le jeta dans la rivière, le chien s'y élança pareillement, pour le soutenir, s'il eût pu, et l'empêcher d'aller à fond.

Les accusateurs furent sans doute récompensés suivant l'usage et la loi. Mais dans la suite ils portèrent la peine de leur insigne trahison. Caligula fit justice de trois d'entre eux. Latiaris fut puni, comme nous le verrons, par l'autorité de Tibère lui-même. Car ce prince protégeait contre le sénat et contre tout autre ceux qui lui avaient prêté leur ministère pour le crime' : matis souvent il se lassait d'eux au bout d'un temps ; et lorsqu'il s'en présentait de nouveaux, il sacrifiait les anciens, qui lui devenaient à charge.

Après l'exécution de Sabinus, il écrivit au sénat pour lui rendre grâces d'avoir délivré la république d'un méchant citoyen et d'un ennemi de la patrie. Il ajouta qu'il passait sa vie dans de continuelles alarmes, et qu'il craignait les embûches de ses ennemis. Quoiqu'il ne s'expliquât pas davantage, on conçut aisément qu'il désignait Néron et Agrippine ; et Asinius Gallus, dont les enfants étaient neveux de cette princesse, proposa de prier l'empereur de déclarer au sénat ses sujets de crainte, et de permettre qu'on y apportât le remède. Tibère chérissait la dissimulation comme sa vertu favorite, et par nul autre endroit il n'était plus content de lui-même. Ainsi il fut très-piqué contre Gallus, qui voulait lui arracher son secret. Séjan le calma, non par amitié pour Gallus, mais dans la vue d'engager enfin Tibère à faire éclater les desseins funestes qu'il méditait depuis tant d'années contre la maison de Germanicus. Le ministre savait que le caractère du prince qu'il obsédait était d'aimer à se nourrir de son fiel, et à rouler pendant longtemps dans son esprit des projets sinistres ; mais que lorsqu'une fois il avait tant fait que de parler, les effets les plus rigoureux suivaient de près la menace.

Les sénateurs ne trouvaient de ressource à leurs alarmes continuelles que dans la flatterie envers l'empereur et son favori. Ainsi, sans en être requis, et lorsqu'il s'agissait d'affaires toutes différentes, ils ordonnèrent que l'on érigeât un autel à la Clémence, un autre à l'Amitié, avec les statues de Tibère et de Séjan aux deux côtés. Ils les conjuraient par des prières souvent réitérées de permettre qu'on pût les voir et les saluer. Tibère et Séjan ne furent pas inflexibles. Ils voulurent bien sortir de leur île, non pas pour venir à Rome ou dans le voisinage. Ils se tinrent sur la côte de Campanie pour y recevoir les respects des sénateurs, des chevaliers, d'une grande partie du peuple, qui s'y rendirent en foule.

Il était plus difficile d'aborder Séjan que l'empereur. La faveur d'une audience de ce ministre insolent s'achetait par de vives sollicitations et par la disposition à le servir dans ses projets ambitieux. On assure que le spectacle de la servitude publique, étalé dans cette occasion sous ses yeux, augmenta beaucoup son arrogance. Car à Rome le mouvement et le fracas n'avaient rien d'extraordinaire : et dans une multitude infinie qui remplit les rues d'une grande ville, on ne sait pas quel est l'objet de chacun, quelle affaire le remue. Mais là, étendus dans la plaine ou sur le rivage, tous les ordres de l'état sans distinction passaient le jour et la nuit à faire la cour aux huissiers, ou à souffrir leurs rebuts. Enfin, toute cette foule fut renvoyée, tous revinrent à Rome, mais avec des sentiments fort différents, les uns inquiets et consternés si le favori n'avait pas daigné jeter sur eux un regard, ou les honorer d'une de ses paroles ; d'autres, à qui il avait donné des témoignages d'amitié, se livraient en conséquence à une joie téméraire, que devait bientôt changer en larmes une affreuse disgrâce.

C. RUBELLIUS GEMINUS. - C. FUFIUS GEMINUS. AN R. 780. DE J.-C. 29.

La mort de Livie, arrivée, comme nous l'avons dit, sous les consuls Rubellius et Fufius, leva la dernière barrière qui arrêtait encore la ruine de la maison de Germanicus. Dès que Tibère se vit affranchi de la contrainte où le tenait un reste de respect pour sa mère, il écrivit au sénat contre Agrippine et contre Néron son fils. Le peuple crut même que la lettre avait été envoyée dans le temps que Livie vivait encore, et que cette princesse avait empêché qu'elle ne parût. Ce qui est certain, c'est qu'elle fut lue dans le sénat très-peu de temps après sa mort.

Le style en était très-amer : on voyait que Tibère s'était fait un plaisir d'y prodiguer les termes les plus durs. Cependant il ne reprochait à sa belle-fille et à son petit-fils, ni sollicitations employées auprès des gens de guerre, ni conspiration contre sa personne. Il accusait Néron de débauches outrées : et pour ce qui est d'Agrippine, il n'avait pas même osé feindre contre elle une pareille accusation, et il ne se plaignait d'autre chose que de ses manières arrogantes et de sa fierté indomptable.

Le sénat fut effrayé à cette lecture, et garda longtemps un morne silence. Enfin, un petit nombre de ces hommes tels qu'il s'en trouve toujours, qui n'ont aucune ressource par les voies d'honneur, et à qui les maux publics servent d'occasion de pousser leur fortune particulière, prirent la parole, et demandèrent que la matière fût mise en délibération. Le plus ardent de tous était Messalinus Cotta, qui avait déjà un avis de rigueur tout prêt et tout formé. Mais les titres chefs du sénat, et surtout les magistrats, demeuraient incertains et flottants ; parce que Tibère s'était contenté d'invectiver avec aigreur, sans autrement expliquer ses intentions.

Parmi les sénateurs était un certain Junius Rusticus, choisi par l'empereur pour tenir les registres de la compagnie, et qui par cette raison passait pour avoir part à la confiance du prince. Ce sénateur n'avait jamais donné aucune preuve de fermeté. Néanmoins, dans la circonstance dont il s'agit, soit entraîné par le torrent, soit guidé par une prévoyance mal entendue, qui lui faisait craindre un avenir incertain pendant qu'il oubliait le danger présent, il se mêle parmi ceux qui balançaient, il détourne les consuls de proposer l'affaire : il représente que les plus grands changements dépendent souvent des causes les plus légères, et qu'à l'âge où était l'empereur, il fallait lui donner le temps de revenir sur ses pas et de se repentir. En même temps, le peuple s'attroupait autour du sénat ; et les citoyens portant entre leurs bras les images d'Agrippine et de Néron, invoquant le nom de Tibère avec des acclamations pleines de respect et de vœux pour sa prospérité, criaient que la lettre était fausse, et que le prince ne voulait pas la ruine de sa famille. Ainsi ce jour-là, il ne fut pris aucune résolution fâcheuse. Il courut même dans le public des discours attribués à différents personnages consulaires, comme tenus par eux dans le sénat contre Séjan : et ces pièces furtives étaient assaisonnées d'un sel d'autant plus caustique, que les auteurs cachés sous des noms empruntés avaient cru pouvoir donner impunément l'essor à leur plume.

Il est aisé de juger combien Séjan fut irrité, et de quelle aigreur il rechargea ses accusations auprès de Tibère. Il lui disait que le sénat avait méprisé les plaintes de son prince ; que le peuple s'était révolté ; que l'on débitait dans Rome des harangues séditieuses, des sénatus-consultes qui respiraient la rébellion. Que restait-il, sinon qu'ils prissent les armes, et qu'ils choisissent pour leurs chefs et leurs généraux ceux dont les images leur avaient servi d'étendards ?

Tibère écrivit donc de nouveau pour répéter les reproches outrageants contre sa belle-fille et son petit-fils, pour réprimander sévèrement le peuple, pour se plaindre au sénat de ce que, par la fraude d'un sénateur, la majesté impériale avait reçu publiquement un affront ; cependant il se réservait la connaissance de l'affaire. On ne délibéra plus ; et si les sénateurs ne raidirent pas un décret, parce que cela leur était défendu, ils témoignèrent au moins que, prêts à venger les injures du prince, ils étaient uniquement retenus par ses ordres.

Ici Tacite nous manque tout d'un coup. Une lacune de près de trois ans nous prive de tout ce que cet excellent historien avait écrit touchant le procès fait à Agrippine et à Néron, et ensuite à Drusus ; touchant la découverte de la conspiration de Séjan et la ruine de cet ambitieux favori. Nous avons même perdu d'autres monuments qui pourraient nous consoler jusqu'à un certain point, et entre autres les Mémoires d'Agrippine[9], fille de celle dont il s'agit maintenant, et mère de l'empereur Néron, qui avait écrit avec sa vie l'histoire des malheurs de sa maison. Nous sommes réduits à quelques mots épars çà et là dans Suétone, et à des extraits de Dion, écrivain bien peu capable, quand il serait venu à nous tout entier, de remplacer Tacite. Avec ces faibles secours, il ne nous sera pas possible de distinguer les faits qui appartiennent à ce reste d'année commencée, ou à l'année suivante marquée par le consulat de Cassius et de Vinicius.

M. VINICIUS. - L. CASSIUS LONGINUS. AN R. 731. DE J.-C. 30.

Tout ce que nous pouvons assurer, c'est que sous ces consuls, ou vers la fin de l'année précédente, Agrippine fut condamnée par le sénat, à la poursuite de Tibère, et reléguée dans l'île Pandataria, où sa mère Julie avait été autrefois, pour des causes bien différentes, enfermée par Auguste. Néron, son fils aimé, fut en même temps déclaré ennemi public, et transporté dans l'île Ponce, peu distante de celle de Pandataria. Drusus, frère de Néron, ne jouit pas d'une disgrâce dont son mauvais cœur l'avait rendu l'un des instruments. Déclaré pareillement ennemi public, il eut pour prison un appartement bas du palais, dans lequel on le garda très-étroitement.

Il paraît que la ruine d'Agrippine entraîna celle d'Asinius Gallus son beau-frère. Nous avons observé que Tibère nourrissait une haine aussi violente qu'injuste contre cet illustre sénateur. Il se satisfit enfin par un traitement également plein de perfidie et d'inhumanité. Asinius ayant été député par le sénat vers l'empereur, sans que nous puissions dire à quel sujet, Tibère prit précisément ce temps pour écrire au sénat contre lui ; en sorte que, par l'aventure du monde la plus étrange„ dans le même moment où Asinius recevait du prince toute sorte d'accueil à Captée, et mangeait à sa table, le sénat le condamnait à Rome, et faisait partir un préteur pour l'arrêter et le conduire au supplice. Asinius, lorsqu'il fut instruit de l'arrêt rendu contre lui, voulut se tuer. Tibère l'en empêcha, non par pitié, mais pour prolonger ses souffrances et sa misère. Il ordonna qu'on le ramenât à la ville, et qu'il y fût gardé dans la maison de l'un des consuls en charge, jusqu'à ce que lui-même il revînt à Rome. Ce terme n'arriva point : jamais Tibère ne rentra dans Rome ; ainsi la prison d'Asinius dura plusieurs années, qu'il passa sans avoir ni un ami ni un domestique auprès de lui, sans parler à personne, sans, voir personne, sinon qu'on le forçait de prendre de la nourriture ; et cette nourriture n'était capable ni de lui faire aucun plaisir ni de lui donner aucune force, on ne lui apportait précisément que ce qu'il fallait pour l'empêcher de mourir. Il se serait estimé heureux d'avoir le sort d'un certain Syriacus, qui, accusé d'être de ses amis, fut mis à mort pour ce seul crime.

Séjan était au comble de ses vœux. Il avait détruit ses ennemis : les voies de la souveraine, puissance lui paraissaient aplanies par la ruine de ceux qui en devaient être les héritiers. On le joignait partout à Tibère dans les honneurs que l'on rendait à ce prince : on célébrait des jeux publics au jour de sa naissance. Le sénat, l'ordre des chevaliers, les tribus, les premiers citoyens lui élevaient des statues en si grand nombre, qu'il n'eût pas été aisé de les compter : on jurait par sa fortune comme par celle de l'empereur. Bien plus, comme il avait en sa main les récompenses et les peines, comme il était le canal des grâces et l'arbitre des supplices, on le respectait et on le craignait plus que son maître. Séjan semblait être l'empereur, et Tibère le prince de la petite île de Caprée.

Tibère était si aveuglé, qu'il n'aurait jamais ouvert les yeux, si un avis salutaire n'eût dissipé l'espèce d'ensorcellement dans lequel il vivait. Un mot de Tacite[10] nous apprend que Satrius Secundus fut celui qui découvrit la conspiration de Séjan. Josèphe[11] rapporte qu'Antonia, mère de Germanicus, ayant été informée des desseins de Séjan, en écrivit à l'empereur, et lui envoya cet avis important par Pallas, le plus fidèle de ses esclaves, qui dans la suite devint si célèbre sous l'empire de Claude. Il est donc à croire que Satrius, ancien client de Séjan, et qui avait servi sa vengeance contre Crémutius, étant instruit et complice de tous les desseins de son patron, se détermina, par quelque motif que ce puisse être, à en informer Antonia, qui avertit sur-le-champ l'empereur de la manière que Josèphe raconte. Nous ne savons point le détail du complot, ni les preuves du crime de Séjan. Mais on ne peut douter qu'il n'ait été convaincu d'avoir voulu usurper la place et attenter à la, vie de son maître, puisque personne n'a jamais tenté de le justifier ni de l'excuser. Tibère était assez haï pour procurer des défenseurs à la cause de Séjan, si elle n'eût pas été absolument mauvaise.

Il était temps que Tibère se réveillât. Séjan pouvait compter sur les gardes prétoriennes, qui lui étaient dévouées comme à leur chef, sur le sénat presque entier, dont il avait gagné plusieurs membres par ses bienfaits, et tenait les autres en haleine par l'espérance ou par la crainte. Il était tellement maître de tous ceux qui approchaient la personne du prince, qu'il savait à point nommé tout ce que disait ou faisait Tibère, et Tibère avait toujours ignoré les démarches de Séjan.

Dans de telles circonstances, il n'eût peut-être pas été de la prudence d'attaquer à force ouverte un adversaire si puissant ; et le caractère artificieux de Tibère ne pouvait manquer de le porter aux voies sourdes et détournées. Il commença donc par témoigner à Séjan plus de confiance que jamais : il ne parlait de lui que comme d'un ami fidèle, sur qui il était charmé de se reposer des soins les plus importants. On peut conjecturer avec beaucoup de vraisemblance qu'il lui promit alors de donner son consentement au mariage projeté depuis si longtemps entre lui et Liville[12] ; et ce fut apparemment sous le prétexte de l'élever au rang digne de cette alliance, qu'il le désigna consul avec lui pour l'année suivante, en lui conservant sa charge de préfet des cohortes prétoriennes. Les fonctions du consulat demandaient que Séjan allât à Rome. Ainsi Tibère y gagnait d'éloigner son ennemi de sa personne et de Caprée, et de pouvoir concerter, plus librement les moyens de le perdre.

Tout le monde fut la dupe de cette conduite de Tibère. On crut que la faveur de Séjan augmentait, et on redoubla d'empressement pour lui faire la cour. Statues, chaises curules enrichies d'or, offrandes et sacrifices, tout fut prodigué. Le sénat ordonna qu'ils seraient consuls ensemble pendant cinq ans consécutifs, et que lorsqu'ils viendraient à la ville (car on supposait que Tibère ne manquerait pas de s'y rendre pour exercer le consulat), on leur ferait une entrée commune, la plus pompeuse qu'il serait possible. On se trompait : Tibère resta dans son île, et Séjan vint seul à Rome.

TIBERIUS CÆSAR AUGUSTUS. - V. L. ÆLIUS SEJANUS. AN R. 782. DE J.-C. 31.

Il y fut reçu avec des honneurs qui allaient jusqu'à l'adoration. L'empressement à lui faire la cour était incroyable : une foule infinie remplissait ses antichambres, et regorgeait jusque dans la rue : chacun craignait non-seulement de n'être pas vu, mais de ne se pas faire remarquer des premiers. Car la servitude était dure sous cet orgueilleux ministre, et l'on savait qu'il se faisait rendre compte et qu'il tenait registre de toutes les paroles et des moindres gestes qui pouvaient échapper surtout aux citoyens d'un rang distingué. Sur quoi Dion fait une réflexion un peu longue, mais qui me parait valoir la peine d'être transportée ici.

Les princes, dit-il, à qui la dignité et la puissance appartiennent, sont moins jaloux de respects, et plus disposés à pardonner quelques négligences à cet égard, parce qu'ils sont intimement convaincus qu'on ne peut les mépriser ; mais ceux qui ne jouissent que d'un pouvoir emprunté, exigent sévèrement ces sortes de devoirs, comme un complément nécessaire à leur grandeur ; et si l'on y manque, ils se mettent en colère, comme méprisés et insultés. C'est pourquoi il y a souvent plus de presse auprès des favoris, qu'autour des souverains mêmes, parce que si l'on fait quelque faute par rapport à ceux-ci, c'est pour eux une gloire que d'user de clémence, au lieu que chez les autres c'est une preuve de faiblesse, et la vengeance éclatante qu'ils en tirent, paraît affermir leur puissance et assurer leur fortune.

Cependant Tibère préparait de loin toutes choses pour la ruine de Séjan, et il s'y prenait avec une circonspection et une réserve singulières et dont il y a peu d'exemples. Il se proposait d'affaiblir Séjan, sans néanmoins le porter au désespoir, de peur qu'il ne prît le parti de lever le masque et d'exciter une révolte. Le second objet de Tibère était de sonder les dispositions et les sentiments du gros de la nation, de s'assurer si l'on était attaché à la personne du ministre, ou à sa fortune, et par conséquent s'il pouvait espérer, en le détruisant, d'être applaudi et secondé, ou si au contraire il avait à craindre un soulèvement. Pour parvenir à cette double fin, il résolut de rendre sa conduite si équivoque à l'égard de Séjan, d'y mêler tellement de quoi l'alarmer d'une part, et de l'autre de quoi nourrir sa confiance, que le changement du prince à l'égard de son ministre pût être deviné, et que cependant le ministre n'eût que des frayeurs passagères, qui ne l'empêchassent pas de se croire toujours aimé et considéré.

Ainsi, touchant ce qui le regardait lui-même, il écrivait au sénat et à Séjan, tantôt qu'il se portait fort mal, et qu'il n'attendait que la mort ; tantôt que sa santé était très-bonne, et qu'il se préparait à venir incessamment à Rome : quelquefois il louait beaucoup Séjan, dans d'autres occasions il le maltraitait : il observait la même variation à l'égard des créatures de ce favori, leur distribuant alternativement des récompenses et des peines.

Cette politique ambiguë et pleine de contradictions tenait en suspens Séjan et tous les citoyens. La terreur dont Séjan se sentait quelquefois frappé, n'était pourtant pas assez forte pour le porter aux partis extrêmes, parce qu'elle était tempérée de marques d'estime ; et les marques de disgrâce diminuaient la confiance présomptueuse qui lui eût fait regarder comme facile le succès de son projet. Les citoyens de leur côté ne savaient plus s'ils devaient honorer Séjan, ou le mépriser ; s'il y avait lieu de croire que Tibère mourrait dans peu, ou si on le verrait bientôt à Rome : et tous ces sentiments balancés attendaient une détermination étrangère qui les fixât. Il en résulta néanmoins un effet décidé : c'est que les particuliers s'observèrent davantage sur les témoignages de respect et d'attachement pour Séjan, commençant à craindre de se commettre en lui paraissant trop dévoués. Mais les compagnies, dont les démarches sont toujours plus lentes et plus mesurées, continuèrent de suivre leur. style accoutumé ; d'autant plus que Tibère dans le même temps accorda un nouveau bienfait à Séjan, en le faisant entrer, lui et son fils, dans un collège de prêtres publics du peuple romain. Ainsi le sénat, prenant pour règle l'exemple de l'empereur, donna à Séjan, lorsqu'il sortit du consulat, c'est-à-dire le quinze[13] mai, la puissance proconsulaire ; et ordonna que sa conduite dans la charge qu'il quittait, serait proposée pour modèle à tous ses successeurs.

Ce furent là les derniers honneurs dont jouit Séjan. Depuis ce temps Tibère croissant en hardiesse parce que rien ne branlait, prit à tâche de multiplier à son égard les marques de refroidissement. Séjan lui ayant demandé la permission de revenir à Caprée sous le prétexte de la maladie de Liville, qui lui était promise en mariage, Tibère lui refusa cette permission, alléguant qu'il irait lui-même incessamment à Rome.

Il avait appelé auprès de lui Caïus, troisième fils de Germanicus, qui fut depuis l'empereur Caligula. Ce jeune prince, qui touchait alors à sa vingtième année, n'avait pas encore pris la robe virile, par un effet des lenteurs ordinaires de Tibère. Il la prit à Caprée, sans cérémonie, sans pompe, sans aucun des honneurs qui avaient été accordés en pareil cas à Néron et à Drusus ses aînés. Mais, peu après, Tibère le décora de la dignité de pontife ; et en écrivant à ce sujet au sénat, il s'exprima obligeamment sur le compte de Caïus, et fit entendre qu'il songeait à en faire son successeur. Ce fut un rude coup porté à Séjan, qui le sentit, et délibéra s'il n'éclaterait pas. Mais il fut arrêté par la joie que le peuple témoigna de ce commencement d'élévation du dernier des fils de Germanicus ; et il se repentit de n'avoir pas profité de la puissance du consulat, dont il s'était vu armé, pour mettre à exécution son dessein, et se déclarer empereur.

Vers ce même temps Néron mourut de misère et de faim dans sa prison de l'île de Ponce. Quelques-uns racontaient autrement sa mort, au rapport de Suétone[14], et disaient que le bourreau lui ayant été envoyé, comme par ordre du sénat, avec les instruments du supplice, la corde et les crocs, le jeune prince effrayé avait pris le parti de se tuer lui-même. Quoi qu'il en soit, Tibère dans la lettre où il rendait compte au sénat de la mort de Néron, nomma Séjan, sans ajouter aucun terme d'affection et de bienveillance comme il avait accoutumé : et cette omission fut bien remarquée.

Un des ennemis de ce ministre ayant été accusé dans le sénat, Tibère le fit absoudre. Enfin pour faire connaître que son intention n'était pas que l'on continuât à combler Séjan de nouveaux honneurs, il défendit qu'on lui en décernât à lui-même ; et il interdit pareillement tous les sacrifices qui se rapporteraient au culte d'un homme vivant. Or l'usage des sacrifices en l'honneur de Séjan avait tellement passé en loi, que, si nous en devons croire Dion, il s'en offrait à lui-même, et était son propre prêtre.

Ces preuves données par Tibère de son aliénation à l'égard de son ministre étaient d'autant moins équivoques, qu'il était connu pour un prince qui ne faisait rien au hasard, et qui pesait scrupuleusement tous ses mots et toutes ses syllabes. Aussi fut-il entendu : et l'on commença à ne se plus cacher pour abandonner Séjan, et pour le fuir avec autant de soin, que l'on en avait eu auparavant de lui faire la cour.

Alors Tibère crut qu'il était temps de frapper le dernier coup. Des deux consuls qui étaient en place au mois d'octobre, Fulcinius Trio, et Memmius Regulus, le premier lui était suspect. Ce fut donc à Regulus qu'il adressa ses ordres contre Séjan, dont il fit porteur Névius Sertorius Macron, après lui avoir donné les provisions de la charge de commandant des cohortes prétoriennes, avec une ample instruction sur tout ce qu'il aurait à faire. Et quoiqu'il eût pris toutes les mesures que la prudence la plus raffinée pouvait suggérer, cependant inquiet du succès, effrayé et tremblant, il ordonna à Macron, en cas qu'il s'élevât quelque tumulte, de délivrer, s'il le jugeait nécessaire, Drusus second fils de Germanicus, qu'il tenait actuellement en prison dans le palais, et de montrer ce jeune prince pour chef à la multitude. Il avait fait équiper des vaisseaux tout prêts pour s'enfuir, si le danger devenait sérieux, en quelque province éloignée, et y aller implorer le secours des légions ; et dans la crainte que les courriers ne fussent retardés par des obstacles imprévus, monté lui-même au haut d'un rocher, il observait les signaux qu'il avait commandé qu'on élevât pour l'instruire de ce qui serait arrivé. Liches précautions, qui dénotent une âme basse, et qui rendent Tibère aussi méprisable, qu'il est digne de haine par sa cruauté. Il n'eut besoin de tenter aucune de ces ressources extrêmes : tout se passa avec une parfaite tranquillité.

Macron étant arrivé de nuit à Rome, communiqua ses ordres au consul Regulus, et à Gracilus Laco, capitaine des troupes du guet. Le lendemain de grand matin il monta au palais (car le sénat devait s'assembler dans le temple d'Apollon, qui y était joint), et ayant rencontré Séjan, comme il le vit troublé de ce qu'il n'y avait aucune dépêche de l'empereur pour lui, il le rassura en lui disant à l'oreille qu'il apportait l'ordre pour l'associer à la puissance tribunitienne. C'était le comble des vœux de Séjan : il ajouta foi à une nouvelle qui le flattait, et il entra plein de joie clins le sénat. Alors Macron fit retirer les soldats prétoriens qui avaient accompagné Séjan, et qui devaient garder le sénat, leur montrant les patentes par lesquelles il était établi leur commandant, et leur promettant des récompenses de la part de Tibère. En leur place il posta autour du temple les troupes du guet ; et ensuite étant entré, il donna la lettre de Tibère aux consuls, sortit sur-le-champ, et après avoir recommandé à Laco de faire bonne garde, il courut au camp des prétoriens pour empêcher l'émeute que pouvait y causer la ruine de leur chef.

Pendant ce temps la lettre se lisait dans le sénat. Elle était longue et d'une bassesse misérable, mais dressée avec tout l'art possible. Car ce n'était point une invective contre l'ambitieux qui avait voulu détrôner son empereur. Elle commençait par une matière toute différente :ensuite venait une courte et légère sortie contre Séjan, après laquelle Tibère passait à une autre affaire, puis revenait à Séjan et lui faisait quelque reproche de peu de conséquence, qu'il concluait brusquement en ordonnant que l'on fit justice de deux sénateurs qui étaient dévoués à ce ministre, et qu'on le conduisît lui-même en prison. Car il n'avait pas ose commander qu'on le mît à mort, se défiant de ses forces, et craignant que la dernière rigueur annoncée tout-à-coup ne produisît un trop grand trouble. Il finissait en se représentant comme un vieillard faible et sans défense, et il demandait que l'un des deux consuls vînt le prendre à Caprée avec un bon corps de troupes, afin qu'il pût faire sûrement le voyage de Rome.

L'effet de cette lettre artificieuse fut tel que Tibère l'avait désiré. Si Séjan eût vu dès le commencement où elle tendait, il aurait pu sortir du sénat, et il avait assez de partisans pour exciter un soulèvement dans la ville. Mais comme les premières plaintes de Tibère contre lui ne roulaient que sur des objets peu importants, il n'en fut point du tout alarmé. Il avait déjà éprouvé quelques petits désagréments semblables, qui n'avaient point tiré à conséquence. Il crut qu'il en serait de même en cette occasion, et il demeura tranquille jusqu'à la fin.

Dès que l'ordre de l'arrêter eut été entendu, les préteurs et les tribuns du peuple l'environnèrent pour le mettre hors d'état de tenter aucune résistance : et l'on vit alors un terrible exemple de la vicissitude des choses humaines. Au commencement de l'assemblée, tout le sénat s'empressait autour de lui pour le féliciter sur la puissance tribunitienne, à laquelle il allait être élevé : on lui prodiguait toutes sortes de flatteries, on rassurait d'un zèle ardent pour le servir, on mendiait sa protection. Après la lecture de la lettre, on le fuit, on le déteste, on ne veut pas même demeurer assis auprès de lui ; et parmi tant d'adorateurs il ne trouve pas un ami. Et même les plus échauffés contre lui étaient précisément ceux qui lui avaient été unis par des liaisons plus étroites, et qui craignant les suites funestes d'une amitié malheureuse, tâchaient de la faire oublier par les témoignages les plus expressifs d'une haine violente.

Au milieu de ce tumulte, le consul Regulus appela Séjan, qui ne sortit point de sa place, non par hauteur (il était alors bien humilié), mais parce qu'il était si nouveau pour lui de s'entendre donner des ordres, qu'il ne savait plus ce que c'était que d'obéir. Il fallu que le consul répétât la citation une seconde et une troisième fois. Enfin Séjan répondit : Est-ce moi que vous appelez ? Et en même temps qu'il se levait, Lacon entra, et s'assura de sa personne. Quoiqu'il parût assez qu'aucun du sénat ne se disposait à prendre la défense. dé Séjan, cependant le consul, craignant le grand nombre et le crédit de ses parents et de ses créatures ; n'osa hasarder une délibération en forme. Il se contenta de demander l'avis à un seul sénateur ; et celui-ci ayant opiné pour la prison, le criminel y fut conduit par le consul accompagné de tous les magistrats et de Lacon.

Le peuple ne pouvait manquer d'entier dans les sentiments dont le sénat lui donnait l'exemple. Une multitude inconsidérée suit toujours la fortune[15], et se déclare contre ceux qui ont succombé. Si Séjan eût réussi, elle l'aurait proclamé Auguste. Malheureux, elle l'accable d'outrages et d'insultes. Sur toute la route, depuis le palais jusqu'à la prison, il fut exposé aux cris et aux huées ; et s'il voulait se cacher le visage, on le découvrait, afin qu'il en, eût toute la confusion. Ou lui reprochait sa cruauté à l'égard de ceux qu'il avait fait périr, on le raillait sur ses folles espérances. On abattait ses statues, et on les mettait en pièces, pour lui montrer le traitement que l'on désirait lui faire à lui-même : et il voyait dans ses représentations ce qu'il allait bientôt souffrir en sa personne.

Car le consul voyant le peuple dans les dispositions les plus favorables qu'il pût souhaiter, et sachant que les soldats des gardes prétoriennes ne faisaient aucun mouvement, rassembla dès le jour même le sénat dans le temple de la Concorde près de la prison. Là Séjan fut condamné à mort, et exécuté sur-le-champ. Son corps fut traîné avec le croc aux Gémonies, et la populace pendant trois jours entiers outragea le cadavre de toutes les façons imaginables, et en jeta enfin les misérables débris dans la rivière. Séjan fut mis à mort le dix-huit octobre. Ses biens furent d'abord appliqués au trésor public, et l'année suivante, par une fantaisie qui supposait une différence où il n'en était aucune, transportés au fisc de l'empereur.

Toute sa famille périt avec lui. Il paraît que son fils aîné le suivit de près. L'âge tendre de son autre fils et de sa fille donna lieu apparemment de douter quelque temps, si on les punirait pour un crime auquel ils n'avaient pas même pu prendre part. La crainte peut-être de déplaire à Tibère par une indulgence contraire à ses intentions, détermina au parti de la rigueur. On prononça donc leur arrêt de mort, et on les fit transporter à la prison pour y être exécutés. Le fils connaissait son malheur : la fille savait si peu de quoi il était question, qu'elle demandait avec larmes quelle faute elle avait commise, et où on la menait. Elle protestait qu'elle n'y retomberait plus, et qu'on pouvait employer le châtiment convenable à son âge. Tacite et Dion ajoutent que comme il était sans exemple qu'une fille au-dessous de l'âge nubile fût punie du dernier supplice, on prétendit sauver en quelque sorte l'inhumanité en y ajoutant l'infamie, et que le bourreau eut ordre de violer cette enfant dans la prison avant que de l'étrangler. Dion dit qu'elle était la même qui avait été fiancée au fils de Claude ; si cela est, il faut que son mariage ait été arrêté lorsqu'à peine elle venait de naître.

Apicata, répudiée par Séjan depuis longtemps, ne fut point condamnée par le sénat. Mais la mort de ses enfants, et la vue de leurs corps exposés aux Gémonies, de Sten. lui causèrent une douleur si cruelle, qu'elle ne put y survivre. Elle se tua elle-même, après avoir dressé et envoyé à Tibère un mémoire, où elle lui développait la noire et abominable intrigue qui lui avait enlevé par le poison son fils Drusus.

Il avait été jusque-là dans l'erreur, et il avait cru que ce jeune prince était mort d'une maladie causée par son intempérance et par ses excès. Pour éclaircir cet horrible mystère, il fit appliquer à la question l'eunuque Lygdus et le médecin Eudémus ; et lorsque par leurs aveux il se fut assuré que la mort de Drusus était l'effet du crime de Liville et de Séjan, cette affreuse découverte le fit entrer en défiance contre tous les hommes : il se persuada qu'il n'y avait parmi eux que scélératesse, et son penchant naturel à la cruauté s'en accrut prodigieusement. C'est ce qui m'empêche d'ajouter foi aisément à une tradition attestée par Dion touchant la mort de Liville. Cet historien rapporte que Tibère porta la considération pour Antonia jusqu'à la laisser arbitre du sort de sa fille ; et qu'Antonia malgré la douceur de son caractère malgré la tendresse maternelle, ne put pardonner à Liville, et la fit mourir de faim. Il ne parait guère vraisemblable que Tibère, irrité contre tout le genre humain- à l'occasion des crimes de Liville, ait été disposé à l'épargner elle-même ; et je ne crois pas que l'on puisse douter que ce ne soit par ses ordres que cette criminelle princesse fut mise à mort. Le sénat rendit un décret l'année suivante pour abolir ses images.

Il est remarquable que dans le désastre d'un favori aussi puissant que Séjan l'avait été, personne n'ait osé prendre parti pour lui. Il est bien vrai qu'il y eut quelques émeutes populaires ; mais ce fut la fureur contre ce ministre détesté, qui les suscita. La multitude massacra quelques-uns de ceux qui étaient connus pour lui avoir été singulièrement attachés, et qui, à l'ombre de son crédit, avaient commis des violences tyranniques. Les soldats prétoriens furent pourtant mécontents de la préférence donnée sur eux aux troupes du guet par l'empereur pour l'emprisonnement du coupable. Ils s'attroupèrent, et pillèrent quelques maisons, auxquelles ils mirent le feu. Mais cette licence fut bientôt arrêtée par l'autorité des magistrats, à qui Tibère avait recommandé de veiller dans cette occasion d'une manière spéciale à la sûreté de la ville ; et plus efficacement encore par une largesse que l'empereur leur fit de mille deniers[16] par tête. Les légions de Syrie reçurent aussi une gratification de Tibère, parce qu'elles étaient les seules qui n'eussent jamais honoré parmi leurs drapeaux l'image de Séjan.

Le sénat, après avoir sévi contre Séjan et contre ment du toute sa famille, flétrit encore sa mémoire par les décrets les plus ignominieux. Il défendit que personne prit le deuil à son sujet : comme délivré de la servitude par sa mort, il fit dresser dans la place publique une statue de la Liberté ; il ordonna que les magistrats et tous les collèges de prêtres célébrassent tous les ans une fête avec des jeux solennels au jour où il avait été exécuté. Il décerna aussi de nouveaux honneurs à Tibère. Mais ce prince farouche les refusa. Il ne voulut pas même recevoir les députations que lui firent, pour le féliciter, le sénat, l'ordre des chevaliers, et le peuple ; et le consul Regulus, qui l'avait si bien servi, s'étant rendu auprès de lui à Caprée pour l'amener à Rome, suivant qu'il avait témoigné le souhaiter dans sa lettre contre Séjan, il le rebuta. Peut-être la frayeur eut-elle autant de part que la dureté, à cette conduite sauvage. Car il était si intimidé, que depuis même la mort de Séjan il passa plusieurs mois[17] sans sortir de la maison de Jupiter, qui était apparemment la plus forte et la plus sûre des douze qu'il avait fait construire dans son île.

Le sénat, qui avait compris que les honneurs extraordinaires déférés à Séjan lui avaient enflé le courage et renversé la tête, défendit par un décret, que l'on en accordât jamais de pareils à aucun citoyen, ni que l'on jurât par aucun autre nom que par celui de l'empereur. Et cependant cette sage compagnie se laissa aller presque dans le même temps à la flatterie envers Macron et Lacon. Elle leur décerna à tous deux des gratifications sur le trésor public : à Macron, les ornements de la préture ; à Lacon, ceux de la questure, et autres prérogatives semblables. Mais ces deux officiers, instruits par l'exemple trop récent de Séjan, refusèrent des honneurs dont ils sentaient le danger.

On n'était nullement occupé à Rome d'un événement qui devait renouveler toute la face de l'univers. Jésus-Christ notre Sauveur prêchait alors son Évangile dans la Judée, et fondait la monarchie spirituelle annoncée par les prophètes, et destinée à subjuguer par la force de la parole tous les royaumes de la terre.

 

 

 



[1] Dion rapporte, LVII, quatre ans avant le temps dont nous parlons actuellement, que Tibère empêcha les consuls de plaider pour des particuliers, disant que s'il était consul il ne le ferait pas. On peut supposer qu'il s'agissait alors d'in-tirais civils, d'affaires privées, dans lesquelles il ne croyait pu qu'il fat séant à un consul de faire les fonctions d'avocat. Il jugeait différemment des causes publiques, où il était question de la poursuite des crimes : et il y avait liens la distinction, si les crimes de Silius eussent été réels.

[2] SUÉTONE, Tibère, 53.

[3] QUINTILIEN, Institutions oratoires, XII, 11.

[4] C'est précisément ce que dit Achille dans Homère aux hérauts qui viennent enlever Briséis. (Iliade, I, 335.)

[5] Aujourd'hui Sparlonga.

[6] TACITE, Annales, IV, 66.

[7]J'ai déjà remarqué que les Gémonies étaient le lieu où l'on exposait les corps de ceux qui avaient été punis du dernier supplice. On y montait par plusieurs degrés.

[8] DION CASSIUS, I, 58 ; PLINE, VIII, 40.

[9] TACITE, Annales, IV, 53.

[10] TACITE, Annales, IV, 47.

[11] JOSÈPHE, Antiquité judaïques, XVIII, 8.

[12] Ryckius dans ses notes sur le cinquième livre de Tacite aime mieux croire que Tibère fit espérer à Séjan l'alliance d'une de ses petites-filles ! et il a pour lui la qualité de gendre de Tibère, qui est donnée deux fois à Séjan, dans Tacite, V, 6, et VI, 8. Cette opinion a pourtant ses difficultés. 1° La disproportion de l'âge. Car ces petites-filles de Tibère étaient toutes fort jeunes, et Séjan ne pouvait avoir, quand il périt, moins de cinquante ans. 2° Le silence de Tacite, qui parlant dans son sixième livre de mariage de trois petites-filles de Tibère, par l'une desquelles dorait tomber le projet d'une alliance avec Séjan, s'il était réel, ne dit d'aucune d'elles qu'elle eût été promise en mariage. Je m'en tiens donc au sentiment le plus commun, et je suppose que Liville étant belle-fille de Tibère, pouvait être réputée en quelque façon sa fille, et celui qui devait l'épouser, traité de gendre de l'empereur.

[13] Ou plutôt le huit, dit M. de Tillemont.

[14] SUÉTONE, Tibère, 54.

[15] JUVÉNAL, Satires, X.

[16] Cinq cents livres.

[17] Suétone dit neuf mois. Mais cet intervalle est trop long, et ne peut se concilier avec Tacite, qui fait sortir Tibère de l'île de Caprée vers les commencements de l'année suivante, pour se promener sur les côtes de Campanie, et venir tout près de Rome.