HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TIBÈRE (suite)

LIVRE DEUXIÈME

§ IV. Plaintes des édiles sur le luxe des tables.

 

 

C. SULPICIUS GALBA. - D. HATERIUS AGRIPPA.

Tibère avait passé en Campanie l'année pour laquelle il s'était nommé consul avec son fils, et il y était encore au commencement de la suivante, qui eut pour consuls D. Hatérius Agrippa, et C. Sulpicius Galba, frère de Galba dans la suite empereur. Il y reçut un décret du sénat qui lui renvoyait le soin de réformer le luxe des tables, dont les édiles avaient porté leurs plaintes à cette compagnie.

Le luxe était monté à un excès prodigieux dans tous les genres de folles dépenses. Mais sur bien des articles on tâchait de se mettre à l'abri de la censure, en dissimulant le prix des choses. Les dépenses de la table ne pouvaient pas si aisément se cacher, et faisaient la matière des discours de toute la ville. C'était le siècle d'Apicius, le plus fameux des trois gourmands de ce nom ; et comme il avait bien des imitateurs et des disciples parmi les plus illustres citoyens de Rome, et qu'il tenait école de gourmandise, les traits que Sénèque nous administre sur son compte peuvent nous donner une idée du goût général qui régnait dans le temps où il vivait.

On avait fait présent à Tibère d'un poisson fort prisé chez les Romains, et que l'on croit être le surmulet. Celui-ci était un monstre dans son genre : il pesait quatre livres et demie. Tibère, apparemment pour se donner la petite scène que l'on va voir, l'envoya vendre au marché, et dit à ceux qui l'environnaient : Je suis le plus trompé du monde, si ce n'est ou Apicius, ou P. Octavius, qui achète ce poisson. Sa prédiction fut vérifiée au-delà de ses espérances. Apicius et Octavius mirent l'enchère l'un sur l'autre, et le poisson resta au dernier moyennant la somme de cinq mille sesterces, c'est-à-dire six cent cinquante livres de notre monnaie[1]. Ce fut un grand triomphe pour Octavius, de servir sur sa table un poisson que l'empereur avait vendu, et qu'Apicius même n'avait pas acheté.

On est étonné qu'Apicius ait succombé dans cette noble dispute. Peut-être sa grande pénétration dans la science des bons morceaux lui fit-elle découvrir quelque léger défaut dans le poisson qu'il céda : peut-être commençait-il à être mal dans ses affaires, et pressé par ses créanciers. Car il se ruina par ses débauches, et né avec un très-grand bien, il mangea cent millions de sesterces (douze millions cinq cent mille livres[2]). Tourmenté par les assignations qui fondaient sur lui de toutes parts, il voulut compter avec lui-même, et il trouva par son calcul qu'après qu'il aurait payé ses dettes, il ne lui resterait plus que dix millions de sesterces (douze cent cinquante mille livres[3]). Il crut que c'était être réduit à mourir de faim, et il aima mieux mourir par le poison.

Un luxe si insensé, et autorisé par les exemples des premiers sénateurs, des Valère, des Asinius, qui mettaient, dit Pline, à acheter un cuisinier un prix qui aurait suffi autrefois pour la dépense d'un triomphe[4], et qui achetaient un poisson aussi cher qu'un cuisinier ; qui n'estimaient aucun mortel à l'égal de l'esclave le plus savant dans l'art de ruiner son maître ; un tel luxe méritait bien d'exciter le zèle des magistrats. Comme les édiles étaient chargés de la police, et par cette raison à portée d'être instruits mieux que personne de tout ce qui se passait dans les marchés, et des prix énormes auxquels le luxe faisait monter les choses de la vie, il convenait à leur ministère de faire sur cet objet des représentations au sénat ; et Bibulus ayant entamé la matière, les autres édiles se joignirent à lui, et demandèrent un remède prompt et efficace à un si grand mal, puisque l'on méprisait non-seulement les anciennes lois somptuaires, mais celles qu'Auguste avait portées en dernier lieu.

Le sénat n'osa prendre sur soi la décision d'une affaire si importante, et qui pouvait avoir de grandes suites ; et il s'en remit à la sagesse de l'empereur. Comme Tibère ne répondit pas sur-le-champ, la ville fut dans prince. de grandes transes, craignant la sévérité d'un prince qui était rigide par caractère, et qui d'ailleurs montrait l'exemple de la frugalité. Car dans des repas de cérémonie r il faisait servir sur sa table des mets réchauffés de la veille, et auxquels on avait déjà touché ; et pendant que les sangliers entiers paraissaient sur les tables des particuliers, une moitié suffisait pour celle de l'empereur, et il affectait de dire que la moitié avait précisément les mêmes parties que le tout. Enfin Tibère, après avoir longtemps balancé les inconvénients et les avantages, envoya au sénat sa réponse conçue en ces termes :

Messieurs, dans la plupart des affaires, il serait[5] peut-être avantageux que je fusse présent à vos délibérations, et que j'y donnasse mon avis sur ce que je crois utile à la république. Mais pour celle dont il s'agit aujourd'hui, il convenait qu'elle ne se discutât point sous mes yeux, de peur que la crainte et la pâleur qui se répandrait sur les visages des coupables ne me les fit remarquer, et en quelque manière prendre sur le fait. Et certes, si les édiles, dont je loue les bonnes intentions, m'avaient demandé mon sentiment avant que d'agir, je ne sais si je ne leur aurais pas conseillé de laisser plutôt en paix des vices qui ont a jeté de trop profondes racines, que de s'exposer, pour tout fruit de leur zèle, à mettre en évidence notre faiblesse et l'impuissance où nous sommes de résister à des abus scandaleux qui nous donnent la loi. Ce n'est pas que je prétende blâmer ces magistrats. Ils ont fait leur devoir comme je souhaite que tous les autres remplissent les fonctions attachées à leurs charges. Mais quant à moi, il ne m'est ni honorable de me taire, ni aisé de parler, parce que je n'ai point à soutenir le rôle d'édile, de préteur ou de consul : on exige du prince quelque chose de plus ; et pendant que chacun attire à soi le mérite de ce qui est bien et sagement ordonné, il ne se fait rien de mal dans toute la république, dont la haine ne retombe sur un seul.

Car par où commencerai-je la réforme, et quel a doit être le premier objet de ma censure ? Sera-ce a l'étendue immense des parcs, ou le nombre infini des a esclaves[6], qui forment presque des armées dans chaque maison particulière, et qui se distribuent par nations ; ou la quantité énorme de vaisselle d'or et d'argent ; ou la passion pour l'airain de Corinthe et pour les chefs-d'œuvre de la peinture ; ou les étoffes précieuses qui travestissent les hommes en femmes ; ou enfin cette manie propre au sexe le plus vain, qui pour des pierreries fait passer notre argent chez des peuples étrangers, ou même ennemis de l'empire ? Et je n'ignore pas que dans les repas et dans les cercles on se plaint de ces abus, on demande qu'ils soient réprimés. Mais ces mêmes hommes si pleins de zèle, s'ils voyaient que l'on établît une loi qui ordonnât des peines, se récrieraient que l'on renverse la ville de fond en comble, que l'on machine la perte des plus illustres citoyens, que personne ne sera à l'abri de pareilles accusations. Cependant les maladies même du corps, lorsqu'elles se sont accrues et fortifiées par le temps, ne peuvent être guéries que par des remèdes durs et rigoureux. Que dirons-nous du cœur humain, qui est en même temps corrompu et son propre corrupteur ; dont les maladies consistent dans un feu violent qui le dévore ? Peut-on douter qu'il ne faille opposer à l'ardeur des passions une nature de remèdes qui n'aient pas moins d'activité ?

Tant de lois si sagement établies ou par nos ancêtres, ou en dernier lieu par Auguste, et abolies les unes par l'oubli, les autres, ce qui est plus déplorable, par le mépris, ont rendu le luxe plus fier et plus insolent. Car si l'on désire des choses qui n'aient point encore été défendues, on craint la prohibition. Mais lorsque l'on a une fois bravé la défense, il n'y a plus ni crainte ni honte qui retienne.

Pourquoi donc autrefois la frugalité et la tempérance étaient-elles en honneur ? C'est parce que chacun modérait ses désirs. C'est parce que nous étions citoyens d'une seule ville, et non pas un mélange de tous les peuples de l'univers. Le luxe n'avait pas non plus les mêmes amorces, lorsque notre domination était renfermée dans l'Italie. Par nos victoires sur l'étranger, nous avons appris à dissiper les richesses des autres ; par les guerres civiles, à manger nos propres fonds.

L'article dont les édiles provoquent la réforme, est-il le plus important de tous ? Combien paraîtra-t-il peu de chose, si on le compare avec tant d'autres beaucoup plus intéressants ? Personne n'observe, par exemple, que l'Italie a besoin de ressources étrangères pour subsister, que la vie et la nourriture du peuple romain, amenées à grands frais d'outre mer, sont tous les jours exposées à la merci des flots et des tempêtes. Si les provisions nécessaires à notre subsistance ne venaient des provinces au secours et des maîtres et des esclaves, vivrions-nous de nos parcs et de nos superbes maisons de campagne ? Voilà le soin dont le prince est chargé : voilà ce qui ne peut être négligé sans entraîner la ruine de la république. Par rapport aux autres abus, chacun doit être son propre censeur. Nous qui tenons le premier rang parmi les citoyens, que les sentiments d'honneur et la gloire de donner l'exemple nous portent à nous corriger : que la nécessité serve de leçon aux pauvres : que le dégoût et le rassasiement amènent les riches à la simplicité. Ou si parmi les magistrats il s'en trouve quelqu'un qui promette assez d'ardeur et de fermeté pour appliquer au mal les remèdes convenables, je le loue, et je reconnais qu'il me décharge d'une partie de mes soins. Mais s'ils cherchent à se signaler par des invectives contre le vice ; si en se faisant honneur de leur zèle ils suscitent des plaintes, dont ils me laissent ensuite porter le fardeau, croyez, sénateurs, que je ne suis pas plus curieux que les autres de m'attirer des inimitiés. Je m'y expose souvent pour le bien de la république, sans les avoir aucunement méritées : mais pour celles qui seraient vaines et sans fruit, qui ne pourraient être d'aucune utilité ni pour vous, ni pour moi, j'ai droit de me les épargner.

Après que la réponse de l'empereur eut été lue dans le sénat, on dispensa les édiles d'un soin trop onéreux et sujet à trop de difficultés. Seulement il paraît par Suétone qu'afin qu'il ne fût pas dit que l'on eût totalement négligé un objet si digne d'attention, on les exhorta à exercer avec sévérité la police dans les cabarets, dans les marchés, en un mot dans ce qui regarde les excès grossiers auxquels se porte volontiers le menu peuple, plutôt que dans ce qui pouvait intéresser les grands. Ainsi le luxe des tables, qui avait surtout commencé à régner dans Rome depuis la bataille d'Actium, alla toujours croissant pendant un siècle jusqu'à l'empire de Galba. Alors on y remarqua de la diminution ; et du temps que Tacite écrivait, c'est-à-dire sous Trajan, il était entièrement tombé. Cet habile historien examine les causes de ce changement, et voici ce qu'il en pensé.

Autrefois, dit-il, les maisons riches des nobles, et même celle d'une illustration plus récente, se livraient au goût de la magnificence. Car il était encore permis de chercher à se gagner l'affection des gens du peuple, des alliés, des rois amis du nom romain, et d'en recevoir des marques d'attachement et de vénération. Plus un sénateur vivait dans l'éclat, plus il était distingué par le nombre et par la dignité de ses clients. Mais lorsque la jalouse politique des princes eut fait périr un grand nombre de ces sénateurs trop puissants, lorsqu'on vit que la trop grande splendeur entraînait une perte infaillible, ceux qui restèrent prirent un parti plus sage, et, au lieu d'attirer les yeux par leurs dépenses, ils se mirent à accumuler. De plus un grand nombre d'hommes nouveaux, qui des colonies, des villes municipales, des provinces même, entraient dans le sénat, y introduisirent la frugalité dans laquelle ils étaient nés ; et quoique plusieurs d'entre eux devinssent très-riches dans leur vieillesse, ils conservaient dans leur nouvelle fortune leur première façon de penser. Mais la principale cause de la réforme fut l'exemple de Vespasien, qui se renfermait en tout dans la simplicité antique. La déférence pour le prince, et l'envie de lui plaire en l'imitant, firent plus d'effet que la crainte des peines dont menaçait la sévérité des lois.

Telles sont les causes que l'observation et la réflexion sur les faits ont fournies à Tacite pour expliquer un changement dont il était lui-même témoin, et qui paraît l'avoir étonné. Car, se défiant des considérations qu'il a exposées, et qui pourtant sont très-solides ; il y joint une sorte de fatalité, qui veut, peut-être, qu'il y ait une révolution dans les mœurs des hommes, comme dans la succession des temps. Peut-être, dit-il, nous est-il permis de ne pas croire que tout ait été meilleur et plus parfait chez nos anciens, et de nous flatter que notre âge est en droit d'aspirer aussi à la gloire de laisser à la postérité des modèles de doctrine et de vertu. Il disait bien vrai sur ce dernier point. Car le plus beau siècle de l'empire romain, le plus doux, le plus heureux, est sans contredit celui qui commence à Vespasien et finit à Pertinax. Cet intervalle, si l'on excepte Domitien et Commode, comprend une suite des meilleurs princes par qui jamais Rome ait été gouvernée.

Tibère avait eu raison de penser que la réforme du luxe, s'il l'entreprenait, IM attirerait la haine. On lui sut gré de sa modération : on comptait qu'il avait prévenu la malice des accusateurs, qui n'attendaient que l'occasion d'une nouvelle loi pour vexer les citoyens et s'enrichir de leurs dépouilles.

Il écrivit peu après au sénat, pour demander que l'on conférât à Drusus la puissance tribunitienne. On se souvient que ce titre caractérisait le pouvoir suprême, et qu'Auguste, après l'avoir reçu, y avait associé d'abord Agrippa, et ensuite Tibère, afin d'avoir un successeur certain, qui servit de frein à la cupidité des ambitieux. A l'exemple d'Auguste, Tibère, qui ne s'était point décidé, au moins d'une manière publique, entre Germanicus et Drusus, tant que le premier avait vécu, voulut alors assurer à son fils la succession de la souveraine puissance.

Il commençait sa lettre par prier les dieux de faire réussir ses desseins au bien et à l'avantage de la république. Ensuite il proposait sa demande, et parlait de Drusus modestement et sans exagération. Il disait que son fils était marié, et père de trois enfants, et dans l'âge où lui-même avait été appelé par le choix d'Auguste à l'emploi dont il s'agissait. Il ajoutait qu'il l'avait mis à.l'épreuve pendant huit ans, et que Drusus ayant apaisé des séditions, terminé heureusement des guerres, ayant été honoré du triomphe, et deux fois consul, partagerait avec lui des soins auxquels il était déjà familiarisé.

Les sénateurs avaient prévu cette demande de l'empereur. Ainsi leurs flatteries étaient méditées et préparées de loin. Ils ne trouvèrent pourtant rien de mieux que ce qui était alors d'un usage tout ordinaire, des statues de Tibère et de son fils, des autels et des temples aux dieux, des arcs de triomphe. Seulement M. Silanus voulut honorer les empereurs aux dépens du consulat, et fut d'avis que dans les monuments publics et particuliers on datât les années non par les noms des consuls, mais par les noms de ceux qui jouiraient de la puissance tribunitienne. Q. Hatérius se rendit encore plus ridicule, en proposant de graver les sénatus-consultes de ce jour en lettres d'or, et de les afficher dans la salle d'assemblée du sénat : lâche vieillard[7], qui n'ayant plus que peu de temps à vivre, ne pouvait par conséquent recueillir que la honte de sa misérable adulation.

Tibère, dans sa réponse au sénat, modéra les honneurs dont on avait accompagné la puissance tribunitienne décernée à son fils. Il rejeta en particulier les lettres d'or, comme chose insolite, et totalement contraire aux anciens usages.

Drusus, qui était avec son père, avait écrit en même temps pour remercier le sénat : et sa lettre, quoique le tour en fût modeste, choqua extrêmement la compagnie. Quoi ! disait-on, les choses en sont donc venues au point, qu'un jeune prince qui reçoit un si grand honneur, ne daigne pas venir adorer les dieux de la ville, paraître dans le sénat, et prendre possession de sa nouvelle dignité dans sa patrie ! Encore si c'était une guerre qui le retînt, s'il se trouvait dans un pays fort éloigné ! Mais non : il se promène actuellement sur les côtes de la Campanie, et jouit des délices de ce pays charmant. Voilà comme l'on forme un prince destiné à gouverner le genre humain ! Voilà les premières leçons qu'il reçoit de son père ! A la bonne heure, que l'empereur, déjà avancé en âge, craigne la fatigue de représenter, de se montrer aux yeux de ses concitoyens, et qu'il allègue le prétexte de son âge et de ses travaux passés. Mais pour Drusus, quel autre obstacle l'arrête, que son arrogance ? Tels étaient les discours des sénateurs. Les princes obtiennent ce qu'ils veulent : mais les jugements du public sont libres, et ne leur pardonnent rien.

Il naquit alors dans le sénat une contestation au sujet du gouvernement de l'Asie, pour lequel Ser. Cornélius Maluginensis était en rang ; et d'un autre côté plusieurs sénateurs prétendaient que sa qualité de prêtre du Jupiter (flamen dialis) l'en excluait, puisqu'elle ne lui permettait pas de s'absenter de Rome plus de deux nuits de suite. Ce gouvernement était une grande place, et faisait, avec celui d'Afrique, l'objet de l'ambition des consulaires, pour qui l'un ou l'autre de ces deux emplois terminait alors la carrière des honneurs. Ainsi Maluginensis insistait fortement contre les objections par lesquelles on lui contestait son droit. Il soutenait que sa condition n'était pas pire que celle des prêtres de Mars et de Quirinus, à qui l'on avait fait autrefois les mêmes difficultés qu'on lui suscitait actuellement, et qui les avaient enfin vaincues. Il avançait que les grands-pontifes dans les temps précédents s'étaient servis de ce prétexte pour chagriner ceux qu'ils n'aimaient pas. Mais aujourd'hui, grâces aux dieux, disait-il, le premier des pontifes est en même temps le premier des hommes, et n'est sujet ni à l'envie, ni à la haine, ni aux petits intérêts qui divisent les particuliers. Le sénat ne se crut point compétent pour finir cette querelle, et résolut d'attendre la décision du souverain pontife, c'est-à-dire de l'empereur.

Maluginensis s'y était pris adroitement pour se le rendre favorable. Mais la flatterie avait peu de pouvoir sur Tibère, et il se faisait une loi de se conformer en tout aux ordonnances d'Auguste. Ainsi, comme il se trouvait un décret rendu sous l'autorité de ce prince par le collège des pontifes, qui paraissait contraire aux prétentions de Maluginensis, Tibère prononça contre lui, et le gouvernement de l'Asie fut donné à celui qui le suivait dans l'ordre des consulaires.

Cet empereur, attentif à retenir le solide de la puissance, laissait volontiers au sénat une ombre de ses anciens droits. Ce fut par ce motif qu'il renvoya à cette compagnie l'affaire des asiles qui étaient en grand nombre dans les villes grecques, et dont l'abus excitait des plaintes universelles. Car les temples servaient de retraites aux esclaves contre leurs maîtres, aux débiteurs contre leurs créanciers, aux criminels contre les poursuites de la justice. Et nulle autorité des magistrats ne suffisait pour arrêter les séditions de la populace, qui croyait la religion intéressée à protéger les crimes des hommes.

Il fut donc ordonné que les villes enverraient des députés à Rome pour y exposer leurs droits et leurs titres. Quelques-unes, qui n'en avaient point, se déportèrent volontairement. Plusieurs se jugeaient bien appuyée sur d'anciennes superstitions, ou sur les services qu'elles avaient rendus en différentes rencontres au peuple romain. Et ce fut un beau jour pour le-sénat que celui où il donna audience à une multitude de députés des villes les plus célèbres, et où il vit soumis à son examen les décrets des anciens consuls et préteurs romains, les traités d'alliance avec les peuples, les ordonnances des rois même qui avaient précédé la grandeur romaine, les traditions religieuses sur lesquelles était fondé le culte de chaque divinité ; et cela, avec une entière liberté, comme autrefois, de ratifier ou de réformer, selon ce qui paraîtrait le plus convenable.

Douze villes ou peuples débattirent leurs privilèges, soit devant le sénat en corps, soit devant les consuls, sur qui les sénateurs, fatigués d'une trop longue discussion, s'étaient déchargés du soin de recevoir et d'examiner les Mémoires, pour en rendre compte ensuite à la compagnie. Les plus renommés de ces peuples sont les Éphésiens, ceux de Chypre, qui avaient dans leur île trois temples avec droit d'asile, ceux de Pergame, de Smyrne, de Sardes, de Milet, de Crète. Après un mûr examen, les privilèges dont il est question ne furent point abolis, mais modérés par des sénatus-consultes, qu'il fut ordonné aux différents peuples de graver sur le bronze et d'afficher dans leurs temples, afin qu'ils y servissent de monuments et de règles perpétuelles et irrévocables, qui prévinssent les abus et empêchassent que la religion ne fût employée à autoriser une licence effrénée.

Ce règlement, sur lequel Tacite ne nous donne point d'autre détail, eut lieu apparemment aussi à l'égard de ceux de Samos et de Cos, qui l'année suivante présentèrent leurs requêtes au sénat pour conserver le droit d'asile, les premiers au temple de Junon, les autres à celui d'Esculape.

Tibère se trouvait fort bien de son séjour en Campanie ; mais une maladie qui survint à sa mère l'obligea de revenir en toute diligence à Rome. Il vivait encore bien avec elle, ou du moins il gardait les dehors. Car au fond, jaloux comme il était de son rang et de son autorité, il supportait impatiemment l'ambition et la hauteur de Livie. Il l'avait souvent avertie dans le particulier de ne se point immiscer dans des affaires trop importantes, et qui ne convenaient point à son sexe. Il n'approuvait pas qu'elle parût en public pour donner des ordres, comme il était arrivé à l'occasion d'un incendie près du temple de Vesta, où Livie s'était transportée, et avait exhorté le peuple et les soldats, selon qu'elle avait coutume de faire du temps d'Auguste, à secourir les édifices attaqués par le feu. Il était piqué récemment de ce qu'en consacrant près du théâtre de Marcellus une statue d'Auguste, elle avait mis dans l'inscription le nom de Tibère après le sien. Cependant ces mécontentements étaient secrets jusque-là, et il témoigna s'intéresser comme il le devait à la santé de sa mère. On ordonna à ce sujet, de son consentement, des prières publiques, des jeux où intervint le ministère de presque tous les collèges de prêtres, des pontifes, des augures, des gardes des livres sibyllins, de ceux qui pré-aidaient aux repas sacrés, de ceux qui avaient été institués pour le culte d'Auguste. L'ordre des chevaliers fit vœu d'offrir un don, qui n'est pas autrement expliqué, à la Fortune Équestre. Livie, quoique fort âgée, revint de cette maladie, et vécut encore quelques années.

On fit dans ce même temps le procès à un homme illustre, C. Silanus, proconsul d'Asie. Il était indubitablement coupable de concussions et d'actes de cruauté ; et sa condamnation n'aurait pu que faire honneur à Tibère, si ce prince eût laissé l'affaire suivre le cours ordinaire des tribunaux et des lois. En permettant qu'on y mêlât les accusations de lèse-majesté, qui étaient l'horreur du public, il gâta tout, et il donna à la juste peine du crime une couleur de persécution odieuse, que ne put effacer la modération même qu'il observa d'ailleurs dans le jugement.

Les peuples d'Asie poursuivaient donc Silanus comme concussionnaire. Mais trois sénateurs, Mamercus Scaurus consulaire, Junius Otho préteur, Brutidius Niger édile, l'accusaient d'avoir traité avec irrévérence la divinité d'Auguste, et d'avoir violé le respect dû à la majesté de Tibère. Mamercus, pour justifier le honteux personnage qu'il faisait, citait les exemples des accusations intentées par Scipion l'Africain contre Cotte, par Caton le Censeur contre Galba, par Scaurus, dont il descendait, contre Rufus. C'étaient bien, dit Tacite, de pareils objets qui animaient le zèle de Scipion, de Caton, ou enfin de Scaurus, que ce Mamercus, l'opprobre de ses ancêtres, déshonorait par l'infâme ministère auquel il se prêtait ! Le premier métier de Junius Otho avait été de tenir école d'éloquence. Devenu sénateur par le crédit de Séjan, il s'efforçait de vaincre par une audace sans pudeur les obstacles que l'obscurité de son nom mettait à sa fortune. Pour ce qui est de Brutidius, il avait du mérite, et il pouvait espérer, en suivant les voies d'honneur, de parvenir par ses talents à ce qu'il y a de plus élevé. Mais l'impatience le poignardait ; il se proposa de devancer d'abord ses égaux, puis veux d'un rang supérieur, et enfin ses propres espérances. Et c'est, suivant la remarque de notre judicieux historien, ce qui a perdu bien des hommes estimables d'ailleurs, qui, méprisant un chemin sûr, mais long, courent après une fortune prématurée, au hasard d'y périr. Gellius Poplicola et M. Paconius, l'un questeur, l'autre lieutenant de Silanus, augmentèrent encore le nombre de ses accusateurs.

L'accusé avait donc à répondre, d'une part aux plus éloquents orateurs de toute l'Asie, chargés de le poursuivre au nom de la province, et de l'autre à cinq sénateurs, non moins acharnés à sa perte : et comme les accusations de lèse-majesté fermaient la bouche à ses amis et à ses proches, il fallait que, seul et sans avocats, il fit face à cette foule d'accusateurs, étant peu exercé dans l'art de la parole, et d'ailleurs troublé par la crainte, qui glace souvent l'éloquence même la plus aguerrie. Ajoutez l'air menaçant de Tibère, qui intimidait l'accusé de la voix et du geste, qui le fatiguait par ses interrogations : et le malheureux Silanus n'avait pas la liberté de réfuter ce qu'il lui objectait, ni d'éluder ses demandes ; il était même quelquefois obligé d'avouer, de peur que l'empereur ne parût s'être avancé témérairement.

Le concours de tant de circonstances accablantes, et redoutables même pour un innocent, rendait inévitable la condamnation de Silanus, qui était coupable. Il demanda un délai de peu de jours, et, renonçant à se défendre, il osa néanmoins écrire à Tibère d'un ton mitoyen entre les prières et les reproches.

Avant que l'on procédât au jugement, Tibère fit lire le décret du sénat rendu sous Auguste contre Volésus Messala, aussi proconsul d'Asie, de la conduite duquel nous pouvons juger par un trait que Sénèque[8] nous a conservé. Ce magistrat, ayant fait trancher la tête à trois cents hommes en un seul jour, marchait au milieu de ces cadavres d'un air de satisfaction et de triomphe, s'applaudissant de cet acte de puissance, et s'écriant : Ô l'exploit vraiment royal ! Il n'est pas dit que ces trois cents hommes fussent innocents. Mais, en les supposant criminels, la joie barbare et inhumaine de Volésus ne laisse pas d'être quelque chose de monstrueux.

Sa condamnation dictait aux sénateurs l'arrêt qu'ils devaient prononcer contre Silanus[9]. L. Pison, qui opina le premier, s'étendit d'abord sur la clémence du prince, qui ne voulait pas que les coupables même fussent traités à la rigueur ; et il conclut à interdire l'eau et le feu à Silanus, c'est-à-dire à l'exiler et à l'enfermer dans l'île de Gyare. Cette peine emportait la confiscation des biens. Les autres suivirent le même avis, si ce n'est que Cn. Lentulus, par une considération particulière, proposa de soustraire à la confiscation les biens qui venaient à Silanus du côté maternel, et Tibère approuva cette modification. Mais Cornélius Dolabella, que le mauvais succès d'une basse flatterie, qui a été rapportée en son lieu, n'avait pas corrigé, commença par faire une sortie des plus vives contre les mœurs de Silanus : puis il ajouta qu'il fallait ordonner que ceux qui seraient décriés pour leur mauvaise conduite ne fussent point admis à se mettre sur les rangs pour les gouvernements de provinces, et que l'empereur fît ce discernement. Les lois punissent les fautes, dit-il, après qu'elles sont commises. Combien serait-il plus doux pour les coupables eux-mêmes, et plus avantageux pour les provinces, d'empêcher qu'il ne s'en commît ?

Tibère blâma cette nouveauté, qui augmentait néanmoins sa puissance. Il dit : Qu'il n'avait pas ignoré les bruits qui couraient sur le compte de Silanus. Mais qu'il ne convenait pas de se décider par des bruits. Qu'il arrivait souvent que la conduite des gouverneurs dans leurs provinces ne répondait pas à l'idée que l'on avait conçue d'eux auparavant, soit en bien, soit en mal. Qu'il s'en trouvait tel que la grandeur des affaires tirait de son engourdissement, et mettait dans la bonne voie : et que d'autres au contraire ne pouvant supporter un fardeau peu proportionné à leurs forces, y perdaient la réputation qu'ils s'étaient faite dans la ville. Qu'un prince ne pouvait pas tout savoir, et qu'il n'était pas à souhaiter qu'il se laissât entraîner par les sollicitations souvent intéressées de ceux qui l'environnent. Que les lois avaient été établies contre les choses faites, parce que l'avenir était incertain. Que l'usage et les maximes des ancêtres voulaient que les peines ne marchassent qu'après les fautes commises. Qu'ils ne renversassent point un ordre sagement institué, et dont on s'était toujours bien trouvé. Que les empereurs avaient une charge assez lourde à porter, et même assez de puissance. Que les droits des citoyens diminuaient dans la même proportion selon laquelle croissait l'autorité : et qu'il ne fallait point user de commandement absolu où les lois suffisaient.

Ces maximes favorables à la liberté publique plurent d'autant mieux dans la bouche de Tibère, qu'il était rare de les lui voir employer. La joie commune, dont il fut témoin, l'inclina lui-même de plus en plus à la douceur : et comme il savait très - bien entrer dans les tempéraments, lorsqu'il n'était pas remué par quelque ressentiment personnel, il représenta que l'île de Gyare était déserte, et sans aucune des commodités de la vie : que par égard pour la maison J'unis, et pour l'honneur qu'avait eu autrefois Silanus d'être leur confrère, ils pouvaient lui accorder un exil plus doux dans l'île de Cythère : que la sœur du coupable, Torquata, vestale d'une vertu digne des meilleurs siècles, leur faisait la même prière. Cet avis fut adopté, et fit l'arrêt.

La condamnation de Silanus fut suivie de celle de Césius Cordus, proconsul de Crète et de Cyrène, qui fut pareillement convaincu du crime de concussion. Les vexations des magistrats romains sur les sujets de l'empire n'avaient pas fini, comme l'on voit, avec le gouvernement républicain : mais sons les empereurs les provinces obtenaient plus facilement justice et réparation des torts qu'elles avaient soufferts.

Il se présenta un accusateur contre L Ennius chevalier romain, qui avait converti en vaisselle, ou à quelque autre usage commun et ordinaire, une représentation du prince en argent. Lie temps n'était pas encore venu, où des actions aussi innocentes fussent traitées comme des crimes atroces. Tibère ne voulut point que le nom d'Ennius fût mis sur le rôle des accusés. Mais ce qui est bien singulier, c'est qu'un sénateur des plus distingués, Ateïus Capito, dont nous avons parlé ailleurs, s'éleva à ce sujet contre l'empereur, avec une fausse et misérable affectation de liberté. Il est contre toutes les règles, disait-il, de priver le sénat du pouvoir de connaître et de statuer d'un crime porté à son tribunal ; et un aussi grand forfait que celui d'Ennius ne doit point rester impuni. Que l'empereur pousse la patience à l'excès, s'il le juge à propos, en tant que l'offense le regarde : mais la république est outragée, et il ne doit pas en arrêter la juste vengeance. Tibère comprit fort bien ce langage, et il persista dans son opposition. Sa fermeté louable combla l'ignominie d'Ateïus Capito, grand jurisconsulte, qui possédait parfaitement tout le droit divin et humain, et qui par sa bassesse d'âme avilissait des connaissances supérieures, consacrées par leur nature au service de la république et des particuliers.

La flatterie était alors un mal universel, qui infectait tous les membres du sénat. Ce n'étaient pas seulement les premiers de la ville, obligés par l'éclat de leur nom à écarter les ombrages que pouvait en prendre le prince : mais tous les consulaires, une grande partie des anciens préteurs, et jusqu'à de simples sénateurs confondus dans la foule, se disputaient à l'envi à qui se déshonorerait davantage par de basses et honteuses adulations. Leur prompte servitude fatiguait Tibère : et l'on rapporte qu'en sortant du sénat, il lui arrivait souvent de s'écrier : Ô les lâches, qui courent au-devant de l'esclavage !

Ateïus Capito se couvrait de honte bien gratuitement dans l'occasion dont je viens de parler : car il mourut cette même année. Mais il continuait le métier qu'il avait fait toute sa vie. Quoique de condition honnête, il n'était pas né pour devenir un des chefs du sénat.

Son grand-père était un centurion de l'armée de Sylla, son père avait été préteur. Il s'éleva par le mérite de la jurisprudence, soutenu de la souplesse de son caractère. Auguste s'était 'lité de le faire consul, pour lui donner la supériorité du rang sur Antistius Labeo son rival. Car ces deux hommes qui brillaient également par les talents de l'esprit et par des études du même genre, étaient étrangement différents par les sentiments du cœur. Labeo, fier, zélateur de la liberté, ne gardant pas même toujours assez de ménagements, comme nous l'avons observé sous le règne d'Auguste, s'était acquis par cet endroit une plus grande réputation dans le public : la soumission aveugle de Capito plaisait davantage aux princes. Aussi l'injustice faite à Labeo, qui ne put s'élever au-dessus de la préture, augmenta sa gloire : le consulat de Capito lui attira l'envie et la haine des citoyens.

Les grands de Rome étaient encore dans l'usage de faire des dépenses publiques, et surtout de s'intéresser à la conservation des monuments de la magnificence de leurs ancêtres. Nous avons vu qu'Auguste y exhortait même et encourageait les premiers sénateurs de son temps. Ce fut dans cet esprit que Lepidus demanda au sénat la permission de réparer et d'embellir à ses frais la basilique de Paulus, construite par le consul de ce nom vers les commencements de la rupture entre César et Pompée. Sa proposition fut acceptée, et on lui sut d'autant plus de gré de sa générosité, qu'il n'était pas fort riche.

Mais le théâtre de Pompée ayant été consumé par un incendie dans le même temps, comme il ne restait plus personne de la famille de ce grand homme, qui pût soutenir la dépense de la reconstruction, Tibère s'en chargea en y laissant néanmoins subsister le nom de Pompée. Il fit aussi à cette occasion un grand éloge de Séjan, à la vigilance et à l'activité duquel on était redevable de ce que le feu n'avait pas fait de plus grands dommages : et les sénateurs, toujours prêts à flatter le prince et son favori, ordonnèrent que l'on érigeât une statue à Séjan dans le théâtre de Pompée.

Tacite finit le récit des événements de cette année par la mort de Junia, nièce de Caton, sœur de Brutus, épouse de Cassius. Elle avait survécu soixante-trois ans à la bataille de Philippes. Son testament fit grand bruit dans le public, parce que cette dame, qui était très-riche, et qui tenait à toutes les premières familles de Rome, y faisait une mention honorable de presque tous les grands, sans dire un mot de l'empereur. Il ne s'offensa point de ce dernier témoignage d'inimitié contre sa maison : et il permit qu'on prononçât l'éloge funèbre de Junia dans la tribune aux harangues, et que l'on célébrât ses funérailles avec la pompe convenable. On y porta les images de vingt maisons illustres, les Manlius, les Quintius et d'autres noms aussi fameux : mais Brutus et Cassius effaçaient tous les autres, et occupaient seuls tous les esprits, précisément par la raison que leurs représentations n'y paraissaient point.

 

 

 



[1] 1.023 francs selon M. Letronne.

[2] 20.458.000 francs selon M. Letronne.

[3] 2.045.800 francs selon M. Letronne.

[4] PLINE, IX, 17.

[5] SUÉTONE, Tibère, 34.

[6] Sénèque dit de Démétrius affranchi de Pompée : Numerus illi quotidia servorum, ut imperatori referebatur. (De Tranq. An., II, 8.)

[7] TACITE, Annales, III, 57.

[8] SÉNÈQUE, De Ira, II, 5.

[9] TACITE, Annales, III, 68.