Drusus avait différé, comme je l'ai dit, l'honneur de l'ovation qui lui avait été décernée, ne voulant point faire diversion à la grande affaire qui occupait toute la ville. On observait encore si religieusement les anciennes formalités, que comme en entrant dans Rome il avait perdu le droit de commandement, qui néanmoins lui était nécessaire pour le jour de la cérémonie, il sortit hors des murs, reprit de nouveau les auspices, et rentra ensuite avec la pompe du petit triomphe. Peu de jours après mourut Vipsania sa mère, la seule de tous les enfants d'Agrippa à qui il ait été donné de finir doucement sa carrière. La mort de tous les autres fut ou tragique, ou du moins prématurée. Les deux jeunes Césars, Caius et Lucius, furent enlevés à la fleur de leur âge, et l'on eut des soupçons bien ou mal fondés, que le poison avait abrégé leurs jours. Tibère fit massacrer Agrippa Posthume. Nous verrons dans la suite de cette histoire Julie périr tristement en exil, et Agrippine mourir de faim. Si Agrippa ne s'était point élevé au-dessus de la condition obscure de ses pères, s'il ne fût pas devenu le gendre d'Auguste, sa famille aurait eu un sort moins malheureux. Une dame illustre accusée et condamnée, attira, quoique coupable, la commisération du peuple. Elle se nommait Lépida, issue par conséquent des Émiles du côté paternel ; et de plus elle comptait pour bisaïeux Pompée et Sylla. Auguste l'avait autrefois destinée pour épouse au plus jeune de ses fils adoptifs, L. César : la mort du prince empêcha l'effet de cette alliance projetée. Elle fut mariée plus d'une fois, et en dernier lieu à Sulpicius Quirinius[1], dont nous avons eu occasion de parler sous le règne précédent, homme d'une naissance obscure, mais qui par ses talents et par ses services était parvenu aux premières dignités de la république. Lépide, peu réglée clans sa conduite, déplut aisément à un vieux mari. Il la répudia, et gardant encore après le divorce un vif ressentiment contre elle, il l'accusa de supposition de part, et d'empoisonnement. L'adultère, et par-dessus le tout, le crime de lèse-majesté fut encore imputé à Lépida. On prétendait qu'elle avait consulté les astrologues sur la maison et la fortune des Césars. Tibère tint suivant sa coutume une conduite très-équivoque dans cette affaire : et il mêla si bien les témoignages de clémence aux marques de colère, que l'on ne savait à quoi s'en tenir sur ses secrètes dispositions. Il déclara qu'il n'entendait point qu'il Kit question au procès du crime de lèse-majesté, et de fait il ne souffrit point que les esclaves de Lépida fussent appliqués à la question pour être interrogés sur cet article. Mais en même temps il invita plusieurs des témoins à s'expliquer sur cette même nature de faits dont il feignait de désirer la suppression. Il ne voulut point que Drusus usât du droit qu'il avait, comme consul désigné pour l'année suivante, d'opiner le premier : et cette réserve avait deux faces. Car on pouvait penser qu'il avait dessein de conserver la liberté des suffrages, qui seraient gênés si l'on connaissait tout d'abord le sentiment du fils de l'empereur : mais d'un autre côté, s'il eût eu des intentions favorables pour Lépida, on ne croyait pas qu'il eût cédé à d'autres la commission de l'absoudre. Pendant l'instruction du procès, des jeux ayant été célébrés dans le théâtre de Pompée, Lépide s'y rendit accompagnée de plusieurs dames du plus haut rang ; et poussant des plaintes lamentables, invoquant lei noms de ses ancêtres, et surtout celui de Pompée, dont le lieu même rappelait la mémoire, elle attendrit tellement le peuple[2], que tous se levant, et versant des larmes, firent mille imprécations, et se répandirent en invectives contre Quirinius. On lui reprochait la bassesse de sa naissance, son crédit énorme fondé sur ce qu'il était vieux, riche et sans enfants, et dont il faisait un si indigne abus, en écrasant une personne d'un très-grand nom, et jugée digne par Auguste de devenir sa belle-fille. Cependant les désordres de la conduite de Lépida furent prouvés au procès : et l'avis de Rubellius Blandus, qui la condamnait à l'exil, fut suivi par la pluralité. On remarqua que Drusus embrassa ce sentiment, quoique d'autres sénateurs eussent opiné à une peine plus douce. La condamnation à l'exil emportait la confiscation des biens : mais à la prière de Scaurus, qui avait une fille de son mariage avec Lépida, cette partie du jugement n'eut point d'exécution. Après que tout fut terminé, Tibère déclara qu'il résultait des interrogatoires prêtés par les esclaves de Quirinius, qu'elle avait tenté d'empoisonner leur maître. Quirinius était cher à Tibère, parce qu'il lui avait donné des preuves d'attachement et de respect dans un temps critique, c'est-à-dire, pendant son séjour à Rhodes. Nous avons vu que Lollius, gouverneur de C. César fils adoptif d'Auguste, aigrissait le jeune prince contre Tibère. Quirinius, qui succéda à Lollius, tint une conduite tout opposée. Tibère en conserva toujours le souvenir, et l'on peut croire que cette considération donna un grand poids aux accusations de Quirinius contre Lépida. Il fut donc vengé : mais il ne jouit pas longtemps de sa vengeance. Il mourut l'année suivante, peu regretté du public, qui ne lui pardonnait pas l'affaire de Lépida, et qui le méprisait comme un vieil avare, dont le crédit lui était à charge. Tibère au contraire ayant exposé au sénat les raisons qu'il avait d'aimer Quirinius, lui fit décerner, malgré l'obscurité de sa naissance, l'honneur des funérailles publiques. Je reviens à la suite des faits. Deux des premières familles de Rome se trouvèrent en même temps dans le deuil ; les Calpurnius par la mort de Pison, les Émiles par l'exil de Lépida. Dans cette circonstance ce fut une consolation pour la noblesse, de voir D. Silanus rendu à la maison Junia. Il avait été l'un des corrupteurs de Julie, petite-fille d'Auguste : et quoique le prince irrité se fût contenté de rompre amitié avec lui, suivant l'ancienne simplicité des mœurs romaines, Décimus avait compris qu'il ferait sagement de se condamner lui-même à l'exil. Il y demeura tant que vécut Auguste. Lorsqu'il vit Tibère empereur, il osa solliciter son retour auprès du sénat et du prince, par le crédit de M. Silanus son frère, que le talent de l'éloquence, joint au nom qu'il portait, mettait en grande considération. La permission fut accordée : Décimus revint à Rome : et lorsque Marcus en fit ses remercîments à Tibère dans le sénat, ce prince répondit : qu'il était fort aise que son frère fût revenu de son long voyage. Que rien n'avait dû l'en empêcher, puisqu'il n'existait ni décret du sénat, ni jugement rendu contre lui. Il ajouta qu'il ne se réconciliait pas néanmoins avec Décimus, qu'il conservait le souvenir des justes ressentiments de son père, et qu'il ne prétendait point que le retour du coupable fût regardé comme une abrogation des volontés d'Auguste. D. Silanus demeura depuis dans Rome, mais sans parvenir aux honneurs. Il fut ensuite question d'apporter quelque modération à la loi Papia Poppea, portée par Auguste contre les célibataires. Cette loi était sage en soi : et l'abus qu'elle proscrivait[3], aussi contraire aux bonnes mœurs qu'à la multiplication des citoyens, prouvait par son opiniâtreté à se maintenir, la nécessité du remède. Car, quelque sévères que fussent les peines prononcées par cette loi, le célibat était toujours à la mode. Outre l'attrait de la liberté, ou plutôt du libertinage, qui courait brutalement au plaisir, en évitant les embarras des soins domestiques et de l'éducation des enfants, rien n'était plus doux à Rome que l'état d'un homme riche qui n'avait point d'héritiers. C'était à qui lui ferait la cour : et l'espérance d'être avantageusement couché sur son testament, lui donnait des amis, du crédit, de la puissance. Il avait donc été bien digne de la sagesse d'Auguste de mettre un frein à ce désordre si nuisible et si fort enraciné. Mais comme toutes les choses de la vie ont leurs inconvénients, la loi Papia Poppéa ouvrait la porte à une infinité de vexations. Elle invitait les délateurs par des récompenses, comme la plupart des autres lois romaines portées contre les crimes ; et cet appât mettait en mouvement une foule d'hommes avides qui, par des interprétations malignes et forcées étendant la loi à des cas auxquels le législateur n'avait jamais pensé, suscitaient de fâcheuses affaires aux citoyens dans la ville, dans l'Italie, dans tout l'empire, ruinaient les familles, faisaient trembler ceux même qu'ils n'attaquaient pas encore :en sorte que Tibère se crut obligé d'établir une commission composée de cinq consulaires, cinq anciens préteurs, cinq sénateurs d'un moindre rang, qui apposèrent à la loi diverses restrictions et modifications, et en rendirent ainsi le joug plus léger et moins accablant. Néron, l'aîné des fils de Germanicus, entrait alors dans l'âge de l'adolescence ; et Tibère, aies l'avoir recommandé au sénat, demanda pour lui qu'il fût dispensé de passer par le vigintivirat[4], qui était le premier degré des honneurs, et qu'on lui permît d'aspirer à la questure cinq ans avant l'Age prescrit par les lois. Il appuya sa requête de motifs et d'exemples, disant que lui-même et son frère avaient obtenu les mêmes grâces à la recommandation d'Auguste. Tacite assure que les sénateurs se moquaient tout bas de ce langage si modeste, employé par Tibère ; et il soupçonne même que de semblables requêtes n'avaient pas paru dans la bouche d'Auguste moins illusoires ni plus sérieuses. Il est bien certain que ces princes n'avaient pas à craindre d'être refusés, et qu'ils auraient pu ordonner ce qu'ils aimaient mieux demander au sénat. Mais enfin c'était pourtant un hommage qu'ils rendaient à l'ancien droit de la république : par là ils lui donnaient acte comme elle n'était point anéantie. Néron reçut dans le même temps la dignité de pontife ; et le jour qu'il prit la robe virile, l'empereur son aïeul fit une largesse au peuple, qui était charmé de voir la famille de Germanicus sortir de l'enfance et commencer à se produire. La joie de la multitude fut encore augmentée par le mariage du même Néron avec Julie fille de Drusus[5]. Au contraire on trouva fort mauvais que le fils de Claude encore enfant fût destiné pour époux à la fille de Séjan. On jugeait avec raison cette alliance indigne de la maison impériale. Elle n'eut point d'exécution, le jeune prince ayant péri peu après par un accident très-singulier. Il se jouait avec une poire, et l'ayant jetée en l'air, il la reçut dans sa bouche, où elle entra si directement et si avant, qu'elle l'étouffa. Sur la fin de l'année mourut Salluste, le successeur et l'émule de Mécène, sous qui il avait travaillé en second dans le ministère. Il était petit-fils d'une sœur de Salluste l'historien, qui l'adopta. Il se tint renfermé, comme Mécène, dans l'ordre des chevaliers, sans vouloir s'élever aux honneurs, pendant qu'il surpassait en puissance bien des consulaires. Comme lui, il fut homme de plaisir, alliant la mollesse dans les mœurs avec la vigueur de l'esprit. Il eut longtemps la principale part à la confiance d'Auguste, et ensuite à celle de Tibère, qui le chargea du soin de le défaire d'Agrippa Posthume. Et afin que sa ressemblance avec Mécène fût entière, comme lui il vit déchoir son crédit avant que de mourir. Tibère fut consul l'année suivante avec Drusus son fils. TI. CÆSAR AUGUSTUS IV. - DRUSUS CÆSAR II. AN. R. 772. DE J.-C. 21.Ce consulat du père et du fils est une singularité remarquable. Trois ans auparavant on avait vu Tibère et Germanicus collègues dans cette même charge. Mais la liaison du sang n'était pas si étroite entre eux, et il n'y en avait aucune du côté des cœurs. Consulat du père et du fils. Une autre observation plus singulière, c'est qu'il sembla que le consulat exerce avec Tibère portât malheur. Il fut consul cinq fois, et ses cinq collègues périrent tous de mort funeste. Varus son collègue dans son premier consulat fut réduit par les Germains à se tuer lui-même. Nous venons de raconter le triste sort de Pison et de Germanicus, ses collègues dans son second et dans son troisième consulat. Drusus, avec qui il géra son quatrième, périra bientôt par le poison. Dans son cinquième consulat Tibère eut pour collègue Séjan, dont tout le monde connaît l'horrible catastrophe. Tibère, au commencement de l'année où il fut consul pour la quatrième fois, s'absenta de Rome, et alla en Campanie, comme pour rétablir et affermir sa santé. Depuis qu'il était empereur, il n'avait presque point perdu Rome de vue. Pendant les deux premières années, il ne mit pas le pied hors la porte de la ville. Dans la suite il fit de petits voyages, mais fort courts, et sans aller plus loin qu'Antium. Celui dont je parle actuellement fut plus long, et à une plus grande distance de la capitale. Peut-être méditait-il dès lors le projet d'une perpétuelle absence, qu'il exécuta quelques années après, et voulait-il y accoutumer peu à peu les esprits : de plus il était bien aise de laisser son fils remplir seul les fonctions du consulat. Ce jeune prince se fit honneur en effet dans une affaire qui, peu importante dans l'origine, devint une querelle où tout le sénat se trouva partagé. Corbulon, qui dans la suite se rendit si célèbre à la tête des armées, porta ses plaintes au sénat contre L. Sylla, jeune homme, comme l'on voit, d'un grand nom, qui dans un spectacle avait refusé de lui céder la place d'honneur. Il avait pour lui les droits de l'âge, l'usage ancien, l'appui de tous les vieillards. Sylla de son côté était protégé par Mamercus Scaurus, par L. Arruntius, et par ses autres parents. Il y eut des discours fort vifs et fort animés de part et d'autre, et l'on citait les exemples des ancêtres, qui par des décrets sévères avaient réprimé l'audace de la jeunesse, lorsqu'elle oubliait le respect dû à la prééminence de l'âge. Drusus concilia toutes choses, il parla d'une manière tout-à-fait sage et modérée ; et enfin Mamercus, qui était en même temps oncle de Sylla et mari de sa mère, fit satisfaction à Corbulon au nom de son neveu et beau-fils. Le même Corbulon, dont le caractère était actif et ardent, représenta au sénat que les grands chemins étaient mal entretenus et en fort mauvais ordre, par la fraude des entrepreneurs, et la négligence des magistrats ; et il se chargea volontiers de la commission de réformer ces abus. Les grands chemins sont un objet de bien public, très-digne de l'attention et du zèle d'un homme tel que Corbulon. Mais on l'accuse d'avoir porté trop loin la rigueur. Il fit le procès à un grand nombre de personnes, dont il ruina la fortune et flétrit la réputation. Nous le verrons reprendre la même affaire sous Caligula[6], et en profiter pour satisfaire l'avidité du prince, et s'élever lui-même au consulat. C'est une tache dans sa vie. Cecina Sévérus mit en avant un autre projet de réforme. Il voulait faire ordonner par le sénat que, conformément à ce qui se pratiquait anciennement, les généraux d'armées et les gouverneurs de provinces n'emmenassent point avec eux leurs femmes dans leurs départements. Tout le sénat s'éleva contre cette proposition, qui fut combattue en particulier par Valerius Messalinus, fils de l'orateur Messala, et héritier, jusqu'à un certain degré, de son éloquence. On peut voir dans Tacite les raisons qui furent alléguées pour et contre. Il me suffit d'observer que Drusus appuya l'avis commun. Il protesta que dans les voyages qu'il pourrait avoir à faire pour le service de son père et pour le bien de l'empire, il serait fiché d'être séparé de la compagnie de Liville, avec laquelle il vivait dans une union parfaite, et qui l'avait rendu père de trois enfants. Liville répondit bien mal par sa conduite à ces témoignages de tendresse et d'estime que Drusus lui donne ici en plein sénat. Il paraît que l'absence de Tibère enhardissait les
sénateurs à parler et agir plus librement. Tout le monde avait sur le cœur et
n'osait néanmoins relever un abus énorme et tyrannique, qui s'introduisait à
l'ombre du respect dû à la personne du prince. Des hommes décriés, des
misérables, prenant en main une image ou représentation de l'empereur,
attaquaient impunément les plus gens de bien par des invectives atroces et
des calomnies odieuses ; et les affranchis même et les esclaves, pareillement
armés, accablaient d'injures leurs patrons ou leurs maîtres, les menaçaient du
geste et de la main, et, loin de craindre le châtiment de leur insolence, ils
se faisaient au contraire redouter. C. Cestius se rendit l'interprète de la
douleur et de l'indignation publique. Il remontra dans le sénat que les princes tenaient sur terre la place des dieux[7] ; mais que les dieux mêmes n'écoutaient que de justes
prières, et qu'on ne permettait à personne de se retirer dans le Capitole, ou
dans les autres temples de la ville, pour commettre sous la sauvegarde de la
religion toutes sortes de crimes. Il ajouta que les lois n'avaient plus de
force, qu'elles étaient anéanties, puisque une femme qu'il avait fait
condamner pour crime de fraude, par sentence du juge, l'attaquait dans la
place publique, à la porte du sénat, par des injures et par des menaces, sans
qu'il osât la citer en justice, parce qu'elle lui opposait l'image de
l'empereur. Lorsqu'une fois il se fut trouvé un sénateur qui eût le courage de dire ce que tous les autres pensaient, plusieurs se joignirent à lui, et, rapportant des faits ou semblables, ou même plus atroces, tous prièrent Drusus de faire un exemple. Il se rendit à une demande si équitable : et Annie Rufilla, c'était le nom de cette femme dont Cestius se plaignait, ayant été mandée et convaincue, fut mise en prison. Dans le même temps deux chevaliers romains qui avaient imposé de faux crimes de lèse-majesté à un préteur, furent punis par décret du sénat avec le consentement et l'approbation de l'empereur. Ces deux actes de justice furent très-bien reçus dans le
public. On en attribua le mérite à Drusus, qui, se trouvant dans la ville à
portée d'entendre les discours que l'on y tenait, et de connaître par
lui-même quelle était la façon de penser des citoyens, adoucissait les
rigueurs qu'une triste solitude inspirait à son père : et comme le vice ne
déplaît guère aux hommes qu'autant qu'il leur nuit, on ne trouvait point du
tout mauvais que le jeune prince donnât dans le plaisir. Qu'il tourne plutôt de ce côté-là, disait-on ; qu'il passe les jours au spectacle et les nuits à table,
au lieu de se renfermer seul, pour se livrer, sans être distrait par aucun
amusement, à des soucis noirs et à une activité malfaisante. En effet Tibère, et les accusateurs, ne se lassaient point. L'accusation de lèse-majesté était l'accessoire et le couronnement de toutes les autres r. Tacite rapporte ici les exemples de deux hommes illustres, accusés, l'un de concussion, l'autre d'adultère, et dans le procès desquels on mêla pour les perdre le crime de tous ceux qui n'en avaient point. La tyrannie croissant peu à peu se porta enfin par degrés jusqu'à un excès incroyable[8]. C'est peu de dire que l'on épiait les paroles échappées dans le vin, le badinage d'une innocente plaisanterie[9]. Les choses en vinrent au point que ce fut un crime capital d'avoir fait châtier un esclave auprès d'une statue ou d'un tableau d'Auguste, de s'y être déshabillé pour changer de vêtements, d'avoir porté dans ces lieux où appellent les nécessités du corps une pièce de monnaie ou une pierre gravée qui représentât l'image du prince. Je n'oserais presque faire usage d'un trait que Sénèque[10] nous a conservé, si l'exemple de ce grave philosophe ne pouvait me servir d'excuse, et s'il n'était bon de connaître de quoi est capable la basse malignité des délateurs lorsqu'elle est autorisée par ceux qui jouissent de la puissance. Un ancien préteur nommé Paulus se trouvait dans un grand repas, ayant au doigt une bague d'où sortait en relief une image de Tibère. Je me rendrais ridicule, dit Sénèque, si je cherchais une circonlocution pour dire qu'il eut besoin du pot de chambre : et il ne songea pas à ôter la bague de son doigt. C'est ce qui fut soigneusement remarqué par un certain Maro, fameux délateur, qui était de ce repas. Mais heureusement un esclave fidèle fit la même observation par un motif tout contraire, et il tira secrètement la bague du doigt de.son maître. Déjà Maro dressait le plan de son accusation, et prenait à témoin tous ceux qui étaient présents, lorsque l'esclave montra la bague dans sa main. Tibère vérifia ainsi le jugement désavantageux que l'on avait porté de lui dans le public dès les commencements de son empire. Instruit alors des bruits fâcheux qui se répandaient à son sujet, des vers satiriques que l'on faisait courir contre lui, il en attribuait la cause à mauvaise humeur, à un goût désordonné pour l'indépendance : il s'en glorifiait presque, et, faisant allusion au mot célèbre d'Atrée et le corrigeant. Qu'ils me haïssent, disait-il, pourvu qu'ils m'estiment. Mais si une vertu fière et sévère[11] peut quelquefois attirer en même temps l'admiration et la haine, il est certain que la cruauté et la tyrannie ne méritèrent jamais que la détestation. Tel est sans doute le sentiment unique dont affectera tout lecteur le récit de la condamnation de Lutorius Priscus. Ce chevalier romain, né avec du talent pour la poésie, avait composé sur la mort de Germanicus une complainte en vers, qui réussit, et que l'empereur récompensa par une gratification. Drusus étant tombé malade, Lutorius composa un semblable ouvrage, pour le rendre public si le prince venait à mourir, se flattant de l'espoir d'une récompense meilleure encore que la première. Le prince ne mourut point ; et le poète eut l'indiscrétion et la vanité de lire ses vers dans un nombreux cercle de dames. Un délateur de profession en fut instruit, et sur-le-champ il porta ce crime d'une espèce nouvelle au tribunal du sénat. Les témoins furent cités et chargèrent l'accusé, hors une seule dame nommée Vitellia, qui déclara n'avoir rien entendu. Le fait ainsi constaté, on alla aux voix, et Hatérius Agrippa, premier opinant en sa qualité de consul désigné, ouvrit l'avis de la mort. J'avoue que je ne puis concevoir sur quel principe de jurisprudence, ou sur quelle loi était fondée une pareille rigueur. Il fallait que la lâcheté des sénateurs Mt extrême, puisque Man. Lepidus n'entreprit de procurer un sort moins triste à l'accusé, qu'en le supposant digne de celui auquel le consul désigné le condamnait. Il parla en ces termes : Sénateurs, si nous n'envisageons
que l'usage impie que Lutorius Priscus a fait de ses talents, et la témérité
avec laquelle il a cherché à répandre la contagion de son ouvrage pervers, ni
la prison, ni la corde, ni les supplices même destinés aux esclaves, ne
suffisent pour punir son audace. Mais si, dans les plus noirs forfaits, la
modération du prince, les exemples de vos ancêtres, vos propres jugements,
vous apprennent à adoucir la rigueur de la peine ; s'il est juste de mettre
une différence entre la légèreté et le crime, entre les paroles et les
actions, nous pouvons embrasser un sentiment qui ne laisse point la faute
impunie, et qui ne nous attire point à nous-mêmes le reproche d'avoir péché
par excès soit d'indulgence soit de sévérité. J'ai souvent entendu l'empereur
témoigner son regret, s'il arrivait que quelqu'un prévint
sa clémence par une mort précipitée. Lutorius est vivant, et sa vie ne menait
la république d'aucun danger, de même que sa mort n'est point capable de
servir d'exemple. Ses travaux littéraires sont aussi méprisables par leur
vanité que pleins d'extravagance. Ne craignez point une entreprise sérieuse
et réfléchie de la part d'un homme qui, trahissant lui-même son secret et se
rendant en quelque manière son propre dénonciateur, va mendier pour ses vers
les applaudissements des femmes. Je ne prétends pas néanmoins qu'il soit
réputé innocent. Je suis d'avis qu'on le condamne à l'exil, et que ses biens
soient confisqués, comme s'il était dans le cas de la loi contre le crime de
lèse-majesté. Rubellius Blandus fut le seul des consulaires qui suivit l'avis de Lepidus, tous les autres opinèrent comme Hatérius Agrippa ; et Lutorius, ayant été mené en prison, fut sur-le-champ mis à mort. Tibère se plaignit par lettres de ce jugement, mais en s'enveloppant dans ses ambiguïtés ordinaires. Il savait gré aux sénateurs de leur zèle à venger les injures, même légères, faites à la majesté du prince, et il priait néanmoins que de simples paroles ne fussent pas sujettes à une punition si prompte et si rigoureuse : il louait Lepidus, et ne blâmait point Agrippa. Si nous en croyons Dion[12], Tibère était en effet mécontent, non pas de la condamnation et de la mort de Lutorius, mais de ce que le sénat avait agi sans attendre ses ordres : et ce fut par ce motif qu'il fit rendre le règlement célèbre, qui statuait que les décrets du sénat ne seraient point portés au trésor (c'est ce que nous dirions mis au greffe), et conséquemment n'auraient point leur exécution qu'après un espace de dix jours, qui devenait ainsi une surséance accordée aux condamnés. Cette loi semblait respirer la modération et la sagesse : mais Tibère, qui était pour-lors en Campanie, et qui roulait déjà dans son esprit le projet d'y fixer son séjour, n'avait d'autre vue, en faisant ordonner ce délai, que de se procurer le temps d'être informé des décrets du sénat, et d'y apposer le sceau de C'est pourquoi il n'en résulta aucune utilité, parce que le sénat n'avait pas la liberté de changer ses arrêts, et que l'intervalle du temps n'adoucissait point l'humeur farouche et inexorable de Tibère. On ne peut pas douter que les bons princes dans la suite n'aient réalisé ce qui n'était qu'une apparence vaine dans l'intention du premier législateur, et n'aient regardé cette loi comme un frein à la colère trop prompte, et comme une ressource de clémence. Le délai qu'elle accordait fut même porté jusqu'à trente jours : et l'empereur Théodose, sur les représentations de saint Ambroise, étendit aux condamnations émanées du prince cette surséance de trente jours, qui avait déjà lieu à l'égard des jugements rendus par le sénat. Il se fit cette année des mouvements dans la Thrace[13], qui avait été partagée, comme nous l'avons vu, entre Rhymétalcès et les fils de Cotys. Ces mouvements furent apaisés par un Velleius, que l'on peut croire avec assez de vraisemblance être celui-là même dont nous avons un abrégé d'histoire, qui ne serait pas à mépriser, s'il n'était infecté par la flatterie. Les troubles furent plus sérieux dans les Gaules, et ont droit de nous intéresser de plus près. La cause en fut la grandeur des dettes qui accablaient les villes et les peuples. Pour payer les tributs et les impôts, ils empruntaient à gros intérêts des plus riches d'entre les Romains, se procurant un soulagement momentané, qui devenait bientôt un nouveau fardeau sous lequel ils succombaient. Deux illustres Gaulois, l'un du pays de Trèves, l'autre de celui d'Autun, Julius Florus et Julius Sacrovir, animèrent leurs compatriotes à la révolte. Leurs pères avaient reçu le droit de bourgeoisie romaine en récompense des services rendus aux Romains. Mais ceux-ci, plus attachés à leur véritable patrie qu'à celle sur laquelle on avait prétendu les enter, formèrent le projet de délivrer leur nation de la servitude, et pour cela de soulever, l'un les Belges, l'autre la partie de la Gaule plus voisine de l'Italie. Ils s'unirent d'abord par des menées secrètes les plus fiers et les plus braves de leurs concitoyens, et ceux que la misère ou la crainte des supplices mérités par des crimes rendaient capables de tout oser. Ensuite, parcourant les assemblées des différents peuples, ils représentaient avec indignation la charge pesante et continuelle des tributs, les énormes intérêts qu'ils étaient obligés de payer, l'orgueil et la cruauté des magistrats romains. Ils faisaient observer que les légions du Rhin étaient disposées à la discorde et à la sédition depuis qu'elles avaient appris la mort funeste de Germanicus : que l'occasion était belle de recouvrer la liberté, s'ils comparaient avec leur situation florissante la faiblesse de l'Italie, la mollesse de cette multitude qui habitait Rome, désaccoutumée depuis longtemps de manier l'épée ; en sorte que la force des armées romaines consistait dans ce qu'elles renfermaient de soldats étrangers. Il n'y eut presque aucun peuple des Gaules où ces semences de révolte ne fussent portées et ne produisissent quelque effet. Mais l'entreprise générale fut mal concertée : les mouvements éclatèrent par parties, et furent étouffés à mesure qu'ils parurent, sans que la ligue eût le temps de se former. Ceux d'Anjou et de Touraine se déclarèrent les premiers. Une cohorte qui était en garnison à Lyon suffit pour réduire les Angevins. Les Tourangeaux furent vaincus par un détachement qu'envoya Visellius Varro, commandant de l'armée du bas Rhin. Le lieutenant-général Acilius Aviola eut l'honneur de ces deux victoires. Mais ce qu'il y eut de plus remarquable, c'est que plusieurs illustres Gaulois, qui étaient du complot, combattirent alors pour les Romains, afin de cacher leur intelligence avec les rebelles, et d'attendre un moment favorable. Sacrovir en particulier parut dans le combat contre ceux de Touraine sans casque : ce qu'il faisait, disait-il, pour montrer sa valeur ; mais les prisonniers le décelèrent, et assurèrent que son intention était d'être ainsi reconnu, et conséquemment d'être ménagé. Cet avis fut transmis à Tibère, qui n'en fit aucun cas et par cette sécurité donna le temps à la rébellion d'accroître ses forces. Cependant Florus poursuivait l'exécution de son dessein ; et il tâcha de gagner un corps considérable de cavalerie levé par ceux de Trèves, et dressé suivant les lois de la milice romaine. Il voulait les engager à commencer la guerre par le massacre des négociants romains établis dans le pays. Quelques-uns en petit nombre préfèrent l'oreille à ses sollicitations : la plupart demeurèrent fidèles. A ceux qu'il avait pu séduire, Florus joignit ses clients, et un nombre de misérables que leurs dettes mettaient dans la nécessité de souhaiter un changement ; et avec cette troupe il se proposait de se retirer dans les Ardennes. Mais il en fut empêché par les légions que lui opposèrent de différents côtés Visellius Varro et C. Silius, commandants des armées que les Romains entretenaient sur le Rhin. Julius indus, autre Gaulois du pays de Trèves, ennemi personnel de Florus, et par conséquent plein de zèle pour servir la cause des Romains, à la tète d'un corps de troupes choisies, dissipa aisément une multitude encore mal en ordre. Florus échappa aux vainqueurs en s'enfonçant dans des retraites inconnues, dont il changeait souvent. Mais enfin découvert, et voyant des soldats qui assiégeaient les issues par lesquelles il aurait pu se sauver, il se tua lui-même. Ainsi finit le mouvement excité parmi les peuples de Trèves. Les Éduens, beaucoup plus puissants et plus éloignés des principales forces romaines, eurent le temps et les moyens de donner plus d'occupation et d'inquiétude à leurs maîtres. Sacrovir, ayant armé quelques cohortes, réduisit sous son pouvoir la ville d'Autun, ainsi que toute la jeune noblesse des Gaules que l'on y élevait dans les beaux-arts, et qu'il retint comme un gage qui lui répondait de l'affection et de l'attachement des premières familles de la nation. Il avait secrètement fabriqué des armes, qu'il distribua à ceux qui accoururent à lui et le reconnurent pour chef au nombre de quarante mille. La cinquième partie de cette multitude fut armée comme les soldats légionnaires ; les autres n'avaient que des épieux et des couteaux de chasse. Il. y joignit des esclaves que l'on dressait au métier de gladiateurs, et qui étaient tout couverts de fer, impénétrables par conséquent aux coups qu'on voulait leur porter, mais peu capables d'en porter eux-mêmes. Ces troupes furent augmentées des volontaires qui venaient des cantons voisins se ranger autour de Sacrovir, quoique les villes ne prissent pas son parti par délibération publique. Enfin il profita aussi pour se fortifier du temps que lui laissa libre la dispute entre les deux commandants romains, qui ambitionnaient l'un et l'autre l'honneur de conduire cette guerre ; jusqu'à ce que Visellius, vieux et infirme, comprit qu'il devait céder l'emploi à Silius, qui était dans la vigueur de l'âge. A Rome, la renommée, selon l'usage, grossissait cette révolte. On ne s'y contentait pas de la rébellion des Éduens et de ceux de Trèves : les soixante-quatre peuples des Gaules étaient en armes ; ils avaient attiré à eux les Germains ; les Espagnes même chancelaient : grand sujet d'alarme pour les gens de bien, à qui les intérêts de la république étaient chers ; mais la plupart des autres, fatigués d'une domination dure et tyrannique, et soupirant après un changement, se réjouissaient de leurs propres dangers. On trouvait mauvais que Tibère, dans une pareille conjoncture, s'occupât des mémoires qui lui étaient fournis par des délateurs. Julius Sacrovir, disait-on, viendra-t-il comparaître devant le sénat sur une accusation de lèse-majesté ? Il se trouve enfin des gens de cœur qui répondent l'épée à la main à des lettres remplies d'ordres sanguinaires. C'est gagner au change que d'avoir la guerre en la place d'une indigne et honteuse servitude. Plus Tibère vit l'émotion et l'alarme répandues, plus il affecta de tranquillité. Il ne changea ni de lieu ni d'air de visage ; il se conduisit en tout comme s'il ne fût arrivé rien de nouveau, soit fermeté d'âme, soit qu'il fût informé que ce mouvement était peu de chose, et beaucoup au-dessous de ce que les bruits publics en débitaient. Silius s'était mis en marche avec deux légions, et il fit prendre les devants à un détachement de cavalerie qui ravagea les terres des Séquanais, parce que ces peuples, voisins des Éduens, étaient entrés dans leur ligue. Les légions s'avancèrent en diligence vers Autun. L'empressement était extrême jusque chez les simples soldats. Marchons, disaient-ils ; pourvu que nous puissions les voir en free et en être vus, nous sommes assurés de vaincre. L'ennemi vint au-devant d'eux, et parut dans une plaine à quatre milles d'Autun. Sacrovir avait placé en front les troupes bardées de fer ; sur les ailes, les cohortes bien armées ; en seconde ligne, la multitude de ceux qui n'étaient point armés en règle. Lorsqu'il eut fait sa disposition, il parcourut les rangs, monté sur un cheval de bataille, vantant les anciens exploits des Gaulois et les défaites qu'ils avaient fait souffrir aux Romains. Il présentait aux siens pour point de vue la liberté, fruit glorieux de la victoire ; une servitude plus intolérable que jamais, s'ils étaient vaincus. C'était en vain que le général gaulois s'efforçait d'inspirer de la confiance à ses troupes. Des bourgeois qui n'avaient jamais vu la guerre, comment auraient-ils pu tenir contre les légions romaines ? La cavalerie de Silius les enveloppa par les flancs, et tout d'un coup elle rompit et mit en fuite les cohortes qui formaient les deux ailes. Le centre de l'armée éduenne ne fut pas si aisé à enfoncer, parce que les remparts de fer dont étaient garnis les soldats résistaient aux javelines et aux épées. Mais les Romains, prenant des haches, comme s'ils avaient eu à faire brèche dans un mur, mettaient en pièces et corps et armes ; quelques-uns, avec de longues perches, renversaient ces masses immobiles ; et lorsqu'une fois ces malheureux Gaulois étaient à terre, ils y restaient comme morts, n'ayant aucune force pour se relever. Sacrovir s'enfuit d'abord à Autun ; puis craignant d'être livré, il se retira avec ceux qui lui étaient le plus affidés dans une maison de campagne voisine de la ville. Là il se tua lui-même ; les autres se battirent de concert, et se percèrent mutuellement. Après leur mort, on mit le feu au bâtiment, et ils furent tous consumés. Ce fut alors seulement que Tibère écrivit au sénat pour lui annoncer en même temps le commencement et la fin de la guerre. Il disait les choses telles qu'elles étaient, sans rien exagérer ni diminuer, partageant l'honneur du succès entre la valeur de ses lieutenants et les ordres par lesquels il avait dirigé leurs opérations. Il rendait compte ensuite des motifs qui l'avaient empêché, soit de se transporter lui-même en Gaule, soit d'y envoyer son fils ; relevant la majesté impériale, à laquelle il ne convenait pas, sur le premier bruit de quelques troubles légers excités dans une province, de se mettre aussitôt en mouvement, et de quitter la ville, qui était le centre de tout, et le poste d'où le prince devait veiller sur toutes les parties de l'empire. Il ajouta que, dans la situation actuelle des choses, comme on ne pouvait plus soupçonner que la crainte influât dans ses démarches, il irait sur les lieux afin d'être à portée de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité du pays. Le sénat ordonna des vœux pour le retour de l'empereur, et d'autres témoignages honorifiques de son attachement et de son respect pour son prince. Un seul sénateur, qui portait un nom illustre, Cornélius Dolabella, se rendit ridicule en proposant de lui décerner la pompe de l'ovation, pour honorer son entrée dans Rome lorsqu'il reviendrait de Campanie. Sa basse flatterie fut récompensée comme elle le méritait : il vint peu après une lettre de Tibère, qui portait qu'il n'était pas si dépourvu de gloire, qu'après avoir dompté des nations très-belliqueuses, après avoir reçu ou même méprisé tant de triomphes dans sa jeunesse, il voulût, déjà avancé en âge, rechercher un vain et frivole honneur pour une promenade que sa santé l'avait obligé de faire à la campagne. Au reste, son grand voyage en Gaule n'eut pas plus de réalité que les autres qu'il avait projetés jusqu'alors. Car presque tous les ans il en annonçait de pareils, et il en faisait les préparatifs. On arrêtait les voitures, on amassait des provisions dans les villes par lesquelles Tacfarinas devait passer, on faisait des vœux pour son voyage et pour son retour, et après tout cela il ne sortait point de Rome ou des environs : en sorte qu'on lui appliquait le proverbe grec touchant un certain Callippidès, qui était toujours en mouvement et ne parcourait pas l'espace d'une coudée. L'Afrique était troublée déjà depuis plusieurs années par une guerre plus incommode que périlleuse qu'y avait allumée un certain Tacfarinas, homme d'une condition obscure, mais qui avait du courage et de la résolution. Tacite met le commencement de cette guerre sous l'an 768 de Rome ; et voici ce qu'il nous en apprend. Tacfarinas, Numide de nation, quelque temps soldat dans les armées romaines, ensuite déserteur, assembla d'abord autour de lui un nombre de brigands, avec lesquels il faisait des courses, pillant et volant tout ce qu'il rencontrait. Sa troupe s'étant grossie, il la distribua selon les lois de la milice en compagnies et en escadrons. Enfin, croissant toujours en forces, il ne se vit plus seulement suivi d'une multitude de gens ramassés, il fut reconnu chef de la nation des Musulans, qui, puissante alors et voisine des déserts de l'Afrique, prit les armes à sa sollicitation, et s'associa bientôt les Maures commandés par Mazippa. Les deux chefs se concertèrent avec une parfaite intelligence. Ils partagèrent leur armée. Tacfarinas prit avec lui des hommes d'élite, qu'il se chargea de tenir dans un camp, et de former par une bonne discipline, les armant à la romaine. Mazippa à la tête des troupes légères portait le fer et le feu dans tous les pays circonvoisins. Leurs succès leur procurèrent encore l'alliance des Cinithiens, peuple établi aux environs de la petite Syrte. Furius Camillus était alors proconsul d'Afrique, et n'avait qu'une légion sous ses ordres. Il y joignit quelques troupes auxiliaires, et marcha à l'ennemi. C'était bien peu de monde en comparaison de la multitude des Maures et des Numides. Mais Camille ne craignait rien tant que de paraître redoutable aux barbares, et de les disposer par là à. éviter le combat. En leur laissant l'espérance de la victoire, il parvint à les vaincre. Tacfarinas fut défait en bataille rangée ; et Camille fit rentrer dans sa maison la gloire militaire, qui y avait souffert une longue éclipse, sinon depuis le temps du fameux vainqueur des Gaulois et de son fils, comme dit Tacite, au moins depuis plus de deux cents ans[14]. Furius Camillus dont nous parlons actuellement ne passait pas jusque-là pour guerrier : et c'est ce qui détermina Tibère à exalter d'autant plus volontiers le service qu'il venait de rendre à la république. Le sénat lui décerna les ornements du triomphe ; et cet honneur ne lui devint point funeste, parce que la modestie de son caractère et de sa conduite en tempérait l'éclat. Comme sa victoire n'avait point mis fin à la guerre, Tibère crut devoir fortifier l'Afrique, en y faisant passer une des légions de la Pannonie. Il n'est plus mention de Tacfarinas dans Tacite pendant trois ans, soit que ce Numide ait passé un si long temps dans l'inaction, ce qui n'est guère vraisemblable, soit que l'historien renferme dans son récit, sans en avertir, les faits de plusieurs années. Quoi qu'il en soit, l'an de Rome 771, Tacfarinas reparaît sur la scène, faisant des ravages, brûlant les bourgades, emportant de riches butins ; enfin il osa même assiéger une cohorte romaine dans un fort non loin de la rivière Pagyda. Le gouverneur du fort, nommé Décrius, était un brave officier, fort expérimenté dans la guerre, et qui regardait comme une honte de se laisser assiéger par des Barbares. Il exhorta donc ses soldats à sortir pour combattre en pleine campagne ; mais sa valeur ne fut pas secondée. Au premier choc la cohorte plia. Décrius, s'avançant au milieu des traits qui volaient de toutes parts, arrête ceux qui fuyaient, fait les plus vifs reproches aux porte-enseignes, et leur représente à tous combien il est ignominieux pour des soldats romains de fuir devant des troupes sans discipline, devant des déserteurs. Blessé en plusieurs endroits, ayant eu l'œil crevé d'une flèche, il persista néanmoins à tourner le visage contre l'ennemi, jusqu'à ce que, abandonné des siens, il fut tué sur la place. L. Apronius, qui lieutenant de Germanicus autrefois, et décoré des ornements du triomphe, avait succédé à Camille dans le. proconsulat d'Afrique, fit en cette occasion un acte de sévérité, dont les exemples devenaient rares depuis bien des années. Il décima la cohorte coupable, et fit mourir sous le bâton ceux sur qui le sort tomba. Cette rigueur produisit son effet. Peu de temps après, un bataillon de vétérans, qui ne se montait qu'à cinq cents hommes, mit en fuite les mêmes troupes de Tacfarinas, et le chassa de devant la ville de Thala qu'il assiégeait. Dans cette dernière action, un simple soldat, nommé Helvius Rufus, remporta l'honneur d'avoir sauvé la vie à un citoyen. Apronius le récompensa par des bracelets, un hausse-col, une pique : pour la couronne civique, il n'osa pas prendre sur lui de la donner, et s'en remit à l'empereur, qui l'accorda, en se plaignant de la déférence du proconsul, sans en être assurément offensé. Tacfarinas, voyant ses Numides découragés et résolus à ne plus entreprendre de sièges, reprit la méthode ordinaire de sa nation, faisant des courses, reculant lorsqu'il se sentait pressé, puis revenant subitement attaquer par-derrière ceux devant qui il avait fui. Tant qu'il suivit ce plan, il éluda et rendit inutiles tous les efforts des Romains. Mais l'appât du butin l'attira vers les pays voisins de la mer, et l'engagea à s'y établir un camp. Alors le fils d'Apronius vint fondre sur lui avec la cavalerie romaine, les cohortes auxiliaires, et ce qu'il y avait de plus alerte parmi les soldats des deux légions. Le Numide fut battu, et contraint de regagner les déserts. Le successeur d'Apronius fut Junius Blésus, oncle de Séjan. L'Afrique était une des provinces du peuple, et par conséquent c'était au sénat qu'il appartenait d'y nommer un proconsul. Mais la circonstance de la guerre engagea cette compagnie à s'en rapporter au choix de l'empereur. Tibère, avec cet air de modestie qu'il affectait soigneusement, se plaignit de ce que le sénat le surchargeait en lui renvoyant toutes les affaires, et il proposa deux sujets, Man. Lepidus et Blésus. Lepidus s'excusa sur sa santé, sur l'âge de ses enfants, sur ce qu'il avait une fille à marier ; et l'on comprenait de plus la bonne raison qu'il ne disait pas, savoir que Blésus était oncle de Séjan, et en conséquence très-puissant et très-accrédité. Blésus s'excusa aussi, mais d'un ton moins décidé ; et il fut interrompu par les cris des flatteurs, qui entendaient bien son langage, et qui le servirent selon ses vœux secrets. Quoique placé par la faveur, Blésus avait du mérite : et il s acquitta très-bien de son emploi. Tacfarinas, sans être abattu par ses défaites réitérées, et trouvant moyen de les réparer par les nouveaux renforts qu'il tirait du fond de l'Afrique, en vint à ce degré d'insolence que d'oser envoyer une ambassade à l'empereur, demandant des terres pour s'y établir avec les soldats qui le suivaient, et, en cas de refus, menaçant d'une guerre implacable. Tibère fut piqué au vif de cette insulte faite à lui et au nom romain. Il remarquait que Spartacus même, vainqueur de tant d'armées consulaires, et ravageant impunément l'Italie, n'avait pu obtenir d'être reçu à composition, quoique la république eût alors sur les bras les guerres de Sertorius et de Mithridate, bien loin que, dans le plus haut degré de la puissance et de la gloire du peuple romain, on s'abaissât à acheter l'amitié d'un déserteur et d'un brigand, en lui accordant la paix et des établissements en terres. Il donna ordre à Blésus de promettre l'impunité à tous ceux qui abandonneraient Tacfarinas et qui mettraient bas les armes, mais de se rendre maître de la personne du chef à quelque prix que ce fût. La grâce offerte par les Romains détacha de Tacfarinas plusieurs de ses partisans. Il ne laissait pas cependant d'être encore redoutable ; et pour le vaincre, Blésas imita son plan de guerre. Car ce Numide, incapable de soutenir le poids et l'effort de l'armée romaine, excellait dans les entreprises furtives, et il partageait ses troupes en petits pelotons, qui couraient la campagne, et dressaient partout des embuscades. Le général romain partagea donc pareillement son armée en trois corps. L'un sous la conduite de Cornélius Scipion eut ordre de prendre sur la gauche du côté de Leptis. Blésus le fils, à la tête d'un autre corps, s'étendit vers la droite, pour couvrir les bourgades dépendantes de Cirta, capitale de la Numidie. Le proconsul lui-même avançant au milieu, établissait des forts dans tous les endroits convenables, et mettait ainsi les Barbares à l'étroit, parce que de quelque côté qu'ils se tournassent, ils trouvaient partout le soldat romain, en tête, sur les flancs, et quelquefois même en queue. Il se livra plusieurs petites actions, dans lesquelles les ennemis perdirent beaucoup de monde. Blésus voyant que cette méthode lui réussissait, distribua encore chacune des trois divisions de son armée en divers pelotons, dont il donnait le commandement à des centurions d'une valeur expérimentée. Et, lorsque l'été fut fini, il ne retira point, suivant l'usage, ses troupes en quartiers d'hiver, mais resta en pays ennemi, où il construisit un grand nombre de forts ; et détachant ce qu'il avait de troupes plus alertes, et qui connussent les routes de ces déserts, il poussait Tacfarinas de retraite en retraite. Enfin ayant fait prisonnier le frère de ce chef de brigands, il s'en retourna plus précipitamment qu'il ne convenait à l'utilité de la province, puisqu'il laissait subsister la semence et la racine du mal. Il s'attribua néanmoins la gloire d'avoir terminé la guerre d'Afrique : Tibère voulut bien feindre de le croire. Il ne se contenta pas de lui faire décerner les ornements du triomphe, il permit que ses soldats le proclamassent imperator, ou général vainqueur : honneur que les empereurs se réservaient ; et Blésus est le dernier des particuliers à qui il ait été accordé. En décorant ainsi Blésus, Tibère eut la faiblesse de déclarer qu'il le faisait en considération de Séjan son neveu, pour qui cet empereur avait une prévention aveugle, pendant qu'il était en garde contre les plus gens de bien. |
[1] Je suppose que Quirinius fut le dernier mari de Lépida, parce que je vois qu'il l'accuse de supposition de part ; ce qui parait mieux aller avec un divorce récent. Suétone dit qu'il ne l'accusa que vingt ans après l'avoir répudiée : circonstance que Tacite n'aurait pas dû omettre, si elle était vraie.
[2] TACITE, Annales, III, 23.
[3] J'entends le célibat tel qu'il était pratiqué par les Romains. Ce n'est point la continence qu'attaquait la loi Papia Poppea. Cette vertu était presque inconnue chez les païens : et Auguste, en la combattant, aurait combattu une chimère.
[4] Le vigintivirat comprenait différentes fonctions, et formait, comme le mot le porte, un collège de vingt magistrats, savoir : trois qui président aux exécutions des criminels, triumviri capitales ; trois qui étaient chargés du soin de faire battre la monnaie, triumviri monetales ; quatre sur qui roulait l'entretien des rues de Rome, quatuorviri curandarum viarum ; dix dont le ministère intervenait dans les causes centumvirales, decemviri litibus judicandis. (DION, liv. 54.)
[5] Il a été dit plus haut que le fils aîné de Germanicus devait épouser la fille de Créticus Silanus. L'histoire ne nous apprend point quelle cause rompit ce mariage.
[6] DION CASSIUS, I, 59.
[7] TACITE, Annales, III, 36.
[8] SUÉTONE, Tibère, 58.
[9] SÉNÈQUE, De Beneficiis, 26.
[10] SÉNÈQUE, De Beneficiis, 26.
[11] Tite-Live dit des soldats de Camille, severitate imperii victi, eamdem virtutem et oderant et mirabantur. (Liv. V, 26.)
[12] DION CASSIUS, I, 57.
[13] TACITE, Annales, III, 38.
[14] Le dernier du nom de Furius qui ait triomphé est L. Furius Purpureo, qui étant préteur vainquit les Gaulois Cisalpins et en triompha l'an de Rome 552. Voyez Hist. de la Républ. Rom., tom. VI, p. 526.