T. STATILIUS SISENNA TAURUS. L. SCRIBONIUS LIBO. AN. R. 767. DE J.-C. 16.Pendant que Germanicus faisait la guerre sur le Rhin, il se tramait sourdement dans Rome un complot qui donna longtemps matière aux soins et aux inquiétudes de Tibère, et qui, enfin manifesté, se termina par la perte du coupable, jeune homme illustre et d'un très-grand nom. Drusus Libo, de la maison des Scribonius, arrière-petit-fils du grand Pompée, petit-neveu de Scribonia première femme d'Auguste, et par conséquent cousin des Césars, du reste, esprit peu solide[1], et en qui la légèreté de l'âge était accompagnée de celle du caractère, se laissa engager par Firmius Catus, sénateur, avec qui il était étroitement lié, à former des projets ambitieux, et qui passant ce que permettaient d'espérer les circonstances des temps, excédaient encore davantage la portée de son mérite. Firmius lui vantant sans cesse la splendeur de sa naissance, lui montrant les portraits des grands personnages de sa famille et de sa parenté, dont ses salles étaient ornées, lui persuada aisément qu'il n'y avait rien de si brillant à quoi il ne pût.aspirer ; et il le porta à consulter les magiciens et les astrologues, pour connaître ses hautes destinées, et trouver le moyen de les remplir. En attendant la fortune, qui ne pouvait manquer, il le jette dans le luxe et dans les folles dépenses : il lie toutes ses parties de débauches ; il s'endette lui-même, et se met dans les mêmes embarras que Libon, pour mériter d'autant mieux sa confiance ; et lorsqu'il a acquis des preuves et des témoins contre lui, le traître change son rôle, et devient le délateur de celui dont il était non-seulement le complice, mais le corrupteur. Il demande une audience de l'empereur, et lui fait connaître le crime et le coupable, par l'entremise de Flaccus Vescularius, chevalier romain, qui avait ses entrées au palais. Tibère reçut agréablement l'avis, mais il ne voulut point voir Firmius, et il lui ordonna de continuer de s'adresser au même Vescularius. Sa vue était de couvrir son jeu, et d'éviter de donner aucun soupçon à Libon. Pour y mieux réussir, il lui accorde la préture, il l'admet fréquemment à sa table, sans qu'il parût aucun changement dans ses manières ni sur son visage, sans qu'il lui échappât une parole qui décelât sa colère ; et pouvant arrêter les mauvaises manœuvres de Libon, il aimait mieux l'épier. Il faut que cette dissimulation ait duré plus d'un an : car Suétone joint les complots de Libon avec les séditions de Pannonie et de Germanie, comme une seconde espèce de danger qui augmentait les alarmes de Tibère. Pendant tout ce temps, ce prince artificieux se contenta de prendre des précautions secrètes pour sa sûreté. Ainsi ayant à offrir un sacrifice avec Libon, qui était pontife, au lieu du couteau d'acier dont on se servait pour égorger la victime, il lui en fit donner un de plomb ; et Libon lui ayant demandé un entretien particulier, il voulut que Drusus son fils y assistât en tiers, et tant que la conversation dura, il tint la main droite de Libon, comme s'il eût eu besoin de s'appuyer. Enfin l'affaire fut portée devant le sénat, mais non par le fait, ni par les ordres de l'empereur. Un certain Junius ayant été sollicité par Libon d'évoquer les ombres infernales, en donna avis à Fulcinius Trio. Celui-ci était un accusateur de profession, et avide, dit Tacite, de mauvaise renommée. Aussitôt il intente son action : il va se présenter aux consuls, et demande que le sénat prenne connaissance de l'affaire ; les consuls publient une ordonnance pour convoquer extraordinairement le sénat, marquant qu'il s'agissait d'un fait très-important et très-grave. Cependant Libon, en habit de deuil, accompagné des premières dames de Rome ses parentes, allait de maison en maison prier ses proches et ses amis de s'intéresser en sa faveur, et de lui prêter le ministère de leur voix pour sa défense. Tous le refusèrent, alléguant divers prétextes, mais retenus par une même crainte. Le jour de l'assemblée, Libon abattu par la frayeur et par les vives inquiétudes, ou, selon quelques auteurs, feignant une maladie, se fit porter en litière jusqu'au vestibule du sénat ; et étant entré dans la salle en s'appuyant sur son frère[2], il tendait les bras à Tibère, il lui faisait les plus humbles supplications. Tibère l'écouta d'un air froid sans aucune émotion. Pour toute réponse, il fit lire les mémoires signés des accusateurs, affectant de garder un juste tempérament, sans diminuer les charges ni les aigrir. Liban avait quatre accusateurs : car il y a toujours presse à tomber sur les malheureux. Outre Fulcinius et Catus, dont l'un s'était déclaré le premier, et l'autre avait longtemps fourni des mémoires secrets à Tibère, Fonteïus Agrippa, et C. Vibius s'étaient mis de la partie. Ils disputaient tous entre eux à qui porterait la parole, et serait chargé de plaider. Comme Libon n'avait point d'avocat, Vibius s'offrit à exposer sommairement les faits, et par cette raison il fut préféré. Il produisit des pièces par lesquelles il paraissait que Libon avait poussé la folie jusqu'à demander à ses magiciens s'il serait assez riche pour couvrir d'argent tout le grand chemin d'Appius depuis Rome jusqu'à Brindes. On y trouvait encore d'autres traits pareils, pleins de cupidité et d'extravagance, plus dignes de pitié que criminels, si on voulait bien ne pas les peser à la rigueur. Ce qui chargeait surtout l'accusé, c'était une liste des noms des Césars, et de ceux de quelques sénateurs, au-dessous desquels paraissaient des notes en chiffres que l'accusateur prétendait être de la main de Libon, et qu'il traitait de caractères magiques, écrits avec des intentions sinistres. Libon nia ; mais on espéra tirer des éclaircissements de ses esclaves, et il fut résolu qu'on les appliquerait à la question. Cette voie de procéder, quoique contraire à un ancien sénatus-consulte, avait été ouverte, comme nous l'avons dit, par Auguste, qui imagina une subtilité pour éluder la disposition de la loi. Libon, voyant ses affaires en si mauvais état, demanda pour toute grâce le délai d'un jour ; et revenu chez lui, il fit une dernière tentative pour fléchir Tibère par la médiation de P. Quirinius son allié. La réponse fut qu'il devait s'adresser au sénat. Cependant une troupe de soldats investissait la maison : ils entraient jusque dans le vestibule, en sorte que l'on pouvait entendre le bruit qu'ils faisaient, et les voir. Libon délibérait alors avec ce qui lui restait d'amis s'il devait attendre le jugement, ou le prévenir par une mort volontaire. Scribonia, sa tante[3], lui conseillait de ne se point hâter. Pourquoi vous mêler, lui disait-elle, de ce qui est devenu l'affaire d'autrui ? La décision de votre sort n'est plus une chose qui vous regarde[4]. Cette dame, dont Sénèque loue la prudence, n'approuvait point un désespoir précipité, et elle jugeait avec raison qu'il ne pouvait arriver rien de pis à son neveu que la mort. Mais l'homicide de soi-même passait dans ces temps-là pour une action héroïque, et Libon s'y détermina. Il voulut pourtant, en homme voluptueux, goûter encore, avant que de mourir, les plaisirs de la bonne chère, et il fit préparer un grand festin, qui ne servit qu'à augmenter ses regrets et son tourment. A la fin du repas, il implora le secours de ses esclaves pour l'aider à sortir de la vie : et comme ils se refusaient à ce cruel ministère, il les prenait par le bras, il leur mettait son épée nue dans la main. Tous se dispersent et s'enfuient, et en courant avec précipitation ils renversent les lumières qui étaient sur la table. Libon, demeuré seul, exécuta dans l'horreur des ténèbres son funeste dessein, et se donna deux coups d'épée dans le bas-ventre. Aux gémissements plaintifs qu'il poussa en tombant, ses affranchis accoururent ; et les soldats, le voyant blessé à mort, se retirèrent. On acheva néanmoins de lui faire son procès comme s'il eût été vivant ; et Tibère protesta avec serment que, quelque criminel que fût Libon, il aurait demandé pour lui au sénat grâce de la vie : vaine parade de clémence après qu'il l'avait forcé de mourir. Ses biens furent confisqués au profit de ses accusateurs, et ceux d'entre eux qui étaient de l'ordre du sénat furent encore récompensés par l'honneur de la préture. Le sénat flétrit ensuite la mémoire de Libon par un décret
eu plusieurs articles, tous plus forts les uns que les autres. Il fut dit que
l'image de Libon ne serait point portée dans les cérémonies des funérailles
de ceux de sa maison ; qu'aucun des Scribonius ne
pourrait prendre le surnom de Drusus ; que l'on rendrait de solennelles
actions de grâces aux dieux ; que l'on offrirait des dons à Jupiter, à Mars
et à L'affaire de Libon, dans laquelle étaient impliqués plusieurs devins et astrologues, donna lieu au renouvellement des anciennes ordonnances contre ces pestes publiques. Deux furent punis du dernier supplice, et les autres chassés de l'Italie. Mais Tibère, qui croyait à l'astrologie, et qui en faisait grand usage, ne tint pas sévèrement la main à l'exécution de ce décret. Ceux qui promirent de renoncer à leur art obtinrent la permission de rester dans Rome. A cette occasion, Dion a pris soin de remarquer un trait qui fait connaître jusqu'à quel point Tibère laissait au sénat la liberté dans certaines délibérations, et aux magistrats l'exercice du pouvoir attaché à leurs charges. Sur un article qui concernait les astrologues il y eut partage. Tibère et son fils Drusus embrassèrent un avis, et la grande pluralité des sénateurs se déclara pour le sentiment contraire. Le décret allait passer conforme à la pluralité ; mais un tribun s'y opposa, et empêcha la conclusion. Ainsi le sénat l'emporta sur Tibère, et un tribun sur le sénat. Je joins, d'après Suétone, aux complots insensés de Libon l'étrange hardiesse d'un esclave d'Agrippa Posthume, qui ayant conçu le dessein de sauver son maître, et n'ayant pu prévenir l'officier envoyé pour le tuer, entreprit de se faire passer pour le prince, avec qui son âge, sa taille, et l'air de son visage, lui donnaient assez de ressemblance. Il commença par en dérober les cendres ; après quoi, s'étant transporté au promontoire de Cosa[5] en Étrurie, il se tint caché quelque temps dans des lieux inconnus pour laisser croître sa barbe et ses cheveux. Cependant les confidents de l'imposteur répandaient sourdement le bruit qu'Agrippa était vivant. C'était d'abord un secret qui se disait à l'oreille, comme il se pratique dans tout ce qui doit déplaire au gouvernement. Bientôt la nouvelle prend faveur, soit par la crédulité d'une multitude ignorante, soit par la malice de ceux qui, cherchant à brouiller, en saisissaient avidement l'occasion. Alors le faux Agrippa se montre, mais avec précaution, n'entrant dans les villes qu'au jour tombant : et comme il savait que le vrai s'établit par une discussion tranquille et faite à loisir, et qu'au contraire le faux a besoin de la précipitation et des préventions vagues, il ne paraissait qu'en courant ; il arrivait sans être attendu, et repartait avant que l'illusion eût eu le temps de se dissiper. Toute l'Italie retentit de l'heureuse nouvelle qu'Agrippa est vivant, et a été sauvé par une protection spéciale des dieux. Dans Rome on en était persuadé ; et le fourbe, enhardi par le succès, vient à Ostie, où il se donne publiquement en spectacle avec un nombreux cortège, entre dans la capitale, y tient des assemblées clandestines et nocturnes. Tibère fut embarrassé sur ce qu'il devait faire en pareille circonstance. Employer la force des armes contre un de ses esclaves, c'était presque se rendre ridicule ; laisser à un mensonge grossier le temps de se détruire par lui-même, c'était un parti qui ne lui paraissait pas sans danger. Flottant entre la honte et la crainte, tantôt il se disait à lui-même qu'il ne fallait rien mépriser, tantôt il inclinait à penser qu'on ne devait pas tout craindre. Enfin, il ordonna à Salluste d'essayer les voies de l'adresse et de la ruse. Ce ministre choisit deux de ses clients, d'autres disent deux soldats, qu'il chargea de s'insinuer auprès du faux Agrippa, en lui offrant de l'argent, en se montrant prêts à le servir et à partager avec lui tous les dangers. Ils s'acquittèrent habilement de leur commission ; et ayant observé une nuit où l'imposteur n'était pas sur ses gardes, ils prennent main forte, se saisissent de sa personne, et, l'ayant chargé de chaînes, ils le mènent au palais avec un bâillon dans la bouche. L'empereur l'interrogea lui-même ; et lui ayant demandé comment il était devenu Agrippa, de la même façon, répondit l'audacieux esclave, dont vous êtes devenu César. Il ne fut pas possible de tirer de lui les noms de ses complices. Tibère n'osa pas le faire exécuter publiquement. On le tua dans un endroit écarté du palais, et on emporta secrètement son corps. Cette affaire n'eut aucunes suites. Tibère prit sagement le parti de l'étouffer ; et quoiqu'il passât pour constant que des officiers de la maison du prince, des chevaliers, des sénateurs, avaient aidé le fourbe de secours d'argent et de leurs conseils, il n'en fut fait aucune recherche. Dion nous donne lieu d'ajouter ici un autre trait de la modération de Tibère, mais en matière beaucoup moins grave. Vibius Rufus, homme vain, tirait beaucoup de gloire d'avoir en sa possession la chaise curule dont le dictateur César s'était servi, et sur laquelle il avait été tué, et d'être le mari de Térentia, autrefois épouse de Cicéron. Il fallait que cette dame Mt alors extrêmement âgée, puisque depuis la mort de Cicéron il s'était écoulé l'espace de cinquante-huit ans. Le fait néanmoins n'est pas impossible ; car nous apprenons de Pline et de Valère-Maxime[6] qu'elle a passé les bornes communes de la vie humaine, et qu'elle a poussé sa carrière jusqu'à l'âge de cent trois ans. Vibius Rufus se croyait donc un second César, parce qu'il s'asseyait sur son siège, et un autre Cicéron, parce qu'il en avait épousé la veuve. Une imagination si vaine ne parut digne que de risée à Tibère, et loin de craindre le nouveau César, et de le traiter en criminel, il le fit consul. Le nom de Vibius ne se trouve pas parmi ceux des consuls ordinaires : ainsi il faut qu'il ait été du nombre des substitués. Les sénateurs jouissaient encore du droit de proposer ce qu'ils jugeaient être du bien de l'état. Lorsque leur rang de parler était venu, ils pouvaient, comme au temps du gouvernement républicain, ne point se contenter d'opiner sur les matières mises en délibération, mais mettre en avant leurs observations, leurs idées, pour des établissements utiles, ou pour la réforme des abus. Q. Hatérius personnage consulaire, et Octavius Fronto, ancien préteur, faisant usage de ce droit, invectivèrent contre le luxe qui régnait dans la ville ; et sur leur requête il fut rendu un décret pour interdire la vaisselle d'or, et pour défendre aux hommes de se déshonorer et de s'efféminer eux-mêmes (c'est l'expression de Tacite) par des habits de soie. Fronto allait plus loin, et
demandait un règlement par rapport à l'argenterie, aux ameublements, au
nombre des esclaves. Mais Asinius Gallus s'y opposa, et se fit l'apologiste
du luxe. Il représenta : Qu'à mesure que l'empire
s'était accru, les richesses des particuliers avaient aussi pris des
accroissements : et cela, dès l'antiquité la plus reculée. Qu'autres avaient
été les biens des Fabrices, autres ceux des Scipions. Que la situation de la république était la
mesure des fortunes des particuliers, qui vivaient à l'étroit lorsqu'elle était
resserrée, et qui s'agrandissaient avec elle. Que dans la dépense en vaisselle
d'argent, en meubles, en esclaves, il n'y avait rien d'excessif ni de
modeste, que proportionnément à la condition du possesseur. Que l'on avait
établi une distinction de richesses et d'opulence entre les sénateurs, les
chevaliers et le commun peuple, non que la nature ait mis de la différence
entre les uns et les autres, mais parce qu'il est convenable que ceux qui ont
la prééminence par le rang, par les charges, par la dignité de leur ordre, jouissent
aussi plus abondamment, des secours utiles pour
le délassement de l'esprit, ou pour la santé du corps. Faudra-t-il que les
premiers citoyens d'une république soient plus chargés de soins, exposés à
plus de dangers, et cependant privés des adoucissements qui les aident à
porter le faix de la grandeur ? Ces raisons, qui sont semblables à celles que l'on allègue tous les jours, parmi nous pour plaider cette même cause, n'ont pas mérité l'approbation de Tacite. L'orateur du vice, dit ce grave historien, fut écouté avec applaudissement par des auditeurs qui trouvaient l'apologie de leurs mœurs dans ses discours. Tibère lui-même, quoique porté d'inclination à la sévérité, déclara qu'il n'était point question actuellement d'exercer la censure, et que si quelque réforme se trouvait nécessaire, il s'en chargeait. En effet il n'autorisait point le luxe par son exemple, comme nous aurons occasion de le faire remarquer ailleurs. Dans la même assemblée du sénat où se passa ce que nous venons de rapporter, L. Pison, sénateur illustre, et d'un caractère bouillant et impétueux, donna une scène singulière. Après avoir déclamé vivement contre la brigue qui régnait parmi les candidats, contre la corruption des jugements, contre l'audace cruelle des orateurs, qui menaçaient d'accuser les plus gens de bien, il conclut qu'il ne pouvait plus vivre dans une ville remplie d'injustices, et qu'il allait s'enfermer dans quelque campagne éloignée, où il n'entendit plus parler du genre humain : et sur-le-champ il se mettait en devoir de sortir de sénat. Tibère fut ému ; et non content de Licher par lui-même d'apaiser le courroux de Pison, il engagea ses proches à le retenir par persuasion ou par prières. Le même Pison prouva peu de temps après par un nouveau témoignage son intrépide liberté, en faisant assigner en justice Urgulania, favorite de Livie, et qui se croyait par là élevée au-dessus des lois. Elle abusait si insolemment de son crédit, qu'ayant été citée comme témoin dans une cause qui se traitait devant le sénat, elle dédaigna de comparaître. On envoya chez elle un préteur pour recevoir sa déposition : pendant que les Vestales, qui jouissaient des plus beaux privilèges, étaient néanmoins obligées, si elles avaient à déposer en justice, de venir se présenter dans la place publique devant les juges. Urgulania donc méprisa l'assignation de Pison, et au lieu d'y répondre, elle alla publiquement au palais de l'empereur. Pison, qui avait le bon droit, ne lui céda pas en fierté, et quoique Livie se plaignît qu'on lui manquait de respect, il n'en poussa pas son affaire avec moins de vigueur. Tibère partagé entre la complaisance pour sa mère, et ce qu'il devait au maintien des règles, crut satisfaire à tout en prenant la résolution de se transporter au tribunal du préteur, et de solliciter par sa présence en faveur d'Urgulania. Il sortit donc du palais, ayant ordonné à ses gardes de le suivre de loin ; et d'un air grave, conversant avec ceux qui l'accompagnaient, il s'avança à travers la foule du peuple, qui avait les yeux attachés sur lui. Cependant tous les parents de Pison le pressaient de se désister : mais inutilement. Il fallut que Livie lui fit remettre la somme dont il poursuivait le paiement. Ainsi finit cette affaire, qui fit honneur à Pison, et encore plus à l'empereur. On se hâtait trop de louer Tibère. Il paraîtra par la suite, qu'il conservait contre Pison un profond ressentiment, qui n'attendait que l'occasion de se manifester. Tacite rapporte ici une contestation qui s'émut entre Cn. Pison (qu'il ne faut pas confondre avec le Pison dont il vient d'être parlé) et Asinius Gallus. Il s'agissait des vacations que Cn. Pison ne voulait point que le sénat songeât à prendre, quoique Tibère eût annoncé une absence qui durerait quelque temps. Il prétendait au contraire que c'était un motif de travailler plus vivement aux affaires, et qu'il était honorable pour la république qu'en l'absence, ou en la présence de l'empereur, les sénateurs et les magistrats remplissent également leurs fonctions. Cet avis avait un air de liberté qui pouvait plaire à bien des personnes. Comme donc Pison s'était saisi de ce genre de mérite, il ne restait à Gallus que celui de faire sa cour : c'est aussi le parti qu'il prit. Il soutint que les assemblées du sénat tiraient leur principale dignité de la présence du prince, et qu'il convenait de lui réserver le concours qu'attiraient à Reine et de l'Italie et des provinces les jugements et les délibérations du sénat. La dispute fut vive, on s'échauffa de part et d'autre, sans que Tibère parût s'intéresser à la chose, ni proférât une seule parole. L'avis des vacations l'emporta. Tibère ne garda pas de même le silence sur une proposition d'Asinius Gallus, qui lui sembla tendre à l'affaiblissement de l'autorité impériale. Cette proposition avait deux chefs principaux : par l'un Gallus ordonnait la désignation des magistrats, non pour une seule année, selon l'usage, mais pour cinq ans à la fois, comme l'avait pratiqué le dictateur César, et après lui les Triumvirs ; par l'autre il assurait la préture aux commandants des légions qui n'avaient pas encore géré cette charge. On conçoit aisément pourquoi ce second article blessait
Tibère. Tout ce qui regardait les gens de guerre était du ressort de
l'empereur : et quoique Tibère eût dans une occasion porté la déférence pour
le sénat, jusqu'à obliger un officier considérable de répondre devant cette
compagnie sur une accusation de rapines et de violences, il ne trouvait pas
bon sans doute que les premiers sénateurs s'arrogeassent le droit de faire
des grues à ceux qui étaient dans le service. Dans la réponse que Tacite lui
met dans la bouche, il n'est rien dit de ce second chef. Tibère n'aimait pas
à s'expliquer sur les mystères d'état. Par rapport au premier, il feignit d'y
trouver une augmentation de puissance qui offensait sa modestie : Comment veut-on, disait-il, que je prenne sur moi des nominations si nombreuses, qui emportent
encore un plus grand nombre de refus ? A peine est-il possible d'éviter
chaque année de faire des mécontents, quoique l'espérance prochaine d'être plus
heureux l'année suivante soit un motif de consolation pour ceux qui n'ont pas
réussi ; mais des candidats qui se verront rejetés au-delà de cinq ans, par où
se consoleront-ils, et de quel dépit ne seront-ils pas animés ? D'ailleurs
qui peut prévoir les changements que comporte un si long intervalle dans les dispositions
de l'esprit, dans la famille, dans la fortune des sujets ? L'orgueil s'empare
de ceux qui se voient désignés quelques mois seulement avant que d'entrer en
charge : que sera-ce, s'ils jouissent en quelque façon pendant cinq ans de la
magistrature ? Ce serait multiplier cinq fois le nombre des magistrats, et
renverser les lois, qui ont sagement déterminé l'espace de temps convenable
pour demander et pour exercer les charges. Par ce discours adroit, et
qui semblait ne se rapporter qu'à l'avantage commun, il écarta une nouveauté
qui pouvait nuire à son autorité, en augmentant l'audace des ambitieux, en
aigrissant les plaintes des mécontents, en le privant lui-même pendant cinq ans des moyens de récompenser ceux
qui lui auraient rendu service. Il savait que l'espérance d'un don à venir
agit bien plus puissamment sur les hommes, que la reconnaissance pour un
bienfait passé. Tibère fit aussi alors des gratifications à divers sénateurs pauvres : et c'est sans doute ce qui enhardit M. Hortalus, petit-fils de l'orateur Hortensius, à lui demander un secours qui soulageât son indigence. Hortalus méritait peu les faveurs du prince par sa conduite personnelle, s'il est celui que cite Valère-Maxime[7] parmi les exemples d'indignes héritiers d'un grand nom qu'ils déshonorent. Du reste il se trouvait dans un cas très-favorable. C'était son père, mauvais sujet, tué par l'ordre d'Antoine après la bataille de Philippes, qui l'avait ruiné. Auguste, qui se faisait une gloire d'empêcher de périr les anciennes familles de la république, lui donna un million de sesterces[8], en l'engageant à se marier. Hortalus obéit, et il avait de son mariage quatre enfants, tous fort jeunes, qu'il amena dans le vestibule du sénat : et lorsque son tour d'opiner fut venu, il parla en ces termes : Sénateurs, ces enfants dont vous
voyez l'âge et le nombre, sont le fruit d'un mariage que je n'ai contracté que par obéissance pour le prince. Il est vrai que mes ancêtres méritaient d'avoir des descendants. Mais comme les circonstances des temps ne m'ont point été avantageuses, et que je n'ai pu ni recevoir par droit d'héritage, ni me procurer par mes soins les ressources ordinaires de la noblesse, les grands biens, la faveur du peuple, l'éloquence même, qui est comme le patrimoine de notre maison, je me contentais de vivre dans une médiocre fortune, sans faire honte à mon nom, sans être à charge à personne. Sur les ordres de l'empereur, je me suis marié. Vous avez devant les yeux la postérité de tant de consuls[9], de tant de dictateurs. Elle n'est pas dans une situation à exciter : et ce n'est que pour attirer sur ces enfants votre commisération, que je rappelle ici la splendeur de leurs aïeux. Ils parviendront sous vos auspices, César, et par votre protection, aux honneurs dont vous les jugerez dignes. En attendant, ne laissez pas tomber dans la misère les arrière-petits-fils d'Hortensius, et les nourrissons du divin Auguste. Il est refusé Tibère était de ces caractères que les
demandes importunent ; et qui, lorsqu'ils font des libéralités, veulent avoir
le mérite de s'y porter de leur propre mouvement. De plus la disposition où
il vit le sénat à s'intéresser en faveur d'Hortalus,
fut pour lui, selon Tacite, un motif de se roidir davantage. Il répondit donc
avec toute la dureté imaginable. Si tout ce qu'il y
a de pauvres, dit-il, viennent ici demander
de l'argent pour leurs enfants, la république s'épuisera, sans pouvoir
satisfaire l'avidité des particuliers. Et certes, lorsque l'on a permis aux
sénateurs de s'écarter quelquefois de la matière mise on délibération, et de
représenter ce qu'ils croient utile à l'État, ce n'a pas été afin qu'ils
profitassent de cette liberté pour nous entretenir de leurs affaires
domestiques, et pour augmenter leur fortune, en mettant le sénat et le prince
dans le cas de se rendre odieux, soit qu'ils accordent la grâce demandée,
soit qu'ils la refusent. Ce ne sont point là des prières : c'est une
importunité tout-à-fait déplacée, de venir pendant que le sénat est occupé de
toute autre affaire, étaler aux yeux l'âge et le nombre de ses enfants,
fatiguer la compagnie faire la même violence, et forcer en quelque façon le trésor
public, que l'on ne peut vider par des largesses inconsidérées, si on ne veut
le remplir par des voies tyranniques. Hortalus, le
divin Auguste vous a fait une gratification, mais sans en être requis, et son
intention n'a pas été de nous astreindre à continuer de vous donner sans
cesse. Si l'on suit une fois ce plan, si personne n'a plus rien à craindre ni
à espérer de soi-même et de sa conduite, l'émulation périra, la fainéantise
en prendra la place, et tous s'endormant dans l'oisiveté mettront leurs
ressources en autrui, inutiles à eux-mêmes, et onéreux à la république. Ce discours n'eut pour approbateurs que ceux qui sont accoutumés, dit Tacite, à louer tout ce qui sort de la bouche du prince, bon ou mauvais, équitable ou injuste. Le silence ou même les secrets murmures de la plus grande partie du sénat, firent sentir à Tibère que l'on n'était pas content. Il reprit donc la parole, et dit qu'il avait répondu à Hortalus : mais que si le sénat le souhaitait, il donnerait deux cent mille sesterces[10] à chacun des enfants mâles de ce sénateur. Les autres rendirent grâces : Hortalus se tut, soit que la crainte lui fermât la bouche, ou que dans sa pauvreté il conservât encore quelque chose de la fierté de sa naissance. Tibère ne s'adoucit point à son égard, et vit avec indifférence la maison d'Hortensius réduite à la mendicité. Nous finirons le récit des événements de cette année par l'attention que donna Tibère à ce qui regarde les anciens registres publics. Plusieurs étaient perdus : dans d'autres l'écriture s'effaçait tellement par vétusté, qu'on avait peine à les lire. Il commit trois sénateurs pour faire transcrire ceux qui existaient, et chercher ceux qui ne paraissaient pas. C. CŒLIUS RUFUS. - L. POMPONIUS FLACCUS. An. R. 768. De J.-C. 17.Le vingt-six mai de l'année qui fut commencée par les consuls Cœlius et Pomponius, Germanicus triompha des Chérusques, des Cattes, des Angrivariens et des autres nations qui habitaient entre le Rhin et l'Elbe. Un grand nombre d'illustres prisonniers marchèrent devant le char du triomphateur, Ségimond fils de Ségeste, Thusnelda sa fille, épouse d'Arminius, tenant par la main ou portant entre ses bras un fils âgé de trois ans[11], Sesithacus neveu du même Ségeste, et plusieurs autres, dont on trouvera les noms dans Strabon. Mais une singularité remarquable, c'est que pendant que toute la famille de Ségeste était menée captive dans ce triomphe, lui il y paraissait avec honneur et distinction, comme ancien et fidèle allié du peuple romain. On portait aussi en pompe les dépouilles des Germains, des représentations de montagnes, de fleuves, des tableaux où étaient peints les combats ; et quoique la guerre ne fut pas terminée, on n'en regardait pas le triomphe de Germanicus comme moins justement mérité ou moins glorieux, parce qu'il n'avait pas tenu à lui qu'il ne la consommât par une victoire complète. Tout le peuple contemplait avec admiration la prestance héroïque de ce prince, son air aimable, cinq enfants autour de lui dans son char. Mais une inquiétude secrète mêlait de l'amertume à cette joie, lorsqu'on se rappelait le souvenir de son père Drusus, de son oncle Marcellus[12], tous deux enlevés par une mort prématurée à la vive tendresse et aux espérances du peuple romain : en sorte que la destinée de la nation semblait être de perdre avant le temps tous ceux qui faisaient ses délices. Tibère fit une largesse au peuple de trois cents sesterces[13] par tête au nom
de Germanicus, et il voulut être son collègue dans le consulat qu'il lui
avait promis pour l'année suivante. Mais ces démonstrations extérieures de
bienveillance n'en imposaient à personne. On savait qu'il n'aimait point son
neveu ; et il en fournit bientôt une nouvelle preuve, en se ménageant par ses
artifices l'occasion de l'éloigner de Rome, ou saisissant celle que le hasard
lui présenta. Les Parthes, l'Arménie, On se souvient que le vieux Phraate, quoiqu'il eût remporté de grands avantages sur les Romains commandés par Antoine, témoigna néanmoins toute sorte de déférences et de respects à Auguste, lui rendant les drapeaux conquis autrefois sur Crassus, et lui donnant ses quatre fils presque comme otages. Ces princes restèrent à Rome pendant le règne de Phraatace leur frère, et pendant celui d'Orode, qui, étant du sang des Arsacides, mais d'une autre branche, avait succédé à Phraatace chassé par ses sujets. Lorsqu'une conspiration eut pareillement détrôné et même fait périr Orode, les Parthes, se voyant sans roi, divisés entre eux, et fatigués de leurs dissensions civiles, se souvinrent des fils de Phraate, qui étaient depuis bien des années entre les mains des Romains. Ils envoyèrent à Rome une ambassade composée des premiers de la nation, pour demander l'aîné de la famille de Phraate, le prince Vonone, qu'ils voulaient remettre sur le trône de ses pères. Auguste[14], qui vivait encore, regarda cet événement comme très-glorieux pour lui, et il fit partir Vonone comblé de présents. Les Barbares reçurent avec joie leur nouveau roi. Mais
bientôt ils se reprochèrent comme une honte ce qu'ils avaient d'abord désiré
avec ardeur. Ils se disaient les uns aux autres que
les Parthes avaient dégénéré, en allant chercher dans un autre monde un roi
infecté des arts et des maximes de leurs ennemis : que le trône des Arsacides
était donc compté au rang des provinces romaines, soumis à la disposition des
Romains, qui en faisaient don à qui il leur plaisait. — Que deviendra, ajoutaient-ils, la gloire que nous avons acquise en tuant Crassus, en
chassant Antoine, si un esclave de César, qui a porté pendant tant d'années
le joug de la servitude, commande à la nation des Parthes ? Vonone lui-même, par ses manières, toutes différentes de celles de ses ancêtres, augmentait les dédains de ses fiers sujets. On était choqué de le voir aller rarement à la chasse, se soucier peu de chevaux, se faire porter en litière lorsqu'il était dans les villes, mépriser les mets simples et communs dont les Parthes couvraient leurs tables. On tournait en raillerie son goût pour la compagnie des Grecs lettrés, son attention à enfermer sous la clef, selon qu'il se pratiquait à Rome, les choses les plus communes et du plus bas prix. Ses vertus même, parce qu'elles étaient inconnues aux Parthes, prenaient auprès d'eux la couleur du vice. Rien n'était plus éloigné de la pratique des Arsacides, que de permettre un accès facile auprès de leur personne, que de témoigner une politesse prévenante ; et les Parthes, attachés à leurs usages, haïssaient également dans leur roi ce qui était louable, et ce qui méritait d'être blâmé. La révolte suivit de près ce murmure général. Artabaze, prince de la maison des Arsacides, et roi de Médie, fut appelé, et se mit à la tête des mécontents. Il se livra deux batailles, dans la première desquelles Vonone fut vainqueur. Mais, défait entièrement dans la seconde, il lui fallut chercher un asile dans l'Arménie, qui semblait lui tendre les bras. Le trône en était vacant. Ariobarzane, que Caïus César petit-fils d'Auguste avait donné pour roi aux Arméniens, étant mort au bout de quelques années, sa postérité ne put se maintenir en possession de la royauté. Les Arméniens essayèrent du gouvernement d'une femme nommée Érato, et, s'en étant bientôt lassés, ils la chassèrent ; de sorte qu'ils étaient actuellement non pas libres, mais sans maître. Dans cette situation des choses, Vonone arrivant fut reçu et installé roi. Mais Artabaze poursuivait son rival, et faisait de grandes menaces. L'Arménie donc ne pouvant par ses propres forces résister aux Parthes, et la politique timide et défiante de Tibère, qui avait pris alors les rênes de l'empire romain, ne lui permettant pas d'entreprendre la guerre contre eux, Silanus Créticus, proconsul de Syrie, invita Vonone à se rendre auprès de lui, et lorsqu'il l'eut en sa puissance, il lui donna des gardes, en lui laissant le nom et l'appareil de la majesté royale. Artabaze établit son fils Orode roi d'Arménie. Ces mouvements des Parthes et de l'Arménie sont rapportés par Tacite sous l'année précédente. Pendant celle-ci, Lorsqu'il fut parvenu à la souveraine puissance, il ne crut pas indigne d'un empereur de venger les injures du beau-fils d'Auguste. Il employa même la ruse contre un si faible ennemi, et sa mère entra pour moitié dans l'intrigue. Elle écrivit au roi de Cappadoce pour l'inviter de venir à Rome implorer la clémence de son fils, dont elle ne lui dissimulait pas le ressentiment, mais en le flattant de l'espérance du pardon. Archélaüs ne démêla pas la fourberie, ou craignit la
violence, s'il paraissait se défier. Il vint donc à Rome, où il trouva
l'empereur implacable, et une accusation de projets séditieux et rebelles
intentée contre lui au tribunal du sénat. Il ne lui eût pas été difficile de
se purger de crimes inventés à plaisir. Mais les rois ont peine à supporter
l'égalité, bien loin de pouvoir se façonner à l'humiliante situation d'accusé
et de suppliant. La tristesse saisit Archélaüs : d'ailleurs il était fort
âgé, et ces deux causes réunies lui procurèrent la mort, ou le déterminèrent
à se la donner lui-même avec moins de regret. Tibère fit rendre un décret du
sénat pour réunir Deux autres petits royaumes de ces mêmes contrées, la Commagène
et Enfin les provinces de Syrie et de Judée, surchargées d'impôts, demandaient du soulagement. Toutes ces affaires de l'Orient fournirent à Tibère le prétexte dont il avait besoin pour arracher Germanicus aux armées du Rhin qui lui étaient affectionnées, et pour l'envoyer en des régions lointaines, dans lesquelles mille hasards pouvaient le faire périr, ou les attentats contre sa vie se cacher plus aisément. Il exposa donc dans le sénat tout ce que je viens de raconter, et il ajouta a qu'il n'y avait que la sagesse de Germanicus qui pût mettre ordre à tous ces troubles naissants : que pour lui il commençait à entrer dans un âge qui ne lui permettait guère de se transporter aisément en des pays si éloignés, et que Drusus son fils n'avait point encore assez d'années ni d'expérience. On donna donc à Germanicus le commandement sur toutes les provinces d'outre-mer, avec une autorité supérieure à celle des proconsuls ou propréteurs qui en gouvernaient les différentes parties, soit au nom du sénat, soit au nom du prince. L'emploi était brillant, et tel que l'avaient eu autrefois Pompée et après lui Brutus et Cassius. Mais Tibère avait ménagé un adversaire à Germanicus en la personne de Cn. Pison, qu'il nomma à ce dessein gouverneur de Syrie. Il avait rappelé Créticus Silanus, qui était près d'entrer dans l'alliance de Germanicus par le mariage de sa fille avec Néron, l'aîné des fils de ce prince : et Pison, qui lui succédait, était un homme altier, impérieux, violent, et qui ne savait point obéir. Il avait hérité ces sentiments de son père, dont il a été parlé ailleurs[15] ; et sa fierté s'était encore beaucoup augmentée par son mariage avec Plancine, en qui l'orgueil de la naissance, qu'elle tirait du célèbre Plancus, était rehaussée par de grandes richesses. Pison se regardait donc comme obligé à peine de le céder à Tibère, mais pour les princes ses fils il les croyait beaucoup au-dessous de lui ; et il savait qu'il n'était mis en place que pour faire tête à Germanicus, et pour réprimer un vol qui paraissait trop ambitieux à Tibère. Quelques-uns crurent que Pison avait sur cela des ordres secrets ; et Tacite assure comme une chose indubitable, que Livie recommanda à Plancine de piquer Agrippine, d'affecter l'égalité avec cette princesse, et de ne manquer aucune occasion de la mortifier. Telles étaient les intrigues de cette cour, partagée entre Germanicus et Drusus. Tibère portait son fils, comme il est naturel. Mais Germanicus, défia très-aimable par lui-même, tirait une nouvelle recommandation auprès du plus grand nombre des Romains de l'antipathie de son oncle contre lui. D'ailleurs il l'emportait sur Drusus par la noblesse du sang maternel, étant par sa mère petit-fils d'Antoine et petit-neveu d'Auguste : au lieu que Drusus avait pour bisaïeul Atticus, simple chevalier romain, dont le nom semblait déparer ceux des Glandes. Enfin Agrippine effaçait aisément par la gloire de sa fécondité, et par celle de sa vertu au-dessus de tout soupçon, Liville épouse de Drusus. Mais ce qui est bien remarquable, et fait un honneur infini aux deux jeunes princes, c'est que pendant que tout fermentait autour d'eux ils demeuraient tranquilles et vivaient dans une union parfaite, sans prendre aucune part aux factions et aux cabales de ceux qui les approchaient. Leur concert parut dans une affaire qui ne serait pas de grande conséquence si les réflexions de Tacite[16] n'y donnaient du relief. Vipsanius Gallus préteur étant mort, Hatérius Agrippa se présenta pour remplir la place vacante. Il avait en sa faveur la protection de Germanicus dont il était parent, et celle de Drusus : mais la loi décidait contre lui, et voulait que l'on préférât celui des candidats qui était père d'un plus grand nombre d'enfants. Il s'éleva donc à ce sujet une contestation : et Tibère se faisait un plaisir de voir le sénat partagé entre ses fils et la loi. Elle succomba sans doute, mais ce ne fut pas tout d'un coup, et le crédit ne l'emporta que de peu de suffrages, précisément comme il arrivait du temps que les lois pouvaient quelque chose. Germanicus ne partit que sur la fin de l'année pour son voyage de l'Orient, où il périt. Afin de n'en point couper le récit, je vais placer ici tous les faits qui concourent pour le temps avec ce triste voyage, et qui n'y ont point de rapport. L'Asie-Mineure fut affligée par le plus horrible tremblement de terre dont les annales du genre humain aient conservé le souvenir[17]. Douze villes célèbres furent renversées en une seule nuit, sans qu'il eût été possible de prévoir un si grand malheur. Beaucoup d'habitants furent sans doute ensevelis sons les ruines, et passèrent sans intervalle du sommeil à la mort, et ceux qui échappèrent n'avaient point la ressource ordinaire en pareil cas, qui est de gagner la plaine campagne. La terre s'entrouvrant sous leurs pas les engloutissait. On vit de hautes montagnes s'abaisser, les vallons s'exhausser et devenir des montagnes, et, parmi tant de désordres, des feux sortis des abîmes augmentaient encore l'horreur et le danger. Les malheureux Asiatiques trouvèrent dans la libéralité du prince un soulagement à leurs maux. La ville de Sardes avait été la plus maltraitée. Tibère promit de donner aux Sardiens dix millions de sesterces[18], et il les exempta de tout tribut pour cinq ans. Les autres villes obtinrent la même remise, et des gratifications proportionnées aux pertes qu'elles avaient faites. Pour veiller à la répartition équitable de ces secours, et pour donner tous les ordres nécessaires dans une si fâcheuse conjoncture, on envoya sur les lieux un commissaire du sénat, et l'on eut l'attention de le choisir entre les anciens préteurs, et non parmi les consulaires, parce que, comme c'était un consulaire qui gouvernait l'Asie, on appréhenda que la rivalité et la jalousie, qui se mettent si aisément entre des personnes du même rang, ne nuisissent au soulagement des peuples. Cette munificence attira de grands éloges à Tibère ; et les villes d'Asie, pour en perpétuer la mémoire, frappèrent à ce sujet des médailles, dont quelques-unes subsistent encore aujourd'hui. Ce prince savait parfaitement quel chemin mène à la gloire ; et il ajouta dans le même temps diverses libéralités, qui, sans être du même éclat, parce qu'elles regardaient des particuliers, lui firent néanmoins beaucoup d'honneur. Une femme riche, nommée Émilia Musa, étant marte sans avoir d'héritier certain, et sans faire de testament, les intendants du fisc, gens toujours avides, revendiquèrent sa succession par une espèce de droit d'aubaine. Tibère arrêta leurs poursuites, et donna les biens vacants à Émilius Lepidus, à la maison duquel cette femme semblait appartenir. Un certain Patuleius, riche chevalier romain, l'ayant fait son héritier pour moitié, Tibère, qui sut que par un testament d'une date antérieure Patuleius avait donné tout s'on bien à M. Servilius, voulut que ce premier testament fût exécuté. Lepidus et Servilius étaient des hommes d'une naissance illustre, mais peu accommodés des biens de la fortune : et Tibère déclara qu'il était bien aise de les aider à soutenir leur noblesse. En général il ne recevait de legs testamentaires que de la part de ceux avec qui il avait eu des liaisons d'amitié. Pour ce qui est des inconnus, qui f par haine contre leurs proches, et pour les frustrer, donnaient leurs biens au prince par testament, il les rejetait avec indignation. En même temps qu'il se faisait un devoir d'accorder des secours à l'indigence des personnes distinguées qui n'y étaient point tombées par leur faute, il traitait avec sévérité les prodigues, qui s'étaient ruinés par leurs débauches : Tacite nomme cinq sénateurs qu'il dégrada ou engagea à se retirer volontairement. Il fit alors la dédicace de plusieurs temples, dont la reconstruction avait été commencée par Auguste, et auxquels il mit la dernière main. C'était encore un moyen de plaire aux Romains, fort sensibles à l'embellissement de leur capitale. On peut attribuer à la satisfaction que causaient à tout le monde ces différentes actions louables de Tibère, le désir que le sénat témoigna de donner son nom au mois de novembre, dans lequel il était né, de même que deux mois de l'année portaient déjà les noms, l'un de Jules César, et l'autre d'Auguste. Tibère, qui dédaignait la flatterie, tourna en raillerie cette proposition, par un mot également vif et plein de sens : Que ferez-vous, dit-il aux sénateurs, si vous avez treize Césars ? Parmi tant de sujets de joie, la terreur des accusations pour cause de lèse-majesté se renouvelait. Apuleïus Varilia, petite-nièce d'Auguste, fut déférée au sénat comme coupable de ce crime, pour des discours injurieux tenus par elle contre Auguste, contre Tibère et contre Livie, et de plus parce que, étant parente des Césars, elle avait déshonoré leur maison par sa conduite eu se souillant d'un adultère. C'était assez pour les desseins de Tibère que de mettre en train cette façon de procéder. Du reste, il affectait dans les commencements une grande modération. Il traita donc l'affaire de Varilia avec douceur. Il déclara que si elle avait été assez impie pour violer le respect dû à la mémoire d'Auguste, elle devait être condamnée, mais qu'il ne voulait point que l'on fit aucune attention à ce qui pouvait l'intéresser lui-même personnellement. Un préteur lui ayant demandé comment on devait se conduire en ce qui regardait Livie, il ne répondit rien dans le moment, et attendit l'assemblée suivante, dans laquelle il pria le sénat, au nom de sa mère, que l'on ne fit un crime à personne pour l'avoir attaquée par de simples paroles. Varilia fut donc déchargée de l'accusation de lèse-majesté. Quant au crime d'adultère, il demanda que l'on modérât à son égard la rigueur des lois. Elle fut renvoyée à ses parents, qui' la reléguèrent à deux cents milles de Rome. Manlius son corrupteur fut banni de l'Italie et de l'Afrique. Cette année les lettres perdirent deux célèbres écrivains, Tite-Live et Ovide. L'historien, aussi grave et aussi judicieux qu'éloquent, mourut tranquille et révéré dans le sein de sa patrie à Padoue : le poète licencieux périt dans son exil en Scythie, ayant épuisé, pendant près de huit ans, tout ce que l'esprit et le sentiment lui suggéraient de prières humbles et pressantes, de plaintes lamentables, sans pouvoir obtenir son rappel ni d'Auguste, ni de Tibère. Drusus avait reçu une commission pareille à celle de Germanicus, pour aller commander en Illyrie. Tibère souhaitait que son fils apprît la guerre, qu'il se gagnât l'affection des soldats, et qu'au lieu des délices de la ville, qui le corrompaient, il s'accoutumât aux fatigues de la milice, qui pouvaient lui fortifier le corps et le courage. Dans cette pensée il profita de l'occasion que lui présentaient les divisions des Germains. Les Suèves, qui obéissaient à Maroboduus, ayant envoyé à Rome demander du secours contre les Chérusques, Drusus eut ordre d'aller se mettre à la tête des légions d'Illyrie, non pas pour s'immiscer dans les guerres entre les nations Germaniques, mais pour fomenter leurs discordes, et assurer ainsi la tranquillité des provinces de l'empire. Les discordes intestines avaient commencé, selon que Tibère l'avait prévu, du moment que les Germains cessèrent d'être inquiétés par les Romains. Incapables de demeurer en repos, avides du mouvement et de la guerre, l'émulation de la gloire les avait engagés, et chefs et peuples, à tourner leurs armes les uns contre les autres. Maroboduus et Arminius se regardaient comme deux rivaux, et s'acharnaient mutuellement à se détruire. Mais le nom de roi rendait odieux le premier : Arminius au contraire, combattant pour la liberté, avait toute la faveur de la nation. Aussi non-seulement les Chérusques ses compatriotes, et leurs alliés, le suivirent dans cette guerre : mais il vit passer dans son parti les Semnons et les Lombards, peuples de l'obéissance de son ennemi. Cette augmentation de forces faisait pencher la balance de son côté, si Inguiomérus n'eût rétabli l'équilibre, en le quittant pour s'attacher avec tous ses vassaux et clients à Maroboduus, sans avoir aucun autre motif de cette désertion honteuse, que le dépit et la jalousie. L'oncle, déjà avancé en âge, ne pouvait se résoudre à prendre les ordres d'un neveu qui était encore dans la fleur de la jeunesse. Les armées se rangent en bataille ; et chacun des
généraux, avant que d'en venir aux mains, anime ses soldats par les plus
puissantes exhortations. Arminius vantait ses exploits, la défaite de Varus
et trois légions exterminées, les Romains repoussés, la liberté de Maroboduus ne le cédait à son adversaire, ni en bravades,
ni en reproches outrageants. Il traitait Arminius de jeune insensé, qui
exaltait insolemment un avantage unique remporté par surprise, source de
malheurs pour On se battit, non-seulement avec courage, mais en bon ordre. Les Germains, en faisant la guerre contre les Romains, avaient appris à se corriger des mouvements irréguliers d'une bravoure de Barbares, et de la confusion qui régnait autrefois dans leurs batailles. Ils savaient alors suivre leur drapeau, placer à propos des corps de réserve, obéir à leurs commandants. Après un combat très-long et très-opiniâtre, la victoire demeura indécise. Chacune des deux armées eut l'une de ses ailes défaite, et l'autre victorieuse. Mais Maroboduus se retira sur une hauteur, et par cette démarche timide il s'avoua en quelque façon vaincu. Ses troupes l'interprétèrent en ce sens : les désertions devinrent fréquentes ; et le roi des Suèves, de peur de se voir abandonné, alla se mettre dans le centre de ses états, qui était la Bohême[19]. Ce fut de là qu'il envoya demander du secours à Tibère. L'empereur répondit que Maroboduus n'était pas en droit d'implorer contre les Chérusques la protection des Romains, qu'il n'avait aidés en aucune manière dans leur guerre contre ces mêmes peuples. Il fit néanmoins partir Drusus, comme je l'ai dit, pour l'Illyrie, en le chargeant de maintenir la paix dans cette province, et d'empocher que la guerre n'y pénétrât. Le jeune prince entra parfaitement dans les vues de son père. Il prit à tâche de nourrir les divisions entre les Germains, et il manœuvra si bien pendant deux ans, qu'enfin il acheva de détruire Maroboduus, déjà affaibli par ses disgrâces précédentes. Il se servit à cette fin d'un jeune seigneur de la nation des Gothons[20], nommé Catualda, qui avait été chassé de son pays par la violence de Maroboduus, et qui, le voyant dans l'infortune, cherchait à se venger. Catualda, encouragé par Drusus, assemble des troupes, entre à main armée sur les terres des Marcomans, et, ayant attiré à son parti les premiers de la nation, il attaque et emporte de vive force la ville royale de Maroboduus, et un fort voisin, qui lui servait comme de citadelle. Le butin fut grand, car c'était là le dépôt où les Suèves avaient retiré toutes les richesses enlevées par leurs pillages sur les peuples des environs. Tacite observe qu'il s'y trouva aussi un assez grand nombre de vivandiers et de négociants des provinces de l'empire romain, que l'espoir du gain avait conduits au milieu d'un pays barbare, et qui s'étaient accoutumés à regarder comme leur patrie le lieu où ils faisaient un bon commerce. Maroboduus détrôné, sans troupes, sans états, n'eut d'autres ressources que la miséricorde de l'empereur romain. Il mit entre lui et ses ennemis le Danube ; et, de la province de Norique il écrivit à Tibère, non en fugitif ni en suppliant, mais d'un ton qui se ressentait de son ancienne grandeur. Il disait qu'invité par plusieurs nations, qui s'empressaient d'offrir un asile à un roi autrefois puissant et glorieux, il avait cependant préféré l'amitié des Romains. La réponse fut qu'il trouverait une retraite sûre et honorable en Italie, avec la liberté d'en sortir si le besoin de ses affaires l'exigeait. Tibère fut charmé d'avoir détruit un grand roi sans tirer l'épée. Il s'en vanta dans le sénat comme d'un glorieux exploit, relevant la puissance de Maroboduus, l'étendue des pays qui lui obéissaient, le danger dont il avait si longtemps menacé l'Italie, et insistant avec complaisance sur la sagesse des voies employées pour le ruiner. Il accorda pour résidence à ce prince la ville de Ravenne, d'où on le montrait aux Suèves comme un épouvantail, si jamais ils s'enorgueillissaient et songeaient à remuer. Mais pendant dix-huit ans que vécut encore Maroboduus, il ne sortit point de l'Italie. Il y vieillit dans le repos, ayant perdu beaucoup de sa gloire par un attachement à la vie, qui passait pour lâcheté chez les anciens. Catualda, l'auteur ou l'instrument de son désastre, éprouva peu après le même sort. Chassé par les Hermondures[21], il recourut pareillement aux Romains, et fut envoyé à Fréjus. Ils avaient été suivis l'un et l'autre d'un nombre de leurs compatriotes, que l'on ne jugea pas à propos de laisser autour d'eux. On appréhenda quelques troubles dans les terres de l'empire de la part de ces amas de Barbares impétueux et inquiets, et on les transplanta au-delà du Danube[22] entre les rivières Marus et Cusus, en leur donnant pour roi Vannius, de la nation des Quades. Arminius se voyait alors au comble de la gloire. Il
s'était maintenu contre toute la puissance des Romains. Il avait vaincu et
chassé Maroboduus, le seul rival qu'il eût à craindre dans La mort d'Arminius acheva de tranquilliser Tibère du côté
de Rhymétalcès, roi de Thrace et ami de Rome, étant mort, Auguste avait partagé ses états entre son frère Rhescuporis et Cotys, son fils. Ces deux princes étaient de caractères entièrement opposés. Rhescuporis, emporté, hautain, violent, montrait dans sa conduite toutes les inclinations d'un Barbare. Cotys, doux, modéré, avait même l'esprit orné par les lettres, jusqu'à faire des vers latins, qu'Ovide loue dans une épître[24] qu'il lui adresse du lieu de son exil. Les lots qui leur échurent dans le partage de la succession de Rhymétalcès, convenaient à la différence de leurs goûts. Les terres labourables, les villes, les cantons qui touchaient aux Grecs, formèrent le département de Cotys : celui de son oncle était un pays inculte et sauvage, voisin de peuples féroces, et sans cesse inquiété par leurs courses. Rhescuporis, avide et injuste, dévorait par ses désirs le riche et agréable domaine de son neveu. Cependant, tant qu'Auguste vécut, la crainte de cet empereur, qui avait fait leurs partages, le tint en respect, ou du moins l'empêcha de pousser trop loin ses injustices. Dès qu'il le sut mort, s'imaginant que son successeur ne prendrait plus le même intérêt à la chose, il lève le masque, sort des limites qui lui étaient marquées, prétend s'emparer de certains territoires donnés à Cotys ; et,, sur la résistance que fait celui-ci, il a recours à la violence, envoie des troupes de brigands faire le ravage dans les états de Cotys, force et saccage plusieurs châteaux, en un mot il vient à bout d'exciter une guerre. Au premier bruit de ces mouvements, Tibère prit l'alarme, et il dépêcha en diligence un centurion romain aux deux rois pour leur ordonner de mettre les armes bas, et de vider leurs différends par des voies pacifiques. Cotys obéit et licencia les troupes qu'il avait déjà assemblées. Rhescuporis, feignant d'entrer dans les vues de l'empereur, proposa à son neveu une conférence pour terminer leurs querelles à l'amiable. On convint aisément du lieu et du temps de l'entrevue, et ensuite des conditions de l'accord, les deux princes ne se refusant à rien, l'un par facilité ; l'autre par fraude. Quand le traité fut conclu, Rhescuporis dit qu'il voulait sceller la réconciliation par un repas ; et pendant que le vin, la bonne chère, la joie du festin inspirent au jeune prince une funeste sécurité, le traître se saisit de sa personne. L'infortuné Cotys eut beau invoquer les droits sacrés de la majesté royale, les dieux vengeurs de la parenté et de l'hospitalité violées, il fut chargé de chaînes et enlevé. Rhescuporis écrivit à Tibère, qu'averti des embûches que lui tendait son neveu, il s'était vu obligé de le prévenir : et en même temps, sous prétexte d'une guerre, à soutenir contre les Scythes et les Bastarnes, il augmente ses forces par de nouvelles levées d'infanterie et de cavalerie. Tibère ne fut point la dupe des vaines allégations de ce
Barbare ; mais il ne voulait point de guerre. Ainsi, au lieu de tirer vengeance
à main armée du crime de Rhescuporis, il lui fit réponse que, s'il n'y avait point de fraude de sa part, son
innocence serait sa sûreté. Mais qu'il n'était pas possible de juger, de quel
côté était le tort ou le bon droit qu'après l'examen de l'affaire ; qu'il
remît donc en liberté Cotys, et vînt à Rome se justifier. Cette lettre
fut adressée par l'empereur à Latinius Pandus, propréteur de Tout autre que Tibère aurait alors éclaté. Il ne le fit
point ; il suivit constamment son plan de ruse et de dissimulation : et Latinius, que Rhescuporis regardait comme son ennemi,
étant mort sur ces entrefaites, Tibère donna le gouvernement de Le nouveau gouverneur de Mésie se rendit auprès de Rhescuporis, et, lui faisant les plus belles promesses, il l'engagea, malgré les inquiétudes que lui donnaient les remords de ses crimes, à entrer dans le camp romain. Le roi de Thrace n'y eut pas plus tôt mis le pied qu'on l'environna, comme pour lui faire honneur, d'une bonne troupe de soldats d'élite ; et les officiers, employant les conseils et les exhortations, le faisaient toujours avancer, jusqu'à ce que, le voyant tout-à-fait éloigné des siens, ils le constituèrent prisonnier et le menèrent Rome. Il fut accusé devant le sénat par la veuve de Cotys, et condamné. On le dépouilla et on le bannit de son royaume ; mais on en conserva la possession à son fils Rhymétalcès, innocent du crime paternel. Cotys laissait des enfants en bas Age, à qui on rendit les états de leur père ; et, en attendant qu'ils fussent en état de gouverner par eux-mêmes, Trébelliénus Rufus, ancien préteur, fut établi leur tuteur et régent de leur royaume, comme autrefois M. Lepidus avait rendu ce même office à Ptolémée Épiphane roi d'Égypte. Rhescuporis fut transporté à Alexandrie ; et là, sur l'accusation vraie ou fausse d'avoir voulu s'enfuir, on le mit à mort. Cette même année 770, le dérèglement des mœurs, qui était extrême dans Rome, attira l'animadversion du prince et du sénat, et donna lieu à des ordonnances qui montraient la grandeur du mal par la qualité du remède. La fureur des spectacles était si outrée parmi la jeunesse, que des fils de chevaliers et de sénateurs, pour acquérir la liberté de monter sur le théâtre, ou de combattre comme gladiateurs sur l'arène, se faisaient volontairement déclarer infâmes par sentence du juge, qui en les flétrissant les affranchissait de la décence de leur état. Les femmes s'avisèrent d'un expédient tout pareil pour une fin encore plus honteuse. C'était un usage ancien que les courtisanes, pour exercer impunément leur misérable profession, se fissent inscrire sur un rôle que tenaient les édiles. On avait cru que la honte d'un aveu public arrêterait au moins toutes celles qui ne seraient point de la lie du peuple. La débauche força cette barrière. Des dames de condition ne crurent point trop acheter la licence du désordre en se soumettant à l'ignominie d'une déclaration authentique par-devant les magistrats. Tacite nomme en particulier Vistilia, qui comptait des préteurs parmi ses ancêtres, et dont le mari paraît avoir été sénateur. De tels excès ne pouvaient se supporter. Tibère fit rendre un décret du sénat pour interdire l'infâme métier de courtisane à toutes les femmes dont l'aïeul, le père, ou le mari, auraient été chevaliers romains. Vistilia et celles qui étaient dans le même cas furent reléguées et enfermées dans des îles, aussi bien que ces jeunes forcenés à qui la passion des spectacles avait fait rechercher une flétrissure ignominieuse. Titidius Labéo, mari de Vistilia, fut interrogé sur son indolence par rapport à la conduite impudente de sa femme, et on lui demanda, pourquoi il n'avait pas usé contre elle du pouvoir que lui donnait la loi. Il répondit que les soixante jours accordés au mari pour délibérer et pour intenter son action n'étaient pas encore expirés. On se contenta de cette excuse : mais, pour prévenir l'impunité de la débauche dans les femmes, il fut dit que, s'il ne se trouvait point d'accusateur qui poursuivit en justice celles qui se seraient rendues coupables d'adultère, une assemblée de parents, suivant ce qui se pratiquait anciennement, les jugerait, et prononcerait les peines qu'elles auraient méritées. Parmi les causes qui nourrissaient cet effroyable débordement de corruption, on doit compter les superstitions étrangères. L'historien Josèphe nous en administre la preuve par le fait de Mundus, chevalier romain, qui, n'ayant pu séduire ni par promesses ni par présents la vertu de Pauline, dame d'un rang distingué dans Rome, vint à bout de ses desseins criminels par le moyen des prêtres d'Isis, qui persuadèrent à Pauline que leur dieu Anubis était devenu amoureux d'elle. Cette scandaleuse aventure fit un grand éclat, et on renouvela à ce sujet les anciennes ordonnances contre les cérémonies religieuses des Égyptiens, qu'il fut défendu d'exercer dans Rome : les prêtres coupables furent mis en croix, le temple d'Isis fut détruit, et la statue jetée dans le Tibre. Les Juifs qui étaient dans Rome s'attirèrent une pareille disgrâce par un crime d'une autre nature. Quatre misérables de cette nation, qui feignaient un grand zèle pour la propagation de leur religion, firent une prosélyte illustre, nommée Fulvie. Leur zèle n'en voulait qu'aux richesses de cette dame. Ils l'engagèrent à leur remettre son or et ses ornements de pourpre, comme pour les envoyer au temple de Jérusalem. Mais c'était un butin dont ils firent leur profit. Le mari de Fulvie, instruit de la fraude, en porta ses plaintes à l'empereur, qui défendit par un décret du sénat l'exercice de la religion judaïque dans Rome, et bannit de la ville tous ceux, qui ne voudraient pas y renoncer. Quatre mille Juifs furent enrôlés et envoyés en Sardaigne pour assurer la tranquillité de Me contre les brigands qui la désolaient par leurs vols et par leurs courses. L'air de cette île est malsain. On le savait ; et, si ces Juifs y périssaient, on était disposé à se consoler aisément d'une telle perte. Il fut question dans le même temps de l'élection d'une vestale en la place d'Occia, qui avait rempli les fonctions de ce sacerdoce pendant cinquante-sept ans avec une grande réputation de vertu. Nous avons observé qu'Auguste s'était vu quelquefois embarrassé à trouver des sujets pour le collège des vestales. Ici Tibère n'eut de difficulté que pour le choix. Fonteïus Agrippa et Domitius Pollion offraient chacun leur fille avec beaucoup d'empressement. L'empereur les remercia de la bonne volonté qu'ils témoignaient pour le service de la religion et de la république. La fille de Pollion fut préférée, uniquement parce qu'il ne s'était point séparé de sa femme, au lieu que Fonteïus avait fait divorce avec la sienne. La jeune fille refusée ne resta pas néanmoins sans récompense. Tibère lui assigna une dot d'un million de sesterces. Pline fait mention d'une nouvelle île née le huit juillet de cette année dans l'Archipel. Cette sorte de phénomène s'est renouvelée de temps en temps dans cette mer, qui couvre sous ses eaux des volcans, dont les secousses furieuses font éclore des rochers, et quelquefois en engloutissent. Je reviens maintenant à Germanicus, dont je vais raconter tout de suite le voyage en Orient et la mort. |
[1] SÉNÈQUE, Ep. 70.
[2] Tacite ne dit point qui était ce frère de l'accusé. Lipse pense que c'était L. Scribonius Libo consul ordinaire de cette année ; mais le savant Ryckius est d'un autre sentiment.
[3] Cette dame n'étant désignée dans Sénèque que par la qualité de tante de Libon, il ne paraît pas vraisemblable qu'elle soit la même que Scribonia épouse d'Auguste et mère de Julie.
[4] SÉNÈQUE, Ep. 70.
[5] Aujourd'hui Mont'Argentaro, près de Porto Ercole en Toscane.
[6] PLINE, VII, 48. VALÈRE MAXIME, VIII, 13.
[7] VALÈRE MAXIME, III, 5.
[8] Cent vingt-cinq mille livres.
[9] Les Fastes ne nous fournissent que deux consuls et un dictateur de la maison Hortensia. Le dictateur, créé l'an de Rome 466, ramena le peuple du mont Janicule, où il s'était retiré : des deux consuls, l'un, nommé pour l'an 644, mourut avant que d'entrer en charge : l'autre est le célèbre orateur. Mais Hortalus, en parlant comme il fait ici, considère sans doute les alliances de sa maison.
[10] Vingt-cinq mille livres.
[11] Cet âge ne peut convenir au fils d'Arminius, qui naquit en Italie pendant la captivité de sa mère. Il faut dire ou qu'Arminius a eu deux fils prisonniers des Romains, ou que Strabon donne trop d'âge à celui qui fut mené en triomphe.
[12] Marcellus était frère d'Antonia mère de Germanicus.
[13] Trente-sept livres dix sous.
[14] Dans le texte de Tacite nous trouvons ici le nom de César, qui pourrait convenir également à Tibère et à Auguste. Mais l'ambiguïté est levée par un passage du livre XII des Annales, c. II, où Claude dit expressément qu'Auguste a donné un roi aux Parthes. Ce roi ne peut être que Vonone.
[15] Voyez tome I, Auguste, livre I, an de Rome 729.
[16] TACITE, Annales, II, 51.
[17] Maximus terræ, memoria mortalium, motus. PLINE, II, 83. Depuis que Pline parlait ainsi, je ne sais si aucun tremblement de terre oblige de restreindre son expression.
[18] 1250 mille livres de notre monnaie = 2.045.800 francs selon M. Letronne.
[19] Il a été dit ailleurs (livres II et III) que Maroboduus avait transplanté avec lui dans la Bohème les Marcomans, ses compatriotes, et quelques autres tribus des Suèves.
[20] Ces peuples habitaient non loin de la mer Baltique, sur la gauche de la Vistule.
[21] Peuples qui habitaient entre le Danube et la Sala.
[22] C'est-à-dire, selon Cellarius, dans la haute Hongrie, entre la rivière de March, qui borde la Moravie, et le Waag.
[23] TACITE, Annales, II, 65.
[24] OVIDE, De Ponto, II, 9.