SUR LA MORT DE CRATINUS

 

A. COUAT

 

 

La question de la date de la mort de Cratinus a été reprise récemment, mais non résolue, par M. Zielinski, dans un article du Rheinisches Museum (1884, p. 302 et suiv.). Après, comme avant cet article, des doutes très sérieux subsistent sur l’interprétation qu’il convient de donner au passage d’Aristophane (Paix, v. 693 et suiv., Bergk) à l’aide duquel on voudrait déterminer cette date.

On connaît ce passage. Hermès demande à Trygée, au nom d’Eirèné, ce qui s’est passé à Athènes depuis le commencement de la guerre : Quelles questions elle n’a chargé de te faire ! — T. Lesquelles ? — H. Des questions de toute sorte, sur ceux qu’elle avait laissés vieux. Elle a demandé d’abord ce que devenait Sophocle. — T. Il prospère, mais il lui arrive quelque chose d’extraordinaire. — H. Et quoi ? — T. De Sophocle il devient Simonide. — H. Simonide ? Comment ? — T. Devenu vieux et décrépit, il aime tant le gain qu’il naviguerait sur une natte de jonc. — H. Et Cratinus, le savant poète, vit-il encore ? — T. Il est mort lors de l’invasion des Laconiens. — H. Et comment ? — T. Comment ? Il s’est trouvé mal, ne pouvant supporter de voir briser un tonneau de vin.

Avant de discuter à mon tour ce passage, je citerai l’opinion des principaux critiques. Meineke (Hist. crit. com. gr., p.44) a pris le mot άπέθκνεν (v. 700) dans son sens propre. Cratinus serait donc mort à l’époque d’une des invasions lacédémoniennes en Attique. Mais comme l’on sait que Cratinus fut vainqueur en 443 avec la Bouteille (Πυτίνη) (cf. Aristophane, les Nuées, argum. V) et que la Paix est de 431, c’est entre ces deux dates qu’aurait dû mourir Cratinus, à un moment où l’on ne peut signaler aucune invasion en Attique. Meineke est ainsi amené à supposer «Aristophane a inventé cette invasion.

Bergk (De reliq. com. Att, ant., p. 187 et suiv.) s’appuyant sur le témoignage du traité anonyme περί κωμωδίας (Aristoph., p. XXXII, 7, Bergk), qui rapporte à la première invasion des Lacédémoniens, les vers de la Paix, pense qu’il s’agit de l’expédition de Pythodore en 432. Mais comme il est impossible, nous l’avons dit plus haut, que Cratinus soit mort avant 433, Bergk a interprété le mot άπέθκνεν dans un sens figuré. Aristophane aurait voulu dire que la décadence de Cratinus date de cette époque. L’allusion au tonneau de vin brisé serait une plaisanterie sur la faiblesse proverbiale de Cratinus pour le vin.

Cobet (Observ. crit., p. 89, 94) pense que les mots d’Aristophane έθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον ne rappellent pas une des invasions lacédémoniennes en Attique, mais se rapportent à la représentation des Laconiens, comédie du poète Platon, dans une des sennes de laquelle il y aurait eu un tonneau de vin brisé. La mort de Cratinus aurait eu lieu l’année de cette représentation, entre 423, date de la Bouteille, et 421, date de la Paix.

Enfin, Zielinski, après avoir réfuté successivement Meineke, Bergk et Cobet, est d’avis que le mot άπέθκνεν rappelle une scène de comédie, et que la phrase έθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον doit se rapporter, non point aux Laconiens de Platon, mais à une des scènes de la Bouteille de Cratinus. Les vers d’Aristophane ne seraient qu’une plaisanterie sur l’ivrognerie du poète.

Reprenons maintenant les vers d’Aristophane. Que sont devenus nos vieux poètes (τάρχαΐα) Sophocle et Cratinus ? demande Hermès. — Sophocle thésaurise et Cratinus est mort pendant l’invasion, en voyant briser des cruches de vin, répond Trygée.

Le rapprochement entre Sophocle et Cratinus semble indiquer qu’Aristophane désigne deux personnages encore vivants, deux poètes vieillis qu’il a l’intention de tourner en ridicule. Le neutre τάρχαΐα par lequel il les a qualifiés, trahit cette intention. On ne peut d’ailleurs prendre à la lettre la phrase άπέθκνεν έθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον, puisque Cratinus n’était certainement pas mort en 423, et que toutes les invasions lacédémoniennes ont eu lieu, ou avant cette date, ou longtemps après, en 443, plusieurs années après la représentation de la Paix. Ce n’est pas enfin le seul endroit où Aristophane emploie le verbe άποθανεΐν dans un sens figuré. Il suffit de citer le passage des Acharniens où Dicéopolis dit qu’il faillit se trouver mal en assistant à une représentation de la musique de Chæris[1].

Aristophane n’a donc pas voulu, cela est certain, dire que Cratinus fût mort, et le mot άπέθκνεν ne peut pas être pris au propre. En est-il de même de la phrase έθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον ? Doit-elle aussi mètre prise dans le sens figuré ? C’est à cette opinion que se sont rangés Cobet et Zielinski, mais leur interprétation me semble manquer de fondement. Les Laconiens sont une pièce d’une authenticité douteuse, dont le titre même est double, et dont le sujet est assez obscur. L’allusion aux Laconiens de Platon, supposée par Cobet, ne serait certaine que si l’on trouvait, soit dans les témoignages des anciens, soit dans les fragments de la comédie, quelque chose qui expliquât les vers d’Aristophane. Or, il est bien question d’un banquet dans un fragment des Laconiens (fr. 69, Kock.). Deux esclaves décrivent les détails d’un repas qui vient de finir ; les libations ont eu lieu, on a joué au cottabe ; une chanteuse et une harpiste vont se faire entendre ; mais il n’est pas question de tonneau brisé. Il y a trop d’incertitude sur la date, sur l’origine, sur le sujet de la pièce pour aller y mettre ce qu’elle ne dit pas, ce qu’on n’aurait jamais imaginé sans le vers d’Aristophane.

L’opinion de Zielinski ne me parait pas plus fondée. S’appuyant sur ce fait reconnu, que Lucien a imité dans ses dialogues la comédie ancienne, il trouve dans la Bouteille de Cratinus un développement analogue à celui de la Double accusation de Lucien. Hermès joue dans la comédie du poète le même rôle que dans le dialogue du satirique. La Comédie et son volage époux comparaissent devant le dieu. Celle-ci se plaint des habitudes d’ivrognerie de son mari. Hermès menace alors Cratinus de briser d’un coup de foudre ses tonneaux et ses outres de vin (cf. fr. 87, Kock.). A cette menace Cratinus pâlit et tombe en syncope. Ses amis l’emportent comme un mort. Bien qu’il ressuscite après, c’est à cette partie de la pièce que feraient allusion les vers d’Aristophane : άπέθανεν ώρακιάσας etc.

Cette interprétation de la comédie de Cratinus peut Atre vraie, bien que rien ne le démontre ; mais ce qui nie parait impossible, c’est qu’Aristophane ait, comme le suppose Zielinski, substitué à Hermès les Laconiens, rendant ainsi son allusion tout à fait inintelligible ; c’est surtout qu’il ait voulu parler de la comédie de Cratinus. Nous avons fait remarquer que le passage était une satire dirigée contre Sophocle et Cratinus. Aristophane se moque des deux grands poètes dont la vieille renommée lui porte ombrage ; aussi représente-t-il l’un comme un ladre et l’autre comme un ivrogne. Mais n’avait-il pas d’autre moyen de railler le vice de Cratinus, que de rappeler précisément la pince où son rival l’avait emporté glorieusement sur lui, et cela, tout récemment ? En outre, en admettant l’hypothèse de Zielinski, on enlève au mot άπέθανεν toute sa force. Il ne peut plus s’appliquer à la décadence de Cratinus, dont l’exemple serait bien mal choisi ; il n’est plus qu’un souvenir sans grand intérêt d’un épisode de la Bouteille.

Revenons donc, après toutes ces hypothèses ingénieuses mais trop alambiquées, à l’explication la plus naturelle des vers d’Aristophane, et cherchons il interpréter la phrase έθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον, dans son sens propre. Déjà, au vers 642 de la Paix, on rencontre une allusion aux invasions lacédémoniennes en Attique. La vigne retentit malgré elle, et, de colère, les tonneaux se sont entrechoqués. C’est le même fait qui est raconté dans le passage qui nous occupe, mais en l’appliquant à Cratinus.

Y eut-il donc une invasion des Lacédémoniens à laquelle puisse être rapporté ce passage ?

Il est vrai que les Lacédémoniens envahissaient l’Attique tous les ans[2], et que l’on semblerait par cela même autorisé à choisir l’année que l’on préférerait pour expliquer l’allusion d’Aristophane. Mais il est évident que le poète a voulu rappeler un événement particulier, une invasion plus mémorable que les autres, une de celles qu’ont racontées les historiens. Nous ne pouvons nous arrêter au témoignage de l’anonyme, qui a vu dans le passage d’Aristophane la première invasion, celle de 431. L’anonyme s’est trompé en disant que Cratinus était mort à cette date ; il a pu se tromper aussi au sujet de la date elle-même. On ne voit pas pourquoi Aristophane aurait rappelé à propos de Cratinus les quatre premières invasions. Il n’en est pas de même de la cinquième, celle d’Agis, qui eut lieu au printemps de 425, Ol. LXXXVIII, 3 (Thucydide, IV, 2). Cette même année en effet, eut lieu la représentation des Acharniens. Aristophane, qui dans la parabase de cette pièce prend si hardiment la parole en son propre nous, eut le premier prix. Cratinus ne vint que le second. L’année suivante, Aristophane l’emporta encore avec les Chevaliers. N’est-il pas naturel que le jeune vainqueur, pour accabler son adversaire, fasse dater du jour de sa première victoire la décadence de celui-ci, et dise ironiquement : Cratinus est tombé malade le jour où je l’ai vaincu. Mais pour achever la satire, et par un tour adroit qui permet au poète d’être à la fois plus modeste et plus mordant, Aristophane, au lieu de mentionner ce fait, le rappelle indirectement sous le couvert de l’invasion, et attribue plaisamment aux effets de cette invasion, au pillage des vignes et de ; celliers, la syncope du poète ivrogne.

Que l’on veuille bien remarquer la précision des expressions d’Aristophane. De Sophocle, qui a conservé intacte sa renommée, et qui continue à remporter des victoires dramatiques, Aristophane dit εύδαιμονεΐ, et il se contente de le ridiculiser en lui prêtant un travers assez fréquent chez les vieillards. De Cratinus, au contraire, dont la gloire est désormais éclipsée par celle d’un jeune rival, il dira άπέθανεν, et citera le moment même où eut lieu cette chute. Au reste, ce n’était pas la première fois qu’Aristophane constatait cette décadence de Cratinus. Qu’on se rappelle les beaux vers de la parabase des Chevaliers (v. 526 et suiv.). Aristophane a attaqué Cratinus dans ses premières pièces, quand il y avait encore lutte entre eux ; plus tard, il n’en est plus question.

Le passage de la Paix est donc un curieux témoignage de la rivalité littéraire de Cratinus et d’Aristophane, mais il ne nous renseigne pas sur la date de la mort de Cratinus. Non seulement en effet, Cratinus n’était pas mort à l’époque de la cinquième invasion, mais il ne l’était pas non plus, quoi qu’en aient dit Meineke, Bergk et Cobet, à l’époque de la représentation de la Paix. Sur l’âge de Cratinus, le passage d’Aristophane nous apprend seulement qu’il était vieux au commencement de la guerre du Péloponnèse (v. 694). Peut-être aussi serait-on en droit de conclure du rapprochement entre Sophocle et Cratinus qu’ils étaient à peu près du même âge.

Je viens de dire que Cratinus n’était pas mort en 421, voici comment j’espère le démontrer :

Lucien (Macrob., 25) dit que Cratinus vécut quatre-vingt-dix-sept ans et mourut assez peu de temps après la représentation de la Bouteille. C’est sur ce texte de Lucien que l’on s’est appuyé pour fixer aux années 422 ou 421 la date de la mort du poète. En prenant donc à la lettre l’affirmation de Lucien, on arrive à cette conclusion, que Cratinus, mort à quatre-vingt-dix-sept ans, en 422 ou 424, était né en 519 ou 518. Dans la phrase de Lucien, l’une des affirmations, celle qui a trait à la date de la mort de Cratinus, est très vague : μετ’ ού πολύ έτελεύτησε et trahit l’ignorance de l’écrivain ; l’autre, sur la durée de sa vie, est très précise : έπτα πρός τοΐς ένενήκοντα έτεσιν έβίωσε. Lucien ne fait ici que rapporter une tradition qui doit être vraie, à quelques années près. Rapprochons de cette phrase de Lucien le fait allégué par l’anonyme déjà cité, que Cratinus remporta ses premières victoires après la LXXXVe Olympiade, après 439-436. Cratinus aurait eu environ quatre-vingts ans, ce qui est inadmissible. Acceptons même, bien que rien n’en démontre la légitimité, les corrections proposées par Meineke, et au lieu de la LXXXVe prenons la LXXXe Olympiade, 459-456. Il n’en reste pas moins que Cratinus aurait eu soixante ans au moment où il remporta ses premiers triomphes. Or, les vers de la parabase des Chevaliers dans lesquels le poète rappelle les succès du grand lyrique qui allait par les plaines renversant tout sur son passage, et qui florissait comme un arbre en pleine sève tandis que maintenant (νυνί δέ... γέρων ών) il est vieux et détraqué comme un instrument brisé, ces vers donnent très nettement l’idée d’un homme dans la force de l’âge. Ces succès ne doivent pas d’ailleurs remonter bien plus haut que ne le dit notre anonyme, car les premières pièces de Cratinus qui puissent être datées, sont de 445-444. Il est donc déraisonnable d’admettre que Cratinus, s’il était né en 518, n’ait laissé aucune pièce antérieure à 445, et qu’il ait été vainqueur seulement vers cette époque, tandis que son contemporain et prédécesseur Magnès remportait déjà une victoire dramatique vers 460[3] ; de plus il est impossible qu’Aristophane eût opposé la virilité de Cratinus à sa décrépitude, s’il n’avait concouru et vaincu que pendant sa vieillesse.

Enfin le scoliaste d’Aristophane (Oiseaux, 121) dit que la Némésis de Cratinus est de beaucoup postérieure aux Oiseaux, qui datent de 414. Tous les critiques, sauf Zielinski, ont rejeté à peu près sans examen cette tradition si précise. Il est vrai que Cratinus avait dans la Némésis tourné Périclès en ridicule (fr. 111, Kock), ce qui nous oblige à admettre que la première représentation de Némésis dut avoir lieu du vivant de Périclès. Mais comme rien ne prouve que les amours de Périclès et d’Aspasie fussent le sujet même de la pièce, et comme il est au contraire vraisemblable que ce sujet était tout mythologique, ainsi que dans plusieurs autres pièces de Cratinus (Βούσιρις, Διονυσαλέξανδρος, Όδυσσής, Σερίφιοι, Τροφώνιος), rien n’empêche d’admettre qu’il y ait eu une recension de Némésis postérieure à la représentation des Oiseaux. Le poète vieilli, hors d’état peut-être de composer des pièces nouvelles, et se survivant à lui-même, remettait sur le théâtre ses pièces mythologiques, les seules qui pussent encore être jouées. C’est de la recension de Némésis qu’aurait voulu parler le scoliaste. Cratinus, déjà vieux et traité de radoteur (παραληροΰντα) par Aristophane en 424, vivait donc encore plusieurs années après 414.

Rapprochons ce fait de ce qui dit Lucien sur la longévité de Cratinus. Si le poète a réellement fait représenter une seconde Némésis longtemps après (πολλώ ΰστερον) les Oiseaux, ce doit être entre 405 et 400. D’autre part, si l’on admet avec Lucien qu’il vécut quatre-vingt-dix-sept ans, en prenant l’année 400 comme la date approximative de sa mort, il se trouve qu’il serait né vers 497. Il avait plus de soixante-dix ans au moment où Aristophane, dans les Chevaliers, dépeignait, en termes si énergiques, sa décadence. A partir de 423, après la représentation triomphante de la Bouteille, Cratinus, âgé de soixante-quatorze ans, n’existait plus pour la poésie. Voilà pourquoi à partir de cette époque, il n’est plus question de lui. Voilà pourquoi Lucien, trompé par ce silence, a pu dire qu’il était mort peu de temps après sa dernière victoire dramatique.

On ne peut expliquer en dehors de cette date (497) la succession des premiers poètes de la comédie ancienne, Chionidès, Magnès et Cratinus. Il résulte en effet du témoignage de l’anonyme déjà cité et de celui d’Aristophane, que Magnès fut antérieur à Cratinus. Magnès est cité avant Cratinus par les deux auteurs en question. Aristophane est même plus explicite. Rappelant, dans la parabase des Chevaliers, les déboires de ses devanciers, après avoir parlé des grands succès dramatiques de Magnès, des trophées qu’il conquit dans sa carrière, il oppose à ces glorieux souvenirs les dédains qui ont accueilli plus tard le poète à cheveux blancs. Il insiste particulièrement sur cette vieillesse de Magnès, qui ne trouva pas grâce devant le public[4]. Magnès étant mort vieux au moment où Aristophane écrivait ces vers, en 424, sa maturité remonte au delà des années pendant lesquelles Cratinus occupait la scène comique. Les succès de Magnès sont donc antérieurs aux années 450-445, comme le prouve en outre une inscription à laquelle j’ai déjà fait allusion, d’où il résulte que Magnès fut vainqueur, Périclès étant chorège, vers 460.

Nous savons d’autre part que Magnés naquit longtemps après Epicharme, d’après Aristote[5], et d’après Suidas, qu’il était jeune quand Epicharme était vieux. Or, Epicharme naquit vers 525 ; il était dans sa maturité pendant le règne d’Hiéron (478-467), et il vécut très âgé. Magnés a donc dû naître longtemps après 555, et il est impossible que Cratinus, qui lui succéda plutôt qu’il ne le précéda, soit né en 519. Les deux poètes Magnés et Cratinus furent à peu près contemporains ; le premier naquit peut-être quelques années avant le second. Dans tous les cas, Chionidès, le plus ancien des poètes comiques d’Athènes ; ayant présenté ses pièces vers 488, huit ans avant la guerre Médique, dit Suidas, Magnus produisit les siennes plus tard, vers 460, et Cratinus ne se fit connaître que plus tard encore. Il est donc impossible de reculer au delà des années 497-495 la date de la naissance de ce dernier.

Cette date est voisine de celle de Sophocle, et l’on s’explique mieux encore par là le rapprochement des deux poètes dans le passage de la Paix. La période connue et glorieuse de la carrière de Cratinus dura environ vingt-cinq ans, de 450-445 à 423, de sa quarante-septième à sa soixante-douzième année. Elle commença plus tôt sans doute, et l’on ne peut pas soutenir que Cratinus se mit tout à coup à composer à quarante-cinq ans, mais ses premiers essais se perdent dans la même nuit que les origines de la comédie, avec lesquelles ils se confondent. On comprend qu’il ait obscurément consacré ses premières années à organiser la comédie informe jusque-là, et qu’après de pénibles tâtonnements, il soit arrivé, dans sa maturité, à produire des œuvres ayant un caractère littéraire, et assez voisines de celles d’Aristophane ; mais on ne s’expliquerait pas cette transformation à l’âge de soixante ou soixante-dix ans. Il est naturel que Corneille ait écrit Mélite plusieurs années avant le Cid ; il le serait moins qu’il eût composé jusqu’à soixante ans des pièces analogues à Mélite, pour produire alors le Cid au lieu d’Attila. Il n’est donc pas inutile, je crois, pour comprendre les origines de la Comédie ancienne, d’établir dans la mesure du possible, les dates principales de la vie de Cratinus.

Je me suis efforcé de démontrer que le passage de la Paix d’Aristophane n’était pas en contradiction avec les inductions légitimes que nous fournissent sur la vie de Cratinus d’autres témoignages des anciens. J’ai raisonné dans l’hypothèse universellement acceptée, qu’il s’agit ici de la Paix représentée en 421. Je ne puis cependant passer sous silence l’importante notice (Paix, Argum. 3, Bergk) d’après laquelle Aristophane aurait fait représenter, ou deux fois la mime pièce, ou deux pièces du même nom[6]. L’une de ces pièces était perdue au temps d’Eratosthène, mais on citait comme appartenant à la Paix des vers qui lie se trouvaient pas dans celle que l’on avait, conservée, celle qui fut jouée en 421. Si l’on songe à l’état dans lequel ont été transmises les comédies d’Aristophane, on ne s’étonnera pas qu’une semblable notice suggère des doutes sérieux sur l’intégrité de l’édition de la Paix qui nous est parvenue. Si la Paix a été seulement remaniée par l’auteur pour pire représentée une seconde fois, sommes-nous assurés qu’il n’y a pus eu de mélange entre les deux éditions Y Cette seconde représentation n’a-t-elle pas dû avoir lieu assez longtemps après la première, quelque temps par exemple avant la mort de Sophocle ? N’est-il pas possible qu’à ce moment Cratinus fût mort ? Faut-il donc prendre à la lettre la phrase d’Aristophane άπέθανεν όθ’ οί Λάκωνες ένέβαλον en la rapportant aux invasions qui eurent lieu pendant les dernières années de la guerre ?

Tout cela nie parait peu probable, mais ce sont néanmoins autant de questions intéressantes auxquelles il est également impossible de se soustraire et de répondre. Dans toits les cas, que l’on prenne au propre on au figuré les expressions d’Aristophane, le sens qu’on leur donnera ne pourra modifier les résultats très probables auxquels on arrive par une autre voie sur la biographie de Cratinus. Telle est, du moins, la conclusion que je crois pouvoir tirer de l’étude qui précède.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1884

 

 

 



[1] Acharn, V, 16.

[2] Aristide, I, p. 387, 10.

[3] Cf. Koehler, Mittheil. d. D. A. Inst., III, p. 107.

[4] Aristophane, Chevaliers, 520 et suiv.

[5] Aristote, Poét., 3, p. 1448a, 33.

[6] J’ai adopté le texte de Bergk, que je croie inutile de discuter ici, parce que les différences entre les éditions n’ont aucune importance au point de vue particulier où je me suis placé.