NOTE SUR LES CÉRÉMONIES FUNÈBRES EN ATTIQUE

 

Maxime COLLIGNON

 

 

Les cérémonies du culte des morts en Grèce ont déjà fait l’objet de nombreuses dissertations[1] ; les textes ont été recueillis et mis en œuvre, et l’on ne peut guère revenir sur cette question qu’en demandant à l’archéologie figurée de nouveaux secours. Les monuments nous offrent en effet un commentaire des textes, d’autant plus précis qu’ils mettent sous nos yeux des détails auxquels les auteurs se sont souvent contentés de faire allusion, sans les expliquer. On se propose ici de rapprocher les scènes figurées des textes, et surtout des rares documents épigraphiques qui nous sont parvenus sur ce sujet. Le plus important est le décret de la ville d’Iulis, dans l’île de Céos, réglant au nom de l’État le détail des cérémonies funèbres. Publié d’abord par Pittakis dans l’Έφημερίς Άρχαιολογική (3527), puis par Bergk (Rhein. Museum, 1860, p. 467), il a été récemment réédité d’après une copie plus complète, par M. Kœhler, dans les Mittheilungen des deutsch. Arch. Instit. d’Athènes[2]. La coutume de Céos ne différait pas sensiblement de celle d’Athènes ; c’est ce qui nous autorise à faire usage ici d’un texte étranger à l’Attique.

Les trois actes des funérailles sont l’exposition du mort, ou πρόθεσις ; le transport du corps (έκφορά) et la mise au tombeau. Le décret de Solon sur les sépultures mentionne expressément la πρόθεσις comme une cérémonie obligatoire[3], soit, ainsi qu’on l’a interprété plus tard, pour permettre de constater que la mort a été naturelle, soit simplement pour accorder un temps fixé aux derniers adieux. Dans le décret d’Iulis, l’exposition n’est pas signalée ; comme elle se passe à l’intérieur de la maison, elle échappe au législateur, qui a surtout eu en vue des mesures d’ordre public, ou des prescriptions somptuaires ; mais il est aisé de reconnaître qu’elle existe en fait. Les lignes 1-6 du décret indiquent que le mort doit être enseveli dans trois pièces d’étoffe blanche, ne coûtant pas plus de 100 drachmes[4]. La coutume d’Athènes laissait sans doute plus de liberté ; sur un lécythus blanc d’Athènes, où figure la scène de l’exposition, la pièce d’étoffe qui recouvre le mort est de couleur foncée, comme les habits de deuil[5].

Les vases peints offrent plusieurs représentations figurées de la πρόθεσις[6] : Sur un fragment de vase du plus ancien style d’Athènes[7], le mort est représenté couché sur un lit funèbre, d’où pendent deux rameaux, tandis que de chaque côté un homme et une femme en déposent un sur le lit, suivant une coutume qui s’est conservée longtemps ; Aristophane y fait allusion[8]. La représentation de la πρόθεσις, sur les lécythus d’Athènes, se complique d’accessoires qui avaient quelque importance aux yeux des Athéniens ; car ces vases, d’un caractère essentiellement funéraire, étaient des objets d’industrie, et les peintres céramistes no négligeaient rien de ce qui pouvait rappeler les coutumes usitées en pareil cas. L’un de ces vases[9] nous montre le mort couronné de fleurs, peut-être d’origan : des fleurs sont répandues sur sa poitrine ; des bandelettes et des couronnes peintes dans le champ indiquent le genre de décoration dont on ornait la salle funéraire ; près du lit, un grand lécythus, entouré de bandelettes, nous fait connaître le rôle que ce genre de vases, particulier à l’Attique, jouait dans les cérémonies funèbres[10]. Sur un lécythus polychrome du Musée de l’art et de l’industrie à Vienne[11], la peinture, d’un goût très fin, montre le corps étendu sur le lit funèbre et recouvert d’un έπίβλημα de couleur foncée. Tandis que deux personnages en habit de deuil se livrent à des démonstrations de douleur, une jeune femme, debout à la téta du lit, tient un éventail à l’aide duquel elle écarte les mouches ; des petites figures ailées, volant dans le champ, représentent sous une forme sensible le souffle à demi-matériel qui vient de s’exhaler du corps inanimé.

La scène de la lamentation accompagne d’habitude sur les monuments figurés celle de l’exposition. On connaît par les textes cet usage de la lamentation autour du corps, qui remonte jusqu’à l’antiquité homérique :

.... έπί δέ στενάχοντο γυναΐκες[12].

Il s’est conservé dans la Grèce moderne, et l’on sait que dans certains cantons les myrologues[13] sont de véritables poèmes, oh la femme du mort, sa mère, ou ses parents échangent leurs plaintes en couplets alternés. Mais la loi ne permet pas indistinctement à toutes les femmes de prendre part à cette scène de deuil. Aux termes du décret de Solon, les parentes du mort jusqu’aux cousines issues de germains (πλήν όσαι έντός άνεψιαδών), et les femmes âgées de soixante ans peuvent seules assister à la lamentation. Le décret d’Iulis fixe les mêmes catégories de personnes. L. 23-29 : [μ]ια[ίνεσθα]ι δέ μητέρα, καί γυναϊκα, καί άδε[λφεάς κα]ί θυγατέρας κ. τ. λ. Ces dispositions sont pleinement d’accord avec le témoignage des monuments figurés. Une plaque de terre cuite peinte, aujourd’hui au Musée du Louvre, représente l’exposition du mort et la lamentation ; les personnages, de style archaïque, sont désignés par des inscriptions avec un soin scrupuleux, qui montre la préoccupation de l’artiste de respecter fidèlement la vérité. A la tête du lit funèbre se tiennent la grand’mère (θεθε), la mère (μετερ) et une sœur (αδελφε) ; un peu plus loin, deux femmes désignées par les noms de θετις πορς πατρος (tante paternelle) et θετις (sans doute la tante maternelle), font des gestes de douleur, tandis qu’au pied du lit un groupe d’hommes, le père et les frères (πατερ, αδελφος), se livrent à la lamentation. Le même cortège de femmes entoure le lit du mort sur une amphore trouvée au cap Kolias, aujourd’hui au musée d’Athènes[14]. La scène est traitée avec un art parfait et un très grand sentiment, qui font de ce beau vase un des chefs-d’œuvre de la céramique athénienne. Près du corps étendu sur un riche lit de parade, des femmes vêtues de longues tuniques, les cheveux épars, sont figurées dans l’attitude de la plus vive douleur ; une vieille femme, sans doute la mère, tient à deux mains la tête du mort, rappelant ainsi le geste attribué par Homère à Andromaque, aux funérailles d’Hector :

Έκτορος άνδροφόνοιο κάρη μετά χερσίν έχουσα.

Ce rapprochement n’a rien de fortuit ; on retrouve ce geste sur d’autres monuments ; il est vraisemblable que, suivant une tradition ancienne, il accompagnait, les plaintes consacrées par l’usage, où les parents du mort lui reprochaient de les avoir quittés, comme dans les myrologues modernes. Il en est de même des gestes attribués par les céramistes aux autres personnages dans la scène de la lamentation ; c’est une véritable mimique funèbre, qu’on retrouve sur presque tous les monuments figurés. Elle n’apparaît nulle part avec plus de netteté que sur un vase d’ancien style d’Athènes (Hirschfeld, Annali, loc. cit.), où les parents du mort, rangés en une longue file de chaque côté du lit, tiennent tous les mains élevées au-dessus de la tête, et étendues à plat. Les figures sont grossièrement tracées ; mais le caractère naïf de la peinture n’en accuse que mieux l’intention de l’artiste. Si les peintres de la bonne époque introduisent plus de variété dans la scène, on n’en retrouve pas moins sur les lécythus blancs cette attitude caractéristique de la lamentation[15].

L’Έκφορά ou le transport du corps est le second acte des funérailles. Suivant la loi d’Iulis, le corps doit être porté sur un lit, couvert, et en silence jusqu’au lieu de la sépulture :

L. 6-8 : Έκφέρειν δέ έγ κλίνη σ[φ.]ν.ω... κ. τ. λ. et lignes 10-14 du décret. Il est probable que la coutume de Céos diffère sur ce point de celle de l’Attique, et que chaque région avait adopté un usage particulier pour l’Ixfopd. Les plus anciens vases d’Athènes montrent, en effet, le corps porté sur un char et protégé contre le soleil par un grand baldaquin (Hirschfeld, Annali, loc. cit., n° 41 et 43). Derrière le char, le cortège savane dans un ordre fixé, qui est d’accord avec les prescriptions du décret de Solon et de la loi d’Iulis : Τάς γυναϊκας τάς [ί]ούσ[α]ς [έ]πί τό κήδ[ος ά]πιέναι προτέρας τών άνδρών... Les femmes suivent immédiatement et le cortège est fermé par une série de personnages armés montés sur des chars de guerre. Sans vouloir rechercher l’origine de ce détail dans les coutumes de l’époque héroïque, qui faisaient suivre les funérailles de courses de chars, il y a lieu de le faire remarquer sur les peintures les plus anciennes. Des œuvres plus récentes, comme l’amphore à figures rouges du Musée d’Athènes signalée plus haut, nous montrent des cavaliers se préparant à suivre le convoi funèbre, chaussés d’embades ou de bottes à retroussis et coiffés du bonnet fourré que portaient souvent les cavaliers athéniens ; ils tiennent leur lance baissée, en signe de deuil.

Outre les vases d’ancien style attique qui ont été cités, le convoi funèbre ne ligure que sur un vase à peintures noires du Cabinet des médailles (Micali, Monumenti per servir alla storia degli antichi popoli italiani, pl. 9) et sur une plaque de terre cuite peinte trouvée au Pirée, de la collection de M. O. Rayet[16]. Ce monument, qui parait appartenir aux premières années du Ve siècle, nous montre le corps la tête découverte, enveloppé d’un manteau, étendu sur le lit où il a été exposé la veille ; ce lit est placé lui-même sur le tablier d’une charrette attelée de deux chevaux et dont les roues sont construites de la manière la plus ancienne, avec des traverses au lieu de rayons. Tout autour s’avancent les personnes admises par la loi, à faire partie du cortège : d’abord une femme, l’έγχυτρίστρια, portant sur la tête le vase (χυτρίς) destiné aux libations ; puis deux parentes, vêtues comme l’enkhytristria du costume le plus solennel, deux tuniques superposées et un himation[17]. Enfin viennent deux jeunes gens en costume de guerre, et le joueur de double flûte qui accompagne les lamentations de la famille.

La loi règle minutieusement tous les détails de cette cérémonie. Outre l’exclusion des personnes étrangères à la famille, qui s’applique aussi bien à l’έκφορά qu’à la πρόθεσις, elle édicte certaines mesures restrictives, comme celle qui fixe à trois chotts la quantité d’huile répandue en libations, et à un chotts celle du vin servant aux mêmes usages[18]. Le lit funèbre et les étoffes qui l’ont recouvert devront être rapportés à la maison du mort (l. 10-14). Les prescriptions relatives aux personnes du cortège ne sont pas moins explicites : celles-ci devront s’être purifiées (l. 29-31) ; à Gambréion, la loi leur impose l’obligation d’être vêtues d’étoffes foncées, si elles ne veulent pas s’habiller de blanc qui est la couleur du deuil[19]. Il n’est pas de détail si mince en apparence qui ne soit prévu, comme le mode et la durée des purifications à faire dans la maison du mort (l. 14-17). Pour le culte des morts comme pour celui des dieux, la religion exige des pratiques strictement observées, et ne laisse rien au hasard.

La scène de la déposition au tombeau, qui constitue le troisième acte des funérailles, est rare sur les monuments ; elle ne ligure, à ma connaissance, que sur quatre vases, dont deux à peintures noires et deux lécythus athéniens[20]. Une grande amphore montre la bière descendue dans la fosse, tandis que deux femmes font les gestes de la lamentation. Les autres scènes sont conçues dans un esprit tout différent et ne visent pas à la reproduction exacte du fait matériel. Le sentiment qui guide l’artiste est tout autre et s’inspire déjà des croyances relatives à la vie future. Sur un beau lécythus d’Athènes[21] deux génies ailés soutiennent le corps d’une jeune femme, qu’ils vont déposer dans le tombeau creusé au pied d’une stèle. Ce n’est plus l’image de ce que voyaient les survivants, et des rites qui frappaient les yeux de tous ; c’est une interprétation de l’idée de la mort, dépouillée de ce qu’elle a de sombre et traduite avec le goût le plus pur. La merveilleuse distinction qu’offre l’attitude des personnages et la pose charmante du corps de la jeune femme, qui semble endormie, montrent que c’est là une scène idéale, qui n’a plus rien de commun avec les témoignages des textes.

Les peintures céramiques que nous avons citées ne sont pas seulement de précieux commentaires des textes écrits ; elles nous font connaître l’esprit de ces rites dont les textes nous ont conservé le détail. Quelques-unes, parmi les vases de la bonne époque, sont de véritables couvres d’art, et traduisent les sentiments que l’idée de la mort inspirait aux Athéniens du IVe siècle. S’il est faux, comme le soutenait autrefois une école archéologique trop exclusive, que les Grecs évitaient les représentations de la mort, on ne saurait douter que le génie attique savait atténuer ce que ces images ont de triste. Sur les lécythus blancs, œuvres d’industrie, et répondant par là même au goût des Athéniens de toutes les classes, les cérémonies funèbres ont un grand caractère de recueillement et de réserve. C’est le même esprit qui inspire les sujets figurés sur les stèles attiques.

Après la mise au tombeau commencent les cérémonies du culte des morts, telles que le banquet, l’offrande auprès de la stèle, etc., qui tiennent une large place dans la vie religieuse des Athéniens, et pour l’étude desquelles les monuments figurés sont la source la plus sûre et la plus riche.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux - 1879

 

 

 



[1] Voir surtout le Lehrbuch de G. Hermann (t. III, ch. II, c. III, § 39, Von Sterbsfällen und Leichenbegängnissen) où est indiquée la bibliographie de la question.

[2] 1re année, 2e partie, p. 138, 1876, Ein griechisches Gesetz über Todtenbestattung.

[3] Démosthène, Adv. Macart., § 62, 1071. Cf. dans les légendes de la Grèce moderne les recommandations d’Akritas mourant (Em. Legrand, Chants populaires, LXXXIX). Sur tous les rapprochements avec les usages modernes, voir Wachamuth : Das alte Griechenland im neuen.

[4] Cf. le décret de Solon, loc. cit.

[5] Catalogue des Vases peints du musée d’Athènes, n° 628, planche gravée pour l’ouvrage de MM. Dumont et Chaplain : les Céramiques de la Grèce propre.

[6] Voir la liste des exemplaires connus : Catalogue des Vases peints du musée d’Athènes, n° 200 bis.

[7] Monumenti inediti dell’ Instit., vol. IX, tav. XXXIX, 3 ; Hirschfeld, Annali, t. XLIV ; Vasi arcaïci Ateniesi, n° 42.

[8] Aristophane, Ecclezias, 1080.

[9] Catalogue des Vases peints, n° 629.

[10] Aristophane, Ecclezias, v. 993. Cf. A. Dumont, Peintures céramiques de la Grèce propre, p. 51 et suiv.

[11] O. Benndorf, Grieschische und sicilische Vasenbilder, taf. XXXIII.

[12] Iliade, XXIV, 719 sqq.

[13] Voir en particulier les Myrologues de Laconie recueillis par M. Pétridis, dans la Πανδώρα du 15 février 1871.

[14] Catalogue des Vases peints du musée d’Athènes, n° 505. Cf. Monumenti inediti dell’ Instituto, VIII, pl. V, 2a-2d.

[15] Cf. un bas-relief étrusque du musée de Pérouse, n° 280.

[16] Gazette des Beaux-Arts, août 1898.

[17] Catalogue de la collection d’antiquités grecques de M. O. Rayet, Paris, 1870.

[18] Décret d’Iulis, l. 8-10.

[19] Décret de Gambréion, Corp. Inscr. Græc., n° 3562.

[20] Catalogne des Vases du musée d’Athènes, n° 200 bis, 201, 630, 631. Pour les marbres représentant le même sujet, voir la note du n° 801.

[21] N° 881. Cf. la gravure donnée par la Gazette du Beaux-Arts, 1874, p. 132.