ANNIBAL EN GAULE

 

CONCLUSION.

 

 

Reprenons en quelques mots l'ensemble de la question.

L'invasion de l'Italie avait été préparée de longue main par Annibal ; elle était concertée avec les Gaulois de la plaine italienne, principalement et peut-être uniquement les Insubres. Malgré ce qu'en dit Polybe, les négociations n'avaient pas été engagées avec les peuples de la région rhodanienne et alpine : leur attitude lors du passage des Carthaginois le prouve amplement. On peut d'ailleurs soupçonner une hostilité de race entre les Ligures de la montagne et les Gaulois des plaines ou des vallées inférieures, et l'alliance d'Annibal avec les Insubres lui aliénait d'abord tes Caturiges, les Médulles et les Taurins. Avait-il des guides originaires de cette dernière nation, comme l'indique le fragment de Fabius ou de Timagène interpolé par Tite-Live dans le récit de Cælius ? C'est possible, mais le rôle de ces quelques individus n'a pas de rapport avec celui de toute leur tribu.

Avant de s'engager dans une aventure aussi dangereuse, il fallait assurer la domination carthaginoise en Espagne, lui donner plus de corps, plus de solidité. Elle ne s'étendait que sur la côte comprise entre l'embouchure du Tage et celle de l’Èbre ; il fallait lui soumettre l'intérieur de la péninsule, et ce fut l'œuvre des années qui précédèrent l'expédition d'Italie ; il fallait aussi l'établir au nord de l’Èbre, jusqu'aux Pyrénées, et ce fut la tâche réservée au printemps de 218. Maître de Sagonte et de la Catalogne, Annibal pouvait se tenir en relations constantes avec le corps d'occupation qui demeurerait en Espagne, tandis que lui-même traverserait le Rhône et les Alpes. Toute communication, toute retraite lui aurait été coupée, s'il avait laissé derrière lui la région pyrénéenne et catalane sous l'influence hostile des Sagontins.

C'est au retour du printemps qu'Annibal, ayant conclu son alliance avec les Insubres, fait sortir l'armée des cantonnements d'hiver. Il lui fixe alors un jour de départ et, ce jour venu, la met en route. Il parvient sur l’Èbre au commencement de l'été, c'est-à-dire dans le courant du mois de mai[1]. Ainsi le rassemblement de l'armée a dû être ordonné en mars ; le départ au commencement d'avril et le passage de l'Èbre au milieu du mois de mai. Les 460 kilomètres à parcourir entre Carthagène et Amposta exigeaient bien cinq à six semaines, car on ne fournit pas régulièrement l'effort de 15 à 20 kilomètres par jour durant un temps aussi long. Les expressions employées par Polybe ne permettent pas de préciser davantage la date du départ ; peut-être même les avons-nous prises trop à la lettre.

La campagne entre l'Èbre et les Pyrénées a duré sans doute plus longtemps qu'Annibal ne le pensait ; elle s'est prolongée au delà des limites convenues avec les Insubres, qui prennent l'offensive trop tôt contre les Romains, et risquent de se faire écraser séparément. Ils attaquent, dès le printemps, les colonies romaines de Crémone et de Modène, alors que l'armée carthaginoise est encore sur les bords de l'Èbre.

Les Romains avaient déclaré la guerre à Carthage pendant l'hiver, et leurs ambassadeurs avaient été visiter les divers peuples de la Gaule narbonnaise pour les solliciter de s'opposer à la marche d'Annibal, que l'on pouvait déjà prévoir. Ils n'avaient pas été bien accueillis, comme nous le savons par Dion et par Tite-Live, et, sans se décider en faveur des Carthaginois, les Celtes, Ibères et Ligures de la côte, entre les Pyrénées et le Rhône, s'étaient montrés nettement opposés à toute action en faveur de Rome. Il ne paraît pas que les Romains, non plus qu'Annibal, aient tenté aucune démarche auprès des nations alpines.

Au mois de mars, selon l'usage, les armées romaines s'étaient organisées : l'une devait porter la guerre en Afrique, l'autre en Espagne. Le Sénat, comme il venait d'apprendre le passage de l'Èbre par Annibal, reçut presque aussitôt, c'est-à-dire à la fin de mai, la nouvelle de l'offensive gauloise en Cisalpine. L'armée de Publius fut destinée à y faire face, et il dut en lever une autre. Il lui fallut plus de deux mois. Ce n'était pas la levée même des soldats qui pouvait exiger un si long temps, mais l'organisation, l'encadrement, l'équipement des troupes. Toujours est-il que la nouvelle armée de Publius Scipion ne mit pas à la voile avant le 20 août[2]. Au moment de s'embarquer, le général romain apprit qu'Annibal venait de passer les Pyrénées. Cette nouvelle, apportée par mer d'Ampurias ou de Rosas, remontait à cinq ou six jours.

Annibal franchit les Pyrénées (on ne sait pas exactement en quel endroit) vers le 10 août[3] ; il arrive bientôt à Illiberris (Elne) et trouve en face de lui à Ruscino (Tour-de-Roussillon) les populations ibéro-ligures de cette région, rassemblées pour lui barrer le passage. Mais ces peuples avaient été avertis par les Romains mêmes de ce qui se préparait : il fut assez facile de les amener à composition et d'acheter leur consentement au passage de l'armée carthaginoise à travers leur pays. Annibal s'entendit de même, semble-t-il, avec les Gaulois Volques, et les diverses tribus ombriennes ou ligures placées sous leur domination. A peine fallut-il avoir recours aux armes en quelques occasions sans importance.

Parti d'Ampurias ou des Pyrénées vers le 10 août, Annibal arriva sur les bords du Rhône dans les derniers jours du mois[4], ayant longé le rivage des étangs depuis Salses. Les peuples voisins du Rhône paraissent lui avoir fait bon accueil et avoir concouru par tous les moyens à son passage' autant pour se défaire plus vite de sa présence que pour lui venir en aide. Leurs services furent d'ailleurs bien payés ; c'était un des principes les plus fermes d'Annibal.

Sur l'autre rive du Rhône, les Salyens, alliés des Marseillais, s'étaient réunis en foule pour s'opposer au passage des Carthaginois. Annibal ne jugea pas à propos de remonter le fleuve plus haut pour chercher un passage plus facile : l'endroit où il était arrivé, immédiatement en amont du delta, lui présentait autant d'avantages que d'inconvénients. Il aurait pu trouver ailleurs le fleuve plus étroit, et peut-être y jeter un pont ; mais c'était une grande perte de temps, que de remonter le Rhône et d'y faire les travaux d'un pont assez solide pour porter des éléphants. Or le temps pressait : on savait que les Romains avaient mis des troupes en mouvement, et il n'est guère à supposer qu'Annibal ignorât la destination de Publius. Il ne fallait pas attendre que des troupes régulières, solides, vinssent disputer le passage du fleuve aux Carthaginois ; c'était alors toute la campagne perdue, les Insubres abandonnés et découragés. Annibal n'alla pas plus loin et- passa le Rhône à l'endroit où il l'avait atteint. Les grands navires qui faisaient le commerce entre Marseille, Arles, Beaucaire, Saint-Gilles, Agde, etc., facilitèrent beaucoup le passage de la cavalerie ; quant aux fantassins, ils profitèrent de la lenteur relative du courant pour employer tous les moyens de circonstance.

Il n'y a guère d'exemple qu'une armée ait franchi un fleuve en présence de l'ennemi en l’abordant sur un seul point. Annibal envoya un corps de troupes légères sur sa gauche. N'ayant ni éléphants, ni convois, ce détachement devait trouver facilement le moyen de traverser le fleuve dans un endroit moins large, mais où le courant plus rapide aurait constitué un obstacle sérieux pour le gros de l'armée. La distance à laquelle cette opération fut tentée peut être évaluée à 35 kilomètres. A en juger par des cas analogues. Napoléon ne l'aurait pas fixée autrement.

Tandis qu'à Fourques, où Annibal devait passer, le Rhône était large et ne présentait qu'un bras, le détachement d'Hannon le trouva plus étroit et coupé d'îles auprès de la Durance. Il le franchit sans trop de peine, sur des radeaux ou des outres, et, s'abritant dans une île boisée, prit pied sur la rive gauche sans avoir été découvert. Des signaux avaient été convenus entre les deux chefs carthaginois : quand Hannon eut signalé sa présence à ses compatriotes, mais avant qu'elle ne fût connue des ennemis, Annibal embarqua ses troupes et se porta vers l'autre rive : il en approchait au moment précis où Hannon, par son attaque, produisait un effet de surprise qui fut décisif.

Les Gaulois vaincus et mis en fuite, Annibal occupa leur camp ; le lendemain matin, il fit passer les éléphants et le convoi. La traversée des éléphants avait été préparée par les ouvriers spéciaux attachés à l'armée, et dont il est fait mention à chaque passage de rivière. Ces pontonniers avaient établi une estacade de 100 mètres de long ; des radeaux de 50 mètres, amenés successivement à l'extrémité de celle-ci, portèrent les animaux à l'autre rive après une navigation des plus mouvementées.

Pendant que cette traversée s'effectuait, d'autres événements plus graves arrivaient à la connaissance d'Annibal. A peine avait-il pris pied sur la rive gauche qu'il y apprenait le débarquement de Publius Scipion près de l’embouchure orientale du Rhône (vers Fos). Cette nouvelle ne remontait pas à plus de deux jours ; car il s'en était écoulé quatre entre l'arrivée d'Annibal au bord du Rhône et son passage, et, dans cet intervalle, Publius avait appris en débarquant qu'Annibal était déjà sur le Rhône, occupé des préparatifs du passage, puis Annibal à son tour avait été informé de la présence de Publius.

Au moment où les éléphants passent le fleuve, un détachement de cavalerie romaine vient reconnaître le camp d'Annibal. Débarqués depuis deux jours, ces cavaliers sont partis la veille dé leur camp. Ils battent les 500 Numides envoyés en reconnaissance par Annibal, et retournent à Fos, où ils arrivent le lendemain matin.

Le général carthaginois se demandait s'il fallait battre Publius et le jeter à la mer, ou s'il convenait de poursuivre son chemin vers l'Italie. L'arrivée de la mission envoyée par les Insubres le décida : il apprit que la Gaule cisalpine s'était soulevée contre les Romains, que tout le pays était en feu, mais qu'après quelques succès, les Gaulois avaient été battus ; s'il tardait encore, il risquait de ne plus trouver d'alliés en Italie.

C'était un instant critique pour Annibal : il avait une armée admirable, toute de vétérans formés par les dures campagnes dans la Celtibérie et la Tarragonaise, et il avait de plus l'avantage du nombre : sur les 59.000 hommes qui avaient quitté Ampurias avec lui un mois plus tôt, il n'en avait pas perdu 10.000, et les Romains ne pouvaient guère lui opposer que 25.000 à 30.000 soldats de nouvelle levée. La victoire était certaine, et, en impressionnant les peuples ligures et les Allobroges, elle lui aurait grandement facilité la traversée des Alpes.

Annibal n'en jugea pas ainsi : les Romains pouvaient ne pas accepter la bataille sur-le-champ ; Publius feignait peut-être de la désirer, pour se dérober ensuite et unir ses forces à celles qui combattaient en Cisalpine. C'était en Italie qu'il fallait aller au plus vite.

Annibal se mit donc en marche, tandis que Publius se portait contre lui. L'un et l'autre durent prendre des formations appropriées aux circonstances, telles qu'il convient de les choisir à proximité immédiate de l'ennemi : Publius, nous dit Tite-Live, fit marcher son armée en carré ; Annibal dut en faire autant de son côté. Il laissait la cavalerie et les éléphants à l’arrière-garde.

On ne marche pas vite en pareil cas, surtout quand les obstacles sont nombreux : Annibal dut faire de très petites journées en franchissant les divers bras de la Durance. En quatre jours, il se trouvait dans la région de Bédarrides, chez les Cavares ou les Memini, dont le pays s'appelait l'Ile.

Avant d'aller plus loin, il est bon de se demander par quels motifs Annibal a dû être guidé dans le choix de sa route à travers les Alpes. Les écrivains romains ne l’ont jamais su : il n'a pas pris le chemin le plus court, répètent-ils avec étonnement. Voulant gagner le pays des Insubres, il n'avait qu'à remonter la Durance et à passer en Italie par le mont Genèvre. C'est évidemment ce qu'aurait fait un voyageur ; ce n'est pas ce qu'on devait faire avec une armée. Napoléon, lui, n'a aucune hésitation : sans avoir approfondi la question, il est sûr qu'Annibal a passé par Grenoble et le mont Cenis. (Mont Cenis ou Clapier, c'est tout un au point de vue stratégique.) Penser au Saint-Bernard, grand ou petit, lui paraît impossible. Parmi les historiens qui ont adopté ce passage, on ne trouvera pas d'autre militaire que le malheureux Rogniat.

Quant au mont Genèvre, c'est un col un peu moins élevé que celui du mont Cenis, et la route d'Avignon à Turin est plus courte de trois ou quatre marches par la vallée de la Durance que par la Maurienne. Mais il s'agit bien de trois ou quatre jours perdus, quand on risque de perdre la moitié de ses troupes ! Quiconque voudra se donner la peine de parcourir la vallée de la Durance après celles de l'Arc et de l'Isère reconnaîtra l'énorme différence qui existe entre ces deux voies au point de vue de la praticabilité. Le long de la Durance, on chemine dans un défilé perpétuel ; ce ne sont que montées et descentes. Le long de l'Isère et de l'Arc, on s'élève insensiblement jusqu'au pied du col, et les défilés sont rares, faciles à enlever par un combat d'avant-garde. La vallée est assez large pour nourrir une armée.

Annibal a choisi la route de Valence, Grenoble, la Maurienne, parce que c'était celle qui devait présenter les plus grandes facilités de subsistance et de marche.

Elle lui était indiquée par les agents carthaginois qui avaient parcouru le pays l'année précédente ; par les ambassadeurs que les Insubres venaient de lui envoyer, et enfin par les Cavares. Cette route, d'ailleurs, comme en témoigne l'inscription trouvée entre Saint-Michel et Valloire, était bien connue des Phéniciens depuis de longs siècles. C'était celle que les Gaulois avaient suivie pour descendre en Italie.

Annibal, en prenant congé de ses alliés Cavares, ne suit donc pas la route la plus courte, celle de Gap et du mont Genèvre ; mais il appuie à gauche, continuant à remonter le Rhône. Son escorte cavare lui procure un bon accueil tant qu'il reste chez les Tricastins et les Segallauni, peuples qui subissent peut-être l'influence des Allobroges, mais sont plutôt unis aux Cavares.

Il arrive ainsi près du confluent de l'Isère, puis s'écarte du Rhône. Les rivières qu'il a rencontrées jusqu'ici étaient insignifiantes, dans cette saison de sécheresse ; le passage de l'Isère, seul, aurait valu d'être mentionné, s'il avait eu lieu ; mais Annibal ne franchit pas cette rivière : il en remonte la rive gauche, et entre bientôt chez les Allobroges.

Là, son escorte de cavaliers cavares le quitte, peu soucieuse de brouiller son peuple avec ces farouches Allobroges, puissants par eux-mêmes et par leur alliance avec les Arvernes.

La colonne carthaginoise se présente seule à l'entrée des montagnes. Les escarpements du Vercors, que l’on apercevait à droite dans le lointain, se rapprochent peu à peu, et resserrent la plaine contre l'Isère. Les Carthaginois s'engagent dans une sorte d'entonnoir, dont la pointe serait au bec de l'Échaillon.

Les premiers Allobroges que l'on rencontre, sur les rives de la Bourne, s'enfuient et, avec raison, n'essaient aucune résistance ; mais, derrière eux, toute la nation, tenue sans doute en éveil depuis plusieurs jours, prend les armes et se rassemble à Grenoble : les guerriers décident de se porter sur les pentes au pied desquelles passe la route, entre Grenoble et l'Échaillon, pour tomber dans le flanc de la colonne carthaginoise lorsqu'elle y défilera, et la précipiter dans l'Isère. En attendant, on reste dans la plaine, chacun regagnera son poste pour le jour décisif.

Mais ces Gaulois sont curieux ; ils veulent voir l'ennemi : nombre d'entre eux s'avancent jusqu'au rebord occidental des montagnes, et à leur vue, Annibal comprend que toute une armée est là, qui se prépare au combat. Il s'arrête donc, au sud de Saint-Quentin, et envoie des espions en reconnaissance. Il apprend que les Allobroges sont prêts à l'assaillir lorsqu'il aura tourné ce cap de l'Échaillon, mais qu'en attendant ils passeront la nuit dans la plaine. Il porte son camp jusqu'à proximité du passage et, la nuit venue, le franchit avec un corps de troupes d'élite. Au matin, les Gaulois le trouvent sur les hauteurs où ils voulaient se poster, tandis que le gros de la colonne défile déjà sur la route.

Ici, le chef carthaginois fait preuve, pendant quelques instants, d'une singulière inertie : il regarde et n'agit pas. Il n'emploie pas la troupe de combat qu'il a sous la main à dégager le défilé jusque dans la plaine ; il laisse son interminable colonne se dérouler sur ce chemin périlleux, il laisse même les Gaulois attaquer, causer en quelques minutes des pertes énormes, sans se décider à intervenir. Enfin, il descend les pentes de la montagne à toute vitesse, et fond à son tour sur les Allobroges. Il les bat, les chasse du champ de bataille, et deux heures plus tard, il entre dans leur ville Cularo (Grenoble).

Cette première bataille a coûté cher ; malgré ce que dit Polybe, ce n'est pas la cavalerie surtout qui à souffert. Il faut compter environ 10.000 hommes tués ou disparus, parmi lesquels, sans doute, un grand nombre auront déserté.

Le convoi, composé de mulets et autres bêtes de somme, est fort endommagé : les animaux ont roulé dans l'Isère avec leurs charges ; mais Annibal trouve à Grenoble 150.000 rations et assez de mulets et de chevaux pour les porter. Après un jour passé dans cette ville, il repart ; les Allobroges font le vide devant lui, et à travers la belle vallée du Grésivaudan, il atteint l'entrée de la Maurienne et le territoire des Médulles ou Graïocèles. Ces Ligures, cauteleux et faux, l'accueillent avec des paroles amicales en attendant que leur embuscade soit préparée ; ils ont appelé eu eux leurs frères de la Tarentaise et du Briançonnais, dont la concentration se fera au Pas-du-Roc. C'est là qu'ils combinent leur attaque.

Comment Annibal devine-t-il que ces peuples vont l'assaillir en queue plutôt qu’en tête ? Toujours est-il que son arrière-garde est fortement composée, et contient toute son infanterie de ligne. Arrivée au Pas-du-Roc, la colonne se resserre : les animaux défilent un à un sur l'étroit sentier, et ce qui a passé se trouve absolument séparé de ce qui est demeuré en arrière. Mais les Ligures, comme les Gaulois, ne sont pas les premiers en mouvement : une grande partie de la colonne carthaginoise a déjà franchi le pas difficile et s'est engagée dans les gorges au delà dé Saint-Michel,-quand les barbares commencent le combat : leur effort se porte de part et d'autre du défilé, mais surtout en arrière. Les dispositions sont longues à prendre du ' côté des Carthaginois : Annibal doit faire face vers le bas de la vallée et vers les hauteurs des Encombres : il couvre le défilé de son convoi, qui achève de passer. Ici encore les pertes de la cavalerie ont été assez faibles : c'est une telle ressource que de pouvoir prendre le trot I Aussi les Ligures n'ont-ils fait rouler des rochers sur leurs ennemis que pendant peu de temps : sans doute l'infanterie, se déployant en demi-cercle autour du rocher de la Porte, y a massacré les barbares et a couvert le Pas-du-Roc ainsi que la petite plaine de Saint-Michel.

Pendant toute la journée et toute la nuit, chevaux et mulets défilent dans les gorges entre Saint-Michel et Modane, et ils campent autour de ce dernier Village. L'infanterie ne peut songer à les suivre : si elle essayait de rompre le combat pour s'engager à son tour dans cette vallée étroite, tournant le dos à l'ennemi, elle risquerait d'être anéantie. Annibal tient donc sur ses positions jusqu'à la nuit, et il bivouaque au-dessus du rocher de la Porte. Son infanterie, dans cette terrible journée, a encore perdu plus de 10.000 hommes.

Mais les Ligures sont aussi épuisés, et la nuit met fin au combat. Sans doute les Centrons et les Caturiges rentrent dans leurs vallées ; seuls, quelques Médulles continuent à harceler la colonne carthaginoise, mais sans lui infliger de grosses pertes.

Le lendemain du combat, dès le matin, Annibal voit que la bataille ne recommencera pas, et il se hâte de partir. En quatre heures, la tète de colonne de l'infanterie a rejoint le bivouac des cavaliers. Annibal se porte de sa personne en tête de ceux-ci, et, pendant que les fantassins se reposent, la colonne à cheval se déroule à son tour sur la route. Il ne lui faut pas longtemps pour atteindre le débouché de la vallée par où l'on monte au col Clapier. Elle s'y engage, et deux heures après, elle arrive au carrefour du Planais. A ce moment, les éléphants, chevaux et mulets devaient tenir toute la route jusqu'à Modane ; l'infanterie reprit la marche dans l'après-midi.

Cependant, la tête de colonne voit la vallée fermée devant elle ; c'est à droite, dans le vallon d'Étache, qu'elle est tentée de s'engager. Plus de guides ; on n'a nulle confiance dans les gens du pays, et les compagnons de Magil ont disparu. Cependant le vallon d'Étache est une impasse ; il en est de même de celui d'Arabin qui, largement ouvert au début, attire encore l'attention. Enfin, l'on se décide à gravir le chemin qui, parmi les sapins, s'élève sur la gauche et ne paraissait pas d'abord conduire en Italie. C'est celui-là, pourtant, qui est le bon : après avoir gravi pendant deux heures la pente du Petit Mont Cenis, on voit s'ouvrir à droite une vallée qu'on n'apercevait pas d'en bas, et l'on achève, à peu près horizontalement, le trajet du col.

Sur le chemin qui monte au Clapier, l'interminable colonne s'est allongée ; la queue n'est certainement pas arrivée le même jour que l'avant-garde. De plus, les traînards sont nombreux ; les deux journées précédentes ont été fortes, et l'on a combattu avec acharnement. Annibal fait arrêter les troupes dans le vallon de Savine ; elles bivouaquent dans la prairie qui borde le lac.

Mais un vent glacial souffle dans ce couloir. Les vivres manquent, on n'a ni abris, ni bois pour faire du feu. La neige tombe, on est aux environs du 1er octobre[5]. Ces deux jours de repos sont deux jours de souffrances ; la troupe se démoralise, et Annibal lui montre la plaine pour la réconforter.

Le soir du second jour, la queue de la colonne a serré sur la tête, tout ce qui pouvait rejoindre a rejoint, et la descente aura lieu le lendemain.

A droite du col, le chemin est assez facile, à flanc de coteau ; il descend doucement, puis, après une demi-heure de marche, va contourner l'extrémité de la longue crête rocheuse, orientée de l'Ouest à l'Est, dont la base est noyée dans le glacier de l'Agneau.

Au Nord sont les petits lacs Clapier, au Sud le lac del Gias. La partie du chemin qui passait au flanc de ce rocher venait de s'ébouler ; Annibal essaya de tourner l'obstacle : impossible de passer sur le glacier avec les chevaux et les mulets. On fut obligé de rétablir le chemin, tant par un remblai qu'en entamant le pocher. Pendant que tous ces incidents avaient lieu, la colonne s'entassait et se mettait au bivouac sur le plateau des lacs Clapier. Le soir de ce même jour, ou le lendemain matin, les chevaux et mulets purent passer, et ils allèrent se reposer dans les prairies de Tuglia, que la neige n'avait pas encore couvertes. Trois, jours plus tard, les éléphants passèrent à leur tour, et l'on descendit à Giaglione ou à Chiomonte. Annibal, au sortir de la vallée de Suse, arrivait chez les Taurins, peuple ligure comme les Médulles, et ennemi des Gaulois Insubres. L'alliance d'Annibal avec ces derniers suffisait à indisposer contre lui ces Taurins qui habitaient, selon l'expression de Polybe, au pied des montagnes. Avant d'engager de nouveaux combats, Annibal laisse plusieurs jours de repos aux 26.000 hommes qui lui restent.

La marche est finie ; la campagne d'Italie va commencer.

Dans quelles conditions s'est accomplie cette marche ?

Au début, dans les plaines qui bordent la mer et le Rhône, les Carthaginois pouvaient s'étaler sur une grande largeur ; il ne semble pas qu'ils l'aient fait, d'abord parce qu'il leur fallait se tenir prêts à combattre les Romains d'un instant à l'autre ; puis parce que les cours d'eau, les marais, imposaient à tout moment des passages étroits en nombre limité. On a dû suivre les chemins pour cette raison aussi bien que pour ne pas indisposer les habitants. L'armée n'a formé qu'une seule colonne : il n'était pas dans les habitudes des anciens de multiplier les colonnes quand ils ne marchaient pas à travers champs ; le déploiement aurait été trop difficile en cas d'attaque.

Les étapes, en plaine, ne pouvaient pas être longues car l'armée campait rassemblée, et probablement retranchée comme les armées romaines. Il en fut de même dans la montagne, depuis Grenoble jusqu'à Saint-Jean-de-Maurienne ; au delà, les deux ou trois marches qui restaient à faire purent être allongées par l'obligation d'échapper à l'ennemi ; il n'y eut point de camp retranché établi pour toute l’armée ; il fut formé deux ou trois bivouacs distincts[6].

On a souvent imaginé qu'Annibal avait divisé son armée en plusieurs corps, suivant des routes différentes, pour la traversée des Alpes. C'était, dit-on, le seul moyen de nourrir ses troupes. Il est absolument certain, au contraire, que si les 43.000 ou 50.000 hommes avec lesquels Annibal a traversé les Alpes avaient été divisés en deux ou trois corps, il n'en serait pas arrivé un seul en Italie. C'est par son énorme supériorité numérique que l'armée carthaginoise a pu venir à bout des Allobroges et des Médulles ; moins nombreuse, elle aurait succombé. Il lui fallait une infanterie assez abondante pour inonder toutes les hauteurs par où pouvait être attaquée la colonne à cheval. Un corps de 15.000 hommes, dont 10.000 à 12.000 fantassins, aurait été noyé, étouffé sous le flot des montagnards. Nous ne croyons pas, du reste, que cette division en plusieurs corps ait jamais été dans les mœurs ni dans les idées des anciens. Elle ne convenait pas à leur tactique, c'est-à-dire à leurs armes.

Si l'on veut se rendre compte des fatigues éprouvées par la troupe dans cette marche interminable, on trouve d'abord 140 kilomètres accomplis le long du Rhône en dix jours, soit une moyenne de 14 kilomètres par jour. On ne sait pas combien de temps Annibal a mis pour parcourir les 100 kilomètres qui séparent le Rhône des Alpes : on sait seulement que le dernier jour, il a fait un chemin à peu près insignifiant. Jusque-là, les repos sont donc assez fréquents pour que la moyenne des marches reste très faible. Une fois dans tes Alpes, il n'en est plus de même : la perspective de manquer de tout le dixième jour et de traverser des populations hostiles, redoutables, contribue a presser la marche. Nous voyons donc, après un jour de repos à Grenoble, se succéder quatre étapes de 25 kilomètres ; puis vient la grande journée où se produit la seconde bataille, celle du lendemain qui n'est pas moins pénible, et enfin l’arrivée au col. Il y a là un effort continu de six journées consécutives qui a constitue à lui seul la grande cause de fatigue et de démoralisation contre laquelle Annibal a dû lutter en arrivant au col. L'armée devait être en parfait état, malgré le combat contre les Allobroges, lorsqu'elle quitta Grenoble, Elle arriva épuisée au col. Les travaux de terrassement exécutés à la descente, sans ravitaillement, achevèrent de l'épuiser. C'est seulement dans la plaine qu'elle put se remettre.

Dans de pareilles circonstances, c'est surtout au chef que doit aller notre admiration : les fatigues physiques de cette armée sont de celles qu'une troupe moderne supporterait sans trop de peine. Or elles provoquèrent vite l'épuisement physique et moral et la désertion chez les Carthaginois. Il est évident que les 20.000 hommes disparus entre le passage du Rhône et l'arrivée en Italie avaient déserté pour la plupart ; les deux combats livrés contre les Allobroges et les Médulles ne pouvaient pas avoir fait un pareil nombre de victimes. C'est donc avec une troupe aguerrie, il est vrai, mais sans enthousiasme et de volonté médiocre, qu’Annibal a dû accomplir cette marche étonnante. Il a dû payer de sa personne à tous les instants ; il a fallu relever sans cesse les courages, entretenir un semblant de bonne volonté dans cette armée qu'effrayait l'éloignement du pays natal et qui menaçait chaque jour davantage de se débander. L'impression générale que laissent les récits de Polybe et de Tite-Live, c'est que ces mercenaires mécontents, défiants, ont dû être traînés jusqu’en Italie à force de promesses et d'exhortations.

 

L'habileté du Carthaginois, l'art de manier les subsides, qu'il possédait à fond, lui permirent d'arriver jusqu'aux Alpes sans encombre. On s'étonne de voir qu'il n'a pas préparé son passage à travers les Allobroges, les Médulles et les Taurins. Il n'est fait mention dans Polybe, Tite-Live et Dion d'aucune mission carthaginoise envoyée chez ces peuples et revenue avec une réponse défavorable : tout concourt à prouver qu'Annibal avait négligé cette partie essentielle, et considéré sans doute la traversée des Alpes comme de très courte durée.

Comment faut-il juger cette expédition ? En portant la guerre en Italie, Annibal a paru mettre Rome à deux doigts de sa perte ; mais, comme l’événement l’a prouvé, il n'avait plus assez de troupes pour ruiner la puissance romaine. Était-ce une bien heureuse spéculation que de quitter Carthagène avec 100.000 hommes de troupes merveilleuses pour en mener 20.000 en Campanie ?

Lorsqu'il s'agit d'un chef comme Annibal, on n'ose guère formuler de critique, et pourtant on ne peut se décider à une admiration sans réserve.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] L'été commençait le 13 mai, suivant de près le lever des Pléiades, qui eut lieu (en 218) le 7 mai. L'hiver commençait le 13 octobre. Le coucher des Pléiades avait lieu le 26 octobre (en 218).

[2] Cette date se déduit des suivantes.

[3] M. O.

[4] Il y a 284 kilomètres d'Ampurias au Rhône, soit quinze à vingt jours de marche.

[5] L'expression on approchait du coucher des pléiades n’a qu’un sens extrêmement vague ; elle signifie que l'on était aux approches de l’hiver. Le fait que la première neige venait de tomber sur les montagnes est plus précis, et il se rapporte à la date du 25 au 30 septembre.

[6] On remarquera que le mot camper, στρατοπεδεύειν, ne se trouve pas dans le texte depuis rentrée en montagne jusqu'à l'arrivée au col.