ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE IV. — LA TRAVERSÉE DES ALPES.

 

 

V. — Le col.

 

Le pas le plus considérable, et on peut dire le seul qu'ait fait la question depuis qu'on la discute, c'est au colonel Perrin qu'on le doit, car c'est lui qui a révélé aux historiens cette singulière propriété du col Clapier, d'être le seul d'où l'on voit les plaines d'Italie.

Certes, si Polybe ne nous eût pas dit que du haut des Alpes le général carthaginois avait montré l'Italie à ses soldats, il nous aurait été complètement impossible de déterminer sa marche, dit le colonel Perrin ; mais ce renseignement si précis est le phare lumineux qui a guidé nos recherches et fixé toutes nos indécisions.

Et l'on peut ajouter que si l'on n'avait pas déterminé le passage unique d'où l'on avait cette vue merveilleuse sur l'Italie, on aurait erré de solution en solution sans jamais pouvoir s'arrêter à aucune.

Ce que Polybe a voulu dire d'après des témoins oculaires, et à propos de localités qu'il avait visitées lui-même, est parfaitement positif.

Or, jusqu'aux reconnaissances exécutées avec une persévérance et une sagacité inouïes par le colonel Perrin, on ne connaissait pas de col dans les Alpes, d'où Annibal aurait pu montrer à ses soldats les plaines du Pô. On négligeait donc une condition qu'on ne savait pas réaliser ; à vrai dire, c'était toujours l'éternelle histoire des raisins trop verts. Mais aujourd'hui, nous savons, grâce au colonel Perrin, qu'il y a, au col du Clapier, tout près du mont Cenis, une plateforme d'où l'on a une vue très étendue sur les plaines du Pô. Le doute est d'autant moins permis, que c'est précisément là que nous conduisent les chiffres de Polybe.

Nous avons reconnu que ces chiffres étaient en plein désaccord avec les itinéraires du mont Genèvre et du Petit Saint-Bernard ; ils ne s'accordaient pas tout à fait avec celui du mont Cenis ; le chemin du Clapier est le seul qui s'y adapte absolument. Mais qui aurait jamais pensé à ce passage abandonné, oublié, devenu difficile, paradoxal, si le colonel Perrin n'y avait appelé l’attention ?

De vieux guides Joanne, remontant à 1860, décrivaient le chemin du Clapier, et signalaient le panorama qu'on a pendant la descente vers Suse. Les éditions suivantes ont supprimé ce passage, et c'est seulement depuis les travaux du colonel Perrin qu'une note très brève (Guide de Savoie, p. 423), recommence à indiquer ce qui suit :

Col de Clapier (2.491 m.). En appuyant de 200 à 300 mètres vers la droite, on jouit d'une belle vue sur la vallée de la Doire, les plaines du Pô, Turin, la Superga, etc.

Cette vue de l'Italie nous était annoncée par le colonel Perrin, parle lieutenant Azan, par M. Soltau, etc. ; et pourtant, à notre arrivée au col, nous avons été surpris, émerveillé du spectacle qui s'offrait à nous, quoique l'air fût chargé de brumes, et que le soleil ne se découvrît pas. Ce n'est pas un petit coin de prairies que l'on entrevoit dans une échancrure de montagnes ; c'est toute la vallée de Suse qui s'ouvre largement, entre les hauteurs de Drubiaglio et de Sant' Ambrogio, pour encadrer Turin ; puis, au-dessus du vieux château de Sant' Ambrogio, les collines du Montferrat, toute la plaine du Piémont, la Lombardie, et à droite l'Apennin ligure. Certes, Annibal pouvait montrer à ses soldats, non seulement la plaine du Pô, mais la route de Rome jusqu'en Étrurie-

On admet, en général, l’exactitude du fait ; il y a peu d'historiens qui doutent de la sincérité de Polybe, Il y en a cependant, et l'un de nos plus spirituels professeurs disait en Sorbonne à un candidat : Mais, Monsieur, êtes-vous bien sûr qu'Annibal ait montré les plaines à ses troupes ? Polybe y était-il, pour pouvoir l'affirmer ?

Nous ne pouvons accepter l'objection. S'il ne s'agissait que de Tite-Live, copiant plus ou moins servilement un chroniqueur, que l'on ne connaît pas et qui peut nous tromper, elle serait recevable ; mais il ne faut pas oublier que Polybe a été sur les lieux ; s'il n'a pas entendu Annibal parlant â ses soldats, s'il ne l’a pas vu montrant les plaines d'Italie, il a reconnu la possibilité du fait. Avec un historien d'une pareille sincérité, l'on peut être assuré que s'il n'avait pas vu la plaine en arrivant au col, il aurait supprimé le passage dans lequel Silenos racontait qu'Annibal avait vu et montré la plaine.

Du reste, nous le répétons, le fait trouve peu d'incrédules. Les partisans du Clapier tirent grande force de cet argument, et leurs adversaires, au lieu de le rejeter, cherchent à se procurer les avantages d’un point de vue. Il leur faut se contenter de peu. Du Petit Saint-Bernard, on ne voit qu'un précipice affreux ; au mont Genèvre, la vue est barrée de tous côtés par le Chaberton et le massif de l’Assiette, et ne plonge même pas dans la vallée d'Oulx. Au mont Cenis, certains ont prétendu avoir la vue de la plaine, mais quand il a fallu préciser, il s'est trouvé qu'il y avait à monter de 300, 400 ou même 600 mètres au-dessus du plateau.

Je sais, dit le colonel Perrin (p. 71), qu'on a avancé qu'on voyait les plaines d'Italie de Corna Rossa, située à l'ouest de la Grand-Croix. Cela se peut. J'y suis monté, et de la première corne qui domine le fort de Variselle, je n'ai rien aperçu. L'ascension avait été très pénible et c'était dans le mois d'août.

M. Osiander, en s'élevant à mi-hauteur entre le refuge n+ 18 et le sommet de la Turra, a aperçu un coin de la plaine des environs de Pignerol ; mais il a dû s'élever pendant une heure au-dessus du col.

Or ces deux points, Turra et Corna Rossa, sont, d'après la carte, ceux qui ont le plus de chances d'avoir des vues sur la plaine ; le reste des montagnes qui entourent le plateau du mont Cenis se trouve dans une situation beaucoup moins favorable.

Certes, dit le colonel Perrin, d'autres points de la chaîne des Alpes que de celui où s'est effectué le passage de l'armée carthaginoise, on peut voir les plaines de l'Italie ; mais ces points sont d'un accès difficile, très limités en étendue, à plusieurs heures de marche d'un point propre à un campement, et une armée fatiguée, presque découragée, qui venait d'échapper comme par miracle à un combat acharné, n'allait pas, à travers les neiges et les glaciers, s'élever de 300 à 400 mètres d'altitude pour voir les plaines du Pô.

Il fallait que du camp, sans fatigue et tout naturellement, on pût contempler ce magnifique spectacle. Un seul point réunit toutes ces conditions, le col du Clapier[1].

Ainsi que nous l'avons montré au début de ce chapitre, le Clapier est aussi le seul qui satisfasse aux conditions numériques fixées par Polybe.

Nous n'avons donc aucun doute sur ce point : c'est au col Clapier qu'Annibal a passé les Alpes.

On a objecté les difficultés du passage. Ici, un examen minutieux des localités est nécessaire pour répondre.

De Bramans au Planais, pendant une heure et demie ou deux heures, la montée est douce, et la route carrossable ; mais à voir les ravages accomplis annuellement par les habitants de cette belle vallée, on devine qu'avant un demi-siècle, elle sera aussi désolée ici que dans la partie supérieure. De vastes forêts de sapins, avec des clairières gazonnées, couvrent les pentes, mais on coupe et l'on déracine les arbres, et déjà, par endroits, les orages les plus violents ont creusé des ravines, formé des éboulis que la végétation aura peine à reconquérir quand on voudra mettre fin à cette ruine.

En amont du Planais, on passe de la rive gauche à la rive droite du torrent. Là, les antiques forêts sont complètement tombées sous la hache, et quelque souche, de loin en loin, dresse un tronc mutilé qui sert de témoin. Les moutons ont achevé l'œuvre commencée par les bûcherons ; aujourd'hui l'on ne trouve plus, entre le Planais et le Petit Mont Cenis, qu'un amoncellement de rochers où les sentiers sont à peine indiqués. On voit, par endroits, des morceaux d'une ancienne route, belle voie charretière de 2m,50 à 3 mètres de large, avec des murs de soutènement régulièrement édifiés. C'est, dit-on, le chemin construit par ordre de Napoléon Ier avant le déboisement ; il a été emporté par le terrible ouragan de 1866, lorsque rien ne put plus arrêter les eaux. Routes en ruine et souches de sapins sont là côte à côte, comme pour montrer la cause du désastre près du résultat. Il y a deux siècles, et plus certainement encore il y a vingt siècles, le chemin du Petit Mont Cenis montait en pente douce à travers une forêt de sapins. Il n'était ni plus mauvais, ni plus pénible que celui du Grand Mont Cenis.

Jusqu'aux guerres de la Révolution, le passage du Petit Mont Cenis n'était guère utilisé ; mais le nom de Petit Mont Cenis s’appliquait souvent au Clapier, On appelait aussi ce dernier col de Thouille (Tuglia).

Pour se rendre au col Clapier, on ne gravit pas jusqu’au sommet les lacets du Petit Mont Cenis ; on les abandonne à mi-hauteur pour prendre un chemin à peu près horizontal qui conduit au lac Savine, et de là au col par la rive droite du ruisseau de Savine. Avant les éboulements qui ont barré la vallée en un ou deux endroits, ce devait être une longue piste à travers le gazon, d'un parcours extrêmement facile.

Le col Clapier, avons nous dit, s'appelait aussi col de Thouille ; c'est sous ce nom qu’il figure dans les guerres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et le chemin du col de Thouille descendait, non pas sur Giaglione par le terrible sentier que le colonel Perrin a si bien décrit, mais sur la grange de Thouille (Tuglia) ou il bifurquait pour gagner Giaglione, Chiomonte et Exilles[2].

D’après la connaissance que nous avions des anciennes guerres dans les Alpes, c'est du côté de Tuglia que nous avons cherché le chemin d'Annibal. Il ne paraît pas vraisemblable que jamais une armée ait passé par le sentier vertigineux du Clapier, où la largeur manque' en même temps que la raideur est excessive[3].

Le chemin qui passe à la droite de l’échancrure du Clapier est bien celui qu'Annibal a suivi. Une voie romaine est encore là pour prouver que les anciens employaient ce passage. Celte voie, pavée de larges dalles, avec des murs de soutènement bien construits, se voit sur une longueur de 2 kilomètres du côté de l’Italie. Elle disparaît à l'approche du fameux rocher qui a arrêté les éléphants pendant trois jours. Sur le versant français, la voie romaine ne suit pas la rive droite du lac Savine, dans les prairies ; elle longe le pied des escarpements de la rive gauche, et les éboulis l'ont recouverte en grande partie. A peine aperçoit-on çà et là un morceau de la chaussée entre les blocs amoncelés.

La voie romaine était-elle tout entière sur la rive gauche du torrent, où le traversait-elle à hauteur des granges de Savine ? Nous n'avons pu le découvre. Il faudrait de longues et pénibles reconnaissances pour retrouver son tracé à travers les éboulis, et encore le résultat serait-il peut-être insignifiant.

Quoi qu'il eu soit, Annibal a dû monter jusqu'au col Clapier par un chemin charretier à travers les forêts de sapins et les prairies ; son armée a campé dans l'immense plaine, longue de 4 kilomètres, qui s'étend des granges Savines au col, et elle y a été transie par le vent glacial qui ne cesse de souffler dans ce couloir.

Tite-Live rapporte ici une particularité qui s'applique presque uniquement au col Clapier : L'armée, dit-il, s'égara plusieurs fois dans de mauvaises directions et dans des impasses, per invia pleraque et errores ; lorsqu'on monte le chemin du Clapier, on est tenté, en effet, de s'engager dans les vallées d'Étaches et d'Ambin, largement ouvertes, et celle de Savine ne s'aperçoit pas d'abord. On ne trouverait rien de semblable au mont Cenis, au mont Genèvre, etc.

Annibal, poussant jusqu'au col, a vu et montré à ses soldats la plaine d'Italie. Quand la queue de la colonne et les traînards eurent rejoint, et se furent reposés, il se remit en marche en prenant le chemin de droite.

Ce chemin descend d'abord très lentement ; après deux kilomètres 'environ, il contourne un éperon rocheux dont la partie supérieure surgit des névés du glacier d'Ambin. Un accident survenu récemment au chemin, en cet endroit, arrêta la colonne ; Annibal essaya de contourner l'obstacle par en haut, mais le passage sur les névés fat impossible. Il fallut à toute force rétablir le chemin, en attaquant le rocher, dit Tite-Live ; en remblayant, dit Polybe. On campa provisoirement entre le col et le rocher ; puis, quand le passage fut devenu praticable aux chevaux, on les mit au pâturage près des granges de Thouille, à la lisière des forêts.

Le sentier qui descend directement du col Clapier à Giaglione par les gorges de la Clarée ne répondrait guère à la description des historiens : on y chercherait en vain le glacier que les .Carthaginois n'ont pu franchir. Il est vrai que le colonel Perrin y a vu quelques poignées de neige dans les anfractuosités des rochers, mais ce n'est évidemment pas de si peu de chose qu'il s'agit. Il a fallu de véritables champs de glace et de neige pour opposer à Annibal une si sérieuse résistance, et donner lieu aux longs développements que Polybe et Tite-Live consacrent à cet épisode.

De plus, pendant que l'on ouvre un passage aux éléphants, les chevaux descendent dans les pâturages, et les cavaliers reviennent travailler par corvées. Le fait est admissible s'il s'agit du pâturage de Thouille, parce que des chalets de Thouille (ou Tuglia) au rocher en question, la pente est douce et la distance peu considérable ; mais on ne voit guère les Numides descendus jusqu'à Giaglione, et remontant par corvées jusqu'aux chalets du Clapier pour redescendre ensuite.

On peut remarquer que Polybe et Tite-Live ne sont pas absolument d'accord dans cette partie du récit : d'après Polybe, la partie du chemin qui s'est éboulée a trois demi-stades de long ; d'après Tite-Live, ces trois demi-stades sont la hauteur de l’escarpement. Il est difficile de faire un choix, et d'ailleurs la partie dangereuse du chemin a à peu près 300 mètres de long, l’escarpement 300 mètres de hauteur.

D'autre part, Polybe dit qu'on a remblayé le chemin sur l’éboulis ; Tite-Live qu'on a entamé le rocher. Il est vraisemblable qu'on a employé les deux moyens en même temps pour aller plus vite.

On a beaucoup plaisanté sur ce rocher fondu avec du vinaigre. Ce sont les rieurs qui ont tort. Tant qu'on n'a pas connu la poudre de mine, c'est le feu et l'eau (acidulée ou non) qui ont servi à attaquer les roches.

Pline en parle à deux reprises : L'eau versée sur le rocher le fait éclater, si le feu n'y a pas suffi (XXIII, 27) ; et on trouve des pierres, que l'on brise par le feu el par le vinaigre (XXXIII, 21).

Vitruve en parle aussi : Des pierres que le fer et le feu employé seul ne peuvent entamer, sont chauffées par le feu et on les fait éclater et pulvériser en y versant du vinaigre (VIII, 3).

Dion Cassius (XXXV) s'exprime à peu près de même â propos d'une ville assiégée : Des traîtres fendirent avec du vinaigre une tour en pierres, très solide, de manière à la rendre friable[4].

On pourrait multiplier les exemples, mais nous en avons assez, semble-t-il, pour trouver raisonnable le récit de Tite-Live : On a dû accumuler du bois autour de la pointé du rocher, d'ailleurs assez facile à déliter ; le feu rayant surchauffé, on y a versé de l’eau acidulée très froide, qui Ta fait éclater, puis on a achevé la démolition à coups de pic. Avec les débris et avec des troncs d'arbres on a remblayé et reconstitué le chemin, comme le dit Polybe.

On a beaucoup discuté la question de savoir si les anciens connaissaient et pratiquaient les passages de la Maurienne ; les restes de la voie romaine du Clapier feront, semble-t-il, cesser toute discussion à ce sujet.

M. Vaccarone avait déjà fait observer dans son ouvrage : Le vie delle Alpi Cozie, Graie e Pennine, Turin, 1887, que le texte de Timagène, reproduit par Ammien Marcellin, semblait bien s'appliquer au Clapier. Il s'agit, en effet, d'un col extrêmement pénible et froid, et qui, du côté de l'Italie, descend vers Suse et vers Oulx à la fois. Cette définition ne s'applique absolument qu'au col de Thouille, tel que nous l'avons décrit : le chemin venant de Bramans par le col Clapier bifurque en arrivant à Tuglia, et conduit d'une part à Suse par Giaglione, d'autre part à Exilles et Oulx. Rien de semblable au mont Cenis. On peut, supposer également que ce col figure parmi les cinq passages énumérés dans la Cosmographie d'Honorius, et que nous avons cités. Il y porte sans doute le nom de Juliæ ou d'Emingaulo[5].

Quant au mont Cenis, il est bien décrit par Strabon, et si nous n'en trouvons guère de mention dans les premiers temps de l'empire Romain, il est très employé aussitôt après l'invasion des barbares. Les Carlovingiens y passent fréquemment pour envahir la Lombardie.

Il semble que Marius et Pompée aient essayé d'y passer, mais la chose est bien vague. Constantin y vint, en tout cas, vers l’an 312. Pépin le Bref poursuivit Astolphe, roi des Lombards, à travers le mont Cenis ; Charlemagne le franchit en 773. Louis le Débonnaire fonda un hospice au Petit Mont Cenis, où passaient alors les armées. Charles le Chauve mourut à Avrieux.

C'est seulement en 1095 qu'on traça la route du Grand Mont Cenis.

Il faut remarquer que le chemin du Clapier est le plus direct qui joigne Modane à Suse. Les cols de Fréjus, d'une part, du mont Cenis, de l'autre, sont un peu moins élevés, mais ils allongent de 30 à 35 kilomètres. C'est seulement depuis qu'on a construit une route de voitures très facile au mont Cenis que le Clapier a été abandonné. Le chemin de fer et le déboisement lui ont porté les derniers coups.

Nous avons trouvé la chronologie de Polybe très vague pour les journées qui précèdent l'arrivée an col. Elle ne l'est pas moins pour la descente.

L'armée séjourne au col le dixième et le onzième jour, et la descente commence le douzième jour. On est arrêté d'abord par le fameux rocher, mais une journée suffit pour ouvrir un passage à la cavalerie. A-t-elle passé le soir même (12e jour) ou seulement le lendemain (13e jour) ?

Quant aux éléphants, on ne parvient à leur faire un chemin qu'en trois jours. Faut-il comprendre dans ces trois jours la journée consacrée à faire le chemin des chevaux et mulets ? On n'en sait rien. Tite-Live semble croire que non, et d'après lui, c'est le quatrième jour seulement (15e) que les éléphants ont passé.

Il est vraisemblable que l’armée s'est trouvée rassemblée en bas de la descente le quinzième jour.

Polybe dit, en effet, que la traversée des Alpes a duré quinze jours ; or il y en a certainement davantage pour arriver jusqu'à la plaine ; on ne peut pas faire tenir toutes les journées du séjour au col et de la descente jusqu'à Avigliana dans la période du dixième au quinzième jour. Il faut donc arrêter les quinze jours à l'arrivée au fond de la vallée, près de Suse. On aura jugé que la traversée des montagnes s'arrêtait là.

Les chiffres du paragraphe III, 39 et le récit proviennent de deux originaux différents, qui n'ont pas choisi les mêmes points critiques. Les 1.200 stades comptés par le bématiste du paragraphe III, 39 vont jusqu'au débouché en plaine. La traversée des montagnes, pour le chroniqueur, finit avec la descente du col. Nous rencontrons ici une différence analogue à celle que nous avons trouvée pour l'entrée des Alpes et le commencement de la montée vers les Alpes.

L'itinéraire que nous venons de déterminer nous amène chez les Taurins. Tite-Live assure que, de son temps, on était absolument d'accord sur ce point. Polybe dit cependant qu'Annibal descendit chez les Insubres ; mais ces derniers n'arrivaient nulle part jusqu'au pied des Alpes. Maîtres de Novare et de Verceil, ils étaient séparés du val d'Aoste par les Libici, et du val de Suse par les Taurini. Un peu plus loin, Polybe place ces derniers au pied des montagnes (πρός τή παρωρεία) d'où sort Annibal. D'autre part, Strabon cite un passage de Polybe, énumérant les cols des Alpes, parmi lesquels celui que franchit Annibal, qui débouche chez les Taurins[6].

Nous croyons donc la question suffisamment élucidée, et nous estimons qu'Annibal, parti d'Ampurias, a longé le rivage de la Méditerranée et le petit Rhône, franchi le fleuve un peu en amont d'Arles ; qu'il a remonté le Rhône, l'Isère et l'Arc, passé au col Clapier et à Tuglia, puis à Suse, et qu'il est arrivé dans les plaines du Pô en face de Turin.

 

 

 



[1] Topographie et défense des Alpes françaises, Périgueux, 1894, p. 71.

[2] Noms, situation et détails des vallées de la France, le long des Grandes-Alpes dans le Dauphiné et la Provence. Extrait des Campagnes du maréchal de Maillebois, par le marquis de PEZAY, Turin, 1793.

Page 126 :

Le col du petit mont Cenis est mauvais pour les chevaux. On le nomme communément le chemin des Faux-Saulniers. Il se trouve au-dessus de Chaumont, d'Exilles et de Saint-Colomban. Il va à Bramans, vallée de Maurienne ; là il se communique avec le chemin du grand mont Cenis.

Il y a un autre petit sentier qui part de dessus le grand mont Cenis, et va tomber sur le petit aux granges de Savine. On peut absolument y passer à cheval, prenant le col d'Ouille.

D'Exilles à Bramans, 4 lieues et demie.

Page 132 :

Vallée de Suse. — Les cols communiquant dans cette vallée sont ceux du grand et du petit mont Cenis, de Seiguret, d’Estaches, de Valpède et de la Live. Le col du petit mont Cenis est la route la plus usitée ; la cavalerie française y passa en 1734. Au haut de ce col est un lac d’une eau fort claire, d’où sort la Ceniselle.....

De Suse au petit mont Cenis, 3 lieues.

MONTANNEL : Mémoire local et militaire sur la frontière des Alpes :

L'Arc n'est pas guéable...

Le mont Cenis n’est praticable pour une armée que dans le fort de l'été. On y passe cependant toute l’année ; mais sur les neiges lorsqu'elles y sont présentes. Il est rare que le courrier qui vient journellement de Turin à Chambéry soit arrêté par les neiges qui s'accumulent sur ce col. On y passe sur ces neiges lorsqu'elles sont durcies par les gelées.

BOURCET et MONTANNEL citent le col du petit mont Cenis ou des Thouilles, de Bramans à Jaillon.

[3] Le colonel Perrin décrit ainsi la descente :

De tous côtés les précipices vous entourent, et en avant, un clapier effrayant de 200 mètres de hauteur ; c'est bien le défilé d'un stade et demi de Polybe. Vous prenez un sentier très étroit qui longe la paroi de gneiss écroulée ; au milieu de ce chaos vous ne savez où placer le pied ; les chèvres et les jeunes génisses seules y passent. On peut se briser une jambe à chaque instant. Annibal fit camper la portion qui était déjà descendue sur ce plateau, où était une légère couche de neige ; c'est au milieu de ce clapier que poussent des noisetiers et quelques genévriers, premiers arbustes que l'on rencontre ; à droite et à gauche, impossible de passer....

A gauche, les rochers bouleversés du Bard ; à droite, il dut essayer de descendre dans le lit du ruisseau, où sont toujours des neiges durcies, que recouvrent de nouvelles neiges. C’est là que les troupes, en tournant le coin de l'éperon rocheux qui s'avance, et où les roches sont délitées et instables, roulaient dans les précipices sans pouvoir se retenir aux aspérités du sol, où les bêtes de somme, s'enfonçant dans la neige et traversant la couche durcie, ne pouvaient plus avancer, ce qui força Annibal à s'ouvrir une route dans le défilé du Clapier. Il suffisait de combler les vides entre les débris rocheux, de casser les pointes de ceux qui avançaient dans le sentier, pour permettre aux hommes et aux mulets de passer.

M. Osiander juge avec raison ce sentier impraticable.

[4] Cf. BERTHELOT : De l'emploi du vinaigre dans le passage des Alpes par Annibal, ainsi que dans la guerre et les travaux de mine chez les anciens. (Journal des Savants, avril 1889.)

La prétendue fable du feu et du vinaigre peut être aujourd'hui sérieusement discutée.... L'action consécutive du feu et de l'eau sur les roches a été connue de tout temps et est signalée dans beaucoup d'auteurs anciens. La roche calcaire est décomposée par l'action du feu seul et changée en chaux vive, que l'eau désagrège ensuite très facilement. La roche siliceuse n’est pas décomposée par le feu, mais elle éclate, soit par l'action directe du feu, soit et surtout sous l'influence consécutive de l'eau.

Dans les montagnes de l'Inde, certaines tribus, qui ne connaissent pas la poudre de mine, et qui ont conservé encore l'usage des dolmens, usage préhistorique en Europe, exploitent des pierres de taille par l'action simultanée du feu et de l'eau. On allume de grands feux autour ou sur les bancs de rochers. Lorsque la pierre est incandescente, on verse de l'eau fraîche dans des rigoles tracées à l'avance, et on détermine des fentes régulières.... Presque tous les liquides peuvent d'ailleurs remplacer l'eau. Le vinaigre ou, d'une manière plus générale, les acides, peuvent en outre exercer une action chimique de décomposition qui n'avait pas échappé aux anciens, et les textes sont assez précis à ce sujet. (Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, I, 90).

[5] Annibal a choisi pour la traversée des Alpes un chemin qui avait déjà été employé par des armées gauloises. Cf. Osiander (p. 24).

[6] La phrase de Strabon (IV, 209) sur les quatre chemins qui traversent les Alpes, dont celui des Taurins, utilisé par Annibal, ήν Άννίβας διήλθεν, gêne beaucoup de gens. Ils s'en débarrassent facilement. Marindin prétend que ces trois mots manquent quelquefois ; un éditeur anglais de Tite-Live veut les placer après Σαλασσών ; Mommsen en fait autant.