ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE II. — LES TEXTES.

 

 

IX. — Les connaissances géographiques des anciens.

 

Polybe, comme historien, mérite une confiance absolue ; mais ses notions sur la géographie sont celles de son temps, peu étendues et très erronées, et chaque fois qu'il les fait intervenir, elles jettent une lumière fausse sur le récit. Quand, par exemple, M. Montanari dit qu'Annibal a remonté le Rhône vers l'Orient, cette contradiction le frappe ; il aime mieux croire à une erreur sur l'identité du fleuve que sur sa direction, et il conclut qu'il s'agit de la Durance. Or, il n'y a aucune confusion dans l'esprit de Polybe ; seulement, sur sa mappemonde, le Rhône est orienté comme la Durance sur la nôtre. Nous pourrions citer d'autres erreurs de natures diverses, capables d'influer plus ou moins sur la solution de notre problème, et qu'un aperçu rapide de la science géographique au temps de Polybe permettra d'écarter.

Au point de vue de l'étendue, c'était peu de chose que le monde connu des anciens. A l'époque où Polybe écrit son histoire, les Grecs ont parcouru quelques rares chemins à travers la Gaule ; on a franchi les Alpes une fois ou deux ; mais de véritables reconnaissances, de descriptions même sommaires, il n'y en a pas. Le peu qu'on sait sur la Gaule, les Alpes, la Germanie, la Scythie, est extrêmement confus. On croit que le Danube relie la mer Adriatique à la mer Noire ; que le Rhône prend ses sources tout près de là, etc. Pythéas a poussé une pointe jusqu'à l'extrémité de la Bretagne, mais très vite, et il n'a rapporté que des renseignements généraux, intéressant plutôt la météorologie que la géographie. Polybe essaiera de suivre ses traces, mais n'ira même pas aussi loin. D'ailleurs, ces voyages isolés, rapides, ne suffisaient pas à faire connaître le pays.

Ce qu'on connaissait, on le connaissait mal.

L'usage des cartes est tellement entré dans nos mœurs ; l'homme moderne, qu'il soit militaire, ingénieur, marin, savant, commerçant, et lors même que ses fonctions ne l'obligent pas à manier journellement des cartes géographiques, y est si bien accoutumé depuis l’enfance, qu'il ne conçoit plus la possibilité de se tromper sur la grandeur, la forme, l’orientation des lignes du terrain ou des régions. Il nous est presque impossible, sans un violent effort, de nous placer dans l'état d'esprit d'un ancien, tenu sous l'empire de nombreuses erreurs fondamentales, avec lesquelles il accorde toutes les observations qu'il fait sur les pays qu'il visite.

Les anciens savaient, depuis longtemps, que la terre est ronde, et ils en avaient mesuré la circonférence avec assez de précision. Partant de là, ils avaient inventé les coordonnées géographiques, longitude et latitude, et en avaient fixé la relation avec les longueurs mesurées sur la sphère.

Le principe était posé, mais l'application laissait à désirer. On obtenait les latitudes avec une précision suffisante pour dresser le canevas d'une carte générale, mais il n'en était pas de même dés longitudes. Au IIIe siècle avant J.-C, Ératosthène détermine les latitudes de Syène et d'Alexandrie en mesurant la longueur de l'ombre portée par un gnomon, et il ne commet qu'une erreur de quelques minutes (24° au lieu de 24° 5' 23" à Syène, et 31° 8' 34" au lieu de 31'°12' 53" à Alexandrie). Hipparque, à peu près contemporain de Polybe, avait étudié les phénomènes célestes et indiqué tous ceux qu'on pouvait utiliser pour la détermination des latitudes. Il avait dressé des tableaux indiquant les apparences célestes pour tous les parallèles sur le méridien de Rhodes. Il indiquait sans doute pour chacun la longueur du gnomon, la hauteur maximum du soleil au-dessus de l'horizon, la longueur du jour solstitial, etc. C'est du moins ce qui semble, résulter du passage assez obscur que Strabon consacre à ce travail[1]. Mais il paraît que ces divers renseignements furent rarement utilisés. Peut être faut-il l’attribuer à l’impossibilité de faire le point complètement, car on n'avait pas la moindre précision dans la détermination des longitudes.

Celles-ci devaient être obtenues en enregistrant les heures auxquelles se produisait un même phénomène céleste dans différentes localités. L'observation d'une éclipse ou d’une occultation était aisée à faire, mais on n'appréciait l'heure que très grossièrement.

Ptolémée dit qu'une éclipse de lune qui avait commencé à Arbelles à 5 heures, avait commencé à 2 heures à Carthage. On en concluait donc trois heures d'intervalle ou 45 degrés de longitude entre ces deux villes. Des connaissances plus exactes ont fait voir depuis qu'elles n'étaient pas éloignées Tune de l'autre de plus de 33° 45' ; d'où il résulte qu'on s'était trompé, soit à Carthage, soit à Arbelles, de 45 minutes de temps sur le commencement de cette éclipse[2]. On se contente par conséquent d'estimer la position des localités d'après les mesures itinéraires.

En procédant ainsi, Hipparque commet de très fortes erreurs. Il augmente de 6 degrés la longitude du Cap Sacré d'Ibérie (cap de Saint-Vincent) et de 3° 45' celle de Gibraltar, d'où une erreur de 2° 15' sur un intervalle qui né dépasse pas 3° 10', etc. Polybe, moins savant encore en astronomie et en géographie mathématique, déformera bien davantage le contour des continents.

Les anciens connaissaient à coup sûr les procédés élémentaires de l’arpentage, qui permettent de lever la carte d'un pays par petites parcelles, en évitant toute mesure d'angle, et en chaînant des lignes droites. Ces procédés avaient pu être étendus à des régions considérables, comme la vallée du Nil, car Eratosthène paraît avoir évalué la distance de Syène à Alexandrie au moyen du cadastre égyptien. Si grandes que fussent les erreurs totales que pouvait entraîner la généralisation de l'arpentage, on aurait eu ainsi des cartes moins inexactes qu'en se privant de tout lever régulier. Mais de toute façon, il ne fallait pas songer à faire la carte de pays vastes, accidentés, médiocrement peuplés et quelquefois encore barbares, comme la Mauritanie, l'Espagne, la Gaule, l'Italie, et encore moins les relier entre elles sans une triangulation préalable. Ce qui a manqué à la topographie et à la géographie anciennes, ce dont on ne trouve pas de traces, c'est la mesure des angles. On se borne à mesurer des longueurs, et non pas en ligne droite, mais suivant les chemins[3].

Ces mesures d'itinéraires, multipliées, réitérées, recoupées durant des siècles, avaient Fini par donner une connaissance à peu près suffisante du bassin oriental de la Méditerranée. On y obtenait, du reste, une exactitude remarquable. Les bématistes attachés à toutes les armées avaient une grande habitude des mesures au pas, et Ton est surpris de la précision des chiffres fournis par ceux d'Alexandre, chargés de reconnaître les routes d'Asie pendant la conquête. De plus, il existait des odomètres. Vitruve[4] en décrit deux : l'un destiné à compter les tours de roue d'une voiture, se compose d'un tenon fixé sur l'essieu et engrenant à chaque tour avec une roue dentée, sur Taxe de laquelle un autre tenon agit de même vis-à-vis d'une autre roue, etc. Un autre appareil est destiné à mesurer le parcours des bateaux ; il est à peu près semblable au premier, la roue de la voiture étant remplacée par une roue à palettes qui plonge dans l'eau, à sa partie inférieure, d'une quantité constante. L'emploi de ce dernier appareil n'était possible, comme on le voit, que dans la Méditerranée, et il exigeait un temps absolument calme. Aussi les mesures d'itinéraires maritimes sont-elles moins précises que celles des itinéraires par voie de terre.

Les renseignements fournis sur ces derniers sont toujours très exacts. Si l'on tient compte, en outre, du soin avec lequel Polybe choisissait ses auteurs, on doit accepter en toute confiance les longueurs qu'il donne. L'exemple le plus intéressant pour nous, à cet égard, sera celui que nous offre le paragraphe III, 39, où sont énumérées les distances de Gibraltar à Carthagène, de Carthagène à l’Èbre, de l’Èbre à Ampurias, etc.

Des Colonnes d'Hercule à Carthagène, il y a, selon Polybe, 3.000 stades, soit 532 kilomètres. Le livret d'étapes de l’état-major espagnol nous donne, d'Algésiras à Carthagène, 521 kilomètres, en passant par Malaga, Almeria et Aguilas, c'est-à-dire en suivant presque toujours le rivage. Or, le chiffre de Polybe est arrondi ; 2.900 stades donneraient seulement 515 kilomètres, et enfin les deux chemins peuvent différer en quelques points de leur tracé ; la concordance est donc aussi parfaite que possible. L'écart, en tout cas, est seulement de 1/50 de la longueur mesurée.

De Carthagène au passage de l'Èbre, Polybe donne 2.600 stades, soit 461 kilomètres. Le livret d'étapes en donne 459 de Carthagène à Amposta par Valence.

De l’Èbre à Emporion, Polybe donne 1600 stades, c’est-à-dire 284 kilomètres. Le livret d'étapes espagnol indique 274 kilomètres pour le trajet d'Amposta à Girone, et il y en a 30 de Girone à Ampurias. Total : 304[5]. Les itinéraires romains portent 184 railles, soit 272 kilomètres, de Tortose à Girone[6], ce qui ferait 302 de Tortose à Ampurias, et 295 seulement d'Amposta a Ampurias.

En résumé, les chiffres donnés par Polybe pour les trajets de Gibraltar à Carthagène, de Carthagène à Amposta, et d'Amposta à Ampurias, diffèrent de 2 à 11 kilomètres des chiffres donnés par d'autres itinéraires[7]. Il semble donc qu'on se tienne dans une limite très raisonnable en admettant un écart maximum de 15 à 20 kilomètres, toutes les fois que l'obligation de suivre une vallée, ou le rivage de la mer, ou de passer par certaines localités déterminées, assure une identité presque parfaite entre les chemins visés par les uns et les autres.

Dans sa thèse sur la géographie de Polybe, M. Schmidt a rassemblé toutes les mesures données par ce dernier ou citées d'après lui par Pline et Strabon. Elles sont ordinairement d'une très grande exactitude, et la vérification pèche surtout par l'insuffisance de nos moyens. Pour l'Afrique et l'Asie, nous ne disposons que de cartes à trop petite échelle pour atteindre à la précision voulue.

 

Antistiana

13

milles.

Ad fines

17

Barcinonesive Arragone

20

Prætorio

17

Sæterras

15

Aquis Voconii

15

Gerunda

12

 

184

 

D'une manière générale, les géographes postérieurs à Polybe le tiennent dans une très grande estime, et quand ils rencontrent plusieurs chiffres différents pour une même distance, c'est toujours à celui de Polybe qu'ils donnent la préférence. Polybe, de son côté, paraît avoir emprunté ses chiffres à de très bons auteurs, et surtout à Eratosthène.

Strabon, qui est grec et postérieur de deux siècles seulement à Polybe, convertit ses stades en milles à raison de 8 stades 1/3 par mille, Pline à raison de 8 stades par mille ; car, depuis Artémidore, le stade a été modifié pour faciliter la réduction en milles. C'est une erreur dont il faut tenir compte dans l'évaluation des longueurs indiquées par Pline d'après Polybe.

Nous avons pu vérifier une trentaine de mesures fournies par Polybe, et nous les avons trouvées généralement exactes. Il va de soi que les distances données pour les parcours maritimes ne sont pas susceptibles d'une vérification très précise, mais la différence entre le chiffre de Polybe et celui que nous lisons sur nos cartes ne dépasse jamais 1/25 de la distance.

Il faut faire exception, cependant, pour certaines régions reculées sur lesquelles les renseignements des navigateurs paraissent inexacts. Polybe a dû se trouver victime, comme la plupart de ses contemporains, d'une confusion d'unités. Il a bien vu le danger, et s'est efforcé quelquefois de l'éviter, en réduisant les chiffres d'Eratosthène, mais il l’a fait d'une manière insuffisante.

Les Grecs donnaient le nom de stades à toutes leurs mesures itinéraires. Les marches d'Alexandre et le périple de Néarque sont évalués avec un stade égal à notre hectomètre (1111 + 1/9 au degré, ou 1/400.000 du méridien). Dans une course de 433 lieues marines, dit à ce sujet Gosselin[8], la précision la plus scrupuleuse trouverait à peine 6 à 7 lieues de différence. Le stade d'Ératosthène est de 700 au degré ; celui de Ptolémée sera de 500 ; celui de Polybe, qui est le stade grec ordinaire, est de 625 au degré, etc.

En remarquant l'inégalité des diverses mesures qui étaient présentées sous la dénomination générale de stades, on concevra, dit Gosselin, que leur emploi a dû produire chez les anciens les mêmes méprises que les expressions de lieues ou de milles ne cessent de produire parmi nous quand on néglige d'énoncer la valeur qu'on y attache. De là sont nées les contradictions apparentes entre la plupart des voyageurs anciens, les accusations d'imposture que leur ont prodiguées les géographes grecs, et que les modernes n'ont cessé de répéter après eux[9]....

Nous sommes autorisés à conclure que les périples particuliers qui ont servi à dresser la carte du monde connu ont été construits avec des mesures différentes. Nous n'aurions pas besoin de prouver autrement que l'usage de ces mesures a existé chez les anciens, puisque leur existence est démontrée par l'emploi même qui en a été fait sur de longues étendues de côtes, et pour des séries de distances qui se suivent sans interruption, mesurées avec le même modèle[10].

Censorinus dit qu'il y a diverses espèces de stades, et il cite l’olympique, l'italique, le pythique, de 600, 625 et 1.000 pieds. Hérodote fait mention d'une coudée de Samos égale à la coudée royale ; par conséquent, le stade de Samos devait être différent du stade olympique. Héron d'Alexandrie fait mention d'un pied et d'un stade philistérien ou royal, différents du pied et du stade italique. Enfin, Aulu-Gelle dit qu'indépendamment du stade olympique, il y a dans la Grèce même d'autres stades de 600 pieds, mais que ces pieds sont plus courts. Inconstatiiam mensuræ diversitas auctorum facit, dit Pline à propos de la Perse.

Ce grand nombre d'unités nous explique les erreurs de Polybe sur le périple du Pont-Euxin, par exemple, sur la distance de Rhodes à Chypre, et quelques autres de la môme région ; dans la Méditerranée occidentale, où les mesures sont faites uniquement en stades usuels, on ne trouve pas de semblables erreurs.

Mais, si les distances itinéraires données par Polybe sont exactes, les formes qu'il en déduit pour les continents sont des plus fausses. L'absence de toute mesure angulaire désoriente complètement les grandes lignes du terrain. De plus, il est un fait qui paraîtra surprenant, de la part d'un homme aussi soucieux de vérité que Polybe ; c'est qu'il n'a jamais cherché à dresser une carte générale au moyen des différentes distances qu'il connaissait. L'espèce de triangulation ainsi exécutée lui aurait peut-être fait apercevoir et redresser quelques-unes de ses erreurs.

Il n'est pas douteux, dit M. Schmidt (p. 18), qu'il a commis de nombreuses erreurs, parce qu'il ne s'est jamais avisé de se placer sous les yeux le tableau de toutes ses distances. Il a décrit de nombreux territoires, recueilli une quantité de mesures, mais ne les a jamais rassemblés pour tracer une carte ; et il n'a jamais dessiné une image d'ensemble de la terre. C'est ainsi qu'il rejette avec tant de passion le chiffre donné par un autre géographe, sans s'apercevoir que lui-même soutient ici un nombre tout différent de celui qu'il a donné ailleurs.

Polybe écrit en effet, dans un passage cité par Strabon, que la distance des Colonnes d'Hercule est d'environ 8.000 stades, et celle de Narbonne au détroit de Messine de 11.200 stades, chiffres exacts si on mesure les distances par les routes. Le triangle Gibraltar-Narbonne-Messine est, d'après lui, très aplati : la distance d'Ostie à Carthage étant de 3.000 stades (chiffre exact), celle de Narbonne à la côte d'Afrique ne lui semble pas devoir être beaucoup plus grande ; les deux tiers seulement de cette distance, soit 2.000 stades, donnent approximativement la hauteur du triangle considéré, de sorte que la base Gibraltar-Messine aura environ 18.800 stades (on peut la calculer comme

Or, dans un autre passage, cité par Pline, Polybe donne pour cette même distance Gibraltar-Messine un peu plus de 10.000 stades, ou 1800 kilomètres, chiffre très voisin de la vérité. Il n'a donc pas essayé de faire concorder ses chiffres les uns avec les autres. Il compte, d'autre part, 8,800 stades des Colonnes à Carthage, sans doute en naviguant le long de la côte, et ce chiffre est assez exact (près de 4.600 kilomètres). D’Afrique au cap Lilybée, à la pointe de la Sicile, il compte 1.000 stades, ce qui n'est pas loin de la vérité (il y a 150 kilomètres du cap Bon au cap Lilybée, et 200 kilomètres de Carthage à Lilybée). Il y aurait donc, de Ceuta au cap Lilybée, près de 10.000 stades en passant par Carthage, chiffre également inconciliable avec les 18,800 stades de Gibraltar à Messine donnés plus haut. On pourrait multiplier ces exemples.

Polybe traite donc les données numériques des explorateurs et des bématistes comme les historiens de son temps traitent les chroniques : il les cite isolément et ne parvient pas à les combiner. De plus, il n'imagine pas que les distances mesurées suivant les chemins puissent différer sensiblement des distances à vol d'oiseau.

Quiconque a fait tant soit peu de topographie sait à quelles singulières illusions, à quelles désorientations énormes on est exposé si Ton n'enregistre pas sans cesse, et avec le plus grand soin, les angles que font les côtés successifs d'un cheminement. Polybe en vient à défigurer complètement les continents et les territoires. Il donne à l'Italie ainsi qu'à la plaine du Pô, une forme triangulaire, et le triangle paraît être une figure de prédilection à laquelle il ramène tous les contours. C'est le résultat du développement rectiligne auquel il soumet les itinéraires. On s'étonnera davantage des erreurs qu'il commet sur les dimensions de la plaine du Pô. De Séna (Sinigaglia) au fond de l'Adriatique, il admet plus de 2,500 stades (444 kilomètres) et pourtant il sait que de Séna jusqu'à la ville d’Aquilée, il n'y a pas 1.483 stades (263 kilomètres). Il place donc le fond delà mer Adriatique bien au delà d'Aquilée. On s'explique cette erreur en se rappelant qu'il estime, avec raison, la longueur de la côte d'Illyrie à 6.150 stades (1.100 kilomètres) entre les monts Acrocérauniens (cap Glossa) et le fond du golfe. Or, la côte illyrienne est une des plus découpées qui existent, et quand Polybe en développe la longueur suivant une ligne droite, il creuse le fond du golfe de Trieste de 200 kilomètres au delà de sa véritable position.

Il évalue à 3.600 stades (649 kilomètres) la longueur de la plaine du Pô prise au pied de l’Apennin, et à 2.200 stades seulement (390 kilomètres) la longueur mesurée le long des Alpes, et selon son usage il les voit en ligne droite. La plaine du Pô se trouve donc former un triangle dont les côtés ont respectivement 390, 640 et 445 kilomètres. On voit à quelle déformation il en vient. Pour nous, le côté dessiné par le pied des Alpes est beaucoup plus long que Polybe ne l'imagine ; il a au moins 600 kilomètres (au lieu de 390). En revanche, celui qui est formé par l'Apennin n'en a que 500 (au lieu de 640) et la côte n'en a pas 300 (au lieu de 445). De plus, on ne peut concevoir le moyen d'assimiler cette plaine à un triangle.

Revenons à la Gaule transalpine, qui nous intéresse plus directement.

Toute la côte, de Gibraltar à Narbonne, est à peu près en ligne droite, selon Polybe ; il en est de même de Narbonne à Messine ; l'angle formé à Narbonne par ces deux lignes est extrêmement obtus, et la ligne Gibraltar-Messine va exactement de l'Ouest à l'Est. La côte de la Narbonnaise s'écarte donc peu de la direction Est-Ouest. Les Pyrénées, qui lui sont perpendiculaires, sont orientées du Sud au Nord, et la côte de l'Atlantique court de l'Ouest à l'Est, jusqu'à l'embouchure de l'Elbe.

Le Rhône coule le long des Alpes. Or, les Alpes forment le côté Nord-Ouest du triangle cisalpin, dont nous venons de parler ; le Rhône coule donc du Nord-Est au Sud-Ouest. Polybe est peu renseigné sur son cours supérieur : il place la source du Rhône immédiatement au nord de la mer Adriatique, chez les Gaulois Ardyes, qui pourraient bien être, dans son esprit, les Ardiens de l’Illyrie[11]. Les Alpes et l'Apennin se rencontrent à l'extrémité occidentale de la plaine cisalpine, aux sources du Pô, qui sont assez voisines de Marseille. Qu'on ne s'étonne pas de voir ainsi supprimer tout le territoire compris entre le mont Viso et Marseille : où il n'y a pas d'itinéraires, Polybe ignore tout, et il a horreur du vide, il le supprime. La région confuse, difficile des Basses-Alpes n'a jamais été explorée avant lui ; il ne la connaît pas et là réduit à néant.

Dans les deux siècles qui suivront Polybe, la géographie fera de grands progrès ; on croira cependant toujours que les Pyrénées courent du Sud au Nord[12] ; mais on rectifiera le cours du Rhône, on reconnaîtra les Alpes Cottiennes. Après les victoires d'Auguste, on établira la liste des peuples alpins.

Malgré tout, si nous regardons de près le texte de Strabon, nous voyons que ses notions sur les Alpes sont encore très confuses : le passage qu'il consacre aux Voconces, aux Médulles, aux sources de la Durance, de la Doire et du Pô, est semé de contradictions et d'erreurs. Tite-Live, qui n'est pas géographe de profession comme Strabon, doit confondre tous les peuples et les passages des Alpes Grées et Cottiennes, comme nous confondions il y a trente ans les peuples de l'Afrique centrale.

C'est sous l'Empire que, les voies romaines une fois construites et mesurées, les itinéraires reportés sur la grande carte d'Agrippa, l'on commence à voir clair dans la géographie des Gaules. Presque tous les passages de la chaîne des Alpes sont utilisés.

La cosmographie d'Honorius[13], qui date du Ve ou du VIe siècle après J.-C, et paraît suivre les indications d'une carte plus ancienne, distingue cinq cols dans les Alpes Cottiennes : Madrone, Cottidie, Marciane, Iule, Emingaulo. Nous savons que Madrone, c'est-à-dire Mons Matrona, est le col du mont Genèvre.

Cottidie semble désigner le col où passait une voie romaine, entre la vallée de Nevache et celle de Bardonnèche (sans doute le col de l’Échelle, le plus bas de la chaîne) ; Marciane ou Martianæ (ad Martis) désigne évidemment, un chemin aboutissant à Oulx, c'est-à-dire le col de Fréjus ou le col de la Roue ; enfin Iule ou Juliæ serait le col du Clapier, le chemin le plus direct de Modane[14] (Forum Julii ?) à Suse. Lorsque Tite-Live dit que les Gaulois descendaient en Italie par les Alpes Juliennes, c'est sans doute de ce dernier col qu'il veut parler.

Nous conclurons de ce qui précède que Polybe, lorsqu'il a parcouru avec Scipion. le chemin d'Annibal, sans doute un peu vite, à cheval ou dans une voiture légère, possédait sur la géographie générale de la Gaule des notions inexactes ; sur le détail, ses connaissances étaient nulles. Il traversait un pays indépendant, inexploré, sans cartes et sans descriptions. Il a pu noter ce qu'il a vu chemin faisant, identifier les localités qu'il traversait avec celles que décrivaient les historiens. Il a reconnu exactement le jour où il pénétrait chez les Allobroges, le jour où il quittait leur territoire ; il est bien douteux qu'il ait arpenté lui-même le chemin parcouru, mais à coup sûr il n'a fait aucune mesure, aucun lever, en dehors de la route. Il s'est borné à regarder le pays qui s'offrait à sa vue. Aussi, lorsqu'il donne sur la forme et la grandeur de l'Ile des renseignements qui paraissent lui être personnels, ne faut-il pas y attacher une bien grande valeur ; quand il nous montre Annibal remontant le Rhône vers l'Est, il est parfaitement conséquent avec lui-même.

Tite-Live, venu un siècle et demi après Polybe, connaissait des noms que celui-ci devait ignorer, mais il ne savait pas la position respective des peuples et des cours d'eau de cette région alpine ; il avait atteint l’âge mûr quand Auguste soumit les peuples des Alpes et éleva le monument de la Turbie. Jusque-là, aucune voie romaine ne traversait le pays de Cottius, et on ne pouvait distinguer les uns des autres les passages compris entre les sources de la Durance et de l'Isère. Toute la géographie des Alpes Grées et Cottiennes et de la vallée du Rhône, les Allobroges, les Médulles, les Voconces, les Tricoriens, les Tricastins, l'Isère, la Durance, formaient dans son esprit une masse confuse, et ne pouvaient l'aider en rien à éclaircir le problème du chemin d'Annibal. Ses indications géographiques n'ont aucune valeur.

 

 

 



[1] II, p. 131-135.

[2] GOSSELIN, I, p. 5.

[3] Chez les anciens comme chez les modernes, dit Walckenær, ce n'est point par les observations astronomiques que l'on est parvenu à déterminer, assez approximativement, la longitude et la latitude d'un nombre de lieux suffisant pour asseoir les bases à un système géographique, mais par les itinéraires. (III, p. XX.)

[4] Livre X, chap. IX (ancien XIV) : Qua ratione rheda vel navi vecti peractum iter dimetiantur.

[5] En suivant cet itinéraire sur la carte des étapes au 1/500.000e on constate que les distances sont augmentées à deux ou trois reprises par un trajet de 1, 2 ou 3 kilomètres à faire en dehors de la route pour gagner le gîte d'étapes. En se bornant à suivre la route, on ne trouve que 293 kilomètres d’Amposta à Ampurias.

[6]

Dertosa

 

milles.

Sub Saltu

37

Tarracone

21

Palfuriana

17

 

[7] Le total des trois chiffres est d'ailleurs rigoureusement identique à celui que nous donne la mesure sur la carte. Il semble que Polybe ait pris une liste où les distances étaient comptées uniformément depuis l’origine.

[8] Recherches sur la géographie systématique et positive des anciens, Paris, 1813, t. IV, p. 304.

[9] IV, 313.

[10] WALCKENÆR, t. III, préf.

[11] OSIANDER (p. 5) expose ainsi la Géographie de Polybe :

De Narbonne au Tanaïs, terre inconnue ;

Alpes et Apennins se soudant près de Marseille ;

Sources du Rhône au-dessus du golfe Adriatique ;

Le Rhône coulant au Sud-Ouest ;

Le Pô coule Nord-Est puis Ouest-Est ;

Triangle de la plaine du Pô.

Forme de l'Italie d’après les données de Ptolémée, III, 1 :

Au Nord, la côte de la Vénétie et de la mer Adriatique jusqu'au monte Gargano ;

A l'Est, du monte Gargano à Hydruntum, etc.

[12] César (p. 6), I, 1. L'Aquitaine est au Nord-Ouest de la Gaule. Appien, Asdrubal va d'Espagne en Gaule en longeant l'océan septentrional.

Pyrénées, frontière occidentale de la Gaule, d'après les géographes.

[13] Citée par Osiander, p. 168.

[14] Osiander nous paraît avoir rendu très probable, sinon absolument certain, que Modane s’est appelée Forum Julii, comme Aime s'appelait Forum Claudii. Une inscription de Narbonne (4533 de Hirschfeld) nomme un habitant de Forum Julii, de la tribu Voltonia ; il ne peut donc pas être question du Forum Julii (Fréjus) de Provence, qui dépendait de la tribu Aniensis. Or, la Maurienne appartenait à la tribu Voltinia, et le col de Fréjus, dont le nom est identique à celui du port militaire de la Provence, suppose l'existence d’un Forum Julii à proximité. Cette ingénieuse démonstration ne laisse guère de doutes, semble-t-il, sur l'identification de Modane avec un Forum Julii Medullorum.