ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE II. — LES TEXTES.

 

 

VI. — Vie et travaux de Polybe.

 

Il y avait cinq à dix ans qu'Annibal avait traversé la Gaule quand Polybe naquit à Mégalopolis[1], en Arcadie (213 à 208 avant J.-C). L'Arcadie, on le sait, était un bassin verdoyant parmi d'assez hautes montagnes (1.300 à 2.300 mètres), un pays de pâturages alpestres au cœur de l'Hellade. Elle nourrissait un peuple fort, à l'esprit ouvert et droit, sans les grâces de l’Attique ni la rudesse lacédémonienne. Les montagnards arcadiens, parmi lesquels naquit Polybe, furent avec Philopœmen, son maître, et Lycortas, son père, les derniers défenseurs de l'indépendance hellénique.

Par sa naissance, par ses dons naturels, Polybe fut amené à jouer, dès sa jeunesse, un rôle important dans les affaires publiques de la Grèce. Il avait fait ses premières armes en 190, avec un contingent achéen qui soutenait Eumène, roi de Pergame, contre les Galates. C'est lui qui fut désigné, en 183, pour ramener de Messène les cendres de Philopœmen, et porter l'urne cinéraire aux funérailles de ce grand homme[2]. Trois ans plus tard, on le désignait pour faire partie de l'ambassade envoyée en Egypte ; mais, comme il n'avait pas encore l'âge de remplir de semblables fonctions, il fut seulement adjoint à son père qui en était titulaire. Il semble qu'il avait à peu près 30 ans à cette époque[3].

L'ambassade d'Egypte, d'ailleurs, ne partit pas, et bientôt Polybe fut nommé général de la cavalerie fournie aux Romains pour combattre Persée. Peu de temps après, il se rendit en ambassade auprès des consuls. Bref, il figure au premier rang des hommes politiques de la Grèce jusqu'au jour où il est remis en otage aux Romains, avec mille de ses compatriotes (166). Il avait alors 40 à 47 ans. Accueilli par la famille des Scipions, il se fait l'éducateur du jeune Publius, aux côtés duquel il entrera dans Carthage et peut-être dans Numance.

On peut déterminer avec une assez grande précision l'époque de ses voyages et le temps où il écrivit les diverses parties de son histoire.

Il ne semble pas, à première vue, qu'il ait pu quitter Rome, ou du moins l'Italie, entre les années 166 et 151. En 164, en 160, en 155, en 153, de vains efforts ont été faits pour obtenir la liberté des otages[4]. Pourtant H. Werner pense, non sans motif, que Polybe[5] a pu visiter les Alpes et refaire le trajet d'Annibal avant l’an 154[6]. Strabon nous rapporte (l. IV) que Polybe a été à Marseille avec Scipion Émilien, sans doute en l’an 151 ou 150, en revenant d'Espagne. L'année suivante, ils passent en Afrique, et ceci est bien démontré, car nous savons que Polybe a vu Massinissa et lui a parlé[7], et celui-ci est mort en 148. Scipion, rentré à Rome avec Polybe en 149, obtient le renvoi des otages en Grèce.

Polybe retourne alors dans sa patrie (XXXVII, 3), y reste deux ans et voyage une seconde fois en Afrique avec Scipion (147) ; revenu en Grèce en 146, il est chargé d'accorder les villes du Péloponnèse entre elles et avec les Romains, et il s'acquitte si bien de cette mission qu'il sera comblé d'honneurs et de témoignages reconnaissants par toutes les cités grecques. Il fait encore un voyage à Rome en 144, puis se rend eu Asie et en Egypte, sans doute pour accompagner Scipion, qui y est envoyé en ambassade en 143.

On croit que Polybe a été au siège de Numance avec Scipion, en 133 ; cependant les passages d'Arrien (Tact., 1) et de Pausanias (VIII, 30) sur lesquels on s'est appuyé n'en font pas mention.

Dans les premiers livres de son ouvrage, Polybe répète à plusieurs reprises (I, 1 ; II, 71 ; III, 4 ; VIII, 3), qu'il va raconter la période de cinquante-trois années (219-167) pendant laquelle Rome a étendu son empire hors de l'Italie, et ce travail a pour but d'éclairer les Grecs sur la conduite à suivre. Or, dès 144, la Grèce est annexée et le travail de Polybe deviendrait sans objet. Il faut donc admettre que huit livres au moins de son histoire ont été écrits avant 144 ; nous serions bien tentés d'en compter beaucoup plus, car le XII' livre n'avait plus déraison d'être, dès que !es Romains étaient maîtres du monde, A quoi bon enseigner le mécanisme de la légion à des peuples sujets ?

Parvenu au XLe livre, Polybe ne fait plus mention de son plan primitif ; il continue ce qu’il a commencé, sans doute pour s’occuper, plus que pour continuer ce traité de politique et de stratégie expérimentales qui n'a plus qu'un intérêt platonique. Lui qui, dès le IIIe livre, se demandait s'il aurait la force d'aller au bout de sa tâche, l'a grandement dépassée : il meurt à 82 ans, d'une chute de cheval, en pleine possession de ses forces physiques et de ses facultés, vers l’an 130 ou 123av. J.-C.

En résumé, les premiers livres de Polybe, ceux qui nous intéressent, ont dû être écrits entre les années 150 et 144 ; la Grèce est encore libre, ou à peu près ; Polybe a parcouru entre 160 et 150 les localités auxquelles il fait allusion dans son œuvre, et il est assez âgé pour craindre déjà d'être arrêté dans son travail par la mort ou par la vieillesse. Il a conçu le plan de hon ouvrage dans les années 167-160, rassemblé et étudié les documents pendant les dix années suivantes, visité l'Afrique et la Gaule entre 160 et 149 ; il rédige sans doute à partir de 149.

Il y a donc soixante-dix ans, en chiffres ronds, qu'Annibal a traversé le Rhône et les Alpes, quand Polybe recherche ses traces et écrit l'histoire de cette marche extraordinaire. Après un pareil laps de temps, il n'est pas vraisemblable qu'il ait trouvé assez de survivants de l'épopée annibalienne pour leur emprunter les éléments de son récit. Les Gaulois lui ont montré, avec certitude, les chemins suivis par l'armée carthaginoise, et les localités où s'étaient produits les incidents les plus importants de la marche ; mais c'est tout. Dès l'arrivée de Polybe à Rome, en l’an 166, cinquante-deux ans après le passage des Alpes par Annibal, il n'y avait pas à compter sur les témoignages verbaux : qui s'aviserait aujourd'hui de raconter la guerre de Crimée d'après des conversations de témoins oculaires ?

Aussi, quand Polybe déclare n'avoir consulté que les contemporains, faut-il entendre par là, que, suivant les principes généraux posés aux livres XII et XXI, il a pris pour originaux les auteurs contemporain ? Les détails précis et abondants, et surtout la suite que nous admirons dans son récit, ne nous permettent pas de supposer qu'il ait été rédigé d'après les souvenirs décousus de quelques survivants ayant passé l'âge de 70 ans. M. Osiander envisage encore l'hypothèse où Polybe aurait consulté quelques vieux soldats d'Annibal, mais il ne s’y arrête pas (p. 2).

Linke et Nissen ont voulu comprendre la phrase de Polybe d'une manière toute nouvelle, en admettant qu'il parlait réellement de conversations avec des contemporains, mais sur la partie géographique seulement. Cette interprétation est inadmissible, comme le fait remarquer M. Osiander[8], mais en définitive, nous arrivons tous aux mêmes conclusions pratiques : Polybe a consulté et copié des textes écrits par des témoins oculaires, et il a pu s'entretenir, sur les lieux, avec d'autres survivants très âgés, dont les conversations ne l'auront renseigné qu'au point de vue topographique.

Gibbon exagère un peu en disant[9] : Il avait examiné lui-même tout le pays entre l'Èbre et le Pô, et il l'avait examiné avec des yeux attentifs et éclairés. Il pouvait y recueillir tous les vestiges précieux d'une tradition que soixante ans n'avaient pas encore effacés. Il pouvait s'entretenir avec des vieillards du pays qui, dans leur jeunesse, s'étaient opposés au passage d'Annibal, ou qui avaient combattu sous ses drapeaux. Il avait entrepris ce voyage difficile dans le dessein même de s'instruire sur les lieux, et d'opposer à toutes les fables qui inondaient déjà le public, une histoire vraie et simple de cette fameuse expédition.

Ces vestiges de la tradition, que Polybe pouvait recueillir, n'avaient de valeur que pour préciser les localités. L'historien grec a pu, en reprenant le récit des chroniqueurs sur les lieux mêmes, apprécier la portée ou la justesse, l'importance de certaines épithètes ou de certaines phrases ; voir très exactement ce qui prêtait à la confusion ; s'assurer de ce qu'il pouvait conserver, de ce qui méritait d'être abrégé ou développé. Il a vu les lieux mêmes où Annibal avait passé le Rhône, les défilés où il avait combattu dans les Alpes. Parvenu au sommet du col, il a vérifié de ses propres yeux que le général carthaginois avait pu montrer les plaines d'Italie à ses soldats. Il a fait revivre pour nous les scènes les plus frappantes de cette admirable expédition après en avoir vu le théâtre.

Dans quelle mesure, après cet examen du terrain, a-t-il modifié le texte primitif des chroniqueurs ? Nous allons tâcher de le découvrir en suivant mot à mot sa relation, et en la comparant a celle de Tite-Live.

 

 

 



[1] Cf. Cicéron, Acad., II, 12 ; Lucien, Manobe, 22.

[2] Plutarque, Philopœmen, 21.

[3] Polybe, XXV, 7 ; XXIX, 9.

[4] Polybe, XXXI, 6 ; XXXII, 7 ; XXXIII, 1 ; XXXIII, 15.

[5] Appien, Hib., 53 ; Cicéron, de Rep , 6, 9, 71.

[6] Polybe, XXXIV, 10.

[7] Polybe, IX, 25.

[8] Magdeburg fait la même observation dans sa thèse De Polybii re geographica.

[9] GIBBON, II, 98.