ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE II. — LES TEXTES.

 

 

II. — Les historiens anciens.

 

Nous avons parlé à plusieurs reprises de l'analyse des textes et de la recherche des sources premières où les deux historiens ont puisé. Si nous n'avions affaire qu'au public spécial, expert plus que nous en ces sortes de matières, nous aborderions immédiatement la critique des textes qui nous intéressent. Mais ce genre d'exercice, inventé outre-Rhin et peu vulgarisé en France, pour ce qui concerne l'antiquité[1], doit être inconnu à beaucoup de lecteurs que les opérations militaires d'Annibal ne laissent pas indifférents, et nous croyons devoir le leur présenter d'abord en quelques mots.

Le grand historien Ranke, en étudiant les annalistes des XVe et XVIe siècles, avait été frappé des analogies qu'ils offraient entre eux et, après des recherches longues et méthodiques, il avait été amené à y reconnaître une loi générale. Moins préoccupés par la vanité d'écrire une œuvre personnelle que par le désir de transmettre à la postérité des relations aussi exactes que possible, ces chroniqueurs se bornaient à reproduire à peu près textuellement les fragments de leurs devanciers qu'ils jugeaient bon d'utiliser. Cette copie n'allait jamais sans une légère condensation, plus ou moins involontaire, grâce à laquelle, de génération en génération, on pouvait étendre le champ exploité par l'historien ; mais d'un texte au suivant, la reproduction était assez littérale pour ne pas nous laisser de doutes sur le procédé employé.

Les indications de Ranke ont été suivies et généralisées par Stenzel, Pertz, Dahlmann, Lappenberg, Waitz, Sybel, Giesbrecht, etc., et elles sont aujourd'hui, dit Nissen[2], le fondement, la pierre angulaire de tous nos travaux historiques. L'abondance et la rusticité des matériaux facilitaient de telles recherches pour la période médiévale, et la multiplicité, la netteté des exemples permettaient amplement de poser une loi générale.

On fut amené naturellement à se demander si les mêmes conclusions ne devaient pas être étendues à l'antiquité. Mais ici, le petit nombre des textes conservés, les préoccupations littéraires des écrivains, rendaient la tâche plus difficile. Nissen eut l'heureuse idée d'expérimenter les procédés critiques de Ranke sur Tite-Live, dans les parties où cet historien avait dû suivre de très près le texte de Polybe, et il analysa minutieusement les 4e et 5e décades, où les événements de Grèce et d'Orient sont racontés d'après ce dernier. Il eut vite reconnu que, dans les endroits où Tite-Live avait cru devoir suivre Polybe, il s'était borné à en traduire librement de longs passages, sans les modifier par le mélange d'éléments étrangers. La reproduction était si littérale que, pour les livres perdus de Polybe, on put déterminer la place exacte de certaines phrases citées par Plutarque, Suidas, ou d’autres, dont quelques-unes n'avaient que cinq ou six mots, et qu'on retrouvait textuellement dans Tite-Live.

On ne peut pas raisonnablement supposer que l'historien latin ait appliqué ce procédé de reproduction au seul Polybe : il a traité de même tous les auteurs qu'il a employés, ainsi qu'on l'a vérifié chaque fois que la confrontation a pu se faire.

D'autre part, des études comparées sur les divers écrivains de l'antiquité ont fait ressortir des analogies du même genre entre eux, quand ils traitaient une même question et avaient pu consulter les mêmes auteurs. Comme il arrive parfois que les uns ou les autres mentionnent la source où ils ont puisé, on peut rétablir, presque exactement, la série des ouvrages au moyen desquels chacun d'eux a constitué sa relation, décomposer celle-ci en ses éléments, marquer le commencement et la fin de chacun des fragments dont elle se compose. Tel est le travail que Nissen a fait, ligne par ligne, dans ses magistrales Recherches critiques sur les sources des 4e et 5e décades de Tite-Live. Après lui, de nombreux savants, et des étudiants même, ont appliqué sa méthode à des sujets analogues, et généralisé ses conclusions. Dans cet ordre d'idées, l'ouvrage de C. Böttcher sur les sources des XXIe et XXIIe livres de Tite-Live est celui qui nous intéresse le plus directement.

Il faut reconnaître, dit Nissen, qu'avant l'invention de l'imprimerie, on ne pouvait guère procéder autrement que ne l'ont fait les écrivains anciens. Les manuscrits étaient trop volumineux, trop incommodes pour permettre une confrontation incessante des textes ; ceux-ci, d'ailleurs, étaient en nombre relativement restreint et ne permettaient pas d'écrire une relation personnelle des événements avec une foule de faits ou d'idées pris dans une très grande quantité de pièces originales. Qu'on songe, dit Nissen, à cette disposition si incommode en rouleaux, à l'absence de divisions, de pagination, de tables ; plus le nombre des rouleaux était élevé, plus la besogne devenait pénible. Quiconque n écrivait pas des mémoires sur les événements dont il était le témoin avait à fusionner deux ou trois relations en une seule. Pour cela, le moyen le plus simple était de suivre la meilleure de ces relations, celle qui méritait le plus de confiance et dont le cadre répondait le mieux à l'objet qu'on s’était proposé ; on lui faisait subir, tout en écrivant, quelques modifications ou réductions peu importantes, et on y intercalait des fragments empruntés à d'antres auteurs, pour la compléter sans se donner trop de peine. On doit donc retrouver dans chaque livre ou chapitre un auteur principal et des auteurs secondaires, qui figurent par fragments distincts.

Dés que la méthode de travail de Tite-Live fut connue des critiquée modernes, elle fut très durement appréciée ; on le traita de plagiaire, de singe de Polybe (Reiske, Valesius). Il est tout cela si l'on veut, mais les autres le sont avec lui, et aucun d'eux ne peut en être blâmé. N'oublions pas que, grâce à cette reproduction toujours recommencée des textes antérieurs, nous avons aujourd'hui les relations presque intactes des témoins oculaires, tandis que les historiens modernes, tout en accumulant les références au bas des pages, défigurent sans scrupule, dans leur texte, la pensée et la lettre des documents qu'ils disent avoir consultés. Leur vanité d'écrivains est satisfaite, mais la vérité historique y perd.

 

 

 



[1] Il est d’un usage courant dans les études médiévales.

[2] Pages 78 à 83.