ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉGION RHODANIENNE AVANT LA CONQUÊTE ROMAINE.

 

 

II. — Géographie politique.

Les rapports entre le sol et l'homme sont empreints, en France, d'un caractère original d'ancienneté, de continuité. De bonne heure, les établissements humains paraissent y avoir acquis de la fixité ; l'homme s'y est arrêté parce qu'il a trouvé, avec les moyens de subsistance, les matériaux de ses constructions et de ses industries. Telles sont les paroles par lesquelles M. Vidal de la Blache ouvre son magistral Tableau de la Géographie de la France[1], et ce sont celles qu'il faut avoir toujours présentes à l'esprit pour concevoir l'état de la Gaule à l'époque ancienne, mais non primitive, où Annibal la traversa.

On fait remonter à des temps infiniment plus reculés, du XXe au Le siècle avant notre ère, les habitations lacustres de la région alpine, et pourtant on y trouve les traces d'une civilisation relative, d'une industrie et d'une agriculture assez développées, d'un commerce qui s'étendait de la Baltique à la Méditerranée, puisque l'ambre et le corail se rencontrent communément côte à côte dans les bijoux de ces populations lacustres.

Il y avait donc au moins vingt siècles, lorsque Annibal franchit les Pyrénées, que des hommes défrichaient les clairières de nos forêts et les traversaient en tout sens. Dans un pareil laps de temps, les pistes peuvent devenir des chemins frayés ; les peuples ont eu le loisir de les rectifier, de les tracer au gré de leurs besoins, reliant les habitations et longeant les cultures ; ils ont pu chercher et améliorer les passages les plus faciles et les plus commodes à travers tous les obstacles naturels, montagnes, escarpements, fleuves ou marécages.

Si nous nous transportons au temps même d'Annibal ou de la conquête romaine, nous trouvons en Gaule une civilisation très avancée. S'il est vrai que les habitants, Gaulois, Ligures ou autres, n'ont pas d'alphabet et semblent ignorer les sciences et les beaux arts, peut-être sont-ils supérieurs aux Grecs et aux Romains pour l'industrie, pour les côtés pratiques de la civilisation. Cette supériorité, est-ce bien aux Gaulois, ne serait-ce pas plutôt aux peuples indigènes soumis par eux qu'ils la doivent ? N'y avait-il pas alors en Gaule un peuple conquérant, guerrier, à cheveux blonds, de race aryenne, et des populations autochtones ou du moins plus anciennement établies, et adonnées à l'agriculture, aux travaux métallurgiques et industriels de toute sorte ?

Quoi qu'il en soit, on trouve dans les textes et dans les découvertes archéologiques la preuve formelle de cette civilisation pratique des habitants anciens de notre pays.

Sans doute les trouvailles archéologiques nous font connaître surtout des armes, des instruments de luxe ; mais d'heureux hasards ont exhumé aussi des témoignages de la vie agricole que menaient les peuples du nord des Alpes : le blé, l'orge, quelques fruits, des tissus fabriqués de lin ont été trouvés dans les plus anciennes stations lacustres. On voit ces populations primitives déjà en possession des principaux animaux domestiques, bœuf, mouton, chèvre, porc. Plus tard, quand les Romains firent connaissance avec le nord de la Gaule, ils y rencontrèrent des pratiques agricoles dont l'originalité et la supériorité les frappèrent. L’invention de la charrue à roues, de la moissonneuse à roues, s'explique fort naturellement sur des plateaux découverts à faibles ondulations[2].

On attribue positivement aux Gaulois l'invention des moulins, de la fabrication du savon (le mot sapo est celtique) et de l'étamage du cuivre[3]. Ils connaissaient aussi l'argenture et arrivaient par d'autres voies aux résultats qu'on obtient aujourd'hui par le procédé Ruolz[4].

L'emploi qu'ils faisaient de la chaux comme engrais étonnait les Romains[5].

Ils ont inventé les émaux. Les auteurs anciens en attribuaient l'honneur aux Barbares de l'Océan. Ce renseignement a pris une valeur nouvelle et un caractère plus précis depuis les fouilles de Bibracte. Parmi les industries pratiquées dans cette ville, l'art de l'émailleur, intimement lié à celui de l'orfèvre, tenait le premier rang. Bien que les habitations fussent le plus souvent construites en matériaux légers, on a retrouvé à Bibracte (mont Beuvray) deux grandes maisons ornées de mosaïques et très certainement antérieures à la conquête, car les seules monnaies qu'on y ait recueillies sont gauloises[6].

Ils aimaient le luxe, sinon dans leurs demeures, au moins sur leurs personnes. Leur goût pour la parure était très vif..... Les pièces essentielles de leur costume étaient le pantalon (braccæ) collant et très ajusté, la saie (sagum), manteau qui tantôt s'agrafait par-dessus l'épaule, tantôt se pliait comme un plaid ; la caracalla, qui avait la forme d'une blouse ; les chaussures à semelles épaisses, avec une empeigne médiocrement relevée, appelées gauloises (gallicæ). Les étoffes étaient voyantes, brillantes, bariolées. Les couleurs diverses s'y allongeaient en bandes ou se croisaient en carreaux. L’or brodé ou appliqué y jetait ces reflets métalliques dont parle Virgile : virgatis lucent sagulis. L'éclat de ce costume était rehaussé encore par les bijoux, les bracelets, les colliers, les fibules[7]. Certes, le climat plus doux de la Grèce et de l'Italie n'avait pas encouragé les Hellènes et les Romains à rechercher des vêtements aussi chauds et aussi compliqués que ceux-ci ; pourtant les blouses, les manteaux, les saies, les galoches ont fini par s'imposer dans toute l'Europe, et les coutumes des Gaulois, à cet égard, sont devenues celles de leurs conquérants.

La marine gauloise était, elle aussi, très en avance sur celle des Romains et même des Phéniciens, à cause de la lutte qu'il lui fallait soutenir contre l'Océan. Les navires des Vénètes, plus solidement construits que ceux des peuples méditerranéens, avaient des voiles en cuir et des chaînes d'ancre en fer, qui surprirent les Romains[8].

Mais c'est surtout dans la métallurgie que se manifeste la supériorité des habitants de la Gaule.

Nulle part peut-être, sauf en Espagne, le minerai n'était plus abondant ni mieux exploité. La Gaule produisait de l'étain, mais surtout du cuivre, du fer, de l'argent, de l'or. Tous ces métaux étaient traités avec une habileté qui a été fort admirée. Pline nous dit que les Bituriges avaient trouvé le procédé de l'étamage, porté par eux à une telle perfection, qu'ils donnaient à leurs vases de cuivre l'aspect de l'argent[9].

Ainsi s'explique l'habileté des Gaulois à contre-miner les travaux d'approche de César au moyen de galeries souterraines : Ils sont d'autant plus habiles à ce genre de travaux, dit celui-ci, qu'ils ont dans leurs pays des mines de fer considérables, qu'ils connaissent l'art de pratiquer toute espèce de galeries et qu'ils y sont passés maîtres[10].

Ceci est particulièrement intéressant pour nous, car il est bien évident que ces hommes, si experts dans l'art de creuser des galeries, ne sauront pas moins bien entailler le flanc des coteaux et des montagnes pour y faire passer des routes. Ce ne sera pour eux que l'enfance de l'art. Il n'y a donc pas à douter que le récit de Polybe, montrant la colonne carthaginoise engagée sur une route en corniche, au flanc d'un escarpement, ne soit rigoureusement exact.

Lorsque le colonel Perrin juge impraticables les vallées de l'Isère et de l'Arc, il oublie que les Gaulois y passaient il y a vingt-deux siècles comme nous y passons aujourd'hui, sur un chemin, et non pas sur le sol naturel, dans le lit du torrent.

Ce n'était pas la main-d'œuvre qui pouvait manquer pour des travaux d'utilité publique : les chefs de l'aristocratie gauloise y employaient tout d'un coup la foule de leurs esclaves, et en quelques jours on devait accomplir ainsi des besognes considérables. On en jugera en se rappelant que, d'après César, l'Éduen Orgetorix avait 10.000 clients ou esclaves. C'était là des corvées à rendre jaloux M. de Choiseul !

Tout nous fait supposer que les chemins étaient nombreux dans la Gaule indépendante comme dans la France moderne.

La Gaule préludait par son activité commerciale au rôle qu'eUe devait jouer à ce point de vue sous l'empire romain. Les métaux dont elle tenait marché lui avaient valu une réputation de richesse, d'ailleurs surfaite. Les salaisons, les lainages qu'elle expédiait à Rome y étaient fort appréciés.... Pendant les campagnes de César, nous trouvons des négociants romains établis à Cenabum (Orléans), Noviodunum (Nevers ?) et Cabillonum (Chalon-sur-Saône).

L'importance des transactions est attestée par l'existence d'une monnaie émanant de la monnaie grecque et s'inspirant de cette dernière. Les reproductions furent au début relativement exactes, puis elles s'écartèrent de leurs modèles pour en différer presque complètement. Les monnaies massaliotes furent les premières qui s'imposèrent à l'imitation des Gaulois[11]. Les copies qu'elles suscitèrent se répandirent sur les deux versants des Alpes, dans la vallée du Pô et dans la vallée du Rhône.

Une autre influence s'exerça sur le Sud-Ouest, celle de Rhoda. Rhoda était en relations suivies avec la Sicile. Sa monnaie, imitée par les Syracusains entre 317 et 218, puis par les Carthaginois, envahit l'Espagne grâce à ces derniers et, par les mêmes intermédiaires, reflua sur l'Aquitaine. Lorsque Annibal, en 220 av. J.-C, prépara sa marche sur l'Italie, ce furent les drachmes de Rhoda qui lui achetèrent les sympathies au delà des Pyrénées. On peut dater de cette époque l'extension, sinon la naissance, du monnayage dans ces régions.... La monnaie en bronze qui parut, vers le IIe siècle, entre les Pyrénées et l'Hérault, ne sortit pas de ces limites ; elle représente un fait purement local, intéressant en ce sens qu'il prouve une fois de plus les rapports de ces peuples avec la Sicile, car ces bronzes étaient copiés sur ceux d'Agrigente (287-279) et de Syracuse (275-216).

Vers le milieu du IVe siècle, l'exploitation des mines de la Thrace par Philippe II, roi de Macédoine, jeta sur le marché une grande quantité de statères ou philippes en or, qui pénétrèrent en Gaule, très vraisemblablement par la voie du Danube, et y donnèrent naissance à un monnayage nouveau. La monnaie d'or imitée des statères ne se rencontre pas dans le Midi. Elle eut pour domaine exclusif le Centre et le Nord, et pour point de départ le pays des Arvernes. Il faut noter ici l'importance commerciale de ce peuple. Par lui-même ou par les peuples qui lui étaient soumis, il tenait les deux grandes voies de transit qui traversaient la Gaule et dont le tracé nous est décrit par Strabon : de la Seine à Lyon et à Marseille, ou de Marseille à Orléans et à Nantes. De la monnaie arverne dérivent plusieurs groupes, se rattachant plus ou moins au statère macédonien. Le principal est le groupe armoricain, qui embrasse tout le bassin moyen de la Loire avec la rive gauche de la Seine. Il a donné naissance, sur le littoral de la Manche, à un système secondaire, qui a passé de là sur la côte orientale de la Bretagne, pour faire retour ensuite à la Gaule du Nord[12], etc.

Les Allobroges, de leur côté, bien avant l'occupation romaine, avaient leur monnaie. Les numismates reconnaissent à ceux de la Savoie et des rives du Léman un denier d'argent dont l'avers présente une tête casquée et le revers un hippocampe ou cheval marin ; ils attribuent aux Allobroges du Dauphiné un autre type du denier d'argent, offrant sur l'une des faces la tête d'Apollon, et au revers un cheval ou un chamois, tenant entre ses pattes une tige garnie de ses baies.... D'autres pièces d'argent ont été trouvées un peu partout dans le Dauphiné, portant en lettres grecques la légende ΑΛΒΡΟΔΗΟϚ (Albrodnos).... Quelques-unes de ces pièces, particulièrement remarquables, représentent sur l'une des faces une tête nue, imberbe, le cou entouré d'un collier, portant en lettres latines le mot NIDE ; sur l'autre face un cheval galopant, une étoile au-devant du poitrail, et la légende grecque à rebours ΑΛΒΡΟΔΗΟϚ[13].

Ce qui achève de prouver que la richesse foncière existait déjà en Gaule, et ce qui témoigne définitivement de l'état sédentaire des populations, c'est ce que nous savons des impôts.

Les Gaulois avaient un impôt direct (tributum), dont le poids se faisait sentir particulièrement à la plèbe. Ils avaient aussi des impôts indirects, que César appelle portoria et vectigalia. Les portoria sont les droits sur les navires entrés dans les ports. Les peuplades alpestres, quand elles ne détroussaient pas les marchands qui traversaient leurs montagnes, les soumettaient à des taxes très lourdes. Le mot vectigal a un sens plus étendu : il se dit des impôts indirects en général et plus particulièrement de la redevance pour l'exploitation des terres publiques[14].

Il résulte de tout ceci que les habitants de la Gaule, avant la conquête romaine, et sans doute depuis des siècles, tout en entretenant une aristocratie guerrière, une féodalité turbulente comme celle qui reparut plus tard aux mêmes lieux, vivaient d'une existence laborieuse, sédentaire, et que l'agriculture, le commerce, l'industrie, les voies de communication par conséquent, y avaient acquis un très grand développement.

Des voies de commerce très anciennes s'avancèrent de la Méditerranée au Rhin ; Hérodote (III, 115) en a connaissance, et malgré les mythes dont elles s'enveloppent, elles traversent de quelques traits de clarté l'obscurité de l'Europe primitive. Enfin le Rhône, continué par la Saône, ouvre en droite ligne une voie fluviale de plus de 700 kilomètres, dirigée vers le Nord. Cette avenue conduit à d'autres : la Loire à Roanne n'est séparée du Rhône que de 70 kilomètres ; on gagne aisément la Seine par les rampes calcaires de Bourgogne, et l’on arrive par la vallée du Doubs à l'un des carrefours de l'Europe.... Mais il fallait qu'on intérêt considérable et permanent appelât le commerce vers ces routes qui s'ouvraient. Seul l'attrait d'un de ces minéraux dont l'usage est indispensable à une société civilisée pouvait attirer chez nous les marchands et les voyageurs de la Méditerranée orientale, et amener entre des contrées aussi éloignées que les deux extrémités de la Gaule des relations assez régulièrement suivies pour exercer sur ce pays une profonde action géographique. Ce fut le commerce de l'étain qui joua ce rôle. Le bassin de la Vilaine est éminemment stannifère : ce n'est probablement pas une coïncidence fortuite que l'existence, aux abords de ces gisements, d'un peuple de renommée ancienne (ils sont cités par Scymnus), les Vénètes. En concurrence avec la voie de mer, une voie terrestre, qu'il nous paraît difficile de considérer comme antérieure au Ve siècle avant l'ère chrétienne, fut organisée par les Marseillais. Posidonius, un siècle av. J.-C., dit que l'étain britannique était expédié à Marseille[15] ; et Diodore (V, 21) décrit le système de transport par chevaux qui Je faisait parvenir en trente jours du Pas-de-Calais à l'embouchure du Rhône. Ainsi se glissèrent en Gaule, soit indirectement par le détour de l'Océan, soit directement par les voies intérieures, de nombreux ferments de vie générale. Des nœuds de rapport se fixent alors ; des points de concentration s'établissent. Les premiers renseignements historiques sur la Gaule nous montrent des habitudes de circulation active, par les routes plus encore que par les fleuves[16]. Ce qui prouve qu'elles servaient déjà à des relations lointaines, c'est la curiosité même qui y attirait les populations : on y accourait pour savoir les nouvelles[17].

Il y avait déjà chez ces peuples quelque chose que les Grecs du Ve siècle av. J.-C. traduisaient par le mot philhellène. Cela voulait dire des gens accueillants pour les étrangers, aptes à apprécier les avantages et à se conformer aux habitudes du commerce.... Vers 500 ou 600 av. J.-C., la Gaule avait assez de besoins généraux pour que la civilisation des bords de la Méditerranée fût pour elle comme une table richement servie. Le passage de la civilisation du type de Hallstadt à la période dite de la Tène, vers 400 av. J.-C, exprime une accélération de progrès qu'il n'est que juste de rapporter à l'accroissement des relations avec la Méditerranée[18].

Certes, depuis le XIIe ou au moins le Xe siècle, les Phéniciens avaient des comptoirs sur les côtes de la Narbonnaise, et ils étaient en relations avec nos ports de l'Armorique ; mais ils ne se mêlaient pas volontiers aux indigènes. Les Grecs, en se substituant à eux dans le VIe et le V’ siècle, exercèrent sans doute une influence réelle sur les mœurs et sur la civilisation des Gaulois et des Ligures. Cette influence se fit sentir notamment en ce qui concerne la viabilité.

Lorsque les Phocéens se furent établis solidement à Marseille, ils agrandirent les sentiers qui pouvaient leur être utiles, et ils construisirent aussi de véritables routes qu'ils appelaient όδός. Elles n'avaient que la largeur suffisante pour un chariot, mais de distance en distance, il y avait des espaces un peu plus grands où deux chariots pouvaient passer. Les Marseillais n'ont pas été dans l'usage de paver ces chemins ; ils les réparaient seulement avec des graviers[19].

La première de ces routes, par l'étendue et par l'importance, était la voie Héraclée, dont le nom semble indiquer une origine phénicienne, et qui reliait tous les ports de la côte. Le pseudo Aristote des Anecdotes merveilleuses (Περί θαυμασίων άκουσμάτων) donne sur cette route le curieux renseignement que voici : On dit qu'il y a une certaine route, appelée Héraclée, qui conduit d'Italie jusqu'en Celtique, et chez les Celtoligures, et chez les Ibères. Si un Hellène ou un indigène quelconque y voyage, les habitants riverains veillent à ce qu'il ne lui arrive aucun dommage. Ceux chez qui surviendrait un accident en supporteraient la peine[20]. Était-elle pavée ? on ne saurait le dire, mais à coup sûr elle était l'objet d'une attention toute spéciale. Primum Pæni dicuntur lapidibus vias stravisse, dit Isidore de Séville[21], et M. Lenthéric ajoute à ce propos : Il est bien possible que les voies primitives qui reliaient les comptoirs phéniciens de la Méditerranée en Afrique, en Espagne, en Sicile et dans la Gaule narbonnaise, aient présenté çà et là quelques parties pavées ou empierrées. A vrai dire, on n'en a retrouvé que des vestiges insignifiants[22].

N'a-t-on pas quelquefois considéré comme voies romaines des routes plus anciennes dont on retrouvait les vestiges ? En particulier, la prétendue Via Salanca qui passe au col de la Carbassère, dans les Pyrénées-Orientales, n'est-elle pas le seul véritable débris qui nous reste de la voie Héraclée ? Nous sommes tenté de le croire, parce que cette route, qui traverse les Pyrénées par un itinéraire plus long et plus fatigant que celui du Perthus, a pour unique avantage de se tenir plus près de la côte. La voie romaine, au contraire, pour laquelle les itinéraires nous fixent à n'en pas douter le tracé Gérone, Figuières, la Jonquière, le Perthus, le Boulou, Elne, est meilleure, mais passe loin des quatre ports d'Ampurias, Rosas, Collioure et Port-Vendres.

Nous ne pouvons donc pas réfuter, ni démontrer formellement l'existence de routes construites avant la conquête romaine. Personne, dit E. Desjardins, ne peut songer à nier l'existence de chemins gaulois et de communications régulières, actives, suivant même des directions fixes, entre les différents centres de peuples ou de cités, pour employer le terme dont s'est servi César ; mais nous affirmons que ces routes, qui n'étaient pas construites, n'ont pu laisser, en conséquence, aucun vestige appréciable, ni même distinct, quant à leur origine et quant à leur époque[23].

Telle est certainement la vérité en ce qui concerne l'intérieur de la Gaule. Si l’on excepte la côte méditerranéenne, pour laquelle le doute subsiste, il n'y avait avant la conquête romaine que des chemins de terre, de ceux que nos cartes d'état-major marquent par un seul trait. Mais ces chemins étaient sans doute nombreux ; nous pensons même que, dans les parties cultivées du territoire, ils n'ont guère dû changer depuis vingt siècles. Invariablement liés au tracé des parcelles, ils ont eu la stabilité du cadastre.

On peut présumer, dit Deluc[24], que les Romains ouvrirent leurs grands chemins dans les Alpes en suivant les routes fréquentées par les anciens habitants du pays.

Il n'y a au contraire aucune raison de supposer que les Romains aient adopté le tracé des chemins gaulois. De nos jours, il est rare qu'une route nouvelle soit construite sur les chemins existants, surtout aux colonies. Comme on fait usage de plus grands moyens' on n'est pas arrêté par autant d'obstacles, et on ne craint pas de construire un ouvrage d'art pour gagner quelques heures de marche ou adoucir une pente. Les voies romaines, d'ailleurs, avaient leur objet spécial, très différent de celui auquel répondaient les chemins gaulois, phéniciens ou marseillais : il s'agissait d'aller au plus vite dans les différentes provinces, et non de relier tous les bourgs ou tous les ports de proche en proche. Nous sommes convaincu, en particulier, que la Via Domitia, conduisant de Rome en Espagne, a dû différer très sensiblement de la voie Héraclée, qui desservait tous les ports.

Les Gaulois et les Ligures ne devaient pas reculer devant des travaux de terrassement : ils savaient entailler un talus, un escarpement, franchir un ravin ; ils devaient bâtir des ponts en pierres et en bois, mais de petites dimensions. Les Romains, pour leurs grandes voies stratégiques, multiplièrent les maçonneries. La chaussée elle-même, on le sait, se composait de couches de maçonnerie successives, reposant sur un fond de mortier : un statumen de grosses pierres plates supportait à son tour une épaisse couche de béton, le rudus, sur laquelle on coulait encore le nucleus de ciment, mélangé de brique pilée ou de mâchefer, et enfin on plaçait le pavage ou le macadam (summa crusta). La chaussée (calceum) était ainsi un véritable monument, et il n'était pas indifférent, pour l'abréger, de multiplier les ponts et les tranchées. On peut donc admettre, lorsqu'on voit un obstacle de quelque importance franchi par une voie romaine, que les chemins gaulois plus anciens contournaient l'obstacle au lieu de le franchir.

Il ne semble pas que les Ligures et les Gaulois aient connu la maçonnerie ; ils ont presque uniquement construit en pierres sèches ou en bois. C'est là surtout ce qui doit nous empêcher de supposer l'existence de ponts un peu considérables avant la conquête romaine ; il ne devait y avoir que des ponceaux sur les rivières ou torrents qu'on pouvait franchir avec une seule arche. Si les Gaulois ne maçonnaient pas, ils étaient passés maîtres, en revanche, dans les travaux de terrassement et fort en état d'ouvrir toutes les tranchées nécessaires pour passer à flanc de coteau.

Leurs moyens de transport étaient nombreux ; ils avaient un matériel roulant très varié (et surtout ils avaient des voitures légères), auquel les Romains n'ont pas dédaigné de faire des emprunts. Ils avaient l'essedum, le carpentum, qui étaient des chars de luxe, sur le modèle du char de guerre ; la benna, qui était un panier d'osier ; la carruca, la reda, le petorritum, qui étaient de vastes chariots à quatre roues. Tout cela ne va pas sans une viabilité développée[25]. Les ponts, les ponceaux étaient-ils en pierre ou en bois ? L'un est-il plus primitif que l'autre ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y avait des ponts, car des villages ne demeurent pas côte à côte pendant vingt siècles et davantage sans qu'on établisse entre eux les communications nécessaires. Osiander avance peut-être un peu légèrement qu'en Maurienne il ne devait y avoir sur l'Arc et ses affluents que des troncs d'arbres jetés en travers et non de véritables ponts[26]. C'est bien mal apprécier l'intelligence et l'activité de nos ancêtres, héritiers sinon descendants des populations lacustres, si expertes en pareille matière.

Un des symptômes les plus probants d'une viabilité sérieuse et entretenue avec soin, c'est l'existence d'une mesure itinéraire parfaitement définie et d'un usage si répandu dans tout le pays, que les Romains la prirent comme unité pour le bornage de leurs voies. La lieue (leuga) devait même avoir servi à des mesures exactes, puisque les conquérants conservèrent sa longueur au lieu d'en fixer une dont le mille romain fût une fraction simple. On ne peut, en effet, au moyen des quelques distances que les itinéraires donnent à la fois en lieues et en milles, établir un rapport simple entre les unes et les autres et retrouver aujourd'hui la valeur exacte de la lieue gauloise.

Telles sont les observations que peuvent suggérer les données assez rares que nous possédons sur les chemins gaulois en général ; il en est d'autres qui concernent plus particulièrement les chemins de montagne, les cols, et qui sont à considérer avant de discuter l'itinéraire d'Annibal dans les Alpes.

C'est ici surtout qu'il faut bien se garder de confondre la Gaule du IIe siècle avec une région vierge où l'on aborde les montagnes pour la première fois.

Est-ce au XLe, au Le, au LXe siècle avant notre ère, ou plus tôt encore, que des peuplades nombreuses cherchèrent pour la première fois un refuge dans les Alpes ? Elles arrivaient de la plaine, cherchaient les grands espaces libres et fertiles, et remontaient peu à peu les vallées, pressées par la marée montante des invasions. Dans les premiers temps, dans les premiers siècles de leur établissement, elles se contentèrent sans doute de passer par les chemins que la nature leur offrait, et la trace de leurs pas suffit à déterminer les pistes. Mais croira-t-on qu'on s'en soit tenu là pendant des milliers d'années ? Que des peuples cultivant la terre, exploitant les mines, pratiquant les échanges, n'aient pas assuré les communications les plus rapides et les plus faciles d'un village, à l'autre, d'une vallée à l'autre ? Imagine-t-on que dans cette Gaule civilisée du IIe siècle avant notre ère, où le trafic était actif, où le sol était exploité de toutes façons, où le fond des vallées et les pentes les plus élevées des montagnes étaient habitées, l'homme ait tardé à entamer l'obstacle qui ralentissait ou incommodait ses voyages d'une bourgade à l'autre ?

Croira-t-on réellement, avec le colonel Perrin, que les habitants du Grésivaudan et de la Maurienne, où des mines étaient exploitées, où l'on trouvait dans une seule ville trois jours de vivres, viande et blé, pour 30.000 à 40.000 hommes, n'eussent pas tracé une route dans le fond de la vallée ? Dans ces régions habitées et parcourues depuis quarante siècles, on aurait continué à suivre des chemins fatigants au sommet des pentes, montant et descendant sans cesse, quand il suffisait d'entamer quelques promontoires calcaires sur une centaine de mètres pour avoir un chemin plat, facile, rapide, où les bennæ, les esseda pouvaient trotter, où les chariots pouvaient parcourir toute la vallée en quatre jours ? Si l’on veut bien se rappeler tout ce qui a été trouvé dans les fouilles, et les expressions mêmes des auteurs anciens, on reconnaîtra qu'il y avait certainement des chemins praticables pour les charrois. Le fait que, parmi les modèles de voitures en usage chez les Gaulois, il y avait des voitures légères, nous prouve que l’on devait tracer les chemins de manière à permettre les allures vives. Enfin le texte de Polybe est formel et, comme le fait remarquer M. Osiander, le premier combat d'Annibal dans les Alpes se passe sur un chemin en corniche, entaillé au flanc d'un escarpement ; le second a lieu au fond d'une gorge étroite, resserrée entre deux parois verticales.

Quant au chemin par lequel on descendait du col en Italie, il était en partie entaillé dans un escarpement ou un éboulis.

Ici la question se pose de savoir si les chemins muletiers qui traversaient les Alpes au temps d'Annibal étaient meilleurs ou plus mauvais que les nôtres. Bien que la viabilité générale fût moins bonne, et par cela même qu'elle était moins bonne, les chemins muletiers devaient être meilleurs. Les chemins de fer font abandonner les routes, et de même les bonnes routes ont fait abandonner les médiocres. Aujourd'hui qu'une excellente route traverse le mont Cenis, tous les habitants de la Maurienne ont intérêt à se rendre par là dans la vallée de Suse, négligeant les cols voisins qui, jadis, pouvaient être préférés suivant les cas particuliers. Dès qu'il y a des marchandises à transporter, on trouve avantage à faire un détour pour avoir une bonne route. Les populations emploient et entretiennent donc d'autant moins les chemins muletiers qu'il en existe de meilleurs à côté. Pour qui connaît l'histoire, et surtout l'histoire militaire des Alpes dans les derniers siècles, cette décadence des chemins muletiers est un fait patent, facile à constater. Or, dans ces chemins de montagne, le travail humain contribue beaucoup à la viabilité : on peut trouver un chemin bon muletier dans un endroit qui, à l'état naturel, serait impraticable, tandis qu'il n'y aura qu'un sentier impraticable aux bêtes de somme sur des pentes gazonnées, relativement faciles. Si l’on ajoute que les passages ouverts artificiellement se dégradent très vite dès qu'on cesse de les employer et de les entretenir, il s'ensuit que nous pouvons nous tromper grossièrement sur le degré de viabilité des chemins secondaires des Alpes.

Nous estimons en particulier que M. Osiander a exagéré l'incapacité des montagnards d'autrefois en matière de terrassements, lorsqu'il a dit : Des ravins, dont le fond était rempli par le torrent, ou des défilés, où il se pressait contre une des parois sans qu'on pût passer sur l'autre rive, obligeaient, lors des crues, à un détour par des sentiers étroits, raboteux et souvent très raides[27]. Le moment venu, on verra que cette affirmation a pour but de faire remonter Annibal sur un chemin en corniche, alors que M. Osiander lui-même l'avait amené dans une gorge profonde.

II serait très important pour notre sujet de connaître exactement la répartition du territoire entre les différents peuples ligures ou gaulois qui le possédaient, car ce serait là des points de repère très positifs. Malheureusement les données que nous possédons sont postérieures de beaucoup à Annibal, et elles sont peu abondantes. Quelques noms relatifs aux guerres de la conquête, depuis l’an 154 jusqu'à Jules César ; les inscriptions de Suse et de la Turbie, quelques monuments, mais surtout Strabon, Pline et Ptolémée ; voilà nos principales sources. Elles fournissent beaucoup de noms, mais indiquent très imparfaitement ou point du tout les positions. On peut en établir quelques-unes avec certitude ; pour d'autres on aura des indications restreignant le champ des hypothèses. Nous tâcherons de délimiter exactement le doute et la certitude, en nous dégageant le mieux possible, mais sans parti pris, des analogies soutenues par d'Anville, Walckenaer, et d'autres, avec plus ou moins de fondement. Pour déterminer les frontières des peuples alpins, nous nous appuierons sur la remarque essentielle de M. Longnon[28], que : le principe de la corrélation des divisions ecclésiastiques avec les circonscriptions civiles, exprimé dans les prescriptions de plusieurs conciles de l'époque romaine, est un fait des plus importants pour l'étude de la géographie historique : il donne aux diocèses ecclésiastiques la circonscription des civitates.

Le grand peuple des Allobroges nous fournit une première occasion d'appliquer cette remarque : les cinq diocèses en lesquels s'est décomposé son territoire sont compris dans les limites suivantes : le lac de Genève ; le Rhône, de Genève (inclus) à Culoz, puis une ligne conventionnelle embrassant le pays de Belley ; le Rhône encore depuis Lhuis jusqu'à Lyon (exclus) ; le mont Pilât, la crête des monts du Vivarais, le cours de la Doux, puis celui de l'Isère jusqu'à Saint-Nazaire-en-Royans ; de là, le long de la Bourne, puis entre Drac et Romanche jusqu'au Pelvoux ; la crête qui descend du Pelvoux jusqu'à Pontcharra, puis l'Isère jusqu'à Chamousset ; la crête des montagnes qui longent la rive droite de l'Arly ; Megève, Saint-Gervais, le mont Blanc et la frontière actuelle jusqu'au lac.

L'Oisans paraît avoir été occupé par les Uceni, comme nous le verrons plus loin. A cela près, l'immense domaine que nous venons de définir appartient aux Allobroges, et, chose remarquable, on n'y aperçoit pas de subdivisions ; on ne voit pas de peuplades composant une vaste confédération, mais bien une nation unique et puissante.

Une borne trouvée au Prarion, près de Saint-Gervais, marque la limite entre la Viennoise, c'est-à-dire le territoire des Allobroges, et les Centrons, qui habitaient la Tarentaise. La limite est donc fixée de ce côté.

Beaucoup d'historiens, pour limiter les Allobroges à une ligne géographique bien définie, ont quelque répugnance à admettre qu'ils se soient étendus au sud de l'Isère entre Chamousset et le Vercors. Il est pourtant naturel de penser que le Grésivaudan, rive droite et rive gauche, était habité d'un bout à l'autre par un même peuple. Lorsqu'on remontait l'Isère par la rive gauche, on entrait chez les Allobroges vers Saint-Nazaire-en-Royans, et on en ressortait près de Chamousset.

La frontière du diocèse de Grenoble, qui s'étend jusqu'à l'Oisans, nous a apporté déjà une forte présomption en faveur de cette thèse.

Un second argument, c'est que Grenoble, autrefois Cularo, puis Gratianopolis, était une ville allobroge. Les historiens qui veulent placer la Cularo gauloise sur la rive droite de l'Isère, concèdent en tout cas qu'il y avait sur la rive gauche un faubourg, également allobroge. Il faut donc admettre que la banlieue de Grenoble, pour le moins, appartenait aux Allobroges. Mais les peuples de la rive gauche auraient-ils pu subsister dans l'indépendance, laissant les Allobroges maîtres du grand carrefour, de la plaine triangulaire où le Drac se réunit à l'Isère, et ne gardant pour eux que les parties du Grésivaudan resserrées de toutes parts entre la montagne et leurs puissants voisins ? La situation de Grenoble au confinent de l'Isère et du Drac en fait la capitale naturelle, non pas des pays au nord de l'Isère, mais du Grésivaudan, de l'Oisans, de la vallée inférieure du Drac et du pays de Lans. Le seul fait que Grenoble était une ville allobroge entraîne la soumission de toute cette région aux Allobroges. Si, plus tard, nous sommes amené à y placer les Iconii ou Uceni, ce sera en admettant que ces peuples étaient clients de la grande nation allobroge.

La situation de Grenoble au croisement des deux vallées est aussi une des raisons qui nous empêchent d'admettre que l'antique Cularo se soit jamais trouvée sur la rive droite de l'Isère. Perchée (à supposer que ce fût possible), sur le roc de la Bastille, la bourgade gauloise n'aurait pas été viable. Elle n'aurait répondu à aucun besoin, se serait trouvée sans ressources et en même temps dans une mauvaise situation militaire.

Il fallait, au contraire, un centre important à la croisée des routes du Drac et de l'Isère, sur la rive gauche de cette dernière, et si l'ancienne cité gauloise ne s'était pas trouvée sur le bord même des deux torrents, elle aurait été située non loin de là, sur les hauteurs les plus voisines au Sud-Est ou au Sud-Ouest, commandant militairement et commercialement les deux vallées. Mais nous savons qu'il y avait sur l'Isère une ville appelée Cularo, et nulle autre ne nous a jamais été signalée à proximité.

Champollion-Figeac, discutant la même question dans ses Nouveaux éclaircissements sur la ville de Cularo, et dans ses Antiquités de Grenoble, commence par invoquer l'état des lieux, dont la disposition physique est telle, qu'elle n'a pu éprouver aucun changement. Comme nous l'avons déjà montré, les faubourgs de la rive droite sont modernes et ne pouvaient pas exister dans l'antiquité ; à plus forte raison n'y aurait-il pas eu place pour une ville[29].

Plancus date une de ses lettres à Cicéron (X, 23)[30] : Cularone, ex finibus Allobrogum. La plupart des historiens el des latinistes traduisent simplement : De Cularo, du territoire des Allobroges. D'autres, se laissant influencer par l'étymologie du mot Fines comprennent : De Cularo, de la frontière des Allobroges. M. Osiander veut donner au mot fines un sens précis, et il traduit : De Cularo, du (faubourg qui forme le) village-frontière des Allobroges. Il appuie cette interprétation compliquée sur ce fait que l'anonyme de Ravenne indique un Fines (village-frontière) avant Cularo dans son énumération ; mais rien ne donne à supposer que ce Fines soit très voisin de Cularo. En conséquence, M. Osiander fait de Cularo un oppidum sur la rive droite et de Fines un faubourg en tête de pont sur la rive gauche. Cette hypothèse ne nous semble pas prévaloir sur les arguments que nous avons donnés plus haut. Nous connaissons d'ailleurs un Fines sur le Drac, non loin de Vizille[31], qui rend invraisemblable la présence d'une seconde limite dans la banlieue sud de Grenoble.

Nous persistons à admettre, avec E. Desjardins et M. Longnon, que le territoire allobroge avait, de ce côté, mêmes limites que le diocèse de Grenoble, et que Cularo occupait remplacement où Grenoble lui a succédé. Gratianopolis fut une colonie romaine, et toutes les colonies romaines ont été établies dans de grandes villes gauloises, jamais dans des villages.

Des monuments, des inscriptions de toutes les époques ont été retrouvés dans la ville moderne, et certains portent le nom de Cularo, d'autres celui de Gratianopolis. On peut suivre à travers les âges la transformation de cette ville sur un emplacement unique, et rien ne permet de supposer qu'elle ait jamais changé de rive.

En 288 ap. J.-C, Maximien fait rétablir les murs de Cularo, renversés par les Bagaudes. Il lui laisse deux portes principales, flanquées chacune de deux tours. Ces mêmes murs, ces mêmes portes ont été vus dans l'enceinte actuelle, écrit Champollion-Figeac en 1814 ; plusieurs portions considérables de ces murs y existent encore ; une des deux portes a été démolie il y a douze ans tout au plus ; l'inscription qu'on y a lue en même temps était bien celle qu'y avait fait placer Maximien : Muris cularonensibus restituta. Lorsque la porte viennoise de Cularo eut été démolie en 1802, on a trouvé, dans le massif des deux tours romaines qui en dépendaient, un grand nombre d'inscriptions latines qui toutes étaient par cela même et nécessairement antérieures à l’an 288. A cette époque, qui est celle de la réédification des murs, elles devaient même être anciennes déjà, étant employées comme matériaux. Ces pierres portent les noms de citoyens romains morts, les uns sous Adrien (138 ap. J.-C), un autre en l’an 50, deux enfin dans les dernières années de la République. Ceux-là sont Q. Scribonius Lucullus et Julius Condianus, flamine de la déesse Juventus, à peu près contemporains de Cicéron et de Plancus.

Ainsi Cularo, dès les premières années de la conquête, et avant même que la puissance romaine y fût définitivement établie, se trouvait sur remplacement de la ville moderne.

Voilà pour la frontière des Allobroges le long de l'Isère ; examinons les parties riveraines du Rhône.

César, ramenant de la Cisalpine les légions destinées à combattre les Helvètes, arrive à Ocelum (Avigliana) ; puis il atteint en sept jours le territoire des Voconces, dans la province ultérieure ; de là il conduit son armée chez les Allobroges, puis du pays des Allobroges dans celui des Segusiaves, qui sont le premier peuple au delà du Rhône en sortant de notre province. Déjà les Helvètes avaient franchi les défilés et le territoire des Séquanes (cluses de Nantua et d'Ambérieu), déjà ils étaient parvenus chez les Éduens et ils ravageaient leurs champs.... En même temps que les Éduens, les Ambarres, qui sont les alliés et les frères des Éduens, informent César que l'ennemi, après avoir dévasté leurs champs, menace leurs villes de refuge. Enfin les Allobroges qui possèdent au delà du Rhône des villages et des terres accourent se réfugier dans le camp de César[32]....

Ce passage nous montre les Allobroges s'étendant jusqu'au Rhône, tant du côté des Ambarres (Bresse) que des Segusiaves (Forez), peuples de la rive droite. Les Allobroges ont des terres et quelques villages du côté des Ambarres. Enfin les Éduens, les Ambarres, les Allobroges nous apparaissent ici comme des peuples sédentaires et déshabitués de la guerre, en face des Helvètes à demi sauvages.

Quant à ces derniers, ils sont en contact avec les Allobroges entre le lac de Genève et le Jura, et c'est le Rhône qui forme la limite :

Les Helvètes n'étaient séparés des Allobroges, nation récemment soumise à nos armes, que par le Rhône, et ce fleuve offre plusieurs passages guéables. La dernière ville des Allobroges, et par conséquent celle qui se trouve le plus rapprochée des Helvètes, c'est Genève. Le pont de Genève met les deux pays en communication...

Tout ceci est parfaitement d'accord avec les limites attribuées aux Allobroges près du mont Blanc, du Rhône et de l'Isère.

Ce que César dit de Genève, et de la limite des Allobroges et des Helvètes devant cette ville, prouve qu'il n'a jamais confondu le Rhône avec l'Arve, car Genève n'a jamais été sur la rive gauche de l'Arve. fin disant du lac de Genève : influit in Rhodanum, il ne prend pas le déversoir du lac pour un affluent, et l'Arve pour le fleuve principal. Personne, dans l'antiquité, n'a accusé César de s'être trompé sur ce points lorsque la région de Genève fut devenue familière à tous ; c'est que influere in signifiait se déverser dans aussi bien que se jeter dans. Comment expliquer, sans cela, que nul écrivain ancien n'ait relevé la bévue de César ? D'ailleurs on savait, depuis les temps les plus reculés, que le Rhône venait du Valais : les montagnards de ce pays l'appelaient Rodden[33].

Près des Allobroges, les Centrons occupaient la Tarentaise. Leur territoire s'étendait au Nord jusqu'au sommet des pentes qui dominent l'Arve, puisqu'on a trouvé une borne frontière indiquant la limite de la Viennoise et des Centrons au Prarion, près de Saint-Gervais. Ptolémée cite comme villes chez ce peuple Axima (Aime) et Forum Claudii (Moutiers), qui s'appela aussi Darantasia. On trouve, non loin de Moutiers, un village appelé Centron, qui fut la première capitale de cette nation ; enfin, Strabon spécifie que deux routes partaient de chez les Salasses (val d'Aoste) pour traverser les Alpes, l'une par le mont Penninus (Grand Saint-Bernard), et l'autre allant chez les Centrons :

Les Salasses occupent un vaste territoire dans une vallée profonde que des montagnes enferment de tous les côtés ; une partie de ce territoire s'élève jusqu'aux sommets environnants. En parlant de l'Italie, pour franchir les montagnes, la route suit cette vallée, puis elle se divise : une route va passer au mont Penninus, mais elle est impraticable aux charrois dans ses parties les plus élevées ; l'autre, qui traverse le pays des Centrons, est plus à l'Ouest[34].

La ville d'Augusta Prœtoria fut construite au cœur de la vallée qu'occupaient les Salasses ; Eporedia (Ivrée) en gardait le débouché dans la plaine.

Tous ces renseignements fixent bien exactement la position des Salasses dans le val d'Aoste et celle des Centrons en Tarentaise, ceux-ci ayant les mêmes limites que le futur diocèse de Moutiers.

Pline, énumérant les peuples des Alpes d'après le Trophée de la Turbie, cite, immédiatement après les Salasses, les Acitabones. On n'a jamais trouvé trace d'un pareil peuple dans les Alpes Grées, et deux solutions sont admissibles : l'une, qu'il a été fait une erreur de copie et qu'il faut lire Centrones au lieu d'Acitabones ; l'autre, qu'il y eut réellement un peuple de ce nom sur le versant italien, dans les petites vallées de la Stura et de l'Orco.

Nous ne pouvons dire que peu de mots des autres peuples du versant italien. On sait que les Taurini, peuple ligure, avaient pour capitale une ville qui est devenue Turin, et qu'ils s'étendaient à l'Ouest jusqu'auprès de Suse. Quelles étaient leurs frontières du côté de la plaine ? Nous n'en savons rien. Leur importance même peut être appréciée très diversement.

Les Gaulois Insubres, qui occupaient le Milanais, étaient limitrophes des Taurini à l'Ouest, et possédaient Verceil et Novare[35], ce qui place leur frontière entre la Sesia (Sesitas) et la Doire Baltée (Duria Major). Pavie leur appartenait aussi, et la route de Pavie (Ticinum) à Suse, en longeant le Pô, et la Doire Ripaire (Duria Minor) traversait, selon Strabon, une rivière appelée Druentia. On ne voit guère que le Tanaro (Tanarus) qui puisse satisfaire à cette condition.

Entre les Insubres, les Salasses et les Taurini, vivaient deux petits peuples ligures, les Laï et Libici[36].

Les Vagienni, grand peuple ligure issu des Caturiges[37], habitaient la vallée de la Stura, mais on ne sait jusqu'où remontait leur territoire. Les Statielli habitaient la vallée du Tanaro[38].

Les affluents du Pô, dans la région alpine, étaient le Latis (Maira), le Ferus (Vraita), le Cluso (Chisone), la Stura, l'Argius (Orco) et les deux Doires.

Revenons à la Gaule transalpine.

Sur les bords du Rhône, entre l'Isère et la Durance, on distingue assez facilement cinq peuples : les Segallauni ou Segovellauni, les Tricastini, les Cavari, les Memini et les Vulgientes.

D'après Ptolémée, les Segallauni sont au-dessous des Allobroges et ont pour ville Valentia (Valence), Les Tricastini sont à l'est des Segallauni et ont pour ville Neomagus (Saint-Paul-Trois-Châteaux). Les Cavari sont au-dessous des Tricastini, ainsi que les Memini. Ils ont pour villes Orange, Avignon, Cavaillon, et aussi Acusiôn (Montélimar) ; les Memini ont Forum Neronis (Carpentras).

Pline, dans ses énumérations un peu désordonnées, cite les Cavari et les Segovellauni ; il met peut-être Valence chez les Cavares, mais en déplaçant une virgule, ce serait chez les Allobroges ; il leur attribue à coup sûr Avignon ; il cite Augusta Tricastinorum, Carpentoracte Meminorum, Apta Julia Vulgientium, sans avoir parlé d'ailleurs des Tricastini, des Memini et des Vulgientes.

Quant à Strabon, il ne mentionne que les Cavares : tout le pays qui suit (après le passage de la Durance) est celui des Cavares jusqu'à la rencontre de l'Isère et du Rhône, et il ajoute plus loin : Les Volsques sont voisins du Rhône, et ils ont devant eux les Salyes qui s'étendent sur la rive opposée, et les Cavares. Le nom des Cavares y domine même, et déjà l'on appelle ainsi tous les barbares de cette région[39].

Il résulte de tout ceci que, depuis le règne d'Auguste, les Cavares eurent une prééminence marquée sur toute la vallée du Rhône entre l'Isère et la Durance, et que les peuples subordonnés à eux, dans cette région, étaient les Segallauni (Valentinois ou diocèse de Valence), les Tricastini (Tricastin, diocèse de Saint-Paul-Trois-Châteaux, entre les défilés de Donzère et de Mornas) ; les Memini (vallée de la Nesque) et les Vulgientes (vallée du Coulon). A en croire Ptolémée, le territoire des Tricastini ne se serait pas borné au futur diocèse de Saint-Paul-Trois-Châteaux, et il faudrait l'étendre sur les premières pentes des montagnes, entre les Segallauni et les Vocontii, mais on sait qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de Ptolémée sur les positions relatives des peuples et des villes[40].

Cela posé, il est permis de se demander si la suprématie des Cavares était reconnue dans toute cette région avant la conquête, car dans les événements qui se succèdent depuis l'an 218 jusqu'au temps d'Auguste, leur nom n'est jamais prononcé. Quand les Romains entrent en Gaule, en l'an 154, puis en 125-121 av. J.-C, dès qu'ils ont franchi la Durance ils rencontrent les Allobroges. Tite-Live fait mention plusieurs fois des Tricastins, jamais des Cavares. Ce qui est plus frappant encore, c'est qu'en l'an 63, les Allobroges ayant attaqué les Romains, ceux-ci reprennent l'offensive et débutent par assiéger une certaine ville de Ventia, qu'on n'a pas pu identifier, mais qui, d'après le récit, est au Sud et près de l'Isère.

Nous sommes donc fondé à penser qu'avant la conquête, les Allobroges avaient dans leur clientèle les Segallauni ; quant aux Cavares, qui ne paraissent pas avoir jamais été un peuple guerrier, mais qui possédaient la partie la plus riche de toute la vallée du Rhône, leur situation politique a crû subitement dès qu'il ne s'est plus agi de guerre, mais d'industrie et de commerce. II est naturel que, sous la domination gréco-romaine, le peuple chez qui se trouvaient Avignon, Cavaillon, Apt, Carpentras, Orange, sans parler de Bédarrides, d'Acusiôn et de la mystérieuse Aeria, ait eu une situation privilégiée en face des montagnards allobroges et voconces. Ces Cavares sont les premiers civilisés et dés lors les plus influents des Gaulois : le nom des Cavares domine, dit Strabon, et déjà l'on appelle ainsi tous les barbares de celte contrée ; je dis barbares, mais ils ne le sont plus : ils se sont modelés sur les Romains presque en tout, langue, mœurs, vie publique même chez quelques-uns. A la suprématie guerrière des Allobroges succéda donc, selon nous, la suprématie pacifique des Cavares dans la vallée du bas Rhône, dès que, par la paix romaine, la nation la plus riche fut devenue la plus puissante.

Les Médulles habitaient tout ou partie de la Maurienne. Ptolémée les place au-dessus des Allobroges, ce qui, étant donné là position de ces derniers et celle des Centrons, nous impose déjà la Maurienne. Strabon en parle à deux reprises : les Cavares ont au-dessus d'eux les Vocontii, les Tricorii, les Iconii et les Medulli (IV, I, 11). — Après les Voconces, dit-il plus loin (IV, VI, 8), se trouvent les Siconii et les Tricorii, que suivent les Medulli, habitants des plus hautes montagnes. L'altitude de ces montagnes est, dit-on, de 100 stades pour la montée, et à peu près autant pour la descente, comptée jusqu'aux limites de l'Italie. En haut, dans une certaine dépression, se trouve un grand lac. Il y a aussi deux sources peu éloignées l'une de l'autre : la première donne naissance à la Durance, torrent qui court à travers des ravins et se précipite avec violence vers le Rhône, et, du côté opposé, à la Doire (qui va se jeter dans le Pô après être descendue dans la Cisalpine par le pays des Salasses). De la seconde source, beaucoup plus bas que les régions élevées dont nous venons de parler, sort le Pô lui-même, fleuve puissant et rapide qui devient plus grand et plus tranquille en avançant et en se grossissant de nombreux affluents dès qu'il est arrivé dans les plaines. Il s'élargit alors, et ses eaux répandues deviennent plus lentes. Il se jette dans la mer Adriatique, et c'est le plus grand des fleuves de l'Europe après le Danube, Mais les Médulles sont situés plutôt au-dessus du confluent de l'Isère avec le Rhône. De l'autre côté de la montagne dont nous avons parlé sont les Taurins, nation ligure, et d'autres Ligures.

Si l'on exclut un membre de phrase malencontreux, établissant une confusion entre les deux Doires, et qui peut bien être une interpolation, le reste de la description est parfaitement exact. La montagne où une dépression contient un lac, c'est le mont Cenis ; il y a bien environ 17 kilomètres à la montée, et autant à la descente sur Suse, et l'on sait par les itinéraires qu'administrativement, l'Italie commence à Suse. Non loin de là, au mont Genèvre, les sources de la Doire et de la Durance sont à peu près confondues ; beaucoup plus bas sont celles du Pô. Tout ce qu'on peut reprochera Strabon, c'est de supposer le mont Cenis, le mont Genèvre et le mont Viso trop voisins les uns des autres : c'est qu'ils sont compris sous la même étiquette Alpis Cottia, et qu'à distance, les notions sur ces zones montagneuses sont très confuses. On peut en juger par la table de Peutinger.

Vitruve achève de nous renseigner sur le pays des Médulles, en nous apprenant qu'il s'y trouve beaucoup de goitreux : Il y a là, dit-il, une espèce d'eau qui donne des gorges énormes (turgidis) à ceux qui en boivent[41].

Le hameau de Miollans, près de Saint-Pierre-d'Albigny, s'appelait au moyen âge Castrum Medullum ; le plateau du mont Cenis s'appelait la plaine Médulline, d'où on a fait Madeleine, et les cols de la Madeleine, nombreux dans ces montagnes, doivent avoir la même origine.

Les Médulles ont porté à un moment donné le nom de Graïoceli, qui signifie : aux débouchés des montagnes[42], et qui s'appliquait sans doute à une confédération formée par eux avec quelques peuples voisins. César, ayant à traverser les Alpes, se heurte aux Centrons, aux Graïoceli et aux Caturiges. On avait beaucoup d'incertitude sur l'identification des Graïoceli, mais M. Osiander nous apprend que l'église de Saint-Jean-de-Maurienne portait encore leur nom au moyen âge[43]. Les Graïoceli de César étaient donc une confédération dans laquelle entraient les Médulles.

Nous arrivons aux trois ou quatre peuples les plus difficiles peut-être à délimiter (à part quelques tribus alpines dont remplacement même est inconnu), les Voconces, les Iconii et les Tricorii. Et par malheur, ce sont, après les Allobroges, ceux dont la détermination nous importerait le plus.

En ce qui concerne les Voconces, nous savons, par Pline, que c'était une confédération, et parmi les peuples qui en faisaient partie, il faut compter le Vertacomacori (habitants du Vercors).

Dans l'ensemble, il n'est pas douteux que les Voconces occupaient le massif montagneux qui s'étend depuis l'Isère jusqu'au mont Ventoux, c'est-à-dire le Vercors et les hautes vallées de la Drôme, de l'Eygues, de l'Ouvèze, alors fertiles : les Voconces, dit Strabon, s'étendent jusqu'aux Allobroges, occupant dans le fond de la montagne des vallées considérables, et qui ne valent pas moins que celles occupées par ces derniers. Ils avaient pour capitales, sous l'Empire, Vaison (Vasio) et Luc-en-Diois (Lucus Augusti). Die (Dea) était aussi sur leur territoire, qui correspondait exactement aux diocèses de Die et de Vaison.

Cependant, à l'époque de Strabon, le territoire des Voconces s'étend jusqu'aux portes d'Embrun. Ce géographe, décrivant la route de Cavaillon à Briançon, dit que du commencement de la montée des Alpes jusqu'à l'autre frontière des Voconces, vers le pays de Cottius, il y a 99 milles jusqu'au bourg d'Ebrodunum, et le chiffre confirme le texte[44]. Nous serions donc conduit à étendre la domination des Voconces sur tout le diocèse de Gap, et peut-être celui de Sisteron, mais d'autres documents nous ramènent à notre première opinion.

Il existait encore en 1790, dans les archives ecclésiastiques, les pièces d'un procès soutenu au VI’ siècle par l'évoque de Gap contre celui de Vaison. Il revendiquait, comme successeur et héritier des anciens Tricorii, un canton qui avait appartenu à ceux-ci et à leur Civitas, et que le diocèse de Vaison s'était annexé indûment. Or ce canton se trouve compris entre l'Eygues et l'Ouvèze : c'est le val de Saint-Jalle. Les Tricorii s'étendaient donc jusque-là, et les Voconces proprement dits ne sortaient pas des diocèses de Die et de Vaison.

Nous avons la certitude que les Tricorii étaient établis aux sources de l'Eygues ; mais jusqu'où s'étendait leur domaine vers le Nord-Est ? Ici, il est absolument impossible de répondre. Il est très probable, sinon certain, que le diocèse de Gap est plus étendu que ne fut le territoire de ce petit peuple ; le Gapençais, en particulier, a dû faire partie du domaine des Caturiges, car, ainsi que le fait observer la Topographie des Basses-Alpes, on ne peut séparer les régions de Gap, Chorges et Embrun, qui forment un groupe géographique bien défini. C'est seulement à la fin de l'Empire romain qu'une limite a été tracée entre Gap et Embrun : d'après tous les itinéraires, c'est à l'ouest de Gap, au village de la Roche-des-Arnauds, que se trouvait un Fines ; il était bien à la limite de deux régions naturelles, et marquait la frontière occidentale des Caturiges.

Il est assez probable qu'il faut voir dans le territoire ainsi séparé des Caturiges le domaine d'une de leurs tribus, les Avantici, dont le nom se retrouve dans celui de l'Avançon, affluent de la Durance ; c'est précisément la vallée de l'Avançon qui constitue la région comprise entre les deux limites, et nous savons que les Avantici ont été séparés du groupe cottien el annexés à la Gaule par Galba.

Nous sommes donc conduit à considérer les Tricorii comme un peuple assez important, établi au nord du mont Ventoux et dans la vallée du Buech, et client des Voconces.

Ceux-ci habitaient exclusivement le Vercors, le Dévoluy, et les vallées de la Drôme, du Lez et de l'Eygues.

Nous avons déjà cité les deux passages où Strabon nomme les Voconces, les Tricorii et les Médulles. Rappelons-en les termes exacts, car en les reproduisant d'une manière approximative, comme l'a fait E. Desjardins (II, p. 2), on est conduit à d’assez grosses erreurs : Les Cavares ont au-dessus d'eux les Voconces, les Tricorii, les Iconii et les Médulles, dit d'abord Strabon (IV, 1), ce qui conduit à placer les Iconii entre les Tricorii et les Médulles, c'est-à-dire dans l'Oisans. On les confond alors avec les Uceni (vallée d'Oz), ou du moins on admet que ces derniers en faisaient partie. C'est une pure hypothèse, mais elle est vraisemblable.

Plus loin (IV, 6), Strabon reprend : Après les Voconces se trouvent les Siconii et les Tricorii, que suivent les Médulles. On a admis assez généralement que les Siconii et les Iconii étaient un seul et même peuple. C'est une opinion qu'on ne peut repousser absolument, mais qui paraît difficile à concilier avec l'ordre dans lequel Strabon énumère les quatre peuples. Peut-être vaut-il mieux admettre l'existence d'un peuple appelé Siconii dans la haute vallée de l'Ouvèze et sur le Buech[45].

La disposition des lieux oblige à supposer que les Iconii ou du moins les Uceni étaient dans la dépendance des Allobroges, tandis que les Tricorii (et les Siconii, s'ils ont existé) étaient clients des Voconces.

Nous avons encore moins de données certaines pour placer les peuples qui habitaient le bassin de la Durance, les Alpes Cottiennes et les Alpes Maritimes.

L'arc de triomphe de Suse nous donne l'énumération des peuples soumis au chef Cottius. Le Trophée de la Turbie, dont il ne reste que d'insignifiants débris, mais dont Pline a reproduit l'inscription, énumère les peuples alpins soumis par Auguste. Il se trouve naturellement quelques noms qui figurent à la fois sur les deux listes. Les peuples du groupe cottien n'ont cependant pas tous été portés sur la liste du Trophée, parce que certains d'entre eux s'étaient soumis sans combat. Quant aux peuples qui figurent sur le Trophée, sans faire partie du groupe cottien, c'est qu'ils habitent en dehors de la région soumise à Cottius. Ces quelques observations sont tellement simples, qu'elles peuvent être jugées superflues ; pourtant, faute d'en tenir compte, on a présenté souvent des identifications inacceptables.

Les deux listes sont les suivantes :

Arc de Suse (peuples du groupe cottien).

 

Segovii

Tebavii

Venisani

Segusini

Adanates

Iemerii

Belaci

Savincates

Vesubiani

Caturiges

Egdinii

Quadiates

Medulli

Veamini

 

 

Trophée de la Turbie (peuples alpins soumis par Auguste).

 

Salassi

Nemaloni

Vergunni

Acitabones

Edenates

Eguituri

Medulli

Esubiani

Nematuri

Uceni

Veamini

Oratelli

Caturiges

Gallitæ

Nerusi

Brigiani

Triullati

Velauni

Sogiontii

Ectini

Suetri

Brodiontii

 

 

 

Nous trouvons d'abord, parmi ces peuples, les Salassi et les Medulli, qui nous sont connus (val d'Aoste et Maurienne).

Les Caturiges sont parfaitement déterminés : ils possédaient les villes de Caturigomagus (Chorges) et Ebrodunum (Embrun). Les géographes et les historiens les citent, les itinéraires mentionnent ces deux villes, etc. On a donc sur ce point une certitude absolue. Ce qui est moins bien défini, c'est l'étendue de la zone soumise à l'influence des Caturiges. Si on les restreignait au territoire de Chorges et Embrun, on ne s'expliquerait pas l'importance que leur attribuaient les écrivains anciens : il faut donc supposer qu'ils dominaient tout le Briançonnais, hypothèse rendue très plausible par leur situation sur la Durance au débouché du Queyras et sur la route de Gap, la plus importante de toute cette région. La situation prépondérante des Caturiges a dû cependant leur être enlevée de bonne heure : déjà Strabon pousse le territoire des Voconces jusqu'aux portes d'Embrun ; Cottius n'est pas originaire de ce pays, mais de Suse, et Ptolémée place Briançon chez les Segusini, non chez les Caturiges. Plus tard, enfin, c'est au diocèse de Saint-Jean-de-Maurienne qu'on rattache Briançon, et le diocèse de Gap réduit l'ancien territoire des Caturiges à la banlieue d'Embrun.

Il y a longtemps que l'on proposait d'identifier les Brigiani avec les habitants de Briançon (Brigantio) et les Savincates avec ceux de Savines ; on supposait aussi que les Quadiates du groupe cottien étaient les habitants du Queyras. Ces rapprochements peu satisfaisants ont cependant reçu confirmation par la découverte aux Escoyères (vallée de Queyras) d'une inscription nommant les Brigiani, les Quariates et les Savincates[46]. On peut donc placer presque avec certitude, les Brigiani à Briançon, les Savincates à Savine, les Quadiates ou Quariates dans le Queyras, puisqu’ils doivent se trouver tous trois voisins de cette dernière région.

Trois peuples sont connus, également, parmi les derniers cités dans l'inscription de la Turbie : les Vergunni ont laissé leur nom à Vergons (au nord-est de Castellane) qui s'appelait au moyen âge De Vergunnis. Les Nerusi habitaient la rive droite du Var près de son embouchure ; leur capitale était Vintia (Vence). Les Suetri habitaient Salinæ (Castellane).

Voilà où se limitent les données certaines dans cette identification des peuples alpins. Quelques-uns, cependant, peuvent encore être placés avec quelque confiance : les Seçusini sont les habitants de Suse (Segusio) ; les Belaci, ceux de la vallée d' Bardonnèche, où le bourg de Beaulard s'appelait autrefois Belac ; les Segovii habitaient entre le mont Genèvre et le col de Sestrières, où le hameau de Chamlas-Seguin a porté le nom de Villa Segovina[47].

On pense également que les Edenates habitaient Seyne, qui s'est appelée Edenat, et les Ectini Saint-Étienne-de-Tinée.

Tout le reste est pure hypothèse, mais on peut essayer, au moyen des noms déjà attribués, de limiter le champ où l'on devra caser les peuples inconnus.

Les états de Cottius comprennent, d'après ce que nous en savons déjà, la Maurienne, le val de Suse, le Briançonnais, le Queyras et la vallée de la Durance en amont de l'Ubaye. Nous n'avons là qu'une partie de ce qu'on appellera plus tard les Vallées Vaudoises, mais aussi nous n'avons pu placer que sept peuples sur quatorze. Il nous reste donc à remplir un territoire à peu près équivalent à celui dont nous connaissons déjà les habitants. Or, les vallées vaudoises italiennes n'ont jamais été séparées de leurs voisines du versant français que par les diplomates modernes : pour quiconque a étudié la vie et les guerres de cette région depuis le moyen âge, il est impossible que la vallée de Pragelas, et celles du Pô, de la Vraita, de la Maira, n'aient pas été réunies à celles de Queyras et de Suse, dans les états de Cottius. Il est vraisemblable qu'il faut y joindre la vallée de Barcelonnette ; mais on ne saurait aller plus loin, La région cottienne est limitée au Nord (extérieurement) par le territoire des Centrons, à l'Ouest par ceux des Allobroges et des Voconces, à l'Est par la plaine d'Italie. Elle doit s'arrêter, au Midi, à la crête qui sépare l'Ubaye du Var et la Maira de la Stura.

La plupart des géographes veulent placer les Vesubiani sur l'Ubaye. Quoique l'analogie entre les deux noms soit bien faible, on peut l'admettre à la rigueur, et supposer en outre que les Vesubiani de la liste cottienne, et les Esubiani du Trophée sont le même peuple.

Cela posé, la liste du Trophée, qui suit la crête des Alpes du Nord au Sud, nous donnerait les emplacements suivants :

 

Salassi

Val d'Aoste.

Acitabones

? Val d'Orco, à moins qu’il y ait une erreur de copiste (Acitabones pour Centrones).

Medulli

Maurienne.

Uceni

Vallée d'Oz dans l'Oisans. On croit que les Uceni sont les Iconii de Strabon

Caturiges

Embrunois.

Brigiani

Briançon.

Sogiontii

Ces trois peuples ne se trouvant pas dans les états Cottius, ne peuvent être que des clients Voconces, habitant depuis l'Oisans jusqu'au confluent de l'Ubaye.

Brodiontii

Nemaloni

Edenates

Seyne.

Esubiani

Barcelonnette.

Veamini

Gallitæ

Hautes vallées du Verdon et du Var.

Triuallati

Ectini

Saint-Étienne-de-Tinée.

Vergunni

Vergons ; vallée du Verdon entre Allos et Castellane.

Equituri

Autour des confluents du Var avec la Tinée et la Vésubie, ou sur cette dernière rivière.

Nematuri

Oratelli

Nerusi

Vence, rive droite du bas Var.

Velauni

? Comté de Beuil ; Puget-Théniers ?

Suetri

Castellane.

 

Le val de Stura était habité par les Vagienni, et la rive gauche du bas Var par les Vediantii. Comme nous le verrons aussi, les Bodiontici habitaient Digne, et les Sentii Senez. Il s'ensuit que les emplacements disponibles pour les Gallitæ et les Triullati, d'une part ; les Eguituri, les Nematuri et les Oratelli, de l'autre, sont très limités. Le hasard fera peut-être que les Oratelli soient attribués à ce canton d'Utelle, où l'on avait voulu un peu audacieusement retrouver leur nom.

L'identification est plus difficile pour le groupe cottien, dont l'énumération ne paraît pas avoir été faite dans un ordre aussi régulier.

Nous y trouvons d'abord :

Les Segovii, les Segusini, les Belaci, dans la vallée de la Doire ;

Les Caturiges, sur la haute Durance ;

Les Medulli, en Maurienne.

Où faut-il placer les Tebavii[48] et les Adanates ? Sera-ce près des Medulli, comme le veut Walckenaer, qui prétend que Modane s'est appelée jadis Adana ? Sera-ce au contraire plus près des Savincates, et faut-il penser que les Adanates de Suse sont identiques aux Edenates de la Turbie ?

Quant aux Egdinii, Venisani, Iemerii, ils semblent bien avoir habité les trois vallées italiennes adossées à celles de l'Ubaye et du Guil, mais c'est là une pure supposition ; elle n'a pour elle que l'impossibilité où l'on se trouve de placer encore trois peuples dans le bassin de la Durance et de l'Ubaye, et la grande probabilité qu'il y a de trouver les vallées vaudoises des deux versants réunies dans une même confédération.

Peut-être aussi peut-on placer les Iemerii dans la vallée de Mariaud et des Emmerées, près de la Bléone.

Aux peuples indiqués par les deux listes de Suse et de la Turbie, il faut en joindre quelques autres.

Pline nous signale les Avantici et Bodiontici, qui ont d’abord fait partie des peuples alpins, puis en ont été séparés. Il nous apprend, en outre, que les Bodiontici avaient pour capitale Dinia (Digne). Les Avantici devaient se trouver non loin de là, au sud de Gap, dans la vallée de l'Avançon. Soumis d'abord aux Caturiges, ils ont été annexés ensuite aux Voconces.

D'après Ptolémée, Dinia se trouverait chez les Sentii. On croit que ce petit peuple, uni aux Bodiontici, avait sa capitale à Sanitium (Senez), où il forma un diocèse spécial.

Dans la région comprise entre la Durance et la mer, ou plus exactement entre le mont Lubéron et la mer, nous trouvons surtout la grande confédération des Salluvii ou Salyens. Leur limite orientale n'est pas très bien déterminée. Les historiens et géographes anciens nous ont donné les noms et les positions d'un très grand nombre de tribus affiliées ou soumises à cette confédération ; mais on ne les accepte pas sans restriction pour la période qui nous intéresse. Parmi les noms qui nous sont indiqués, les uns (Segobrigii, Camatullici, etc.) semblent bien des noms de peuples ; d'autres (Cœnicences, etc.) proviennent de la situation de la tribu au bord d'une rivière (Cœnus) ; d'autres sont plus singuliers encore (Commoni, Anatilii). Sans accepter les étymologies latines d'E. Desjardins, invraisemblables pour des peuples où la langue latine ne s'est substituée que beaucoup plus tard au grec, on peut supposer à quelques-uns de ces noms une origine grecque. Nous les énumérerons, en parlant des Tricores et des Tricolli de Pline.

Sur l'Argens, entre Fréjus et la Durance, les Suelteri étaient assez importants pour figurer sur la carte de Peutinger. Dans l'Esterel, les Oxybii[49] et les Ligauni, voisins immédiats des Deciates d'Antibes, Cannes et Grasse. Le Verdon, en aval de Castellane, appartenait aux Verrucini (Vérignon). Plus au Nord, les Reii ont laissé leur nom à Riez. Ils appartenaient à la confédération des Albiæci.

Il nous reste à placer quelques peuples nommés par Pline, et pour lesquels il est nécessaire de citer le texte même du naturaliste.

Après les Bouches du Rhône et les Fosses Mariennes, il nomme :

L'étang Mastromela ; l'oppidum Maritima des Avatici ; au-dessus la Crau, célèbre par les combats d'Hercule ; la région des Anatilii, et à l'intérieur celle des Desuviates et celle des Cavares.

En repartant de la mer les Tricores, et à l'intérieur les Tricolli, les Voconces et les Segallauni ; un peu plus loin, les Allobroges.

Sur le rivage Marseille, ville des Grecs Phocéens, notre alliée. Le cap Zao, le port de Citharista (Ceyreste près de la Ciotat) ; le pays des Camatullici, puis les Suelteri, et au-dessus les Verrucini.

Sur le rivage Athenopolis des Marseillais, Forum Julii Octavanonim colonia (Fréjus), qu'on appelle Pacensis et Classica ; le fleuve Argens y passe. La région des Oxybii et des Ligauni, et au-dessus d'eux les Suetri, les Quariates, les Adunicates.

Sur le rivage l'oppidum latin Antipolis (Antibes). La région des Deciates, le fleuve Var.

L'ordre dans lequel les pays et les villes sont énumérés est bien net. Il faut remarquer aussi qu'il s'agit là de la Gaule, et non des Alpes, régions bien distinctes administrativement. Tous les peuples nommés ici doivent se trouver dans la Provincia.

Les Tricores, contrairement à l'opinion d'E. Desjardins, doivent se trouver entre la Crau et Marseille, et ils s'étendent sans doute vers le Nord jusqu'au Lubéron (de Gardanne à Pertuis et à Manosque). Les Anatilii, les Avatici (Camargue, étang de Berre), les Desuviates (étang de Dezeaumes, ci-devant Desuviaticus lacus, au nord de la Grau), les Comicemes (sur la Touloubre), les Samnagenses, sur la Duransole, sont les tribus des Salluvii à l'ouest des Tricores, A l'Est, on trouve les Commoni (région de Marseille), les Segobrigii, les Albici. Peut-être les Camatullici en faisaient-ils également partie. Mais la présence des colonies grecques avait dû dissoudre depuis longtemps les liens de la confédération.

Les Tricolli, qui sont nommés entre les Tricores et les Voconces, devaient habiter la rive droite de la Durance en amont de Manosque. Walckenaer a cru reconnaître leur nom dans celui de Trescléoux (diocèse de Sisteron) ; rien n'est plus incertain, mais il serait assez naturel d'attribuer à ce peuple le diocèse de Sisteron. Il faut repousser, en tout cas, l'étymologie latine que propose Desjardins pour ce nom de Tricolli. Quant aux Quariates et Adunicates, nommés au-dessus des Suetri, on a pu y reconnaître les Quariates du Queyras et les Adanates placés à Modane (?), mais pour passer de Castellane au Queyras et à Modane, le saut est bien grand, et surtout, ce qui est plus sérieux, Pline ne parle pas ici de la région alpine, mais de la Provincia, et sa nomenclature y est très strictement limitée. Nous sommes donc porté à supposer que les Quariates et les Adunicates sont des peuples de la Province, clients des Voconces ; les uns sur la rive gauche de la Durance (La Motte du Caire ?)[50] et les autres sur le Buech, ou peut-être à l'embouchure de l'Ubaye. Ils se confondraient alors avec les Edenates, dont la capitale est à Seyne.

Sur la rive droite du Rhône, nous avons les Helvii dans le Vivarais ; les Volcæ Arecomici entre l'Ardèche et l'Hérault (diocèse de Nîmes) et les Volcæ Tectosages jusqu'aux Pyrénées.

Ces deux derniers peuples sont établis depuis peu (IVe siècle), et il ne semble pas qu'ils se soient assimilé ou qu'ils aient privé de toute indépendance les peuples ligures et ibéro-ligures de la région narbonnaise : la table de Peutinger porte encore le nom de l'Umbranicia entre l'Aveyron et les Bouches-du-Rhône, ce qui nous prouve la persistance d'un rameau de la race ombrienne.

Les Sardones existent encore sur la côte du Roussillon, les Ceretes sur le Tech (Ceret), les Elisyces autour de Narbonne.

On vient de passer en revue les différents peuples de la Gaule méridionale. Pour ne parler que de la région alpine, on les voit groupés en plusieurs grandes confédérations : les Allobroges, les Cavares, les Voconces, les peuples cottiens, les Salyens, les Albici, les Vediantii, etc. La zone d'influence de chacune est flottante : des Allobroges aux Cavares, des Voconces aux Caturiges, on ne sait pas exactement où se trouve la frontière. Mais c'est là, pour notre sujet, un point secondaire ; que les Segallauni dépendent des Allobroges ou des Cavares, que le Gapençais appartienne aux Caturiges ou aux Tricoriens, il importe peu. Ce qui est plus essentiel, c'est que les diverses confédérations, dans l'ensemble, sont bien distinctes. Il y avait là, du reste, des différences ethnologiques très prononcées : les peuples Cottiens, Médulles, Caturiges, Segusini, etc., étaient des Ligures ; les Allobroges et les Cavares étaient des Gaulois. Il pouvait arriver qu'on étendît le nom de Cavares aux petits peuples gaulois riverains du Rhône et clients des Cavares, mais nul ne pensait à étendre le nom d'Allobroges aux peuples Cottiens, aux Voconces, aux Cavares. C'est de nos jours seulement que l’on a imaginé de transformer le nom d'Allobroges en une sorte de nom générique applicable à tous les montagnards. Ni Polybe, ni César, ni Strabon, ni Ptolémée, ni Pline, ni Cicéron, ni ses amis n'y voient autre chose qu'un peuple bien déterminé, très distinct de ses voisins.

Tels sont, à peu près, les peuples de la Gaule narbonnaise et leurs frontières au temps de César et d'Auguste. Qu'y a-t-il là d'applicable à l'époque d'Annibal ?

Comme on peut le penser, les historiens qui, depuis deux cents ans, ont écrit sur Annibal, ne se sont pas Tait faute de jeter par-dessus bord les données géographiques qui les gênaient ; Marindin déclare inadmissible que la répartition des territoires gaulois ait été la même en 218 qu'au temps de César ; et il était moins hardi, à coup sûr, de faire émigrer les Allobroges ou les Tricastins que de détourner le Rhône ou l'Isère. Nous avons expliqué dans le chapitre précédent pourquoi nous pensions que le Rhône et l'Isère avaient gardé leurs vallées respectives depuis le IIIe siècle avant notre ère ; il reste à montrer qu'Allobroges et Tricastins ont fait preuve de la même stabilité.

Les Phéniciens ont commencé à s'établir sur les côtes de la Méditerranée occidentale dès le XIIe siècle avant J.-C, et leurs comptoirs se succédaient à intervalles très serrés depuis les colonnes d'Hercule jusqu'au pied de l'Apennin. On a retrouvé des traces de leurs établissements près du cap Cerbère, où le port consacré à Astarté, puis à Aphrodite, est devenu Port-Vendres ; puis à Ruscino, sur la Tet, dont le nom semble être d'origine sémite ; au temple d'Astarté près de l'étang de Vendres (embouchure de l'Aude) ; dans l'île de Blasco (Brescou), près d'Agde ; sur la montagne de Cette, alors entourée par la mer ; près de Maguelonne ; au temple de Melkarth, sur l'étang de Berre ; près du cap Couronne ; à Marseille et dans les îles Phænice (Pomègues) ; à Carsici (Cassis), etc.

Les marins grecs qui leur succédèrent à la fin du VIIe siècle, après la décadence de Tyr, reprirent pour leur compte les établissements phéniciens, et en établirent d'autres, et quand, au VIe siècle, les Phocéens furent venus se fixer définitivement à Marseille, ils résolurent de garantir leur existence et leur sécurité en occupant, non seulement les ports maritimes, mais un territoire d'une certaine étendue autour de Marseille. Outre les comptoirs qu'ils avaient sur la côte, ils en établirent sur le Rhône et sur la Durance.

Le territoire de Marseille, c'est-à-dire le pays qui en dépendait au temps de sa splendeur, par conséquent avant l'arrivée des Romains, s'étendait jusqu'aux Alpines et même au delà, puisque Cavaillon et Avignon lui ont été soumisesArtémidore, cité par Etienne de Byzance, qualifie chacune de ces deux villes de πόλις Μασσαλίας —. L'ancien nom de Thèlinè, donné à Arles par Festus Avienus[51], est grec, et nous savons que des Grecs l'habitaient... Enfin, le mot Gretia de la table de Peutinger est comme un souvenir de l'extension du domaine marseillais sur la terre de Provence[52].

Les dépendances de Marseille devaient être : les pays des Segobrigii, des Avatici, des Desuviates, des Samnagenses, des Cœnicenses et partie de celui des autres Salluvii, ce qui correspond à peu près au département des Bouches-du-Rhône.

Les cités de Cabulliôn (Cavaillon), de Thèlinè (Arles), d'Aueniôn (Avignon), de Rhodanousia et Heraclea (dans le delta du Rhône). Ces deux dernières villes avaient déjà disparu du temps de Strabon qui disait : Il y a aussi des écrivains qui racontent qu'il y eut une ville appelée Heraclea près de l'embouchure du Rhône[53].

Les colonies marseillaises étaient : Hemeroscopion et Emporion, en Espagne ; Agatha (Agde) ; Tauroentum, etc. Marseille avait aussi des comptoirs à Rhoda (Rosas), à Pyrénè (Banyuls), etc.

Il ne faut pas plus d'un siècle à Marseille pour disputer avec succès l'empire de la mer aux Phéniciens. Sa marine écrase celle de Tyr et de Sidon, et Thucydide célèbre ses victoires. Ses marins et son illustre savant Pythéas explorent l'Atlantique et les régions d'où vient l'étain. Le commerce de la Gaule, par les voies de terre comme par l'Océan et par les fleuves, prend une très grande activité.

Les écrivains grecs du IVe et du IIIe siècle en indiquent les principales routes. Les campagnes de la Narbonnaise sont, à en croire F. Avienus, plus prospères dans ces temps reculés qu'elles ne le seront sous l'empire romain.

L'arrivée des Belges, au IVe siècle, clôt définitivement la [période des grandes invasions gauloises. L'occupation de la Narbonnaise par ces derniers envahisseurs, sous le nom de Volkes, achève de constituer la géographie politique de la Gaule méridionale, telle qu'on la trouve au IIIe et au IIe siècle avant J.-C Les nouveaux arrivés ont établi leur domination sur des peuples ligures ou ibéro-ligures, Bébryces, Ceretes, Sardanes, Elisyces, Umbranici, dont les noms figurent encore sur les descriptions et les cartes postérieures à l'ère chrétienne.

A partir de ce moment, il ne semble pas que les nations gauloises se soient déplacées, surtout dans la vallée du Rhône. Seules, quelques tribus helvètes ou germaines viendront s'établir en Gaule au Ier siècle, et leurs mouvements seront relatés avec soin.

Sous l'influence des Hellènes comme par le développement naturel de leur civilisation propre, les Gaulois s'apaisent et s'enrichissent. L'âge héroïque est terminé pour eux, et Henri Martin déplore leur corruption et leur décadence : Du commencement du IIIe siècle à la fin du second, la physionomie de la grande Gaule change peu à peu, surtout dans les régions du Centre et du Sud. L'agriculture gagne du terrain... la science religieuse et la valeur guerrière ne sont plus les seules forces sociales ; l'opulence se fait place à côté d'elles ; de grandes richesses s'amassent dans quelques familles... le faste déborde chez les Gaëls de Centre et du Sud... Les aventuriers errants deviennent des agriculteurs.

C'est alors surtout que se développe cette industrie gauloise dont nous avons essayé de donner une idée au commencement de ce chapitre, et c'est du IVe au IIe siècle que l'on peut suivre l'évolution des monnaies gauloises, monnaies arvernes et allobroges surtout. Celle étude numismatique nous révèle la présence continue d'un même peuple à Genève, à Vienne, à Grenoble durant cette longue période. Elle permet de tracer, comme on l'a vu plus haut, les courants d'influence commerciale et politique à travers la Gaule centrale, et l'histoire monétaire des Arvernes fait connaître l'étendue et la persistance de leur domination. Le moyen de supposer qu'entre ces deux grandes nations, Allobroges et Arvernes, les petits peuples de la vallée du Rhône vont s'agiter, émigrer et conquérir ? Peut-être faut-il admettre un certain flottement dans les frontières, un déplacement des zones d'influence, des changements dans la constitution des différentes confédérations ligures ou gauloises ; mais on peut affirmer que les Allobroges ne sont pas descendus de Chamonix à Vienne, les Tricastins de Grenoble à Montélimar pendant cette période. On a pu constater, du reste, par la seule disposition de leurs territoires le long du Rhône, bloquant les Ligures dans la montagne, que les Gaëls sont venus par les plaines, par le fond des grandes vallées, et ne sont pas descendus des sommets.

Les renseignements deviennent plus précis à partir de l'expédition d'Annibal. Les Marseillais, alliés fidèles des Romains depuis plus d'un siècle, surveillent les populations riveraines du Rhône et de la Méditerranée, dont le sort intéresse les deux républiques.

Dès l'an 216, Cneius et Publius Cornélius Scipion portent la guerre en Espagne. Vaincus et tués en 212, ils sont remplacés par G. Marcius, puis par Claudius Néron, et enfin par le jeune Cornélius Scipion, qui rentre triompher à Rome en l’an 206. Vainqueur à Zama en 202, il réduit Carthage à traiter en 201. L'Espagne est organisée militairement parles Romains en 197, et ils y continueront la guerre contre les indigènes jusqu'à la prise de Numance (133) par Scipion Émilien.

A partir de l'an 206, l'assistance des Marseillais et de leurs colonies devient très active et essentielle pour les Romains. Ce sont les Marseillais qui assurent les communications de Rome avec l'Espagne, soit au moyen de leurs navires, soit en surveillant les peuples de la côte et la voie Héraclée. On a des preuves nombreuses de l'usage que les Romains font de cette route : en 189, le préteur Bæbius se rend à Emporion par voie de terre ; attaqué et maltraité par les Ligures, il est transporté et soigné à Marseille, où il meurt. En 173, c'est le préteur Fabius qui tombe malade et meurt à Marseille, etc.

L'hostilité des Ligures finit par obliger les Marseillais à réclamer le secours des légions : en 154, une armée consulaire débarque sur la côte de l'Esterel, bat les Oxybii et les Déciates, qui menaçaient Antibes et Nice, et prend leur port Ægitna (Fréjus ?).

C'est peut-être en 150 que Polybe, ayant accompagné Scipion Émilien en Espagne, traverse la Gaule et suit la route même par laquelle Annibal a marché sur Rome en 218.

Peut-on supposer que dans l'espace de soixante ans environ qui sépare le passage d'Annibal et le voyage de son historien, la position des peuples gaulois et ligures se soit modifiée ? Polybe, si attentif à préciser les détails intéressants de cette marche ; Polybe, qui distingue avec soin les Allobroges des autres barbares, qui questionne les habitants sur l'itinéraire des Carthaginois et les localités où ils ont combattu, Polybe manquerait-il de signaler que les populations rencontrées et interrogées par lui ne sont pas les mêmes qu'Annibal a traversées et vaincues ?

Il est facile de supposer, à l'appui d'une opinion quelconque sur l'itinéraire d'Annibal, que les Allobroges sont descendus de la Maurienne sur l'Isère, les Tricastins du Grésivaudan sur l'Eygues ; ou que les uns et les autres sont venus de la Durance sur le Rhône et l'Isère ; mais, outre que de tels déplacements n'auraient pu avoir lieu sans une guerre sanglante pour refouler ou exterminer certains peuples inconnus riverains du Rhône, c'étaient des événements trop graves pour ne pas avoir leur contrecoup dans la région marseillaise. Il n'y avait pas assez loin de Montélimar, de Valence même à Avignon, pour que l'apparition de peuples conquérants à Valence et à Montélimar se produisît sans inquiéter les Grecs établis à Avignon. D'ailleurs Polybe aurait-il pu traverser les Alpes en voyageur, au milieu de peuples en armes, dans un pays ensanglanté par une guerre de conquête ? Il a, au contraire, circulé paisiblement parmi des hommes sédentaires, et il les a interrogés sur des faits dont leurs pères avaient été témoins soixante ans plus tôt. Mais bientôt les Romains paraissent sur le Rhône. En 126, les Marseillais appellent les légions contre les Salluvii, les Vocontii, Le consul M. Fulvius Flaccus arrive en l’an 123, et les bat. Son successeur Sextius Calvinus continue son œuvre Tannée suivante. Les Allobroges et les Arvernes manifestent leur hostilité en accueillant les chefs vaincus. Rome envoie aussitôt contre eux le consul Cn. Domitius Ænobarbus, qui passe la Durance, et rencontre les Allobroges sur l'Eygues (Soulgas) à Vindalium (123). Il leur inflige une sanglante défaite, mais il faut recommencer en 121. Le consul Q. Fabius Maximus écrase définitivement les Allobroges et les Arvernes sur l'Isère. C’est vers cette époque que s'organise la Province romaine, et que les Éduens contractent une alliance avec le peuple romain. Il ne faut plus songer désormais à aucune modification dans la géographie politique de celle région. Mais les Romains, qui se sont émus de l’accueil fait aux vaincus de 123, auraient-ils supporté bénévolement, dans les années précédentes, un mouvement offensif des Allobroges et des Tricastins ? Personne ne le croira, et l'on n'admettra pas davantage que les nombreux historiens et géographes qui ont écrit de l’an 218 à l’an 125, et dont Tite-Live, après Timagène, résume les relations, auraient omis de mentionner des événements aussi considérables qu'une invasion des Allobroges dans la vallée du Rhône. Il ne faut pas oublier que Strabon entre dans quelques détails sur la situation des Allobroges à cette époque : Pour leur lutte contre les Romains, dit-il, les Allobroges rangèrent sous leur commandement les petits peuples voisins en se plaçant eux-mêmes dans la clientèle des Arvernes[54]. Aurait-il manqué de dire, s'il en avait eu l’occasion, que les Allobroges s'étaient d'abord rapprochés des Arvernes, et avaient quitté leurs repaires des Alpes Grées pour descendre sur le Rhône ?

A quelques années de là (109), survient l'invasion des Cimbres et des Teutons. Ils battent une première armée romaine sur le territoire des Allobroges, qui ne bougent pas, puis ils ravagent la Gaule. Une de leurs tribus (les Aduatuques) se fixe entre la Meuse et l’Escaut ; une tribu helvète, qu'ils ont entraînée, va s’établir sur la Garonne. Les auteurs anciens ont soin de signaler la formation de ces deux nouvelles cités dans la Gaule. Trois armées romaines sont encore taillées en pièces par les barbares, qui envahissent l’Espagne. Pendant qu'ils y séjournent, Marins va les attendre au passage du Rhône, à Ernaginum (Saint-Gabriel) entre Tarascon et Arles. Les barbares viennent passer là, en effet, l'année suivante ; il les attaque aussitôt après et les anéantit à Fourrières (102).

Quarante années s'écoulent, pendant lesquelles commence à régner la paix romaine, César ayant soumis toute la Gaule. Mais en l'an 63, les Allobroges se décident à secouer le joug. Les détails de cette dernière guerre sont assez intéressants pour que nous citions le texte de Dion Cassius, qui l'a racontée :

Les Allobroges ravageant la Gaule Narbonnaise, Caïus Pomptinus, qui y commandait, envoya ses lieutenants contre les ennemis tandis que lui-même, prenant une position convenable, observait les événements pour pouvoir, selon l'occasion et au mieux des circonstances, leur donner des instructions et des secours.

Manlius Lentinus se porta sur la ville de Ventia et effraya tellement les habitants que la plupart s'enfuirent et que les autres demandèrent la paix. Ceux qui étaient dans les campagnes s'étant réunis pour l'attaquer subitement, il fut repoussé loin des murs, mais il pilla le pays en toute liberté, jusqu'à ce que .Catugnat, général en chef de toute cette nation, et quelques autres de ceux qui habitaient les bords de l’Isère, vinrent à leur secours. Il n'osa pas, alors, s'opposer à leur passage, à cause du grand nombre de leurs bateaux, et de crainte qu'ils ne se réunissent en voyant les Romains en bataille en face d'eux ; mais le pays devenait boisé à peu de distance de la rivière : il y prépara des embuscades et, surprenant ceux qui s'y étaient engagés, il les écrasa. Par malheur, en poursuivant des fuyards il tomba sur Catugnat en personne, et il aurait succombé si un violent orage n'était venu tout à coup arrêter la poursuite des barbares.

Sur ces entrefaites, Catugnat fut appelé loin de là, de sorte que Lentinus se remit à courir le pays et enleva la forteresse devant laquelle il avait échoué : Lucius Marins et Servius Galba avaient passé le Rhône, avaient dévasté les terres des Allobroges, et étaient arrivés enfin devant la ville de Solonum ; ils s'emparèrent d'un poste fortifié placé plus haut, vainquirent ceux qui s'opposaient à eux, et incendièrent quelques quartiers de la ville, qui était en partie construite en bois. Ils ne la prirent pas, cependant, car Catugnat survint alors et les en empêcha.

Alors Pomptinus, à cette nouvelle, marcha contre ce dernier avec toute son armée ; il investit tous les ennemis et les prit, à l'exception de Catugnat en personne. Le reste du pays fut alors aisément soumis[55].

On n'a pu identifier ni Solonum, ni Ventia, mais il résulte de la relation de Dion Cassius que Solonum était dans le pays même des Allobroges, au nord de l'Isère et à l'est du Rhône ; Ventia semble bien se trouver au sud de l'Isère, car, après avoir parlé des peuples riverains de l'Isère, Dion dit que Lentinus n'ose pas les attaquer au passage du cours d'eau (πόταμος) ; le seul fait qu'il ne nomme pas ce cours d'eau fait penser qu'il s'agit encore de l'Isère. Certains historiens supposent pourtant que πόταμος désigne ici le Rhône, bien que, quelques lignes plus bas, Dion parlant du fleuve pour la première fois, le désigne par son nom. Pour nous, c'est bien de l'Isère qu'il s'agit, et il en résulte que l'hégémonie des Allobroges s'étendait au sud de cette rivière. Dans l'opinion contraire, Ventia étant sur la rive droite du Rhône, il en résulterait simplement que les Allobroges possédaient des territoires sur cette rive, comme l'indique le tracé des limites du diocèse de Vienne.

Il semble bien que les opérations militaires ne s'expliquent raisonnablement que dans la première hypothèse : Pomptinus a envoyé le corps de Lentinus sur l'Isère par la rive gauche, pour appeler de ce côté l'attention de Catugnat ; cette diversion ayant attiré le chef allobroge au sud de l'Isère, le reste des troupes romaines en a profité sans perdre un instant pour passer le Rhône, prendre l'ennemi à revers et se trouver au cœur même du territoire allobroge. Si les trois corps de Lentinus, de Marius et de Galba s'étaient trouvés côte à côte dans le Forez, on ne comprend pas pourquoi ils auraient agi séparément ; Catugnat, vainqueur de Lentinus, n'aurait eu qu'à l'écraser, et se serait trouvé sur la ligne de retraite des deux autres, et près d'eux. Il part au contraire loin de là, d'après la relation, ce qui ne s'explique qu'en supposant son engagement contre Lentinus au sud de l'Isère, et Solonum assez loin au Nord, à mi-chemin de Vienne à Chambéry, par exemple.

Nous croyons donc pouvoir conclure de là que les Segallauni étaient alors soumis à l'hégémonie des Allobroges, et que la victoire de Pomptinus a eu pour résultat de les placer sous l’influence civilisatrice des Cavares.

En résumé, soixante ans après le passage d'Annibal, Polybe vient recueillir sur les lieux les témoignages des habitants, les traditions, et il ne donne pas à supposer que les peuples se soient déplacés dans ce premier intervalle. Il a dû rencontrer dans chaque vallée la tribu même qui s'y trouvait au temps de la seconde guerre punique, et il a traversé paisiblement toute la région. C'est alors que commence la conquête romaine : les moindres mouvements des Ligures, des Salluvii, des Voconces, des Allobroges sont observés et suivis sur-le-champ d'une intervention romaine. Les historiens ne nous ont pas laissé de description géographique de la Gaule à cette époque, mais leurs relations ne s'expliquent bien qu'en supposant Allobroges et Voconces dans les mêmes régions qu'au siècle d'Auguste, sinon plus au Sud, puisque les Allobroges viennent combattre sur l'Eygues. Allobroges et Arvernes sont séparés par le Rhône, et communiquent au moyen d'un pont de bateaux.

Surviennent les Cimbres et les Teutons : on mentionne les tribus helvètes qu'ils ont entraînées, mais on ne dit rien d'analogue pour les Allobroges. Ceux-ci n'ont pas bougé, et jusqu'à César, la Province pacifiée n'est le théâtre d'aucune migration nouvelle. Celle des Helvètes, provoquée par Arioviste, est maintenue par le proconsul au nord du Rhône, et reste sans influence sur la Province.

Il nous semble donc que la Gaule Narbonnaise s'est pacifiée progressivement du IVe au IIe siècle av. J.-C. et que les déplacements de frontières y ont été insignifiants entre le passage d'Annibal et celui de César. Rien ne permet de supposer qu'en l'an 218 av. J.-C. les Allobroges étaient en Maurienne ou à Digne, les Tricastins à Grenoble ou en Provence, les Voconces et les Tricoriens entre Gap et Briançon. De pareilles hypothèses ne reposent sur aucune présomption, et sont difficiles à concilier avec les quelques données positives que nous avons.

Prenons quelques exemples, qui feront mieux sentir la vérité qu'une discussion générale.

Tite-Live, on le sait, conduit Annibal dans l'Île, et place les Allobroges à proximité, puis dans l'intérieur de l'Île ; non content de cette contradiction, il raconte que la colonne carthaginoise, tournant à gauche au sortir de l'Île, passe chez les Tricastins pour longer ensuite les Voconces et se diriger vers les Tricoriens. C'est un itinéraire absolument incompréhensible si ces différents peuples occupent les territoires que nous leur avons attribués. Les historiens qui veulent suivre Tite-Live sont donc forcés de repousser les Tricastins vers Grenoble, les Voconces et les Tricoriens plus loin encore. Telle est, entre autres, la solution de Larauza :

L'histoire des nations barbares, dit-il pour nous y préparer, n'est que l'histoire de leurs migrations et de leurs déplacements continuels depuis leur première apparition, jusqu'à ce que des changements introduits dans leur manière de vivre parviennent à les fixer. Peuples pasteurs ou chasseurs, et partant essentiellement nomades, lorsque le besoin les pousse en avant, Us se jettent sur le premier pays qui leur offre des pâturages et des moyens de subsistance, et lorsqu'ils l'ont épuisé, ou que les productions du sol ne peuvent plus suffire à une population qui tend constamment à s'accroître, on les voit se répandre sur le sol voisin, s'en emparer, s'ils sont les plus forts, et réduire la tribu vaincue à aller elle-même chercher à s'établir ailleurs.

Tout cela est vrai en thèse générale, mais ne s'applique nullement aux Gaulois du IIe siècle avant J.-C. Le trop-plein de la population, depuis plusieurs centaines d'années, s'échappe régulièrement vers l'Italie, et non par nations entières, mais par détachements de tribus diverses. A partir du IVe siècle, époque où les Volsques s'établissent dans la Narbonnaise, on ne voit se produire aucune migration d'un peuple entier. Les Celtes, comme les Ligures, ne tendent qu'à se fixer au sol conquis ; l'agriculture, l'industrie, le commerce étouffent l'esprit guerrier. Au IIe et au Ier siècle avant J.-C, les migrations des Helvètes, où plutôt leurs velléités de migrations, sont les seules qu'on signale ; et durant cette période, les Marseillais et les Italiens ne cessent de parcourir la Gaule méridionale, dont l'histoire leur est connue. Tout changement important nous serait signalé. Imagine-t-on, du temps de Polybe, ou après la conquête de la Province par les Romains, une migration générale des Tricastins, des Voconces et des Tricoriens depuis le Grésivaudan jusqu'aux rives de l’Eygues ?

Mais Larauza va plus loin, et, sans nécessité absolue pour la thèse qu'il soutient, il veut que les Allobroges se soient trouvés entre la Durance et l'Isère, tandis que les trois peuples précités habitaient le Grésivaudan, et il imagine un chassé-croisé à travers le Vercors ou la plaine du Rhône. Ainsi le flux des Tricastins, Voconces et Tricoriens aurait heurté le reflux des Allobroges, et aucune mention de ce choc colossal ne serait parvenue jusqu'aux historiens marseillais ou romains ? Cette rencontre n'aurait pas inquiété le peuple romain autant que l'accueil fait à un roi vaincu ?

Si l'on néglige Tite-Live, et qu'on veuille simplement plier le texte de Polybe à l'hypothèse qui place l'Île au nord de l'Isère, il faut rejeter le premier combat d'Annibal avec les indigènes jusqu'en Maurienne. Or, ce combat (Polybe le précise) est livré contre les Allobroges. C'est donc au moment où, d'après les géographes contemporains de César et d'Auguste, Annibal devrait pénétrer chez les Médulles, que Polybe le ferait entrer sur le territoire des Allobroges. Aussi quelques historiens admettent-ils simplement que Polybe s'est trompé ; les autres veulent qu'au temps d'Annibal, les Allobroges aient occupé la Maurienne, et non le Grésivaudan.

Polybe a parcouru l'itinéraire d'Annibal en l'an 160 ou 150, et les Romains ont rencontré les Allobroges sur l’Eygues en 124-121. Dans cet espace de trente ans, les Allobroges seraient donc descendus de la Maurienne jusque sur le bas Rhône, sans rien écraser, sans rien refouler, sans donner lieu à aucune plainte ? Les Romains, qui les attaqueront bientôt sur le seul prétexte que les Allobroges ont accueilli un roi des Salluvii, n'auraient pas pris fait et cause pour les peuples riverains du Rhône ?

Dans ce qui suivra, nous supposerons toujours que les divers peuples gaulois : Cavares, Tricastins, Voconces, Allobroges, Tricoriens, occupaient sensiblement en 218 les territoires qui leur sont attribués par Strabon, Pline et Ptolémée.

 

 

 



[1] Dans l'Histoire de France, publiée sous la direction d'E. LAVISSE, Paris, 1902.

[2] VIDAL DE LA BLACHE, p. 36.

[3] BLOCH, p. 271.

[4] DESJARDINS, I, 429.

[5] Varron, De re Rustica, I, 7. — Pline, XVII, 4.

[6] BLOCH, p. 67.

[7] BLOCH, p. 67.

[8] César, III, 13.

[9] BLOCH, p. 68.

[10] César, VII, 22 et III, 21.

[11] De la période gréco-barbare de la ville d'Avignon il n'est resté d'autres souvenirs qu'un nombre assez considérable de médailles et de monnaies, et quelques inscriptions, monnaies et inscriptions ont une facture très archaïque et un caractère mixte, moitié grec, moitié gaulois, témoignant ainsi de la pénétration profonde de la civilisation grecque dans le milieu barbare de la Gaule... On connaît cinq types de monnaies grecques frappées à Avignon. Presque toutes portent sur leur face une roue à quatre rayons, avec les sigles ΜΑΣ ou ΜΑΣΣΑ intercalés. Celte roue ou disque à quatre rayons était l'un des attributs de l'Apollon pythien, κύκλος μαντίκος... Les plus anciennes sont en argent et en bronze, et portent l'image du sanglier qui est éminemment gauloise... Il finit par disparaître et est remplacé par le taureau comupète de Marseille, tandis que le revers porte la tête d'Apollon laurée ou celle de Diane tourellée, avec la légende ΑΟΥΕ ou ΑΥΕ (Aoueniôn ou Aueniôn). (LENTHÉRIC, Le Rhône, II, p. 277-278.)

[12] BLOCH, loc. cit.

[13] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 17.

[14] BLOCH, loc. cit., p. 67.

[15] Strabon, III, 2.

[16] On ne saurait trop insister sur ce point, si bien établi par M. Bérard dans Les Phéniciens et l'Odyssée, et si contraire aux préjugés existants.

[17] César, IV, 5.

[18] VIDAL DE LA BLACHE, loc. cit., p. 20-23.

[19] Statistique des Bouches-du-Rhône, II, 306.

[20] Περί θαυμασίων άκουσμάτων, chap. LXXXV.

[21] De origin., XIV.

[22] Le Rhône, I, 95.

[23] Géographie de la Gaule romaine, IV, 160.

[24] Page 9.

[25] BLOCH, loc, cit.

[26] Natürlich keine werthvollen Kunstbrücken, wis Neumann meint, sondern jene noch heute vorkommenden primitiven Stege, die aus mächtigen Tarmenstammen mit unterlegten Steinen bestehen. (P. 26.)

[27] Page 25.

[28] Atlas historique, texte explicatif, p. III, Paris, 1884.

[29] Nouveaux éclaircissements sur la ville de Cularo, aujourd'hui Grenoble, par M. CHAMPOLLION-FIGEAC, bibliothécaire de la ville. Paris, 1814 ; Antiquités de Grenoble, Grenoble, 1807.

[30] Voir aussi X, 15 : Isara, flumen maximum, quod in finibus est Allobrogum.

[31] HIRSCHFELD, Inscript. Galliæ Narb.

[32] César, I, 10-11. L'itinéraire de César ne peut être que le suivant : mont Genèvre, Gap, col de Cabre, Valence, Lyon.

D'Ocelum (Avigliana) à la limite des Voconces (la Roche des Arnauds) il y a 191 kilomètres qui furent faits en sept jours, soit 27 kilomètres en moyenne par étape.

Nous suivons l'excellente traduction de M. J. Bellenger, la seule traduction d'un auteur ancien que l'on puisse citer de confiance (I, 6 et 11).

[33] KIEPERT, Manuel de Géographie ancienne.

[34] Strabon, IV, 7.

[35] Strabon, V, 6.

[36] Tite-Live, XXI, 31.

[37] Pline, III, 7.

[38] Tite-Live, XLII, 7.

[39] Strabon, IV, 11 et 12.

[40] Voir le chapitre suivant et le croquis de la Gaule Narbonnaise, d'après Ptolémée.

[41] VIII, 3.

[42] On trouve au débouché d'un grand nombre de vallées, en Italie et dans la France centrale, des villes nommées Ocelum ou Ocela. On sait que le nom de Graia s'applique aux montagnes élevées, et notamment aux Alpes de Savoie, appelées par les Romains Alpis Graïa.

[43] OSIANDER, p. 117.

[44] IV, 3.

[45] Nous avons vu qu'on avait admis de la même façon, et à tort, l'identité de Δουεριων et Λουεριων, parce que ces deux noms figuraient dans un même chapitre.

[46] Inscriptions des Escoyères. TIVOLLIER, Monographie de la vallée du Queyras, p. 31-33, Gap, 1897.

[47] WALCKENAER, t. II, p. 29-32. — DURANDI, Piemonte transpadane, p. 52.

[48] On retrouve peut-être leur nom dans celui du mont Tabor ?

[49] M. Longnon attribue aux Oxybii la cité de Glannativa (Glandève) près de Puget-Théniers. Nous ne pouvons accepter cette solution, contredite par tous les auteurs, lesquels placent les Oxybii sur la côte, et leur attribuent un port, Ægitna. Polybe, XXXIII, 7. — Ptolémée, III, 10. — Tite-Live (Epitomé) XLVII. — Strabon, IV, 1 et 6. — Pline, III, 5 et 7. — P. Mela, II, 5. — Florus. — Quadratus ap. Saint-Byz.

[50] Rien n’est moins certain que l'étymologie Quariates (Caire) ; l'on peut soutenir avec vraisemblance que le mot Caire doit venir de la nature du sol. Mais ne pouvait-on pas en dire autant de Queyras, puisque les mots Queyrières, etc., se trouvent souvent dans les Alpes Cottiennes, et se rapportent à coup sûr à des détails topographiques ? Du reste, ces noms de Quariates ne peuvent-ils pas, comme ceux de Albici, Albiæci, provenir de la nature des roches ?

[51] Ora maritima, 679-681.

[52] E. DESJARDINS, II, p. 162.

[53] Il est superflu de rechercher l'emplacement de ces deux villes, déjà disparues du temps du Strabon, et il semble que leur identification avec Saint-Gilles et surtout avec Beaucaire ne répond nullement aux expressions des écrivains anciens.

[54] IV, 11.

[55] Dion, 47.