ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉGION RHODANIENNE AVANT LA CONQUÊTE ROMAINE.

 

 

I. — Géographie physique.

Nous ne pouvons discuter les relations, trop peu explicites, de Polybe et de Tite-Live, sans avoir décrit, tant bien que mal, le pays qu'Annibal a traversé. Si incomplète que soit notre connaissance de la Gaule ancienne, les quelques faits positifs que nous pouvons grouper suffiront, du moins, à donner une idée approximative du terrain, des hommes et des ressources de la région.

Faute de commencer par là, les historiens d'Annibal tiennent le lecteur à leur merci, lui révèlent les rivières, les peuples et les villes au moment et dans la mesure voulus ; ils le laissent ou le font raisonner dans les hypothèses les plus diverses. Tantôt on croirait que rien n'est changé depuis deux mille ans, que les armées marchaient avec les mêmes dispositions tactiques, les mêmes moyens de transport qu'aujourd'hui ; que les fleuves et les rivières avaient strictement le même régime, les mêmes bras passant dans les mêmes lits et entourant les mêmes îlots. Tantôt, au contraire, on imagine que le monde a été bouleversé : on fait accomplir, depuis l’an 200 jusqu'à nos jours, c'est-à-dire dans une partie des temps historiques, la presque totalité des phénomènes physiques attribuables à l’ensemble de la période quaternaire : les fleuves se sont ouvert de nouvelles vallées ; les mers ont d'autres rivages. Et surtout, l'erreur la plus commune, l'erreur instinctive, presque universelle, c'est de confondre Annibal marchant de Narbonne à Turin avec Stanley dans les ténèbres de l'Afrique, de considérer la Gaule comme une immense forêt vierge peuplée de tribus sauvages et nomades, sans ressources et sans voies de communication. Un jour nous assistons, avec le colonel Hennebert, au travail de l’état-major carthaginois dans la mairie de Grenoble : sur des cartes hypothétiques, on règle de grands mouvements d'armée ; ou bien, avec la plupart des historiens, nous suivons le Rhône entre Pont-Saint-Esprit et Roquemaure, et nous scrutons les bancs de sable nés d'hier, nous comptons les jeunes peupliers pour choisir ceux qui répondent aux descriptions de Polybe et de Tite-Live. Une autre fois, en revanche, on nous fera voir le Rhône remontant les terrasses de Chambéry ou rencontrant la mer aux portes d'Arles, et le colonel Perrin jugera tels fonds de vallée impraticables pour Annibal parce qu'il faudrait y supposer une route frayée, chose invraisemblable, paraît-il, pour l'historien qui nous a révélé le passage périlleux du Clapier.

La vérité, selon l'usage, se trouve entre les deux. Ce n'est ni la Gaule savante du colonel Hennebert, ni la Gaule vierge du colonel Perrin que les écrivains anciens, les géographes et les archéologues nous font connaître, mais un pays qui, pour n'avoir pas le degré de civilisation de la France moderne, n'en possède pas moins une industrie, une activité agricole et commerciale, une viabilité très développées.

Ce n'est pas là seulement ce que nous aurons à montrer. Pour assurer au lecteur l'intelligence de la question, la pleine faculté de contrôle et de critique, il faut lui fournir d'avance les renseignements que nous possédons sur la topographie et sur les dénominations géographiques, sur les villes et sur les peuples établis entre les Pyrénées et les Alpes. Il faut préciser avec soin ce qui est certitude, ce qui n'est qu'hypothèse, et surtout ce qui doit limiter le champ des hypothèses, car il leur est arrivé de passer toutes les bornes.

Lorsqu'on essaie de s'imaginer, diaprés le terrain même, ce qu'a pu être la configuration de notre pays à l'époque romaine ou gauloise, on est tenté de s'exagérer les changements survenus depuis vingt siècles. Les flancs des vallées offrent des traces manifestes d'érosion ; les plaines sont recouvertes d'alluvions récentes, et l’on voudrait presque affirmer qu'érosions et dépôts se sont produits dans les temps historiques. A vrai dire, il faut se montrer infiniment circonspect dans ces sortes d'études, et il vaut beaucoup mieux, tant qu'il s'agit des temps historiques, s'en tenir aux faits historiquement démontrés. Les éludes géologiques auront l'avantage de nous indiquer dans quel sens les phénomènes physiques ont modifié le sol ; les documents historiques serviront à établir des limites, des points de repère précis à des époques déterminées.

Il est constant, par exemple, que la physionomie des montagnes et le régime hydrographique ont été profondément transformés pendant les temps historiques, et par le travail de l'homme. Son œuvre a consisté ici en déboisements, livrant les montagnes sans défense à l'action des eaux, changeant les rivières en torrents, les desséchant souvent, raréfiant les pluies, appauvrissant le pays et le dépeuplant.

On peut regarder comme certain, dit M. Lenthéric, que l'écoulement général des eaux était beaucoup plus régulier, les pluies annuelles plus abondantes, le climat, par suite, plus égal. Les eaux suintaient à travers les ; feuilles mortes et le chevelu des racines, descendaient souterrainement dans les bas-fonds, jaillissaient de distancé en distance en fontaines fertilisantes, et alimentaient ainsi graduellement les rivières et les fleuves, dont les niveaux étaient sensiblement plus élevés, les débits plus abondants et surtout plus réguliers.

Dans quelle mesure cette situation initiale s'était-elle maintenue lors du passage d'Annibal ?

L'action destructive de l'homme s'était déjà fait sentir à l'époque de la conquête romaine. On ne saurait toutefois mettre en doute que la plupart des coteaux qui bordent le Rhône et toutes ses vallées latérales sont longtemps restés presque entièrement boisés, et que les grandes pentes de la région montagneuse des Cévennes et du Vivarais, et toutes les croupes des Alpes dauphinoises et briançonnaises étaient couvertes d'une magnifique végétation forestière[1].

L'introduction de la vigne par les Romains occasionna plus tard les premiers défrichements sur les coteaux ; mais, avant la conquête, on n'avait déboisé que les plaines, ce qui présentait moins d'inconvénients.

Comme culture générale, la vallée ne différait pas essentiellement il y a vingt siècles de ce qu'elle est aujourd'hui... Tout le long de la vallée du Rhône, depuis Lyon jusqu'aux marais d'Arles, toutes les plaines riveraines étaient ensemencées de blé ; quelquefois, mais plus rarement, d'orge et de millet[2].

Aussitôt après la conquête, le déboisement s'étendit si vite, que les Romains durent faire des lois pour l'arrêter[3].

Le mal commençait donc à se produire, mais on n'en sentait pas encore les conséquences désastreuses :

A l'époque où Annibal franchit les Alpes, dit le colonel Perrin, ces contrées étaient excessivement peuplées ; on peut s'en convaincre par le chiffre des prisonniers salasses que Varron fit vendre après sa victoire[4]. Une grande partie des pentes que nous voyons aujourd'hui dénudées, étaient couvertes de forêts ; le climat devait être plus doux, et les plateaux ravinés, déchirés, privés maintenant de toute végétation, devaient à celte époque être cultivés. Le mont Cenis, qui ne contient aujourd'hui que des pâturages, a été couvert de mélèzes ; on en trouve encore quelques-uns dans le ruisseau qui vient da petit mont Cenis, en face des chalets de Saint-Barthélemy. Des troncs d'arbres sont couchés au fond du. lac Les plateaux de Paris, de Rif-tort, de Brandes, sur la rive droite de la Romanche, entre le col du Lautaret, les Grandes-Rousses et l'Oisans, étaient boisés, cultivés et habités encore plusieurs siècles après la conquête romaine, ainsi que l'attestent, d'accord avec la tradition, les traces des terrains cultivés, les actes publics d'aliénation de certaines parcelles, conservés encore dans les communes de qui ces terrains relèvent, et enfin la découverte de nombreuses ruines d'habitations. Le déboisement, surtout, fut l'agent destructeur par excellence : c'est lui qui amena la rigueur des hivers, les glissements des contreforts, et par suite la dépopulation des Alpes. Tout le contrefort de Puy-Golèfre, avant d'arriver à La Grave, autour duquel passait la route, s'est écroulé ; la route y passe aujourd'hui en tunnel. Toute la paroi des contreforts au-dessus du lac de Lovitet et du Glot, où est la belle cascade de la Pisse, s’est effondrée et est descendue dans la Romanche. Au-dessus du Glot, le terrain s'appelle encore Sous les Scies, parce que jadis, on y exploitait les forêts. A présent il n'y a pas même le vestige d'un arbre, et il ne reste plus rien du sol où passait la voie de l'Oisans[5].

On trouve au sommet du Glandasse (vallée de la Drôme), une carrière de pierre jadis exploitée parles Romains ; on y voit des blocs dégrossis et même entièrement taillés, qui ont plus de 42 mètres de longueur. Il fallait donc qu'il existât, de ce point à Die, une route carrossable. Où passait-elle ? Où en retrouver les traces ?

Il est certain qu’à l'époque romaine, toutes ces montagnes des Alpes n'avaient pas l'aspect qu’elles ont de nos jours ; que leurs pentes devaient être couvertes de magnifiques forêts ; que c'est, comme aujourd'hui, la civilisation qui, en les exploitant, a démantelé les contreforts des Alpes, permis aux eaux d'entraîner au fond des vallées les terres végétales, et de produire ces ravins et ces escarpements, qui n'existaient certainement pas. Le déboisement a été un malheur irréparable, qui a fait des Alpes une immense ruine, n'offrant plus aucun rapport avec la description que nous en a laissée Strabon[6].

La tradition affirme que les sommets du Dévoluy, si nus, si stériles, dont toutes les terres végétales ont été entraînées par les eaux, furent jadis couverts de magnifiques forêts[7].

Nous trouvons ici des preuves historiques péremptoires : non seulement des voies romaines ont été emportées avec les montagnes qui les portaient, mais des ruines, des noms de lieux, des titres de propriétés, tous renseignements ne remontant qu'au moyen âge, nous font savoir, sans aucun doute possible, que les Alpes sont restées habitées pendant plusieurs siècles après la chute de l'Empire romain. C'est alors seulement que les montagnes ont achevé de se déboiser, et que les conséquences du travail humain se sont fait sentir.

On peut presque fixer une date à cette ruine des Alpes, car c'est au XIIIe siècle que l'histoire enregistre la plupart des cataclysmes qui ont violemment transformé la physionomie de nos montagnes.

A la fin du XIIe siècle, un pan de la montagne de Voudène, écroulé dans le lit de la Romanche, transforma toute la plaine du bourg d'Oisans en un lac profond ; mais la digue manquait de solidité : elle se rompit en 1219, et le lac, vidé soudain, se précipita sur les campagnes inférieures[8].

En 1248, une partie du mont Granier, qui termine au Nord-Est le massif de la Grande-Chartreuse, s'est écroulé, formant de ses débris le chaos de mamelons et de petits lacs appelé les abîmes de Myans.

Nous ne rappellerons pas ici les nombreux cataclysmes du même genre qui se sont produits du XIIe au XIVe siècle, mais il faut entrer dans quelques détails sur celui du mont Granier, qu'on a voulu faire intervenir dans la discussion de l'itinéraire d'Annibal.

Les débris du mont Granier ayant recouvert une grande partie du seuil qui fait communiquer la vallée de Chambéry avec le Grésivaudan, on a cru pouvoir en profiter pour affirmer l'existence, avant cette colossale avalanche, d'une communication de plain-pied entre l'Isère et le lac du Bourget.

L'examen du terrain contredit formellement cette assertion. Les rochers et les terres provenant de l'éboulement sont très nettement limités par une ligne qui passe à travers les villages des Marches et de Myans, s'étend au Nord-Ouest jusqu'à Chacusard, et revient vers le Villard sans empiéter sur la vallée de l'Albane. Ils n'ont pas atteint le couloir où passent la route et le chemin de fer de Montmélian. Il y a, depuis Chambéry jusqu'aux pentes régulières qui descendent vers l'Isère, une vaste étendue d'alluvions glaciaires succédant aux alluvions lacustres du Bourget. Si l'on suit la ligne formée par les points les plus bas, depuis le lac jusqu'au Grésivaudan, on trouve : 240 au Bourget, puis 241, 249, 257, 260, en remontant la Leisse jusqu'à Chambéry. Immédiatement au-dessus de cette ville, il n'y a plus de cote inférieure à 290. Il y a là un premier palier, une sorte de petit bassin lacustre, élevé de 30 mètres au-dessus de la plaine, et qui s'est vidé par la cluse de Chambéry, longtemps avant le début des temps historiques. Bientôt, on recommence à monter, de 290 mètres à 298, 300 et enfin 309. La gare de Myans est à 310 mètres, et de là on descend rapidement vers l'Isère, aux cotes 294, 269 et 266. Le seuil, antérieur à l'éboulement de 1248, se trouve donc à 44 mètres au-dessus de l'Isère et 70 mètres au-dessus du lac du Bourget. Pour qui sait avec quelle lenteur le sol se déforme dans la période géologique moderne, on ne conçoit guère de phénomène physique ayant pu produire un bourrelet de cette importance depuis la fin de la période glaciaire. On conçoit moins encore que le Rhône, coulant à 240 mètres d'altitude, ait jamais pu venir se déverser dans l'Isère, à la cote 266.

Nous voici, en apparence, très loin d'Annibal. En réalité, nous sommes au cœur même de la question, car nous rencontrerons un système d'après lequel le Rhône aurait suivi cette trouée de Myans postérieurement à la conquête du pays par les Gaulois. Mais, sans parler encore de ce point particulier, concluons par une observation fondamentale, qu'il ne faudra pas perdre de vue en discutant itinéraire d'Annibal : c'est que les phénomènes physiques survenus depuis vingt siècles, qu'ils soient imputables au déboisement ou à une cause extra-humaine, ont profondément modifié l'aspect des Alpes, substitué des escarpements et des éboulis à des pentes praticables, mais n'ont rien changé aux grandes lignes de l'hydrographie ou de l'orographie, telles qu'on les aperçoit sur une carte d'ensemble.

Le colonel Perrin, par des études très approfondies et très probantes, montre que telle vallée, autrefois habitée et cultivée, est devenue une gorge affreuse entre des murailles à pic, où l'on aperçoit de loin en loin, suspendus aux rochers avec une parcelle de l'ancien sol, des fragments de voie romaine. Il ne faut donc pas se hâter d'exclure, pour le seul motif d'impraticabilité, des itinéraires qui nous semblent trop difficiles à suivre aujourd'hui : qui sait ce qu'ils étaient il y a deux mille ans ? Au contraire, on peut rejeter d'emblée toute solution qui voudrait faire passer le Rhône dans la vallée de l'Isère, l'Isère dans celle du Drac, etc. Dans la région alpine, les efforts qui ont creusé les vallées, ouvert les cluses, sont hors de proportion avec les très faibles phénomènes physiques de la période moderne. Les cours d'eau déplacent leur lit au fond de leurs vallées respectives, mais ils n'ont plus la force de s'en échapper.

Si nous cherchons à suivre, depuis le lac de Genève jusqu'à la Méditerranée, les modifications que le déboisement et d'autres causes ont pu apporter à la physionomie du terrain et au cours des rivières, nous commençons à en trouver dans les montagnes de la Savoie. Les forêts y étaient plus abondantes il y a vingt siècles, mais la nature des roches, le climat et la quantité d'arbres qui ont échappé à la destruction, se sont trouvés suffisants jusqu'à présent pour entretenir la vie dans cette région. Seulement nous sommes à la limite, et il est grand temps d'enrayer le funeste déboisement

Les montagnes qui s'étendent dans le Chablais et le Faucigny, depuis le mont Blanc jusqu'au lac, formaient un obstacle aussi sérieux qu'aujourd'hui entre l'Arve et le haut Rhône. Il n'y a plus guère d'historiens qui veuillent faire passer Annibal par le grand Saint-Bernard ; on sait qu'avant de franchir ce col, le général carthaginois aurait eu à en traverser d'autres, plus difficiles encore, ou à longer la rive du lac de Genève, sur l'étroite corniche de Meillerie et Saint-Gingolph. Les écrivains grecs et latins auraient-ils, dans ce dernier cas, négligé de citer cette vaste nappe d'eau douce, si extraordinaire pour eux ? Les cluses étroites et profondes par lesquelles le Rhône traverse les chaînes du Jura n'ont pas été déplacées ; le lit du fleuve a voyagé sans cesse, au contraire, dans les petits bassins marécageux qui alternent avec elles, notamment près du lac du Bourget, plus étendu qu'aujourd'hui, et après le coude d'Aoste, autour des collines de l'île de Crémieu ; mais les bras parasites qu'il a pu former ici n'intéressent en rien notre sujet.

Si les montagnes de la Grande-Chartreuse n'ont guère pu se modifier, les terrasses caillouteuses qui en descendent vers le Rhône, entre Lyon et Valence, vaste cône de déjection des anciens glaciers, ont subi de grands changements. L'introduction de la vigne et des arbres fruitiers, après la conquête romaine, a permis d’utiliser tous les coteaux qui dominent le Rhône et l’Isère, el qui n'avaient jusque-là porté que des forêts. Les marécages, d'ailleurs peu étendus, qui bordent le Rhône en aval d'Aoste, ont été asséchés. La vallée de l'Isère, formée d'alluvions schisteuses, a été plantée de noyers et de mûriers. Avant la conquête, les pentes, comme la surface de ces plateaux, n'étaient couvertes que de forêts et de seigles ; on cultivait le blé, l'orge et le millet dans la partie basse, près de Lyon, et dans le fond des vallons.

En arrivant au pied des Cévennes, le Rhône reçoit son plus grand affluent, la Saône, à laquelle les anciens ont donnée successivement ou en même temps, trois noms très différents : Arar, Sauconna et Brigulus[9]. Chacun de ces noms ayant une physionomie gauloise caractérisée, on ne peut guère- leur assigner des âges différents.

L'Isère s'appelait en grec Ίσαρ, en latin Isara. Elle coulait, alors comme aujourd'hui, au pied du petit Saint-Bernard (Cremonis jugum, c'est-à-dire sans doute le col du précipice), parcourait le bassin de Tarentaise, largement ouvert, puis tournait à angle droit pour traverser une cluse étroite et longue et déboucher enfin dans la belle vallée de Grésivaudan. Elle y descendait, du Nord-Est au Sud-Ouest, vers l'oppidum de Cularo ; un peu avant le grand coude de la vallée, elle était rejetée par le Drac vers les montagnes de la rive droite, qu'elle serrait de plus près qu'aujourd'hui. Jusqu'en l'an 1219 après J.-C., le Drac se jetait dans l'Isère en amont de Grenoble, et la pressait, pour ainsi dire, contre l'éperon rocheux où se dresse aujourd'hui la citadelle. Un rocher calcaire qui a été mis en exploitation et dérasé peu à peu, dans les temps modernes, occupait autrefois la rive droite de l'Isère en aval du pont de Grenoble. Il n'existait rien et ne pouvait rien exister à cette place avant le XVIIe siècle ; on n'avait pu bâtir sur la rive droite que cette courte rangée de maisons qui est devenue le faubourg Saint-Laurent. Le faubourg de Perrière est de construction toute moderne. Longeant le pied de ces escarpements, l'Isère se précipitait sur les monts du Vercors, qu'elle heurtait près de Sassenage et dont elle suivait la base, en la rodant, jusqu'au bec de l’Echaillon.

Le cataclysme de 1219, dans l'Oisans, fit dévaler sur Grenoble une masse d'eau épouvantable et rejeta, on ne sait trop comment, le confluent du Drac en aval de cette ville. Dès lors, l'Isère ne fut plus poussée aussi violemment contre sa rive droite en face de Grenoble, mais en aval elle fut écartée de la rive gauche et ne vint plus en attaquer les pentes que vers Noyarey. Au XVIIIe siècle, la carte de Cassini nous la montre baignant les falaises de Noyarey, de Veurey, n'y laissant qu'une étroite corniche où, d'après Bourcet, l’artillerie ne passait qu'à grand'peine. Le nom de Maupas, porté par un hameau qui borde le chemin, caractérise ce défilé et confirme qu'il commençait autrefois tout près de Sassenage.

Aujourd'hui, l'Isère canalisée est maintenue au milieu de la vallée jusqu'à proximité immédiate du bec de l'Echaillon, où il nous reste, sur un ou deux kilomètres à peine, un dernier fragment de cette longue corniche qui remonta jadis jusqu'à Sassenage.

Des courbes bien dessinées conservent encore, sur les deux rives, la trace des érosions, mais il n'en faut pas tirer trop de conclusions, car elles furent creusées, pour la plupart, bien avant la période historique. Et d'ailleurs, il y en a partout, elles remontent aux temps où l'Isère remplissait son lit majeur.

Après le bec de l'Echaillon, la rivière serre encore de près le pied des montagnes jusqu'à Saint-Nazaire, puis coule dans une large vallée d’alluvions schisteuses jusqu'à Valence.

Son premier affluent de gauche, l’Arc, est un torrent de montagne d'un faible volume, sur lequel il est toujours facile de jeter un pont, mais qu'on ne trouve presque jamais guéable. En aval de Lanslebourg, où il passe au pied du mont Cenis, il se creuse une tranchée étroite, profonde, au milieu d'une vallée facilement praticable, mais barrée, depuis l'invention de l'artillerie, par le petit plateau fortifié de l'Esseillon. Au delà, de Bramans à Saint-Michel, la vallée est formée par deux talus boisés entrecoupés de rochers.

Près de Saint-Michel, une muraille naturelle barre complètement la vallée ; c'est une roche étroite, escarpée, qui a reçu le nom caractéristique de la Porte. La montagne du Télégraphe, qui la prolonge et lui fait vis-à-vis, porte aujourd'hui un fort qui commande ce défilé. Bientôt, après la petite plaine de Saint-Jean-de-Maurienne, on entre dans la gorge de Pontamafrey, où un fond plat de 500 à 600 mètres de largeur est dominé de part et d'autre par deux parois à pic. Après ce défilé, la vallée s'ouvre, formant une série de petits bassins ovales que séparent des passages plus étroits, mais toujours faciles. C'est à coup sûr la plus praticable des vallées alpines. L'Isère, entre Moutiers et Albertville, le Drac, la Drôme, l'Eygues, la Durance, sur presque tout leur cours, présentent des obstacles incomparablement plus fréquents et plus sérieux.

Telle que l’a faite la ruine de ses bois, dit O. Reclus en parlant de la Maurienne, c'est une très âpre contrée, tantôt blanche de ses calcaires, tantôt noire de ses schistes, ou jaune par les gerçures de ses éboulis que l'ocre de fer colore en orange. Le sol, les rocs, les plantes, l'homme aussi, faute de forêts à émonder, puisqu'il les a, soit détruites entièrement, soit délabrées à l’extrême, tout est glacé. Des souches el troncs séculaires dont la vie s'est retirée, peut-être çà et là quelques arbres isolés déclarent que la sylve montait autrefois plus haut sur les pentes[10].

Dans les parties qui étaient restées boisées et gazonnées, on voit poursuivre l'œuvre de destruction dont les résultats ne tardent jamais à se faire sentir. C'est, au milieu d'une prairie encore verdoyante, où deux ou trois sapins ont subsisté, la coulée d'un torrent qui s'est ouverte l'hiver dernier : le propriétaire des terres situées au-dessus, nous explique notre guide, a provoqué ce désastre local en rasant ses bois et saignant dans son pré le canal séculaire où les eaux étaient maîtrisées. Plus loin, la montagne a été dénudée, et s'effrite ; les éboulis forment avec les rochers en voie de décomposition un dédale où le sentier se perd. On aperçoit, çà et là, des moignons de sapins qui prouvent l'ancienne richesse de celle montagne, et la manière dont elle se perdit. Quelquefois on vous dit : c'est la grande inondation de 1866 qui a ruiné toute cette vallée ; ailleurs, on ne sait plus à quelle date lointaine remonte le désastre. On voit de loin, sur les prés plus élevés, les moulons qui achèvent l'œuvre de dénudation et arrachent les mottes de gazon quand l'homme a terminé la destruction des forêts. Ne nous hâtons donc pas de juger impraticables pour les anciens même certaines pentes qu'il faut gravir aujourd'hui parmi les rochers : de loin en loin, on y retrouve quelques parties bien visibles d'une ancienne route charretière, large, à pente douce, avec son mur de soutènement régulièrement bâti. Elle montait autrefois parmi les forêts et les prairies.

Le Drac prend sa source dans le Gapençais, et sa vallée assure une communication assez, directe entre l’Isère et la Durance. Le col Bayard, par lequel on passe du Drac à la Durance, est à 1.240 mètres d'altitude, mais on y parvient par des rampes insensibles, puisque Saint-Bonnet, sur le Drac, est à 1.022 mètres, et Gap, sur le versant opposé, à 800 mètres.

Le nom moderne du Drac ne dérive pas de son nom primitif. On le trouve désigné, au moyen âge, par les appellations de Draus, Dravus[11], Derausus, Drausus, et, dit-on, selon quelques chartes, Druentia. Dans le patois local, il s'appelle Draou. Il a été baptisé Dracus, Drac, à une époque récente, pour faciliter un rapprochement avec Draco (dragon) dans un récit allégorique.

A droite du Drac, la Romanche traverse cette vallée difficile, ces gorges étroites dont le colonel Perrin a si bien décrit les transformations. C'est là que passe aujourd'hui la route de Grenoble à Briançon par le Lautaret. Une voie romaine y fut construite aussi à grand renfort de travaux d'art.

Par sa rive gauche, le Drac communique avec le Buech, Sisteron et la Provence. Le col de la Croix-Haute, où passe la route, est à 1.500 mètres d'altitude ; mais on y accède sans effort : Lus, à 7 kilomètres du sommet, est à 1.060 mètres, et le Monestier de Clermont, distant de 35 kilomètres, à la cote 800.

Le confluent de l’Isère et du Rhône est à quelques kilomètres en amont de Valence. En aval, le Rhône reçoit la Drôme (Druna, Doueriôn ?) dont la vallée, considérablement transformée par les éboulements, présente des bassins lacustres séparés par des closes étroites et difficiles à franchir. Cette vallée conduit, par le col de Cabre (1.180) à Aspres sur le Buech, croisement des routes de Valence à Briançon et de Grenoble à Sisteron. La route du col de Grimone relie la Drôme au Drac, et ouvre une communication vers Grenoble, raccordement symétrique de celui qui relie Sisteron à Gap par la Bâtie-Monsaléon.

Ces deux cols, sans être difficiles a franchir, ne sont pas accessibles par des pentes aussi douces que le col Bayard et celui de la Croix-Haute ; les ravins par lesquels on y monte sont étroits et rudes.

Après la Drôme, le Rhône reçoit le Roubion, puis le Lez, rivières insignifiantes à tous points de vue. On trouve le nom de Letoce (Lez) dans les itinéraires romains, mais des documents postérieurs lui donnent le nom de Ledus.

La ville de Pont-Saint-Esprit, point le plus élevé où l’on songe à faire passer le Rhône par Annibal, se trouve UQ peu en amont du Lez, presque au confluent de l'Ardèche. Cette dernière rivière est le plus gros affluent de droite du Rhône entre Lyon et la mer. Après avoir coulé dans des gorges étroites, inaccessibles, elle s'épanouit au débouché dans la plaine en une sorte de lac, et forme un obstacle sérieux dans toute la seconde moitié de son cours. Elle est parfois terrible ; elle n'est jamais insignifiante pour le passage d'une armée.

C'est à partir d'ici, naturellement, que nous essaierons de suivre pied à pied le cours du Rhône, et d’en imaginer les déformations. Nous citerons, à défaut de données plus certaines, les remarques faites sur le terrain avec une rare sagacité par le colonel Perrin ; mais c'est ici particulièrement que nous rappellerons ce que nous disions au début de cette étude : on aperçoit bien les bras morts, les traces des lits successifs du Rhône ; on peut bien dire : autrefois il a passé là ; mais à quelle antiquité remonte cet autrefois ? S'agira-t-il des temps préhistoriques, de l’époque romaine, ou d'une autre plus récente encore ? Rien ne nous le fera savoir si nous nous bornons à l'examen des vestiges encore empreints sur le sol.

A cette (?) époque, dit le colonel Perrin[12], le Rhône ne suivait pas le lit actuel ; à l'inspection des terrains, et d'après les dépressions que suivent encore aujourd'hui les canaux, on peut établir quelle Rhône, après avoir battu les rochers de Mornas, traversait la plaine presque en ligne droite et sans former d'îles, laissant Caderousse à sa gauche et rasant les rochers du Lampourdieu ; baignait Auriac, qui était encore il y a 38 ans un port très fréquenté par la navigation du Rhône, et qui n'a cessé d'exister que par suite des travaux d'endiguement qui ont commencé en 1841-1842.

La carte de Cassini, presque contemporaine (de quoi ?), ne signale aucune île dans cette partie du lit du fleuve.

Le Rhône, après avoir quitté Mornas, côtoyait les terrains de conglomérats de poudingues légers qui sont sur la rive gauche ; en quittant Piolenc, il se dirigeait vers le petit et le grand Frigoulet, suivait la petite Guiranne, où le canal porte encore le nom de Branche de la Gueyrannette, laissait Caderousse à gauche, gagnait Queyranne et Auriac, d'où, laissant à droite le château de Leis, actuellement isolé au milieu du Rhône sur un rocher que le travail des eaux a séparé de l'Esquatillon, et à gauche le rocher de Pierre-feu, qui ne figure pas sur la carte, il suivait la branche orientale actuelle, qu'on nomme le Bras des Arméniens...

Il y a quelques années encore, le bras Est seul était navigable, et les bateaux, après avoir suivi le bras oriental, qu'on nomme le bras de Caderousse, passaient dans le bras occidental par le canal qui sépare l'île du Colombier de l'île de la Piboulette, et qu'on appelle le trou de Caderousse... Le bras qui a séparé les Capellous en deux parties n'a pas plus de 25 ans d’existence...

Plus bas, le Rhône baignait le pied des collines qui s'étendent de Roquemaure à Villeneuve-lez-Avignon, car tout le terrain entre elles et le fleuve ne se compose que d'alluviens... Après avoir desséché l'étang de Pujaut (1630), les chartreux de Saint-Bruno firent, de la pointe à Canon à Taleur, la digue de 2.700 à 3.000 mètres qui existe encore, pour conquérir les alluvions du Rhône.

Ces renseignements ne manquent certes pas d'intérêt, mais on voit à chaque pas le défaut de la méthode suivie parle colonel Perrin : il nous prouve que la situation actuelle est toute récente, que les bras du Rhône, tels que nous les voyons, se sont formés depuis 48, 50, 55 ans à peine ; s'ensuit-il que la situation d'il y a 60 ans, ou celle même que reproduisait en 1740 la carte de Cassini, fût à peu de chose près celle de la plus haute antiquité ? Il s'est fait sans doute, ou plutôt il a été fait, depuis un siècle, des changements subits qui ont mis fin à un état de choses séculaire, antérieur à toute histoire ; mais il n'en est pas de même partout, et en général les bras, les îles du Rhône sont sujets à d'incessantes transformations.

Après le passage du Pont-Saint-Esprit, dit M. Lenthéric[13], la pente du Rhône s'adoucit d'une manière sensible et continue. Cette pente, qui est de 80 centimètres environ par kilomètre entre la Drôme et l'Ardèche, ne dépasse guère 45 centimètres entre l'Ardèche et la Durance... La vitesse du courant diminue dans la même proportion. Le fleuve commence à ne plus avoir la force de charrier ses graviers et ses limons ; il les abandonne çà et là, un peu partout sur sa route, dans tous les endroits où un élargissement du lit, une plus grande étendue des grèves latérales, l'existence d'un banc de gravier qui brise le courant, un coude qui le rejette sur la rive opposée, un rocher, un massif d’arbres en taillis, la moindre cause accidentelle provoque quelques remous et donne naissance à une de ces zones tranquilles plus ou moins étendues qu'on appelle des mortes eaux. La vallée s'élargit alors peu à peu. Trois grands affluents torrentiels du Rhône, l’Ardèche, l’Aigues, la Cèze, sans compter un nombre assez considérable de petites rivières secondaires, augmentent à la fois le volume des eaux et celui de ses atterrissements. Le courant du fleuve, influencé par ces apports latéraux se divise en deux ou trois bras. Les vases, les graviers et les sables se déposent de plus en plus, et le lit majeur est encombré d'îlots et de bas-fonds.

Les cartes du cours du Rhône, dressées depuis la fin du XVIIIe siècle, fournissent à ce sujet les plus intéressantes indications. A moins de vingt ans de distance, elles présentent des variations considérables. Des îles anciennes ont disparu, de nouvelles se sont formées ; ou plutôt se sont modifiées, divisées ou réunies. Le lit du fleuve a changé de place. Les courants ont passé d'une rive à l'autre. Là où se trouvait un haut fond, la sonde relève un gouffre. Les bancs de sable se sont développés, presque tous allongés et soudés les uns aux autres. C'est un désordre complet, une instabilité perpétuelle... Toutes ces îles basses, couvertes d'oseraies verdoyantes, émergent à peine de quelques centimètres au-dessus des eaux moyennes et sont recouvertes par les grandes crues ; elles sont traversées par un dédale de petits bras sinueux du fleuve, appelés dans le pays des roubines, des lônes, des brassières... A quelques kilomètres seulement en amont d'Avignon, on n'eu comptait pas moins d'une trentaine au commencement du XIXe siècle, dont quelques-unes mesuraient plusieurs centaines d'hectare ; les îles du grand et du petit Saint-Marc, l'île du Seigneur ou de Mortemart, les îles du grand et du petit Dragonet, l'île de Sahuc ou des Voleurs, les îles d'Oiseiay, l’île de Durban, l'île de la Vergentière, l'île de la Motte, les îles de Bonne-Ame, de la Priade, de Paturas ; enfin la grande île de la Barthelasse, qui n'était pas encore soudée à l'île du Piot, au droit même d'Avignon.

D'une manière générale, l'examen de toutes les cartes anciennes semble indiquer que le courant du fleuve a une tendance à se porter du côté de la rive droite. C'est le contraire qui a lieu aujourd'hui : le bras navigable du fleuve, les grandes profondeurs, les eaux rapides se trouvent sous les murs mêmes d'Avignon, mais ce résultat tout à fait artificiel est dû aux travaux récents entrepris depuis une trentaine d'années pour assurer et régulariser la navigation du fleuve. Il y a à peine un demi-siècle, le bras du Rhône qui longe Avignon était une simple lône presque atterrie en temps de basses eaux, à peine navigable par les eaux moyennes. La batellerie passait de l'autre côté de l'île de la Barthelasse, au pied de la tour de Philippe le Bel, sous les murs de la Chartreuse de Villeneuve et du fort Saint-André. Si le bras navigable passe aujourd'hui sous les murs mêmes de la ville, c'est qu'il n'obéit plus aux lois naturelles et qu'il y a été conduit artificiellement par une véritable dérivation.

En résumé, l’on peut dire que le Rhône, abandonné à lui-même, a été porté vers l’ouest par la pente générale du terrain et par l'effet, constaté dans tous les cours d'eau du globe, de la rotation terrestre. Contrairement aux observations du colonel Perrin, le bras principal du Rhône, tant que la canalisation ne l'a pas détourné, a suivi le pied des hauteurs de la rive droite. Ceci d'ailleurs est de peu d'importance pour nous ; l’essentiel est de savoir que les bras et les îles du Rhône, comme nous l'apprend M. Lenthéric, sont perpétuellement instables. Où le Rhône embrasse aujourd'hui une île, il a pu très bien n'avoir autrefois qu'un bras unique, et inversement. On se trompe donc fort lorsqu'on veut préciser le point de passage d'Annibal, soit d'après le tracé actuel, soit d'après celui du XVIIIe, du XVIIe, voire même du XVIe siècle. Les recherches de cette nature peuvent être considérées comme non avenues. Leur suppression, d'ailleurs, n'infirme en rien les conclusions générales d'un auteur, et il semble vraiment qu'on devrait s'estimer bien heureux si l'on connaissait le véritable passage à 20 kilomètres près, sans faire parade d'une exactitude illusoire.

Il ne faut pas, cependant, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, s'exagérer les transformations accomplies depuis vingt siècles. Certes, les îles du Rhône, pendant cette période, ont pu tantôt s'agglomérer et tantôt se subdiviser ; des bras nouveaux ont pu se former ; toutefois, les principaux accidents qui marquent le cours du fleuve sont restés les mêmes. Une grande île comme celle de la Barthelasse, qu'elle se soude à un petit îlot voisin ou qu'elle se divise momentanément à Tune de ses extrémités, n'en garde pas moins à travers les siècles son existence et sa forme générale. Les bras qui naissent ou qui disparaissent sont à peu près sans importance au point de vue du passage. II n'y a guère dans le Rhône, à chaque instant, qu'un seul bras navigable, profond et large ; les autres sont insignifiants et presque toujours guéables ou même desséchés dans la période des basses eaux.

Annibal, ayant franchi le Rhône dans la saison où les eaux sont les plus basses, ne devait pas se soucier beaucoup de ces bras secondaires du fleuve. Aussi s'étonnerait-on du soin avec lequel son historien a noté qu'il choisit un point où le fleuve n'avait qu'un seul bras, si l'on ne devait trouver une explication plus naturelle en plaçant le point de passage plus bas.

Dans la partie que nous venons d'étudier, le Rhône reçoit un affluent de gauche, l'Eygues, dont la vallée, souvent étroite, offre pourtant une communication facile avec celle de la Durance ; on y trouve les vestiges d'une voie romaine, peut-être celle que mentionne Strabon pour le trajet d'Arles à Briançon. L'Eygues reçoit à droite, dans les montagnes, un affluent nommé l’Oule, puis il débouche en plaine, guidé par deux rangées de collines parallèles. A peu de distance du Rhône, il forme une sorte de delta, détachant à gauche un bras secondaire, qui passe à Orange.

En aval de l'Eygues, le Rhône reçoit l’Ouvèze et la Sorgues. L'Ouvèze coule à peu près parallèlement à l’Eygues ; la Sorgues jaillit des montagnes par la fontaine de Vaucluse, se répand dans la plaine en un grand nombre de canaux naturels ou artificiels et forme enfin deux bras, dont l'un va rejoindre l’Ouvèze a Bédarrides, tandis que l’autre descend par Védène à Avignon.

Strabon dit (IV, 11) en parlant de ces trois cours d'eau : Entre la Durance et l’Isère, il y a d'autres rivières qui descendent des Alpes dans le Rhône : deux baignent la ville des Cavares et, réunies en un seul cours d'eau, se jettent dans le Rhône ; la troisième, le Soulgas se jette dans le Rhône près la ville de Vindalium à l'endroit où, dans une grande bataille, Cn. Ænobarbus défit plusieurs myriades de Celtes. Dans ce même espace, il y a plusieurs villes, Avignon, Orange et Aeria, bien aérienne certes, dit Artémidore, étant postée à une grande hauteur.

Il est difficile de né pas reconnaître la Sorgues et l’Ouvèze dans les deux rivières qui, réunies en une seule, se jettent dans le Rhône ; ni l'Eygues, ni le Lez, ni le Roubion, ni la Drôme ne peuvent répondre à cette définition : leurs cours à peu près parallèles sont contenus entre des chaînes de hauteurs, au travers desquelles aucune communication n'a jamais été possible dans les temps historiques. Seules, la Sorgues et l’Ouvèze se réunissent peu de temps avant de se jeter dans le Rhône. La ville des Cavares occupait donc l'emplacement de Bédarrides.

L'analogie, très faible, des noms Sorgues et Soulgas avait fait penser, néanmoins, à la plupart des géographes, que le Soulgas n'était autre que la Sorgues. Une autre analogie, plus légère encore, faisait identifier Vindilium avec Vénène, et pour commettre ces deux à peu près, on déclarait que l’Eygues était l'une des deux rivières concourantes dont parle Strabon. On était fort en peine de désigner l'autre : aussi se bornait-on à dire qu'il était possible qu'il y en eût une à l'époque de Strabon. Orange, se trouvant sur un des bras de l'Eygues, paraissait être la ville des Cavares, et pourtant, bien loin qu’il y passe deux rivières, on n'y trouve qu'une faible dérivation de l'Eygues. Enfin, Strabon nomme à plusieurs reprises, dans le chapitre dont nous avons cité quelques lignes, Avignon et Orange, et il les désigne toujours par leur nom, jamais comme ville des Cavanes. Si la localité où se réunissaient les deux rivières dont il parle avait été Avignon ou Orange, il aurait dit Avignon ou Orange, mais non la ville des Cavares.

Il suit de là que le Soulgas doit être l'Eygues, qui porta aussi le nom d'Arauris. Peut-on retrouver le nom primitif de Soulgas soit dans celui d'Eygues, soit dans celui d'Oule ? C'est fort douteux, mais non impossible. En revanche, on ne peut méconnaître dans le nom de Vigne, que l’Eygues porte encore sur la carte de Cassini, le nom primitif qui, d'après Florus[14], dérivait du nom de Vindalium, ou plutôt dont ce dernier dérivait.

Certains géographes ont émis l'opinion que la plaine de Vaucluse était, sous la domination romaine, marécageuse et inhabitable. Cette opinion repose sur des documents du moyen âgé, chartes ou titres mentionnant l'existence de marais sur quelques points déterminés. Il en résulte certainement qu'une partie de cette plaine était encore à l'état de marais et sillonnée en tout sens par les dérivations de la Sorgues ; mais il n'est pas moins certain, d'autre part, que ce coin de terre était un des plus fertiles et des plus riches de la Gaulé méridionale. Le grand nombre des villes qu'on y rencontre, Avignon, Orange, Aeria, Cavaillon, Apt, Carpentras, Bédarrides, et les nombreuses voies romaines qui le traversaient, nous dispensent d'autres preuves ; d'ailleurs, quand la plaine d'Arles est réputée le grenier de l'armée romaine, il faut bien entendre que les terres au nord de la Durance y sont comprises avec la Camargue, car l'étroite bande de terre d'Arles à Barbentane ne pouvait suffire à mériter un pareil titre.

Nous avons vu plus haut que Strabon, parlant de l’espace compris entre la Durance et l'Isère, y citait les villes d'Avignon, Orange et Aeria. Après de longues discussions, on est arrivé à considérer que cette dernière devait se trouver sur l'emplacement de Château-œuf-du-Pape, ou non loin de là, près du château de Lhers qui en aurait gardé le nom. Nous ne pouvons guère admettre cette solution. Dans ses énumérations de peuples, de cours d'eau et de villes, Strabon suit un ordre géographique, et puisqu'il dit : Avignon, Orange et Aeria, c'est qu'Aeria se trouve au nord d'Orange, et non entre Orange et Avignon. La suite de ce passage achève de nous en convaincre. Dans cet espace entre Durance et Isère, continue Strabon, tout le pays est en plaines et en pâturages, mais d'Aeria à la Douériôn, il faut passer à travers des défilés et des forêts.

En discutant cette dernière phrase, on n'a pensé qu'à la région de Vaucluse, tandis, qu'en réalité, il s'agit de tout le pays entre la Durance et l'Isère. On a donc cherché les défilés et les forêts, tantôt dans les monts de Vaucluse, tantôt dans les collines qui entourent Avignon d'un amphithéâtre naturel, et on a admis que le mot Douériôn devait être lu Louérion ou autrement. Si l'on réfléchit que la description de Strabon doit embrasser toute la plaine du Rhône, d'Avignon à Valence, on verra s'imposer d'autres conclusions : on y trouve, en effet, en allant du Nord au Sud, une plaine et des collines peu élevées, entre Valence et Loriol ; ensuite un massif rocheux, escarpé, qui vient resserrer la route et le chemin de fer contre le Rhône jusqu'à Donzère, puis s'en écarte un peu, et ne cesse tout à fait qu'à Mornas, où commence la plaine de Vaucluse. La description de Strabon se trouve donc très exacte, ainsi traduite :

Tout le pays entre la Durance et l'Isère est en plaines et en pâturages, mais de Mornas (ou Donzère) jusqu'à la Drôme, on a à traverser des défilés et des forêts. Nous estimons donc, jusqu'à nouvel ordre, que la Douériôn n'est autre que la Drôme, et l'Aeria se trouvait sur les hauteurs de Mornas ou de Donzère.

En aval d'Avignon, le Rhône reçoit la Durance. Cette rivière, qui s'appelait en grec Drouentias, en latine Druentia, prend sa source au mont Genèvre (Alpis Cottia, Mons Matronæ). Sa vallée supérieure, avec celles de ses affluents et des petits cours d'eau qui coulent sur l’autre versant des Alpes, portait naguère le nom de Vallées Vaudoises. Il y a là un groupement, paradoxal en apparence, puisqu’il chevauche sur les lignes de partage que nous sommes accoutumés à considérer comme des frontières naturelles, mais très explicable dès qu’on parcourt la région. Les communications les plus faciles, jusqu’à la construction des routes modernes qui ne connaissent pas d'obstacles, ne se faisaient pas suivant les vallées mêmes. Les cluses que chaque torrent a dû se percer sont trop étroites, trop escarpées, et trop longues pour offrir des voies naturelles à des peuples semi-civilisés. Dans le Briançonnais, jusqu'au XIXe siècle, les cols ont été les chemins obligatoires pour le commerce et pour la guerre. C'était par les pâturages du col Fromage ou da col de Vars qu'on pénétrait dans le Queyras, et non par les gorges du Guil ; et de nos jours encore, les grandes voies de communication de Sisteron à Briançon évitent les gorges de la Durance le plus longtemps possible, pour suivre, comme l’ancienne voie romaine, l'itinéraire Serres, Veynes et Gap.

Bien que le déboisement ait causé dans, cette région d'épouvantables ravages, que les escarpements et les éboulis visibles aujourd'hui puissent leur être attribués en partie, les plus importants : existaient déjà, lors de la conquête romaine. Les défilés qui donnent ou interdisent l'accès dans le bassin de Queyras ou celui de Briançon n'ont jamais été des vallées ouvertes. Les crêtes même, dans le voisinage de ces cluses, sont difficilement accessibles. Aussi, dès les temps les plus reculés, voyons-nous chacun de ces bassins alpestres former le domaine d'une petite peuplade à peu près indépendante, et le groupement des quinze peuples de Cottius est identique à celui des Vaudois[15].

Tandis que les Allobroges occupent toute la région qui s'étend dû Rhône à l'Isère et au mont Blanc, les tribus cottiennes sont isolées, l'une dans la vallée de Bardonnèche, une dans celle de Pragelas, deux ou trois dans la vallée de Barcelonnette, etc. Le grand nombre de ces peuplades indépendantes nous confirme dans la pensée que les divers bassins naturels des hautes et basses Alpes étaient plus prospères qu'aujourd'hui et que les communications étaient déjà très difficiles de l'un à l'autre. Le tracé des voies romaines, faisant les mêmes détours que nos routes et nos chemins de fer, en est une autre preuve. Dans ce pays où la ligne droite n'était pas le plus court chemin, la route de Briançon offrait-elle à l'armée carthaginoise autant d'avantages que d'inconvénients ?

Sortie des Alpes par la cluse de Sisteron, la Durance coule entre les contreforts du mont Lubéron et le cône de déjection, rongé par les eaux et ruiné par le déboisement, qui descend sur la vallée du Verdon. Là, sans nul doute, la physionomie du terrain s'est complètement transformée depuis vingt siècles, et ce pays si pauvre aujourd'hui pouvait être fertile et peuplé sous la domination romaine.

La Durance prend encore un caractère nouveau : vrai torrent de montagne, surpris de se trouver en plaine, elle s’y étale, et son lit a parfois deux kilomètres de largeur. Effrayante au moment des crues, elle est à peine un obstacle lors des basses eaux. Tous les bras secondaires sont alors à sec ; le seul qui subsiste est large de cinquante à cent mètres, et sa profondeur est insignifiante. Il est souvent guéable.

Nous ne pouvons, d'ailleurs, nous imaginer aujourd'hui ce qu'était la Durance au temps d'Annibal. Formée par les eaux qui descendent des parties les plus profondément modifiées des Alpes, elle ne ressemble pas à ce qu'elle a été. D'une part, son débit devait être plus abondant ; la différence entre les hautes et basses eaux moins accentuée ; mais son cours était moins torrentueux, puisqu'on pouvait y naviguer, et offrait aux armées un obstacle moins dangereux.

On pourrait douter que les nautæ Druentici, dont il reste une inscription votive, aient été autre chose que des passeurs, s'il n'existait d'autres documents, postérieurs de beaucoup, et certifiant qu'il s'agit bien de mariniers : Plusieurs chartes des Xe et XIe siècles, dit M. Lenthéric[16], font mention de la navigation des utriculaires sur la Durance et de barques achetées à Perthuis. La Durance était encore navigable vers la fin du XIIe siècle, puisque nous avons un acte de 1194, par lequel l’abbaye de Saint-Victor est exemptée des droits que les comtes de Provence levaient sur les bateaux chargés de sel ou de marchandises qui remontaient ou descendaient le Rhône et la Durance.

Il est certain que la Durance avait un débit plus considérable il y a vingt siècles que de nos jours ; mais il semble qu'en revanche, elle se divisait en plusieurs bras et se jetait dans le Rhône par une sorte de delta aussi vaste que celui du fleuve lui-même. Ce delta, du reste, existe encore ; mais au lieu des bras de la Durance, coulant à pleins bords, il n'y a plus que de modestes canaux.

La Durance, dit E. Desjardins, devait former primitivement une série de lacs, dont les dépôts se voient aujourd'hui sur le sol qu'elle couvrait jadis ; des digues ou barrages naturels retenaient ainsi, de place en place, ses eaux épandues dans cette succession de bassins, et l'effort du courant a successivement nivelé ou détruit ces barrages séparatifs. C'est à la hauteur de Mallemort qu'une de ces digues, retenant les eaux, en faisait monter le niveau, ce qui produisit la première dérivation, qui suivit la vallée où passe aujourd'hui le canal de Craponne, et se dirigea vers Lamanon et Salon. Ce bras se bifurquait à ce dernier point, envoyait une partie de ses eaux vers le Sud se confondre avec la Touloubre et se décharger dans L’étang de Berre, tandis que l’autre, côtoyant la Crau au Nord, gagnait les étangs d'Arles dans le voisinage du Rhône ; c'est ce qu'on a appelé plus tard le canal de Barbegal. Cette dérivation avait été canalisée à l'époque romaine, comme en témoignent les débris de constructions qui se rencontrent sur plusieurs points de son parcours.... Quant à l'autre bras, celui qui gagnait la Touloubre et l'étang de Berre, on reconnaît que les rochers qui l'encaissent ont été taillés de main d'homme.....

Quand le barrage naturel de Mallemort eut été miné et détruit par l'effort des eaux, le déversement dans la vallée de Salon a diminué sensiblement d'importance, et ses effets salutaires n'ont pu être maintenus qu'à l'aide de travaux d'art. C'est à l'époque romaine que cette canalisation a conservé et régularisé tout ce qu'elle a pu de ce premier épanchement de la rivière.

Un second barrage arrêtait autrefois les eaux de la Durance, qui envoyait en conséquence une seconde dérivation, à la hauteur d'Orgon, dans la vallée de Saint-Rémi, dans la direction de Saint-Gabriel et d'Arles.

La dérivation d'Orgon avait Heu au rocher appelé lou Traou Turquet ; c'est une voûte taillée au ciseau et qui est évidemment un ouvrage des Romains. Ce cours naturel d'une partie des eaux de la Durance fut donc aussitôt canalisé, et ses traces, encore visibles, ont conservé le nom de Vieille-Durance. Il traversait les palus de Mollèges.

Cette consciencieuse description laisse des doutes sur l'existence des deux bras de la Durance partant de Mallemort et d'Orgon ; il semble bien qu'ils aient disparu longtemps avant l'ère chrétienne et soient demeurés à sec jusqu'aux travaux de canalisation des Romains, dont il vient d'être question.

Mais une troisième dérivation de la Durance existait certainement avant la conquête romaine. C'était de beaucoup la plus importante des trois, celle qui a laissé le plus de souvenirs et le plus de traces. Elle a attiré une si grande masse d'eau, qu'on peut se demander même si tout ce qui restait de cette indomptable rivière, après les deux saignées de Mallemort et d'Orgon, ne s'est pas précipité dans le vaste lit qui s'ouvrait entre Rognonas et Châteaurenard, par la plaine basse de Graveson et de Maillane, pour rejoindre à Lamade la dérivation d'Orgon.... Les dérivations ne devaient laisser qu'un filet d'eau dans le chenal ouvert au pied d'Avignon ; nous serions presque tenté d'y voir un bras très secondaire[17].

Avant d'aller plus loin dans la description de cette troisième dérivation, nous croyons devoir émettre encore quelques doutes sur la dernière hypothèse de E. Desjardins. Il ne nous semble pas douteux que la plus grande partie des eaux de la Durance continuait son chemin directement vers le Rhône : les confluents se déplacent toujours du côté de la mer et ne remontent jamais ; le relèvement du confluent de la Durance, d'Arles à Avignon, serait donc un phénomène unique et sans explication plausible ; du reste, la table de Peutinger, si grossière qu'elle soit, nous paraît donner à la Durance le même tracé que les cartes modernes.

Nous pensons donc qu'il y a vingt siècles, la dernière partie du cours de la Durance, celle qui sépare les plaines de Rognonas et Barbentane des campagnes d'Avignon, était à peu près ce qu'elle est aujourd'hui. Le débit de la rivière, en amont de Cavaillon, était plus fort ; mais les dérivations qui s'échappaient du côté d'Arles le réduisaient beaucoup.

En réalité, on ne peut faire à ce sujet que des hypothèses plus ou moins plausibles, sans rien affirmer.

Pour en revenir au bras de la Durance qui coulait de Châteaurenard à Saint-Gabriel et Arles, son existence et son importance sont très bien démontrées, et c'est seulement vers la fin du moyen âge qu'il a tari.

Non seulement les traditions, mais les noms et les anciens titres en font foi. Cette rivière, qui s'appelait la Duransole, n'a disparu complètement qu'en 1636[18] ; mais elle avait cessé, dès le Ve ou VIe siècle après l'ère chrétienne, d'être un véritable cours d'eau, navigable ou au moins coulant en toute saison, et elle avait dès lors formé des palustres, qui servaient à de certains moments au pâturage des troupeaux[19].

Les cours d'eau qui descendent des Alpines dans la vallée de Saint-Rémi portent en patois le nom générique de Loouruou. La Statistique des Bouches-du-Rhône émet l'hypothèse que le bras de la Durance qui passait à Saint-Rémi a pu s'appeler Loueriou dans l'antiquité, ce qui expliquerait un passage encore mystérieux, où Strabon indique la limite Nord du territoire des Salluvii[20], mais rien n'est plus douteux.

La Duransole débouchait dans les marais, ou mieux les étangs d'Arles. Il n'y a peut-être pas de région en France pour laquelle on ait exagéré autant la différence entre l'état ancien et l'état moderne, que la région d'Arles et la Camargue. Des cartes dressées entre 1550 et 1650 y indiquent des rivages hypothétiques pour les XIIIe, XIVe et XVe siècles, tracés de telle façon qu'au Xe ou XIe, Arles aurait été un écueil en pleine mer. Cent ou deux cents ans plus tard, on en avait déjà rabattu, mais on répétait volontiers qu'Aigues-Mortes était naguère un port de mer ; il y a quelque trente ans, E. Desjardins publiait encore une carte de la côte méditerranéenne sous l'Empire romain, d'après laquelle le cours du Rhône, de 50 kilomètres qu'il a de nos jours entre Arles et la mer, était réduit à 20, etc.

On s'explique difficilement qu'on ait pu accepter si longtemps de semblables erreurs, quand il suffisait de les généraliser tant soit peu pour se voir conduit aux plus étranges contradictions.

Pourquoi, notamment, attribuait-on au delta du Rhône un si rapide accroissement, une naissance si tardive, lorsqu'on trouvait le delta du Nil, 5.000 ans avant l'ère chrétienne, à peu près aussi étendu que de nos jours, et les villes d'Alexandrie et de Canope existant déjà sous les noms de Ragoti et Pagonati (?)[21]. Cette seule comparaison devait faire pressentir que la côte de la Camargue s'était, elle aussi, fort peu déplacée depuis vingt siècles.

C'est, du reste, une grave erreur que de supposer aux deltas des fleuves un accroissement général et continu. C'est par bonds que la terre empiète sur la mer devant les estuaires primitifs, et c'est par places, devant les embouchures perpétuellement mobiles, que les alluvions s'avancent vers le large, tandis qu'ils s'usent ou s'affaissent sur d'autres points.

Lorsqu'un fleuve comme le Nil, le Rhône, l'Aude ou la Tet (pour embrasser toute la série des grandeurs possibles), débouche dans une mer relativement calme comme la Méditerranée, une lutte s'engage entre le courant fluvial, chargé de sables et de débris, et le flot maritime dont l'action peut être simplement normale au rivage, ou déviée transversalement par un courant. Un état d'équilibre s'établit, dans lequel les matières amenées parle fleuve se déposent à quelque distance en avant de l'embouchure, donnant naissance à un cordon littoral. La mer a clos son domaine, selon l'expression d'Élie de Beaumont, et le fleuve, de son côté, petit ou grand, a désormais une tâche déterminée à accomplir : il faut combler l'étang laissé entre l'ancien rivage et le cordon littoral. Suivant le rapport qui existe entre l'ouverture primitive de l'estuaire et la quantité d'alluvions apportée, ce travail s'accomplit plus ou moins vite. L'étang une fois comblé, le fleuve va faire un nouveau bond : il poussera quelque temps une sorte de digue naturelle en avant de son embouchure, la déplacera, mais enfin, devant la résistance de la mer, les sables s'étaleront parallèlement au rivage, un autre cordon se formera, et un nouvel étang sera clos, puis colmaté à son tour. Tout cela, comme on peut le penser, ne s'accomplit pas en dix ni en vingt siècles, et l'intervalle de temps qui sépare les fonds successifs d'un delta fluvial est supérieur à ce que nous pouvons concevoir.

Les dépôts de tous les cours d'eau, dit Élie de Beaumont[22], sont destinés sans doute à produire, dans la suite des siècles, des effets analogues ; mais le temps écoulé depuis que la surface du globe a pris sa forme actuelle n'a pas été assez long pour que la plupart des cours d'eau aient pu accomplir la première partie de leur tâche, qui est de remplir les lagunes littorales.

Toute notre côte languedocienne se compose ainsi de cordons littoraux, dont on ne peut mesurer l'âge, et d'étangs dont le colmatage est plus ou moins avancé.

Le Rhône n'a pas échappé à la loi commune, mais l'abondance de ses alluvions lui a permis, semble-t-il, de combler successivement trois appareils littoraux, et d'en constituer un quatrième. Ce dernier paraît bien antérieur encore aux temps historiques.

On sait, d'ailleurs, comment la débâcle qui termina les périodes glaciaires a formé tout d'un coup, par un énorme apport de matériaux, le sous-sol, le substratum de tout ce delta, facilitant ainsi et accélérant d'une manière singulière la besogne de l'avenir :

Le grand espace triangulaire compris entre le confluent de la Durance, le port de Cette et celui de Fos, dit M. Lenthéric[23], est formé d'une immense nappe de cailloux roulés. Mais partout, au-dessous de la couche d'alluvions modernes, la sonde rencontre la nappe plus ancienne de cailloux roulés... Les eaux des deux fleuves se sont répandues librement sur la plaine de cailloux roulés ; elles y ont accompli, elles y continuent encore leur grande œuvre de colmatage, qui a donné naissance à la Camargue.

Sur notre carte à 1/200.000e donne les courbes de niveau du sol continental et les profondeurs de la mer, on suit très aisément la forme de cet immense tas de cailloux. Depuis le point le plus élevé, qui se trouve près de Salon et de Lamanon, la surface de la Crau s'incline doucement vers le Sud-Ouest. Cette pente douce se prolonge sous la mer jusqu'à quelques lieues du rivage, puis tout à coup fait place à un talus plus rapide : c'est la fin de l'énorme masse vomie par les vallées du Rhône et de la Durance après la fonte des glaciers, et c'est sans doute, si longtemps que se prolongent les apports de sable et de limon, la ligne extrême que le rivage ne pourra franchir.

La partie de la Crau primitive, qui dépassait ou affleurait la surface de la mer, fut vite couverte d'alluvions et ajoutée au continent ; à mesure que la nappe de cailloux s'enfonce sous les eaux, l’œuvre de colmatage est plus lente, et une partie des sables ou limons charriés par le Rhône est emportée au delà du talus où finit la Crau sous-marine, c'est-à-dire qu'elle est perdue pour les atterrissements. C'est donc un travail vain et illusoire que d'essayer une évaluation quelconque de ces atterrissements, d'après la quantité de matières solides que le fleuve verse à la mer.

Il est bien vrai que, chaque année, le Rhône charrie 20 à 25 millions de mètres cubes de sable et de limon, mais que deviennent-ils ? S'étalent-ils le long du rivage ? Vont-ils, à quelque distance, préparer le travail des siècles futurs ? Se perdent-ils en partie dans le gouffre qui suit le talus de la Crau ? Bien hardi qui oserait répondre à ces questions, qui tenterait une reconstitution schématique du solide formé annuellement par les alluvions. Si l'on en voulait une preuve, il suffirait de comparer les résultats obtenus par les différents géographes qui ont pris la question de cette manière.

Les portulans du moyen âge et du XVIe siècle, esquisses informes, défigurant les rivages, grossissant certaines îles ou certains caps pour en supprimer d'autres, ne peuvent pas servir davantage à des recherches sérieuses. Suivant qu'on choisit les uns ou les autres, on en tire telle conclusion que l'on veut. Heureusement l'histoire et l'archéologie sont venues à notre aide, et grâce à quelques points bien déterminés qu'elles nous ont fournis, l'examen du terrain a pu permettre de rétablir suffisamment la physionomie de l’ancienne Camargue.

Dans la région du petit Rhône, l’avance de la côte est accusée par quatre cordons littoraux : le premier, partante l’ouest, de l'angle méridional de L’étang de Mauguio, passant au nord d'Aigues-Mortes et se dirigeant vers Silvéréal ; le deuxième, partant du milieu de la langue de terre qui enferme cet étang, et passant à Aigues-Mortes pour contourner au Sud L’étang de Leyran ou Grand-Palus ; le troisième, partant du même point, passant au sud d'Aigues-Mortes et des étangs de la Murette, de la Ville, du Commun et du Roi, pour se rendre à ceux de l’Arameau, de Rolland et de Montblancart ; le quatrième, du grau de Melgueil, ne laissant, dans la langue qui enferme l'étang de Mauguio, qu'un très petit espace entre l'étang et la plage, et contournant au Sud ceux de Repausset et du Repos, pour aboutir à celui des Deux-Pins[24].....

L'examen de ces quatre cordons, émanant d'une origine commune, prouve que l’appareil littoral languedocien a au moins l'âge du plus ancien d'entre eux et qu'il est resté immobile pendant que le rivage du delta accomplissait les trois bonds dont nous retrouvons la trace. Mais lequel de ces quatre bourrelets formait le rivage au moment qui nous intéresse ?

On sait qu'à l'époque romaine, le cordon littoral sur lequel a été bâtie plus tard la ville d'Aigues-Mortes émergeait au-dessus des eaux, et le nom de Sylve Godesque qu'il a porté dans tout le moyen âge et qu'il a conservé depuis, semble même indiquer qu'il était plus boisé et mieux en culture que de nos jours.... Un autel votif, qu'on y a récemment découvert, porte une inscription dédiée à un Sylvain en faveur d'un troupeau de gros bétail :

SILVANO VOTUM PRO ARMENTO

Le désert d'aujourd'hui paraît donc avoir été autrefois livré à l'agriculture et à la dépaissance[25].

Ainsi le deuxième cordon littoral existait et embrassait la terre ferme, le sol définitivement conquis sur la mer et colmaté. Ce point-ci est formellement acquis et ne nous laisse plus le choix qu'entre les troisième et quatrième cordons pour le rivage de l'époque romaine. Or, la plage actuelle, le Boucanet, existait antérieurement au XIIIe siècle avec le même nom et n'a pas subi depuis lors de variations sensibles. Il s'y trouvait cependant, à en croire des actes du XIIe et du XIIIe siècle, un large grau qui faisait communiquer la mer avec les étangs. Ce dernier travail de la mer, œuvre récente pour les géologues, mais qui, pour l'historien, remonte aux époques les plus éloignées, était déjà consommée depuis plusieurs siècles à l'origine de notre ère[26].

La mer avait donc même limite qu'aujourd'hui dans la région d'Aigues-Mortes ; mais la terre, à proprement parler, ne venait pas jusque-là. Un vaste étang, comparable à ceux du Languedoc, tenait la place des marais actuels et permettait à la navigation maritime de pénétrer jusqu'à la lisière de la Sylve Godesque. Cette lagune était d'ailleurs isolée au Nord-Ouest, par les trois bourrelets antérieurs, des autres dépressions où coulaient les bras du Rhône.

Le seul fait que le littoral a peu varié dans cette partie de la côte nous annonce, dès à présent, que ses déplacements dans toute la Camargue vont nous apparaître moindres qu'on ne l'a cru jusqu'ici. Et en effet, dès les premiers pas, la présence d'inscriptions romaines aux Saintes-Maries-de-la-Mer, puis au bord de l'étang de Beauduc, à un kilomètre de la mer, et enfin à Chamone (sur le bord du grand Rhône, à deux lieues en amont du port Saint-Louis) nous fixe une limite très voisine du rivage actuel.

L'inscription des Saintes, d'abord mal interprétée, s'est trouvée reconstituée il y a une quinzaine d'années. C'est une dédicace à des déesses augustes, et son authenticité désormais reconnue l'a fait admettre dans les Inscriptiones Galliæ Narbonensis latinæ de Hirschfeld (Berlin, 1888) et dans le Corpus inscriptionum latinarum de M. Camille Jullian[27]. Celle de Beauduc date des premiers siècles du moyen âge ; elle indique l'embouchure du Rhône à l'époque où elle fut posée.

L'inscription trouvée à Chamone est gravée sur une borne en calcaire grossier. Peut-être marquait-elle une limite ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle se trouvait déjà sur la rive du Rhône. Elle indiquerait, selon M. Lenthéric, la limite indécise entre le Rhône et la mer ; mais rien ne nous autorise à lui donner cette signification particulière. Elle nous démontre seulement que la mer n'allait pas plus haut, mais point du tout qu'elle venait jusque-là. Voici, d'ailleurs, cette inscription :

 

..............................

..............................

...MORTE SV...

..............................

...HS IxxU ITEMO

..............................

..........DIA FUNDOS

PRI..........

NUM AD RIPAM FLU

NUM AD RIPAM...

...IS RHODANI

MINIS RHODANI

DEDIT

DEDIT

 

Nous voici donc prévenu qu'aux Saintes-Mariés, l'ancien rivage était aussi avancé, sinon plus, que le rivage actuel ; qu'auprès de l'étang de Beauduc, il était sans doute à deux kilomètres en arrière, et que, sur le grand Rhône, il ne pouvait se trouver à plus de deux lieues du port Saint-Louis.

Il ne reste donc rien des conclusions si vivement affirmées par E. Desjardins, lesquelles reposaient d'ailleurs simplement sur une répartition arbitraire des matériaux charriés par le fleuve et sur une interprétation des portulans, qui ne signifient rien ici.

Si nous voulons pousser plus loin la recherche de l'ancien littoral, il faut examiner en détail les deux forces opposées, celle du fleuve et celle de la mer : nous les verrons ensuite aux prises dans une série de combats partiels, dont le résultat sera l'avance ou le recul du littoral en ses différents points.

On croit trop volontiers que les alluvions du fleuve n'ont qu’à se déposer devant l’embouchure, sans rencontrer de résistance ou de courant qui les disperse. On croit même, quelquefois, que tout le rivage du delta s'avance continûment dans la mer. Or, si nous examinons les diverses parties de la côte, entre l'étang de Thau et le Port-de-Bouc, nous trouvons que le continent s'accroît sur trois points et recule sur les autres.

Sans les apports incessants du grand Rhône, le littoral sablonneux du delta, limé sans relâche par le frottement des courants, rongé par la morsure des vagues, finirait par disparaître peu à peu ; la mer creuserait de nouveau la côte et reconstituerait à la longue le golfe primitif que le fleuve a comblé. Les contours et les variations des rivages sont le résultat d'une lutte permanente entre le fleuve qui les nourrit et la mer qui les appauvrit. Tantôt la mer consomme moins de limon que le fleuve n'en apporte, et alors la côte avance ; c'est le cas de la grande embouchure du Rhône, celle qui se trouve du côté de Marseille. Tantôt l'usure de la mer reprend le dessus, et l'érosion se produit : c'est le cas de l’embouchure du petit Rhône et du territoire des Saintes-Maries[28].

Si nous commençons par l'Est, nous constatons d'abord que la mer a rongé la côte du golfe de Fos : Les abords de la petite anse au fond de laquelle débouchait le canal des Fosses-Mariennes sont encore couverts de débris romains.... Ces ruines s'étendent même sous l’eau à une certaine distance, car la mer a rongé la côte. Depuis quinze siècles, les vagues ont usé et détruit presque toutes les constructions englouties[29].

Il en est de même à l'ouest de l'embouchure du grand Rhône : l'action prédominante de la mer, qui a sensiblement la même direction que les grandes tempêtes, produit sur différents points du rivage des érosions considérables. Les vagues qui déferlent sur la côte arrachent du fond une quantité prodigieuse de matières minérales, qui restent en suspension dans l’eau agitée et que le courant littoral de l'Est à l'Ouest entraine pendant dix mois de l'année avec des vitesses variant de 0m,05 à 0m,30 pendant les temps calmes, et de 1m,50 à 2 mètres et quelquefois 3 mètres pendant les tempêtes.... L'érosion est surtout très sensible dans la partie où s'élève le phare de Faraman. Construit en 1836 à 700 mètres environ de la mer, il est aujourd'hui absolument condamné. Un sémaphore avait été placé, en 1852, à 30 mètres environ en avant du phare ; la mer l'a envahi, il est abandonné depuis 1872. Une profondeur de 23 mètres d'eau existe actuellement sur l'emplacement qu'occupait, il y a un siècle et demi, la pointe de Faraman, et, bien que le mouvement de recul de la côte se soit ralenti, il est encore de près de 15 mètres par an.... Les cartes anciennes en font foi ; l'observation quotidienne le confirme : de 1710 à 1760, la plage perdait 2.000 mètres, soit 40 mètres par an. De 1760 à 1836, le reculement n’a plus été que de 30 mètres ; aujourd'hui il est réduit à 15 mètres.

C'est donc 5 kilomètres environ qui ont été rongés entre le grand Rhône et la pointe de Beauduc, et les mêmes phénomènes s'observent dans le golfe des Saintes-Maries[30] : Il se creuse insensiblement et subit la loi de l'affouillement par l'aval. Par suite de l'affaiblissement de son débit et de la minime quantité de ses apports, le promontoire du petit Rhône s'efface de plus en plus ; le reculement du grau d'Orgon est à peine de 10 mètres par an ; mais il inspire déjà des inquiétudes sur l'avenir du sémaphore, qui ne se trouve plus qu'à 200 mètres de la mer.... L'ancienne batterie d'Orgon, établie il y a 200 ans à peine sur le musoir gauche du fleuve, est engloutie ; c'est aujourd'hui un écueil en mer à une centaine de mètres de la côte.

En revanche, les saillies s'accentuent ; la pointe de Beauduc s'avance d'une quantité notable ; cet avancement, qui a été de 30 mètres par an dans la période de 1760 à 1840, n'est, depuis cette époque que de 17 mètres en moyenne Plus loin, les mêmes phénomènes se reproduisent, et la pointe de l'Espiguette, qui était à l’origine des temps une petite île séparée de la terre ferme par les bras des Rhônes morts, désignée sur les anciennes cartes par le nom d'île de Spigai ou de la Piguette, s'avance d'une dizaine de mètres par an.

Ainsi la lutte des courants marins et des alluvions a pour effet d'accentuer les saillants et les rentrants de la côte. Nous pourrions donc être tenté, pour tracer l'ancien rivage, d'atténuer simplement les contours du littoral actuel. Mais ici interviennent les mouvements du Rhône, qui projette ses alluvions vers le large au point où il débouche dans la mer, et qui, de temps à autre, déplace son embouchure. Le problème est donc un peu plus complexe qu'il ne paraissait d'abord, et on ne pourrait le résoudre qu'en suivant les transformations de proche en proche. Pourtant, dans l'ensemble, à mesure que nous reculons dans le passé, le tracé du littoral doit se simplifier.

Le point de diramation des branches du fleuve ne paraît pas avoir varié depuis l'origine de la période géologique moderne. Il se trouve toujours au village de Fourques (Furca) dont le nom provient très évidemment de sa situation.

Dans le principe, dit M. Lenthéric (et il faut entendre par là une époque fort antérieure aux temps historiques), la plus grande masse des eaux du fleuve coulait au pied des collines qui bordent la Camargue à l'Ouest. La pente de la Crau les rejetait naturellement de ce côté, et elles se déversaient dans la partie actuellement comblée de l'étang de Mauguio, qui est représentée parle territoire d'Aigues-Mortes. C'est à cette période, très longue, et terminée bien longtemps avant celle qui nous occupe, que se rapporte la formation des quatre cordons littoraux que nous voyons encore.

Plus tard, le Rhône coula, en grande partie au moins, dans la direction où se trouvent aujourd'hui l’Espiguette et les Saintes-Mariés. De là un saillant qui, peu à peu modifié par le courant, a produit la pointe de l’Espiguette, sans cesse accrue ensuite par les apports du petit Rhône. A l'époque de la conquête romaine, le saillant devait être moins accentué et se trouvait placé plus au Sud, en face du grau d'Orgon.

Depuis l’origine delà période historique, les apports du petit Rhône n'ont plus dépassé ce que peut entraîner le flot, ni même épuisé sa force d'entraînement, de sorte qu'au lieu de se déposer devant le grau d'Orgon, ils ont été transportés sur l'Espiguette. Ici la situation du fleuve n'a pas changé depuis vingt siècles : on peut donc suivre la marche du phénomène et conclure qu'au début de cette période, le banc de sable de l'Espiguette existait à peine, mais que le grau d'Orgon s'avançait davantage vers le large. La côte passait donc en arrière de l'Espiguette, en avant du grau d'Orgon, et se raccordait au tracé moderne devant les Saintes, où aucun déplacement n'a jamais été observé, et qui semblent un point neutre, un nœud dans les oscillations de la côte.

Le grand Rhône, au contraire, a souvent changé d'embouchure. Voilà deux siècles seulement qu'il se déverse dans le golfe de Fos. Pendant cette période, il a formé une saillie de 8.000 mètres environ en avant du port de Saint-Louis, où passait le rivage de 1737 ; la côte a reculé, au contraire, de 5.000 mètres, entre son embouchure et la pointe de Beauduc, qui a gagné 7.000 à 8.000 mètres.

Pendant les XVIe et XVIIe siècles, le Rhône a passé par le canal du Japon ou Bras-de-Fer (d'Enfer ?), qui débouchait à la pointe sud du banc de sable de Beau-duc, indiqué comme une île vers 1550. Durant cette période, la mer a rongé le rivage sur l’emplacement où sont venus ensuite se former les theys ; mais les sédiments se déposaient alors en un promontoire de quelques kilomètres au sud de la plage de Faraman, tout en s'accumulant aussi sur la pointe de Beauduc. Au XVIe siècle, on trouve donc cette dernière saillie moins accentuée, mais la baie des Saintes moins profonde, la plage de Faraman un peu en retrait sur sa position actuelle, puis, de Faraman à Fos, un littoral moins avancé que celui d'aujourd'hui, mais dépassant de beaucoup l'emplacement de notre port Saint-Louis.

Avant Je XVI’ siècle, pendant une période assez longue, le grand Rhône avait la même embouchure qu'aujourd'hui. Il y aboutissait déjà au XIIIe siècle, lors de l'établissement des digues[31]. Une autre phase, analogue à celle des XVIIIe et XIXe siècles, a donc dû se produire du XIIIe au XVe, marquée ici par un progrès, là par un recul de la côte.

Antérieurement au XIIIe siècle, l'embouchure du Rhône s'est trouvée dans l'étang de Beauduc, à deux kilomètres seulement du rivage moderne. Elle a dû y demeurer stable pendant assez longtemps pour donner naissance à la pointe de Beauduc. Cette position est déterminée par une borne[32], dont la date est malheureusement inconnue, mais qu'on ne croit pas pouvoir attribuer à la période romaine : suivant Hirschfeld, elle serait du moyen âge, et sans doute du VIe au XIe siècle. Elle porte l'inscription suivante :

RHODANI DEGURSU

OD. HONOR.

ET I’’’’LECHE

ΞV — IN — ANNO

L'emplacement où l'on a trouvé cette borne se trouve au lieu dit le Platelet, sur la rive droite de la Goule de Sainte-Anne, à trois kilomètres du vieux Rhône et à deux kilomètres de la mer.

Le grand Rhône a formé dans les temps modernes, en moins de deux cents ans, un promontoire aussi allongé, sinon aussi massif que celui de Beauduc ; mais avant le XIe siècle, avant la construction des digues, il en allait tout autrement.

Jusqu'alors, les eaux les plus chargées de sédiments, celles des grandes crues, s'épandaient sur la Camargue pour la colmater, au lieu d'aller former un promontoire de theys sablonneux en pleine mer.

Aussi, tandis que du XIIIe au XXe siècle, les atterrissements semblent l'emporter d'un tiers environ sur les érosions, leur supériorité devrait être à peine sensible entre l'époque de la conquête et le XIII« siècle. Les érosions s'accomplissaient avec la même force qu'aujourd'hui, mais le Rhône apportait à son embouchure principale, non endiguée, la moitié ou le tiers seulement des alluvions qu'il y dépose aujourd'hui.

Mais ce ne sont là que des hypothèses. Heureusement deux données, l'une très ferme, l'autre approximative, vont nous fixer. La première, précise et solide, à laquelle nous revenons toujours, c'est l'inscription de Chamone. Sous la domination romaine, il y avait là un sol cultivé, au bord même du Rhône. Le rivage» était plus au Sud. L'autre donnée, c'est celle de l’Itinéraire maritime que E. Desjardins avait rejetée hors du cercle vicieux où il s'enfermait : Il n'y pas à tenir compte, disait-il, de la distance de XXX milles que donne l’Itinéraire maritime entre le grau du Rhône et Arles, per fluvium Rhodanum ; c'est une erreur évidente : XXX milles valant 44 kilomètres, nous tomberions vers l'embouchure actuelle, ce qui est impossible ![33] Et sans autre démonstration, il donnait toute sa foi à Ammien Marcellin, qui plaçait l'embouchure du Rhône à XVIII milles d'Arles. Ainsi, en quinze siècles, le delta du Rhône se serait avancé de 25 kilomètres (52—27) ; il n'est pas excessif de supposer qu'à ce compte, dans les quinze siècles précédents, il aurait pu s'avancer de la même quantité, la largeur du delta étant infiniment moindre. De la sorte, en l'an 1100 av. J.-C, l'embouchure du Rhône devait se trouver en amont d'Arles ! El le Nil était en pleine possession de son delta depuis un temps immémorial !

Pour nous, au contraire, le chiffre erroné est celui d'Ammien, inconciliable avec les données matérielles, et qu'il faut sans doute lire XXVIII au lieu de XVIII. Quant aux chiffres de l’Itinéraire maritime, ils nous donnent XXX milles (44 kilomètres) d'Arles à l’embouchure et XVI milles (24 kilomètres) de l'embouchure à Fos. Ces deux distances nous font placer le grau des Marseillais, à l'époque d'Antonin, à l'endroit appelé depuis Grau de Passon, près de l'étang de Giraud, un peu au nord du rivage actuel, ce qui est en concordance avec nos conclusions précédentes.

En résumé, nous estimons que le littoral antique du delta devait se confondre avec le littoral moderne devant Aigues-Mortes ; passer en arrière de l'Espiguette vers le Grau Neuf ; s'avancer à deux ou trois kilomètres au sud de l'emplacement actuel du grau d'Orgon, pour revenir joindre le rivage moderne aux Saintes-Mariés ; de là, il coupait à travers la baie de Beauduc, vers la tour Saint-Genest et la pointe méridionale de l'étang de Giraud, pour aller passer près de la tour Saint-Louis, au grau de Galejon, et à 100 mètres en avant du rivage moderne de Fos.

On opposait à cette manière de voir, il y a une trentaine d'années, divers arguments ; on invoquait, entre autres, un article 139 des statuts de la république d'Arles (XIIIe siècle), d'après lequel l'embouchure du Rhône se serait trouvée alors dans les dépendances du grand et du petit Passon. Ce texte ne saurait prouver que la mer venait alors jusqu'à proximité immédiate de ces deux mas, mais bien que leurs dépendances s'étendaient jusqu'à la mer. Est-ce que toute la Camargue ne fait pas partie de la commune d'Arles ? Il y a, en effet, des témoins matériels, plus solides qu'aucun texte, pour affirmer que la côte était sensiblement en avant des mas Passon : d'une part les ruines de Saint-Trophime, et de l'autre l'inscription de Chamone.

On cite également un texte de Strabon, d'après lequel on aurait voulu faire remonter le rivage jusqu'à trois lieues d'Arles ; mais on a détourné ce texte de son véritable sens. Voici ce que dit Strabon (IV, 8) : μως ον τι μνει δυσεσπλοα δι τε τν λαβρτητα κα τν πρσχωσιν κα τν ταπειντητα τς χρας, στε μ καθορσθαι μηδ' γγς ν τας δυσαεραις. Διπερ ο Μασσαλιται πργους νστησαν σημεα, ξοικειομενοι πντα τρπον τν χραν.

La navigation reste difficile (sur le bas Rhône) à cause de la rapidité du courant, des atterrissements et de l'aplatissement des rives, qu'on n'aperçoit pas, même de près, dans la brume. Aussi les Massaliotes ont-ils élevé des tours servant de signaux, s'étant approprié le pays de toute façon.

Les tours construites par les Marseillais sont, d'après ce passage, au bord du fleuve, dont on mentionne le courant, et le fait qu'il y en avait plusieurs ne prouve pas que le rivage avançât à vue d'œil, mais qu'on avait placé des tours sur un parcours étendu le long du Rhône. Il s'agit ici de la navigation fluviale, à laquelle on a tout sacrifié depuis en endiguant le fleuve.

Tandis que le littoral se modifiait insensiblement, le Rhône accomplissait en toute hâte son œuvre de colmatage dans le delta. Les vastes lagunes du dernier appareil littoral, où naviguaient les vaisseaux du plus fort tonnage, où il fallait, comme à la Peyrade, des quais maritimes et des brise-lames, ont été presque entièrement comblés, malgré l'affaissement continu du sol, et il n’est pas douteux que, si l’on n’avait pas endigué le Rhône, toute la Camargue serait devenue aujourd'hui une plaine magnifique.

Pour reconstituer la physionomie du delta dans les temps anciens, il faut donc supposer, à la place des marécages actuels, des étangs navigables au moins pour les utriculaires, et, sur une partie de la terre ferme d'aujourd'hui, une nappe d'eau plus ou moins profonde.

II ne faut cependant pas aller trop loin dans ce sens. La caractéristique de l'état ancien, grâce aux libres inondations du Rhône, c'était la division du delta en étangs et en terres praticables. Les marais se sont beaucoup étendus par la suite. Un grand nombre de Rhônes morts, simples fossés remplis d'eau courante, constamment tenus ouverts par les inondations, faisaient communiquer les étangs et assuraient partout l’écoulement. Depuis que toutes ces eaux sont devenues stagnantes, les pluies ont entraîné dans les parties basses des terres détachées des parties plus élevées. Les marécages se sont formés au détriment de la terre ferme aussi bien que des étangs.

Chaque bras du Rhône, si petit qu'il fût, était bordé de deux zones de terre cultivable et habitable, qui ont disparu en partie.

Les eaux des crues, très chargées de sable et de limon, déposent d'abord la plus grande partie de leurs sédiments le long des berges, en les exhaussant ainsi au-dessus des terres voisines, de manière à former, à partir de ces berges, deux plans inclinés qui s'étendent à une distance plus ou moins grande de chaque rive.... deux bourrelets latéraux, qui s'élèvent et s'épaississent après chaque période d'inondation... et le terrain nouvellement créé présente dans son ensemble deux berges, dont la crête est à un niveau supérieur aux eaux moyennes et submersible seulement par les eaux d'inondation[34].

Il faut donc nous imaginer la Camargue et les plaines extérieures au delta, pendant la période romaine, comme une région parfaitement irriguée, où des territoires fertiles s'étendaient dans l'intervalle des canaux naturels, sauf lorsque l'espace qui séparait ceux-ci était trop grand ; dans ce cas, un étang ou un marais en occupait le centre. Le pays était loin d'être, comme culture, dans la situation lamentable que nous lui voyons aujourd'hui en pleine civilisation. Ces anciens noms de Pinèdes, de Sylve Godesque, de Sylve Real portent avec eux le témoignage de l'ancienne richesse forestière. A travers tous ces bois de pins maritimes, A peu près disparus depuis plusieurs siècles, serpentaient les différents bras du Rhône, dont les grandes eaux déposaient de nouvelles couches d'alluvions après chaque crue ; les étangs étaient en général plus profonds, presque tous navigables, et l'on ne voyait pas ces marécages pestilentiels qui ont désolé le pays[35].

La région du bas Rhône et la Camargue étaient loin d'être, aux temps anciens, dans la situation déplorable que les digues leur ont faite, et des ruines assez nombreuses attestent que le désert d'aujourd'hui était non seulement en pleine prospérité agricole, mais qu'il était aussi un territoire riche et peuplé.

Le Valcarès, qui n'est plus qu'une grande mare isolée de la mer, où croupit une eau saumâtre et impure, communiquait alors librement avec elle et a dû, pendant assez longtemps, ressembler à notre bassin d'Arcachon. Partout, en effet, sur cet ancien rivage maritime, on trouve des débris et des souvenirs de la civilisation passée[36].

Comme les ruines romaines de Fos, celles du Valcarès sont en partie submergées. Il ne s'agit pas ici d'érosion, mais d'effondrement, de glissement des terres vers les lagunes et sans doute aussi d'un affaissement général du sol.

On sait que les fouilles exécutées à Venise, depuis la chute du Campanile, ont mis à jour des voies romaines descendues au-dessous du niveau des lagunes, et des fragments d'habitations primitives, enfouis plus profondément encore. Le même phénomène d'affaissement s'est produit autour de l'étang de Valcarès et généralement de tous les étangs de la Camargue.

Les ruines qui bordent l'étang de Valcarès sont si avancées dans les eaux, que la carte d'état-major les indique jusqu'à une centaine de mètres du rivage.

Outre une grande quantité de poteries variées et de médailles du haut et du bas Empire, la rive orientale du Valcarès montre des pierres d'appareil et de nombreuses substructions qui offrent tous les caractères de l’époque gallo-romaine. Il en est de même sur le rivage opposé, et il existe notamment un point de cette rive où l’on aperçoit, lorsque les eaux sont très basses, une grande quantité d'amphores plus ou moins intactes, et à moitié enfouies dans la vase, à côté de pierres provenant d'anciennes constructions. La rive septentrionale n'est pas moins riche en vestiges du même genre et l'on y rencontre en abondance ces tuiles à rebords, caractéristiques des habitations gallo-romaines, des fragments de mosaïques et des fondations assez considérables pour être exploitées comme carrière, lorsque dans le pays on a besoin de quelques matériaux[37].

On appelait la plaine d'Arles horrea ac cellaria totius militiæ romanæ, le grenier de l'armée romaine ; il fallait donc que l'étendue des terres cultivées y fût considérable, et il semble que pour répondre à une pareille définition, ce ne soit pas trop de comprendre dans cette plaine tout le territoire qui s'étend de l'étang de Valcarès jusqu'au mont Ventoux.

De ce que les nappes d'eau étaient plus importantes autrefois qu'aujourd'hui, il ne faut donc pas conclure que tout le territoire de la Camargue, et les rives du Rhône en aval d'Avignon, étaient de vastes marécages ; non seulement cette région n'aurait pas été, dans ce cas, horrea ac cellaria totim militiæ romanæ, mais les localités, les voies romaines qui la sillonnaient n'auraient pas existé. Les anciens n'auraient pas été de Nîmes à Tarascon par Arles au lieu de s'y rendre directement, s'il avait fallu naviguer au milieu des marais.

Cela dit, examinons en détail, depuis la Durance jusqu'à la mer, les territoires voisins du Rhône, et cherchons a en définir la topographie ancienne, point par point.

Le cours même du fleuve présentait, comme aujourd'hui, plusieurs parties bien distinctes : depuis l'embouchure de la Durance jusqu'à Beaucaire et Tarascon, il demeure ce qu'il était en amont, formant des îles et des bras toujours changeants. A Tarascon, la Montagnette resserre la vallée contre les plateaux de la rive droite et donne un point fixe où le grand Rhône a toujours passé. Depuis là jusqu'à Chamone, il ne semble pas que le lit du fleuve se soit sensiblement déplacé.

De Tarascon à Soujean, sur une longueur de deux lieues, il forme encore des îles plus ou moins changeantes.

Un léger mouvement du sol le resserre une dernière fois entre Soujean et le mas des Tours, puis, brusquement, il s'étale dans la plaine sur une largeur de 500 à 1.000 mètres ; la pente est à peu près nulle, et la vitesse du courant, qui était de 2m,50 à 3 mètres, tombe à 0m,75 ou 1 mètre. C'est là, en même temps, que le gravier a disparu et que le fleuve commence à ne charrier que du limon et du sable fin[38].

Tous les graviers, tous les débris de quelque importance se sont déjà déposés, et il ne reste plus en suspension dans l’eau du fleuve que des limons et des sables trop ténus pour former encore des écueils pouvant servir de noyau à de nouvelles îles. C'est l'irruption de la Durance, dans les temps primitifs, qui a déterminé la formation du delta.

Sur les deux rives, les alluvions ont formé les bourrelets latéraux, où passaient les routes d'Arles à Beaucaire et à Tarascon.

On trouve par exemple, à 2 kilomètres au sud de cette dernière ville, une altitude de 10 mètres, tandis que celle du Rhône et celle de l’ancienne Duransole, à l’Est et à l'Ouest, ne dépassent pas 5 mètres.

Sur la rive gauche, l'espace parcouru par chaque bras de la Durance était alors bien irrigué et asséché par le passage de la rivière, et les marais, dont les traces sont visibles sur notre carte d'état-major, se sont formés en partie par suite de la disparition du cours d'eau. La chose est avérée, du moins pour les palustres de Maillane.

La Duransole descendait donc jusqu'à Saint-Gabriel, entre deux plaines fertiles ; de là elle pénétrait dans l'étang des Baux et de Montmajour, qui s'étendait de l'Est à l’Ouest entre les Alpines et la Grau, puis du Nord au Sud, sous les murs d'Arles ; elle rejoignait ensuite l'étang de Mayranne, et venait se déverser dans la grande lagune vive qui débouchait dans la mer au grau de Galéjon, et qu'utilisa probablement Marins.

Sur la rive droite du Rhône, un bras secondaire, desséché, avait laissé subsister un chapelet de marécages entre Beaucaire et Bellegarde, entre Bellegarde et Saint-Gilles. A hauteur de Saint-Gilles, où les navires du plus fort tonnage venaient aborder, l'étroite bande de terre entre le fleuve et les plateaux était praticable, mais un peu au Sud, un bras du Rhône se détachait vers l'étang de Mauguio, par Franquevaux, le mas Gallician et Terre-de-Ports. Dans le fond de l'espace laissé entre ce bras et le petit Rhône d'Orgon existaient des lagunes, mieux délimitées et peut-être moins étendues que ne l'étaient les marécages du XVIIIe siècle.

On a rétabli l'ancienne situation en creusant le canal de Beaucaire à la mer avec un tracé à peu près identique à celui du Rhône occidental (branche espagnole) d'autrefois, et aussitôt une grande partie des marais s'est trouvée asséchée : Ce canal a eu tout d'abord pour effet de dessécher en très peu de temps d'une manière complète, et de rendre cultivables tous les terrains situés au Nord. Séparés des autres marais par une large tranchée, ces terrains, jadis submersibles et presque toujours détrempés, ne communiquent plus aujourd'hui avec les étangs. Ils ne reçoivent plus que les eaux qui tombent sur le versant des coteaux contre lesquels ils sont adossés ; ces eaux restent très peu de temps sur le soi et trouvent bientôt leur écoulement naturel dans le canal d'abord, à la mer ensuite[39].

Le bras occidental du Rhône, aujourd'hui tari, portait avant l'ère chrétienne une partie des sédiments du fleuve à l'étang de Mauguio. Le territoire ainsi conquis sur la mer n'est devenu définitivement un sol ferme qu'au moyen âge, et nos cartes d'état-major indiquent encore le contour très net de ces anciens marécages. Ils prolongeaient l'étang jusqu'aux environs de Marsillargues. Depuis que le Vidourie est seul pour accomplir l'œuvre de colmatage, ses progrès sont beaucoup plus lents. Aussi ne peut-on pas admettre que le Rhône ait cessé de couler vers l'étang de Mauguio avant la période historique, ni que ses alluvions fussent déjà consolidées tors de sa disparition, et que la zone récemment conquise, très apparente sur nos cartes, soit l'œuvre du Vidourie.

De toutes parts, le rivage terrestre des étangs de Mauguio et de Thau a peu gagné sur les lagunes ; celui du cordon littoral a gagné et perdu[40]. Le détail de ces transformations n'intéresse pas notre sujet, et il suffira de mentionner la plus importante, la scission de l'ancien étang Traphus en deux parties, étang de Mauguio d'une part, étang de Thau de l'autre.

Non seulement dans l'antiquité, mais jusqu'au XVIIIe siècle, c'est une seule nappe d'eau qui s'étendait depuis Marsillargues jusqu'à Agde, et le cordon littoral qui la séparait de la mer, encore imparfaitement formé, laissait de nombreuses et faciles communications avec le large.

On a voulu aller plus loin et unir les embouchures du Rhône et de l'Aude ; mais cette hypothèse, provoquée et soutenue par un contresens, rencontre des difficultés presque insurmontables.

Polybe écrit (III, 37) en parlant de l'Aude : ς ο πολν πχει τπον ς πρς δσεις π Μασσαλας κα τν το οδανο στομτων, δι´ ν ες τ Σαρδνιον πλαγος ξησιν προειρημνος ποταμς, c'est-à-dire, littéralement : qui est distant d'un espace peu considérable vers l'ouest de Marseille et des bouches du Rhône, par lesquelles se jette dans la mer Sardonienne le susdit fleuve. E. Desjardins estime que le susdit fleuve ne peut pas être le Rhône, qui vient d'être nommé, et il en conclut que l'Aude se jette dans la mer par les bouches du Rhône[41]. Mais, si l'Aude se jetait dans la mer, non pas par les bouches, mais par une des bouches du Rhône, Polybe n'aurait pas dit, à la ligne précédente, qu'il en était distant d'un espace peu considérable, et il faut simplement comprendre que l’Aude n'est pas très éloigné, vers l'Ouest, de Marseille et des bouches du Rhône, par lesquelles ce dernier fleuve se jette dans la mer Sardonienne.

A supposer même qu'une seule lagune s'étendît de Narbonne à Aigues-Mortes, l'historien grec, exact et jamais emphatique, aurait-il dit que l'Aude passait dans les bouches du Rhône ? C'eût été vraiment tiré de longueur.

La disposition du terrain, d'ailleurs, ne se prête guère à cette hypothèse : l'étang de Thau se termine, au Sud-Ouest, à quelque distance de la montagne d'Agde, et il est vraisemblable qu'il la baignait il y a vingt siècles. On croit même pouvoir affirmer que l'Hérault (Arauris) formait alors un petit delta et qu'une de ses branches se jetait dans l'étang de Thau, tandis que l'autre coulait vers la mer libre, à l'ouest de la montagne d'Agde. La navigation était-elle possible sur ces deux bras d'un très petit cours d'eau ? Supposons-le. On peut encore, mettant les choses à l'extrême, concevoir un bras de mer entourant Agde au Nord et achevant d'en faire une île ; mais le relief actuel du sol ne permet pas d'accorder à ce détroit une largeur de plus de 300 mètres, au grand maximum. Ce n'est pas assez pour dire qu'un étang unique allait de Narbonne à Aigues-Mortes. Du reste, la plus grande difficulté subsiste encore : c'est d'imaginer un étang et un cordon littoral entre le cap d'Agde et l'embouchure de l'Aude. Ici il y a une impossibilité absolue. Si une langue de sable s'était produite entre le cap d’Agde, ou plutôt l'île de Brescou (Blascon) et la montagne de la Clape, les mêmes causes qui l'auraient formée l'auraient conservée et accrue, loin de la détruire ; mais le flot qui a rongé l’îlot de Brescou n'a jamais permis aux sables de s'accumuler près de lui. Il faut donc renoncer à l'hypothèse d'un étang unique, où tous les fleuves de la côte auraient mêlé leurs eaux à celles du Rhône. Le texte sur lequel on a voulu s'appuyer n'en dit rien, et le terrain s'y oppose. Restent ces deux vers d'un poète de la décadence latine, Fortunatus :

Excipit hinc Narbo, qua littora plana remordens

Mitis Atax Bhodani molliter intrat aquas. (Carm. VI.)

La question des étangs de Narbonne est plus importante pour notre sujet, et il est d'autant plus nécessaire de s'y arrêter, que la solution n'y est pas des plus nettes.

Il est évident qu'autrefois, dans un lointain indéfini, la vallée de l'Aude débouchait en arrière de la montagne de la Clape, laquelle était une île reliée aux rivages voisins par des flèches de sable qui ébauchaient le cordon littoral d'aujourd'hui. Deux étangs se trouvaient ainsi formés, l'un au nord, l'autre au sud de la Clape, réunis par un bras de mer qui passait devant la colline où s'est élevée Narbonne. Les alluvions de l'Aude ont resserré peu à peu et réduit à rien cette communication ; elles ont à peu près comblé L’étang septentrional et commencé le colmatage de l’étang méridional ; mais où en était ce double travail à l'époque de la conquête romaine ?

Les quelques données que nous pouvons grouper ne suffisent pas pour imposer une solution. Nous allons les présenter telles quelles.

L'Aude coule aujourd'hui au nord de la Clape, et près de son embouchure se trouve le petit étang de Vendres, entouré d'une large zone d'alluvions récentes, qui ne remonte pas au delà du XVIIe siècle. Avant cette époque, L’étang de Vendres, séparé de la mer par un simple cordon littoral comme ceux des étangs voisins, avait une forme triangulaire, et sa pointe occidentale pénétrait jusqu'au défilé, large de 4 500 mètres environ, par lequel l'Aude est obligé de passer entre la Clape et les collines qui le séparent de l'Orb.

Il semble que ce défilé a dû recueillir de bonne heure les sédiments et s'ensabler ; cependant un certain nombre de cartes des XVIe et XVIIe siècles (elles ne sont pas toutes d'accord) nous montrent l'étang de Vendres en communication avec celui de Capestang, qui se trouve en amont du défilé, et n'a été desséché que tout récemment.

M. Duponchel, dans son Cours d’hydraulique et géologie agricoles, cite une charte datée du règne de saint Louis, relative à la concession du dessèchement de l'étang de Montady, et qui mentionne dés salines en activité sur le bord de l'étang de Capestang. Une communication existait donc entre ce dernier et la mer au XIIIe siècle.

D'autre part, il est difficile de penser que les atterrissements n'ont pas commencé par lui, et surtout par l'espèce de détroit qui le rattachait à l’étang de Vendres.

Un plan de Narbonne, que M. Lenthéric reproduit dans Les Villes mortes du golfe de Lyon, peut nous renseigner. Il est très regrettable que l’origine de cet étrange document n'ait pas été indiquée ; mais il serait trop simple de l'écarter purement et simplement pour ce motif.

En l'examinant avec soin, on reconnaît qu'il est mal orienté : la forme hexagonale de la ville y est nettement prononcée et permet de rétablir la direction du Nord, qui doit se trouver vers l'angle supérieur droit. On remarquera, en outre, que la ville même est dessinée à une assez grande échelle, mais que les environs sont réduits dans une proportion fabuleuse. Il ne s'agit évidemment que d'indiquer au lecteur, par des signes plus frappants qu'un nom et une flèche, la direction des principales localités. On reconnaît facilement, au Sud et au Sud-Est, l'étang de Sijean et l’île de Sainte-Lucie (Insula Lici) ; l'étang de Gruissan ou de Narbonne (lacus Narbonensis) à l'est du chenal de l'Aude, aujourd'hui canal de Robine ; à l'Est et au Nord-Est, et même jusqu'au Nord, s'étend une nappe d'eau appelée lacus Rubrensis, qui se relie forcément aux étangs de Vendres et de Capestang.

Au Nord et au Nord-Ouest, on voit le cours de FAude arrêté par un barrage et ramené sur Narbonne par un détour, facilement reconnaissable sur la carte d'état-major ; il passe dans le voisinage des Prata liguriæ, dont le nom survit peut-être dans celui de Livières.

On sait qu'en 1320, ce grand barrage a été emporté et que le fleuve, quittant brusquement le lit que lui avaient imposé les Romains, s'est rejeté vers l'étang de Vendres. Les atterrissements ont donc été interrompus de ce côté pendant dix ou douze siècles.

Le dernier renseignement que nous possédions nous est fourni par la voie romaine, dont le tracé est facile à reconstituer entre Narbonne et Béziers. Au lieu de suivre la ligne droite, comme le fait à peu près la route moderne, la Via Domitia se détournait vers le Nord-Ouest, allait passer à l'emplacement même où les eaux de l'étang de Capestang ont persisté le plus longtemps. Là se trouve, au septième mille à partir de Narbonne, un pont romain qui a gardé le nom de pont Serme (Pons Septimus ?) et à partir duquel la voie subsiste en grande partie jusqu'à Béziers.

De nos jours, cette voie romaine donne le singulier spectacle d'un chemin évitant la terre ferme pour aller passer dans l'eau. Il est nécessaire de supposer une situation inverse dans l'antiquité, c'est-à-dire d'admettre, non pas que l'étang de Capestang fût tout à fait desséché, mais que précisément cette partie qui est restée inondée jusqu'à nos jours était la plus étroite de toute la nappe d'eau à l'époque où la voie fut construite. Nous croyons vraisemblable que le Rubresus stagnus existait alors depuis Capestang jusqu'à la mer, sinon à l'état de lagune, du moins comme marais, et qu'il avait, sur la ligne droite de Narbonne à Béziers, une largeur plus grande que dans les environs du pont Serme.

Le modelé du terrain achève de nous préciser les contours de cet étang. M. Lenthéric ayant exprimé la conviction que l’Aude coulait primitivement vers l’étang de Vendres et en avait été détourné par les Romains, on lui a opposé l'expression de Ptolémée : Αταγος ποταμοΰ έμβολάς, les embouchures de l'Aude, pour soutenir que ce fleuve avait toujours eu deux bras ; mais E. Desjardins, en produisant cet argument, n'a pas réfléchi que Ptolémée employait toujours les mots έμβολαί et έκβολαί au pluriel, et cela pour les fleuves dont l'estuaire est le plus net et le plus indivisible. Nous demeurons donc convaincu qu'à l'époque d'Annibal, l'Aude ne passait pas à Narbonne et se jetait dans le lacus Rubresus, au nord de la Clape.

La région qui s étend de Narbonne à Salses n’a pas pu changer beaucoup depuis l'origine des temps historiques : le cordon littoral existait déjà, et le rivage intérieur des étangs côtoie encore les hauteurs où finissent les monts Corbières.

La plaine du Roussillon, depuis Salses jusqu'aux Pyrénées, est d'une topographie assez simple, avec ses petits fleuves qui courent parallèlement vers la mer. Elle est cependant l'objet de théories excessives et que, à plupart du temps, un examen plus minutieux de la carte aurait fait écarter.

On voudrait, en général, faire admettre que ces quelques ruisseaux, l’Agly, la Tet, le Réart, le Tech, la Massanne ont comblé, avec leurs alluvions, des espaces plus considérables que l'Aude, l'Orb, l'Hérault et le Rhône lui-même. Mais si l'on veut bien jeter les yeux sur la carte de l'état-major, on verra que les territoires prétendus modernes atteignent souvent des hauteurs de 8, 10, 12, 15 mètres au-dessus de la mer, d'une manière continue, ce qui doit écarter l'hypothèse d'une formation tout à fait récente par le colmatage.

E. Desjardins, par exemple, pense que les alluvions de l'Agly ont comblé une partie de l'étang de Salses ; mais, s'il en était ainsi, c'est du moins à des temps préhistoriques qu'il faudrait reporter ce travail des eaux : la voie romaine allait de Salses à Castel-Roussillon et La Tour-Bas-Elne en ligne droite, et son point le plus bas était encore à 42 mètres au-dessus de la mer, non loin de l’Agly.

C'est seulement en aval de Saint-Laurent que peuvent se trouver des terres formées récemment par ce petit fleuve (Vemodubrum).

Le terrain est aussi très élevé sur les rives de la Tet. Il domine déjà la mer de 10 mètres à 3 kilomètres du rivage. C'est donc une bande de 1.000 à 1.500 mètres de largeur seulement que la Tet (Tecum ou Roschinus) a dû combler, et cela sans doute au nord de l'étang de Canet.

Le Réart, qui se jette dans ce dernier étang, doit être le Sordus des anciens, qui se jetait dans le Sordice Palus. On chercherait en vain la trace de ce marais à l'embouchure de l'Agly ou du Tech.

Celui-ci (Tichis) a souvent varié entre la montagne et la mer. On aperçoit distinctement, depuis Ortaffa jusqu'à Elne, la trace de ses érosions sur le flanc des collines ; mais ici se pose l'éternelle question : quel est l’autrefois auquel on peut reporter ce tracé septentrional du cours d'eau ? Quoi qu'il en soit, la route nationale traverse le Tech à 11 mètres au-dessus du niveau de la mer, à une lieue du rivage. Les alluvions modernes ne remontent donc pas jusque-là et sont restreintes à une bande de 1.500 à 2.000 mètres de largeur à partir du littoral encore visible. Il en est de même à l’embouchure de la Massanne, devant Argelès, qui n'a jamais été sur le rivage[42] et ne s'appelle Argelès-sur-Mer que pour se distinguer d'Argelès-de-Bigorre.

En résumé, le rivage du Roussillon n'a pas subi de modifications assez importantes pour qu'il en soit tenu compte dans la discussion du chemin d'Annibal.

 

 

 



[1] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, t. II, p. 73.

[2] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, t. II, p. 76.

[3] DESJARDINS, I, 435.

[4] 36.000 pour un territoire ne comprenant que le val d’Aoste, et après des guerres impitoyables (STRABON, IV).

[5] Marche d'Annibal, p. 12. Il faut lire la description de la voie romaine de l'Oisans dans cet ouvrage, pour bien sentir l'exactitude et l'importance des observations que fait ici le colonel Perrin.

[6] Marche d'Annibal, p. 95.

[7] Marche d'Annibal, p. 112.

[8] E. RECLUS, France, p. 222.

[9] TIMAGÈNE, ap. Plutarque, De Fluviis, p. 12.

[10] Le plus beau royaume sous le ciel, Paris, 1902, p. 316.

[11] Contrat entre le dauphin Gui XIII et l'évêque de Gap, 1333. Cette rivière y est nommée Drav, ce qui me semble digne d'observation et qui l’est d’autant plus, qu'encore en ce temps-ci elle n'a pas d'autre nom en ce pays-là, non plus qu'en divers autres lieux des Alpes où elle passe. (Nicolas CHORIER, ap. Osiander, 203.)

[12] Marche d'Annibal, p. 26-27.

[13] Le Rhône, II, 266-271.

[14] Cf. en outre, P. OROSE, V, 12, — CICÉRON, Pro Fonteio. — SUÉTONE, Nero Claudius Cæsar. — On verra que ces divers écrivains, invoqués souvent à l'appui de la théorie qui place Vindulium sur la Sorgue, n'en disent pas mot.

[15] La même rivière traverse tour à tour des brèches abruptes, de longs couloirs, d'anciens bassins lacustres... Ils ne constituent pas une seule vallée, mais une série de compartiments qui vivent chacun sous leurs noms distinctifs...

Les vallées contiguës communiquent entre elles, grâce à leur altitude commune, par des cols nombreux et peu élevés. C'est par ces montées que de tout temps la vie a circulé dans l’intérieur et jusqu'au plus épais des Alpes. Ces relations ont créé le réseau de sentiers muletiers, œuvre locale et séculaire que n'ont remplacée qu'en partie nos routes modernes. (Vidal de la Blache, p. 258-261.)

[16] Les Villes mortes, p. 401.

[17] Géographie de la Gaule romaine, I, 166.

[18] Statistique des Bouches-du-Rhône, II, 1075.

[19] Statistique des Bouches-du-Rhône, II, 1069.

[20] STRABON, IV, 6.

[21] MASPERO, Egypte ancienne dans l'Atlas historique de Schrader.

[22] Leçons de géologie pratique professées au Collège de France, 1845.

[23] Le Rhône, I, 24, 25, 26.

[24] Ch. LENTHÉRIC, La Région du bas Rhône, p. 221.

[25] Ch. LENTHÉRIC, La Région du bas Rhône, p. 22.

[26] Ch. LENTHÉRIC, La Région du bas Rhône, p. 80 ; Les Villes mortes, p. 359.

[27] Cf. Journal des Savants, août 1889.

[28] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 493.

[29] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 477.

[30] Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 326 et 329.

[31] On a des témoignages écrits de l'entretien des chaussées latérales à partir du XIIe siècle ; le plus ancien document connu relatif à la digue de la Camargue est de 1150 ; la digue de Beaucaire à la mer est de 1304.

[32] Musée d’Arles.

[33] Géographie de la Gaule romaine, I, 214.

[34] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 448.

[35] Ch. LENTHÉRIC, La Région du bas Rhône, p. 58.

[36] La Grèce et l'Orient en Provence, 306.

[37] E. FLOUEST, Sépultures antiques de la Camargue, 1869-1870. — Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes du golfe de Lyon, Plon, 1889 (5e édit.).

[38] Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 28 :

Entre Lyon et Beaucaire, la pente du Rhône, sauf quelques rapides, varie entre 0m,50 et 0m,30 par kilomètre, et sa vitesse entre 1m,50 et 2m,50 par seconde pendant les eaux moyennes. Dans toute cette partie, le fleuve roule des galets et des graviers qui diminuent progressivement de volume à mesure qu'ils descendent vers la mer.

C'est entre Beaucaire et Arles que la trituration est achevée, et que le gravier est entièrement réduit à l’état de sable et de limon.

La pente du fleuve, entre Beaucaire et Arles, n'est déjà plus que de 0m,123 par kilomètre. La vitesse tombe, à Arles, à 0m,75 par seconde.

[39] Ch. LENTHÉRIC, La Région du bas Rhône, p. 60.

[40] Le long de l’étang de Mauguio, la plage ne subit aucune modification sensible, et les ensablements des graus de Palavas et de Cette sont dus au transport des sables arrachés par les vagues des tempêtes aux abords mêmes de ces deux graus. Vis-à-vis Mauguio, on se trouve sur le cordon littoral originaire, qui parait ne pas avoir subi de mouvement appréciable depuis l'origine des temps historiques. (Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 331.)

[41] E. DESJARDINS, Géographie de la Gaule romaine, I, 240.

[42] Ce n'est pas l'opinion de M. Lenthéric. (Les villes mortes, p. 126.)