Agnès Sorel tombe
malade. — Départ d'Isabeau de Lorraine. — Le dauphin. — Motif de sa haine
pour Agnès Sorel. — L'astrologue. — Etienne Chevalier chargé par le roi de
veiller sur Agnès Sorel.
Sur ces
entrefaites arrivèrent à Chinon deux ambassadeurs, les seigneurs de Joinville
et de Villenoul, proposer à Charles VII, de la part du duc de Bourgogne, leur
maître, de renouveler la trêve signée l'année précédente à Auxerre, et que le
duc avait rompue. D'un
autre côté, la duchesse de Lorraine se montrait impatiente d'obtenir de son
hôte royal une décision touchant l'affaire, but de son voyage à Chinon.
Vivement sollicité et pressé par elle, le roi, après avoir refusé sous divers
prétextes une réponse positive, se vit enfin contraint de la donner, et
promit à Isabeau de faire tout ce qui dépendrait de lui pour lui rendre
l'objet de son amour, René d'Anjou. Il eût
bien désiré, en retour de cette promesse, solliciter de sa parente le don
d'Agnès ; mais sous quel prétexte ? Charles savait aimer, mais il ignorait
qu'il y eût de la grandeur à déshonorer une femme ; indécis, il balançait et
ne savait que dire ; semblable à l'enfant qui, sur le point de saisir un
oiseau qu'il vient d'apercevoir, le voit lui échapper au même moment, il
jetait sur Agnès un regard de douleur, d'amour et de regret, lorsqu'involontairement
Marie d'Anjou elle-même vint à son secours. Cette
princesse n'avait pu s'empêcher de céder à l'ascendant irrésistible que notre
belle héroïne exerçait sur tous ceux qui la connaissaient. Les saillies
vives, spirituelles et animées, les réponses promptes, l'air enjoué, le feu
des paroles d'Agnès, tout en elle entraînait. On goûtait en silence le bonheur
de se trouver avec elle, de lui parler, de l'entende, et on ne s'apercevait
de l'empire qu'elle venait de prendre, que lorsqu'il était trop tard pour
s'en dédire. Ainsi le voyageur, séduit par l'aspect riant des lieux qu'il
parcourt, ne sent la fatigue qu'au moment où la nuit lui ravit la vue des
sites qui le captivaient. Telle
fut la sympathie qu'Agnès inspira à la reine, qui dès lors éprouva le plus
vif désir de garder cette jeune fille auprès d'elle. Elle
saisit donc l'instant où, après avoir reçu du roi l'assurance qu'il
s'occuperait de la mise en liberté de son époux, Isabeau de Lorraine venait
confier sa joie et ses espérances à Marie, pour lui demander en retour de
cette grâce de vouloir bien lui céder Agnès, qui occuperait auprès de sa
personne le même rang qu'elle tenait à la cour de Lorraine. Isabeau
fut vivement affligée de cette proposition ; elle crut cependant, autant par
prudence que par reconnaissance, ne devoir rien refuser et répondit, que
quant à elle, elle y consentirait volontiers, persuadée qu'elle était
d'avance que sa protégée ne pouvait manquer d'être bien traitée à la cour de
Marie d'Anjou, mais que néanmoins si Agnès Sorel refusait de l'abandonner,
elle ne se sentait pas le courage de blesser son attachement, et qu'en ce
cas, elle suppliait la reine de France de vouloir bien renoncer à son projet
et lui laisser sa damoiselle. On
convint en conséquence d'interroger Agnès, et comme la duchesse de Lorraine
devait, à la prière du roi, passer quelques jours encore à Chinon, la
demoiselle de Fromenteau aurait alors tout le temps de réfléchir et de se
décider. Oh !
combien, en apprenant cette nouvelle, Damoiselle Agnès se sentit émue !
Combien son cœur battit, et que d'émotions vinrent agiter son âme !
C'était mal à elle, pensait-elle, d'abandonner ainsi tout d'un coup sa
généreuse protectrice, celle qui l'avait reçue, accueillie à sa cour, celle
qui l'avait dirigée et aidée de ses conseils, qui s'était toujours montrée
pour elle, moins une souveraine qu'une amie. Oh ! c'était mal, bien mal !
Mais, d'un autre côté, Charles avait regardé Agnès, et combien le regard de
Charles était éloquent ! Ses yeux avaient tout dit, Agnès avait tout compris. Agnès
aimait-elle le roi ? Nous ne pourrions guères savoir ce qu'elle-même assura
plus tard qu'elle ignorait alors. Quoi qu'il en soit, Agnès balançait ;
pressée néanmoins de parler, elle répondit : Oh ! ma bonne et bien aimée
protectrice, pourquoi me séparer de vous ? me suis-je jamais montrée ingrate
? Quand mon cœur a-t-il cessé de vous bénir, et mes lèvres de prier pour vous
? Je suis persuadée qu'un grand bonheur m'attend auprès de Votre Majesté,
ajouta-t-elle en se tournant vers Marie d'Anjou, mais êtes-vous sûre, Madame,
de pouvoir m'en donner un assez grand pour me faire oublier celui dont j'ai
joui auprès de ma bonne maîtresse depuis six ans que je vis à ses côtés. Je
ne sais ce qui pourrait m'arriver ici ; de grâce, Madame, laissez-moi
retourner en Lorraine emportant de vos bontés et de votre bienveillance pour
votre humble servante le plus touchant souvenir ! Et ce
disant, Agnès se jeta aux genoux de la reine qui la releva, en lui disant : Levez-vous, ma belle enfant, mon
intention n'est point de vous causer le moindre déplaisir ; levez-vous et
partez, mais veuillez accepter de moi cet anneau ; qu'il vous soit un gage de
l'affection que vous a vouée Marie d'Anjou ! Puis la
reine la baisa au front, et remarqua qu'elle était pâle et que ses yeux
étaient remplis de pleurs. Consolez-vous, Mademoiselle, reprit-elle, j'en ai bon espoir, un jour nous nous reverrons. Et elle lui tendit
gracieusement la main. Cependant
le temps s'écoulait avec rapidité et la duchesse de Lorraine craignait, en
différant encore son départ, que les neiges n'interceptassent les routes, et
ne rendissent son retour impossible : elle se décida, en conséquence, à faire
ses préparatifs et à prendre congé de ses hôtes, le roi et la reine de
France. Isabeau fixa au 2 décembre le dernier jour de son séjour à Chinon, et
fit part de sa résolution à Agnès, qui sembla l'approuver. Néanmoins,
le premier décembre, celle-ci tomba gravement malade. Que cette maladie ait
été feinte ou réelle, nous ne prendrons pas sur nous de le décider. Étienne
Chevalier affirme avec gravité qu'elle devait être fort souffrante ; car,
dit-il, des physiciens vindrent iceluy
iour en grand nombre au chastel de Chinon. Si on désire connaître notre opinion à ce sujet,
comme nous devons la vérité à nos lecteurs, nous répondrons que sans
contredit Agnès tomba malade, mais que vraisemblablement elle exagéra avec adresse
la gravité du mal, pensant concilier, par ce moyen, ce qu'elle devait à
Isabeau, et ce qu'elle désirait pour elle-même. La
duchesse de Lorraine partit donc, et quitta Chinon, laissant au château sa
jeune protégée, qui lui promit qu'aussitôt rétablie elle irait en toute hâte
la rejoindre. Marie d'Anjou de son côté promit de veiller sur elle, et tout
s'arrangea au gré des désirs d'Isabeau, de Marie d'Anjou, d'Agnès Sorel, et
par-dessus tout de Charles VII. Après
la maladie, la convalescence ; après la convalescence, le rétablissement.
D'une voix craintive, Agnès parla de départ. Y pensez-vous, gentille Agnès, lui dit le roi ; tenez, voyez, ajouta-t-il en l'entraînant vers l'embrasure d'une fenêtre, voyez ces toits blanchis par la neige, et ces peupliers
semblables à de longs fantômes, pouvez-vous partir ? Qui serait là pour vous
garantir du froid ? Puis-je quitter Chinon, ma cour pour vous accompagner, et
veiller sur vous ? Non, Agnès, vous ne partirez pas ! une grande distance
sépare Chinon de Nancy ; sur la route vous péririez de froid, de douleur ; et
je ne serais pas là, et je ne pourrais vous sauver ! Oh ! non, dites, Agnès,
dites-moi que vous ne partirez pas. Inquiète,
troublée, la jeune fille ne savait que répondre : Sire, vous êtes mon roi, mon seigneur et mon maître… je vous obéirai. — Oh ! je suis votre roi, mais non votre tyran ; si ma
présence vous importune, allez, Agnès, je ne vous retiens plus ; il est une
chose que vous ne sauriez me ravir, c'est le souvenir des jours que j'ai
passés près de vous. Le roi
venait de se jeter à ses pieds ; Pothon de Xaintrailles parut. Ciel ! s'écria Agnès. Et
s'arrachant des bras de Charles, elle disparut. Le
soir, ayant revu Pothon, Agnès crut devoir effacer la mauvaise impression
qu'avait dû laisser dans son esprit la scène dont il avait été témoin. Toute simple damoiselle que je
suis, lui dit-elle,
la conquête du roi ne sera pas facile : je le
révère et l'honore, mais je ne crois pas que j'aie jamais rien à démêler avec
la reine à ce sujet. Cependant
la demoiselle de Fromenteau, bien résolue à conserver intact son honneur au
milieu des dangers qui l'entouraient et des séductions qui semblaient devoir
l'entraîner pas à pas, et presque imperceptiblement à sa perte, prit un parti
courageux, ou que du moins elle estima tel, mais qui, dans la situation de
son esprit, était tout au plus capable d'apaiser ses inquiétudes, impuissant
à en détruire le germe ! Elle se
détermina à fuir les lieux où elle savait devoir rencontrer le roi.
Lorsqu'elle le retrouvait le soir, en public, un salut froid et cérémonieux,
le sourire de la sujette et non celui de la maîtresse, était la seule marque
de politesse qu'elle accordât à son souverain. Souvent elle s'approchait de
la reine, et lui adressait d'un air distrait quelques paroles, auxquelles
celle-ci répondait avec bonté. Si les pas de Charles se faisaient entendre,
soudain Agnès fuyait, et courait s'enfermer dans sa chambre. Pauvre oiseau,
qui, n'apercevant pas le trait du chasseur, pensait n'en pouvoir être atteint
! La
beauté, la grâce, l'esprit d'Agnès firent sur les courtisans de Chinon la
même impression qu'ils avaient produite sur les seigneurs de Lorraine ;
c'était à qui l'entourerait d'hommages et de soins ; le dauphin lui-même, qui
se trouvait en ce temps-là à la cour de Charles VII, ne put se défendre d'un
sentiment de vive admiration pour la demoiselle d'honneur de Marie d'Anjou,
sentiment qui se changea, comme nous le verrons plus tard, en une haine
ardente, acharnée, insatiable. Les motifs de ce changement sont jusqu'ici
demeurés un mystère pour nous ; les historiens du règne de Charles VII n'en
parlent point. Étienne Chevalier, vivant encore du temps de Louis XI, n'osa
pas sans doute tenter de les expliquer ; ce serait donc ici le lieu de
chercher à soulever le voile qui couvre cette partie de l'histoire. Qu'on
nous permette de le faire en quelques lignes. Louis
était jeune, ardent ; Agnès, belle, spirituelle et gracieuse. Le dauphin
s'enflamma pour Agnès, qui rejeta ses vœux, et resta sourde à ses prières.
Dès lors, et comme cela s'est vu plus d'une fois, fermé à l'amour, le cœur de
Louis s'ouvrit à la haine ; la vanité blessée fit place à la vengeance, qui
ne recula devant aucun excès. Cette
explication paraît assez naturelle aux yeux des personnes qui jugent tous les
faits sous le même point de vue, les dégageant de telle ou telle circonstance
qui, dans un cas donné, peut changer la vraisemblance en absurdité. Eh
bien, si nous examinons la caractère de Louis, nous verrons que, tout jeune,
ce prince montra les qualités et les faiblesses d'un âge plus avancé ; que
s'il fut ardent, ce ne fut que pour la grandeur. Or, là où domine l'ambition,
l'amour est esclave ; toujours le cœur aspire à la satisfaction de l'amour,
ou cède à la soif insatiable et exclusive du pouvoir. Ainsi,
le dauphin ne trembla point pour son cœur, mais il vit dans Agnès, la
maîtresse et le conseil de son père, un ennemi perspicace, et par cela même
redoutable, qui viendrait à tout moment s'opposer à la réalisation de ses
projets. Il vit dans Agnès l'ange gardien de Charles ; dans cette faible
femme, il devina un auxiliaire puissant en faveur du roi, un défenseur du
trône, un observateur vigilant, toujours prêt à déjouer les plans les mieux
conçus ; il comprit que, si quelque jour il osait lever sur son père un
poignard homicide, un sein viendrait recevoir le coup, et retarder de
quelques instants le règne du parricide ! Peut-être
serons-nous taxés d'exagération et nous accusera-t-on de vouloir couvrir de
plus d'ombre le fond du tableau, afin de répandre une lumière d'autant plus
éclatante sur notre principal personnage. Les faits qu'on lira plus tard
répondront d'eux-mêmes. Vn
giour, dit Étienne Chevalier, on me dist que le roy me demandoit en la
chambre où il auoit accoustumé de trauailler, et lorsque ie fus entré dedens
ladicte chambre ; Estienne,
mon amy, me dist le roy, iai besoing de ton ayde. —
Parlez, syre, répondi-je aussitôt, ie suis prest de faire tout ce qu'il vous
plaira m ordonner. —
Si ainsi soit, reprist le roy, escoute-moi. J'aime beaucoup uiuement vne
damoyselle qui est damoyselle d'honneur de la reine, la damoyselle de
Fromenteau. —
Las ! fi-je aussitost ; et pour vérité dire, ne saurois trop la cause
pourquoy j'aie soupiré. —
Et pour icelle cause, me dist encore le roy, ie desirerois veoir vn physicien
qui mepust prédire quel sera le succès de mon amour. Ce fut
donc d'après les ordres exprès de Charles, et non par un effet du hasard,
que, peu de jours après, un astrologue parut à la porte du château de Chinon,
demandant à être introduit le plus tôt possible en présence du roi. Dès que
celui-ci l'aperçut : Allez, dit-il à un de ses serviteurs,
allez quérir mademoiselle Sorel, et lui dites
qu'elle vienne tôt, qu'ainsi le veut son roi. Agnès
ne pouvant se dispenser d'obéir à un ordre aussi formel, quitta la tapisserie
à laquelle elle travaillait, et qui, au dire d'Étienne Chevalier,
représentait le siège d'Orléans, et descendit chez le roi, qui avait profité
de cet intervalle pour faire comprendre au devin quelles étaient ses
intentions. Venez çà, gentille Agnès, lui dit Charles, en affectant
une contenance calme, venez çà : ce physicien
que vous voyez désire vous dévoiler le sort qui vous attend dans la suite, et
si ie ne craignois que me fissiez mentir, aussi bien vous le diroi-je
moi-mesme. Agnès
s'inclina en souriant et s'assit sans répondre un seul mot. Puis,
l'astrologue interrogea la main de la jeune fille, dont il suivait des yeux
les lignes diverses, tira de son étui une petite fiole, et laissa couler sur
le front d'Agnès quelques gouttes de la liqueur dont elle était remplie. Il
écarta ensuite les cheveux, que la demoiselle de Fromenteau laissait tomber
en boucles sur son front, contrairement à l'usage de la cour de France à
cette époque. Votre sort est beau, dit alors le devin d'un air
solennel ; Mademoiselle, un grand roi vous
aime, et d'un grand roi serez maîtresse. Agnès
Sorel n'eut pas plutôt entendu ces paroles, qu'elle se leva précipitamment du
siège sur lequel elle était assise, et se tourna vers le roi, qui l'observait
en silence, épiant ses moindres mouvements et cherchant à lire dans sa
physionomie, l'effet produit sur son cœur par une telle prédiction : Sire, lui dit-elle, mon sort est décidé, mais permettez-moi de vous dire que
vous ne comprenez pas le sens véritable de cette prophétie : peut-être même,
monsieur le physicien, ne l'entendez-vous pas aussi bien que moi. — Mais, il me semble, gentille Agnès, qu'elle s'exprime
assez clairement..... — Eh bien ! s'il en est ainsi, reprit la demoiselle de Fromenteau, faites-moi place, sire, que je me rende auprès du roi
d'Angleterre. — Agnès, que voulez-vous dire ? — Oui, puisque je dois être la maitresse d'un grand roi, ce
ne peut être vous que la prédiction regarde, qui allez perdre votre couronne
et ne serez qu'un bien petit roi ; tandis que le roi d'Angleterre, qui sous
peu sera maître de votre royaume, et le joindra au sien, sera un bien plus
grand et plus puissant monarque que vous ! — Pardieu, belle Agnès, il n'en sera rien ! Ainsi,
dit Étienne Chevalier, le roi fut pris dans ses propres filets, et ses plans
furent déjoués par la présence d'esprit d'Agnès Sorel. Ce fait
eut du reste des conséquences bien plus graves, et nous ne craignons pas
d'avancer que c'est à cette réponse, si simple et si naturelle, que Charles
fut redevable de son trône, et la France de sa liberté ; car à dater de cet
instant le repentir germa dans le cœur du roi, qui, plein d'une vive émulation
que l'amour animait encore, parvint peu à peu, à force de courage, de talent
et de persévérance, à secouer le joug odieux sous lequel la nation gémissait
depuis si longtemps, à terminer la guerre, et à établir des lois sages et
utiles. Combien la France, s'écrie Fontenelle à cette
occasion, combien la France ne doit-elle pas
aux femmes, et à combien de galanterie les habitants de ce pays ne sont-ils
pas obligés, ne fut-ce que par reconnaissance ! Cependant
Agnès n'oubliait pas son ancienne protectrice, la duchesse de Lorraine. En
conséquence, elle rappela à Charles qu'avant de s'engager par de nouveaux
serments, son honneur l'obligeait à tenir les anciens, et lui représenta
René, enfermé dans un cachot obscur, en proie à la douleur la plus vive et
aux souffrances de toute nature ; elle peignit au roi la triste position de
ce prince, avec des couleurs si vives, des accents si touchants, que Charles
ému de compassion, sortit enfin de l'indifférence qu'il ressentait pour le
malheur de son illustre parent, et fit toutes les démarches nécessaires, afin
d'obtenir la liberté de René. Ce
prince la recouvra en effet le 25 avril de la même année, mais sous la
condition qu'il viendrait reprendre ses fers quelque temps après, ce qu'il
fit avec loyauté. Ici le
manuscrit d'Étienne Chevalier est tout d'un coup interrompu, et ne recommence
que quelques lignes plus loin. Ce fait s'explique aisément, et nous avons
lieu de penser que ce fut dans l'intervalle qui s'écoula entre cette époque
et le 25 avril 1433, que l'heureux Charles parvint enfin à vaincre la
résistance d'Agnès Sorel. Étienne Chevalier garde sur ces détails le plus
profond silence, et sa discrétion sera facilement appréciée. Nous pensons
d'ailleurs, et nous ne sommes pas seul dans notre opinion, nous pensons que
l'infortuné secrétaire du roi éprouva une trop vive douleur de ce fait, pour
être tenté de le consigner dans ses mémoires. Il nous serait du reste facile,
avec un peu de bonne volonté, de remplir d'imagination la lacune qui se
trouve en cet endroit du manuscrit ; mais, nous l'avons déjà dit, notre but
est d'écrire, non un roman plus ou moins ingénieux, mais l'histoire dans
toute sa vérité, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Les amis de la
vérité nous sauront gré d'avoir purement et simplement suivi l'exemple
d'Etienne Chevalier, et d'avoir omis ce qu'il a jugé convenable de taire... (25 avril 1433.) Ce matin, dit Étienne Chevalier, le roi m'a fait
appeler auprès de lui ; quand je suis entré dans sa chambre : Étienne,
m'a-t-il dit, je vais, sous peu de jours,
demain peut-être, quitter Chinon. Veille avec le soin le plus scrupuleux sur
demoiselle Agnès Sorel ; préviens tous ses désirs, comble tous ses souhaits ;
c'est toi que je charge spécialement de cette mission ; efforce-toi de te
montrer digne de ma confiance. (26 avril.) J'ai vu mademoiselle Agnès Sorel, que j'ai trouvée
extrêmement triste. Je lui ai fait l'offre de mes services, et lui ai annoncé
la volonté du roi : Mon ami, m'a-t-elle dit, je te remercie, je n'ai besoin que de calme et de repos. Je lui ai fait part de
l'intention du roi de quitter le lendemain le château pour se rendre en ses
états de Poitou. Quoi ! sitôt ! a-t-elle répondu, et ses joues
se sont colorées d'une subite rougeur. (27 avril.) Le roi est parti à dix heures, accompagné de
messeigneurs de Chissay et de Gaucourt ; la reine est venue prendre congé
de-lui, mademoiselle Sorel se tenait un peu derrière la reine ; le roi l'a
cherchée des yeux, et lui a fait un signe ; la reine s'en est aperçue, s'est
retournée ; mademoiselle Agnès s'est enfuie ! (28 avril.) J'étais dans le cabinet de la reine, qui me
dictait une lettre à son intendant de Languedoc ; en sortant, j'ai vu entrer
madame la gouvernante, et lui ai entendu dire à sa maîtresse que le roi avait
eu une faiblesse pour la demoiselle de Fromenteau. Je ne sais si cela est
vrai ; toujours est-il que la réponse de la reine a été admirable. Le roi est mon seigneur et
mon maître ; il a tous droits sur moi, je n'ai pas celui de me mêler de ses
actions. (2 mai.) Je reçois une lettre du roi, par laquelle il me mande que l'été
ne doit pas se passer sans qu'une demeure particulière soit construite pour
être offerte à mademoiselle Agnès Sorel, car tel est son bon plaisir. Le
roi me laissant le choix de remplacement, je vais consulter, à ce sujet,
mademoiselle Agnès. (4 mai.) Mademoiselle Agnès Sorel vient de recevoir une lettre du roi,
datée de Poitiers. Mademoiselle ne m'a rien dit, si ce n'est que le roi lui
fait présent du comté de Penthièvre. C'est beaucoup ; mais c'est bien peu
s'il est vrai que le roi ait été assez heureux !... (5 mai.) Nous sommes allés aujourd'hui examiner le lieu où doit s'élever
l'habitation en question : elle sera située à l'extrémité du parc qui longe
le château, à gauche. C'est un frais bocage que le jardin de Roberdeau ! Cette
même année, comme on le sait, pendant que Charles était au Puy, en Auvergne,
le comte d'Arundel vint mettre le siège devant Silly-le-Guillaume, petite
ville du Maine ; mais ses plans furent traversés par le comte de Richemont,
qui s'avança pour la défendre. L'année
1434, le roi se rendit à Vienne, en Dauphiné ; il y reçut la visite de la
reine de Sicile. Le comte de Richemont vint aussi, à cette époque, à Vienne.
Charles quitta cette ville, traversa Lyon, et se rendit de nouveau à
Poitiers, tandis qu'Arthus, passant par Nevers, gagna l'Artois. Cependant,
impatient de voir Agnès, Charles revint, sous quelque prétexte, à Chinon,
d'où il repartit, après un court séjour, pour retourner à Poitiers. Pendant
cet intervalle, un grand événement venait de s'accomplir. Persuadé de la
vérité d'une prédiction qui lui promettait la tiare, Amédée de Savoie s'était
retiré à Ripaille, près de Thonon, y avait fait construire un palais
magnifique, qu'il appelait simplement un ermitage, et l'habitait en compagnie
de ses enfants, et d'un grand nombre de courtisans, avec lesquels il passait
gaiment son temps, partageant ses loisirs entre la chasse, la bonne chère et
l'exercice du cheval, ce qui donna lieu à l'expression faire ripaille.
Lorsque cette nouvelle parvint à Chinon, le dauphin, qui s'y trouvait,
s'écria : Par la Pâque-Dieu ! il fait bien ;
car pour gouverner les humains, il faut vigueur et vivacité. Amédée
ayant perdu Marie de Bourgogne, son épouse, nul obstacle ne s'opposait plus à
son élévation à la chaire de saint Pierre. On sait à combien de troubles et
de schismes ces événements donnèrent lieu. Charles
VII demeura à Poitiers jusque vers le milieu du mois de février. De retour à
Chinon, dans les premiers jours de mars, il donna le 10 avril, à Jean
Majoris, maistre d'escole du dauphin, des lettres par
lesquelles il lui accordait cent livres tournois de pension. Pâques fut cette année-là le 28 mars. |