HISTOIRE ROMAINE

 

Livre X — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire d’Adrien.

 

 

Encore que Trajan n’eut point nommé de successeur à l’empire, comme la plupart du monde se figura, néanmoins Plotine assistée des amis d’Adrien, sut bien conduire cette trame, et Adrien se trouva si puissant, à cause de l’armée qu’il avait en Syrie, qu’il lui fut aisé de s’élever à ce souverain degré de fortune et de puissance. Il était espagnol aussi bien que Trajan, et était issu de la même ville que lui, quoi qu’il rapportât sa première origine à l’Italie, publiant par tout qu’il était descendu de ces vieux romains, qui du temps du grand Scipion, avaient fait la guerre en Espagne. Son père était cousin germain de Trajan, mais cette affinité ne l’avait su tellement insinuer en ses bonnes grâces, qu’il n’eut toujours comme une certaine aversion, et un certain dégoût de lui ; de sorte qu’il eut bien de la peine à se mettre en faveur. La première espérance qu’il eut de parvenir un jour à l’empire, fut fondée sur les prédictions d’un certain mathématicien, qui l’en assura lors qu’il était en la Mœsie, lui confirmant ce qu’il en avait appris de son grand oncle Ælius Adrianus, qui avait été curieux observateur de ces vanités. Pour appuyer cette attente, il s’insinua aux bonnes grâces des jeunes enfants que Trajan aimait éperdument, auxquels pour cette occasion il rendait toutes sortes de subjections et de services. Adrien d’ailleurs le support de Gallus, qui était leur gouverneur en ce temps-là, tirant des vers de Virgile au sort, il lui en échut qui étaient extrêmement favorables et avantageux : à quoi quelques-uns ajoutent, que ce bon présage lui vint des vers des sibylles qui étaient en vogue parmi la superstition de ces siècles-là. Son attente se fortifia par la faveur qu’il reçut de Trajan au second voyage des Daces, où ayant fait preuve de son courage, Trajan en récompense de sa vertu lui donna un riche diamant, qui fut un gage particulier de son affection ; et là dessus au voyage de Syrie, il eut un oracle de Jupiter en la ville Nicephorium prés d’Édesse, qui accrut encore ses espérances. En fin il fut pleinement assuré de la succession par l’avis que lui en donna Sura, qui conduisait cette trame avec Plotine et avec Atian l’un de ses tuteurs. Car ces deux dés auparavant, pour l’avancer, et pour l’insinuer du tout aux bonnes grâces de Trajan, firent tant par leurs brigues qu’ils lui firent épouser Sabine nièce de l’empereur ; de sorte que depuis ce temps-là Trajan l’employa à tout plein d’affaires, dont il s’acquitta avec beaucoup de gloire. Après l’avoir élevé à quelques dignités dans Rome, il le pourvut des premières charges de l’armée. Au second voyage qu’il fit contre les daces, il lui bailla la conduite d’une légion qui lui fut un moyen de faire paraître la grandeur de son courage. Depuis il l’envoya lieutenant prétorial en la basse Pannonie, où il se gouverna si bien, qu’il réprima les courses des Sarmates, et remit la discipline militaire en sa première splendeur : à raison de quoi à son retour à Rome il fut honoré de la dignité de consul, et s’alla toujours insinuant davantage en l’affection du prince, qui commençait à le goûter, d’autant qu’il faisait tout ce qu’il pouvait pour s’accommoder à ses humeurs : mais il n’y eut rien qui lui servit tant que la passion de Plotine, qui lui moyenna en premier lieu le gouvernement de Syrie au voyage que Trajan fit contre les Parthes : et puis le fit encore une fois créer consul, et en fin lui procura, ou au moins supposa son adoption à l’empire. Il reçut cette bonne nouvelle à Antioche de Syrie, où il l’attendait avec beaucoup d’impatience. On dit que le jour de devant il lui semblait, comme il reposait, qu’il tombait sur lui un feu du ciel, qui tournant à l’entour de son col, tantôt à droite, et tantôt à gauche, ni ne l’épouvantait, ni ne lui faisait aucun mal. Après qu’il eut reçu cet avis, et qu’il eut été proclamé empereur par son armée, il fit de grandes largesses aux soldats, et puis pensa à mettre ordre au gouvernement de l’empire qu’il voyait ébranlé en diverses parties du monde. Car outre que les conquêtes de Trajan étaient mal assurées, parce qu’il n’avait pas eu assez de temps pour affermir son autorité dans les provinces peu accoutumées à une domination étrangère, les maures faisaient des courses en Afrique, l’Égypte était toute pleine de sédition, la Grande Bretagne ne pouvait plus être retenue sous les lois de Rome, les Sarmates faisaient ouvertement la guerre, et la Palestine et la Lycie étaient comme toutes prêtes de se révolter. Voulant donc prévenir ce malheur, et pourvoir à la sûreté de son état, il crut qu’il était difficile de contenir tant de provinces sous l’obéissance d’un seul prince, et pour ce sujet il se résolut de faire servir l’Euphrate de bornes à l’empire sans l’étendre plus avant ; de façon qu’il abandonna l’Assyrie, la Mésopotamie, l’Arménie même, et tout ce que Trajan avait conquis au delà du Tigre. Quelques-uns attribuèrent cette résolution à l’envie qu’il portait à la gloire de Trajan, comme s’il eut voulu condamner son ambition d’avoir porté les armes romaines dans des provinces si éloignées qu’elles ne se pouvaient garder. Mais Adrien disait, qu’en cela il avait suivi l’exemple de Caton, qui autrefois avait déclaré les Macédoniens libres, parce qu’il ne pouvait plus les tenir sous le joug des romains.

Il pensa depuis en faire autant de la Dace, qu’il voulut aussi abandonner, toutefois ses amis l’en détournèrent, lui remontrant que ce serait exposer grand nombre de citoyens romains à la merci des barbares ; d’autant que Trajan ayant fait une colonie romaine de cette province, y en avait jeté une grande multitude pour peupler les villes et pour cultiver les champs. Comme il mettait cet ordre à ses affaires, il eut avis que les Parthes avaient en grand mépris le Roi que Trajan leur avait donné, à raison de quoi il le tira de là, et lui assigna d’autres provinces voisines des Parthes. En ses commencements il se montra doué d’une insigne clémence, mêmes à l’endroit de ses ennemis, vu qu’Atian qui était un des plus puissants instruments de sa grandeur, s’étant efforcé de lui rendre suspect le gouverneur de Rome, et quelques autres grands personnages, comme s’ils eussent attenté à l’empire, il n’usa d’aucune violence en leur endroit, au contraire les laissa jouir paisiblement de leurs charges. Il est vrai qu’un de ses procureurs fit tuer Crassus comme criminel de lèse majesté : mais ce fut sans avoir commandement de lui.

Il ôta le gouvernement de la Mauritanie à Lucius Quietus, d’autant qu’il n’avait pas empêché le soulèvement des Maures, auxquels il commandait, et mit depuis en sa place Marcius Turbo, duquel il s’était servi pour aider à réprimer l’insolence des Juifs. Il sortit d’Antioche pour aller rendre les derniers devoirs aux os et aux cendres de Trajan, que Plotine, Atian et Mattidia portaient à Rome pour les faire inhumer, avec l’honneur qui était dû à la mémoire d’un si grand empereur. Après s’être acquitté de ce devoir, et ayant vu partir le navire qui les portait, il s’en retourna à Antioche, et après avoir créé Catilius Severus gouverneur de Syrie, prit aussi le chemin de Rome par l’Illyrie.

Cependant il écrivit des lettres au sénat, par lesquelles il le pria de lui confirmer l’empire, s’excusa de ce qu’il l’avait accepté sans attendre son consentement, et allégua pour couverture, que les soldats se présentant en foule, l’avaient proclamé empereur, aussitôt qu’ils avaient eu avis du décès de Trajan, criants que la république ne pouvait demeurer sans chef. Parmi cela il l’assura qu’il ne voulait jamais recevoir aucune sorte d’honneur que la compagnie ne lui eut premièrement décerné. Il le conjura encore de vouloir déférer les honneurs divins à Trajan, et n’eut pas grande peine à l’obtenir, vu que sa mémoire était si chère à cet illustre corps, qu’il lui rendit encore d’autres honneurs que ceux qu’Adrien avait demandés. Pour le gratifier en son particulier, le sénat lui offrit l’honneur du triomphe qui était dû à Trajan, mais il le refusa, et fit mettre l’image de Trajan sur un char triomphal, sur lequel il la fit porter à Rome, afin qu’un si bon empereur ne fut pas privé, mêmes par la mort, de la gloire de ses conquêtes. Au lieu de cet honneur qu’il avait refusé, le sénat le voulut nommer père de la patrie : mais il usa de la même modération, et ne le voulut point accepter, prenant pour excuse qu’Auguste ne l’avait voulu recevoir qu’après de longs travaux supportés pour l’empire. Au reste voulant obliger le peuple romain à son arrivée, il fit célébrer le jour de sa naissance, et donna un magnifique spectacle, où il y eut un si grand massacre de bêtes sauvages, qu’on dit qu’il fut tué jusqu’à cent lions et autant de lionnes, et pour montrer plus de magnificence, il fit de grandes largesses à tout le monde, fit force présents à la commune. Ayant eu avis qu’il y avait quelque soulèvement devers le septentrion, et que les Sarmates de l’Europe et leurs voisins s’étaient jetés aux champs, il envoya devant les armées en Moesie, et puis s’y rendit aussitôt après : mais cette guerre se passa en traités qu’il fit avec ces barbares, auxquels il ne crut point que ce fut chose honteuse de payer des pensions pour acheter la paix qu’il désirait entretenir en toutes les provinces de l’empire.

Toutefois afin de réprimer à l’avenir les courses de ces barbares, il donna le titre et les ornements de gouverneur de la Pannonie à Marcius Turbon, et lui bailla celui de Dace, avec la puissance, lui continuant l’honneur qu’il lui avait fait auparavant lors qu’il lui avait donné le gouvernement de Mauritanie. L’ayant donc laissé là, il lui commanda d’avoir l’oeil aux affaires de ces provinces. Durant ce voyage on découvrit une détestable conjuration faite contre sa vie, et les conspirateurs étaient Nigrinus, Lucius, Palma, et Celsus, avec plusieurs complices qui avaient résolu de le tuer à un sacrifice qu’il devait faire. Cette conjuration fut jugée d’autant plus exécrable, qu’il avait jeté les yeux sur le principal auteur de cette méchanceté, qui était Nigrinus, pour le faire son successeur à l’empire ; c’est pourquoi le sénat pour en punir l’attentat, fit mourir Palma à Terracine, Celsus à Bayes, Nigrinus à Faïence, et Lucius au voyage d’Allemagne, où il se trouva. Cependant quoi que toutes ces exécutions eussent été faites du mouvement du sénat, et sans aucune poursuite ou commandement d’Adrien, si est-ce qu’il ne pût éviter la haine du peuple, qui le blâmait aigrement d’avoir fait mourir à même temps quatre personnes consulaires.

Pour adoucir cette aigreur, et pour étouffer le mauvais bruit qui courait de sa cruauté, il reprit le chemin de Rome, où d’abord il fit de nouvelles libéralités au peuple, et puis s’étant présenté dans le sénat, s’excusa de cette violence, et protesta solennellement, qu’il n’en était point auteur, et qu’au demeurant jamais il ne punirait aucun sénateur sans l’avis de la compagnie. Après cela pour regagner les bonnes grâces de la commune, il quitta aux habitants de Rome et de l’Italie, une somme infinie d’argent que les particuliers devaient au trésor de la république, et à celui du prince ; et dans les provinces, il modéra les dettes de ceux qui y étaient obérés, et mêmes pour plus grande sûreté de ceux qui étaient redevables, fit brûler sur la place toutes les cédules, et toutes les obligations qui en avaient été dressées. Quant aux confiscations de ceux qui étaient condamnez, il défendit de les appliquer à son épargne particulière, et voulut qu’elles allassent toutes au trésor de la république. Il ajouta outre cela, sa magnificence particulière aux libéralités que Trajan avait faites pour élever la jeunesse de l’Italie.

Et d’autant qu’il y avait beaucoup de pauvres sénateurs, qui à peine avaient de quoi vivre, tant s’en faut qu’ils eussent de quoi soutenir leur dignité, il fit informer de ceux qui étaient tombez en cette nécessité, plutôt par malheur que par aucune vaine dépense qu’ils eussent faite, et fit beaucoup de bien à ceux qui se trouvèrent de ce nombre. Il ne se montrait pas seulement libéral à ses amis, mais indifféremment à toutes sortes de personnes, mêmes à des gens qui n’avaient pas grand mérite. Il appela auprès de lui les plus gens de bien du sénat, sans le conseil desquels il ne dépêchait aucune affaire sérieuse, et pour ce même sujet, afin de ne se tromper point aux jugements qu’il rendait, il tenait encore auprès de sa personne de graves et savants jurisconsultes, entre autres Julius Celsus, Salvius, Julianus et Ferratus Priscus, qu’il voulait toutefois être approuvés du sénat, et jugés dignes d’entrer au conseil du prince. Et même il avait en telle estime la dignité de sénateur, qu’il l’appelait, le faite et le comble des honneurs de la république : à cause de quoi il se montait fort retenu à la conférer. Et comme il l’eut octroyée à Atian gouverneur du palais, qui avait déjà été honoré des ornements consulaires, il protesta, qu’après cela il ne lui restait plus rien dont il put honorer sa vertu. Et pour cette même raison, il avait en horreur ceux qui ne portaient pas à cette célèbre compagnie ce singulier respect, et la révérence particulière qui lui était due ; voire même pour en élever la gloire à un plus haut comble, il ne voulut point permettre que les chevaliers qui avaient accoutumé d’être comme les assesseurs du prince aux jugements qu’il rendait, assistassent aux causes où les sénateurs étaient intéressés. Parmi tout cela, on trouva à redire en ses déportements, que ne se contentant pas d’avoir abandonné les provinces que Trajan avait si glorieusement conquises, il ruina encore beaucoup de baux bâtiments que ce prince avait fait faire, et entre les autres, il fit démolir ce magnifique théâtre qu’il avait fait dresser dans le champ de mars, que le peuple vit détruire avec un extrême regret. Ce qui accroissait sa douleur et son dépit, c’était qu’Adrien ayant fait quelque chose qui déplaisait au peuple, en rejetait la haine sur la mémoire de Trajan, et voulait faire croire au monde, que c’était chose qu’il lui avait enjointe devant que de mourir ; ce que tout le monde savait être grandement éloigné de la vérité. Il prit aussi de l’ombrage de la puissance d’Atian gouverneur du palais, qui avait été tuteur de sa jeunesse, et qui avait autant contribué que nul autre à le faire empereur : et sans doute sur cette jalousie il l’eut fait dépêcher, n’eut été qu’il appréhendait d’accroître la haine qu’on lui portait à cause de la mort de ces quatre personnes consulaires, dont l’image était encore présente aux yeux des romains. Ne l’osant dont faire tuer, il le chargea premièrement d’avoir été auteur de la violence faite à ceux qui avaient été exécutez, et puis le contraignit de demander un successeur en sa charge, et en pourvut ce Turbon qu’il avait fait gouverneur de la Moesie. Il ne traita pas mieux son collègue Similis, qui avait aussi été un des principaux instruments de sa grandeur, mais le dépouilla semblablement de sa charge, et la conféra à Septicius Clarus, et que depuis il en chassa encore sur quelque ombrage qu’il eut de lui et de Suétone ; sur le sujet de sa femme Sabine. On récite une chose mémorable de ce Similis, c’est à savoir, que s’étant retiré en une solitude, après avoir souffert les disgrâces de la cour, et après avoir passé en son privé le reste de ses jours, il voulut qu’après sa mort on gravât sur sa sépulture, ci gît Similis, qui a passé beaucoup d’âge, mais qui n’a vécu que sept ans : voulant dire qu’il ne croyait avoir vécu que les sept ans de sa solitude.

Mais reprenons Adrien qui par une insigne ingratitude, ôta enfin les gouvernements et les charges à ceux qui lui avaient donné l’empire. Après les témoignages de son courroux et de sa haine, il alla visiter la Campanie, et fit de grands biens aux villes par où il passa ; et outre cela se lia d’affection avec les plus gens de bien qu’il y pût rencontrer. Étant résident à Rome, il se trouvait aux jugements des consuls et des prêteurs, hantait familièrement avec ses amis, assistait à leurs festins, les visitait en leurs maladies, les consolait en leurs afflictions, les conseillait en leurs affaires, et se gouvernait en leur endroit comme eut pu faire une personne privée. Quant aux affaires sérieuses, il ne les dépêchait jamais que par l’avis du sénat et du conseil, composé des plus gens de bien de l’état, qu’il avait toujours auprès de lui. Et comme ainsi soit qu’il donnât une grande puissance à ses favoris, si est-ce qu’il fut si heureux qu’ils n’abusèrent jamais de leur crédit, ne firent jamais tort à personne, ne vendirent jamais les charges, ni ne le portèrent jamais à aucune violence dont il put rougir, comme ont ordinairement accoutumé de faire ceux qui abusent de la faveur des grands princes. Il honora grandement la mémoire de Plotine, et comme elle fut décédée, outre la statue qu’il lui fit dresser, il lui rendit tous les autres honneurs qu’on rendait aux femmes des empereurs, et même fit faire un combat de gladiateurs en sa mémoire. Durant son séjour dans la ville, il fut épris du désir d’aller visiter les provinces de l’empire, et voulut commencer par la France, où s’étant acheminé, il emplit de contentement toutes les villes par où il passa, leur faisant de grandes libéralités, et leur donnant d’honorables privilèges. De là il passa en Allemagne pour y reconnaître l’état des légions, qui étaient la fleur des armées romaines : et quoi qu’il eut beaucoup plus d’inclination à la paix qu’à la guerre, si est-ce qu’il se montra affectionné passionnément à remettre la milice romaine en sa première splendeur : car en tout ce voyage il faisait marcher les légions comme s’il fut allé donner une bataille, contraignant les soldats d’aller à pied, de faire leurs exercices, et de s’acquitter de leurs factions, sans y rien oublier. Voire même pour adoucir la rigueur qu’il leur tenait, il allait à pied comme eux, vivait de même pain de munition qu’on leur distribuait, et à l’exemple de Scipion Æmilian et de Metellus, mangeait avec eux du lard et du fromage, et buvait de leur breuvage mêlé d’eau et de vinaigre, et outre cela élevait aux charges et faisait du bien à ceux qu’il voyait affectionnez à leur profession. Certes c’est comme un prodige d’avoir vu un prince si ennemi de la guerre, de prendre un si grand soin de la discipline militaire ; vu qu’on peut dire que depuis Auguste les armées romaines n’avaient point été si bien réglées qu’elles furent sous son empire. Mais quand on se figure qu’il distribuait les charges à ceux qui les avaient méritées ; qu’il créait les capitaines après avoir eu les témoignages de leur valeur ; qu’il ne souffrait pas qu’ils s’absentassent de leurs compagnies ; qu’il les prenait en âge et en force pour servir ; qu’il les contraignait de loger sous les tentes et dans les retranchements de l’armée, où il ne voulait point qu’il y eut ni lits ni ombrages pour donner de la fraîcheur ; qu’il bannissait les délices du milieu des troupes ; qu’il punissait les chefs qui butinaient sur leurs rôles ; qu’il ne souffrait point qu’on y fît de fraude ; qu’il les faisait bien payer ; qu’il les visitait quand ils étaient malades ; et enfin quand on se figure qu’il montrait de si grands exemples de patience aux soldats ; qu’il faisait par jour vingt milles à pied ; qu’il portait lui-même ses armes ; qu’il couchait sur la dure comme le plus simple de l’armée ; qu’il allait lui-même reconnaître le logement des compagnies, et qu’il faisait asseoir le camp en sa présence ; on trouve que ce n’est pas grande merveille, qu’un si vigilant et si soigneux empereur, ait eu des soldats si bien disciplinés. Après les avoir donc ainsi formez en ses premiers voyages, il délibéra de les mener en Grande Bretagne, et alla voir l’Angleterre. À son arrivée il composa les différents qui s’étaient élevés entre les insulaires et les garnisons romaines.

Et pour ôter sujet de querelle, sépara leurs terres d’une tranchée de quatre vingt mille pas de longueur, et fit dresser des forts pour ôter aux habitants tout moyen de se révolter. Après avoir mis cet ordre aux affaires d’Angleterre, il repassa dans les Gaules, où il reçut nouvelle de la sédition qui s’était émue à Alexandrie, à cause que le dieu Apis, qui n’est qu’un boeuf, ayant été retrouvé après avoir été longtemps égaré, les villes et les provinces disputaient à qui l’aurait, tant la superstition avait aveuglé ces pauvres idolâtres. Durant son séjour de France, il fit bâtir à Nîmes une superbe basilique en la mémoire de Plotine, qui lui était extrêmement chère. Après cela il prit la route d’Espagne, et passa son hiver en Aragon, où il assembla les principaux de toutes les provinces pour délibérer des choses nécessaires pour les entretenir en repos. Outre les biens qu’il fit ailleurs, il honora son pays et sa ville de plusieurs grands privilèges, et les emplit de sa libéralité, mais ne voulut pas y entrer. En ce temps-là il courut un grand hasard qui servit à faire éclater sa bonté : car se promenant dans le verger de son logis, il se présenta un homme qui ayant un couteau en sa main se jeta sur lui, et se mit en devoir de le tuer : mais ayant pris garde à lui, et ayant détourné son coup, il le saisit au corps, et le livra entre les mains de ceux de sa suite. Et comme il sut qu’il était furieux, sans s’émouvoir davantage d’un si grand accident, commanda qu’on appelât les médecins, et qu’on eut soin de le faire purger de sa mélancolie. Cependant il mit ordre que les barbares n’entreprissent point sur les limites de l’empire romain ; et pour cet effet ne se contenta pas que les fleuves séparassent leurs terres d’avec les terres de l’empire, mais outre cela fit jeter des pieux sur les confins, et en fit comme une forme de longue palissade ou muraille, qui les divisait les uns d’avec les autres. Au reste il s’était acquis une telle réputation par tout l’univers, que les Allemands, peuples passionnés pour leur liberté, reçurent de sa main le roi qu’il lui plut de leur donner. Il réprima les mouvements et les courses des maures d’Afrique : et comme les Parthes eurent fait quelque démonstration de vouloir prendre les armes contre les romains, il dissipa aussitôt cet orage par sa présence. Car s’étant acheminé en orient avec une puissante armée, leur roi lui envoya des ambassadeurs, avec lesquels ayant conféré, les choses demeurèrent en bonne paix, et Adrien s’en alla visiter les provinces de l’empire, faisant du bien par tout où il entrait. De là il passa par l’Asie, et par les îles, et se rendit en la ville d’Athènes : où il se fit recevoir aux mystères de Cérès, parmi la cérémonie desquels il montra une si grande franchise, qu’encore qu’il y assistât beaucoup de personnes qui portaient des couteaux, néanmoins il y entra sans se faire suivre par ses gardes, d’autant que ces mystères ne pouvaient pas être vus indifféremment de toutes sortes de personnes, mais était seulement permis d’y entrer à ceux qui y étaient invitez selon les formes du paganisme. En ce voyage il fit beaucoup de bien aux Athéniens, et entre autres choses il fit commencer le temple de Jupiter olympien, se fit bâtir un autel, et puis fit voile en Sicile, où parmi les autres curiosités qu’il eut, il voulut monter sur le Mont-Gibel, non seulement pour voir sa flamme qui naît et qui sourd de la terre avec un grand étonnement de la nature, mais même pour contempler de dessus sa cime, l’orient du soleil qui y luit de toute une autre forme qu’il ne fait ailleurs, y paraissant à sa naissance à la  façon de l’arc du ciel, peint de milles belles couleurs, qui donnent un singulier contentement à ceux qui le regardent. Après cela, il s’en retourna triomphant à Rome, où il ne séjourna pas longtemps, mais remonta aussitôt sur ses vaisseaux, et tira en Afrique, où il fit sentir aux provinces les effets accoutumés de sa libéralité, et puis reprit encore le chemin de Rome, d’où l’impatience de revoir l’orient le fit sortir aussitôt, et prendre le chemin de la Grèce. Étant arrivé à Athènes, et ayant trouvé le temple de Jupiter olympien, et l’autel qu’il s’était fait dresser, achevez de tout point, il fit la cérémonie de leur dédicace, et de la même sorte traversant l’Asie, il consacra et dédia plusieurs temples que la sacrilège flatterie de ces idolâtres lui avait bâtis. Passant par la Cappadoce, ceux de cette province lui présentèrent des esclaves qui firent de grands services à son armée. Durant ce voyage, il rechercha d’amitié tous les princes étrangers, et entre autre le roi des Parthes, Chosroes, auquel il renvoya une sienne fille que Trajan avait autrefois prise prisonnière. Et comme sur cette favorable semonce plusieurs d’entre eux se furent donné la peine de le venir voir, il les traita avec tant de splendeur et de courtoisie, que ceux qui ne l’avaient pas voulu faire, s’en repentirent, particulièrement Pharasmanes, qui ayant été invité à ce compliment, l’avait superbement refusé. Au demeurant en ces voyages qu’il fit par les provinces, il se montra merveilleusement sévère contre les gouverneurs, et contre les magistrats qui ne s’étaient pas dignement acquittés de leurs charges : même on crût qu’il leur avait tenu un peu trop de rigueur. Il fit aussi paraître trop de passion contre la belle et puissante ville d’Antioche, en haine de laquelle il voulut séparer la Phénicie de la Syrie, afin qu’elle ne fut plus le chef et la métropolitaine de tant de grandes provinces : mais peut-être que la liberté que ses citoyens s’étaient de tout temps donnée de parler licencieusement des princes et des empereurs, la lui rendait ainsi odieuse, ayant l’esprit trop grave et trop sérieux pour prendre plaisir à leurs piquantes sornettes. En ce même temps commença cette fameuse révolte des Juifs, qui advint sous son empire, en suite de laquelle cette misérable nation que le ciel et la terre allaient persécutant pour ses crimes fut presque toute exterminée. On allègue diverses raisons de leur soulèvement. Les uns disent que ce fut parce que l’empereur leur défendit de se plus circoncire, les autres rapportent cela au dépit qu’il conçurent, de ce qu’ayant rebâti la ville de Jérusalem, que Tite avait toute ruinée, et l’ayant nommée Ælia de son nom, il la peupla d’étrangers, y fit bâtir un temple à Jupiter olympien au même lieu où était auparavant celui du vrai dieu, qu’ils adoraient, et parmi cela leur en défendit l’entrée, en faisant une colonie d’étrangers. Quoi que c’en soit, il est bien croyable que la révolte vint de ce que les romains avaient altéré quelque chose aux lois et aux cérémonies de cette nation. Cependant Adrien continuait ses voyages par les provinces, et s’en alla en Arabie, où se voyant au pied du Mont-Casien, comme il était superstitieusement adonné à la considération des mouvements des astres, il voulut monter à la cime pour contempler de plus prés l’orient du soleil. Mais il lui arriva un étrange accident comme il était sur le sommet de cette montagne : car y voulant faire un sacrifice, la foudre du ciel tomba, qui tua le sacrificateur et la victime qu’il devait immoler. Ayant couru l’Arabie, il entra en Égypte, et s’étant transporté à Pelouse où était le sépulcre du grand Pompée sans aucun ornement, et sans aucune pompe digne de sa gloire, il en eut pitié, et proféra un vers grec, dont le sens était, celui qui avait naguère tant de temples et tant d’autels, à peine a maintenant un tombeau. Ensuite de quoi il le fit relever et redresser plus magnifiquement, montrant en cela l’honneur qu’il portait à la mémoire d’un si grand personnage. En ce voyage d’Égypte il lui arriva une chose qui souilla grandement sa gloire ; c’est à savoir, ce qui se passa sur le sujet de la mort d’Antinoüs, jeune homme dont tout le monde savait qu’il était éperdument amoureux, à raison de sa beauté. On en parla diversement, quelques-uns crurent qu’Adrien l’ayant mené promener sur le Nil, il était tombé par mal heur dans ce fleuve, et avait été englouti de ses vagues : les autres crurent qu’Adrien avait été cause de sa mort par une occasion bien étrange.

Il était superstitieusement adonné à la magie, et même pensait allonger sa vie par la puissance des charmes. Mais les magiciens lui dirent que pour en faire un qui lui fut profitable, il lui fallait trouver une hostie humaine d’une personne qui se présentât volontairement à la mort. N’en trouvant donc point qui eussent assez de passion pour vouloir immoler leur vie pour lui, Antinoüs s’offrit librement à ce sacrifice, et servit de victime à ce cruel enchantement. Soit donc qu’il fut mort d’une façon ou de l’autre, Adrien en mena un tel deuil qu’il en flétrit sa réputation, tout le monde croyant que c’était le souvenir d’une exécrable passion qui le lui faisait regretter. Il fit bâtir une ville qu’il nomma de son nom Antinopolis, lui dédia un temple, des autels et des statues comme à un dieu, et employa toutes les plumes de la Grèce à célébrer ses louanges ; voire même la flatterie passa si avant, que pour lui complaire les grecs l’ayant mis au rang des dieux, publièrent qu’il rendait des oracles dans son temple, et pour comble de vanité osèrent assurer que son âme avait été changée en une étoile, qui s’était montrée dans le ciel incontinent après sa mort. À raison de quoi Adrien qui était bien aise de voir flatter sa passion, nomma cette étoile l’astre d’Antinoüs,  et aima grandement ceux qui donnèrent cette misérable consolation à sa douleur. Cette action l’exposa à la risée de tout le monde. Durant qu’il voyagea ainsi par les provinces d’Égypte et de Syrie, les juifs demeurèrent en leur devoir, et n’osèrent se soulever, quelque ardent désir qu’ils en eussent. Mais aussitôt qu’il eut repris le chemin de Rome, et qu’il se fut éloigné de leurs contrées, ils se rebellèrent et secouèrent ouvertement le joug de l’empire romain. Au commencement on ne fit pas grand cas de leur révolte, chacun méprisant une nation si abattue, et la plus part du monde se persuadant que ce n’était qu’une poignée de peuple qui s’ennuyant de vivre, cherchait les occasions de mourir. Toutefois quand l’on sut que non seulement la Judée, mais aussi toutes les provinces où les juifs étaient assez puissants pour tramer quelque chose, entraient en cette conjuration, on commença à appréhender l’évènement de cette guerre. Pour y donner ordre, Adrien choisit les meilleurs et les plus expérimentés capitaines de l’empire. Et d’autant que Rufus gouverneur de la Syrie y avait fait peu de chose, et avait tiré cette guerre en une honteuse longueur, il donna la charge de l’armée à Julius Severus qu’il fit venir de Grande Bretagne où il était gouverneur, afin de l’envoyer en la Palestine dompter ces rebelles.

D’abord Severus n’osa attaquer en pleine campagne les grandes forces qu’ils avaient jetées aux champs, craignant que le nombre ne surmontât la valeur, et que le désespoir ne les portât à faire quelque hardie entreprise qui fut cause de lui faire recevoir de la honte, aussi bien qu’à son prédécesseur. Mais il sut si bien prendre les occasions, et usa de tant de surprises, qu’enfin après leur avoir coupé les vivres, il défit tous leurs gens de guerre, ruina cinquante de leurs meilleures places, désola prés de mille de leurs plus puissantes bourgades, et extermina toutes les reliques d’un si misérable peuple qui s’était retiré dans la ville de Bither ; de façon qu’il n’a pu depuis se relever de cette perte, ayant été abattu de sorte, qu’il ne lui resta aucune ressource en sa misère. On dit qu’en toute cette guerre, il mourut ou par l’épée, ou par le feu, ou par les autres malheurs qui suivent les armées, plus de six cens mille hommes d’entre les juifs, que la justice de Dieu allait ainsi persécutant pour leurs offenses. Auparavant que ce désastre leur arrivât, ils en avaient été menacez par divers prodiges qui étaient arrivés parmi eux. Car le sépulcre de Salomon, qu’ils avaient en une singulière révérence, et qui s’était conservé entier durant tant de siècles, tomba de lui-même en ruine, et l’on vit des chiens et des loups qui couraient hurlants, et qui entraient dans leurs villes, avec l’effroi de tous les habitants.

Cependant la victoire coûta tant de sang aux romains, qu’Adrien qui s’était transporté en Syrie pour en voir l’issue, et pour considérer les événements, écrivant au sénat, n’usa pas de la préface que les empereurs avaient de coutume de mettre au commencement de leurs lettres. Si vous vous portez bien vous et vos enfants, la chose va comme je le désire ; moi et l’armée nous nous portons bien : mais dissimulant son mal, lui écrivit en tels termes, que l’on pouvait conjecturer le regret qu’il avait de la perte de l’élite et de la fleur de son armée. Au reste pour laisser un éternel exemple de vengeance contre cette infortunée nation, il fit une loi par laquelle il bannit les juifs de la nouvelle Jérusalem, leur défendant d’y mettre jamais le pied, ou même d’en approcher. Seulement leur permit-il de se présenter devant ses murailles une fois l’année à même jour que Titus l’avait ruinée, pour en pleurer la désolation. Encore fallait-il qu’ils achetassent leurs larmes au prix de leur argent. Et pour un plus grand opprobre, il fit élever sur la porte de Bethléem l’image d’un pourceau, taillée en marbre, soit que par la remembrance d’un si sale animal, il voulût déclarer ce peuple entièrement profane et maudit de Dieu, soit qu’il voulût que ce fut un symbole de la guerre achevée, soit que ce fut comme un signe consacré à Adonis tué par le sanglier, duquel il avait fait dresser le simulacre en Bethléem où cette porte allait ; ou soit enfin que ce fut par l’erreur commune des gentils qui reprochaient aux juifs qu’ils adoraient cette bête, d’autant qu’ils n’en osaient manger. Après cela il reprit le chemin de Rome pour aviser aux affaires de la république : mais en ces entrefaites il s’éleva une autre guerre au bout du monde, où Pharasmanes ayant de grands mécontentements de l’empereur, fit soulever les Alains et les Massagètes, peuples belliqueux et cruels, et assisté de leurs forces ravagea la Médie et l’Arménie, et courut la Cappadoce. Toutefois les Alains appréhendant la valeur de Flavius Arianus qui commandait en Cappadoce, et en partie aussi mus et induits par les prières et par les présents du roi des Parthes, se retirèrent, et laissèrent les pensées de la guerre pour jouir du repos de la paix. Cependant le roi des Parthes écrivit à Rome des lettres pleines d’aigreur contre Pharasmanes, le chargeant d’être un prince remuant, et qui jetait la guerre dans toutes les provinces voisines de son état : ses ambassadeurs étaient accompagnez des ambassadeurs des Jazygiens, qui demandaient d’être reçus en l’alliance et en l’amitié du peuple romain. Adrien les présenta au sénat pour faire leurs propositions.

Mais le sénat le pria de leur donner telle réponse qu’il jugerait être du bien de la république, et de la dignité de l’empire. Ce qu’ayant fait, il la fit voir au sénat, et les renvoya à leurs maîtres avec une pleine satisfaction. Depuis Pharasmanes, roi des Ibériens, étant venu à Rome accompagné de sa femme, il lui en sut si bon gré qu’il lui accorda son état, lui permit de sacrifier dans le Capitole, lui fit dresser une statue dans un temple de Bellone, et pour comble de faveur, voulut assister à voir le combat et les exercices que lui et ses enfants, et les plus grands de son royaume, firent à la façon de leur pays, aux yeux du peuple romain. Après tant d’inquiétudes étrangères, il lui arriva un malheur domestique en sa personne : car étant à Tivoli, il fut affligé d’un flux de sang, qui ne pût jamais être arrêté durant sa vie, quelque industrie et quelque soin qu’y apportassent les meilleurs médecins du monde, dont il se servait en son mal. Se voyant donc si caduc, et considérant d’ailleurs qu’il n’avait point d’enfants qui servissent d’appui à sa vieillesse qu’on commençait déjà à médire, il se résolut de nommer un successeur à l’empire qui pût soutenir sa dignité branlante : mais il fit un assez mauvais choix, et si accompagna cette élection d’une cruauté qui le rendit odieux à tout le monde. Il jeta donc les yeux sur L Ceronius Commodus, jeune homme doué d’une extrême beauté : qu’il aimait passionnément, encore qu’il fut gendre de ce Nigtinus que nous avons dit ci-dessus avoir attenté à sa vie, et contre le gré et l’avis de tout le monde l’adopta, et le fit son coadjuteur, lui changeant son nom, et le faisant appeler Ælius Verus César. Pour honorer cette adoption, il fit célébrer des yeux solennels dans le cirque, et fit de grandes largesses au peuple : et quant au jeune prince, il le créa prêteur, lui donna le gouvernement de Pannonie, et le désigna consul. Tous ces honneurs ne purent le garantir d’une importune et cruelle maladie, qui le rendit incapable de faire les fonctions d’une si grande charge, de sorte qu’Adrien le voyant ainsi persécuté d’un mal incurable, avait de coutume de dire à ses amis : mes amis, nous avons perdu l’argent que nous avons donné au peuple et aux soldats, en faveur de cette adoption : nous nous sommes appuyez sur une muraille qui fait ventre de toutes parts, et qui au lieu de pouvoir supporter la république, à peine se peut soutenir elle même, mais va tombant sur son fait. Ce qui rendit cette adoption plus odieuse au peuple, ce fut qu’elle fut suivie d’une barbarie extraordinaire, dont Adrien usa contre quelques-uns des plus illustres personnages de Rome, auxquels il se figura qu’elle avait déplu. Car il fit inhumainement mourir Severian âgé de quatre-vingts dix ans, et son neveu Fuscus âgé seulement de dix huit, qu’il soupçonna avoir aspiré à l’empire, d’autant qu’ils avaient fait démonstration de n’approuver point l’élection qu’il avait faite d’Ælius Verus. Severian se voyant si calomnieusement persécuté, et si injustement condamné à la mort, demanda du feu, et mit de l’encens sur les charbons ardents, puis levant les yeux au ciel, proféra ces tragiques paroles : dieux immortels qui êtes témoins de mon innocence, je ne vous demande qu’une seule chose en mourant, qui est, que vous ne fassiez pas la grâce à Adrien de pouvoir mourir quand il désirera de ne plus vivre ;  et là dessus il fut étranglé. Mais nous verrons à la fin de la vie d’Adrien, que cette imprécation ne fut point vaine, et que Severian fut exaucé.

Cependant l’adoption d’Ælius Verus pour avoir été confirmée par le sang de ce grand personnage, n’apporta pas grand fruit à la république. Au contraire, son indisposition et son incapacité firent croire qu’Adrien ne lui avait déféré cet honneur que pour satisfaire à sa passion et à sa volupté, et non pour aucune bonne espérance qu’il eut conçue de lui. Même on dit qu’il avait su par l’astrologie, à laquelle il était furieusement adonné, qu’il ne vivrait pas longtemps, mais qu’il mourrait devant que de parvenir à l’empire : et que pour cette raison, parlant de lui, il alléguait ordinairement les vers que Virgile avait faits pour Marcellus, qui disent en substance, que les destins ne feraient que le montrer à la terre, et qu’ils ne lui permettraient pas de vivre plus longtemps. On ajoute encore, que s’en moquant, il avait coutume de dire, qu’il avait adopté non un fils, mais un dieu, faisant allusion à ce qu’on mettait les empereurs au rang des dieux après leur mort. Même on crut qu’il était résolu de le déposséder de cette dignité, et d’en élire un autre : mais la mort l’ôta de cette peine : d’autant qu’Ælius Verus étant de retour de son gouvernement de Pannonie, et ayant remercié son père de l’honneur qu’il lui avait fait, comme il voulut se faire penser, au lieu de trouver santé dans les remèdes, il y trouva sa mort, et périt pour avoir pris d’un breuvage qu’on lui avait préparé afin de chasser son mal : de sorte qu’il ne remporta autre chose de la dignité d’empereur, que la pompe de ses obsèques. Or quoi que quelques-uns crussent qu’Adrien avait de longue main pensé à celui qu’il voulait lui substituer en cette adoption, si est-ce qu’il demeura quelque temps comme irrésolu de ce qu’il devait faire : toutefois voyant que son mal ne lui donnait point de trêves, il jugea qu’il faillait se résoudre, et ayant fait appeler le sénat, lui tint ce langage : mes amis, Dieu ne m’a pas rendu si heureux que j’aie peu engendrer des enfants, mais vous m’avez donné la puissance d’en faire par les lois et par le droit de l’adoption. Il y a cette différence entre les uns et les autres, que ceux qui naissent de nous, viennent au monde, et s’y élèvent comme il plait à celui qui nous les donne, mais en l’adoption chacun choisit celui qui lui est plus agréable ; d’où vient que bien souvent la nature nous donne des enfants imparfaits et de corps et d’esprit, mais il ne tient qu’à nous d’en adopter où il n’y ait rien à redire. J’avais par ci devant fait élection de L Commodus, de qui j’avais une si grande opinion, que j’eusse tenu à un singulier bonheur d’avoir un fils qui lui eut ressemblé. mais Dieu nous l’ayant ôté, j’ai jeté les yeux sur un autre que je vous présente comme digne de cette gloire, étant bien né, affable, courtois, débonnaire, sage : et parvenu à un âge si mûr, que ni la jeunesse ne le portera à l’insolence, ni la vieillesse ne lui fera faire aucune lâcheté. c’est un prince qui a toujours obéi aux lois, et qui n’a exercé aucune charge qu’après y avoir été légitimement appelé selon les anciennes formes de la république ; de sorte qu’il n’ignore rien de ce qui est nécessaire pour bien gouverner l’empire, et si l’on ne doit pas craindre qu’il abuse jamais de son autorité. Vous jugez assez de qui je veux parler ; c’est d’Aurelius Antonius que vous voyez devant vous ; lequel encore que je sache bien qu’il ne prenne pas plaisir de se voir engagé en de si épineuses affaires, et que mêmes il n’ait nulle ambition de commander, néanmoins je veux me promettre qu’il ne méprisera point mon élection ni vos prières : et que quoi qu’à regret, il recevra l’empire que nous lui présentons. Ayant dit cela, il adopta Antonin, mais il y ajouta cette condition, qu’il voulait qu’il en adoptât aussi deux autres, c’est à savoir Lucius Ælius Verus et Marc Antonin, ou autrement Marc Aurèle, qui depuis furent collègues de l’empire, et le gouvernèrent ensemble. Comme l’adoption d’Ælius Verus avait déplu à quelques-uns, celle d’Antonin ne fut pas agréable à tout le monde, et entre autres à Catilius Severus, qui ayant les pratiques pour s’avancer à l’empire, fit paraître son mécontentement ; en vengeance de quoi Adrien lui ôta le gouvernement de la ville, dont il l’avait honoré, et le bailla à un autre.

Cependant l’importunité de sa maladie lui rendit la vie odieuse, de sorte qu’il chercha toutes sortes de moyens de se faire mourir, ou par le fer, ou par le poison, mais il ne trouvait personne qui voulût l’assister en ce désespoir, quelque offre qu’il fît à ceux qui voudraient lui rendre un si malheureux office. Comme il se vit refusé de tout le monde, il appela un esclave nommé Mastor, Jazygien de nation, de qui il s’était toujours servi à la chasse, à cause de la force et de la hardiesse dont ce barbare était doué, et moitié par contrainte, moitié par flatterie et par promesses, lui fit promettre de le tuer, et puis après ouvrant son estomac lui montra un endroit sous le tétin que son médecin nommé Hermogenas lui avait dit être propre pour être aisément dépêché, et le lui ayant marqué lui commanda de le frapper en ce lieu-là, afin de mourir avec moins de douleur. Toutefois soit par appréhension, ou par feinte, le coup ne succéda pas, et le barbare ayant failli s’enfuit. Les autres refusa tout à fait de mettre la main sur lui, et que mêmes il avertit Antonin et ses autres amis de son désespoir. Sur quoi étant allé pour le consoler, et pour le conjurer de montrer sa constance en cette adversité, comme il se vit découvert, il en conçut un tel déplaisir, qu’il commanda de faire mourir celui qui l’avait ainsi trahi ; mais qu’Antonin lui sauva la vie, et dit, qu’on le tiendrait pour un parricide, s’il souffrait qu’on tuât celui qui l’avait adopté. Depuis Adrien tâcha de se tuer lui-même. On l’empêcha d’accomplir ce furieux dessein, en lui arrachant le poignard des mains : et lors on vit manifestement que l’imprécation de Severian avait été exaucée, puisque Dieu ne lui permettait pas de mourir parmi cet ardent désir qu’il avait que la mort l’ôtât des misères du monde. Enfin il conjura un de ses plus confidents médecins de le vouloir assister en cette extrémité, et de lui donner du poison pour l’avaler ; mais le médecin fut si homme de bien qu’il se fit mourir lui-même de peur d’être instrument de la mort de son prince. Il se servit de divers charmes pour divertir, ou au moins pour alentir son mal, mais toutes ces procédures lui furent inutiles, à raison de quoi il se délibéra de sortir de Rome, et ayant laissé le gouvernement à Antonin, il s’en alla à Bayes, où méprisant toute règle de vie, et ne se souciant plus du conseil des médecins, il rendit l’âme qu’il avait pleine de désespoir, et ne dit autre chose, sinon que la multitude des médecins avait fait mourir le prince. On remarqua quelques présages de sa mort. La dernière fois qu’il célébra son jour natal, recommandant Antonin à la compagnie, sa robe impériale se défit d’elle-même, et demeura la tête toute découverte ; l’anneau où était gravée son image lui tomba du doigt ; il songea qu’un lion l’avait étranglé : mais son mal était un plus infaillible signe de sa fin, que le reste de ce qu’on observait. Sur le point de sa mort, il fit de mauvais vers, par lesquels il apparaissait qu’il était en un extrême souci de ce que deviendrait son âme après sa séparation d’avec le corps, et qu’il appréhendait l’horreur des jugements de Dieu, qu’il ne connaissait pas.

Antonin ayant fait ses obsèques à Pouzzol, où il lui fit dresser sa sépulture, ses cendres ne furent pas mises dans le mausolée d’Auguste, qui se trouva alors tout rempli, mais dans le sépulcre qu’il s’était fait bâtir auprès du pont Ælian. Il s’était rendu si odieux au sénat, qu’il fut tout prêt de casser tout ce qu’il avait fait durant tout le cours de son empire. Antonin usa de tant de prières, que non seulement il rompit ce dessein, mais outre cela, il impétra de la compagnie, qu’elle lui décernerait les honneurs divins, et qu’elle le mettrait au rang des dieux. On dit qu’au milieu du sénat, il mêla ses larmes avec ses prières ; et que pour fléchir ceux qu’il voyait obstinez à condamner la mémoire d’Adrien, il leur représenta que par même moyen ils le voulaient donc dépouiller de l’empire, vu que cassant tout ce qu’il avait fait, ils casseraient aussi son adoption, qui était une de ses plus célèbres actions ; et que là dessus, le sénat portant une singulière révérence à la vertu d’Antonin, et d’ailleurs craignant quelque sédition parmi les gens de guerre, accorda à la mémoire d’Adrien, ce qu’il lui eut absolument refusé sans considération. La haine que le sénat lui portait, venait de ce que et à son avènement à l’empire, et sur la fin de ses jours, il avait inhumainement fait mourir plusieurs grands personnages de ce corps, sur des occasions bien légères : car encore qu’il désirât paraître prince humain et débonnaire, si est-ce que la défiance et les soupçons le rendirent extrêmement cruel à l’endroit même de ses plus grands amis : et ceux qui nous ont laissé comme une effigie de sa vie, le nous représentent avec ce défaut ; qu’encore qu’il fut ardent à obliger ceux qu’il aimait, néanmoins il était extrêmement inconstant en ses affections, de sorte que sur les moindres rapports qu’on lui faisait de ceux qu’il avait passionnément aimés, il dépouillait cette grande affection, et les traitait comme ses mortels ennemis. Et de fait, il ruina Atian, qui avait aidé à lui procurer l’empire, et souffrit qu’ayant été accusé d’avoir aspiré à la tyrannie, il fut indignement proscrit.

Il ne se montra pas moins sévère à l’endroit de Nepos, de Cepticius Clarus, d’Eudemon, de Bollenus et de Marcellus, dont il traita les deux derniers si cruellement, qu’ils furent contraints de se défaire eux-mêmes pour éviter sa fureur. Il persécuta aussi barbarement Numidius Quadratus, Catilius Severus et Turbon, les plus grands hommes de l’empire. Au commencement de son règne, il fit mourir quatre personnes consulaires, dont tout le monde murmura, encore qu’ils fussent accusez d’avoir conspiré contre sa vie, comme nous avons dit.

Sur son déclin, sa maladie l’ayant empli de chagrin, il extermina tous ceux qu’il soupçonna aspirer à l’empire, et ne pardonna pas mêmes à sa femme Sabine, qu’on crut avoir été empoisonnée par son commandement. Il est vrai que cette femme l’avait en horreur, vu que quelquefois elle avait dit, que connaissant ce fâcheux et dangereux esprit, elle s’était empêchée de concevoir de son accointance, de peur que le fruit qui en fut venu ne lui ressemblât : mais la mort de Severian, suivie de celle de son fils, comme nous avons dit, le rendit plus odieux à tous les gens de bien, que nulle autre chose, à cause de l’innocence de ces deux personnages. Au reste il était prince orné de beaucoup de belles et grandes qualités. Car premièrement il était excellemment versé en toutes sortes de sciences et d’arts qui servent à polir les esprits, il n’ignorait rien des mathématiques, mais savait à la perfection l’astrologie, l’arithmétique, la géométrie, et outre cela, avait un grand goût de la médecine et de la philosophie ; il était admirable en la peinture et en la sculpture, jusqu’à égaler les plus fameux ouvriers de l’antiquité : de sorte qu’on a cru que jamais il ne s’est trouvé esprit au monde qui ait tant su de choses en diverses perfections.

D’ailleurs, il était doué d’une si heureuse mémoire, qu’il savait les noms des lieux, des passages, des rivières, des soldats, mêmes de ceux qui étaient aux armées les plus éloignées de sa personne. Ce qui fit haïr son savoir, ce fut qu’étant amateur des lettres en son particulier, il se montrait jaloux et envieux de la gloire des autres hommes savants, jusqu’à les mépriser, à s’en moquer, et à les persécuter. Faisant démonstration de prendre plaisir à conférer et disputer avec eux des sciences dont ils faisaient profession, il ne pouvait leur céder en aucune façon, mais voulait toujours remporter la gloire de les avoir vaincus. Et à ce propos, on raconte que Favorinus, auquel il portait une particulière envie, encore qu’en apparence il témoignât d’honorer singulièrement son mérite ; étant entré en dispute avec lui, et Adrien combattant aigrement son opinion, lui qui connaissait cet esprit opiniâtre et ambitieux, lui céda pleinement la victoire, et ne voulut pas davantage contester, quoi qu’il eut de quoi lui fermer la bouche. Là dessus, ses amis s’étonnants de ce qu’il ne lui résistait point en une dispute où il avait un si grand avantage, et l’en reprenant, il leur repartit plaisamment : Quoi ? Ne voulez-vous pas que je cède à celui qui a trente légions ?

Cette jalousie qu’Adrien portait à ceux qui excellaient en quelque art, fut cause de la mort de l’architecte Apollodore, qui avait été l’entrepreneur de ces magnifiques ouvrages que Trajan avait faits à Rome durant le cours de son règne : car Adrien discourant un jour avec lui de quelques bâtiments, Apollodore voyant qu’il en parlait impertinemment, lui dit avec quelque sorte d’incivilité, qu’il allât peindre des courges :  dont il se trouva si offensé, d’autant qu’il s’employait alors à cette sorte de peinture, que depuis il chercha les moyens de le ruiner. Et cependant, pour lui faire paraître qu’on pouvait bien se passer de son industrie de l’architecture, il lui envoya le dessein et la forme d’un temple de Venus, qu’il avait fait bâtir, afin de savoir ce qu’il en dirait, et s’il en approuverait l’ouvrage. Apollodore, usant de sa liberté accoutumée, lui manda que son temple était trop bas, et qu’il avait dû être plus élevé, tant afin d’être en plus belle vue, que pour être plus propre à recevoir les machines des spectacles qu’on y allait assembler la nuit, pour les jeter au matin comme à l’imprévu sur le théâtre : et ajouta, outre cela, que les simulacres qu’il y avait mis, étaient trop grands et trop énormes pour un lieu si étroit et si bas : d’autant, disait-il, que si les déesses qui sont assises se voulaient lever et s’en aller dehors le temple, elles ne le pourraient faire, tant elles sont contraintes et resserrées sous les voûtes. Ce trait de moquerie piqua Adrien jusqu’au vif, d’autant qu’outre la risée, il lui faisait connaître la faute qu’il avait faite à son bâtiment, qui lui était d’autant plus déplaisante qu’il ne la pouvait plus corriger. À raison de cela, plein de dépit et de rage contre Apollodore, il le fit inhumainement mourir. Il montra encore de la barbarie contre les morts, particulièrement contre Homère et contre Virgile, contre Cicéron, et contre Salluste, de sorte qu’il voulut bannir leurs écrits du monde, préférant Antimachus à Homère, Ennius à Virgile, Caton à Cicéron, et Lelius à Salluste. Hors de cela il faisait cas des grands esprits, et se montrait magnifique en leur endroit ; entre les autres il eut en une singulière estime les philosophes Épictère et Héliodore ; et quoi qu’il eut toujours quelque aigreur contre Favorin, il ne laissa pas de lui faire du bien, ne pouvant trouver de prise sur lui pour le priver de sa faveur.

Il supportait même de la liberté que quelques hommes de lettres se donnaient de le piquer. Il se trouva un poète nommé Florus, qui se moquant des continuels et longs voyages qu’il faisait par l’univers, lui écrivit avec beaucoup de licence : je ne voudrais pas être César, pour courir la Bretagne, et souffrir les verglas de Scythie.  Adrien sans s’en offenser autrement, lui repartit : et moi, je ne voudrais pas être Florus pour aller par les tavernes, pour me cacher dans les cabarets, et pour me laisser manger à la vermine.

À la vérité jamais empereur n’aima tant à faire des voyages que lui, estimant que le prince doit imiter le soleil, qui va porter sa lumière par tous les coins du monde, et éclairer toutes les régions de la terre. Au reste il avait cela de louable en ses voyages, qu’ils n’étaient point à la foule des peuples, ayant mis un tel ordre à sa suite, et principalement aux gens de guerre, que personne ne se plaignait d’eux, comme on a de coutume de se plaindre de la suite des autres princes, qui ordinairement mènent des soldats si mal disciplinés, qu’on ne les voit qu’à regret dans les provinces, d’autant qu’ils vivent en brigands, et non comme doivent faire les gardes des grands rois ; de sorte que leur présence, au lieu d’emplir les sujets du contentement et de la joie qu’ils devraient recevoir en voyant leur prince, leur arrache des malédictions contre ceux qu’ils sont obligez de bénir. Adrien allait donc par les provinces avec un singulier contentement des peuples ; d’autant qu’au lieu de les opprimer, il les soulageait, au lieu de souffrir qu’on leur ravit leurs biens, il leur ouvrait ses trésors, et leur donnait du sien : et bien éloigné de distraire leurs héritages, il accommodait leurs villes, et y faisait bâtir des havres, des ports, des rues, des palais, et d’autres ouvrages, selon l’exigence et la nécessité des lieux. Ce qui le rendit plus recommandable ce fut, qu’ayant été outragé par beaucoup de gens lors qu’il était encore personne privée, il ne s’en voulut point souvenir ni s’en venger quand il en eut la puissance. Même à son avènement à l’empire, ayant de fortune rencontré en son chemin un de ceux qui l’avaient offensé, il lui cria, tu es échappé puis que je suis empereur.

D’ailleurs il ne voulut point que la recherche du crime de lèse majesté, qui avait tant fait périr d’innocents sous les autres empereurs, eut de cours sous son règne, qu’il désirait rendre populaire. Il est bien vrai qu’il ne permit pas que le peuple se donnât la liberté d’entreprendre sur l’autorité du prince. Et à ce propos on conte un trait plaisant qui se passa sur le théâtre de Rome. Le peuple demandait une chose qu’il ne jugeait pas juste ; et là dessus se faisant un grand cri de la multitude, il commanda à un héraut de faire faire silence, et user de la façon de parler dont avait usé Domitien, taisez-vous, l’empereur vous le commande. Le héraut étendant la main pour avertir le peuple, tout le monde se tut, et lui, sans passer outre, et sans dire autre chose, leur cria, c’est là ce que demande l’empereur. De quoi au lieu de se fâcher, il loua le héraut ; comme à la vérité le peuple romain était assez mal accoutumé à ouïr ces commandements absolus qui ordinairement aigrissent les courages.

Il se montra grandement sévère aux soldats, quoi qu’il les payât exactement, et mêmes il leur faisait si étroitement garder la discipline, qu’encore que de son temps les armées fussent plus puissantes qu’elles n’avaient été de longtemps sous les autres empereurs, néanmoins on n’ouït point parler de révoltes, ni de soulèvements si ordinaires et si fréquents auparavant. Aussi parmi la sévérité de la discipline, il leur était fort libéral, et n’épargnait rien pour l’entraînement des armées ; à cause de quoi, outre que les gens de guerre le craignaient, ils l’aimaient aussi uniquement. Il fut magnifique à bâtir. Le panthéon ayant été brûlé du feu du ciel, il le fit refaire plus superbement qu’auparavant. Il eut le même soin de faire réparer le cloître et le temple de Neptune, le palais d’Auguste et les étuves d’Agrippa. Il fit aussi bâtir de son mouvement particulier le pont qui fut nommé, le pont d’Adrien, auprès duquel il fit dresser un tombeau pour sa sépulture. Il fit transporter le temple appelé, de la bonne déesse, et le fit bâtir en un autre lieu que celui où il était. Il fit faire un énorme colosse de l’ouvrage de l’architecte Decrianus fort renommé en son siècle. Et pour preuve de sa modestie, on remarque qu’ayant fait faire un nombre prodigieux de bâtiments et d’autres ouvrages à Rome et ailleurs, néanmoins il ne fit graver son nom en pas un qu’au seul temple de son père Trajan, où il voulut qu’on le mit. Mais la modestie paraissait encore plus, en ce qu’il se montrait familier jusqu’aux moindres du peuple, et s’amusait aussi bien à entretenir un pauvre citoyen, que si c’eut été un des plus éminents de l’empire ; voire même il détestait la vanité de ceux qui blâmaient cette façon populaire, comme peu digne de la majesté d’un si grand empereur. Il réprima l’audace des esclaves, mêmes de ceux de sa maison, de sorte qu’un jour en voyant un qui se promenait orgueilleusement entre deux sénateurs, il envoya un soldat lui donner un soufflet, et lui dire : ne te promène pas davantage au milieu de ceux dont tu peux encore être esclave : et cependant il défendit aux maîtres de les faire mourir quand ils auraient offensé, ordonnant que les magistrats les jugeraient et les puniraient s’ils l’avaient mérité ; et outre cela, défendit encore aux mêmes maîtres de les vendre, ni à des maquereaux, ni à des gladiateurs. En somme il pouvait être mis au rang des bons princes du paganisme, s’il n’eut point été si cruel. Mais pour pallier cette cruauté, on dit qu’il avait peur qu’on ne le traitât en fin comme on avait traité Domitien.

Cependant quoi que son empire ait été vraiment un empire de paix pour tout le monde, il fut un règne de sang pour les chrétiens, qui furent cruellement persécutés par les magistrats idolâtres qu’il avait établis dans les provinces, principalement dans l’Asie, où l’on remarque de grandes cruautés exercées de son temps contre les serviteurs de Jésus-Christ. Mais ces généreux athlètes faisaient reluire leur constance au milieu des tourments ; de sorte qu’Antonin qui depuis fut empereur, ayant été envoyé par le sénat pour administrer l’Asie, et s’étant mis à la recherche des chrétiens, ces innocents s’en allants en foule à son tribunal, firent devant lui une publique profession de leur foi, et lui déclarèrent qu’ils étaient prêts de mourir s’il fallait mourir pour la défense de leur religion. Antonin étonné de tant de constance, en fit seulement châtier quelques-uns pour satisfaire aux lois, et renvoya les autres pour se contenter lui-même, ayant une extrême inclination à la clémence. Toutefois pour ne sembler pas trop indulgent en leur endroit, de peur que cela ne lui acquit la haine du prince, il dit à ceux qu’il renvoya, que s’ils voulaient mourir il y avait assez de précipices et de cordes pour se défaire, mais qu’ils ne vinssent plus devant son tribunal. Ceux qui lui succédèrent en cette charge, montrèrent bien plus de violence contre les adorateurs du fils de Dieu, vu qu’oubliant toute forme de justice, aux moindres clameurs d’une populace acharnée contre eux, ils les faisaient inhumainement mourir, sans connaître de leur innocence : à raison de quoi Quadratus évêque d’Athènes, et Aristides philosophe converti à la foi, employant leur éloquence pour la défense d’une cause si juste, présentèrent à Adrien qui lors était à Athènes, ces beaux écrits qu’ils composèrent pour la défense de la religion chrétienne : en quoi ils furent secondés par Severus l’un des lieutenants du prince, qui écrivit à Adrien en faveur des chrétiens, lui représentant que c’était une chose pleine d’injustice, de donner ainsi le sang des innocents en proie à une populace, et de traiter comme des criminels ceux auxquels on ne pouvait trouver autre offense sinon qu’ils étaient chrétiens. Adrien touché de ces remontrances écrivit à Minutius Fondanus proconsul de l’Asie, qu’on n’usât plus d’aucune violence contre les chrétiens, et qu’on ne les châtiât plus qu’après les avoir convaincus de crimes qui méritassent la mort. Cependant Sixte, pontife romain et glorieuse victime de Jésus-Christ, remporta la palme du martyre sous ce prince, et après avoir glorieusement combattu en terre, alla prendre la couronne de gloire dans les cieux, en la compagnie d’une infinité d’autres martyrs.