HISTOIRE ROMAINE

 

Livre VI — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous les règnes de Galba, d’Othon et de Vitellius.

 

 

Comme en la chaleur de la révolte, la mort de Néron emplit de joie les coeurs des romains, qui avaient porté une haine irréconciliable à ce monstre ; aussi après que cette ardeur fut passée, elle fit de contraires impressions dans leurs âmes, à cause de la suite du gouvernement, qui ne répondit pas aux attentes du peuple. Le sénat et les plus gens de bien se figuraient que la tyrannie étant renversée, ils allaient jouir d’une pleine liberté, vu principalement que Sergius Galba, à qui tout le monde destinait l’empire, outre l’estime particulière d’une singulière probité, avait la réputation d’aimer la république. Mais ceux de la lie du peuple qui avaient goûté les douceurs du théâtre, portaient avec regret et avec douleur l’infortune de Néron, et brûlaient du désir de voir du changement aux affaires. Les soldats nourris auprès des empereurs, et qui avaient été induits à l’abandonner, et à se soulever contre lui, plutôt par les artifices de Nymphidius, que par aucune haine qu’ils lui portassent, ne sachant pas comme Galba qui était en grande opinion de sévérité parmi tout le monde, se gouvernerait en leur endroit, flottaient entre l’espérance et la crainte, et attendaient avec impatience l’arrivée de ce nouveau prince. Galba de son côté leur apprêta tant de sujets de mécontentement, qu’ils ne purent souffrir longtemps le joug de son empire. Mais il faut reprendre les choses de plus haut. Aussitôt que Vindex eut résolu en son âme d’armer contre Néron, il écrivit à Galba, le conjurant de vouloir embrasser la cause de la république, et de se vouloir faire chef d’un si juste parti. Mais Galba pesant mûrement la conséquence d’une si dangereuse entreprise, ne fit nulle démonstration de l’écouter, se contentant de ne découvrir point son secret, et de ne l’accuser point à Néron, comme firent plusieurs autres qui publièrent les lettres qu’il leur avait écrites sur le même sujet. Vindex s’étant en fin ouvertement déclaré, et lui ayant écrit des secondes lettres pour l’embarquer tout à fait en ce soulèvement, il remit la chose au conseil pour en délibérer avec ses amis, d’entre lesquels Titus Vinius colonel de la légion prétorienne, prenant la parole, lui dit : qu’il s’étonnait comme il remettait cela en délibération, vu que délibérer si on doit prendre les armes contre le prince, c’était s’être déjà révolté. Et ajouta qu’il fallait faire de deux choses l’une, ou bien accuser Vindex de son audace, et lui faire à bon escient la guerre, ou embrasser le parti qu’il proposait. Galba qui portait une secrète haine à Néron, pour ce qu’il avait découvert qu’il avait envoyé une commission à ses procureurs qui étaient en Espagne pour le faire tuer, sans différer davantage, se résolut d’entrer en ce parti, et de ne rejeter point la fortune qui se montrait si favorable à son avancement. Là dessus il fit publier par tout, qu’au premier jour il affranchirait tous ceux qui viendraient lui demander leur liberté. Ce bruit répandu par tout, fit qu’il s’assembla une grande multitude de personnes résolues de se rebeller en sa faveur. Comme il fut assis sur son tribunal, on vit à l’entour de lui les images de ceux que Néron par une insigne cruauté avait, ou proscrits, ou massacrés, ou condamnez à mourir, et à même temps il leur présenta un jeune enfant issu d’une illustre maison, qu’il avait fait venir des îles de Majorque et de Minorque, où Néron l’avait confiné, et se mit à déplorer la misère du siècle, et la condition du temps auquel ils vivaient sous la tyrannie d’un si farouche prince. Il ne fallait point employer davantage d’éloquence, pour animer ceux qui étaient tous préparés à la rébellion : c’est pourquoi il fut aussitôt proclamé empereur par toute la compagnie. Toutefois il ne voulut pas recevoir si promptement un si auguste titre, mais se contenta de se faire appeler lieutenant du sénat et du peuple romain, soit qu’il ne crut pas que les légions qui étaient dans les provinces pussent créer un empereur, mais que ce droit appartenait seulement au sénat et au peuple romain, soit qu’il eut d’autres pensées qui l’arrêtassent.

Et de fait il se trouva en de grandes perplexités à ce commencement, d’autant qu’il n’était point assuré de ce que Claudius Macer qui commandait aux légions d’Afrique, et de ce que Verginius Rufus qui commandait à celles de la Germanie, qui étaient les plus puissantes, voudraient faire en ce mouvement. D’ailleurs il eut avis certain de la ruine de Julius Vindex, et de la défaite de ces gaulois que l’armée de Verginius Rufus, comme nous avons dit, avait taillez en pièces. Et puis Néron n’était pas encore mort, mais avait confisqué et mis tous ses biens à l’encan en vengeance de sa rébellion. Toutes ces choses l’affligèrent de sorte, que plein de désespoir il pensa renoncer à la vie, regrettant de s’être embarqué en ce trouble : à cause de quoi il se retira dans une ville d’Espagne nommée Clunia, comme pour reprendre sa vie passée, et se dépouiller de l’ambition de l’empire. Toutefois il ne perdit pas entièrement courage, mais afin de se fortifier contre la tempête, il écrivit à Verginius Rufus en la Germanie, et le conjura de vouloir entrer en bonne intelligence avec lui, pour conserver l’empire et la liberté au peuple romain.

Au commencement de son entreprise ; il avait eu de bons présages qui servirent grandement à le fortifier en son dessein. Car outre l’oracle de la prêtresse de Jupiter en la ville de Clunia, qui l’avait assuré, qu’il devait sortir d’Espagne un prince de l’univers, qu’il interprétait à son avantage, il était arrivé qu’étant en la ville qu’il avait choisie pour le siège de la guerre, en faisant les tranchées on avait trouvé un anneau, sur la pierre duquel était gravée une victoire avec un trophée. À même temps, encore il était abordé fortuitement à une autre ville de son gouvernement un navire d’Alexandrie chargé de toutes sortes d’armes, sans que ce vaisseau fut conduit par aucun pilote ou par aucun marinier. Ce qui fit croire que c’était un secours que les dieux fauteurs de la justice de sa cause, lui présentaient pour lui faire prendre les armes contre Néron. Mais rien n’eut tant de puissance sur son esprit, que la diligence qu’un de ses affranchis nommé Icelus fit, de le venir promptement avertir de la mort de Néron, dont il avait été spectateur et témoin oculaire. Cet Icelus étant arrivé en sept jours, se présenta à lui, et lui déclara toutes les particularités de son élection, l’assurant que dés le vivant de Néron, qui toutefois s’en était fui hors de Rome, le sénat et le peuple romain l’avaient proclamé empereur, et que sur le point de cette élection, on avait rapporté à Rome que Néron était mort ; mais que s’en étant voulu plus particulièrement informer, il avait été sur les lieux, avait manié son corps étendu sur la terre, et là dessus s’était mis au voyage pour l’en venir avertir. Cette nouvelle emplit de joie l’âme de Galba, à qui deux jours après on confirma la même nouvelle. Se voyant ainsi assuré, il quitta le nom de lieutenant du sénat et du peuple romain, et prit le titre de César ou d’empereur, et sans différer se mit en chemin avec ses troupes pour se rendre à Rome. Les choses n’y étaient pas si tranquilles qu’il s’imaginait. Car Nymphidius compagnon de Tigellinus en la charge de colonel des gardes, se confiant en ce que Galba était déjà vieil, et chargé de soixante et treize ans, allait usurpant toute l’autorité du gouvernement, et faisait des violentes poursuites pour parvenir à l’empire.

C’était lui qui avait pratiqué les compagnies des gardes qu’on nommait prétoriennes, et qui sous le nom de Galba avait promis aux soldats chacun sept cens cinquante écus par tête, s’ils se voulaient déclarer en sa faveur contre Néron. Cette somme étant excessive, Galba demeurait obligé de la payer : et cependant les soldats croyaient en avoir l’obligation à Nymphidius : c’est pourquoi il avait une grande puissance sur leurs courages. Se voyant donc si bien appuyé, il se mit à briguer les autres, traita les plus illustres personnages de Rome qui avaient été consuls, et qui avaient commandé dans les armées, et flatta tellement le sénat, que le sénat lui alla faire la cour en sa maison, l’appela son bienfaiteur, et ordonna qu’il aurait la première puissance en la compagnie, qui ne voulait plus faire de décrets dont il ne fût l’auteur. Ces excessifs honneurs le firent monter à un tel comble d’audace, qu’il voulut déposer les consuls qui avaient écrit à l’empereur sans prendre de ses lettres. Cependant pour gratifier la commune, il permit au peuple de faire mourir dans les gênes et dans les tourments les serviteurs de Néron, et d’abattre ses images et de les traîner par les rues de la ville. Cette licence que prit le peuple, fit dire aux plus gens de bien, qu’il était à craindre que les choses ne passassent si avant, qu’on eut sujet de regretter Néron. La tyrannie de Nymphidius allant donc ainsi croissant, et lui de son côté fortifiant son crédit par l’opinion qu’il laissait prendre à la commune qu’il était fils de Caligula, à qui sa mère s’était prostituée, et par la gloire qu’il se donnait d’avoir été l’auteur de la ruine de Néron, il se promettait de venir à bout de son dessein, et de se rendre maître de l’empire. Il avait envoyé un de ses plus confidents amis en Espagne, pour épier les actions de Galba, et pour voir en quelle estime il était auprès de lui. Mais comme ce sien ami nommé Gellianus lui eut rapporté que Galba avait donné à d’autres toutes les plus belles charges de l’empire, et que quand il s’était voulu présenter pour parler pour lui, il en avait toujours été empêché par ceux qui possédaient la faveur, il crut qu’il était temps de frapper son coup, et là dessus il assembla les centeniers, les tribuns, et les capitaines des gardes du prince, etc. Les soldats auxquels il parla, approuvèrent sa harangue, et de ce pas allèrent conjurer leurs compagnons de conserver leur fidélité entière à Galba, et de n’attirer point sur eux ce reproche, que par une insigne inconstance ils eussent tourné leurs armes contre celui qu’ils avaient si solennellement reconnu pour leur empereur, et auquel ils avaient si saintement juré toute sorte d’obéissance. Tous les prétoriens suivirent ce conseil, et furent d’avis de tailler en pièces ceux qui entreprendraient de remuer contre Galba.

Cependant Nymphidius eut bien l’effronterie de se présenter à eux pour se faire reconnaître empereur : mais il ne fut pas plutôt entré dans le camp, qu’on lui tira premièrement un coup de javelot, qu’un septimius qui marchait devant lui para de son bouclier, puis d’autres lui coururent sus, les épées à la main, et le poursuivirent fuyant jusqu’au logement d’un soldat, où ils le massacrèrent, et après cela traînèrent son corps en une place publique, et mirent des barrières tout à l’entour, afin que tous ceux qui voudraient repaître leurs yeux de ce spectacle, le pussent voir quand le jour serait venu. À même temps Galba qui continuait son chemin, fut averti de l’issue de cette tragédie, ce que prenant à bon augure, il commanda par ses lettres, que tous les complices de la conjuration, auxquels on n’avait point touché, fussent mis à mort. Ce trait de sévérité commandé hors de saison, déplut à plusieurs qui attendaient autre chose de sa modération, et qui croyaient que sous son règne on verrait une autre face de gouvernement que sous Néron, au lieu qu’il commençait à faire mourir les personnes de qualité, sans autre forme de procès, en quoi il semblait assez faire connaître sa tyrannie. Toutefois Galba n’en demeura pas là, mais ayant eu avis que Macer avait remué en Afrique, et Fonteius Capito en Allemagne, il fit tuer le premier par Trebonianus, et le second par Valens, pensant par ce moyen assurer par tout ses affaires.

Toutes ces exécutions firent croire à Rome, que le bruit qui avait déjà couru de lui, qu’il était violent et sanguinaire, était véritable. C’est pourquoi plusieurs pensèrent à eux, et commencèrent à se repentir de l’élection qu’ils avaient faite. Mais ils furent bien davantage confirmés en cette opinion par les cruautés qu’il exerça à son arrivée dans la ville. Car à son abord n’étant qu’à une lieue et demie de Rome, les soldats que Néron avait tiré de la rame, étant allés au devant de lui pour le supplier de leur vouloir confirmer leur ordre dans la milice du prince, il montra ne se soucier guère de leurs prières, et les remit à une autre fois. Sur quoi ces misérables criants plus haut, et demandant à toute force qu’il accordât les enseignes à leurs légions, et qu’il leur donnât une garnison pour se retirer, Galba lâchant les resnes à la colère, commanda aux gens de cheval qui le suivaient, qu’ils leur courussent sus, et qu’ils les taillassent en pièces. Ce qu’ayant été fait, on jugea que c’était un sinistre présage qu’il entrât ainsi dans Rome avec l’effusion de tant de sang humain, et par dessus les corps de tant de pauvres gens massacrés par son commandement. D’autre côté, cela jeta une telle terreur en l’âme de tout le monde, que ceux qui le méprisaient auparavant, commencèrent à appréhender sa rigueur, et à le redouter. Encore ne se contenta-t-il pas de cette exécution, mais étant arrivé dans la ville, il fit décimer les misérables reliques de ces forçats. À même temps il cassa encore une compagnie d’Allemands, que les autres empereurs avaient prise pour la garde particulière de leurs corps, et qu’ils avaient toujours expérimentée très fidèle, et la renvoya en son pays sans lui donner aucune récompense de ses services, alléguant pour toute raison de cette sévérité, que c’étaient gens affectionnés à Cneus Dolabella, auprès de la maison duquel ils logeaient. Tout cela lui acquit la réputation de prince et cruel et sanguinaire : et ce qui acheva de le perdre dans les esprits, ce fut qu’outre sa cruauté il fut diffamé d’une insigne avarice. Car on rapporta à Rome qu’il avait pillé toutes les villes d’Espagne et des Gaules, qui avaient tardé à le reconnaître, et que même par dépit il avait fait abattre leurs murailles, et envoyé leurs syndics avec leurs femmes et leurs enfants au supplice. Outre cela on lui objectait pour marque d’une sordide avarice, que ceux d’Aragon lui ayant présenté une couronne d’or qui était dans un temple de Jupiter, il la fit peser, et voyant qu’il manquait trois onces au poids qu’on lui donnait, il les exigea, et se les fit bailler avec beaucoup de rigueur. Il y en eut mêmes qui sur cette opinion épièrent sa dépense, et observèrent qu’un jour se mettant à table, et la voyant trop splendidement servie à son gré, il pleura de regret de cette dépense. Son arrivée ne fut donc pas autrement agréable aux romains ; mais tout le monde commença à appréhender un prince si chiche, craignant que son avarice ne le portât aux cruautés passées, dont les images étaient encore devant leurs yeux. Aussi dés son entrée le peuple se moqua de lui, et lâcha une infinité de paroles de mépris contre son autorité : de sorte qu’il fut appelé à l’empire avec beaucoup plus de gloire qu’il ne l’exerça. Et néanmoins il faut avouer qu’il fit beaucoup de choses dignes de louange en ce peu de temps qu’il régna : mais elles n’étaient pas si agréables que celles qu’il souffrait être faites contre la justice, étaient odieuses.

Il se laissait gouverner à trois des siens, qui étaient en mauvaise odeur parmi les gens de bien, à un T. Vinius qui avait été son lieutenant en Espagne, homme prodigieusement méchant et du tout insatiable ; à un Cornelius Laco, homme arrogant, lâche et insupportable entre tous ceux de la cour ; et à un de ses affranchis nommé Icelus, qui peu de temps auparavant avait été honoré des anneaux d’or, et nommé Martian, qui était celui même qui lui avait porté la première nouvelle de la mort de Néron. Ces harpies qu’on nommait par moquerie les pédagogues de Galba, lui acquirent la haine de tout le monde par l’insolence de leurs déportements. Car encore que ce soit assez aux personnes privées de ne faire mal à personne en leur particulier, néanmoins les princes sont obligés, non seulement de n’en faire point de leur côté, mais même de prendre garde que leurs ministres ne se donnent pas la licence d’en faire, d’autant que l’injure retombe sur eux, et sont crus auteurs de ce que font ceux qui ont tout crédit auprès de leurs personnes.  De cette sorte Galba, encore que quant à lui il se gouvernât innocemment, encourut la haine de tout le peuple, à cause que ceux qui avaient l’autorité dessous lui, abusaient insolemment de sa puissance.

Ces méchants se figuraient que leur faveur ne durerait guère, d’autant que Galba était non seulement vieux, mais encore caduc, et pour cette raison ils se hâtaient de faire leur fortune, dont ils prévoyaient bientôt la fin. Cependant il se laissait tellement aller à leurs conseils, qu’on vit une monstrueuse diversité en ses actions, que les différentes humeurs de ces gens-là, souillés de vices et d’inclinations diverses, allaient tous les jours changeants. Tantôt il semblait sévère et retenu, et tantôt il se montrait facile et nonchalant, ne gardant point une médiocrité digne d’un si grand prince, que l’âge devait avoir rendu plus égal en ses déportements. Sur leur rapport il fit mourir un grand nombre d’illustres personnages, qui contre tout ordre de justice ne furent pas mêmes reçus à se justifier de leurs accusations. Il se montrait difficile à accorder le droit des citoyens romains à ceux qui avaient cette honnête ambition de l’impétrer de lui : et cependant ces furieux ministres l’accordaient à tous ceux qui leur donnaient de l’argent. Il traita aussi indignement les magistrats de Rome, et leur ôta les privilèges que Claudius leur avait libéralement accordés. Ce qu’il y eut de plus agréable en ses déportements, ce fut qu’il persécuta les joueurs de comédie, les chantres et les lutteurs, qui avaient eu la vogue sous le règne de Néron, et qu’il fit poursuivre en justice une partie des ministres de sa fureur. Car il fit mourir entre autres ce Helius, qui avait exercé tant de cruautés à Rome, et un Polycletus et un Petinus, et Patrolius, dont le peuple fut si aise, que comme on menait ces criminels au supplice à travers de la place, il se mit à crier, que c’était une belle et une sainte procession que le prince faisait faire pour expier les crimes du règne passé. Ce qui souilla cette justice, fut que Tigellinus le plus criminel et le plus coupable de tous ces suppôts de Néron, ayant à force d’argent corrompu Vinius, se sauva du supplice, encore que le peuple demandât aux dieux et aux hommes la punition d’un si méchant homme. Galba charmé par Vinius refusa de le faire mourir, et pour faire trouver bonne cette indulgence, allégua qu’il n’était point besoin de lui avancer ses jours, et que l’âge et les maladies allaient le renverser dans le tombeau. Le peuple s’offensa grandement de voir un si cruel et si pernicieux homme échappé de la main des bourreaux, qui le demandaient comme leur particulière victime. Cela fut cause que tout ce que Galba fit depuis, même avec une exacte justice, fut calomnié et sinistrement interprété. La principale haine qu’il encourut, fut celle des soldats de ses gardes, qui se voyant frustrés de la récompense que Nymphidius leur avait promise pour les débaucher du service de Néron, et pour les faire incliner à l’élection de Galba, commencèrent à parler haut, et à user de grandes menaces si on ne les contentait. Galba entendant qu’ils se plaignaient si amèrement de lui, dit une parole vraiment digne d’un grand prince, mais peu convenable à son siècle, auquel les gens de guerre par la lâcheté de leurs maîtres, avaient foulé aux pieds toute l’ancienne discipline. J’ai coutume, dit-il, de choisir, et non d’acheter les soldats. Cette généreuse parole aigrit tous les courages des bandes, et comme elle fut portée dans les armées des provinces, elle les emplit de douleur et d’amertume, et les envenima contre lui. Ceux qui étaient à Rome étaient retenus par la révérence du prince, aux yeux duquel ils faisaient scrupule de commettre une si insigne perfidie. Mais ceux qui étaient en haute Germanie indignés de ce qu’on ne s’était point souvenu du service qu’ils avaient rendu contre Vindex et contre les Gaulois, eurent bien l’audace de rompre le serment qu’ils lui avaient prêté, et de se déclarer ouvertement contre son empire. À quoi s’étant résolus, ils dépêchèrent quelques-uns de leurs compagnons vers les prétoriens, leurs firent savoir que quant à eux ils ne voulaient point d’un empereur créé dans l’Espagne, et partant que selon les lois de l’empire, ils en fissent un autre qui fut universellement agréable à toutes les armées. Galba ayant eu avis de tous côtés des partis qui se dressaient contre son autorité, et se figurant qu’on le méprisait, non seulement à cause de son âge, mais encore parce qu’il n’avait nul enfant qui servisse d’appui à sa fortune, se résolut de choisir quelque jeune homme des plus illustres familles pour l’adopter en la sienne, et pour le faire par même moyen déclarer son successeur. Les voix de ses favoris étaient parties là dessus.

Vinius qui avait déjà conclu le mariage de sa fille avec Othon, portait son parti, et tâchait de l’insinuer dans l’esprit du prince, qui n’ignorait pas le secret de cette pratique. Les deux autres, Lacon et Icelus, ne lui nommaient personne, mais ne voulaient point d’Othon, qui toutefois se promettait que l’empereur n’en préfèrerait jamais un autre à lui, vu les grands signes d’amitié qu’il lui avait montré, tant au voyage d’Espagne, que depuis son retour à Rome. Mais Galba préférant l’amour de la république à sa passion particulière, ne put se résoudre à l’adopter, se souvenant que c’était un homme voluptueux et débauché, d’aussi mauvaises moeurs qu’avait été Néron, qui devait plutôt avoir été toléré que de lui substituer un successeur aussi perdu que lui.

À la vérité Othon avait passé la fleur de ses ans avec cette mauvaise réputation, qu’il n’y avait point entre les romains un homme plus abandonné à toutes sortes de vices que lui. Cette vie désordonnée le rendit si agréable à Néron, qu’après être devenu amoureux de Popea, et n’osant la retirer en sa maison, à cause du respect qu’il portait encore à sa femme Octavia, il lui en confia la garde, la lui fit épouser, et voulut bien l’avoir pour compagnon de ses voluptés. Là dessus il devint jaloux de Popea, dont Néron s’apercevant le pensa ruiner ; et pour posséder tout seul cette courtisane, le confina en Lusitanie, sous ombre de l’envoyer pour gouverner en cette province. On dit que Sénèque qui était son ami lui sauva la vie, et fit changer l’arrêt de mort en la peine de son exil. Comme il fut en Lusitanie, il usa d’une grande modération à l’endroit des habitants de la province ; mais il ne pût acquérir la réputation d’homme vertueux, d’autant qu’il était visible que ce qu’il en faisait, c’était parce qu’il voyait bien que cette misérable commission ne lui avait été baillée que pour couvrir et pour adoucir l’infamie et la rigueur de son bannissement. Quand Galba prit les armes contre Néron, il fut le premier de tous les gouverneurs des provinces qui se joignit à lui, et qui l’assista de ses forces, de son argent, et de ses serviteurs. Cela fit que Galba voyant sa fidélité, le prit en une singulière affection, qu’il sut tellement ménager, que sans donner aucun ombrage à ses favoris, auxquels il cédait volontiers le premier lieu pour s’assurer du second, il devint un des plus puissants hommes de la cour. Il traitait souvent l’empereur avec sa suite, et avait cette coutume toutefois et quand il lui donnait à souper, de faire distribuer de l’argent à chaque soldat de ses gardes, en apparence pour honorer davantage le prince, mais en effet pour gagner les gens de guerre, et pour se bâtir un degré à l’empire par cette largesse. Othon étant tel que nous l’avons dépeint, Galba ne pût être persuadé par Vinius de l’adopter, quelque puissant effort qu’il fît pour le mettre en son esprit. Au contraire, comme il eut pris les avis de ses confidents sur un affaire de tel poids, voyant leurs diverses inclinations, il commanda enfin qu’on lui allât quérir Pison, fils de Crassus, et de Scribonia jeune homme, qui outre la noblesse de son sang, avait de grandes qualités qui semblaient le rendre digne de cette élection. Comme il fut arrivé, Galba le prit par la main, et lui tint ce langage, qui montra de quel esprit il était poussé. (...).

À ce langage de Galba, les assistants connurent bien que la chose était résolue, et qu’il ne fallait plus douter de l’élection de Pison. Cependant durant tout ce discours, on ne remarqua en Pison aucun signe, ni d’étonnement ni de joie. Le remerciement qu’il fit à son père et à son prince, fut plein de respect et de révérence ; et quant à ce qu’il dit de lui-même, ce furent toutes choses pleines de modération et d’humilité, sans faire paraître aucune altération ni aucun changement en sa contenance, ni en son visage, montrant par là qu’il était plus capable de commander qu’il n’en avait d’envie. Là dessus Galba consulta sur la tribune, et prit avis s’il était plus à propos de faire cette adoption, ou dans le sénat, ou dans le camp. Enfin il fut arrêté que ce serait le meilleur et le plus expédient de la faire dans le camp : vu que les soldats dont on ne devait point négliger la puissance en cette affaire, tiendraient cela à un singulier honneur, et s’en rendraient plus prompts à obéir à celui qui aurait été créé dessous leurs enseignes. Tout le monde était en attente de ce qui se ferait : d’autant plus que Galba voulait tenir la chose secrète, d’autant plus le peuple qui était à l’entour du palais pour apprendre l’évènement de ce conseil, allait augmentant le bruit de cette élection. Le dixième de janvier fit voir un jour plein d’orages, de tonnerres et d’éclairs, durant lesquels les romains avaient cette superstition de rompre toutes leurs assemblées, croyant que les dieux par ces tempêtes, montraient que la chose dont ils voulaient délibérer, ne leur était pas agréable. Galba se moqua de tout cela, et nonobstant les menaces du ciel, se résolut de mener Pison en l’armée, et de le faire là recevoir pour son successeur à l’empire. Comme il fut arrivé au milieu des soldats, il leur déclara en peu de paroles : que suivant l’exemple d’Auguste, et selon la forme des armées où les soldats choisissent leurs compagnons, il avait adopté Pison. Et pour leur montrer qu’il ne voulait rien dissimuler des affaires, il leur donna avis que la quatrième et dix-huitième légion induites par un petit nombre de séditieux, avaient fait mine de se révolter, mais qu’elles n’avaient point passé plus avant que les paroles et les cris, et que dans peu de temps elles rentreraient en leur devoir. Les tribuns et les centeniers avec les soldats qui étaient auprès de l’empereur, répondirent avec des acclamations, quand le reste de l’armée demeura en un morne silence, chacun se plaignant qu’on les avait fraudé de l’argent qu’on leur avait promis avec tant de protestations. Et certes ce fut une chose visible qu’on les pouvait apaiser avec une petite libéralité.

Mais ce chiche prince voulait garder l’ancienne rigueur de la discipline, ne s’apercevant pas que cette sévérité n’était plus bonne, mais était hors de saison parmi la licence des gens de guerre. De là Galba s’en alla trouver le sénat, auquel il ne fit point de harangue plus ornée que celle qu’il avait faite aux soldats. Celle de Pison fut pleine de respect et d’honneur qu’il rendit à cette célèbre compagnie, comme à l’oeil de l’empire. Cependant la nouvelle de la révolte des légions d’Allemagne allait tous les jours croissant. Verginius Rufus ayant refusé de prendre l’empire de leurs mains, et s’étant retiré à la cour où sa fidélité ne fut pas assez dignement récompensée, elles avaient jeté les yeux sur Vitellius gouverneur de la basse Germanie ; non certes que les soldats le jugeassent digne d’un si grand empire, vu que lui-même n’avait pas cette bonne opinion de sa suffisance. Au contraire, il disait qu’il n’avait point de plus puissant argument pour montrer la vanité des astrologues, que la prédiction qu’ils avaient faite qu’il serait empereur, l’infamie de ses déportements ne pouvant permettre cela. Car c’était un prodige entièrement vicieux, et du tout abandonné aux voluptés, à l’ivrognerie et aux femmes, et qui avait passé tout son âge sous Tibère et sous les autres empereurs en ces honteuses débauches. Mais ce qui devait le reculer de l’empire, fut ce qui lui servit comme de degré pour monter au faîte de cette gloire. Car les soldats crurent que c’était un tel homme qu’ils demandaient, qui les flatterait en leurs passions, et qui leur donnerait toute sorte de licence. De façon qu’ils l’élurent même dés le vivant de Néron, qui s’en moqua plaisamment comme d’un homme du tout indigne d’un si grand honneur.

Cependant il se fortifia tellement dans son parti, que parmi toutes ses débauches il se rendit redoutable à ses ennemis. Cette faction s’accroissant donc tous les jours, Galba remit en délibération entre ses plus privés, si on devait envoyer des ambassadeurs de la part du sénat vers les légions mutinées, et s’il ne serait pas à propos de dépêcher Pison en Allemagne, afin que les ambassadeurs parlant de la part du sénat, représentassent l’autorité du prince. On voulait encore y envoyer Lacon, mais il rompit dextrement ce coup. Les autres aussi qui appréhendaient la fureur des soldats, s’excusèrent de cette commission. Là dessus Galba pour se préparer à la guerre, se mit à chercher de l’argent. Après avoir pensé à tous les moyens d’en trouver, il fut jugé que le plus juste était de reprendre celui que Néron par une démesurée profusion avait donné à ses favoris. On les fit appeler pour les contraindre de rendre, mais ces prodigues avaient déjà tout mangé. Le peuple fut bien aise de voir ceux que Néron avait enrichis sans jugement, réduits à une si excessive pauvreté. Cependant les trente chevaliers à qui Galba avait donné la charge de cette recherche, allaient exigeant d’eux cet argent avec une insupportable sévérité, faisant appréhender et jeter dans les prisons tous ceux qui ne pouvaient payer. Galba ne se montra pas plus doux à l’endroit de plusieurs tribuns et de plusieurs centeniers, dont la fidélité lui était suspecte, mais en cassa un grand nombre, pensant par ce moyen remédier aux séditieux desseins des autres. Mais ce fut ce qui les aigrit et qui les mutina davantage, d’autant que sur les soupçons que ce défiant prince s’allait formant tous les jours, chacun commença à appréhender d’être cassé. En ces entrefaites, Othon qui après l’élection de Pison ne voyait point de ressource en ses affaires, se trouva agité de beaucoup de soins, et ne savait comme s’arracher de l’âme ces fâcheuses épines. (...).

Au reste il n’avait pas l’esprit efféminé comme le corps ; mais il savait bien se retirer des voluptés pour embrasser ses affaires, comme il montra en Lusitanie, où en peu de jours il réforma tellement sa vie qu’il y laissa comme une image de l’ancien gouvernement des romains, tant il fit paraître de prudence, de modération et de bons sens en sa conduite. D’ailleurs ses affranchis et ses autres amis nourris dans la cour de Néron, et accoutumés à ses débauches, lui représentaient, que le moyen d’assouvir ses voluptés, c’était de se faire maître de l’empire qui mettrait toutes choses en sa puissance. D’un autre côté les mathématiciens le pressaient d’entreprendre, l’assurant que son dessein réussirait. Déjà il s’était insinué par mille artifices dans les esprits des soldats, qu’il avait accoutumé d’appeler ses compagnons, leur rappelant le temps de Néron, leur donnant de son argent, et mêlant toujours en ses discours quelque trait de médisance couverte contre Galba, afin de les aigrir contre lui. Ses amis secondaient son industrie, et n’oubliaient rien pour le rendre agréable. Là dessus il mit une grosse somme de deniers entre les mains de ceux qu’il connaissait les plus fidèles, et les envoya débaucher les personnes qui pouvaient servir à cette conjuration, et en bailla la conduite à un de ses affranchis nommé Onomaste ; auquel il fut fort aisé de corrompre les légions, déjà portées à la sédition à cause du refus qu’on avait fait de leur payer ce qui leur avait été promis. Cependant quant à lui il s’entretenait aux bonnes grâces de Galba, et l’accompagnait par tout où il allait, sans jamais le perdre de vue. Le quinzième jour de février, ayant suivi Galba au temple d’Apollon où il faisait un sacrifice, il ouït le devin Umbricius qui avertissait Galba que les présages étaient mauvais, et que les entrailles de la victime le menaçaient d’une conjuration domestique, l’assurant que les conjurateurs devaient être à ses flancs. Othon au lieu de s’étonner de ces paroles qui semblaient le désigner, prit l’augure à son avantage, et à même temps il se présenta un de ses affranchis, qui pour lui donner moyen de sortir sans laisser aucune sorte de soupçon ou d’ombrage, vint lui dire tout haut que les architectes l’attendaient pour aller visiter la maison qu’il avait achetée. Sous cette couleur il sortit du sacrifice, et se rendit auprès du temple de Saturne, où ne trouvant que vingt-trois de ses partisans qui le saluèrent en qualité d’empereur, il s’effraya, et refusa de les suivre. Mais ces soldats tirants leurs épées contraignirent ceux qui portaient sa chaire de marcher vers le camp. Othon cria qu’on le laissât, et qu’il était mort, mais il se rassura peu à peu, d’autant que par le chemin quelques autres soldats se joignants à cette petite troupe, commencèrent à crier, César, César, et tous ensemble l’emmenèrent dans le camp, où le tribun les reçut, soit qu’il fut complice, soit qu’il fut étonné, et qu’il craignît que toute l’armée étant corrompue il ne courût fortune de sa vie, s’il se voulait opposer à leur violence. Les autres tribuns et les autres centeniers se laissèrent entraîner au torrent, et aimèrent mieux s’accommoder à la passion de leurs soldats, que de faire une honorable résistance, à laquelle leur charge les obligeait. De sorte que les esprits se trouvèrent en tel état, que peu de personnes osèrent faire une si méchante action, plusieurs la désirèrent, et tout le monde l’endura. Galba étant encore occupé à son sacrifice ; on lui vint premièrement dire que les soldats avaient enlevé un sénateur, puis on lui nomma Othon, et chacun lui parla de cette hardiesse selon sa passion, s’en trouvant mêmes qui lui faisaient la chose moindre qu’elle n’était, tant la flatterie se montre obstinée à emplir l’oreille des princes. Il demanda avis à ses amis de ce qu’il devait faire : ils lui conseillèrent d’envoyer Pison sonder les courages des compagnies qui gardaient le palais. Pison s’y étant acheminé, et les ayant assemblés sur le perron, leur tint ce langage. Mes compagnons, il y a six jours que j’eus l’honneur d’être créé César sans savoir ce qui en devait avenir, etc.

Ces paroles semblèrent avoir fait quelque impression sur leur esprit, mais ils n’en conservèrent pas longtemps la mémoire, d’autant que tout allait à la sédition. Galba s’efforça d’apaiser les autres soldats par l’entremise de ses amis, mais le mal n’était plus capable de remède, et au lieu de les écouter, ils les menacèrent de tuer, et en désarmèrent quelques-uns. Le peuple vint en foule au palais, demandant à grands cris qu’on fît mourir Othon ; et qu’on envoyât en exil tous les complices de la conjuration. Mais cette chaleur ne dura pas, au contraire peu d’heures après, on le vit approuver la mort de Galba, et même tremper leurs mains dans le sang. Galba ne savait s’il devait demeurer dans son palais, pour y attendre l’évènement des choses, et pour donner aux gens de bien le loisir de s’armer, et aux méchants du temps pour se repentir : ou bien si par une plus dangereuse résolution il devait marcher droit aux conjurés, et étouffer la rumeur par sa présence. Les uns voulaient qu’il s’enfermât dans le palais : les autres étaient d’avis qu’il allât se montrer à l’armée. Il estima ce dernier le plus honorable. Il envoya Pison devant, pensant que la présence de ce jeune prince amollirait les barbares coeurs des soldats. À peine Pison était-il sorti qu’on lui vint dire qu’Othon avait été tué : même il se présenta un soldat, qui par une insigne impudence assura que c’était lui qui avait fait le coup : mais c’était un bruit si peu véritable, qu’au contraire les gens de guerre l’avaient élevé sur le même trône où était auparavant une statue d’or de Galba, et avaient planté tout autour de lui leurs enseignes, et mis leurs compagnies pour le garder ; étant au reste si affectionnés à son élection, qu’ils s’entreprenaient les mains, et s’entre conjuraient de se montrer fidèles à son service, et d’employer leurs vies pour le maintenir en cette dignité, nonobstant tous les efforts de ses ennemis. Othon de son côté n’oubliait aucune sorte de flatterie et de caresse, qu’il ne fît aux soldats et à leurs capitaines. Il embrassait et baisait ceux qui se présentaient à lui, faisant toutes choses servilement, afin de pouvoir se rendre maître de l’univers. Comme il vit de si belles troupes ensemble, il s’avança pour parler publiquement aux soldats, auxquels il tint ce discours : mes compagnons, je ne saurais bien dire en quelle qualité je suis entré dans ce camp : etc.

Ayant dit cela il commanda qu’on ouvrît l’arsenal, et en fit tirer tumultuairement les armes, qu’il mit entre les mains des soldats encouragés par sa harangue. Cependant Pison ayant vu la face des affaires, s’en était retourné trouver Galba qui était sorti du palais pour aller sacrifier au Capitole, et l’assura du malheur qui leur était préparé. Galba sur cette nouvelle qui lui fut confirmée par d’autres, se trouva en une grande perplexité, ne sachant en la diversité des conseils s’il devait retourner dans le palais ou monter au Capitole, ou occuper la tribune pour soutenir l’effort des conjurés. Le peuple plein d’horreur et d’effroi, se jetait dans les temples, attendant l’évènement de l’entreprise. Néanmoins on rapporta à Othon qu’il avait pris les armes, à cause de quoi il commanda qu’on se hâtât pour prévenir la sédition, et à son commandement on vit les soldats marcher aussi furieusement pour aller défaire leur empereur, comme s’ils fussent allés pour chasser un Vologèse, ou un Pacore du trône des Arsacides, de sorte qu’ils passèrent, pour le dire ainsi, sur le ventre du sénat et du peuple, afin d’aller exécuter cet abominable parricide. Le porte-enseigne de la compagnie des gardes de Galba, trahissant son maître ne vit pas plutôt cette troupe de mutins en armes, qu’il prit l’image de Galba, la jeta contre terre, et par cet outrage comme par un signal de révolte donné aux soldats, les rangea tous au parti d’Othon, qui là dessus se rendit maître de la place, chassa Galba, et le contraignit de s’enfuir devant lui. Enfin les conjurés l’ayant longtemps poursuivi, l’atteignirent auprès du lac de Curtius, porté dans sa litière à cause de la faiblesse de son âge. D’abord ils tirèrent plusieurs coups de javelot contre sa litière : mais voyant qu’ils ne le pouvaient offenser de si loin, ils s’approchèrent plus prés, lui déchargèrent plusieurs coups d’épée, et enfin le renversèrent par terre, où ils achevèrent de le massacrer, sans que pas un des siens se mit en devoir de le défendre, excepté un seulement, que le soleil vit ce jour-là digne de l’empire romain. Ce fut un centenier nommé Sempronius Densus, que Pison avait mis auprès de sa personne pour le garder. Celui-ci à qui Galba n’avait jamais fait de bien, parmi la fureur des soldats montrant sa fidélité, fit toutes sortes d’efforts pour repousser à coups d’épée les conjurés, leur reprochant l’infamie de cette action. Il se porta si vaillamment qu’il donna moyen à Pison qui avait été blessé en ce tumulte, de s’enfuir dans le temple de Vesta, où il s’alla cacher. Sempronius fut tué en combattant courageusement pour le salut de son prince, ayant mieux aimé mourir avec lui, que manquer à son serment et à sa fidélité. On dit que Galba en cette dernière extrémité, montra un grand courage, et que voyant la rage des soldats acharnés sur lui, leur présenta la gorge, et leur dit hardiment : frappez, s’il est expédient pour le bien du peuple romain. D’autres ajoutent encore, que voyant tant de fureur, il s’écria : et quel mal ai-je donc fait ? Toutefois les meurtriers se souciaient bien peu de ses dernières paroles. Son corps ainsi percé de coups, demeura étendu sur la place, mais le soldat qui avait parachevé le massacre, lui coupa la tête, et ne la pouvant tenir par les cheveux, d’autant qu’elle était chauve, l’enveloppa dans sa robe : mais ses compagnons ne voulurent point qu’il la cachât, au contraire ils le contraignirent de la mettre en montre, afin que tout le monde vît ce chef-d’oeuvre de leur barbarie, et de leur inhumanité qui était d’autant plus détestable qu’ils faisaient ces outrages à la personne sacrée d’un souverain pontife, d’un consul, et d’un empereur tout ensemble. Ils l’attachèrent donc au bout d’une pique comme un trophée de leur insolence ; la portèrent par les rues, et l’allèrent présenter à Othon, qui transporté de passion et de rage, s’écria en la voyant : ce n’est rien de celle-ci, compagnons, si vous ne m’apportez aussi celle de Pison. En quoi il fut promptement satisfait. Car Pison s’étant sauvé dans le temple de la déesse Vesta, et ayant été quelque temps caché, Sulpitius Florus, et un Statius Murcus le cherchèrent tant qu’ils le trouvèrent, et l’ayant tiré dehors, le massacrèrent à la porte du temple, et apportèrent sa tête à Othon, qui plein de joie et de contentement de voir ses affaires plus assurées par la mort de son concurrent à l’empire, le regarda avec une incroyable volupté, et avec un extraordinaire plaisir. Vinius sentit aussi la fureur des soldats avec cet opprobre, qu’il confessa tout haut devant que de mourir, qu’il était participant de la conjuration contre Galba son bienfaiteur, d’autant qu’il cria à ceux qui le tuaient, qu’Othon n’entendait pas qu’on le fît mourir. Nonobstant cela, les soldats coupèrent les têtes à lui et à Lacon, et les portèrent toutes deux à Othon pour être récompensés de leur cruauté. Plusieurs qui n’avaient point eu de part au massacre, ne se souvenant pas que les princes qui succèdent à ceux qui ont été tués, vengent ordinairement leur mort pour assurer leur vie ; faisant les zélés au parti d’Othon, souillèrent leurs mains, et trempèrent leurs épées dans le sang des meurtriers, et les montrèrent toutes sanglantes pour en obtenir le salaire. Depuis, comme Vitellius fut venu à l’empire, il en fit une exacte recherche, et les fit sévèrement châtier de leur vanité. Cependant on voyait les têtes de Galba et de Pison, de Vinius et de Lacon, plantées sur des lances au milieu des compagnies des gardes, auprès des aigles des légions, servants de montre et de spectacle aux soldats et au peuple. On eut dit à Rome que c’était un autre sénat, et un autre peuple que celui qui avait été sous l’empire de Galba. Tout le monde abordait à la file dans le camp. Chacun disputait à qui baiserait le premier la main d’Othon ; qui dirait outrage à Galba ; qui maudirait son règne ; qui louerait le jugement des soldats, et leur courage, et qui paraîtrait le plus joyeux à cause de ce qui s’était passé. Othon de son côté se montrait affable et courtois à ceux qui se présentaient pour lui rendre cet hommage. Même voyant la fureur des soldats qui d’un visage troublé et furieux en menaçaient plusieurs, il s’efforça de paroles et des yeux d’adoucir leurs courages, et de tempérer leur ardeur : toutefois il n’avait pas encore assez d’autorité pour empêcher les massacres, encore qu’il en eut assez pour les commander. Il y avait un Marcus Celsus qui était désigné consul, lequel s’était montré fidèle à Galba jusqu’à sa mort. Les soldats demandaient qu’on le fît mourir, dont tous les gens de bien étaient en un extrême souci, voyant bien que c’était chercher l’occasion de commencer un massacre général, et d’emplir toute la ville du sang des plus illustres citoyens. Othon donc voyant qu’il n’était pas assez puissant pour le sauver ouvertement, s’avisa d’un artifice pour tromper les soldats, qui voulaient à toute force qu’on le fît passer par la fureur des armes. Et feignant d’être grandement en colère contre Celsus, leur dit, qu’il méritait un plus sévère supplice qu’une mort commune ; qu’il désirait apprendre de lui beaucoup de particularités de la conjuration ; que pour cette raison il voulait qu’on l’enchaînât, et qu’on le mît en sûre garde, et qu’il en ferait une justice exemplaire, et de cette sorte le tira de leurs mains, et le sauva de leur fureur. Tout le reste se fit à la volonté des soldats, qui choisirent eux-mêmes leurs capitaines, sans attendre l’avis d’Othon : tant toutes choses étaient alors pleines de désordre et de confusion. Icelus comme un misérable affranchi, fut publiquement exécuté : cela fait, le sénat fut incontinent assemblé : et comme s’il y eut eu de nouveaux dieux, tout ce grand corps jura fidélité à Othon, qui l’ayant jurée à Galba, l’avait si lâchement violée. Non content de cela, le sénat lui donna les noms d’Auguste et de César, le déclara tribun, et lui décerna tous les honneurs qu’on avait accoutumé de déférer aux légitimes princes. À la sortie du sénat, il voulut aller remercier les dieux : et passant par la place toute pleine de sang, et encore couverte des corps des massacrés, se rendit au Capitole, et de là au palais, où il permit aux parents d’enlever les morts, de brûler leurs corps, et de leur rendre les derniers devoirs de la sépulture. Verania femme de Pison, ayant impétré la tête de son mari, fit ses obsèques, assistée de son frère Scribonianus.

Crispina fille de Vinius, racheta celle de son père, et puis lui rendit les mêmes devoirs. Quant à la tête de Galba, après que les soldats lui eurent fait toutes sortes d’opprobres, ils la laissèrent entre les mains de leurs goujats, qui l’allèrent mettre en pièces sur le tombeau d’un Patrobius qui avait été puni sous son règne, comme affranchi et complice des méchancetés de Néron, et après tous ces outrages, ils la jetèrent dans les gémonies où l’on jetait celles des criminels, d’où elle fut depuis retirée par un de ses affranchis nommé Argius, qui accompagné de Heluidius Priscus, lui donna sépulture avec le reste du corps. Telle fut la fin de Galba, prince vertueux et digne d’une plus heureuse mort, si la rage et la fureur des romains n’eut alors été à son comble. On dit que Tibère dés le règne duquel il s’était déjà fait connaître, tant à raison de sa grande noblesse, et de ses excessives richesses, qu’à cause de sa générosité, et de la grandeur de son courage, avait prévu son règne, et qu’une fois qu’il l’était venu saluer avec les autres jeunes gens de son âge, il lui dit : et toi, Galba, tu goûteras aussi quelque jour de l’empire, comme lui déclarant par ces paroles qu’il régnerait, mais que son règne ne serait pas long, et qu’il ne ferait que le goûter : et en effet il ne tint l’empire que durant neuf mois et treize jours seulement. On raconte aussi que le même Tibère entendant dire à quelques-uns qu’il régnerait, mais que ce ne serait qu’en son extrême vieillesse, avait reparti : laissons-le donc passer, puis que cela ne nous regarde pas. On ajoute encore beaucoup d’autres choses des présages de son empire. Nous les coucherons ici, non comme y ajoutant foi, mais pour ne rien dérober à l’histoire. Son aïeul faisant un sacrifice, il vint un aigle qui lui arracha des mains les entrailles de la victime, et les porta sur les branches d’un vieux chêne tout chargé de glands. Sur quoi ayant consulté les devins, il lui fut répondu que c’était un présage que l’empire entrerait en sa famille, quoi que bien tard, dont se moquant comme d’une chose impossible, il répliqua : oui certes, cela arrivera quand une mule enfantera.

Cette parole étant demeurée gravée dans l’âme de Galba, il n’y eut rien qui lui haussât tant le courage quand il prit les armes contre Néron, que la nouvelle qu’on lui apporta qu’une mule avait fait un petit. Car au lieu que les autres prenaient cela à mauvais présage, lui se souvenant du sacrifice et de la parole de son aïeul, se persuade aisément que le temps de cette prédiction était venu, et que les dieux lui présentaient infailliblement l’empire. Ayant pris la robe virile, il songea que la fortune se montrait à lui, et lui disait, qu’il y avait longtemps qu’elle se tenait debout devant sa porte, et qu’elle en était lasse, et que s’il ne la faisait promptement entrer, elle se donnerait en proie au premier qu’elle rencontrerait. Et comme il fut éveillé, ayant ouvert sa court, il trouva un simulacre de cette déesse devant sa porte, qu’il embrassa, et le porta en sa maison des champs, où il lui dressa un autel, et l’honora de sacrifices annuels, ayant une grande confiance en ce présage. Mais certes il lui eut été bien meilleur de ne goûter jamais de l’empire, puis qu’étant sage, vertueux et modéré autant que nul autre de son temps, il venait à régner en un siècle, auquel les romains ayant renoncé à leur première innocence ne pouvaient plus supporter un si juste prince. Et puis il eut ce malheur, que la licence, l’avarice, les rapines et les cruautés de ses favoris Vinius, Lacon et Icelus, rendirent son règne si odieux, que se trouvant beaucoup de personnes qui avaient compassion de sa mort, il ne s’en trouva point qui regrettassent le gouvernement de son empire. Après sa mort, Othon étant monté au Capitole, et y faisant son sacrifice, se fit amener Marius Celsus qu’il avait fait charger de chaînes pour le sauver, et après l’avoir courtoisement salué, parla humainement à lui, et le conjura d’oublier plutôt la cause de son emprisonnement, que de se souvenir de sa délivrance. Celsus lui fit réponse digne d’un courage romain, lui représentant, que le crime dont on l’avait voulu charger, faisait foi de sa probité : vu qu’il n’était accusé d’autre chose que d’avoir été fidèle à Galba, auquel il n’avait autre obligation, que celle qu’ont les sujets à leur prince. Ces paroles aussi bien que celles d’Othon, plurent grandement à toute l’assistance, et même aux gens de guerre, quoi que le jour de devant ils eussent fait toutes sortes d’outrages à ce Celsus. Après cela, Othon alla au sénat, où après avoir flatté la compagnie, il partagea le temps qu’il avait encore à être consul, et en donna une partie à Verginius Rufus dont la vertu n’avait peu être récompensée sous le règne de Galba, à cause de l’envie que lui portaient ses favoris. Il conserva aussi le rang à tous ceux qui avaient été nommés au consulat par Néron, ou par Galba ses prédécesseurs. Il donna outre cela les prélatures et les prêtrises aux plus anciens du sénat, et à ceux qui étaient en meilleure réputation dans ce corps. Il rendit encore à ceux qui avaient été bannis, et puis rappelés, tout ce qui se pût trouver de leurs biens qui n’avaient pas été vendus. Ces témoignages de sa modération rassurèrent les plus gens de bien, qui à son avènement à l’empire tremblaient d’horreur, pensant que ce n’était pas un homme, mais une furie, ou plutôt un cruel démon qui avait usurpé l’empire. Mais il ne fit rien qui lui servît tant à gagner les coeurs de tout le monde que l’exécution de ce méchant et infâme Tigellinus, qui au grand regret de tous les gens de bien voyait encore le soleil, après en avoir fait perdre la lumière aux plus grands personnages de Rome. Car il l’envoya quérir en sa maison, où il passait son temps avec des femmes abandonnées à toutes sortes d’abominables luxures, pensant le faire servir de spectacle sur la place de Rome, pour contenter le peuple qui demandait sa mort, comme une dette due à la douleur publique. Tigellinus tenait toujours des vaisseaux prêts pour s’enfuir si on le voulait rechercher, mais se voyant surpris par ceux qu’Othon avait envoyés, il s’efforça premièrement de corrompre le capitaine, et ne l’ayant peu faire, il ne laissa pas de lui donner de grands présents, lui demandant pour toute grâce qu’il lui permit de faire son poil, ce qu’ayant obtenu, il prit un rasoir dont il se coupa lui-même la gorge.

Le peuple ne cessa de le maudire, et de bénir celui qui avait poursuivi cette justice. Othon pour se rendre encore plus populaire, endura que la commune parmi les applaudissements du théâtre, l’appelât Néron, et même fit redresser ses images qui avaient été abattues, remit ses procureurs en leurs charges, fit travailler à sa superbe maison, appelée la maison d’or, et prit son nom en plusieurs dépêches qu’il fit dans les provinces. Cependant il n’était point en repos, d’autant que d’un côté les soldats lui emplissaient l’esprit de soupçons et de craintes, lui disant que ses gardes le voulaient trahir, et que de l’autre sa conscience lui donnait de cruelles gênes à cause du sang qu’il avait répandu. La nuit au milieu de son sommeil il eut un effroyable songe, qui lui fit jeter de grands sanglots et de grands soupirs qui l’éveillèrent, et à son réveil ses domestiques accourant au bruit le trouvèrent au pied de son lit, étendu sur la terre d’une misérable façon, ensuite de quoi il fit tout ce qu’il pût par toutes sortes de sacrifices, pour apaiser l’esprit de Galba, qui le persécutait, et qui, comme il lui était avis, s’efforçait de l’arracher du trône des empereurs. Le jour d’après s’étant mis à prendre des augures, il s’éleva une grande tempête qui le fit tomber à la renverse. Il crut que c’était un sinistre présage, et dit des paroles par lesquelles il semblait qu’il regrettât d’avoir pris l’empire. Ce qui accroissait ses frayeurs, c’était qu’il ne se voyait point encore assez bien établi, ni assez puissant pour réprimer l’audace des soldats qui faisaient tous les jours quelque nouvelle insolence. Car ayant commandé à Crispinus d’aller quérir une cohorte qui était à Hostia, comme la nuit il se préparait  pour son voyage, et faisait charger les armes qu’il voulait mener, afin de partir de grand matin, ils s’imaginèrent que Crispinus avait quelque mauvais dessein, s’en vinrent pour saisir ses armes, et le tuèrent avec les centeniers et les capitaines qui les voulurent empêcher. De là entrants dans la ville ainsi échauffés qu’ils étaient, comme on leur dit qu’Othon avait toute la fleur du sénat à souper chez lui, ils s’écrièrent que c’était le moyen de se défaire tout à la fois des ennemis de César, et à même temps avec un grand étonnement de toute la ville, qui pensait bien se voir saccagée, ils marchèrent vers le palais demandant les ennemis du prince. Othon se trouva lors en grande détresse, craignant, non pour sa personne, mais pour celles de ceux qu’il avait conviés, qui tous transis de frayeur tenaient les yeux arrêtés sur lui pour voir ce qu’il ordonnerait de leur vie, et de celle de leurs femmes, qu’ils avaient amenées à ce festin. À cet effroi il envoya les capitaines et les chefs des bandes vers les soldats, et leur commanda de leur parler, et de faire tout ce qui leur serait possible pour les apaiser, et quand il fit lever de table les convives, et les fit sortir par des portes secrètes hors du palais, et ainsi leur donna moyen de se sauver avant que les soldats fussent entrés dans la salle du festin. À peine furent-ils sortis, que ces furieux entèrent criant et demandant qu’étaient devenus les ennemis de César ? Lors il se leva de dessus son lit, se mit en devoir de les apaiser, mêla ses larmes avec ses prières ; et fit tant qu’il les renvoya tous paisiblement, et le lendemain leur fit distribuer par tête cent vingt-cinq écus, puis entra dans le camp, où il loua les troupes de ces grands témoignages de leur affection. Mais avec cela il leur remontra, qu’il y en avait parmi eux qui sous couleur de leur zèle, le désobligeaient envers le peuple, étant cause de faire calomnier son humanité, et redouter leur puissance ; à raison de quoi il les conjurait de vouloir punir les séditieux. À quoi faisant démonstration de s’accorder, il en fit prendre seulement deux, du châtiment desquels il crut que personne ne voudrait se formaliser, et ainsi s’en alla hors du camp. Ceux qui l’aimaient, et qui avaient pris toute confiance en lui, admirèrent cet exemple, mais les autres estimèrent que c’était la nécessité de ses affaires qui l’obligeait à user modérément de sa puissance, principalement à l’endroit des soldats, dont il devait gagner les coeurs, pour s’en servir à la guerre, dont il était rudement menacé. Car il y avait nouvelles de toutes parts, que Vitellius s’était laissé donner la qualité d’empereur par les légions de Germanie, et qu’il se préparait pour passer en Italie avec une puissante armée, résolu de le chasser de Rome, et de ruiner sa puissance.

Il avait encore avis que ce parti se fortifiait tous les jours, et que la plupart des armées embrassait la cause de son ennemi. D’autre côté on l’assurait que les légions destinées à la garde des provinces de la Dalmatie et de la Moesie l’avaient élu aussi bien que l’armée de Rome. Pour comble de bonnes nouvelles, on lui apporta des lettres fort courtoises, et pleines de témoignages d’affection de la part de Mutian et de Vespasien, dont l’un commandait en Syrie, et l’autre en Judée avec de grosses et puissantes armées. Cette dernière nouvelle lui enfla le courage, de sorte qu’il écrivit à Vitellius, qu’il ne se mit point en la tête d’entreprise plus haute que de simple soldat, et qu’il lui donnerait une ville où il pourrait vivre joyeusement, et jouir de la douceur d’un assuré repos. Vitellius se moqua de cette offre, et enfin vinrent en une telle aigreur de paroles, qu’ils se reprochèrent par écrit, tous les vices dont ils étaient souillés sans s’épargner l’un l’autre, apprêtant par ce moyen de quoi rire à leurs ennemis. Comme le bruit vola partout que ces deux hommes les plus perdus et les plus abandonnés à toutes sortes de vices et de crimes qui fussent en tout l’univers, étant comme fatalement et pour la ruine de la république élevez à l’empire, allaient combattre pour la souveraine autorité ; non seulement le sénat, les chevaliers et les plus gens de bien qui ont ordinairement sentiment et compassion des misères publiques, mais même le commun peuple qui n’est pas si sensible à son malheur, commença à montrer de grands signes de tristesse et d’appréhension. Le monde ne se représentait pas seulement les derniers exemples des misères souffertes au milieu de la paix sous le règne des Néron, des Claude, des Caligula et des Tibère, mais outre cela se remettait en mémoire l’horrible image des premières guerres civiles, durant lesquelles la ville avait été tant de fois prise, pillée et embrasée, l’Italie détruite, et les provinces entièrement ruinées. Il se rappelaient la plaine de Pharsale, les champs Philippiques, Pérouse et Modène, où la république avait reçu de si dangereuses plaies : quoi, disaient les plus clairvoyants, autrefois l’univers a pensé être renversé sans dessus dessous lors que même de bons princes contestaient de la grandeur ; mais au moins Jules César, et Auguste étant demeurés victorieux, l’empire aurait subsisté sous eux ; comme la république eut subsisté sous Pompée et sous Brutus ; mais maintenant irons-nous dans les temples prier les dieux pour un Othon, ou pour un Vitellius ? Les voeux et les prières seraient également impies pour tous les deux, dont la guerre ne peut apprendre autre chose sinon que celui à qui demeurera la victoire sera le plus méchant et le plus cruel. Il y en avait qui jetaient les yeux sur Vespasien et qui se figuraient qu’il viendrait de l’orient à la traverse, et qu’il ôterait cette proie à ces deux furieux concurrents : mais toujours ils s’imaginaient que cela ne se pouvait faire sans allumer une autre guerre qui causerait de nouvelles misères. Et puis Vespasien n’avait pas la réputation trop entière, et a été seul de tous les princes, qui changeant sa fortune s’est rendu meilleur dans les honneurs. Parmi ces douleurs publiques il arriva au Capitole un sinistre présage pour Othon. Car il y avait une image de Victoire montée dessus un chariot triomphal, qui aux yeux de tout le monde laissa aller les brides des chevaux qu’elle tenait en ses mains comme ne les pouvant plus retenir.

D’ailleurs une statue de Jules César assise dans l’île qui est au milieu du Tibre sans être agitée d’aucun vent ou d’aucun orage, se tourna d’elle-même vers l’orient, comme regardant Vespasien. Le Tibre aussi déborda, et noya la plus grande partie de la ville ; qui furent tous signes de malheurs qui l’allaient menaçant. Aussi à même temps il vint un avis que Cecinna et Valens, lieutenants de Vitellius, avaient occupé les Alpes : et dans Rome Cn. Dolabella jeune homme de maison et de grande richesse, fut soupçonné par les soldats prétoriens d’ourdir quelque secrète menée au désavantage d’Othon. Pour remédier à ce soupçon, Othon qui n’osait le faire mourir, de peur d’irriter les esprits des romains, l’envoya en Sicile, l’assurant qu’il n’aurait autre mal, et même lui permit de choisir telles personnes de qualité qu’il voudrait pour lui faire compagnie, de sorte que Dolabella prit Lucius, frère de Vitellius, et les autres qu’il eut agréable d’emmener, sans qu’Othon lui diminuât ou lui augmentât rien de sa première fortune. Au contraire il eut un soin particulier, d’assurer sa femme et sa mère, et de leur ôter l’appréhension qu’elles avaient du succès de cet exil. À même temps il établit Flavius Sabinus, frère de Vespasien, gouverneur de Rome, et lui en laissa la garde, soit qu’il le fît pour l’amour de Néron qui lui avait autrefois donné la même charge, soit qu’il voulût faire paraître à Vespasien qu’il avait pris une entière confiance de son amitié, en se servant de ses parents au fort de ses affaires. Après cela il partit de Rome sous d’assez mauvais auspices, et s’étant rendu à Brixel sur le Pô, donna la charge de l’armée à Marius Celsus, à Suetonius Paulinus, à Gallus et à Spurina, tous illustres personnages et grands capitaines à la vérité ; mais qui parmi l’insolence des soldats obstinés à n’obéir qu’au seul empereur, ne purent faire aucun notable exploit en cette guerre.

Vitellius de son côté se voyant renforcé des légions de Grande Bretagne, qui s’étaient  jetées dans son parti, divisa son armée en deux, et donna l’une à Cecinna, et l’autre à Fabius Valens, auxquels il commanda de passer en Italie, l’un par les Alpes, et l’autre par l’Apennin. Cecinna avait environ trente mille hommes, et Valens quarante mille. Quant à lui qui devait marcher après, il se réserva de puissantes troupes, principalement d’Allemands, avec lesquels il espérait soutenir tout le fait de la guerre. On voyait une étrange diversité entre l’armée et son chef. Les soldats pressaient qu’on marchât, et qu’on employât leurs armes durant que les Gaules marchandaient, et que l’Espagne branlait, et criaient que l’hiver ne devait point retarder leur voyage ; qu’il ne fallait point s’amuser à des traités de paix ; qu’au contraire il fallait passer promptement dans l’Italie, et aller se saisir de Rome ; et alléguaient qu’aux guerres civiles la diligence était toujours victorieuse, et qu’il en fallait venir au fait et à l’exécution, au lieu de s’amuser aux délibérations et aux conseils. Au contraire, Vitellius était comme endormi, ou plutôt comme enseveli dans ses voluptés, et ne faisait qu’ivrogner, et jouer, et ne se souciait aucunement de mettre ordre au voyage de l’armée, et à quoi toutefois il était amplement pourvu par le soin et par la diligence des soldats, qui sans attendre ses commandements faisaient avec une extrême fidélité ce qui était de sa charge. Enfin ayant pris le nom de Germanicus, il les fit marcher vers l’Italie. Fabius Valens eut charge de prendre le chemin des Gaules et de passer à Lyon, afin d’attirer en passant les gaulois, ou de les contraindre par la puissance des armes à prendre son parti ; mais il voulut que Cecinna traversât l’Allemagne. L’un et l’autre firent de grands exploits en chemin. Valens passa par la Savoie et par le Piémont en Italie. Cecinna étant auprès des Alpes, eut avis que les troupes qui portaient le nom de Sylla avaient embrassé leur parti, et que pour gage de leur fidélité elles avaient soumis à l’obéissance de Vitellius Milan, Novare, Epicedia et Verseil, villes célèbres par delà le Pô. Cecinna sur cet avis se figura qu’un si grand pays ne pouvait être gardé par si peu de gens : leur envoya promptement du secours des troupes prises des Gaules, d’Espagne, et de la Grande Bretagne, avec quelques enseignes d’Allemands ; et de crainte que ces troupes qu’il envoyait n’étant pas soutenues par le reste de l’armée, ne fussent taillées en pièces par les ennemis ; d’ailleurs se figurant que la conquête de l’Italie était la plus glorieuse pour lui et la plus utile pour l’avancement des affaires de son parti ; il voulut les suivre, afin que ce lui fut un sujet de se rendre maître de cette belle province. Là dessus il passa l’Apennin à travers les neiges, et alla jeter la guerre en Italie. Cependant Othon contre l’espérance de tout le monde, ne s’endormait pas dans les délices : mais laissant pour un temps ses dissolutions ordinaires, prenait un soin extrême des affaires, et n’oubliait rien de ce qui pouvait servir à maintenir sa dignité. À la sortie de la ville, pour se rendre à Brixel, on remarqua quelques sinistres présages, mais il les négligea, croyant que demeurant plus longtemps à Rome, ce retardement pourrait apporter un notable intérêt à ses affaires, vu que Cecinna s’était déjà saisi des Alpes. Durant ces apprêts que les deux partis faisaient pour commencer une cruelle guerre, Titus fils de Vespasien ayant auparavant commandement de son père d’aller trouver Galba, et de lui témoigner  le contentement qu’il avait de le voir parvenu à l’empire, s’était rendu à Corinthe pour de là faire voile à Rome, et s’acquitter de sa commission : mais y étant arrivé il apprit les mouvements de l’Italie qui le mirent en grande peine, ne sachant s’il devait continuer son voyage, ou s’il devait rebrousser chemin, et s’en retourner vers son père. Il croyait qu’allant à Rome on ne lui saurait point de gré de son voyage entrepris pour un autre sujet, et craignait même qu’y étant arrivé, celui qui commanderait, soit que ce fut Othon, soit que ce fut Vitellius, ne le retint pour otage de la fidélité de son père. D’ailleurs il se représentait que n’y allant pas il offenserait le vainqueur. Mais enfin il se résolut de rebrousser chemin, et de n’aller point encore à Rome, d’autant principalement qu’on ne savait encore lequel parti demeurerait victorieux. On crut que ses amours avec la reine Bérénice lui avaient fait prendre cette dernière résolution, et toutefois encore qu’il l’aimât ardemment, si ne s’est-il jamais trouvé que cette passion l’ait détourné du soin des grandes affaires, pour lesquelles il avait de coutume d’oublier toutes sortes de plaisirs, tant il savait bien commander à ses voluptés. Cependant il partit de l’Achaïe, passa du côté de l’Asie, et tira devers les îles de Rhodes et de Chypre, pour se rendre en Syrie dans l’armée de son père. Passant par l’île de Chypre, il désira voir le superbe temple de Venus Paphienne, et après avoir visité le lieu, et contemplé ses prodigieuses richesses, qui venaient des présents que les rois y faisaient, il y fit immoler un grand nombre de victimes, et consulta le prêtre de la déesse sur son voyage, et lui ayant été répondu, qu’il aurait une navigation heureuse, il passa outre, et avec des paroles ambiguës et couvertes, l’interrogea de sa fortune.

Sostratus (c’est le nom du prêtre) ayant contemplé les entrailles des victimes, et reconnu que les présages étaient favorables, lui dit peu de choses en public, mais peu après le tira à part, et lui déclara tout ce que la déesse lui promettait. Titus encouragé par une si bonne nouvelle, se mit à la voile, et plein d’espérance s’en alla retrouver son père en Judée. À son arrivée, il trouva que Vespasien et Mucian gouverneurs de Syrie, continuant en la bonne intelligence en laquelle il les avait mis après la mort de Néron, leur ayant fait à tous deux oublier les haines que la jalousie de leurs charges avait fait naître entre eux, d’un commun consentement avaient porté leurs légions à prêter le serment à Othon. Mais nonobstant ce serment, les légions ne pouvant souffrir, que deux si infâmes hommes que Vitellius et Othon ravissent et partageassent un si grand empire, protestèrent publiquement qu’elles ne voulaient pas les reconnaître, ni souffrir que les autres légions emportassent toutes les récompenses, et cueillissent tous les fruits de la guerre, durant qu’elles demeuraient sous le fait des armes, faisant continuellement service à la république. Et puis considérant leurs forces, déclarèrent qu’elles voulaient donner la loi aux autres, non pas la recevoir, et qu’elles étaient assez puissantes pour faire un empereur. Leurs chefs n’étaient point marris des discours de leurs soldats, mais par une insigne prudence ils voulaient attendre le succès des affaires, et voir qui des deux contendants demeurerait le maître, afin de se servir de l’occasion que la fortune leur présenterait. Ils se promettaient que cette querelle, se vidant par la voie des armes, les deux partis après une bataille demeureraient toujours animés l’un contre l’autre, et puis ils s’imaginaient qu’il n’importait qui demeurât le maître, ou Vitellius ou Othon, vu qu’ils étaient tous deux si abandonnés à toutes sortes de voluptés, que si l’un se perdait à la guerre, l’autre se déférait en la victoire.

Cependant Othon, fortifié d’une partie des troupes de Pannonie, fit marcher son armée sous la conduite de ses chefs, auxquels il commanda de se saisir du passage du Pô, d’autant que contre son espérance, il n’avait pu empêcher Cecinna de passer les Alpes. Les chefs choisirent Plaisance pour le siège de la guerre, et menèrent l’armée de ce côté-là, afin de combattre Cecinna devant qu’il eut rien entrepris sur l’Italie. Spurina eut charge de prendre le devant avec une partie des troupes. Toutefois leur diligence ne pût empêcher, que ceux du parti de Vitellius qui tenaient toute l’étendue qui est entre le Pô et les Alpes, après avoir défait environ cent chevaux et mille hommes de pied qu’ils avaient rencontré entre Plaisance et Pavie, ne s’ouvrissent le passage du Pô, et n’emplissent toute cette contrée-là de la terreur de leurs armes. Quelques soldats de Spurina ayant pris de leurs coureurs, donnèrent l’alarme à tout le camp, comme s’ils eussent eu l’armée de Cecinna sur les bras. Spurina qui tenait Plaisance, savait bien que l’ennemi n’était pas si proche, et au cas qu’il se fut présenté, sa résolution était d’enfermer ses troupes dans la ville, sachant bien qu’elles n’étaient pas assez fortes pour combattre une si puissante armée que celle de Vitellius. Mais les soldats, oubliant toute discipline et toute obéissance, sans attendre son commandement, allèrent prendre leurs enseignes pour marcher au combat : et comme il voulut arrêter cette insolente ardeur, ils tournèrent leurs armes contre lui, et le mirent en danger de sa personne. Voyant donc que ses remontrances, ni celles des tribuns et des centeniers ne pouvaient les ranger à leur devoir, il feignit de se laisser vaincre à leurs prières, et les fit marcher vers le Pô, comme pour aller trouver l’ennemi. Le soir comme ils furent arrivés à leur logement, il leur commanda de faire des tranchées pour la sûreté du camp. Ce travail dompta leur orgueil, de sorte qu’ils commencèrent à louer la prudence de leur chef, qui avait choisi une si riche et si forte colonie pour le siège de la guerre, vouant que si Cecinna les eut pris en pleine campagne, il les eut aisément taillés en pièces, vu le petit nombre de leurs troupes. Là dessus Spurina leur ayant fait doucement entendre ses raisons, sans leur reprocher leur audace, les ramena à Plaisance, assez bien disposée à lui obéir en toutes les occasions de cette guerre. À son arrivée il fit travailler aux fortifications, y fit faire de nouveaux bastions et de nouvelles défenses, et fit provision d’armes, et de tout ce qui était nécessaire pour le siège d’une si grande ville. Cecinna entré dans l’Italie, se présenta aussitôt devant Plaisance, résolu de la forcer pour donner un heureux commencement à cette guerre, mais il trouva de si vaillants hommes dedans, qu’il n’y reçut que de la honte. Au premier assaut, les siens ayant été courageusement repoussés par les assiégés, il se résolut de faire un second effort, pour à quelque prix que ce fut emporter cette place, de la prise de laquelle semblait dépendre la réputation de ses armes. Toute la nuit il fit dresser des machines pour battre la muraille, et commanda aux soldats qu’ils préparassent tout l’équipage nécessaire pour donner un autre assaut. Ceux de dedans se disposèrent de leur côté pour les repousser, et les uns et les autres se promettaient la victoire. Ce n’étaient que bravades et que reproches d’un côté et d’autre : ceux de dedans se vantaient d’être la garde du prince, et les bandes de la ville : les autres se glorifiaient d’être les légions, et l’élite des armées de Germanie. Ceux de dedans les appelaient vagabonds et étrangers : mais les autres les appelaient baladins et gens de théâtre, indignes de la milice, et plus propres à danser qu’à combattre. Ceux de dedans louaient le courage d’Othon, et blâmaient Vitellius de lâcheté ; et les autres exaltaient la vaillance de Vitellius, et accusaient Othon de n’avoir point de courage. À la pointe du jour Cecinna déploya ses enseignes, mit ses troupes aux champs, fit avancer ses légions, commanda qu’on marchât droit à la ville, et qu’on forçât sa muraille. Spurina avait départi les quartiers à ses capitaines, et chacun était résolu de bien garder cette puissante ville. Comme les Vitelliens se présentent, ils les repoussent vivement à grands coups de javelots, dont ils tuèrent un grand nombre d’allemands qui allaient à l’assaut sans être couverts. Là dessus les légionnaires se coulent au pied du rempart à la faveur des machines ; et comme ils y sont arrivés à couvert, s’efforcent de renverser la muraille et ses défenses ; les prétoriens s’opposent à eux, et comme ils se mettent en devoir de monter et de gagner la cime du rempart, renversent sur eux les meules et les grosses pierres dont ils avaient fait provision pour les accabler. Ces grandes et lourdes masses venants à tomber sur eux avec un bruit effroyable, tuent les uns, écrasent et estropient les autres, et font perdre toute envie au reste des soldats de s’exposer à un si visible danger. Ce ne fut donc plus que frayeur dans le camp de Cecinna, qui honteux d’avoir fait un si mauvais essai de ses armes, passa le Pô, et s’en alla attaquer Crémone pour essuyer cette honte. Gallus qui marchait avec ses troupes pour aller faire lever le siège de Plaisance, et secourir Spurina, ayant eu avis que Cecinna avait quitté le siège, et que ceux de dedans étaient demeurés victorieux, mais que Crémone courait fortune d’être prise, si elle n’était promptement secourue, tourna visage de ce côté-là, alla camper auprès des ennemis : et à même temps les autres capitaines des deux partis s’approchèrent pour assister leurs gens à ce besoin. Cecinna voulant faire un glorieux exploit, prit la commodité du bois, et y dressa une embuscade, et commanda à la cavalerie d’aller attaquer l’escarmouche, ordonnant aux chefs que les ennemis venants à les charger, ils fissent mine de fuir, jusqu’à ce qu’ils les eussent attirés à leur piège. Celsus eut aussitôt avis de ce dessein, dont il avertit Paulinus, le priant de suivre avec les gens de pied, durant qu’il irait amuser la cavalerie de Cecinna. Là dessus il marcha avec ses gens de cheval, enfonça ceux de Cecinna, mais se garda de l’embuscade, se contentant de les chasser jusqu’auprès du bois qu’il investit, contraignant ceux qui étaient dedans de se retirer : et n’y a point de doute, que si Paulinus eut fait la diligence qu’il devait, de mener ses gens de pied au combat, Othon n’eut obtenu ce jour-là une pleine victoire : mais il vint trop tard, et donna moyen à Cecinna de sauver ses troupes, et de faire sa retraite. Cela mit Paulinus en mauvaise estime parmi les soldats qui l’accusaient d’être traître à son parti. Othon aigri par les continuelles plaintes qu’ils faisaient de leurs chefs, dépêcha son frère Titianus avec Proclus, colonel des gardes, pour commander à l’armée, et ne laissa que le nom à Celsus et à Paulinus. De l’autre côté, les soldats n’avaient pas une plus grande confiance en leurs capitaines, et particulièrement ceux de l’armée de Fabius Valens, qui ayant reçu la nouvelle de la défaite de Cecinna, se mirent à lui dire des injures, et à lui reprocher que par ses remises et par ses temporisations, il leur avait fait perdre l’occasion de se trouver à cette bataille avec leurs compagnons ; et sans attendre son commandement, pressèrent leurs enseignes de marcher, et s’en allèrent en désordre joindre l’armée de Cecinna.

D’ailleurs Valens et Cecinna étaient en assez mauvaise intelligence, et se moquaient l’un de l’autre : toutefois ils dissimulèrent leur haine pour un temps, et se préparèrent pour combattre leur ennemi. Othon s’étant rendu à Bebriac, et ayant eu avis de la réunion de ces deux armées, proposa en conseil, et mit en délibération s’il devait exposer les choses au hasard de la fortune, ou s’il devait tirer la guerre en longueur sans donner la bataille. Paulinus qui était un des plus experts capitaines de son siècle, était d’avis qu’on différât le plus qu’on pourrait ; et alléguait pour ses raisons, que les forces de Vitellius étaient toutes arrivées, etc. Marius Celsus embrassait cet avis, et même Gallus n’ayant pu se trouver à ce conseil, à cause de son incommodité venant d’une chute de cheval, ceux qui étaient arrivés de sa part, rapportaient qu’il était de cette opinion, qu’il fallait entretenir la guerre. Mais Othon avait toutes les envies du monde de combattre. Son frère Titianus et Proculus flattant sa passion, demandaient la bataille, et alléguaient que Dieu favoriserait les conseils d’Othon, et que sans doute il bénirait ses armes, et lui donnerait la victoire. Cette dernière opinion fut donc suivie, et semble qu’Othon avait envie de venir aux mains, d’autant qu’il voyait que les soldats prétoriens qui étaient sa principale force, se souvenant des délices de Rome, se lassaient des fatigues de la guerre, et pour cette raison le pressaient de marcher contre l’ennemi. Après que la résolution de combattre fut prise, on tint un autre conseil, pour savoir si Othon devait assister en personne à la bataille, ou la laisser donner à ses lieutenants. Paulinus et Celsus voyant que les mêmes qui avaient conseillé le combat, conseillaient encore son absence, n’osèrent résister, craignant qu’on ne les soupçonnât de vouloir exposer l’empereur à un visible danger, de sorte qu’Othon sous prétexte de se réserver pour les affaires de plus grand poids, se résolut de se retirer à Brixel, et d’y aller attendre l’évènement d’une bataille qui devait décider la querelle de l’empire. Il ne pouvait faire une plus grande faute en cette occasion, que de quitter ainsi son armée : vu que non seulement il ôtait à ses soldats l’ardeur de combattre, que donne la présence du chef qui les anime, mais même il emmenait pour sa garde la fleur et l’élite de toutes ses troupes, qui eussent pu faire un puissant effort en cette bataille. Cecinna et Valens étaient pleinement informés de toutes ces particularités, et n’attendaient que l’occasion de se prévaloir de l’imprudence et de la folie de leurs ennemis.

Là dessus ils firent mine de vouloir dresser un pont sur le Pô, afin d’attirer par ce moyen ceux d’Othon au combat. L’ennemi se présenta pour les empêcher, et à force de javelots et de pierres se mit en devoir de les repousser. Il y avait une île au milieu de la rivière, dont les gladiateurs d’Othon tâchaient de se rendre maîtres : mais les Allemands de Vitellius se jetant à la nage allèrent la leur disputer. Macer assisté de ses gladiateurs, se présenta pour les combattre : mais ses gladiateurs ne firent pas grand effet, n’ayant pas l’adresse qu’avaient de si vaillants hommes nourris dans les armées. Les Allemands se saisirent aisément de leurs vaisseaux, en mirent à fond une partie, et taillèrent en pièces tout ce qui se trouva devant eux. Ceux qui se sauvèrent, rejetèrent la faute de ce combat sur Macer, l’accusèrent de les avoir trahis, tirèrent leurs épées sur lui, et se mirent en devoir de le tuer, même le blessèrent, et l’eussent achevé, si les centeniers qui accoururent à ce tumulte ne les eussent empêchés. Cette nouvelle étant venue à Othon, les soldats qui étaient à Bebriac commencèrent à frémir de dépit, et demandèrent qu’on les menât promptement contre les ennemis, sans vouloir attendre davantage : de sorte que Proculus fut contraint de faire marcher les enseignes si inconsidérément et si mal à propos, que n’étant qu’à trois lieues de Bebriac, quoi que ce fut la saison du printemps, et tout le pays d’alentour fut plein de ruisseaux qui ne tarissaient jamais, néanmoins l’armée se trouva en grande disette d’eau. Le lendemain ils voulurent partir, résolus de donner la bataille en ce même jour-là. Paulinus qui les conduisait, se mit en devoir de tempérer cette ardeur, leur remontrant qu’il ne fallait rien précipiter, et que d’aller présenter la bataille à des gens frais, étant las et perclus du chemin comme ils étaient, c’était s’exposer à un visible danger, et se mettre en hasard d’être aisément défaits par leurs ennemis. Les voix des capitaines étaient parties là dessus, les uns demandant la bataille, et les autres étant d’avis qu’on la devait remettre au jour suivant, après qu’ils se seraient un peu reposés. En ces entrefaites il arriva des lettres d’Othon, apportées par un des hommes de cheval des troupes des numidiens, par lesquelles il leur commandait de marcher promptement, et de ne perdre point le temps, mais de donner la bataille. À raison de quoi les capitaines firent aussitôt avancer l’armée pour aller trouver les ennemis. Othon avait déjà tiré Spurina de la garnison de Plaisance, et lui avait commandé de se rendre à l’armée avec ses troupes pour se trouver à la bataille. Il avait aussi envoyé Flavius Sabinus pour commander à la place de Macer, que les soldats ne voulaient plus reconnaître pour leur chef : de façon que toutes choses se préparaient pour la bataille ; d’autant principalement que Titianus et Proculus faisant sonner haut le commandement de l’empereur, se courrouçaient aigrement contre ceux qui la voulaient faire différer. Cecinna averti de la venue de l’armée d’Othon, en fut d’abord étonné, et abandonna l’ouvrage de son pont, et s’en retourna dans son camp, où il trouva la plupart des soldats en armes, et ayant déjà le mot de la bataille que Valens leur avait donné. Trouvant les choses en cet état, il fut d’avis avec son compagnon d’envoyer devant la cavalerie à l’escarmouche. En ces entrefaites, il courut un bruit que l’armée de Vitellius était résolue de l’abandonner, et d’embrasser le parti d’Othon ; de sorte que quand les hommes de cheval que Cecinna et Valens avaient envoyés à l’escarmouche, se présentèrent pour attaquer ceux d’Othon : eux au lieu de combattre, les saluèrent comme frères, et les appelèrent leurs compagnons. Ceux de Vitellius, au lieu de prendre cette courtoisie en bonne part, l’interprétèrent à outrage, et parlèrent à eux en gens qui avaient désir de combattre, et non pas de trahir leur parti : tellement que ceux qui sur le bruit qui avait couru les avaient ainsi salués, perdirent tout courage, comme ayant été malheureusement abusés : et outre cela, leurs compagnons qui les avaient vu parler si amiablement aux ennemis, les soupçonnèrent d’être traîtres à leur empereur. Cependant l’armée de Vitellius composée de la fleur des légions de Germanie, et des plus vaillants hommes de l’empire, s’avança pour donner la bataille aux ennemis, parmi lesquels tout était en désordre ; d’autant que le bagage et les chariots s’étaient mêlés avec les gens de guerre, sans que personne sut où était son rang pour combattre. D’ailleurs leurs chefs avaient si mal pourvu à leur champ de bataille, qu’à cause de l’assiette du lieu, des fossés, des arbres et des vignes, ils étaient contraints de s’écarter bien loin les uns des autres, au lieu de marcher en gros et de droit fil pour aller recevoir les ennemis. Cela fut cause qu’ils ne se purent mêler, et qu’il n’y eut que deux légions seules, l’une du parti de Vitellius qui se nommait la ravissante, et l’autre du parti d’Othon qui se nommait la secourante, qui se rencontrant en plaine campagne hors de ces embarras, combattirent avec quelque ordre, et comme en une juste bataille.

Ceux d’Othon étaient gens de bonne mine et extrêmement vaillants, toutefois ils ne s’étaient point encore trouvés aux occasions, et n’avaient jamais rien vu de la guerre, mais c’était là la première bataille où ils s’étaient rencontrés, ayant toujours été nourris à Rome parmi les délices de la ville, au lieu que ceux de Vitellius étaient tous vieux soldats aguerris et élevés dans les armées, et qui s’étaient trouvés à beaucoup d’autres combats. Néanmoins à l’abord ceux d’Othon leur firent une si furieuse charge, qu’ils renversèrent et taillèrent en pièces tous leurs premiers rangs, et gagnèrent leurs enseignes, dont ils eurent une telle honte et un tel dépit, voyant leurs aigles en la puissance de leurs ennemis, qu’à même temps renouant leurs forces, ils se jetèrent la tête baissée sur eux, et tuèrent le colonel de leur première légion, et emportèrent plusieurs de leurs enseignes. Et comme les gladiateurs en qui Othon se fiait grandement, se présentèrent de leur côté au combat, Alphenus Varus, l’un des capitaines du parti de Vitellius, leur opposa ses hollandais qui les mirent aussitôt en fuite, et les chassèrent vers la rivière, où ils trouvèrent quelques enseignes des ennemis rangées en bataille, qui les taillèrent tous en pièces, sans qu’il s’en pût sauver un seul. On remarqua que de toute l’armée d’Othon il n’y en eut point qui se portassent si lâchement que les prétoriens, qui sont les gardes du prince ; vu qu’ils n’attendirent pas seulement que les ennemis les chargeassent, mais au premier bruit des armes tournèrent le dos, se renversèrent sur leurs gens qui étaient encore entiers, et les emplirent de terreur, d’effroi et de trouble. Parmi cela, il y en eut de ceux d’Othon qui firent un grand devoir de combattre, et qui ayant rompu tout ce qui s’était présenté devant eux, passèrent sur le ventre de leurs ennemis, et puis s’en retournèrent victorieux dans leur camp. Le reste se porta assez lâchement, dont les capitaines eurent si grande honte, que Proculus et Paulinus n’osèrent rentrer dans le camp, craignant la fureur des soldats qui imputaient le malheur de leur défaite à la lâcheté de leurs chefs. À cause de quoi ils dirent mille outrages à Vedius capitaine de la troisième légion, l’appelant déserteur et traître à son prince, et se mirent en devoir de le tuer ; non certes pour aucune lâcheté qu’il eut commise en ce combat, mais parce qu’ils voulaient rejeter l’infamie de cette action sur le peu de devoir qu’avaient fait leurs capitaines de bien combattre. Cependant les gens de Vitellius poursuivirent leur victoire, et donnèrent une cruelle chasse à ceux qui s’enfuyaient vers Bebriac. Tout le chemin était couvert de carnage, et ce n’était que corps morts étendus sur la terre, et comme il arrive ordinairement aux guerres civiles, ils ne prenaient point de prisonniers, mais faisaient passer par le fil de l’épée tous ceux qu’ils pouvaient attraper. C’était un misérable spectacle de voir tant de corps morts entassés les uns sur les autres, et tant de sang romain répandu pour assouvir l’ambition et la haine de deux infâmes prodiges. Titianus et Celsus à la faveur de la nuit s’étaient sauvés dans leur camp, où Anius Gallus ayant rallié une bonne partie de l’armée, faisait tout devoir de les adoucir, en leur remontrant qu’ils ne devaient pas eux-mêmes accroître leur perte etc. Tous les capitaines approuvèrent sa proposition ; et de ce pas ils s’en allèrent sonder les volontés des soldats qu’ils trouvèrent tous disposés à la paix. Titianus fut d’avis qu’ils envoyassent des ambassadeurs aux ennemis pour leur parler d’appointement. Celsus et Gallus prirent volontiers la charge d’en aller ouvrir le propos. Comme ils furent en chemin, ils rencontrèrent quelques centeniers de Valens, qui leur dirent que leurs chefs marchaient vers Bebriac avec toute l’armée, et qu’ils les avaient envoyés devant pour voir s’il y aurait moyen de traiter d’accord. De quoi Celsus et ses compagnons étant fort aises, les prièrent donc de vouloir retourner avec eux ; d’autant qu’ils allaient trouver leurs capitaines pour en faire l’ouverture. Mais comme ils furent auprès du camp de Vitellius, Celsus courut fortune de la vie ; d’autant que les hommes d’armes qu’il avait battus quelques jours auparavant en leur embuscade, marchants devant l’armée, les rencontrèrent, et soudain qu’ils le reconnurent, lui coururent sus pour le tuer. Certes si les centeniers qui accompagnaient les autres capitaines ne se fussent mis tous au devant, et ne leur eussent crié qu’ils se gardassent bien de l’outrager, indubitablement il ne fut jamais échappé de leurs mains. Cecinna vint au bruit, et sachant ce que c’était, apaisa la fureur de ses gens de guerre, et puis après avoir fait toute sorte de bonne chère à Celsus, tira avec lui vers Bebriac, pour aller voir en quelle disposition étaient les ennemis.

Durant ce voyage de Celsus, Titianus se repentant d’avoir consenti à son ambassade, et quelques-uns des soldats faisant de leur côté les audacieux, tâcha de les animer eux et leurs compagnons à une nouvelle guerre, et pour empêcher que les ennemis n’entrassent dans la ville, les mit sur la muraille pour la défendre : mais aussitôt que Cecinna se montra, leur tendant la main sans descendre de cheval, il n’y en eut pas un qui lui voulût faire résistance. Ceux qui étaient sur le rempart, saluèrent amiablement ceux de la suite de Cecinna, et ceux qui étaient par la ville ouvrirent les portes, et se mêlèrent avec eux faisant mille démonstrations de bienveillance de part et d’autre, et peu de temps après abandonnèrent du tout Othon, prêtèrent le serment de fidélité à Vitellius. Étant ainsi mêlés les uns avec les autres, les vaincus avec les vainqueurs, ils commencèrent à détester la fureur des armes civiles, et à se réjouir parmi leur misère de s’en voir comme délivrés par cette réconciliation. On les voyait sous les mêmes tentes, pensant les uns et les autres les plaies de leurs parents et de leurs amis qui avaient été blessés. Les espérances et les salaires de la guerre leur semblaient choses encore fort douteuses, au lieu que les plaies, la mort et les larmes leur étaient présentes et certaines, ne se trouvant presque personne parmi eux qui ne pleurât la mort de quelqu’un de ses parents. Comme ces choses se passaient à Bebriac, à l’avantage de Vitellius, Othon était à Brixel, attendant avec beaucoup de souci et d’appréhension la nouvelle de la bataille. Il courut premièrement un mauvais bruit de sa défaite, qui fit quelque rumeur : mais comme ceux qui avaient assisté au combat, et qui avaient été blessés se présentèrent devant lui, et lui racontèrent le malheur de son armée, l’ardeur des soldats qui l’environnaient fut si grande, que sans attendre ce qu’il dirait là dessus, ils prirent la parole, le conjurèrent de montrer la grandeur de son courage en cet accident, lui remontrant qu’il avait encore assez de force pour arrêter le cours de la valeur de leurs ennemis. Que quant à eux, ils étaient résolus de faire et de souffrir toutes sortes d’extrémités pour son service ; qu’il essayât encore une fois la fortune, et qu’ils s’assuraient qu’il l’aurait favorable. Et d’autant que leurs larmes, leurs prières et leurs remontrances semblaient ne faire pas grande impression sur son âme, Plotius Firmus s’approchant de lui, le supplia de n’abandonner point une armée qui lui était si fidèle, etc.

Après avoir dit cela d’un visage constant, il licencia la compagnie, et conjura son frère, et le fils de son frère, et ses autres amis d’aviser à leur sûreté, et de s’en aller bientôt rechercher les bonnes grâces, et implorer la clémence du vainqueur. Après cela il les baisa tous, et les embrassa pour leur dire le dernier adieu. À même temps il écrivit deux lettres de consolation à sa soeur, et d’autres à Messaline à qui il recommanda sa mémoire, comme à celle qu’il avait destiné d’épouser s’il eut vécu. Il brûla aussi toutes ses lettres et tous ses mémoires, de peur que tombant entre les mains de Vitellius, il ne prit de là occasion de persécuter ses amis. S’étant préparé de cette sorte, et ne pensant plus qu’à la mort, on lui vint dire que les soldats avaient arrêté ceux auxquels il avait donné congé, et qu’ils leur faisaient mille indignités, les appelants déserteurs et traîtres à leur prince. Sur ce bruit, se tournant vers ceux qui étaient autour de lui, il leur dit, ajoutons encore cette nuit à notre vie. Et à même temps il sortit pour apaiser le tumulte des soldats, auxquels il défendit ces violences, non en les suppliant, mais parlant à eux avec beaucoup de majesté et de colère. Quand ce vint sur le soir, il eut soif, et prit un peu d’eau, et ayant deux épées, il fut longtemps à en essayer le fil ; en fin il retint celle qu’il crut être la meilleure et la plus propre pour son dessein : puis se mit encore à consoler ses serviteurs, auxquels il distribua son argent, non point avec profusion comme un homme qui s’allait perdre, mais avec connaissance de leurs mérites. Ce qu’ayant fait, il se mit à reposer, et dormir toute la nuit de bon sommeil. Le matin il appela un de ses affranchis duquel il s’était servi pour faire retirer et sauver les sénateurs et les autres personnes de qualité qu’il avait congédiées le jour précédent, l’envoya voir s’ils étaient tous partis, et entendant qu’ils s’en étaient tous allés, et que selon son commandement on leur avait fourni tout ce qu’ils avaient désiré, il dit à cet affranchi, qu’il avisât donc aussi à se sauver, et à se montrer aux soldats, de peur qu’ils ne le soupçonnassent d’avoir contribué à sa mort. Soudain qu’il fut sorti, il prit son épée, l’appuya contre son estomac, et se laissa tomber dessus, sans faire autre démonstration d’en sentir la douleur, sinon qu’il jeta un profond soupir, qui fut ouï de ses domestiques, et qui leur fit connaître qu’il s’était tué. Outrés de regret, ils commencèrent à jeter de grands cris, qui ayant porté cette nouvelle dans la ville, l’emplirent de larmes, de gémissements, d’horreur et de confusion. À ce bruit les soldats accoururent à la porte de son logis, jetèrent mille plaintes, se blâmèrent eux-mêmes d’avoir fait si mauvaise garde de leur empereur, et de n’avoir pas empêché qu’il ne se précipitât ainsi à la mort. Et quoi que l’ennemi approchât, si demeurèrent-ils constamment auprès de son corps, jusqu’à ce qu’ils lui eussent rendu l’honneur des obsèques auxquelles ils voulurent assister. Les prétoriens portèrent son corps, baisant ses mains et sa plaie, et l’accompagnant de leurs larmes et de leurs louanges. Il y en eut même qui après les funérailles, se tuèrent auprès du bûcher où on le brûlait, voulant faire paraître par ce furieux témoignage, la passion qu’ils avaient pour son service. On lui dressa un tombeau plus durable que superbe, et sans autre inscription, sinon que c’était le monument de Marc Othon. Je ne passerai point sous silence ce que l’on a rapporté d’un violent présage de sa mort. Le jour où la bataille de Bebriac fut donnée, il apparut dans les bois de Regio un oiseau de tout autre forme que les ordinaires, qui s’étant perché sur un arbre, n’en pût jamais être chassé, ni par le bruit des hommes, ni par celui des autres oiseaux, mais y demeura toujours jusqu’à l’heure qu’Othon se tua, et alors s’envola. Ceux qui observèrent ce prodige, remarquèrent les particularités d’un si mauvais augure.

Cependant Vitellius ne sachant encore rien de sa victoire ni de la mort d’Othon, s’acheminait pour faire passer le reste de l’armée dans l’Italie. On lui apporta cette nouvelle dans les Gaules, et à même temps il appela les soldats, loua leurs compagnons, et les encouragea à suivre leur exemple pour achever promptement cette guerre. Ce ne furent que cris de joie, que flatteries parmi les soldats et les capitaines. De toutes parts on lui donna avis que les provinces se rangeaient à son obéissance. Il hâta son voyage et se rendit à Lyon, où les chefs de son armée lui présentèrent les capitaines d’Othon, qui venaient lui demander pardon de ce qu’ils avaient pris charge dans l’armée de son ennemi. Il loua publiquement la valeur et la conduite de Cecinna et de Valens. Et comme il eut ouï Paulinus et Proclus, que les soldats d’Othon accusaient de trahison, il les renvoya absous, encore qu’il crut ce qu’on disait de leur perfidie. Il excusa Titian, tant à cause de son peu de courage, que parce qu’il n’avait peu honnêtement abandonner son frère. Il continua le consulat à Celsus. Sa femme en sauva aussi quelques uns. Il voulut outre cela que tous les testaments de ceux qui étaient morts à la journée de Bebriac eussent lieu : et quant à ceux qui avaient été surpris, et qui n’en avaient peu faire, il voulut qu’on suivit les lois et la coutume du peuple romain, de sorte que si on eut ôté à Vitellius le luxe et les débauches, il semble qu’on n’eut point eu de sujet de craindre son avarice : mais il était désordonné, et passait toute mesure aux festins et aux plaisirs de la bouche. Il faisait venir des viandes d’Italie ; et du côté des deux mers ce n’était par les chemins que gens qui allaient et qui venaient pour fournir sa table. Les gouverneurs des villes, et les personnes de qualité se ruinaient à le traiter, et les soldats imitant son exemple, se plongeaient en toutes sortes de voluptés, et s’exerçaient dans les délices, de manière qu’il ne semblait plus que ce fussent ces généreuses légions de Germanie, mais plutôt des gens efféminés plus propres au bal et au théâtre, qu’à la guerre et aux combats. Il continua cette vie durant tout son voyage d’Italie. Il ne laissa pas pourtant d’exercer beaucoup de cruautés parmi toute cette mollesse.

Son frère L Vitellius étant venu de Rome le trouver, lui conseilla de faire mourir Dolabella qu’Othon avait relégué en Sicile, lui persuadant que ce jeune homme après la mort d’Othon rompant son exil, s’était jeté dans Rome pour s’offrir aux vaincus, et pour servir de chef au parti de ses ennemis. Il envoya donc à Rome, et commanda qu’on dépêchât pour aller au devant du trouble. Flavius Sabinus gouverneur de la ville ayant reçu ce commandement, ne savait comment en user : mais Triaria femme de L Vitellius, cruelle par dessus son sexe, lui reprochant ce délai, et l’accusant de se vouloir acquérir une vaine opinion de clémence au prix de la vie du prince, il eut une telle crainte, que changeant de résolution il poussa à sa ruine. D’autre côté Vitellius craignant que la mort d’un si grand personnage, qui appartenait aux meilleures familles de Rome, ne causât quelque murmure et quelque tumulte, lui avait commandé par lettres de le venir trouver, et par même moyen avait donné charge qu’après l’avoir emmené à Terane ville d’Ombrie, on l’y fît mourir. Celui qui en avait la charge trouva le voyage trop long, et pour en accourcir la peine le tua sur le chemin dans une hôtellerie, et puis jeta son corps sur le pavé.

Cette cruauté rendit odieux le commencement de l’empire de Vitellius, qu’on savait l’avoir commandée. Vitellius étant parti de Lyon, et prenant le chemin des Alpes, fut averti que plusieurs des ennemis s’étant jetés dans ses troupes semaient beaucoup de propos séditieux, et parlaient avec arrogance de cette guerre, particulièrement ceux de la quatorzième légion, auxquels on ne pouvait faire confesser qu’ils eussent été vaincus à la bataille de Bebriac, alléguant qu’il n’y avait eu que quelques unes de leurs enseignes qui avaient été chassées, et que le gros de la légion n’avait pas assisté au combat. Vitellius craignant quelque sédition, leur fit prendre le chemin de la Grande Bretagne, et renvoya avec eux les hollandais, qui toutefois furent bientôt rappelés à son service comme y étant fort utiles. Il craignait sur tous autres les prétoriens, qui étaient les compagnies des gardes : à raison de quoi sous prétexte de les licencier honorablement, il leur fit porter leurs armes à leurs centeniers, et les congédia de sa suite. Depuis en haine de cette supercherie et de cet affront, ils servirent courageusement et heureusement Vespasien contre lui. Il renvoya les autres légions dont il avait quelque soupçon, les unes dans leurs garnisons, les autres dans les provinces plus éloignées ; et quant à celles qui demeurèrent en son armée, il voulut faire de l’épargne, de façon qu’il chassa une partie des compagnies, et les réduisit à un plus petit nombre, défendant toutes sortes de recrues, et mêmes offrant indifféremment le congé à tous ceux qui le voulaient prendre. Ce ménage déplut aux soldats, et fut pernicieux à son auteur. Après cela il tira vers Crémone, et après avoir vu le combat des gladiateurs de Cecinna, se fit conduire au lieu où la journée de Bebriac s’était donnée, afin de considérer de ses yeux le champ de bataille où il avait obtenu une si glorieuse victoire.

Comme il y fut arrivé, il contempla un horrible et cruel spectacle des charognes laissées sur la terre depuis quarante jours, des corps tous déchirés, des membres arrachés et épars, des reliques d’hommes et de chevaux toutes pourries, toute la terre infectée de puanteur, les arbres et les moissons renversées, et par tout une effroyable désolation. Il prit un tel plaisir à voir toutes ces choses pleines d’horreur, qu’au lieu de détourner ses yeux et son visage de dessus, comme il en vit quelques-uns qui montraient avoir à contrecoeur cette infection, il prononça ces détestables paroles, que l’odeur de la charogne d’un ennemi tué était agréable, et particulièrement celle d’un citoyen. Néanmoins il avait fait venir force chariots chargez de vin pour faire boire les soldats, afin de charmer cette puanteur. Ceux de Crémone par une flatterie qui leur coûta depuis bien cher, avaient semé une partie du chemin de lauriers et de roses, et avaient dressé des autels, et lui avaient immolé des victimes, comme on avait de coutume de faire aux rois parmi les barbares. Valens et Cecinna étaient là qui lui montraient les quartiers de l’armée, où étaient campées les légions, et d’où elles étaient parties pour aller au combat, où était logée la cavalerie, d’où elle s’était avancée pour commencer la charge, et ainsi des autres troupes. Parmi cela, les tribuns, les centeniers et les autres capitaines racontaient leurs prouesses, et se vantaient d’avoir fait des merveilles en cette triomphante journée. Les soldats jetant force cris de joie et d’applaudissements à leur empereur et à leurs capitaines, allaient mesurer la distance des deux camps, et la hauteur des bastions et des boulevards, et contemplaient avec étonnement les monceaux des corps morts étendus sur la plaine. Il y en eut à qui ce tragique spectacle arracha des larmes : mais jamais Vitellius ne détourna ses yeux, ni n’eut nulle sorte de pitié de voir ce prodigieux nombre de ses citoyens étendus sur la terre sans sépulture. De là il passa à Bologne, où Valens lui fit voir un second combat de gladiateurs, dont il avait fait venir tout l’appareil de Rome.

Plus il s’approchait de la ville, plus ses voluptés et ses débauches allaient croissant, et l’on ne saurait exprimer à quel comble de vanité et d’insolence son orgueil monta, lors qu’il eut avis par ceux qui venaient de Judée et de Syrie, que les légions d’Orient avaient embrassé son parti, et lui avaient prêté le serment de fidélité. Car il appréhendait Vespasien, et craignait qu’il ne traversât ses desseins, d’autant que c’était un grand capitaine, qui était lors toute la ressource des romains, dont plusieurs se promettaient qu’il prendrait la protection de la république en cette extrémité où les affaires se trouvaient. Pensant donc être hors de crainte de ce côté-là, et ne croyant plus avoir de concurrent, lui et son armée s’abandonnèrent à toute sorte de luxure, de cruauté, de débauches, et de rapines. Mais Vespasien considérait sagement les forces dont il pouvait s’assurer en une si importante guerre, et les soldats étaient tellement affectionnés à son avancement, que comme il voulut leur faire prêter le serment à Vitellius, ils se tinrent tous en un triste silence, sans pouvoir faire aucune démonstration de joie parmi les voeux et les prières qu’on faisait selon la coutume, pour le salut d’un prince qu’ils avaient en horreur. Mucian qui ne s’éloignait pas du désir de faire Vespasien empereur, mais qui avait plus d’inclination pour son fils Titus, avait attiré dans leur parti le gouverneur d’Égypte, qui était un grand appui pour leur entreprise. Vespasien s’assurait de la troisième légion qui avait longtemps porté les armes en Syrie, d’où elle était passée en Mœsie, et se promettait que celles d’Illyrie suivraient son exemple. Car il savait que toutes les légions avaient conçu un grand dépit, et étaient indignées de l’arrogance qu’avaient montré les soldats venus de la part de Vitellius, d’autant que ces hommes farouches de corps, et barbares de langage, méprisaient tous les autres, comme beaucoup inférieurs à leur valeur. Mais d’ailleurs il différait son entreprise pensant au poids de cette guerre ; de sorte que flottant entre l’espérance et la crainte il demeurait en doute, etc.

Après cette harangue, toute l’assistance jeta les yeux sur Vespasien, le conjura d’embrasser l’empire, et rapporta là dessus les oracles, et les aspects des astres qui lui en promettaient la possession. Vespasien avait l’âme superstitieuse, et se laissait emporter à ces vanités. On lui racontait qu’étant jeune un grand cyprès qui était dans ses terres, ayant été renversé comme par un violent orage, le lendemain s’était lui-même relevé plus haut et plus branchu qu’auparavant, et que les devins avaient tous interprété cela d’une excessive prospérité, et d’une souveraine gloire qui lui était préparée. Il avait cru que les ornements du triomphe et du consulat qu’il avait obtenus avec l’honneur de la victoire des juifs, avaient accompli la vérité de ce présage : toutefois voyant qu’il en était arrivé jusqu’à ce point, il commença à croire que ce prodige lui promettait l’empire. On ajoutait à cela que sacrifiant au mont Carmel qui est entre la Judée et la Syrie, le prêtre nommé Basilides le voyant pensif ; et ayant considéré les entrailles de l’hostie, lui dit ces paroles, Vespasien, quoi que tu penses, et que tu concertes en ton esprit, soit de bâtir une maison, soit d’étendre les limites de tes champs, soit d’accroître ta famille, la divinité te donne une longue étendue, de grandes bornes, et beaucoup de serviteurs.

Cela étant ambigu lors qu’il fut dit, semblait s’éclaircir tous les jours par les choses qui se présentaient, et tout le monde plein d’espérance pour Vespasien le tirait à son avantage. Mucian ayant arrêté avec lui ce qu’il devait faire, se retira à Antioche, ville capitale de la Syrie, et Vespasien à Césarée, capitale de la Judée. Le premier qui se déclara pour Vespasien fut Tibère Alexandre gouverneur d’Égypte, qui lui fit prêter le serment de fidélité par ses légions. L’armée de Judée suivit aussitôt avec une telle ardeur, que les soldats ne voulurent pas mêmes attendre son fils Titus, qui revenait de Syrie où son père l’avait envoyé pour ses affaires. Ils n’attendirent pas non plus que les légions fussent assemblées, et que l’on eut pourvu à tout ce qui était nécessaire pour une affaire de si grands poids ; où il semblait qu’il fallait bien apporter de la discrétion et de la prudence. Au contraire ceux qui avaient accoutumé de l’accompagner se présentant au matin à son lever, laissèrent ses premiers titres, et lui donnèrent celui d’empereur. Comme il sortit de sa chambre, les autres accoururent aussitôt, et ajoutèrent au nom d’empereur, celui d’Auguste et de César. Vespasien qui avait dépouillé toute crainte, et qui se confiait entièrement en sa bonne fortune, reçut ces acclamations avec une joie modérée, sans montrer rien de superbe ou d’arrogant parmi ces nouveaux honneurs. Mucian étant arrivé à Antioche, entra sur le théâtre, où l’on consultait des affaires, proposa son dessein, et
persuada aisément aux légions de secouer le joug de l’empire de Vitellius, pour embrasser le parti, et prêter le serment de fidélité à Vespasien. Pour les aigrir contre Vitellius, il assura qu’il les voulait tirer de Syrie, pays riche et délicieux, pour les envoyer parmi la misère et les neiges d’Allemagne, et faire venir les légions d’Allemagne en Syrie, afin d’y prendre leurs aises, et de s’y enrichir. Toute la Syrie suivit incontinent l’exemple d’Antioche, et mêmes les rois Sohemus, Antiochus, et Agrippa de naguère revenu de Rome, et la reine Bérénice se déclarèrent ouvertement pour Vespasien. Les autres provinces de l’Asie et l’Achaïe, firent le semblable, de sorte qu’il était reconnu aux provinces de Pont et d’Arménie, et ne restait plus que les légions de Cappadoce qu’il amena peu de temps après dans son parti. Il assembla ses amis à Barut pour tenir conseil sur ce qu’ils avaient à faire.

Mucian s’y trouva avec les rois alliés, dont la splendeur, la magnificence, et la pompe, montrait dés lors comme une image de la grandeur du prince qu’ils s’offraient de servir. Là il fut pourvu à tout, aux hommes, aux chevaux, aux armes, aux villes, et à l’argent, que Mucian appelait le nerf de la guerre. Ils envoyèrent devers le Roi des Parthes pour empêcher qu’il ne remuât en orient durant qu’ils seraient occupez à la guerre d’Italie. Ils furent d’avis que Titus demeurât pour maintenir la Judée, et que Vespasien s’en allât garder les avenues d’Égypte : et qu’au demeurant Mucian avec une partie des troupes, prit le soin de la guerre, et s’en allât combattre Vitellius dans l’Italie, chacun se figurant qu’un si généreux et si expérimenté capitaine, assisté de la bonne fortune de Vespasien, viendrait aisément à bout de ce grand dessein. Mucian prenant donc la charge de l’armée d’Italie, se prépara à ce voyage, et durant qu’il fit ses apprêts, les légions de l’Illyrie, de la Mœsie et de la Pannonie, embrassèrent le parti de Vespasien, qui allait se fortifiant sous de si bons auspices. Durant tous ces préparatifs de l’orient, Vitellius se rendait de jour en jour plus odieux et plus insupportable à tout le monde ; il marchait devers Rome avec une grosse armée, et qui ruinait toutes les provinces à cause du long séjour qu’il faisait dans les maisons de plaisance qu’il rencontrait dans les colonies. Il y avait en son armée soixante mille hommes, tous gens insolents, licencieux, et enflés de leurs victoires, suivis d’un plus grand nombre de valets, qui faisaient beaucoup plus de mal que les maîtres. Tout le sénat et la plupart de Rome était dans l’armée, les uns y venant par crainte, les autres par flatterie. Parmi cela, force bouffons, force bateleurs, force meneurs de chariots, en la compagnie desquels Vitellius comme héritier des vices de Néron, se plaisait davantage qu’en celle des personnes d’honneur. Comme il fut à sept milles de la ville, ses soldats commencèrent à se rendre formidables aux romains par l’insolence de leurs déportements, et quant à lui il fut prêt d’entrer dans Rome à cheval avec sa cotte d’armes, l’épée au côté, la trompette sonnant, le peuple et le sénat marchant devant lui. Mais ses amis lui ayant représenté que cela pourrait aigrir les esprits, d’autant que ce serait y entrer comme dans une ville forcée par la puissance de ses armes, il se contenta d’y entrer en robe triomphale, et de faire marcher devant lui son armée, qui était plus belle et mieux en ordre que ne méritait un si infâme prince. Aussitôt qu’il fut entré, il monta au Capitole, où trouvant sa mère, il l’embrassa, et lui donna le nom d’Auguste. Le lendemain il alla au sénat, où il parla de son industrie, de sa tempérance, et de ses autres vertus, avec un tel excès de louange qu’on s’émerveilla de son effronterie, vu que ceux qui étaient là présents, et toute l’Italie même, qui avait vu ses ivrogneries, son luxe et sa mollesse, savaient quel était le cours de sa vie. Afin que personne n’ignorât sur quel patron il voulait former son gouvernement, il appela les prêtres au milieu du champ de Mars, et fit des sacrifices à l’âme de Néron, et à son exemple emplit son palais de chantres, de bateleurs, de bouffons, de joueurs d’instruments, de conducteurs de chariots, et d’affranchis, auxquels il donna toute puissance aux affaires. Depuis ce temps-là ce ne furent que rapines et que massacres pour assouvir ses voluptés et sa vengeance. On dit des choses furieuses de ses banquets et de sa gourmandise, qu’il pensa ruiner l’empire, aussi bien qu’elle avait ruiné sa famille. Ses créanciers qui l’avaient persécuté avant qu’il fut venu à l’empire, eurent bien de la peine à se sauver de sa fureur, encore en fit-il mourir plusieurs, et quant à ceux qu’il laissait en vie, il disait que ce bienfait tenait lieu de payement, et acquittait ses dettes. Il fit mourir beaucoup de personnes de qualité, et par une insigne barbarie, il prenait quelquefois plaisir comme il parlait, à paître ses yeux des supplices. Tout ce qu’il fit de louable, fut qu’il vengea la mort de Galba sur ceux qui avaient présenté des roolles à Othon pour demander la récompense de l’avoir massacré, et qu’il ne pût souffrir les mathématiciens qui abusaient de leur art dans l’Italie. Mais comme il les eut proscrits par affiches publiques, et commandé sur peine de la vie, qu’ils eussent à sortir d’Italie dans le premier jour d’octobre, en revanche de cela, ils firent la nuit d’autres affiches, par lesquelles ils lui enjoignaient de sortir du monde, et de ne s’y trouver plus dans le même jour. Ce qui arriva aussi comme ils l’avaient prédit. Et certes parmi ses débauches, ses ivrogneries, ses rapines, ses cruautés et ses autres insolences, il ne fallait être ni devin ni prophète pour prévoir sa ruine, vu principalement le grand nombre d’ennemis qu’il avait sur les bras, résolus de lui ôter l’empire.

La première nouvelle qu’il eut du malheur qui lui était préparé, fut celle de la rébellion de la troisième légion, dont Apronius lui donna avis, mais il la voulait cacher, s’efforçant de faire croire au sénat, que c’était un faux bruit semé par les prétoriens qui se voulaient venger de ce qu’il les avait cassez, et qu’au reste il n’y avait aucune image de guerre dans les provinces. Il ne laissa pas pourtant de tirer du secours d’Espagne, de Germanie, et de la Grande Bretagne, afin de se fortifier contre ses ennemis, quoi qu’assez lâchement, pour dissimuler la nécessité de ses affaires. L’Afrique était à sa dévotion, mais son gouverneur traitait secrètement avec Vespasien, dont les conseils lui étaient cachez, encore que ses lettres volassent par les Gaules, et par les autres provinces pour attirer les légions dans son parti. Enfin Vitellius ayant avis de toutes parts qu’il était à la guerre, donna la charge de son armée à Cecinna et à Valens qui étaient en mauvaise intelligence l’un avec l’autre, à cause de la jalousie qu’ils s’entre portaient. Et même Cecinna inclinait au parti de Vespasien, soit qu’il se voulût venger de Valens, soit qu’il eut été corrompu par Flavius Sabinus frère de Vespasien, qui se servant de la haine qu’il portait à Valens, s’efforça de lui persuader de se mettre aux bonnes grâces du nouveau prince, puis qu’il pouvait obtenir le premier lieu de faveur auprès de Vitellius. Cecinna prenant congé fut amiablement embrassé et caressé par Vitellius, mais il avait l’âme ulcérée, et d’ailleurs cette fleurissante armée de Germanie qu’il devait mener, était toute déchirée, et s’était toute perdue parmi la licence et le luxe de la ville. La plupart des soldats étaient malades, les compagnies étaient mal remplies, les chevaux étaient devenus pesants, leurs armes étaient mangées de rouille, et n’y avait nulle apparence qu’ils pussent supporter les chaleurs du soleil et l’incommodité de la poussière, et la tempête d’un air auquel ils n’étaient pas nourris, et dont ils avaient déjà senti la rigueur. Au reste ils étaient aussi portez à la sédition, qu’ils étaient impuissants aux fatigues des armes. Cecinna envoya devant une partie de la cavalerie pour se rendre à Crémone, où il voulait établir le siège de la guerre. Les légions suivirent après, mais Cecinna s’en alla à Ravenne, pour conférer avec Lucius Bassus qui commandait à la flotte que Vitellius y tenait, et afin de résoudre avec lui ce qu’ils devaient faire pour le service de Vespasien, auxquels ils s’étaient tous donnés. Les capitaines du parti de Vespasien se préparaient à la guerre sous de meilleurs auspices, et avec plus de fidélité. Ceux qui commandaient aux légions de la Pannonie et de la Mœsie étaient en doute s’ils devaient passer en Italie sans attendre l’arrivée de Mucian, et y en avait quelques-uns qui se présentant les forces de Vitellius, particulièrement cette puissante armée de la Germanie, et les troupes qu’il avait tirées de la Grande Bretagne, n’étaient pas d’avis qu’on marchât sans le reste de l’armée, et que c’était le meilleur de se saisir des Alpes et de la Pannonie, et d’attendre les troupes qui venaient d’orient, se figurant qu’en temporisant, ils ruineraient leurs ennemis. Mais Antonius Primus, esprit ardent et actif, qui était plus propre à la guerre qu’à la paix, reprouvant cet avis, remontra à ses compagnons, que le retardement de la guerre leur serait pernicieux, et utile à Vitellius ; leur représenta, qu’il ne fallait point redouter l’armée de Germanie qui s’était défaite elle-même dans les délices de Rome. Que si l’on donnait loisir à Vitellius de respirer, il pourrait en peu de temps tirer un formidable secours d’Allemagne, des Gaules, d’Espagne et de la Grande Bretagne, et même d’Otalie. Partant qu’il le fallait prévenir devant qu’il eut loisir de se reconnaître ; et là dessus s’offrit de l’aller combattre avec une partie de l’armée, si les légions voulaient demeurer à la garde des Alpes.

L’ardeur de ses paroles fit une telle impression sur les soldats, qui ne respiraient que la guerre pour se venger de l’affront qu’ils avaient reçu à Bebriac, qu’à même temps ils demandèrent qu’on les fît marcher, et louèrent particulièrement le courage et la résolution d’Antonius. Mais afin de ne laisser pas cette province désarmée en proie aux barbares, ils pratiquèrent les principaux seigneurs des Sarmates iazigiens, et les engagèrent à cette guerre. Ces barbares leur offrirent leur peuple et des chevaux ; mais on les remercia, de peur que parmi les discordes civiles ils ne fissent quelque hardie entreprise, se voyant à la solde des romains. Ils attirèrent aussi à leur parti les rois de Suève, Sidon et Italicus, qui avaient toujours été affectionnez au peuple romain, et qui savaient garder leur foi plus constamment que les autres. Ils jetèrent les troupes des alliés sur les côtés, à cause que la Rhétie tenait le parti de Vitellius, étant gouvernée par Porcius Septimus qui lui était extrêmement fidèle. Sextilius Felix fut envoyé pour se saisir du passage de la rivière d’Aenus, entre le pays des rhétiens et des noriques.

Après cela Antonius assisté d’Arrius Varus excellent capitaine, passa à Aquilée, où il fut reçu aussi bien qu’aux autres places d’alentour avec une extrême joie de ceux qui y commandaient. Cela fait, il laissa garnison à Altin pour l’opposer à la flotte de Ravenne, qui ne s’était pas encore déclarée pour Vespasien. De là passa à Padoue, et à Ateste, qu’il mit en son obéissance. À Padoue il eut avis qu’il y avait quelques troupes de Vitellius au Fort d’Aliene, où elles avaient fait un pont qu’elles gardaient assez nonchalamment. Antonius tourna de ce côté-là, et les ayant surpris sans armes, en tailla une partie en pièces, contraignit les autres de se rendre, et mit le reste en fuite. Incontinent le bruit vola par tout, que ceux du parti de Vespasien avaient gagné une grosse bataille. Au même temps arrivèrent à Padoue les deux légions de la Pannonie, commandées par Vidius Aquila. Antonius croyant faire chose agréable à beaucoup de monde, fit dresser par les colonies les images de Galba qui avait été son bienfaiteur, et qui l’ayant retiré de l’exil où Néron l’avait envoyé, lui avait donné des charges honorables dans les armées. Cette action populaire servit à son parti, d’autant que les insolences des successeurs de Galba faisaient regretter son empire. Là dessus les chefs consultèrent où ils donneraient le rendez-vous à l’armée, et où ils établiraient le siège de la guerre. Vérone leur sembla propre pour cela, d’autant qu’elle était environnée d’une large et spacieuse campagne, où leur cavalerie qui surpassait celle des ennemis, pourrait combattre avec toute sorte d’avantage ; et qu’outre cela c’était une des plus riches et des plus puissantes colonies de toute l’Italie. En passant ils prirent Vincence, qui était le lieu de la naissance de Cecinna. À Vérone ils trouvèrent de grandes commodités. Au reste l’armée s’était saisie des Alpes pour empêcher le passage aux Allemands. Cependant cette élection qu’ils avaient faite de Vérone, était contre l’avis de Vespasien, qui avait commandé qu’on campât à Aquilée sans passer plus avant, d’autant qu’étant maître de l’Égypte, il s’assurait d’affamer aisément l’armée de Vitellius, et de la défaire sans combattre : et puis il voulait qu’Antonius et ses troupes attendissent Mucian, qui se préparait pour faire passer le gros de l’armée en Italie.

Mucian de son côté faisait instance par ses lettres qu’on ne se mit point au hasard de combattre, alléguant que l’ennemi se déférait de lui-même, et serait contraint de leur céder la victoire, sans qu’il leur en coûtât une goutte de sang ; mais en effet c’était qu’il voulait emporter tout l’honneur de cette guerre : et au demeurant les avis qui venaient de si loin, n’arrivaient qu’après que les choses étaient faites. Antonius alla donc pour enlever aux ennemis quelques quartiers qui étaient proches de son logement. Et après de légères escarmouches, il se retira sans aucun avantage. Cecinna se logea et se fortifia sur la rivière, entre Hostilia et les marais voisins, et n’y a point de doute que s’il eut fait son devoir il pouvait défaire les deux légions de Pannonie devant l’arrivée de leurs compagnons, ou au moins il les eut chassées d’Italie, et les eut contraintes de prendre une honteuse fuite, s’il eut voulu employer ses troupes. Mais trahissant son parti, il laissa prendre le temps à ses ennemis, et au lieu de combattre, s’amusa à écrire des lettres de menaces, jusqu’à ce qu’il eut fait son traité. Comme les légions de Moesie furent arrivées au camp d’Antonius, Cecinna leur écrivit, et leur reprocha la défaite de Bebriac, où elles avaient été battues, mais il se garda bien d’y insérer un seul mot de mépris contre Vespasien, ou de mettre une seule clause qui put servir à débaucher ou à épouvanter les soldats, s’étant contenté d’avoir parlé avantageusement de l’armée de Germanie qui était sous sa conduite, sans mêmes faire mention de Vitellius. Les chefs du parti de Vespasien, sans parler de leur infortune, lui repartirent en termes hardis ; lui firent sonner haut le nom de Vespasien ; lui louèrent les espérances de leur parti ; lui témoignèrent la bonne opinion qu’ils avaient du succès, et se déclarèrent ouvertement ennemis de Vitellius. Au surplus, ils offrirent de la part de Vespasien aux soldats et aux capitaines, les mêmes appointements que leur donnait Vitellius ; et quoi qu’en paroles un peu couvertes, conjurèrent Cecinna d’abandonner un prince si peu digne de l’empire, et de se vouloir joindre au plus juste et au plus honorable parti. Cependant la sédition s’alluma en l’armée d’Antonius, d’autant que les soldats soupçonnant quelques-uns de leurs chefs de trahison, et entre autres Flavianus et Apronius, se mirent en devoir de les tuer, de sorte qu’Antonius eut bien de la peine de leur donner moyen de se sauver. Dans l’armée de Vitellius les choses étaient encore en plus mauvais termes, non pas par la sédition des soldats, mais par la perfidie des capitaines. Car Lucius Bassus ayant mis l’armée de mer qui était à Ravenne en la puissance de Vespasien, Cecinna se servant de cette occasion, appela les principaux chefs de l’armée dans la tente du général où étaient les aigles, s’étendit sur les louanges de Vespasien, et sur la puissance de son parti, leur remit devant les yeux la perte de leur armée de mer, d’où leur venaient les vivres et les autres commodités ; leur donna avis que les Gaules et l’Espagne s’étaient soulevées contre Vitellius, qui mêmes ne pouvait plus tenir Rome, et là dessus les conjura d’aviser à leur sûreté. Ceux qui étaient de la partie s’offrirent de prester le serment à Vespasien, et firent en sorte qu’ils portèrent les autres à faire le semblable, quoi qu’avec beaucoup d’étonnement et de regret. À même temps ils abattirent les images de Vitellius, et en firent aussitôt donner la nouvelle à Antonius. Mais comme le bruit de cette trahison fut épandu par toute l’armée, les soldats s’encoururent en foule au lieu de leurs enseignes ; et voyant le nom de Vespasien gravé dessus, et les images de Vitellius abattues, s’écrièrent qu’on voulait flétrir la gloire de l’armée de Germanie ; que sans avoir combattu, et sans avoir reçu une seule plaie, on les voulait livrer les mains liées à ceux qu’ils avaient tant de fois battus ; qu’on voulait vendre tant de vaillants hommes à un misérable banni qui devait sa vie à l’injustice du siècle ; que c’étaient les perfidies de Bassus et de Cecinna, qui après avoir volé au prince sa maison, ses jardins, et ses richesses, voulaient encore lui ravir ses soldats pour les livrer à Antonius, comme de misérables esclaves. Et là dessus redressèrent les images de Vitellius, et se saisissant de Cecinna, lui mirent les chaînes au col, l’arrêtèrent prisonnier, créèrent d’autres capitaines, et marchèrent vers Crémone qui était à leur dévotion. Antonius ayant avis de tout cela, se résolut de les attaquer devant qu’ils eussent un chef, et devant aussi qu’ils fussent fortifiez du secours qu’ils attendaient d’Espagne, et de Grande Bretagne et des Gaules. Il marcha donc avec toute l’armée, du côté de Bebriac, et envoya les troupes des alliés loger sur les terres de la colonie de Crémone, où ils eurent moyen de s’accommoder. Quant à lui il alla pour loger à huit milles de Bebriac, suivi de quatre mille chevaux.

Comme il était en chemin, ses coureurs lui rapportèrent qu’il avait l’ennemi sur les bras ; que la cavalerie approchait, et qu’on oyait déjà le bruit et les hennissements des chevaux. Durant qu’Antonius avisait à ce qu’il devait faire, Arrius Varus ne désirant rien si ardemment que de voir l’ennemi, s’avança avec les plus hasardeux, alla faire une belle charge aux premiers qui se présentèrent et les renversa, mais le reste de l’armée venant à leur secours, il fut contraint de tourner bride et se retirer. Antonius ayant bien prévu ce qui arriverait de sa témérité, avait déjà commandé à ses troupes de se tenir prêtes pour le combat, et craignant le désordre, les avait jetées dans un champ sur les ailes du chemin, qu’il avait laissé libre et ouvert à ceux qui fuyaient, de peur qu’ils ne troublassent ses rangs ; néanmoins le désordre fut si grand, que Varus pensa tout perdre par l’épouvante qu’il donna à ses compagnons.

Cependant Antonius qui avait envoyé quérir les légions et les autres troupes, faisant en ce tumulte tout devoir de bon capitaine, et de bon soldat, s’efforça de rassurer ceux qu’il voyait être étonnés, alla arrêter ceux qui fuyaient, les reprit, les encouragea et les ramena au combat malgré qu’ils en eussent : mêmes son ardeur alla si avant, que voyant un porte-enseigne qui s’enfuyait lâchement, il lui passa sa pertuisane au travers du corps, et prenant son enseigne, marcha courageusement contre l’ennemi sans regarder qui le suivait. Il y eut environ cent des plus vaillants de ses troupes, qui ayant honte d’abandonner un si courageux capitaine, poussèrent après lui, pour avoir leur part du combat. Le lieu favorisa le petit nombre, s’étant trouvé fort étroit et propre pour arrêter les fuyards. Tenant ferme en ce lieu-là, et ses gens accourant à la file, ils se rendirent en fin les plus forts, mirent en fuite ceux de Vitellius, et les menèrent battants jusqu’aux portes de Crémone. La plupart de son armée s’était déjà ralliée autour de lui, lors qu’à quatre mille de Crémone il vit paraître les enseignes de deux légions de Vitellius, dont l’une était la ravissante, et l’autre l’italienne, qui s’étaient avancées au premier bruit de la victoire de leur cavalerie, mais la voyant chassée, elles ne firent devoir de la recevoir ni de la soutenir, au contraire elles se montrèrent étonnées. La cavalerie d’Antonius les voyant branler les enfonça, et Vipsanius Massala suivi de ses gens de pied de Mœsie acheva la victoire qu’elles ne disputèrent pas opiniâtrement, se fiant à la retraite de Crémone. Antonius ne voulait point les poursuivre davantage, jugeant que tant la cavalerie que les gens de pied demandaient du repos après un si long travail ; mais toute l’armée étant arrivée, les soldats voyant tant d’ennemis défaits, se figurèrent que tout était en leur puissance, et demandèrent que de ce pas sans différer on les menât saccager Crémone, alléguant qu’une ville assise en plaine campagne pouvait aisément être forcée : que la nuit favoriserait leur entreprise : au lieu que si on attendait la lumière du jour, ce ne seraient que prières et que larmes qui fléchiraient leurs chefs, qui sans se soucier des plaies et des peines des soldats, pardonneraient aux habitants pour s’acquérir la gloire et la réputation d’une vaine clémence ; que les Crémonois se rachèteraient de leurs mains au prix de leurs trésors, dont ils s’enrichiraient, en ravissant le fruit de la victoire à l’armée ; qu’en somme la ville étant forcée, le butin en viendrait aux soldats, mais que si elle se rendait, tout irait aux capitaines. Et comme les tribuns et les centeniers se mirent en devoir d’arrêter ce mouvement, ils prirent leurs armes, et menacèrent de marcher contre Crémone, si on ne les y menait de ce pas. Antonius étonné de ces séditieuses paroles, et voyant le peu d’apparence qu’il y avait de forcer Crémone qui avait été grandement fortifiée aux dernières guerres, s’efforça de leur arracher ceste opinion de l’âme, leur remontra, qu’aller l’attaquer durant la nuit, c’était s’exposer à un visible péril, vu qu’ils ne savaient point les advenues de la ville, et que les ennemis étant forts là dedans ils leur pouvaient dresser des embûches, dont ils ne se pourraient sauver parmi ces ténèbres ; que mêmes en plein jour quand on lui ouvrirait les portes, il ne voudrait pas y entrer sans l’avoir reconnue ; qu’ils n’avaient nulle machine pour la forcer ; qu’ils attendissent qu’il en eut fait venir ; qu’ils ne précipitassent rien ; qu’ils laissassent passer la nuit, et qu’indubitablement ils emporteraient la place lors qu’ils auraient l’équipage requis pour la battre, mais qu’il fallait attendre.

En même temps il envoya les valets de l’armée à Bebriac pour amener tout ce qui était nécessaire pour le siège. Mais tout cela ne contentait point les soldats qui se préparaient à une dangereuse sédition, lors que quelques coureurs de l’armée s’étant avancez jusqu’aux portes de Crémone, amenèrent des prisonniers, qui les assurèrent qu’il était parti d’Hostilia six des légions de Vitellius qui avaient fait ce jour-là trente milles, et qu’ayant eu avis de la défaite de leurs compagnons, elles s’en venaient la tête baissée avec le reste de l’armée pour leur donner la bataille.

Cette nouvelle apaisa la sédition, et rendit les soldats plus obéissants à leurs chefs. Antonius les rangea en bataille, et se prépara pour combattre l’ennemi, qui sans se rafraîchir dans Crémone, ainsi las et recru qu’il était les vint attaquer pensant les trouver en désordre. Le combat fut sanglant et cruel, et la victoire inclinait tantôt de l’un et tantôt de l’autre côté. Il semblait que ceux de Vitellius avaient de l’avantage, ayant taillé en pièces la plupart des capitaines de la septième légion qui portait le nom de Galba ; Antonius l’alla secourir avec les prétoriens, qui chassèrent l’ennemi, et puis furent eux-mêmes chassez. La quinzième légion avait amené une machine, qui faisait une grande destruction de ses gens : deux soldats voyant la ruine qu’elle faisait, passèrent au travers des ennemis, et allèrent couper le cordage, et les liens dont elle était attachée, de façon qu’ils la rendirent inutile, mais ils furent tués sur le champ. On ne pouvait encore discerner qui avait l’avantage à cause des ténèbres, mais la lune venant à se lever favorisa le parti de Vespasien, et ruina l’armée de Vitellius. Car ceux de Vespasien l’ayant derrière eux, elle rendait les ombres des hommes et des chevaux plus grandes, de sorte que les ennemis ne pouvaient les choisir, mais au lieu de les atteindre, desserraient leurs coups sur leurs ombres, et ceux d’Antonius au contraire les pouvaient aisément choisir, à cause que la lune rayait sur eux, et les montrait distinctement à ses soldats. Antonius se servant de cet avantage mit le coeur au ventre aux siens, leur remontra que la victoire était à eux s’ils voulaient faire leur devoir, cria à ceux qui avaient été vaincus à Bebriac, que c’était en cette occasion qu’ils en devaient effacer la honte ; représenta aux légions de Mœsie, que ce n’était pas assez d’avoir menacé Vitellius, qu’il fallait combattre pour le défaire, et se courrouça contre les prétoriens qui ne faisaient pas assez de devoir à son gré, leur demanda comme par dépit, quel autre empereur se voudrait encore servir d’eux, s’ils ne vainquaient en ceste journée-là, et s’ils ne vengeaient la honte que leur avait fait recevoir Vitellius, en leur ôtant leurs armes. Et par même moyen s’adressant à ceux qui avaient toujours vaillamment combattu, leur remit devant les yeux la gloire qu’ils avaient acquise aux autres guerres, et de cette sorte encouragea tout le monde à bien faire.

Pour les rendre encore plus prompts à faire leur devoir, et les emplir de courage, il fit courir un bruit sourd que Mucian était arrivé avec toute l’armée, pour les secourir, de manière que pleins d’une nouvelle ardeur, ils allèrent faire un dernier effort contre les ennemis, et les chargèrent avec tant de violence, qu’ils rompirent leur bataille, et les renversèrent de sorte, qu’Antonius les voyant branler, les enfonça, et leur ôta tout moyen de se r’allier. Le massacre fut grand, et d’autant plus déplorable qu’il se trouva qu’un fils y avait tué son père. Les vainqueurs se mirent à dépouiller les morts, et firent de riches butins parmi la victoire. Comme ils furent arrivés devant Crémone ; les chefs ne savaient à quoi se résoudre, ne se figurant pas qu’il y eut moyen de la forcer. Les soldats avides à la proie, et se promettant de se faire tous riches en une si grande et si opulente ville, ne se souciaient ni du danger, ni des plaies, ni de la peine, mais contraignirent leurs chefs de les mener à l’assaut ainsi las et recrus qu’ils étaient ; ce qui leur réussit si heureusement, qu’après un long et furieux combat où il y en eut un grand nombre de tuez, ils emportèrent la ville, et forcèrent ceux de Vitellius de l’abandonner, après l’avoir courageusement défendue. L’armée victorieuse encouragée par ce succès, et irritée par la perte de tant de braves soldats, poursuivit sa pointe, ne pardonna à personne, fit passer les tribuns, centeniers et capitaines des ennemis par le fil de l’épée, et emplit toutes ses maisons et toutes les rues de carnage. Les vaincus persécutés du malheur, allèrent trouver Cecinna qu’ils avaient naguères arrêté prisonnier, lui ôtèrent ses chaînes, et le prièrent de vouloir intercéder pour eux : Cecinna se souvenant du rigoureux traitement qu’ils lui avaient fait, méprisa leurs larmes et leurs prières, et de ce pas s’achemina avec toutes les marques de son consulat devers le vainqueur, duquel il se promettait toute sorte de bon accueil : mais les soldats ne pouvant supporter cet orgueil, lui firent mille opprobres : et lui reprochèrent mêmes sa perfide ; de sorte qu’il courait fortune de la vie, si Antonius ne l’eut sauvé de leurs mains pour l’envoyer à Vespasien. Les soldats de Vitellius voyant qu’ils n’avaient nulle autre ressource qu’en la clémence du vainqueur, se rallièrent, et s’en allèrent se jeter aux pieds d’Antonius qui avait fait cesser la tuerie, lui demandèrent humblement la vie, et le conjurèrent d’user aussi doucement de la victoire, qu’ils en avaient usé contre les vaincus à Bebriac. Les soldats de l’armée d’Antonius se ressouvenant de cette honte, leur firent de grandes reproches, et si les chefs ne les eussent empêchez, ils allaient recommencer le carnage ; mais ils crurent que ce leur serait chose glorieuse de donner la vie à tant de bons soldats, qui pouvaient à l’avenir faire de grands services au nouveau prince. D’autre côté les habitants de Crémone étaient encore aux mains contre les soldats qui allaient exerçants toute sorte de cruauté contre ces misérables : et certes ils les faisaient tous passer par la fureur des armes, si les capitaines n’eussent un peu adouci leurs courages. Antonius les fit retirer, et les ayant assemblés à l’entour de son tribunal, loua leur valeur, les remercia au nom de Vespasien, parla magnifiquement de leur victoire, et modestement des vaincus, mais ne dit rien de Crémone, de qui l’armée demandait la ruine, non seulement pour le désir que chacun avait de se faire riche du pillage, mais aussi parce qu’entre les autres villes elle avait toujours été passionnée pour le parti de Vitellius. Sa ruine ne pût donc être davantage différée. Il arriva par malheur qu’Antonius étant allé pour se mettre dans le bain, n’en trouva pas l’eau assez chaude, de quoi se fâchant il lâcha indiscrètement cette folle parole, qu’il la ferait bientôt échauffer : ce que les soldats prirent pour un signal d’embrasement. De façon qu’on vit quarante mille hommes, et davantage de valets, se préparer pour aller mettre le feu dans cette grande ville, qui était un des boulevards, et une des plus riches et des plus puissantes colonies de l’Italie. Quand la licence fut débordée, il n’y eut plus de respect, ni d’âge, ni de sexe, ni de dignité ; car ce ne furent plus que meurtres, et que violemment. Ils prirent les hommes et les femmes d’âge, les firent servir de moquerie, les exposant à mille opprobres et mille hontes ; et quant aux jeunes filles, et aux jeunes garçons, ils les ravirent et les enlevèrent et s’entretuèrent mêmes pour en abuser. Ils entèrent dans les temples, dépouillèrent les autels, pillèrent les trésors, et firent les mêmes ravages dans les maisons. Après cela vomissant toute leur rage contre cette misérable ville, ils prirent des flambeaux et mirent le feu par tout, sans épargner aucun lieu, ni sacré ni profane. De sorte qu’après quatre jours d’embrasement, Crémone non seulement ne fut plus ville, mais il n’y resta ni maison ni temple, que la flamme n’eut désolé, et que le feu n’eut consommé, excepté, le seul temple de Mephitis, qui par je ne sais quelle aventure subsista parmi toutes ces ruines. La triste image des cendres d’une si grande ville, attendrit le coeur des plus barbares. Antonius honteux d’avoir permis cette désolation, fit crier que personne ne prit un seul habitant prisonnier, et défendit de leur faire davantage d’outrage. Mais il n’y avait point de moyen d’apaiser la rage des soldats, qui, voyant que personne ne rachetait leurs prisonniers, les massacraient inhumainement, dont leurs parents intimidés se hâtèrent de leur en apporter les rançons. Depuis Vespasien fâché d’un si cruel accident, fit rebâtir Crémone. La puanteur des corps morts qui avait infecté la terre et l’air chassa l’armée victorieuse. Les chefs après avoir espars en diverses provinces les légions qui s’étaient rendues, se retirèrent à trois milles de Crémone, et donnèrent une telle épouvante au reste de l’armée de Vitellius, que chacun plia ses enseignes pour se retirer. Vitellius était à Rome, comme frappé de léthargie, s’ensevelissant dans les voluptés, dans lesquelles comme dans un abyme il allait noyant les soins de la guerre, sans se soucier de lever des troupes, d’aguerrir les soldats, d’encourager le peuple, ou de dépêcher dans les provinces pour hâter le secours. Au lieu de se faire voir à Rome, il se cacha dans les jardins pour s’abandonner aux débauches en toute sorte de liberté ; et ne songea ni au passé, ni au présent, ni à l’avenir, mais se mit à vivre comme une bête sans aucun souci, et sans aucune appréhension du désastre qui le menaçait, et qui pendait dessus sa tête. La révolte de Lucilius Bassus, et la perfidie de Cecinna, l’avaient un peu réveillé ; mais après avoir parlé superbement dans le sénat, il retourna à sa première façon de vivre, laissant poursuivre à son frère la justice de ces traîtres. Cependant parmi ses débauches il montra une excessive cruauté, ayant fait mourir Julius Blesus, de dépit qu’il eut de ce qu’il s’était réjoui en un festin où il s’était trouvé avec ses amis, se figurant que c’était une marque qu’il prenait plaisir aux infortunes du prince. Ce qu’il y eut de plus cruel en cette mort, ce fut que Vitellius l’ayant fait empoisonner, l’alla voir, et l’ayant vu, dit qu’il avait saoulé ses yeux de la mort de son ennemi. Il avait auparavant fait arrêter prisonnier et charger de chaînes Publius Sabinus colonel des gardes, à cause qu’il avait toujours été ami de Cecinna.

Mais en ruinant les uns, il s’était mal servi des autres. Valens mêmes qui devait être son bras droit, marcha si lentement à la guerre, à cause que son armée était toute pleine de concubines et d’eunuques, que les affaires furent toutes ruinées avant qu’il fut prêt de combattre. Étant en Toscane, il apprit la nouvelle de la déroute de Crémone, qui le fit résoudre à prendre la mer, afin de se jeter dans l’Allemagne et dans les Gaules pour y faire de nouvelles levées, et recommencer une plus furieuse guerre. Étant parti du golfe de Pise, le vent et les vagues le jetèrent dans le port de Monaco, où commandait Marius Maturus, personnage fort affectionné au service de Vitellius, qui lui déconseilla le voyage des Gaules. Ne sachant que faire, et voyant toute l’Italie réduite en l’obéissance de Vespasien, il s’efforça de persuader à Maturus de s’accommoder au temps et à la fortune, et monta avec peu de suite sur un vaisseau, et pensant se sauver, fut derechef accueilli de la tempête, et jeté par les vents dans les îles Stœchades, et aussitôt arrêté par ceux que Valerius Paulinus partisan de Vespasien, avait envoyés pour se saisir de lui. Le bruit de son infortune acheva de ruiner les affaires de Vitellius, qu’on voyait destitué de bons capitaines : de sorte que les légions d’Espagne, de Germanie et de la Grande Bretagne, embrassèrent peu à peu le parti de Vespasien, qui fit marcher Mucian devant lui en Italie, afin de terminer cette guerre. Son passage en la Mœsie vint bien à propos pour réprimer les daces, qui ayant occupé les deux côtés du Danube, se préparaient pour faire leurs affaires en Mœsie durant l’absence de l’armée qui avait passé les Alpes. On eut dit que la bonne fortune du peuple romain l’avait amené d’orient pour pourvoir à ce malheur, tant il s’y trouva opportunément : il y laissa la sixième légion sous la charge de Fonteius Agrippa, pour brider les courses des daces et des Allemands. Il y laissa encore les reliques des légions de Vitellius qui s’étaient rendues aux vainqueurs, et qu’on avait dispersées par les provinces, de peur qu’elles ne se portassent à quelque nouveau mouvement. Vespasien étant demeuré en Égypte pour tenir la clef de l’Italie, reçut à même temps la nouvelle de la défaite d’Anicetus, qui avait soulevé le royaume de Pont contre lui, et eut encore avis de la victoire de Crémone, qui lui haussa tellement le courage, que sans différer davantage il se rendit à Alexandrie, résolu d’affamer Rome, et de la faire soulever contre Vitellius qui avait perdu la fleur de ses armées.

Outre cela il se délibéra de lui enlever l’Afrique, pour ôter par ce moyen toute commodité à l’Italie, et jeter la discorde et la disette parmi ses ennemis. Antonius ne se gouvernait pas si innocemment en sa charge : mais ayant mis la licence dans son armée, ruinait et ravageait toute l’Italie. Il lui venait du secours de toutes parts, une bonne partie de gens de mer de l’armée de Ravenne s’était mise sous les enseignes de ses légions, et les dalmates avaient rempli les vaisseaux d’où ils étaient sortis. Ayant passé à Vérone, et y ayant laissé les malades et les blessés, il marcha vers Fano, où les capitaines consultèrent avec lui de ce qu’ils avaient à faire, d’autant que les nouvelles leur étaient venues que Vitellius s’était saisi de l’Apennin, et qu’il sortait de Rome avec ses prétoriens pour faire quelque grand effet. D’ailleurs leur armée avait faute de vivres, à cause qu’ils étaient en une province pauvre et désolée par les guerres dont les soldats se plaignaient ouvertement, et avec démonstration de vouloir faire quelque sédition. Leur résolution fut qu’ils envoieraient la cavalerie devant reconnaître l’Umbrie, pour savoir s’il n’y avait point de passage libre par l’Apennin, et cependant qu’ils feraient venir le reste des troupes qui étaient demeurées à Vérone, et qu’ils occuperaient la mer et les passages du Pô, afin d’en tirer les vivres nécessaires pour entretenir l’armée. Quelques-uns des capitaines redoutant l’ambition d’Antonius, qui semblait aspirer à quelque chose de plus grand qu’à être général d’une armée, étaient d’avis qu’on tirât les affaires en longueur jusqu’à l’arrivée de Mucian, qui ayant une passion particulière de se trouver à la prise de Rome pour avoir la principale gloire de cette guerre, leur avait mandé qu’ils ménageassent cette affaire, sans se laisser emporter à la violence de leurs compagnons. Ceux-là écrivirent à Mucian des lettres pleines d’aigreur contre Antonius et contre Varus, et Mucian envoya leurs lettres à Vespasien, qui en conçut si mauvaise opinion d’Antonius, que depuis il n’estima plus ses services, mais l’eut en un extrême mépris. Antonius ayant découvert les mauvais offices que Mucian lui rendait auprès du nouveau prince, écrivit de superbes et arrogantes lettres à Vespasien, et lui reprocha ses services, etc.

Ces plaintes étant parvenues à la connaissance de Mucian, il vit bien qu’elles le regardaient particulièrement, et qu’Antonius était aigri contre lui ; ce qui fut cause que depuis ils ne se voulurent point de bien : mais firent tout ce qu’ils purent l’un contre l’autre pour s’entre ruiner. Reprenons Vitellius, après la défaite de Crémone, au lieu de remédier au mal, il s’efforçait de le pallier par une vaine dissimulation de ce qui s’était passé, et mêmes faisait cacher ceux qui en apportaient les nouvelles à Rome, et semait d’autres bruits et d’autres avis avantageux à son parti, dont tout le monde se moquait, d’autant que la vérité était assez connue. Les capitaines de Vespasien pour lui faire la honte toute entière, ayant pris ses espions, leur firent voir les forces de l’armée victorieuse, et puis les lui renvoyèrent pour lui en dire des nouvelles assurées : mais après s’être informé d’eux, il les faisait mourir, de peur qu’ils n’épandissent ces mauvais bruits dans le peuple. Un centenier nommé Julius Agrestis le voulant tirer de cette léthargie, lui demanda congé d’aller lui-même reconnaître l’armée des ennemis, pour voir ce qui s’était passé à Crémone. Le lui ayant accordé, il s’en alla droit à Antonius, lui déclara sa commission, et le pria de lui faire tout montrer, afin qu’il en pût parler comme un irréprochable témoin. Antonius le fit conduire sur les lieux, lui fit montrer le champ de bataille et les cendres de Crémone, lui fit voir les légions qui avaient été vaincues, et qui s’étaient jetées dans son parti, et le renvoya ainsi à son maître, pour l’assurer de toutes ces particularités. Vitellius ne lui voulant point ajouter de foi, mais lui reprochant qu’il s’était laissé corrompre aux ennemis qui lui faisaient dire ces mensonges ; Agrestis plein d’un grand courage, lui dit : puis qu’il faut une plus puissante preuve pour te faire croire la vérité, et que d’ailleurs ma vie t’est dorénavant inutile, je t’en donnerai une qui sera sans reproche. Ayant dit cela, il le quitta, et puis se fit mourir. D’autres disent que Vitellius l’avait fait massacrer, en vengeance de ce qu’il s’était montré si hardi et si constant à lui dire la vérité. Vitellius réveillé comme d’un profond sommeil, envoya Julius Priscus et Alphenus Varus avec quatorze compagnies de ses gardes, et avec toute la cavalerie se saisir de l’Apennin, et à même temps fit suivre les compagnies des autres légions, en tel nombre que si elles eussent eu un autre chef, elles pouvaient donner la bataille à ses ennemis, et disputer sa vie et son empire. Il laissa le reste des gens de guerre pour garder Rome sous la charge de son frère Lucius Vitellius. Quant à lui, il continua toujours en sa première façon de vivre, et ne changea rien de ses débauches, parmi lesquelles il fit assembler le peuple, désigna des consuls pour beaucoup d’années, donna des charges et des immunités à toutes sortes de personnes, et fit toutes choses comme en pleine paix, à cause de quoi il s’immola à la risée et à la moqueries de tout le monde qui savait l’état de ses affaires. En fin vaincu par les prières et par les importunités de son armée, il partit de Rome, et se rendit à Mevanie où était son camp. Il fut suivi d’une grosse troupe de sénateurs, dont les uns l’accompagnaient par vanité, et les autres par crainte. Au reste il ne savait quelle résolution prendre, et de tous les conseils qu’on lui donnait, il choisissait toujours le pire. On prit à mauvais augure ce qui lui arriva en haranguant son armée : car il se présenta sur sa tête et sur toute l’assemblée une si prodigieuse multitude de sales et funestes oiseaux, que l’air en fut tout obscurci comme en pleine nuit. Outre cela il arriva encore un autre sinistre présage en la superstition des romains ; d’autant que voulant faire un sacrifice, le taureau destiné pour être immolé s’étant échappé, s’enfuit de l’autel, renversa tout l’appareil de la cérémonie, et fut assommé bien loin du lieu où l’on avait de coutume d’égorger les victimes. Mais le plus grand prodige était Vitellius même, qui ne sachant rien du métier de la guerre, était encore incapable de conseil. Il allait demandant à tout le monde, comme il fallait dresser l’armée et la mettre en bataille, quel ordre il fallait tenir pour attaquer l’ennemi, et ce qu’il fallait faire pour avancer ou pour reculer la guerre, montrant en son visage et en ses paroles une profonde crainte ; et puis comme exempt de tout souci, il allait se plonger dans ses débauches, où il se laissait tellement emporter aux excès, qu’on le voyait à toute heure troublé de vin. Parmi cela il commença à s’ennuyer d’être dans des tranchées, et ayant appris la révolte de l’armée de Mœsie, se résolut de prendre le chemin de Rome ; de sorte que par une insigne imprudence, au lieu de faire marcher son armée durant qu’elle était fraîche, il prit la fleur des troupes et les ramena devers la ville. On croit que s’il eut passé l’Apennin, pour aller trouver l’ennemi qui était tout harassé, et en grande disette de vivres en une pauvre province, il eut aisément remporté la victoire, vu principalement qu’il avait en son armée comme la fleur et l’élite des meilleurs soldats de l’empire, qui étaient, pour le dire ainsi, obstinez en leur fidélité, et passionnés à sauver celui qui faisait tout ce qu’il pouvait pour se perdre. Sa lâcheté et son imprudence ruinèrent toutes ses affaires, considéré qu’il ne voulut pas suivre le conseil de ses capitaines, qui lui persuadaient de réunir toutes ses forces, et d’aller en personne combattre l’ennemi. Pour remédier à la révolte de Misène, où ceux qu’il avait envoyés afin d’apaiser le tumulte, l’avaient trahi, et avaient pris le parti de Vespasien, il dépêcha son frère Lucius Vitellius avec une partie des troupes, afin de soutenir le fait de cette guerre, avec l’assistance de ceux de Capoue qui étaient fidèles à son parti. Quant à lui il se repaissait de l’ardeur du peuple romain qu’il croyait affectionné à sa cause, parce qu’il ne faisait que demander des armes pour aller à la guerre. Il en fit enrôler un grand nombre, auxquels il donna le nom de légions, se fiant à des gens dont la hardiesse n’allait pas plus avant que les paroles, qu’ils savaient mêmes changer selon les occasions. Plusieurs lui offrirent de l’argent, particulièrement les chevaliers : mais quand il voulut le recueillir, leurs promesses se trouvèrent vaines ; mêmes les sénateurs qui avaient accoutumé de l’accompagner en foule, commencèrent peu à peu à se retirer, et entre autres les parents et les amis de Vespasien se sauvant de Rome, allèrent traverser l’Apennin pour se rendre en l’armée d’Antonius. Ils la trouvèrent comme elle passait les montagnes à travers les neiges, parmi les plus grandes rigueurs de l’hiver ; d’autant qu’Antonius ayant eu avis que l’armée de Vitellius était aux champs, voulait tenter la fortune de la bataille, afin de remporter tout l’honneur de cette guerre. Comme il fut arrivé à Carsules, il fit camper l’armée pour attendre les légions qui le suivaient. L’assiette de Carsules semblait propre aux chefs pour y mettre le siège de guerre, d’autant que l’armée y était commodément logée, et qu’elle avait derrière elle un pays riche qui lui pouvait fournir toutes sortes de commodités, et puis ce n’était qu’à dix milles du logement de l’armée de Vitellius, dans laquelle ils espéraient qu’il se ferait quelque remuement à l’avantage de leur parti. Les soldats pleins d’ardeur et de bonne espérance, n’approuvèrent point ce séjour ; mais demandèrent que sans attendre leurs légions on les menât au combat, alléguant qu’ils étaient assez forts et assez puissants pour passer sur le ventre de l’armée de Vitellius, et pour aller mêmes le forcer dans la ville de Rome, s’il ne la voulait céder à un meilleur que lui. Antonius voyant bien où tendaient ces superbes discours des soldats, les assembla, et leur remontra qu’ils ne devaient pas si fort mépriser l’armée des ennemis ; etc.

Cette remontrance adoucit un peu l’esprit des gens de guerre, et peu de temps après leurs légions arrivèrent. L’armée de Vitellius en ayant avis, commença à branler et à se défier de la victoire, étant malheureuse en cela, qu’elle n’avait point de chef qui lui donnât courage par sa présence, ni qui pourvut aux nécessités des soldats, et à l’ordre qu’il fallait tenir pour combattre. On ne vit donc plus que tribuns, que centeniers et capitaines qui s’allaient rendre à Antonius, pour s’insinuer aux bonnes grâces du vainqueur. Il y en avait qui appréhendaient de changer aussi de parti, de peur qu’on ne leur imputât cela à perfidie : mais après que leurs chefs Priscus et Alphenus Varus eurent abandonné l’armée, et s’en furent retournez à Rome trouver Vitellius, et lui dire ce qui se passait, cette honte cessa, et personne ne craignit plus de s’en retirer. En ce même temps-là Fabius Valens qui avait été arrêté prisonnier sur la mer, fut décapité à Urbin, d’où on apporta sa tête à Antonius, qui la fit montrer aux soldats de Vitellius, afin de leur ôter l’opinion qu’ils avaient qu’il était passé en Allemagne pour leur amener un puissant secours. Cela les mit au désespoir, mais jeta en l’âme de ceux de Vespasien une pleine confiance de la victoire, d’autant qu’il ne restait plus nul bon capitaine à Vitellius, vu que Cecinna dés auparavant l’avait déjà abandonné. Les Vitelliens n’ayant donc plus de ressource, offrirent de se rendre à Antonius avec leurs enseignes. Ils se présentèrent en la plaine de Narny, où il avait rangé ses troupes en bataille pour les recevoir avec plus de pompe. Il parla à eux fort courtoisement, et en laissa une partie à Narny, et l’autre à Terano. Durant ces mêmes jours, Antonius et Varus écrivirent souvent à Vitellius, et ne cessèrent de lui offrir la vie et de grands biens, et mêmes une retraite au fond de la Campanie, au cas qu’il voulût poser les armes, et mettre sa personne, celle de sa femme, et celles de ses enfants en la puissance de Vespasien, qui lui promettait devoir humainement user de la victoire. Mucian auquel il se fiait davantage, lui écrivit sur le même sujet, à quoi il presta l’oreille, commença à traiter des conditions, et à parler du nombre des serviteurs qu’il aurait, et des marques d’honneur qu’on lui laisserait : de sorte que ce faible esprit eut aisément oublié qu’il avait été empereur, si les autres en eussent voulu perdre la mémoire.

Les premiers de Rome sollicitaient secrètement Flavius Sabinus leur gouverneur, de prendre part aux victoires et à la gloire des partisans de son frère, et l’assuraient de l’assistance des troupes qui étaient dans la ville, s’il voulait se déclarer leur chef : et pour l’encourager à cette entreprise, lui représentaient que tout l’honneur de cette guerre demeurerait à celui qui assurerait la ville à son parti, et que quant à lui, ce lui serait chose glorieuse d’avoir baillé l’empire à son frère, comme réciproquement ce serait chose bien douce à son frère, de l’avoir pris de sa main, et de n’avoir plus cette obligation à un autre. Mais Sabinus ne pouvait se résoudre, se défiant de sa vieillesse, qui n’était pas propre pour un si grand dessein, et mêmes il y en avait qui le blâmaient comme jaloux de la gloire de son frère, d’autant qu’il était son aîné, et qu’en leur fortune particulière, il ne lui avait jamais rien voulu céder. Mais la vérité est que c’était un esprit paisible qui appréhendait de souiller ses mains du sang de ses citoyens, et qui pour cette occasion parlait souvent à Vitellius de la paix, et le conjurait d’entendre à quelque bon accord, pour détourner les malheurs que traîne une guerre civile. Et de fait ils en vinrent jusqu’à s’assembler dans le temple d’Apollon, où l’on crut qu’ils étaient demeurez en bons termes, et que Vitellius avait consenti à se dépouiller de l’empire, et à le céder à Vespasien, moyennant qu’on assurât sa vie, et qu’on lui donnât une retraite, et le moyen de vivre honorablement en personne privée. Et certes si Vitellius eut pu aussi aisément fléchir l’esprit de ses partisans, et particulièrement ceux des soldats, qu’il était préparé à renoncer à sa dignité, l’armée de Vespasien fut entrée dans Rome sans épandre une seule goutte de sang : mais ils ne voulaient entendre à aucune paix, alléguant qu’elle était pleine de honte et de danger, etc.

C’étaient les discours des amis de Vitellius, mais son esprit était tellement abattu du soin et de la pitié qu’il avait de sa femme et de ses enfants, qu’il voyait exposés aux outrages du vainqueur, que craignant de l’irriter, il ne pût se résoudre à embrasser un si généreux conseil. De sorte qu’ayant eu avis de la révolte des légions qui étaient à Narny, il sortit du palais en habit de deuil, ayant à l’entour de lui sa famille toute désolée, et un petit-fils porté en une litière comme à une pompe funèbre. Le peuple s’efforçant de le rassurer, lui fit mille acclamations durant que les soldats montraient un silence plein de menaces : et lors il ne se trouva personne si insensible aux accidents de cette vie qui ne fut touchée, et qui n’eut le coeur attendri d’un si misérable spectacle, de voir un empereur romain naguère seigneur de l’univers persécuté de la fortune, abandonner son trône et sortir de son empire à travers du peuple et de la ville. Jamais les romains n’avaient rien vu de si funeste : jamais ils n’avaient rien ouï de si lamentable. Vitellius accommodant son discours au temps et à sa misère, leur dit en peu de paroles, que pour le bien de la paix et pour l’amour de la république il cédait sa dignité, qu’ils conservassent seulement sa mémoire, et qu’ils prissent pitié de son frère, de sa femme, et de l’âge innocent de ses enfants. Et en même temps, levant son petit fils entre ses bras, et le leur montrant, le recommanda tantôt aux uns, tantôt aux autres, sans leur pouvoir dire autre chose, à cause des larmes qui lui tombaient à gros flots des deux yeux. Après cela, tirant l’épée qu’il avait à son côté, il la voulut bailler au consul qui était là présent, comme renonçant à la puissance qu’il avait sur la vie et sur la mort des citoyens : mais le consul la refusa, et personne de ceux auxquels il la présenta encore, ne la voulut accepter.

Au contraire, les assistants se mirent à crier qu’il la gardât, et qu’ils la lui sauraient bien conserver. Tout cela ne pût encore le fléchir : au contraire, voyant leur opiniâtreté, il protesta de l’aller porter tout de ce pas dans le temple de Concorde. À quoi ils repartirent, qu’il était lui-même la Concorde, et ainsi rompirent son dessein : de sorte que retournant sur ses pas, il leur déclara que vaincu par tant de témoignages de leur affection, non seulement il retenait l’épée de justice, mais que même il recevait le nom de Concorde, pour être ajouté à ses autres titres. De là il se retira en la maison de son frère qui regardait sur la place, et puis se jeta dans le palais, ayant l’âme grandement troublée des divers objets de sa misère qui se présentaient à ses yeux. Le bruit s’était répandu par toute la ville qu’il avait volontairement renoncé à l’empire, et mêmes Sabinus avait mandé aux capitaines, que pour cette considération ils arrêtassent la violence des soldats : de façon que comme si toute l’autorité de la république eut été mise dans le sein de Vespasien, les premiers du sénat, les chevaliers et les gardes de la ville s’allèrent rendre en la maison de son frère Sabinus. Ils n’y furent pas sitôt arrivés, qu’ils eurent avis de l’émotion du peuple, et des menaces des allemands qui voulaient maintenir Vitellius au prix de leurs vies. Sabinus en était venu trop avant pour s’en dédire, et ceux qui étaient à l’entour de lui, craignant d’être surpris, le contraignirent de prendre les armes pour aller combattre les Vitelliens. À peine fut-il sorti de la maison avec ceux qui l’assistaient, qu’ils rencontrèrent leurs ennemis qui leur firent une si furieuse charge, que le plus sûr pour lui et pour les autres, fut de se sauver dans le Capitole après avoir perdu beaucoup de leurs gens. Les Allemands les y poursuivirent, et les y allèrent assiéger, mais ils faisaient si mauvaise garde, que Sabinus eut non seulement la commodité d’y retirer la nuit ses enfants et son neveu Domitien, mais mêmes eut moyen d’envoyer à l’armée de son frère qui était aux environs de Rome, et d’avertir les chefs du danger auquel il se trouvait réduit. Le matin étant venu, devant qu’on en vint aux actes d’hostilité, il dépêcha Martial l’un des porte enseignes devers Vitellius, afin de se plaindre de lui, que ce n’avait été qu’une image, ou plutôt une feinte qu’il avait fait de renoncer à l’empire, etc. Sur ces plaintes, Vitellius tremblant de peur, s’efforça de se purger, et de jeter la faute de ce tumulte sur les soldats : qu’il protesta ne pouvoir fléchir à nulle espèce d’accord, quelque remontrance qu’il leur fît, d’autant que leur ardeur était plus puissante que sa modestie. Même, il conjura Martial de prendre un sentier dérobé pour s’en retourner au Capitole, de peur de tomber entre les mains des soldats, qui avaient en singulière horreur tous ceux qui se rendaient entremetteurs de la paix, montrant par là qu’il n’avait plus d’autorité ni de pouvoir de commander, de manière qu’il n’était plus empereur, mais seulement l’objet et la cause de la guerre. À peine Martial se fut-il retiré dans le Capitole, que les soldats se saisirent de la place, et des temples voisins d’icelle, et de là allèrent se loger auprès des premières portes du Capitole, et livrèrent un furieux assaut à ceux qui s’y étaient enfermés. Durant l’ardeur du combat, ils jetèrent force flambeaux les uns contre les autres, et ne sait-on si ce furent les assiégés, ou ceux qui les pressaient, qui mirent le feu dans une galerie contiguë au temple, mais tant y a qu’il y prit de sorte, que la flamme gagna les portes du temple, et leur donnait moyen d’y entrer, si Sabinus en ce désespoir n’eut pris les statues des dieux, et ne les eut roulées pour en faire comme un rempart contre la force. Mais en fin tous ses efforts furent vains, à cause de la violence des ennemis ; et même le feu passa si avant qu’il brûla tout le Capitole, qui fut un spectacle plein d’horreur et d’effroi aux romains, d’autant qu’ils voyaient périr par la fureur de leurs princes un lieu sacré, que ni les gaulois, ni le roi d’Étrurie, Porsena, leurs plus cruels ennemis, n’avaient jamais su détruire. Le feu causa bien plus de peur aux assiégés qu’à leurs ennemis. Les soldats de Vitellius ne manquaient ni de ruse, ni d’opiniâtreté, ni de courage, au lieu que les soldats de Sabinus étaient étonnés, et lui de son naturel assez nonchalant, et d’ailleurs travaillé de ce malheur qui lui ôtait le jugement, et l’empêchait de faire devoir de capitaine en cette extrémité. Parmi cet effroi les Vitelliens forcèrent la place, et mêlant le fer, le feu et le sang, firent un piteux carnage de tout ce qu’ils rencontrèrent. Il y eut quelques gens de guerre qui résistèrent avec un grand courage : mais les autres s’enfuirent, et les laissèrent en proie aux ennemis qui les taillèrent en pièces. Sabinus fut aussitôt saisi avec le consul Quintianus Atticus, qui en cette ombre du consulat s’était montré passionné pour Vespasien, et du tout ennemi de Vitellius et de son parti. Les autres se sauvèrent comme ils purent, les uns s’étant déguisez des habits de leurs serviteurs, les autres s’étant faits emporter parmi les besognes qu’on tirait du Capitole, et les autres s’étant jetés entre les bras de leurs amis.

Domitien se sauva dans la maison du garde du temple, où il fut longtemps caché, et puis par l’industrie d’un sien affranchi, en sortit parmi la procession des prêtres d’Isis, dont il prit un habit afin de n’être pas connu, et de là se retira en la maison d’un des clients de son père, qui s’estima heureux de lui pouvoir rendre un si signalé service en cette nécessité. Depuis en mémoire de cela, il fit abattre la maison du garde du temple, y bâtit une petite chapelle avec cette inscription, à Jupiter sauveur ; et y fit attacher une table de marbre où était gravée toute l’histoire de la fortune qu’il avait courue, et du danger où il s’était trouvé, mais comme il fut parvenu à l’empire, il la fit encore abattre, et y fit bâtir un magnifique temple avec ce titre, à Jupiter gardien, et se fit mettre entre les bras de l’image de Jupiter. On mena Sabinus et le consul Atticus chargez de chaînes devant Vitellius, qui leur fit bon visage et un accueil assez doux, dont ceux qui les avaient pris s’indignèrent de sorte, qu’il se fit une clameur du peuple demandant qu’on fît mourir Sabinus. Vitellius fit ce qu’il pût pour les divertir de cette cruauté ; mais ils le prirent et le massacrèrent en dépit de lui, et après avoir coupé la tête, en jetèrent le corps dans les gémonies. Ils voulaient aussi faire mourir le consul Atticus, mais les prières de Vitellius furent assez puissantes pour lui sauver la vie, en récompense de ce qu’il s’était accusé lui-même d’avoir mis le feu dans le Capitole, et par ce mensonge en avait déchargé les Vitelliens, qui appréhendaient ce reproche, d’autant qu’on les eut rendus odieux au peuple romain. Durant ces massacres L Vitellius surprit Terracine, et tailla en pièces tout ce qui fit résistance, et de ceux qui s’enfuirent, un grand nombre se voulant sauver sur les navires, se précipita, et se perdit dans la mer. Cette surprise fut d’autant plus remarquable, qu’il y avait dans la place un assez grand nombre de gladiateurs, de gens de rame, et d’autres soldats qui s’étaient depuis peu révoltés contre Vitellius, auquel aussi pour cette occasion son frère envoya le laurier de sa victoire comme d’un exploit signalé. L’armée de Vespasien partie de Narny pour marcher vers Rome, par un insigne malheur s’était arrêtée à Otricoly pour y faire les saturnales, et pour y attendre Mucian, ou plutôt pour donner temps au peuple romain de se reconnaître, et de se déclarer contre Vitellius : mais ce retardement pensa ruiner leurs affaires, d’autant que le désastre de Sabinus arriva en ces entrefaites, pour n’avoir pas été secouru à temps par Cerealis, qu’Antonius avait envoyé devant avec mille chevaux pour se jeter dans la ville. Le bruit du siège du Capitole les fit en fin tous avancer, mais comme Antonius approcha de Rome, il apprit la triste nouvelle de l’embrasement du temple, et la mort de Sabinus, et eut avis par même moyen que toute la ville était pleine de frayeur et de deuil, mais que la populace et les affranchis prenaient les armes pour Vitellius.

Déjà la cavalerie qu’il avait envoyée sous la conduite de Cerealis, avait été auprès des remparts, où les soldats de Vitellius firent un grand devoir de bien combattre. Cette petite défaite avait enflé le courage au peuple romain, qui plein de ce vent s’en alla par le commandement de Vitellius prendre garde aux murailles et aux portes de la ville. Au reste Vitellius ne se sentant pas assez puissant pour dissiper le grand courage dont il était menacé, s’en alla au sénat, et fit résoudre qu’on enverrait des ambassadeurs pour persuader aux ennemis au nom de la république, qu’ils voulussent entendre à une bonne paix. Ceux de ces ambassadeurs qui tombèrent entre les mains des gens de Cerealis, qui ne demandaient que la guerre, coururent fortune de la vie, et furent indignement traités, sans que les soldats respectassent leur dignité, qui eut été vénérable mêmes entre des barbares : ceux qui allèrent trouver Antonius firent un plus heureux voyage, et furent mieux reçus. Il alla au devant des vierges vestales, qui lui apportaient des lettres de Vitellius, par lesquelles il ne demandait qu’un jour de trêve, afin d’aviser plus mûrement aux conditions de la paix et à la sûreté de la ville. La réponse d’Antonius fut, que la mort de Sabinus, et l’embrasement du Capitole, avaient rompu toutes sortes de traités, et qu’il n’y aurait jamais de paix que la vengeance n’en fut faite. Et toutefois il fit ce qu’il pût pour empêcher les soldats d’entrer ce jour-là dans Rome, d’autant qu’il les voyait cruellement animés, et qu’il craignait qu’en cette fureur ils ne fissent toutes espèces d’outrage au peuple, au sénat et aux temples. Mais les soldats étaient incapables de remise. Il les fallut donc diviser en trois troupes, pour entrer par trois endroits dans la ville. Par tout ils trouvèrent de la résistance, d’autant que les Vitelliens s’étaient aussi partagez en trois gros. La victoire favorisa par tout l’armée de Vespasien conduite par de bons chefs, de manière qu’il n’y avait plus que le champ où étaient les meilleurs soldats à gagner. Ce fut le fort du combat, d’autant que les Vitelliens le défendaient comme un dernier retranchement, après lequel il ne restait plus nulle sorte d’espérance, et que les vainqueurs se figurant que de la prise dépendait la gloire et le triomphe de leur armée, employèrent toute leur vaillance pour le forcer, criants hautement les uns aux autres, qu’ils avaient rendu la ville au sénat et au peuple romain, et les temples aux dieux pour y habiter : mais que quant à eux ils ne pouvaient honorablement loger que dans le camp et dans les tranchées, qui étaient le département et le quartier des soldats. Partant qu’il s’en fallait rendre maîtres, ou passer toute la nuit sous le fait des armes. Avec ce grand courage ils donnèrent dans les portes, et les ayant enfoncées trouvèrent un gros des meilleurs soldats du monde, qui aimèrent mieux mourir honorablement que d’abandonner Vitellius. Et mêmes ils eurent ce soin de vouloir mourir le visage tourné devers les ennemis. Vitellius voyant la ville prise, sortit du palais par une fausse porte, pensant se sauver en la maison de sa soeur au mont Aventin, et de là se retirer à Terracine où était son frère avec les reliques de son naufrage ; mais à même temps changeant d’avis, il voulut r’entrer dans le palais qu’il trouva abandonné de tout le monde qui fuyait son malheur.

Cette solitude l’étonna, et voyant que c’était un signe que tout était perdu, se pensa cacher ; mais comme il se voulait couler dans un lieu obscur, le tribun Julius Placidus le saisit, et le tira dehors pour le mener en monstre par la ville. Les soldats lui mirent aussitôt une corde au col, et lui lièrent les mains derrière le dos comme à un misérable criminel : et de cette sorte le traînèrent par les rues de Rome, sans que personne eut pitié de son désastre, d’autant qu’il mourait si lâchement. Il y en eut qui lui arrachèrent la barbe, d’autres qui lui donnèrent des soufflets, d’autres qui lui firent d’autres indignités, lui reprochant son ventre et son visage avec toutes ses débauches. Et d’autant que plein de honte et de confusion il baissait les yeux contre terre, ils lui mirent des poignards sous le menton, afin de le lui lever : tellement que tout le monde pouvait le contempler et l’outrager à son aise. En fin après toutes ces persécutions ils le firent passer auprès de la tribune, où Galba avait été massacré, et de là le traînèrent aux gémonies, où le corps de Sabinus avait été jeté, et là le massacrèrent aux yeux du peuple, qui commençait à le maudire en sa mauvaise fortune, avec autant d’ardeur qu’il en avait montré à le flatter en ses prospérités. Non content de toutes ces indignités, ils jetèrent son corps dans le Tibre, sans aucun respect de ce qu’il avait été. Il lui échappa une parole généreuse au milieu de sa misère : car un tribun lui disant mille injures, et lui faisant mille reproches, il lui repartit courageusement, cependant j’ai été ton empereur. Vitellius ayant été donc ainsi massacré, la guerre se trouva à la vérité achevée, mais il n’y avait encore nulle image de paix dans la ville. Les victorieux allaient par les rues, encore couverts de leurs armes, et poursuivaient les pauvres vaincus avec une rage si désespérée, qu’elle les rendait redoutables à tout le peuple romain. Les rues étaient pleines de meurtre, les places et les temples étaient tous souillez de carnage et de sang ; et les soldats sans miséricorde et sans discrétion, les tuaient par tout où ils les trouvaient ; mêmes sous prétexte de les chercher, ils fouillaient les maisons des riches, et y commettaient mille rapines et mille cruautés ; tellement que ce n’étaient que cris, que gémissements, que plaintes, et une si misérable face de ville, que l’on commençait déjà à regretter les soldats d’Othon et de Vitellius, en qui on avait éprouvé plus de modestie, qu’en ceux qui faisaient sentir de si cruels effets de leur victoire. Les chefs qui avaient eu assez d’autorité pour les pousser à la guerre, n’en avaient pas assez pour les gouverner parmi la paix. Et puis ils s’abandonnaient eux-mêmes à toutes sortes de violences et de rapines. Domitien avait pris le titre de César, mais il ne se souciait ni de sa dignité ni des affaires, et ne se faisait connaître fils de l’empereur, que par la licence de ses paillardises et de ses adultères. Arius Varus avait été investi de la préture : Antonius avait toute la puissance dont il abusait insolemment, jusqu’à se saisir de la famille, des meubles et de l’argent du prince, comme si c’eut été la proie et le butin de Crémone. Le peuple ne laissait pas de se montrer aussi passionné à la ruine entière du parti de Vitellius, qu’il s’était montré auparavant ardent à le maintenir. Il se mit à crier qu’il fallait éteindre les reliques de la guerre, et aller tailler en pièces L. Vitellius qui revenait de Terracine avec beaucoup de troupes, en intention de secourir son frère, duquel il ne savait pas encore le malheur. On dépêcha donc la cavalerie pour l’aller défaire, mais il n’eut pas le courage de combattre. À la première sommation il se rendit honteusement aux vainqueurs, et commanda à ses soldats de quitter les armes : ce qu’ils firent avec plus de dépit que de crainte. On les amena à Rome au milieu des légions armées qui les environnaient des deux côtés des rues. On ne voyait rien en leur visage qui sentit une bassesse de courage, ou qui eut apparence de personnes suppliantes : au contraire ils montraient une merveilleuse audace, et demeuraient constants et immobiles parmi les outrages que la populace leur faisait, de façon qu’au milieu de leur infortune, ils conservèrent la réputation qu’ils avaient acquise de gens déterminés. Après cela on fit mourir L Vitellius, nonobstant les belles promesses dont on l’avait amusé. On dépêcha aussitôt Lucius Bassus avec de la cavalerie, pour aller donner ordre aux affaires de Campanie, plus travaillée de séditions domestiques, que portée à remuer contre Vespasien. La présence des soldats apaisa leurs différends, mais n’adoucit pas leurs peines, vu les grandes ruines qu’ils firent, principalement à Capoue, où ils désolèrent les plus illustres familles, et puis on y mit la troisième légion en garnison pour passer l’hiver. Ils firent attacher en croix l’esclave de Verginius Capito, qui avait trahi Terracine, mais ils n’apportèrent nul soulagement aux pauvres habitants qui avaient été ruinez à la prise de leur ville.

Durant tout cela, le sénat plein de bonne espérance décerna à Vespasien tous les honneurs qu’on avait de coutume de faire aux empereurs : le déclara consul avec son fils Titus, et pria Domitien de prendre la préture, et l’autorité consulaire en l’absence de son père et de son frère. Mucian par une vanité insupportable, avait écrit d’arrogantes lettres au sénat, par lesquelles au grand opprobre de la république et du prince, il se vantait d’avoir donné l’empire à Vespasien. Ces lettres furent assez mal interprétées, mais le sénat prostitué aux flatteries, ne laissa pas de lui donner de grandes louanges, et de l’honorer des ornements triomphaux, comme s’il eut terminé une guerre civile. Les autres chefs furent aussi honorés selon leurs qualités. Puis après on pensa à rebâtir le Capitole. Cependant il y avait de si grandes divisions à Rome, et particulièrement entre les sénateurs, que ce n’étaient ordinairement que disputes et contentions dans leurs assemblées. Helidius Priscus imitateur de la constance et de la liberté de son beau-père Thraseas, combattait les flatteries, et ne voulait rien proposer en faveur de Vespasien, qui ne fut digne d’un bon et juste prince : mais les autres ne gardaient nulle modération aux honneurs qu’ils lui déferaient pour s’avancer en ses bonnes grâces, à cause de quoi ils s’efforcèrent mêmes de rendre Heluidius Priscus suspect aux amis de Vespasien, comme s’il eut été ennemi de sa gloire. Le premier combat qu’il eut, fut sur la nomination des ambassadeurs que le sénat désirait envoyer à Vespasien, d’autant que quelques-uns voulaient qu’on les tirât au sort selon les anciennes formes : mais lui se figurant que les urnes ne mettaient point de différences entre les bons et les mauvais, et que le sort pouvait arriver aux plus méchants, soutenait que pour l’honneur du sénat, il les fallait choisir, et prendre les plus gens de bien, afin qu’à ce premier abord ils donnassent de bonnes impressions au prince ; et parce qu’entre ceux qui contestaient pour les urnes et pour le sort, il y avait un Marcellus qui avait été le principal accusateur de Thraseas sous la tyrannie de Néron, il se prit nommément à celui-là, et remontra à la compagnie, qu’encore qu’on ne le punit pas des crimes qu’il avait commis sous un malheureux règne, dont on avait éteint les recherches, ce n’était pas à dire qu’il dut être employé, ni qu’il dut se montrer auprès d’un prince qui n’avait rien de commun avec les tyrans qu’il avait servis. Et ajouta, qu’il était raisonnable qu’il se contentât de la vogue qu’il avait eue sous Néron, et de l’avoir poussé à ruiner les plus innocentes familles de Rome : mais qu’il devait laisser gouverner Vespasien à de plus gens de bien que lui.

Marcellus qui avait ses partisans dans le sénat, et qui ne manquait point d’éloquence, se leva pour se purger, et pour défendre le sort et les urnes dont il contestait ; et remontra, que le consul avait ordonné qu’on tirerait au sort le nom des ambassadeurs ; etc. Cette dispute s’étant échauffée, les voix se trouvèrent mi-parties. En fin il fut jugé que l’on demeurerait encore pour ce coup dans les anciennes formes. Depuis, Priscus eut une autre prise contre le consul, qui voulait qu’on remit au prince le soin de pourvoir au trésor de la république : et lui au contraire, insistait que la commission en fut baillée au sénat. Outre cela les aigreurs continuaient entre les successeurs de ceux qui avaient été opprimez sous la tyrannie des empereurs passez, et ceux qui avaient été cause de leur ruine : de façon que tout était plein de dissensions particulières et publiques. La ville étant donc en ce misérable état, auquel les partis demeuraient envenimez l’un contre l’autre, les vaincus étaient pleins de douleur, les vainqueurs n’avaient nulle autorité, les lois étaient bannies, et le prince était absent. Mucian y arrivant tira à lui toute la puissance, prit tout le maniement des affaires, et en recula Antonius et Varus, contre lesquels il ne sut si bien couvrir sa haine, que tout le monde ne s’aperçu du mal qu’il leur voulait. Jamais on ne vit rien de si superbe ni de si insolent que lui, et quoi qu’il s’abstint du titre de prince, il en avait toute la pompe et la suite, et l’on ne faisait la cour qu’à lui seulement. Il se rendit formidable par la mort de Calpurnius Galerianus fils de Calpurnius Pison, qu’il fit arrêter dans la ville, et puis mener à quarante milles, où on lui fit ouvrir les veines, et verser son âme avec son sang. Il n’était convaincu d’aucun attentat, mais l’affection du peuple le ruina, d’autant qu’étant issu d’une illustre maison, et d’ailleurs étant extrêmement agréable de sa personne, il y en avait qui le jugeaient digne de l’empire. Ce que Mucian fit de plus juste, fut de faire crucifier l’affranchi Asiaticus, qui avait si insolemment abusé de sa puissance sous le règne passé. En ce temps-là les nouvelles de la révolte des Gaules et de la Germanie furent portées à Rome, dont peu de gens se soucièrent, encore qu’on eut avis que les armées avaient été défaites ; que les légions avaient été forcées dans leurs retranchements, qu’on en avait taillé une grande partie en pièces, et que le reste par une insigne lâcheté, et avec un grand opprobre du nom romain, foulant aux pieds les aigles et les enseignes romaines, avait prêté le serment au nom des étrangers : mais l’image des misères que chacun voyait devant ses yeux, les rendait insensibles à ce qui se faisait dans les provinces éloignées. Un Civilis, qui sous le règne de Néron, accusé d’avoir conspiré contre l’empire, avait été envoyé prisonnier à Rome, et qui depuis ayant été renvoyé absous par Balga, avait couru fortune de la vie sous Vitellius, indigné de ces affronts, voyant les divisions civiles des romains, se résolut de s’en venger : et couvrant son dessein, fit démonstration de prendre le parti de Vespasien, puis attendant l’évènement des affaires, se prépara à une plus grande guerre, disposant les esprits des hollandais, parmi lesquels il avait toute sorte de crédit, comme issu d’une des plus grandes familles du pays, à un soulèvement, dont la violence des ministres de Vitellius qui étaient en la province pour y lever des troupes, lui apprêtèrent l’occasion. Car faisant ces levées, au lieu de prendre les jeunes gens qui étaient en âge de porter les armes, ils enrôlaient les vieillards, et puis tiraient de l’argent d’eux pour les dispenser de la guerre, et s’il y avait quelque beau jeune homme, ils en abusaient misérablement : tellement qu’ils se rendirent insupportables, et leur maître odieux à toute la province. Civilis se servant de cette occasion, attira les plus séditieux à son parti pour empêcher cette levée, et les ayant appelés dans un bois, les traita magnifiquement, et comme il les vit échauffés de vin, leur remontra avec beaucoup d’aigreur contre les romains, qu’on ne les traitait plus comme des alliés, mais comme des esclaves ; etc.

Cette harangue fut reçue avec un grand applaudissement par tous les assistants, de sorte qu’ils envoyèrent incontinent solliciter leurs voisins d’entrer en cette guerre, et on fut tout ébahi qu’on vit aux champs une puissante armée qui s’alla jeter dans les garnisons des romains, et saccager tout ce qu’elle rencontra : de manière qu’ils furent contraints d’abandonner et de ruiner eux-mêmes les forts qu’ils avaient bâtis, parce qu’ils ne pouvaient les défendre contre les barbares. Civilis feignant d’être fidèle aux romains, blâma les capitaines d’avoir si lâchement quitté leurs retranchements, mais se déclara bientôt chef des rebelles, et attira à son parti tous ceux de sa nation, qui étaient dans l’armée romaine qu’ils trahirent lâchement. Ensuite de cela il défit Aquilius qui la conduisait, et poussa si avant sa victoire, qu’il gagna tous les vaisseaux que les romains tenaient sur cette mer, dans lesquels il trouva une grande quantité d’armes, dont il arma ses soldats, et emplit de cette façon toutes les Gaules du bruit de sa valeur, jusqu’à se faire appeler l’auteur de la liberté de ces provinces. Enflé de ce succès il écrivit par tout, qu’on prit les armes pour secouer le joug de ces cruels maîtres ; etc. Ces persuasions de Civilis firent une partie de l’effet qu’il désirait dans les Gaules et dans la Germanie. Hordeonius Flaccus qui commandait aux légions romaines, croyant du commencement que Civilis eut armé en faveur de Vespasien, duquel il désirait en son âme l’avancement, encore que l’armée fut à la dévotion de Vitellius, avait dissimulé son soulèvement ; mais voyant qu’il en voulait au nom romain, et qu’il avait chassé toutes les garnisons de son île, envoya contre lui Lupercus avec de grandes forces : mais Civilis le prévenant, lui alla donner la bataille, et ayant pratiqué les hollandais qui étaient encore avec lui, emporta sur les romains une glorieuse victoire, les ayant menez battant jusque dans leurs tranchées. À même temps il écrivit aux hollandais, et aux autres Allemands qui marchaient devers Rome pour aller servir Vitellius, rompit leur voyage, les rangea à son parti, et pour y attirer les autres, presta le serment, et le fit prester à toute son armée au nom de Vespasien, et de ce pas s’en alla pour forcer le vieux fort des romains, mal pourvu par la nonchalance des chefs.

L’armée qui était sous la conduite de Flaccus, frémit d’horreur oyant cette nouvelle, et l’accusa d’intelligence avec Civilis en faveur de Vespasien. Il se purgea au mieux qu’il pût, et cependant envoya Didius Vocula l’un des colonels des légions, avec l’élite de l’armée pour lever ce siège. Peu de temps après par la fureur des soldats mutinés contre lui, il fut contraint de résigner toute sa puissance à ce Vocula, et à Herennius Gallus, que les soldats demandèrent instamment pour leur chef, ne pouvant plus souffrir qu’un homme si âgé et si maladif leur commandât. Ces deux nouveaux chefs n’osèrent marcher contre Civilis, mais se contentèrent de se fortifier, et d’épier les occasions de le distraire par leurs courses. Un jour Herennius étant demeuré avec une partie des forces, durant que Vocula pour donner curée aux soldats, allait courir les terres de ceux qui avaient secoué le joug des romains, il arriva que les Allemands qui étaient à l’autre rive, voyant un navire chargé de munitions arrêté dans la vase du gué, se mirent en devoir de le tirer à eux : Herennius ne pouvant souffrir cette hardiesse, y envoya une troupe de ses meilleurs soldats. Les Allemands accoururent au secours de leurs gens : Herennius renforça les siens et en vinrent à un juste combat ; mais les Allemands après un grand carnage des romains entraînèrent le vaisseau, et s’en retournèrent victorieux en leurs logements. Les soldats de Herennius enragez de cet affront, se saisirent de lui, lui déchirèrent ses habits, le chargèrent de chaînes, l’outragèrent à coups de fouets, et lui firent mille autres indignités, l’appelant traître et partisan de Vespasien. Après cela à force de tourments ils lui firent confesser que leur général Flaccus était de l’intelligence. Vocula étant de retour, lui ôta les chaînes, blâma l’armée de cette violence, et en fit punir de mort les auteurs. Les armes de Vespasien n’étaient pas encore alors en leur grande réputation ; mais Antonius ayant gagné la bataille de Crémone, tout le monde commença à les redouter. Flaccus secondé des autres chefs, s’efforça sur cette nouvelle d’attirer l’armée à son parti. Les capitaines y étaient tous disposez, mais les soldats ne le faisaient qu’à regret. Cependant Vocula se résolut d’aller charger Civilis, qui avait assez mal fait ses affaires au siège du vieux fort. D’abord Civilis le défit, et tailla en pièces une partie de ses troupes ; mais ses gens reprenant courage par l’arrivée d’une nouvelle légion qui surprit les ennemis par derrière, il emporta en fin la victoire, et tua à Civilis ses meilleurs hommes, et de là alla planter ses enseignes vis à vis des siennes. Civilis à son retour avait pensé surprendre ses troupes, leur ayant presque fait croire qu’il avait défait leurs compagnons. Ils ne furent pas longtemps en présence sans venir à la bataille, que Vocula gagna, mais il ne sut pas bien user de la victoire, ayant donné loisir à Civilis de rallier ses forces, et de lui aller mêmes enlever le logement de Gelomba, où il s’était auparavant retranché avec Herennius. Cependant la division ruina l’armée des romains, d’autant que les soldats se repentants d’avoir prêté le serment à Vespasien à la sollicitation de Flaccus, se vengèrent sur lui, et le tuèrent au milieu de son camp, et en eussent fait autant à Vocula, s’il ne se fut sauvé déguisé de l’habit d’un soldat. En ces entrefaites une partie de la Germanie se déclara pour Civilis, et les Gaules firent mine d’incliner à son parti. Pour comble d’opprobre et de honte pour les romains, leurs légions renonçant à leur fidélité, après avoir tué Vocula passèrent dans cette armée étrangère, et oubliant leur ancien serment, en prêtèrent un nouveau, et jurèrent au nom de l’empire des Gaules. Il y eut encore un Sabinus qui se vantant d’être descendu de Jules César, qui avait été amoureux de son aïeule, lors qu’il fit la guerre dans les Gaules amassa force troupes, et eut bien l’audace de se faire nommer empereur ; mais ayant attaqué les bourguignons, il trouva une telle résistance, qu’après avoir été défait et s’étant retiré dans un village, il mit le feu dedans, fit croire qu’il s’y était brûlé avec ses compagnons, et néanmoins se retira dans une caverne, où il demeura caché durant neuf ans entiers avec sa femme, et quelques uns de ses plus confidents amis, et en fin en fut retiré et mené à Rome, où Vespasien le fit punir de son insolence. Toutes ces nouvelles étant portées à Rome n’émurent guère les autres ; mais Mucian crut qu’il y allait du salut de l’empire, et partant qu’il fallait promptement remédier à ce malheur. Un peu auparavant il avait fait tuer en Afrique le proconsul Pison ; qu’on disait avoir quelque dessein de remuer en cette province, peu affectionnée à Vespasien. Craignant donc que la rébellion ne jetât de plus longues racines, il se résolut aussi de marcher en personne contre les Allemands, et mêmes d’y mener le jeune Domitien, qui de son côté désirait ardemment de se voir dans une armée pour se faire connaître aux soldats. Mais auparavant Mucian voulut donner ordre aux affaires de la ville, qu’il avait trouvées en un misérable et dangereux état.

Vespasien et Titus, quoi qu’absents, avaient été déclarés consuls pour la seconde fois, et Domitien avait été crée prêteur en la place de Frontin. Son nom était inséré dans les lettres et dans les édits, toutefois Mucian avait la principale puissance, et se servait même de l’anneau et du cachet de Vespasien, qui pour un témoignage de plus grande confiance le lui avait consigné à son départ de Syrie. Il appréhendait Antonius et Varus, qui avaient un grand crédit parmi les légions, et pour s’ôter cette épine de l’âme, voyant qu’il ne les pouvait opprimer ouvertement, il se mit à les flatter, et particulièrement Antonius, auquel il proposa le gouvernement d’Espagne, et donna outre cela plusieurs charges à ses amis. Ayant rempli ce vain esprit de grandes espérances, il commença à affaiblir son crédit, en envoyant la septième légion qu’il aimait uniquement, passer l’hiver en une garnison. Il renvoya encore en Syrie la troisième légion qui était à la dévotion de Varus. Après cela se voyant un peu plus assuré, il pourvut aux autres affaires de la ville, et souffrit qu’on recherchât les calomniateurs qui avaient opprimé les innocents sous les tyrannies passées. De sorte que Musonius Rufus poursuivit si chaudement P Celer, qui faisant profession d’une sévère philosophie n’avait point fait de conscience de trahir son ami et son disciple Bareas Soranus, qu’il le fit publiquement exécuter. Mucian voyant que ceste recherche passait trop avant, et qu’elle r’allumait les anciennes discordes, alla au sénat, pria ceux qui avaient de ces sortes d’actions, de modérer leur courroux, et parla en faveur de ceux qui étaient recherchez. Toutefois afin qu’il ne semblât pas qu’il approuvât tout ce qui avait été fait sous le règne de Néron, il montra une grande sévérité à l’endroit de plusieurs, qui ayant été bannis pour leurs crimes, étaient revenus à Rome durant les mouvements. Entre les autres il renvoya Octavius Sagitta, et Antistius Sesianus dans les mêmes îles où ils avaient été relégués. Durant ceste police les prétoriens que Vitellius avait dégradez, et qui depuis avaient si vaillamment combattu pour Vespasien, pensèrent faire une grande sédition, sur ce qu’on ne les avait pas remis à la garde du prince, et qu’on ne leur avait pas tenu ce qu’on leur avait promis durant la guerre.

Mucian pour les apaiser, leur offrit des champs et des colonies, mais cela ne les contenta pas ; de sorte qu’ils s’en allèrent en grosse troupe trouver Domitien, et bon gré malgré arrachèrent de lui ce qu’ils demandaient. On en licencia quelques-uns des plus séditieux pour étouffer tous ces tumultes. On fit aussi grâce à ceux du parti de Vitellius qui s’étaient rendus, et furent remis à la solde du prince parmi les autres légions. À même temps on fit au frère de Vespasien Sabinus d’honorables obsèques, qui furent comme une image de la vanité du monde, où l’on vit les infortunes mêlées avec les plus grandes prospérités. Car d’un autre côté Vespasien était au milieu de la gloire, et jouissait comme d’un plein triomphe que les siens lui avaient acquis à la bataille de Crémone. Le roi des Parthes, Vologèse, lui avait envoyé offrir 40 mille chevaux pour cette guerre : ses ambassadeurs étaient arrivés au temps qu’il venait de recevoir la nouvelle de cette défaite, et de la mort de Vitellius. Ce lui fut bien de la gloire de se voir recherché d’un si grand prince, et de se pouvoir passer de son assistance. Il remercia donc Vologèse, et l’exhorta d’écrire au sénat, l’assurant que la paix était faite. Cependant il amassa les plus légers vaisseaux qu’il pût trouver, et les fit charger de grains pour fournir la ville, qui était en telle nécessité, que quand ils arrivèrent il n’y avait plus de bled dans les greniers que pour dix jours seulement. En ce temps-là on se mit à rebâtir le Capitole, dont Vespasien avait donné la charge à Vestinus, l’un des plus célèbres personnages de Rome. On y observa toutes les cérémonies, toute la pompe, et en somme toute la superstition qui avait cours parmi ces païens. Durant toutes ces occupations Mucian avait dépêché Cerealis vaillant capitaine avec quatre légions pour aller commencer la guerre aux Allemands, résolu de suivre bientôt après avec Domitien, et de faire un dernier effort pour dompter ceste belliqueuse nation. Cerealis avait trouvé la révolte encore plus grande qu’on ne la lui avait dépeinte à Rome, d’autant que Classicus et Tutor qui commandaient aux troupes gauloises et allemandes, qui étaient en l’armée romaine, après avoir fait massacrer Vocula leur général, s’étaient jetés dans la faction de Civilis, et avaient fait de grands ravages sur toutes les terres des alliés de l’empire, et mêmes avaient réduit ceux de Cologne à une extrême misère, les ayant assiégés dans leur ville, et les ayant contraints de manger leurs chevaux, et de se nourrir des herbes et des plantes qui croissaient entre les masures, et puis après leur composition, avaient taillé en pièces ceux qui se retiraient sur leur foi. Mêmes il s’était trouvé parmi les gaulois un Julianus Valentinus vrai flambeau de ceste guerre, qui par ses séditieuses harangues s’était efforcé de faire soulever toutes ces grandes provinces, et qui voyant que les plus gens de bien, appréhendant l’armée qui venait d’Italie, ne voulaient point s’embarquer en ce mouvement, avait fait résoudre ceux de Trèves à prendre les armes en faveur des rebelles. Cerealis ayant donc trouvé les choses en cet état, fit avancer les légions que Mucian lui avait données, dont Tutor ayant défait la première troupe, fut en fin vaincu par Sextilius, et tous les siens taillés en pièces. Depuis il se rallia avec Valentinus, et s’allèrent fortifier dans un bourg environné d’un côté de la Moselle, et de l’autre des montagnes. Cerealis les força là dedans, et prit ce Valentinus prisonnier après avoir fait passer par le fil de l’épée la plus grande partie de ses soldats.

Après cette victoire, les légions animées contre la ville de Trèves, demandaient qu’on l’allât saccager en vengeance des maux qu’elle avait fait souffrir aux romains, des dépouilles desquels elle était toute pleine. Toutefois Cerealis craignant d’être blâmé de cruauté, s’il abandonnait une si grande ville à la licence des soldats, apaisa leur colère, et se contentant de faire venir les principaux de la province, leur montra le danger où ils se précipitaient en prenant les armes contre les romains, et fit en sorte qu’ils rentrèrent en leur devoir. Cependant Civilis et Tutor ayant uni leurs forces, pensèrent surprendre et défaire son armée une nuit qu’il était allé coucher hors de son camp : car ils forcèrent les tranchées et le logement des légions, et donnèrent la chasse à la cavalerie, tellement que Cerealis retournant dans son camp vit toute son armée presque défaite. Ce grand courage sans s’étonner au milieu du péril, et sans être autrement couvert, alla se jettera au travers des combattants, arrêta les siens qui fuyaient, encouragea les plus vaillants, et par une heureuse témérité regagna tout ce que les ennemis avaient pris, ôta la victoire à Civilis, et rentra triomphant dans son camp, où ayant blâmé la lâcheté de ceux qui avaient fui, il fit marcher toute son armée contre les ennemis, et les poursuivit avec les siens si courageusement, qu’ils ne purent résister à ces foudres de guerre, qui leur semblèrent avoir quelque chose par dessus l’ordinaire des hommes, tant ils firent paraître de vaillance en ce combat. Cerealis poursuivit sa victoire, et alla le même jour forcer le camp des ennemis, et en ruiner les défenses. En suite de cela, il réprima tellement les courses de Civilis et de ses partisans, et dompta si bien les villes rebelles, qu’on tint cette guerre toute achevée par son industrie et par sa vaillance. Mucian qui comme nous avons dit, était résolu de le suivre, et de le soutenir avec une plus puissante armée, ne voulut point sortir de Rome qu’il n’eut fait mourir le fils de Vitellius, alléguant pour sa raison, que les dissensions civiles dureraient toujours, s’il n’en étouffait les semences. Et toutefois au milieu même de ce mouvement, Vitellius n’avait point fait mourir Domitien quoi qu’il fut en sa puissance et sous ses hallebardes. Mais Mucian avait d’autres conseils : mêmes redoutant l’esprit d’Antonius, il ne voulut point qu’il accompagnât Domitien en cette guerre : et ôta encore à Varus la charge de colonel des gardes qu’il donna à Aretinus favori de Domitien, et allié de la maison des Flaviens, afin de reculer des charges tous ceux qu’il croyait pouvoir remuer et altérer l’état présent des affaires. Ayant mis ce grand ordre par tout, il partit de Rome avec Domitien, résolu de passer en Allemagne, et de ranger les Gaules à leur devoir ; devant qu’ils fussent arrivés aux Alpes, ils eurent nouvelle des victoires que Cerealis avait remportées sur leurs ennemis. Ceux qui la leur portaient leur représentèrent de la part de Cerealis, Tullius Valentinus l’un des chefs des rebelles qu’il avait pris prisonnier. Après avoir appris de sa bouche les particularités de sa défaite, ils l’envoyèrent au supplice pour lui faire porter la peine de son audace. Mucian se servant dextrement de cette nouvelle pour empêcher Domitien d’aller à l’armée, lui représenta, que puis que par la bonté des dieux les forces des ennemis étaient dissipées, etc.

C’était un artifice et un honnête prétexte dont il se servait pour l’empêcher de se montrer aux armées, où il craignait qu’il ne fît quelque secrète pratique, soit pour remuer contre son propre père, soit pour se fortifier contre son frère, dont l’on voyait bien que la gloire commençait à lui donner de l’ombrage. Mêmes on crut qu’étant à Lion il avait dépêché un de ses confidents vers Cerealis pour sonder son affection, et pour savoir de lui s’il ne lui livrerait pas l’armée où il commandait, s’il se présentait pour la recevoir de sa main. Cerealis sans lui en faire rien connaître se moqua de sa vanité, et cependant continua si heureusement la guerre, qu’après avoir encore battu Civilis en diverses rencontres, et mêmes subjugué l’île de Hollande, il le contraignit de penser à son salut, et d’entendre à un traité de paix pour assurer sa vie. Car les hollandais et les autres allemands voyant le peu de fruit qu’ils avaient recueilli de cette guerre, dont il ne leur restait que des ruines, des pertes, des plaies, des larmes et du deuil, délibérèrent de l’abandonner, et d’implorer la clémence des vainqueurs. Civilis ayant donc reconnu leur inclination se résolut de les prévenir, et demanda de conférer avec Cerealis qui le reçut humainement, et l’assura que Vespasien oublierait volontiers tout ce qui s’était passé, moyennant qu’à l’avenir il voulût employer son courage et ses armes à servir fidèlement l’empire. Ainsi Civilis et les hollandais, et les autres Allemands, tant de deçà que de delà le Rhin, reçurent de nouveau le joug et les lois des romains, et plièrent sous la bonne fortune de Vespasien, qui se verra dorénavant maître de l’empire.

Non seulement l’Italie qui était le théâtre où Othon et Vitellius combattaient pour la possession de l’empire, était pleine de tumultes ; mais aussi la Palestine et la Syrie avaient part à ces troubles : car dés le vivant de Néron les juifs irritez par les violences de Gessius Florus avaient pris les armes, et s’étaient ouvertement révoltés contre les romains, à cause de quoi Gestius gouverneur de Syrie s’était mis en devoir de réprimer cette insolence : mais la sévérité dont il avait usé, avait porté toutes choses à la sédition.

Et enfin il lui avait si mal succédé, qu’après avoir en vain essayé de forcer Jérusalem et son temple, il avait été défait, et son armée presque toute taillée en pièces, de quoi Néron qui était alors en l’Achaïe, ayant eu avis par le même Cestius, choisit Vespasien pour chef de cette guerre, jetant plutôt les yeux sur lui que sur un autre, tant à raison de sa suffisance en la profession des armes, qu’à cause qu’il avait deux fils qui étaient comme des otages de sa fidélité. Là dessus Vespasien s’était préparé durant l’hiver, avait amassé force troupes, avait envoyé son fils Titus prendre les deux légions qui étaient en Égypte pour les conduire en Judée ; et sur le printemps ayant passé par le détroit de l’Hellespont, s’était jeté dans la Galilée, avait forcé Gadara, assiégé Jotapata où Josèphe qui commandait dedans, lui donna beaucoup de peine, avait saccagé la Galilée, ruiné Japha, fait passer onze mille juifs par le fil de l’épée en Samarie, où il avait envoyé son lieutenant Cerealis, en fin avait achevé de désoler la Galilée, forcé Tarichea, et Gamala, ruiné Giscala, et même pris Jotapata qui avait fait une furieuse résistance. Après cela il était passé en la contrée qui est au delà du Jourdain, et l’avait toute soumise à l’empire de Rome : mais n’avait peu tellement dompter les juifs, que tout ne fut plein de tumulte, de séditions et de carnage : de sorte que quand Galba vint à l’empire, et que depuis Othon et Vitellius contestèrent de cette souveraine puissance, les juifs dont une partie avait appelé les Iduméens à Jérusalem, se déchiraient misérablement, encore qu’ils eussent sur les bras une puissante armée qui se disposait de les ruiner de fond en comble. Parmi tant de sanglantes guerres, et tant de furieux mouvements élevés en l’orient et en l’occident, nous ne pouvons pas aisément remarquer quel fut alors le progrès de l’évangile.

Il est bien vrai que les apôtres ayant partagé entre eux toutes les provinces de l’univers, allaient portant par tout cette lumière naissante de la foi. Saint Pierre avait laissé son siège à Linus. Saint Jacques appelé le juste, frère du seigneur, et évêque de Jérusalem, longtemps auparavant avait été massacré par Hérode ; mais les autres apôtres s’étaient transportez les uns aux Indes, les autres en Ethiopie, les autres en Perse, les autres en Arménie, les autres en Scythie, les autres en Macédoine, les autres en Achaïe, prêchant à tout le monde l’ouverture du royaume des cieux par Jésus-Christ rédempteur du monde. Mais quoi que nous ne doutions point ni du fruit de leurs labeurs, ni des couronnes de leurs martyres, nous ne pouvons précisément dire le temps auquel il pleut à Dieu les recueillir en la gloire des cieux. C’est pourquoi nous nous sommes contentez d’en dire ce mot en passant à la fin de ce livre.