HISTOIRE ROMAINE

 

Livre V — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire de Néron.

 

 

Après la mort de Claudius, la naissance et la justice donnaient l’empire à son fils Britannicus, jeune prince, dont les romains avaient conçu de grandes espérances, que la cruauté de Néron moissonna en leur fleur. D’un autre côté l’adoption que Claudius avait faite de Néron, semblait aussi lui donner une juste espérance. Et quoi que ce ne pût être au préjudice de Britannicus, toutefois l’évènement fit voir, que le droit n’était pas si puissant que les armes, et que celui qui a la force à la main, trouve toujours le moyen de se faire obéir. Néron foulant donc aux pieds le droit du sang, ravit l’empire à Britannicus, que les serviteurs de son père abandonnèrent lâchement en cette occasion. Et mêmes la barbarie de Néron passa si avant, que non content de lui avoir volé un si fleurissant état, il le fit encore inhumainement mourir avec ses soeurs, qui semblaient lui reprocher son brigandage et sa perfidie : mais ce sont les moindres crimes dont ce monstre souilla sa dignité. Le ciel le donna en son courroux pour punir les crimes du monde. Et pour montrer que c’était un fruit de sa providence irritée par les offenses des hommes, il voulut dés sa naissance donner de grands présages de la fureur de son règne. Il vint au monde vers l’aube du jour, et fut soudainement environné d’une grande lueur qui ne pouvait procéder des rayons du soleil qui n’était pas encore levé ; ce qu’observant un astrologue qui se trouva à sa naissance, et considérant l’aspect des astres, et la constellation de l’enfant, prédit deux choses remarquables de lui ; c’est à savoir, qu’il serait empereur, et qu’il ferait mourir sa mère. Ce qu’entendant Agrippine sans s’effrayer autrement d’un si sinistre présage, poussée d’une prodigieuse ambition, s’écria, qu’il me tue moyennant qu’il règne. Mais certes elle eut sujet depuis de se repentir de cette furieuse parole. Domitius père de Néron, n’observant point le mouvement des cieux pour juger des futures horreurs de sa vie, mais prenant seulement garde à sa naissance, et se figurant qu’il était issu de lui et d’Agrippine, dit franchement, qu’il n’avait rien pu naître de leur mariage que de détestable et de fatal à la république. Il avait dix-sept ans quand il prit les rennes de l’empire. Soudain qu’il parut en public, les soldats des gardes corrompus par leur Colonel Burrhus créature de sa mère, le proclamèrent empereur. Il arriva à quelques-uns de demander où était Britannicus : mais voyant que personne ne s’opposait à Néron, ils se laissèrent emporter au torrent, et suivirent l’exemple de leur capitaine.

Comme il fut arrivé à l’armée, il fit aux soldats une harangue accommodée à la condition du temps, et conforme à ce qu’il entreprenait, et pour les gagner de tout point leur fit de grandes promesses, et protesta de ne céder en rien à la bonne volonté que son prédécesseur leur avait portée, et par ce moyen se fit reconnaître empereur par l’armée, qui était toute la force de la république. Les acclamations des soldats furent suivies de l’arrêt du sénat, et l’arrêt du sénat de l’obéissance de toutes les provinces. Il ne tarda guère à faire décerner des honneurs divins à Claudius, ayant premièrement ordonné qu’on lui célébrerait des obsèques aussi pompeuses que celles qu’on avait autrefois faites à Auguste. À quoi il fut induit par Agrippine, qui voulait imiter la splendeur et la magnificence de son aïeule Livia. Toutefois supprimèrent son testament, de peur que le choix qu’il avait fait de Néron au préjudice de son fils légitime, ne fit naître du dépit dans les coeurs d’un peuple déjà ulcéré contre Agrippine. Après avoir donné diverses apparences de douleur et de tristesse, Néron s’en alla au sénat, où il protesta solennellement, etc. Ces protestations suivies de quelques effets furent aussi agréables au sénat, qu’elles déplurent à Agrippine, qui vit bien qu’on voulait limiter et restreindre sa puissance. À la vérité son insolence était montée à un tel comble, qu’il n’y avait plus de moyen de l’endurer. Car gouvernant tout, au commencement de ce nouveau règne, elle voulut comme le dédier par le sang de Silanus proconsul de l’Asie, qu’elle fit mourir sur un bruit qui courut, que le peuple considérant sa noblesse, son âge, son innocence et sa valeur, le préférerait volontiers à un enfant qui était arrivé par le poison à l’empire. Narcissus ne tarda guère non plus à sentir l’aigreur de sa haine, car elle le fit arrêter prisonnier, lui donna une étroite et rigoureuse garde : et après l’avoir réduit à une extrême nécessité, lui fit finir sa vie par une si misérable mort. Néron n’eut point de part à cette violence ; au  contraire, il aimait cet affranchi, parce qu’il lui baillait de l’argent pour fournir à ses débauches.

Les meurtres et les massacres allaient emplir Rome d’une nouvelle horreur, si Burrhus et Sénèque qui gouvernaient avec un crédit égal la jeunesse du prince, n’en eussent arrêté le cours par leurs sages conseils. Agrippine avait pour fauteur de sa tyrannie, ce Pallas qui avait fait le mariage de Claudius et d’elle afin de ruiner Britannicus. Ce misérable affranchi étant devenu le plus riche et le plus puissant homme de l’empire, se rendit insupportable par son arrogance, et par les cruels conseils qu’on croyait qu’il donnait à la mère du prince. Néron de son côté rendait toutes sortes d’honneurs à sa mère, et mêmes voulait qu’elle eut une puissance absolue aux affaires. C’était elle qui donnait audience aux ambassadeurs, et qui faisait faire les dépêches aux rois, aux princes, et aux républiques alliées de l’empire, il l’appelait sa bonne mère, et n’eut voulu ni la dédire ni lui déplaire en aucune chose : mais Sénèque et Burrhus voyant qu’elle allait tout ruiner, si on ne s’opposait à son ambition, divertirent Néron de ce grand respect, et lui remontrant qu’il fallait qu’il prit possession de son autorité sans la laisser entre les mains d’une femme, lui conseillèrent de lui laisser tous les honneurs dont elle était capable, mais le conjurèrent de se souvenir qu’elle entreprenait par dessus son sexe, et qu’elle le voulait faire un Roi de théâtre qui n’eut que le nom, et elle toute l’autorité. L’occasion s’offrit bientôt de lui faire paraître par les effets qu’il la voulait reculer des affaires. Car les ambassadeurs d’Arménie venants au nom des états de leur royaume, pour traiter de leurs affaires devant le trône de Néron, comme il leur donnait audience, Agrippine se présenta pour monter auprès de son siège : mais Burrhus et Sénèque la voyant approcher, persuadèrent à Néron de descendre comme pour l’aller recevoir, et lui conseillèrent de rompre après cela la compagnie, et de se retirer, de peur de faire voir à des étrangers la honte de l’empire. Néron suivant leur conseil, sous ombre d’honorer Agrippine, lui ôta le moyen de faire paraître sa puissance, et détourna l’infamie publique par ce témoignage, ou plutôt par cette apparence de piété particulière. Ainsi ils la reculèrent des affaires, et attirèrent à eux toute l’autorité du gouvernement. Car Néron fuyant les occupations de l’état, était bien aise d’avoir sur qui se reposer de ce soin. Et ces deux grands personnages qui semblaient à tout le monde dignes de cette charge, surent bien s’insinuer en son esprit : de sorte qu’ils se maintinrent assez longtemps en autorité et en crédit auprès de lui. Mais en fin le mauvais naturel de Néron fut plus puissant que leur nourriture, et toute leur prudence ne pût empêcher ses débordements. Le voyant enclin aux voluptés, ils crurent qu’il fallait donner quelque chose à son âge de peur d’aigrir son courage au dommage de la république : mais ils ne se souvinrent pas que les esprits malendurants des jeunes gens nourris en une pleine licence, contractent une obstinée habitude du vice, et que comme on la leur veut puis après arracher, leur opiniâtreté combat, et rend inutiles toutes sortes de remontrances : de sorte qu’au lieu de se corriger par la liberté qu’on leur donne, ils se corrompent et se perdent entièrement. En ces commencements donc Néron se contentait de se trouver parmi les débauches des festins, de boire, et de s’enivrer avec ceux de son âge, de danser, et de faire l’amour, mais comme il vit que personne ne réprimait son insolence, et que parmi ses excès le gouvernement de l’état ne laissait pas d’aller toujours son train, il se figura qu’en cette grande fortune toutes choses lui étaient permises. Et certes l’on peut dire qu’il n’y eut jamais prince de cette qualité au cours de la vie, et du règne duquel on ait vu un si monstrueux changement. À son avènement à l’empire, il protesta de vouloir suivre exactement les glorieux exemples qu’Auguste lui avait laissés ; et pour montrer que ce n’était pas seulement de belles paroles qu’il ne voulût pas faire réussir en de bons effets, il ne se présentait aucune occasion de faire paraître sa libéralité, sa clémence et sa courtoisie, qu’il ne l’embrassât passionnément, et avec beaucoup de grâce. Pour faire croire qu’il avait un esprit populaire, il ôta les tributs excessifs qui opprimaient la commune, réprima l’insolence des délateurs, donna d’honnêtes pensions aux pauvres sénateurs pour soutenir leur dignité, et fit de magnifiques largesses aux soldats de ses gardes. Mais un jour comme Burrhus le pressait de signer la mort d’un criminel condamné au supplice, plût à dieu, dit-il, que je ne susse ni lire ni écrire ;  comme ayant regret de consentir à la mort d’un homme encore qu’il fut coupable. Quand il se trouvait aux assemblées, il saluait les assistants selon leurs dignités, et nommait chacun par son nom sans hésiter.

Le sénat lui rendant des actions de grâces, elles seront de saison, dit-il, lorsque je les aurai méritées. Quand il allait se promener aux champs et faire quelque exercice, il recevait le peuple en sa compagnie. Il prenait un singulier plaisir à déclamer et à réciter des vers ; non seulement en privé, mais même en public, et sur les théâtres. Il arriva qu’une fois ayant récité des vers en présence du peuple, le peuple eut cela si agréable, que pour témoigner sa joie, il fit décerner des prières publiques, et fit graver une partie de ses vers en lettres d’or pour la consacrer à Jupiter adoré au Capitole. Les bruits des mouvements étrangers lui apportèrent quelque sujet de gloire, vu que la nouvelle étant venue à Rome, que les Parthes avaient repris l’Arménie sur Rhadamiste, il apporta un tel ordre aux affaires, que tout le monde conçut une grande opinion de sa prudence : car il fit promptement faire les recrues des légions d’orient, commanda qu’elles se logeassent aux frontières d’Arménie, et fit marcher les rois Agrippa et Antiochus pour assaillir les Parthes, et pour divertir par ce moyen la guerre de cette province, où il envoya encore d’autres forces. Les Parthes voyant l’état des affaires, se retirèrent, comme remettant la guerre à un autre temps. Cet heureux succès des affaires d’orient porta le sénat à lui décerner des honneurs excessifs et pleins de vanité : car il ordonna qu’on ferait des prières publiques pour lui : qu’aux jours de ces prières il porterait la robe triomphale : qu’il entrerait dans la ville comme en triomphe, et qu’on lui dresserait une statue de la grandeur de celle de Mars Le Vengeur, pour la mettre dans le même temple où ce dieu était adoré. Parmi cela les gens de bien se réjouissaient de ce que voulant assurer l’Arménie à l’empire, il avait choisi Corbulon, personnage doué de toutes les qualités d’un grand capitaine, et estimé homme de bien dans le monde, se figurant que cette élection leur était comme un présage d’un bon règne, sous lequel on verrait la vertu honorée. Aussi fut-ce une action bien regardée, chacun ayant les yeux attentifs à considérer, si en ces prémices de son empire il prendrait pour chef de cette guerre un homme sans contredit digne d’une si grande charge ; ou bien s’il aurait aussi peu de soin que ses prédécesseurs, de mettre des personnes capables dans ses armées. Nous verrons en son lieu quel fut le fruit qu’il recueillit de ce choix, et quels furent les évènements de la conduite de ce grand capitaine : ici il suffit de dire que les déportements de Néron furent extrêmement justes et extrêmement populaires au commencement de son règne.

Il fit représenter divers spectacles pour récréer le peuple, qui voyait les premiers de la ville monter sur les théâtres, et faire des tours de charlatans pour gratifier ce jeune prince. Il n’oublia pas les combats des gladiateurs, mais il aimait mieux alors les exercices où l’on ne voyait point épandre de sang ; et pour cette raison il fut le premier qui amena à Rome la façon des jeux nemeans, où l’on disputait le prix de la musique, de la lutte, et de la course des chevaux, qui sont tous plaisirs et tous exercices innocents. Il reçut favorablement les couronnes qui lui furent adjugées pour prix de son éloquence, et en prose et en vers, et même il voulut qu’elles fussent portées au pied de la statue d’Auguste, comme choses sacrées. Néron passa ainsi sa jeunesse, durant que Sénèque et Burrhus eurent une pleine puissance sur ses volontés. Mais comme nous avons dit, leur crédit ne fut pas de longue durée. Les flatteurs, pestes ordinaires des princes, renversèrent leurs conseils. Quoi ? disaient-ils à Néron, que vous receviez la loi de vos sujets ; que vous enduriez qu’ils traversent vos volontés ; que vous souffriez qu’ils vous prescrivent ce que vous devez faire ; ignorez-vous votre puissance ? Ne savez-vous pas que vous estes empereur, et que tout le monde doit ployer sous vos volontés ? Ces paroles firent une grande impression sur ce jeune esprit : mais outre cela, comme il avait de l’ombrage de l’autorité que prenait sa mère : aussi était-il jaloux de la gloire que ces deux grands personnages se donnaient de gouverner sa jeunesse, comme s’il n’eut pas été capable lui-même d’administrer un si grand empire.

C’est pourquoi il se mit à mépriser leur avis, et à fouler aux pieds leurs conseils, et à faire toutes choses contre leurs instructions, jusqu’à se proposer pour exemple de son règne, l’empire de Caligula, duquel il se résolut d’embrasser la façon de vivre, sans repenser au malheur de sa mort. Depuis qu’il eut pris cette infâme résolution, on lui vit dépouiller toute honte, et non seulement il imita les débordements de Caligula, mais il le surpassa de beaucoup en toutes sortes d’insolences et de cruautés. Pour entretenir ses plaisirs, il dissipa les trésors de l’empire, et épuisa toutes ces prodigieuses richesses que son prédécesseur lui avait laissées. En suite de quoi, non seulement il accrut les impôts et les tributs des provinces, mais mêmes il persécuta les plus riches familles de la ville, et fit mourir beaucoup de grands personnages, afin de se saisir de leurs biens pour fournir à son luxe et à ses prodigalités. Il montra une passion insensée à l’endroit des chevaux, qu’il nourrissait d’une façon exquise pour s’en servir à la course et aux combats, et en vint jusqu’à ce point de folie, qu’après qu’ils l’avaient servi, il leur donnait les mêmes ornements, et leur établissait les mêmes pensions dont on récompensait les grands personnages qui avaient travaillé pour la république.

Cependant le crédit d’Agrippine allait diminuant tous les jours, quoi qu’elle fît tout ce qu’elle pouvait pour maintenir sa puissance. Une jeune affranchie nommée Acté, venue de l’Asie, lui en ôta tout ce qui lui en restait auprès de son fils. Car il devint si furieusement amoureux de cette étrangère, qu’il ne pensa plus qu’à la contenter. Ses plus sévères amis n’improuvaient pas entièrement ces amours, mais disaient, qu’à la vérité c’était un malheur qu’il ne se plut pas davantage en la compagnie de sa femme Octavia, etc. Mais ces privautés et ces amours mirent au désespoir Agrippine, qui frémissait de voir que son fils lui donnât pour rivale une affranchie, et pour belle-fille une esclave. Au lieu d’attendre que le repentir ou la jouissance l’en divertissent, elle s’efforça de l’en retirer à force de menaces ; mais la honte qu’elle lui pensait faire, ne servit qu’à irriter sa passion, et à l’embraser davantage : tellement que de dépit il quitta tout le respect qu’il lui devait, et lui fit connaître qu’il n’avait pas agréable qu’elle se mêlât si avant de ses affaires. Comme elle vit que cette voie ne lui succédait pas, elle eut recours aux artifices, et sachant qu’un serenus servait de couverture et de voile à son fils, et qu’il lui prestait sa maison pour cacher ses amours et son nom, pour dérober la connaissance des largesses qu’il lui faisait ; elle conjura son fils avec mille caresses de se servir d’elle, et lui offrit son cabinet et son sein pour cacher ce que son âge et sa dignité voulaient être celé. Mêmes elle confessait qu’elle en avait mal usé, que c’était une sévérité hors de saison qu’elle avait témoignée, et pour le gagner du tout, lui fournissait tout l’argent qu’il désirait pour assouvir ses plaisirs. Les amis de Néron voyant que celle qui l’avait si superbement traité, le flattait si indignement, s’imaginèrent que cette habile femme n’avait pas changé de façon de faire sans occasion. Néron de son côté la voyait venir, et néanmoins dissimulait accortement le sentiment qu’il avait de son courage. De fortune, un jour comme il eut trouvé parmi les ornements des femmes et des mères des empereurs une magnifique robe toute semée de pierreries, qui méritait être présentée à la plus grande princesse du monde, il la lui envoya en sa maison : mais au lieu de la recevoir avec les justes remerciements que le présent méritait, elle commanda qu’on la reportât à son fils, et qu’on lui dit, que ce n’étaient pas là les ornements dont elle se parait : qu’on la voulait amuser de ces vains honneurs pour lui ravir ceux qui lui appartenaient ; qu’au reste, il avait mauvaise grâce, de vouloir faire la part à celle de qui il tenait tout ce qu’il possédait. Néron pour se venger de ceux qui supportaient l’orgueil de sa mère, cassa Pallas son principal confident, et lui fit tout le dépit dont il se peut aviser. Cet affront fait à Pallas la mit en fureur, et lui fit découvrir sa propre infamie : de sorte que parmi ses autres plaintes, s’adressant à son fils, elle lui reprocha, etc.

Ces furieuses reproches laissèrent un poignant aiguillon dans l’âme de Néron, qui repensa sérieusement à ce qu’elle lui avait dit de Britannicus ; et comme outre cela il eut reconnu l’inclination du peuple en son endroit, il se résolut de le faire mourir. Mais d’autant que son innocence le mettait à couvert des poursuites de la justice, il eut recours aux fraudes, et pratiqua un tribun pour l’empoisonner, par le moyen de cette fameuse sorcière Locusta, dont nous avons déjà parlé, qui était prisonnière entre ses mains. La première fois le poison n’opéra pas, à cause que la nature aida à Britannicus à le rejeter. Néron fâché de ce qu’ils se servaient d’un poison si faible et si lent, menaça le tribun, et lui commanda de faire mourir la sorcière, si elle n’en préparait un plus violent : et là dessus ils lui promirent de le contenter, et de bailler à Britannicus un poison qui le ferait mourir plus promptement, que s’il était percé d’un coup d’épée. Là dessus ils conduisent si bien cette malheureuse trame, qu’ils le lui baillent dans l’eau froide, comme il était assis à la table devant Néron. Soudain qu’il l’eut pris, la parole et la vie l’abandonnèrent sur le champ. D’entre les assistants, ceux qui ne savaient rien de l’affaire, sortirent tous effrayés de ce désastre. Les autres qui avaient quelque soupçon du crime de Néron, demeurèrent fermes pour considérer sa contenance. Mais sans s’étonner d’un accident qu’il avait prévu, il dit à la compagnie, que ce n’était qu’une syncope du mal caduc, auquel Britannicus était sujet dés le berceau, et que bientôt la vue, la parole, et le sentiment lui reviendraient. Agrippine qui vit ce détestable spectacle, ne peut celer sa douleur, d’autant qu’elle connut bien que Néron lui avait ôté son appuy, et avait jeté les semences et l’exemple des parricides, dans lesquels elle craignait à bon droit de se trouver enveloppée. Octavia soeur de Britannicus, et femme de Néron, fut aussi présente à ce malheur : mais quoi qu’elle fut encore jeune, peu instruite aux ruses du monde ; si est-ce qu’elle sut bien couvrir son ennui, et supprimer sa douleur, de peur d’offenser son cruel mari, qui commanda aussitôt qu’on se remit à faire bonne chère, et à se réjouir. La nuit suivante on fit avec peu d’appareil les obsèques de Britannicus. Il fut porté au champ de mars, mais il fit un tel orage durant la cérémonie, que le peuple crut que c’était un témoignage du courroux du ciel contre l’auteur de ce parricide. Toutefois il n’y eut pas faute de personnes qui l’approuvaient, se ressouvenant des anciennes discordes advenues entre les frères, et se figurant, que comme le monde n’est éclairé que d’un soleil ; aussi les grandes monarchies ne peuvent souffrir deux maîtres. Néron craignant que les cérémonies du deuil n’aigrissent les esprits, en défendit la pompe, etc.

Après cela il fit de grands biens à ses principaux amis, d’entre lesquels quelques-uns blâmèrent particulièrement Burrhus et Sénèque, leur reprochant que parmi cette façon de vivre si sérieuse dont ils faisaient profession, ils avaient partagé entre eux les maisons et les terres entières, comme une proie que le malheur du temps leur avait apportée. Les autres les excusaient, alléguant qu’ils y avaient été contraints par le prince, qui ayant la conscience troublée de l’image de son crime, espérait en pouvoir effacer la mémoire, et en trouver le pardon, par le moyen des largesses qu’il faisait aux plus puissants. Mais il n’y eut rien qui put adoucir l’aigreur et le courroux de sa mère, qui se mit à faire la cour à Octavia, à conduire de secrètes pratiques avec ses plus confidents amis, à surmonter son avarice naturelle pour faire du bien à tout le monde, et à caresser les tribuns et les centeniers, afin de les attirer dans le parti qu’elle allait formant. Néron s’en apercevant lui cassa ses gardes, et lui ôta les soldats Allemands qu’il lui avait donnez pour l’honorer comme la mère du prince, encore qu’autrefois cet honneur ne se fît qu’à celle qui avait part à son lit. Et pour lui ôter l’abord de ceux qui la venaient voir, il la fit sortir d’auprès de lui, et l’envoya loger en la maison qui avait été à Antonia, où l’allant quelquefois visiter, il se faisait suivre par un grand nombre de capitaines ; et après un froid compliment l’ayant baisée, plus par cérémonie que par amour, il se retirait aussitôt, et la laissait là. Cette disgrâce fit paraître, qu’il n’y a rien au monde de si faible et de si peu durable qu’une puissance empruntée, et qui n’est pas bâtie sur ses propres fondements. Car la maison d’Agrippine devint aussitôt un désert, et personne ne l’allait plus voir, sinon quelques femmes, desquelles mêmes on n’eut su dire si elles lui rendaient ces devoirs par amour ou par haine, vu qu’il s’en trouva qui firent ce qu’elles purent pour accroître son infortune. Quelque temps auparavant elle avait offensé au vif l’esprit de Junia Silana, (c’est celle que Siluis avait répudiée pour épouser Messaline) d’autant qu’étant amoureuse de Sextus Africanus, et désirant passionnément de l’épouser, Agrippine nonobstant l’étroite profession d’amitié qu’elle faisait avec elle, non seulement rompit ce dessein par son crédit : mais mêmes lui fit de grandes reproches de son âge et de son impudicité. Junia ayant l’âme ulcérée de ce sanglant affront, se servit de l’occasion que ce malheur d’Agrippine lui présenta, et se figurant que c’était le temps de se venger d’elle, attira deux de ses partisans Iturius et Calvisius, qui l’accusèrent non plus de ce que tout le monde savait qu’elle pleurait la mort de Britannicus : mais de ce qu’elle avait dressé une nouvelle partie au prince, ayant traité avec Rubellius Plautus issu du côté de sa mère du sang d’Auguste aussi bien que Néron, pour l’épouser, et pour le faire maître de l’empire. Néron étonné de cette nouvelle, qui lui fut apportée la nuit à la table par un affranchi de Domitia ennemie d’Agrippine, se résolut non seulement de tuer sa mère et ce Rubellius Plautus, mais mêmes de casser Burrhus, et de lui ôter la charge de ses gardes, d’autant qu’il le croyait partisan affectionné d’Agrippine, dont il était la créature. Toutefois l’intercession de Sénèque fut si puissante qu’il ne chassa point Burrhus, qui même se présentant à lui, lui offrit de faire mourir Agrippine si elle se trouvait coupable : mais, lui dit-il, s’il faut ouïr les autres devant que de les condamner : combien à plus forte raison une mère ? Jusque ici, ajouta-t-il, nous ne voyons point d’accusateurs. C’est un bruit qui vient d’une maison mal affectionnée, et qui est apporté par un bouffon. Et là dessus le conjura de se souvenir qu’ils étaient parmi les ténèbres, et qu’ils avaient passé la nuit en débauches, et en somme qu’il y avait danger de sortir à une heure si indue. Néron adouci par cette remontrance, acheva de passer la nuit à boire. Mais si tôt que le jour fut venu, il dépêcha Burrhus pour aller dire à Agrippine en la présence de Sénèque, qu’elle examinât l’accusation, et qu’elle fît paraître son innocence en se justifiant, autrement qu’il lui fallait mourir.

Burrhus s’en acquitta avec plus de rigueur qu’on n’eut attendu d’une personne qui lui était si fort obligée ; mais une plus grande douceur lui eut pu coûter la vie. Agrippine ne rabattant rien de son orgueil ordinaire, prit la parole, et lui répondit, qu’elle ne s’étonnait point que Junia Silana, qui n’avait jamais eu d’enfants, ignorât les passions des mères, etc.. Elle dit tout cela avec tant de véhémence, que ceux qui étaient autour d’elle en furent émeus : et là dessus demanda à voir son fils. Et comme elle fut devant lui, ses discours ne furent point ni de son innocence, de peur de se rendre suspecte, ni de ses bienfaits, de peur qu’elle ne semblât les lui reprocher ; mais de la punition de ceux qui l’avaient accusée, et des récompenses qu’elle demandait pour ses serviteurs.

Enfin elle mania si dextrement l’esprit de Néron, qu’elle impétra ce qu’elle voulut de lui. Non contente donc d’avoir fait donner des gouvernements et d’autres charges à ceux qu’elle recommandait, elle fit bannir ou exécuter tous les accusateurs, excepté le comédien Pâris, à qui Néron était trop affectionné pour le perdre, en faveur de sa mère qu’il n’aimait pas si tendrement. En ce temps-là Pallas et Burrhus furent accusez d’avoir conspiré contre le prince, et d’avoir entrepris de faire Cornélius Sylla empereur : mais l’accusation se trouva si mal fondée, que celui qui en avait été l’auteur, fut envoyé en exil. Ce fut en cette même saison que la folie, l’innocence et la rage de Néron commença à paraître publiquement. Car oubliant son rang et sa dignité, et ne se contentant pas de la licence qu’il se donnait dans son palais, il se mit à courre la nuit par les rues, à battre et à outrager ceux qu’il rencontrait, à fréquenter les bordeaux, à forcer les boutiques, et à les piller, pensant qu’on ne le connaîtrait pas, d’autant qu’il allait déguisé. Mais sa suite fit incontinent savoir que c’était lui, dont beaucoup de monde se trouva en peine. Car ne pardonnant à personne, mais ôtant les habits, frappant et tuant ceux qui allaient par la ville, et outre cela violant filles, femmes et garçons, il y eut des personnes de qualité qui se mirent en devoir de repousser ces insupportables injures, comme en connaissant par le lieu d’où elles sortaient, et l’ayant appris, ne savaient comment lui en faire des excuses. Mêmes il en prit mal à un sénateur nommé Julius Montanus, qui en étant venu aux mains avec lui, pour défendre l’honneur de sa femme, voulut depuis lui demander pardon de ce qu’il l’avait blessé, ne sachant pas que ce fut lui : car Néron interprétant cette excuse à un manifeste opprobre, commanda qu’on le fît mourir. Et depuis il prit une longue suite de gardes qui l’accompagnaient la nuit quand il allait courre les rues.

L’insolence de ses déportements ne flétrit seulement sa gloire, mais souilla encore la réputation de son précepteur Sénèque, de qui ses ennemis dirent alors, et ont dit encore depuis, qu’il pratiquait beaucoup de choses contraires à la philosophie etc.. On a passé jusqu’à lui reprocher les plus abominables crimes dont la nature puisse être offensée, et mêmes d’avoir appris ces monstrueuses brutalités à son disciple Néron. Mais on doit imputer cela au malheur de la nourriture qu’il fit en élevant ce monstre, qui s’étant acquis la haine du ciel et de la terre par l’infamie de ses actions, a rendu odieux à plusieurs celui qui l’a instruit, comme s’il avait eu part en ses crimes, encore qu’il eut fait toute sorte d’efforts pour l’en corriger. Et puis l’envie des écrivains peut bien s’être efforcée de mettre cette tache en la réputation de Sénèque. Ses beaux écrits qui sont comme une vive image de sa vie, nous font mieux juger de l’innocence de ses portements. Quoi qu’il en soit, ce lui fut un insigne malheur d’avoir à élever la jeunesse d’un prince, qui semble n’avoir été mis au monde que pour déshonorer la nature humaine. Le procès de ce Suillius, qui avait eu puissance absolue sous l’empire de Claudius, aida bien à le rendre odieux : car on crut que Sénèque fit renaître la loi Cincia établie contre ceux qui plaidaient pour de l’argent, afin de l’opprimer. Aussi Suillius accusé de cette corruption, reprocha tout haut à Sénèque, qu’il en voulait à tous les serviteurs de Claudius, sous le règne duquel il avait été à bon droit banni de Rome. Que c’était un pédant, qui s’étant accoutumé parmi des enfants à une façon de parler énervée, ne pouvait souffrir une éloquence mâle et vigoureuse, dont les excellents avocats se servaient pour défendre la vie des citoyens, que ce n’était pas contre ceux qui prenaient les justes et modérées récompenses d’un honnête travail qu’il fallait fulminer, mais bien contre ceux qui allaient corrompre la pudicité, et souiller le lit des princesses : qu’au reste il voudrait bien savoir en quelle philosophie il avait appris à amasser en quatre ans de faveur tant de millions et tant de richesses qu’il avait amassées : que c’était du plus pur sang de l’Italie, et des autres provinces, dont il allait triomphant : que s’il avait moins de fortune que lui, il ne manquait pas pourtant de courage pour maintenir sa dignité, mêmes au péril de sa vie. Ces reproches achevèrent de gâter l’affaire de Suillius, et firent qu’on eut recours à d’autres accusations pour le faire envoyer en exil, où il passa le reste de ses jours assez constamment. Tout cela n’apporta guère d’honneur à Sénèque, qu’on crut avoir été l’instrument de sa ruine. Mais la suite des déportements de Néron lui acquit bien encore plus d’infamie. Il devint éperdument amoureux de Popea Sabina jeune femme, à qui il ne manquait rien que d’être chaste. Elle était douée d’une exquise beauté, et n’avait pas faute de moyens. Elle avait une parole agréable et un esprit assez poly : elle se montrait modeste en apparence, mais elle était lascive en effet. Elle ne sortait guère en public : quand elle y allait, elle avait toujours une partie du visage voilée, sait qu’elle ne voulût pas donner un plein contentement aux yeux, sait qu’elle crut que cela était de la bienséance d’une femme de sa qualité : mais parmi cela, elle n’était guère soigneuse de sa réputation, ne mettant point de différence entre un mari et un adultère, et n’ayant autre passion que celle de l’utilité qui se présentait. Elle était mariée à un chevalier romain, nommé Rufus Crispinus ; mais Othon jeune seigneur qui avait toute sorte de privauté avec Néron, la lui débaucha, et appuyé du crédit qu’il avait auprès du prince, fit tant par ses pratiques, que quittant son mari elle l’épousa.

Comme il se vit parvenu à ce mariage, il en fit vanité devant Néron, se vanta qu’il avait la plus belle femme, et qu’il était le plus heureux homme de l’empire. Il n’en fallait pas davantage pour enflammer un jeune prince, de soi-même porté à toute sorte de licence et de volupté. Peut-être était-ce l’intention d’Othon de l’en rendre passionné, afin que cette communauté d’amour servit à accroître sa puissance : mais quand elle se vit recherchée d’un si grand prince, elle dédaigna son nouveau mari, se donna toute à Néron, et fit tant par ses artifices, qu’il ôta à Othon tout le crédit qu’il avait auprès de sa personne, et l’envoya gouverneur en Lusitanie, afin de n’avoir point de rival à Rome. Ce fut la dernière action mauvaise à laquelle Néron chercha quelque couverture. Car depuis renonçant à toute honte, il se prostitua ouvertement à toutes sortes de débauches, faisant gloire du vice, et vanité d’être méchant. Il relégua à Marseille Cornélius Sylla, seulement parce que le voyant d’un esprit pesant et tardif, il se figura que c’était un homme dissimulé, qui avait de grands desseins, et qui pourrait entreprendre sur sa vie. Ce qu’il crut d’autant plus obstinément, qu’un des ministres de ses voluptés lui persuada qu’il l’avait pensé surprendre une nuit qu’il allait faire ses courses ordinaires par les rues. Durant tous ces beaux ménages de Rome, les Allemands prirent les armes. Les Frisons désirant de s’habituer en leur voisinage auprès du Rhin, s’emparèrent des lieux les plus commodes qu’ils rencontrèrent en leur voisinage.

Mais parce qu’ils n’avaient nulle permission de l’empereur de se saisir de ces terres, Vibius Avitus qui commandait en ces quartiers-là au nom de Paulinus Pompeius lieutenant de l’empire, les menaça de leur courre sus s’ils ne se retiraient, ou s’ils n’impétraient de Néron le congé de posséder ces nouveaux héritages qu’ils avaient déjà cultivés. Ils dépêchèrent à Rome leurs ambassadeurs, qui ne faisant pas beaucoup d’affaires auprès d’un prince noyé dans les délices, furent contraints de s’en retourner avec un plein refus qui les fit mutiner ; mais ils furent aussitôt réprimés et chassez dans leurs premières possessions.

Les Ansibariens voyant les terres qu’ils avaient quittées, dénuées d’habitants, s’en emparèrent : mais les romains ne les purent non plus endurer que les autres, dont ils se plaignirent à Avitus par un de leurs capitaines, qui avait fait de grands services à la république, lui remontrant, que c’était accroître les limites de l’empire, de donner de nouvelles terres aux alliés du peuple romain etc. Comme ils firent mine de s’opiniâtrer, les légions marchèrent contre eux. Leurs alliés les abandonnant, et se trouvant contraints de chercher d’autres retraites, ils se virent chassez de tout le monde, et allèrent errant et vaguant parmi les terres étrangères, où étant tenus comme ennemis, ils perdirent enfin ce qu’ils avaient de jeunesse, que la pauvreté et la misère opprima. Il s’éleva aussi une cruelle guerre entre les Cattes et les Hermondures leurs voisins, qui leur disputaient la possession de la rivière qui les fournissait de sel. Les Hermondures ne se contentant pas de la victoire qu’ils obtinrent sur les Cattes, firent encore passer par le fil de l’épée tout ce qui se sauva de la bataille, sans pardonner ni à hommes ni à chevaux.

Mais Rome nous va faire voir un spectacle encore plus horrible que tout cela, vu que Néron ne voulant plus différer l’exécution du parricide qu’il avait résolu en son âme, mit en oeuvre toutes sortes d’artifices, et enfin eut recours à la violence ouverte pour faire mourir sa mère Agrippine. Popea Sabina jetait de l’huile sur ce feu, parce qu’elle savait bien qu’elle ne pouvait espérer de voir rompre le mariage de Néron avec Octavia durant qu’elle demeurerait en vie : même pour l’irriter davantage parmi leurs plaisirs elle l’appelait pupille, comme s’il eut été sous la tutelle d’Agrippine. Aux autres occasions elle ne cessait de l’importuner de ses larmes et de ses cris pour le faire entendre à son mariage, jusqu’à lui dire ; que s’il ne la voulait pas épouser de peur de déplaire à sa mère, elle était résolue d’aller chercher Othon au bout du monde, où elle aimait mieux ouïr parler de l’infamie de l’empereur, que de la voir de ses yeux, et de courre fortune avec lui. Agrippine de son côté opposait artifice à artifice, et ces deux femmes disputaient à qui serait maîtresse d’un malheureux prince. On dit une chose d’Agrippine qui est si détestable, qu’il y aurait peine d’y ajouter foi, si sa vie passée ne faisait tout croire de son impudicité.

Voulant prendre une puissance absolue sur son fils, elle épia l’occasion et le temps qu’il était échauffé de vin, s’étant parée à l’avantage, comme elle était encore jeune et belle princesse, elle lui prostitua son corps, et peu s’en fallut qu’il ne se souillât de cet abominable inceste, ayant déjà cueilli d’elle les mêmes baisers qui avaient perdu Claudius, et qui lui avaient fait épouser cette louve. Sénèque détourna accortement cette vilaine, ayant suscité Acté, qui pleine d’horreur et d’effroi alla crier à Néron qu’il était déshonoré : que sa mère se vantait qu’il avait couché avec elle, et que jamais les prétoriens n’endureraient un prince si exécrable. Néron s’étonne de l’effronterie de sa mère, fuit sa compagnie, lui témoigne son courroux, et ne cherche plus que l’occasion de la perdre, mais il ne sait s’il doit employer le fer ou le poison. Il trouvait beaucoup de difficulté au poison, non seulement à cause de la fidélité de ses serviteurs qui prenaient soigneusement garde à ce qu’elle mangeait, mais aussi à raison de sa défiance particulière, parce que se doutant de son fils elle usait continuellement de contrepoisons. De la faire tuer il n’y trouvait pas moins de peine, et ne savait à qui confier un dessein si exécrable, mêmes il avait peur que celui qu’il choisirait pour s’en servir ne refusât absolument de le faire. Comme il était agité de ces abominables pensées, Anicetus l’un de ses affranchis qui avait été son gouverneur en sa jeunesse, et qui commandait à une flotte de vaisseaux qui était à Misène, s’offrit de venir à bout de ce dessein, et de faire périr Agrippine, à qui il portait d’ailleurs une cruelle inimitié. Il lui en déclara la façon, et lui dit, qu’il y avait moyen de dresser un navire, qui venant à se défaire et à se détacher au milieu de la mer, la laisserait tomber sans qu’elle s’en put apercevoir. Et ajouta qu’il ne pouvait entreprendre de la perdre plus commodément que sur la mer, vu qu’on attribuerait aisément aux flots et aux vents son malheur, si elle venait à y périr. Et que pour achever le jeu et couvrir entièrement son crime, il ne faudrait plus que bâtir un temple et des autels, et faire de magnifiques obsèques à la défunte. Cette invention plût à Néron, qui pour ôter à sa mère toute sorte de soupçon, se remit à la caresser, et voulant se servir de l’occasion des jeux de Minerve, qu’il allait faire célébrer à Bayes avec toute sorte de pompe et de magnificence, il l’envoya prier de s’y venir promener pour avoir le plaisir des spectacles, et pour se réjouir en sa compagnie. Agrippine qui ne désirait rien avec tant de passion, que de se voir bien auprès de son fils, ajouta aisément foi à ses prières, s’achemina à Bayez, et le trouva sur la grève où il l’attendait. À l’abord il lui fit toutes sortes de caresses, et de là la mena à Baules, maison de plaisance, assise entre le cap de Misène et le lac de Bayes, d’où il était parti pour l’aller recevoir. Il y avait force navires dans le port ; mais il n’y en avait point de si superbement équipé que celui qui était préparé pour la perdre : et il l’avait ainsi voulu, afin qu’elle crut que c’était pour lui faire davantage d’honneur, d’autant qu’elle se plaisait à voguer et à faire des voyages sur la mer. Ce ne furent plus que festins où son fils la mettait toujours au dessus de lui ; ce ne furent plus que baisers et que flatteries pour abuser une misérable mère. Comme elle s’en voulut retourner, il l’accompagna jusque à son vaisseau, et prenant congé d’elle, il lui protesta qu’il ne voulait plus vivre que pour l’amour d’elle, et la conjura que de son côté elle eut soin de sa santé pour l’amour de lui, et là dessus lui bailla Anicetus comme pour la conduire, mais en effet pour la perdre. La mer ne voulut pas servir de théâtre à un si tragique spectacle, ni se souiller du reproche d’un crime si horrible. Car encore que ceux qui avaient la conduite de ce naufrage, s’efforçassent de rompre l’entablement du vaisseau, si dextrement qu’ils pensaient la voir abîmée devant qu’elle eut pu le reconnaître ; si est-ce que la dextérité leur manqua, de sorte que le plancher de sa chambre qu’on avait expressément chargé de plomb pour le rendre plus pesant, venant à tomber, la ruine accabla un de ses domestiques qu’elle avait auprès d’elle, mais ne fit aucun mal, ni à elle, ni à Aceronia qui lui tenait fidèle compagnie en ce danger. Le vaisseau demeurant arrêté, et ne s’ouvrant pas comme les mariniers complices de l’entreprise avaient promis, ils se résolurent de le renverser sans dessus dessous, et de submerger ainsi Agrippine, mais parmi le bruit ils ne purent se faire bien entendre à ceux qui n’étaient pas participants de la trahison. Ils ne purent donc en venir à bout, mais furent contraints de le faire couler plus doucement. Aceronia qui était auprès d’Agrippine quand ce malheur arriva, et qui lui discourait de la joie qu’elle avait de la voir si bien remise avec son fils, étant tombée avec elle dans la mer, commença à appeler comme si elle eut été Agrippine, et cria qu’on sauvât la mère de l’empereur. Les mariniers croyant que ce fut elle, pour achever leur coup, la vont assommer à coups de rames. Agrippine ne disait mot, mais elle ne laissa pas d’être blessée à l’épaule. Les ondes la portèrent longtemps nageant sur l’eau, et par après les frégates qui accoururent du rivage voisin, la recueillirent et la rendirent dans sa maison.

Comme elle se vit échappée de ce naufrage, elle se mit à considérer l’ordre qu’on avait tenu pour la faire périr, et ne fit plus de doute que ce ne fut l’oeuvre de son fils : mais crut qu’il le fallait dissimuler. Elle dépêcha vers lui pour l’avertir du danger qu’elle avait couru sur la mer, et pour l’assurer que par la bonté des dieux, et par la bonne fortune de son fils, elle en était échappée, et là dessus le fit conjurer de ne se mettre point en peine de la venir sitôt visiter, d’autant que présentement elle n’avait besoin que d’un peu de repos. Néron qui attendait avec impatience la nouvelle du succès de son dessein, entendant dire qu’elle s’était sauvée, et qu’elle n’était que légèrement blessée à l’épaule, perdit toute contenance, appréhenda qu’elle ne lui suscitât du trouble à Rome pour se venger ; et ne sachant à quoi se résoudre, appela Burrhus et Sénèque pour avoir leur avis là dessus : leur opinion fut que si Néron ne prévenait Agrippine, il périrait indubitablement. Il s’informa de Burrhus s’il devait employer ses gardes pour faire ce massacre. Burrhus lui déclara, qu’il ne croyait pas que les gardes du prince voulussent mettre la main sur une petite fille de Germanicus : mais ajouta que c’était à Anicetus qui avait commencé cette tragédie, de l’achever. Anicetus se présenta à lui, et induit par les grandes promesses qu’il lui fit, prit la charge de la faire mourir. Et ayant su qu’Agerinus était venu de la part d’Agrippine, il s’approcha de lui comme il parlait à Néron, et laissa tomber un poignard à ses pieds, et comme s’il eut attenté à la vie du prince, le fit enchaîner et puis mourir, afin qu’on crut qu’Agrippine l’avait envoyé pour tuer son fils, et que n’ayant pu exécuter son dessein, il s’était défait lui-même par l’appréhension des supplices. À même temps Anicetus partit, et s’en alla accompagné d’un centenier, et d’un bon nombre de soldats pour investir la maison d’Agrippine, où il abordait une infinité de monde qui venait se réjouir avec elle, de ce qu’elle était échappée d’un si grand danger. Les soldats chassèrent tout ce monde, et entèrent dans le logis où ils ne trouvèrent plus qu’Agrippine, chacun s’en étant enfui, et l’ayant abandonnée. Comme elle voit Anicetus avec des gens de guerre, elle lui dit courageusement, que s’il est venu pour la visiter de la part de son fils, elle se porte mieux ; mais que s’il est venu pour la tuer, qu’elle ne croit point que son fils fut si malheureux que d’avoir commandé un parricide. Mais comme elle se sentit frapper, montrant son ventre au centenier, frappe-là, lui dit-elle, frappe le ventre qui a porté Néron. Ainsi mourut Agrippine petite fille de Germanicus, massacrée par le commandement de son propre fils, auquel elle avait procuré l’empire, et fait mourir beaucoup d’innocents pour l’élever à ce comble de gloire. Lors qu’on lui apporta l’avis de sa mort, il eut de la peine à le croire, d’autant que l’horreur du crime faisait qu’il se défiait de l’exécution. Mêmes on crut que s’en voulant assurer il s’était transporté au lieu du massacre, qu’il avait manié tout le corps, comme pour savoir si on n’était point trompé : et qu’encore il eut bien le courage de dire ces exécrables paroles, je ne pensais pas avoir une mère si belle. Ce fut lors qu’elle recueillit le fruit de l’ardente ambition qu’elle avait eue de le voir régner. La même nuit qu’elle fut tuée, son corps fut brûlé sans aucun appareil et sans aucune image de pompe, et durant la vie de Néron, on ne dressa aucun tombeau à ses cendres, tant l’inhumanité du fils se déborda contre cette misérable mère.

Néron ayant eu loisir de penser à l’exécrable offense qu’il venait de commettre, commença à se troubler, et parmi ses inquiétudes ne fit toute la nuit que se pourmener par la chambre, et regarder s’il était jour. Comme le soleil fut levé, les soldats des gardes pratiquez par leur Colonel Burrhus se présentèrent à lui, s’efforcèrent de le consoler, lui dirent qu’il avait assuré sa vie et son état ; qu’il se devait réjouir de la mort de celle qui allait tout perdre s’il ne l’eut prévenue. Mais tout cela ne pût assurer sa conscience, qui demeura si effrayée et si éperdue de l’horreur de son crime, qu’il confessa maintes fois depuis, qu’il était poursuivi des Furies, et qu’il sentait jour et nuit la rigueur de leurs fouets, et de leurs torches ardentes, et même la nuit, il lui était avis qu’il voyait sa mère qui lui reprochait son parricide. Il lui fut aussi rapporté qu’à l’entour de sa fosse, on oyait des cris et des hurlements effroyables, et comme un son de trompettes qui semblaient sonner la charge d’un combat. Pour se divertir, il voulut s’éloigner des lieux où il avait fait faire le massacre, dont l’image se présentait incessamment à ses yeux. Il se retira donc à Naples, d’où il écrivit au sénat des lettres pleines d’invectives contre Agrippine, afin de justifier la cruauté dont il avait usé en son endroit, et la diffama, comme si auparavant sa mort elle eut essayé de le faire tuer par un de ses affranchis.

Personne ne crut qu’un si hardi dessein eut pu entrer en l’âme d’une femme à peine essuyée du naufrage. Mais l’on ne s’étonna pas tant de Néron homme perdu et abandonné à toutes sortes de violences, que de Sénèque personnage rassis, et faisant profession d’une sévère philosophie, qui chercha des couleurs de rhétorique pour excuser une si prodigieuse méchanceté. Nonobstant cela, le sénat s’épandit en honteuses flatteries, et les grands de Rome combattirent comme à l’ennui les uns des autres, à qui témoignerait le plus de joie de la mort d’Agrippine. On ne parla que de prières solennelles ; que d’institution de nouvelles fêtes pour célébrer le jour auquel Néron avait été préservé de la conjuration de sa mère, dont pour ceste raison le jour natal fut mis parmi les jours malheureux de l’année : dans le sénat on dédia une image d’or à Minerve, et tout auprès entre les sénateurs montra ne pouvoir approuver une action si malheureuse ; mais en faisant le sévère il mit sa personne en danger, pensa ruiner le sénat, et n’ouvrit point le chemin à la liberté. Un si exécrable forfait fut suivi de toutes sortes de prodiges : une femme accoucha d’un serpent, une autre fut frappée de la foudre parmi les embrassements de son mari, le tonnerre tomba en tous les quartiers de la ville, le soleil s’obscurcit en un instant, et laissa voir en plein jour les étoiles ; et quoi que Néron ne fut pas sitôt puni de son crime, si est-ce que ces présages ne furent pas vains, mais furent les avant-coureurs du malheur qui l’enveloppa depuis. Et cependant il était tellement bourrelé et agité des terreurs de sa conscience, qu’il se déplaisait de vivre, et ne savait ce qu’il devait faire, tantôt rassurant sa contenance, tantôt pleurant la mort de sa mère, et tantôt témoignant l’exécration en laquelle il avait sa mémoire. Mais pour jeter sur elle l’envie et la haine des violences passées, rappela de l’exil ceux qu’elle avait chassez, et donna grâce à ceux qu’il avait lui même condamnez à sa sollicitation et à sa prière. Au reste il ne savait comment se résoudre à retourner à Rome, appréhendant d’y trouver les volontés du sénat et du peuple aliénées de lui. Mais les flatteurs dont il y avait un si prodigieux nombre à l’entour de sa personne, qu’on peut dire qu’il n’y eut jamais cour de prince qui ait été plus gâtée de cette vermine, lui ôtèrent cette appréhension, lui remontrant que le nom d’Agrippine était odieux, et que sa mort avait réjoui tout le monde, et lui avait acquis davantage de crédit parmi le peuple : partant qu’il ne craignit rien, et qu’il allât hardiment essayer les volontés, et qu’il y trouverait un respect incroyable. À même temps ils le pressèrent de marcher, et rencontrèrent en chemin plus de monde qu’ils n’avaient espéré. Car ils y trouvèrent les lignées venant à la file, et puis les sénateurs parez de leur pourpre, suivis de grandes troupes de femmes et d’enfants disposées en bel ordre, et au milieu de tout cela ils virent la même pompe et les mêmes spectacles dont on avait accoutumé d’accompagner les triomphes. Cela lui enfla le courage, et comme s’il eut acquis quelque insigne victoire, il marcha superbement vers le Capitole où il alla rendre grâces aux dieux, et au partir de là se plongea plus avant que jamais dans les débauches, dont une telle quelle révérence de sa mère l’avait un peu retiré durant qu’elle vivait. De tout temps il avait pris un singulier plaisir à conduire des chariots, à dresser des chevaux de leur attirail, à toucher la lyre ou la harpe, et à chanter : mais alors il montra avoir l’âme forcenée de ces vils exercices, de sorte qu’oubliant son rang et sa dignité, il commença à en faire profession publique, et à contester du prix avec ceux de la lie du peuple. Burrhus et Sénèque croyaient qu’il lui fallait laisser faire ces petites folies, de peur qu’il ne s’échappât, et qu’il ne se jetât à de plus grandes, si on le détournait de celles auxquelles il attachait son esprit, mais ils trouvèrent que cette licence au lieu de diminuer son ardeur, augmentait sa passion : et que peu à peu il allait corrompant la jeunesse de Rome, qu’il occupait toute aux plaisirs des théâtres, en faisant des comédiens et des farceurs, au lieu d’en faire de braves soldats et de bons capitaines par ses exemples. Pour les attirer il n’y avait sorte de profusion dont il n’usât, donnant aux uns des chevaux, aux autres des habits, aux autres des pierreries, et à tous de l’or et de l’argent pour fournir à cette vaine dépense. Ainsi le luxe et les débauches corrompaient peu à peu toute la ville, et n’y eut plus de pudeur ou de modestie, mêmes parmi les dames, qu’on vit faire des choses honteuses sur les théâtres et aux yeux du soleil : en fin on le vit lui-même environné des capitaines et des soldats de ses gardes, jouant de la harpe, et chantant avec une si furieuse passion de se faire admirer par le peuple, qu’il souffrit que sa voix fut appelée la divine voix du prince. Il fit des chevaliers de son ordre, expressément établis pour lui applaudir en ces vains exercices, puis il s’appliqua aussi à faire des vers, et à ouïr les discours des hommes savants, desquels en effet il se moquait. Il se mit derechef à faire jouer des jeux, et amena de la Grèce à Rome les combats de l’éloquence, où il tint à une insigne gloire d’être victorieux, et d’en emporter le prix.

Parmi ces dissolutions on vit luire dans le ciel une comète, que le vulgaire croit être un présage de la mort des grands princes. C’est pourquoi tout le monde pensant que la fin de Néron fut venue, il n’y eut celui qui ne jetât les yeux sur Rubellius Plautus rejeton de la maison de Jules César, que chacun jugeait digne de l’empire. Et mêmes parce que Néron soupant au lieu de la naissance de ce Plautus, le tonnerre tomba sur les viandes qui étaient servies devant lui, et renversa la table ; on prit cela à un bon augure pour son hôte : de quoi Néron ayant eu depuis quelques avis, lui en écrivit aussitôt, et le conjura d’étouffer ces bruits, et de s’en aller en Asie où il avait du bien, sans se tenir à Rome, dont les discours le pouvaient rendre suspect, et donner de l’ombrage de lui à ceux qui régnaient. Plautus pour se mettre à couvert, se retira dans l’Asie, où il mena sa femme Antistia et toute sa famille, de peur d’irriter la jalousie de Néron : mais en fin il ne pût échapper la fureur de ce monstre. Cependant Rome n’était pas si retenue de sa crainte, que l’on n’y ouït mille reproches, et mille malédictions que tout le monde lui donnait. On trouvait écrit en divers endroits de la ville, Oreste, Alcmaeon et Néron ont tué leurs mères.

Il y en eut qui furent si hardis, que de pendre un sac à une de ses statues, comme voulant dire qu’il méritait d’être jeté dans un sac, et d’être puni du supplice des parricides. Mêmes sur les théâtres on lui fit de grands outrages qu’il dissimula, de peur que faisant paraître son dépit et sa douleur, il n’aigrit les esprits. Son perpétuel divertissement était aux spectacles et aux jeux, où il allait prostituant si honteusement sa dignité, qu’il faisait écrire son nom parmi les noms des autres bateleurs et comédiens, et quand on appelait chacun par son nom pour venir jouer son personnage, Néron était appelé, et montait sur l’échafaud en son rang comme les autres. De sorte que l’on voyait l’empereur de Rome, c’est à dire, le dominateur de l’univers, jouer son personnage entre les comédiens, et chercher les applaudissements d’un théâtre. Burrhus et Sénèque sont diffamés pour lui en avoir laissé tant faire, et pour s’être rendus eux-mêmes applaudisseurs de ses folies. Mais il s’était tellement échappé, qu’il n’était pas en leur puissance de le remettre. Et puis tout le monde le flattait en ses débauches, excepté seulement Thraseas, qui ne voulait point souiller sa réputation en cette infâme lâcheté. Durant qu’il faisait tous ces désordres à Rome, l’empire reçut un notable affront en la Grande Bretagne, par le grand courage d’une femme, qui anima et qui fit soulever toute cette île contre les romains qui l’avaient opprimée. Le sujet de cette révolte vint en partie de l’avarice des gouverneurs qui s’attribuaient tous les biens des insulaires, et en partie de l’outrage fait à la maison de Prasutagus, roi des Iceniens ou Ticeniens. Ce prince possédant de grandes et excessives richesses, et n’ayant que deux filles, tâcha devant que de mourir de mettre son royaume et sa maison à couvert des injures des romains. Pour cet effet il nomma l’empereur son héritier avec ses deux filles, se figurant que personne ne leur oserait faire aucun tort étant en la protection d’un si grand prince. Mais cela lui succéda si mal, qu’à peine eut-il les yeux clos, que les romains se jetèrent dans son palais, pillèrent ses trésors, et pour comble d’indignité outragèrent sa femme nommée Boudicea de coups de fouets, et violèrent ses deux jeunes filles. Boudicea indignée de cet insigne outrage, en rechercha la vengeance, et après avoir rallié jusqu’à six vingt mille hommes des naturels du pays, en prit la conduite, et pleine d’aigreur contre les romains anima ses troupes contre eux, etc.

Ces paroles d’une reine toute pleine de feu et de colère, firent une telle impression sur les esprits de cette multitude, que de ce pas l’armée se résolut de marcher contre les romains. Paulinus Suetonius vaillant et sage capitaine qui commandait en cette province, était lors absent, et était allé se saisir de l’île de Mona, qui servait de retraite à tous ceux de la Grande Bretagne qui ne voulaient point se soumettre au joug des romains. Son entreprise lui avait assez heureusement réussi : mais à peine avait-il mis garnison dans les forteresses, qu’on lui vint apporter la nouvelle que toute l’île était révoltée, et que cela était arrivé à cause des outrages qu’on avait faits aux parents et aux sujets du roi des Iceniens, qui avaient pris les armes contre leurs garnisons. Déjà Boudicea prenant l’occasion de son absence, avait forcé deux villes de l’obéissance romaine, et les avait pillées et fait un grand carnage des soldats : mêmes ce qui est prodigieux en une femme, il n’y eut sorte de cruauté qu’elle ne fit exercer contre celles de son sexe. Car sans aucun respect de leur naissance, elle fit prendre les femmes et les filles de maison qui se trouvèrent dans le parti des romains, en fit pendre les unes toutes nues, fit arracher les mamelles aux autres, et leur en battre les joues, et puis les fit empaler toutes vives. Paulinus donc oyant cette nouvelle, sortit de l’île de Mona, fit tourner ses voiles vers la Grande Bretagne, où étant arrivé il jugea qu’il ne fallait pas mettre les choses au hasard d’une bataille contre une armée de gens désespérés : mais la nécessité des vivres les pressa si fort, qu’il fut contraint de courre la fortune du combat. Boudicea tenait la campagne avec une armée de deux cens trente mille hommes, bien résolus de faire leur devoir contre les romains. Ils avaient amené avec eux leurs femmes montées sur des chariots, et habillées en vraies furies, pour avoir (comme ils pensaient) le plaisir de la bataille, et pour servir de témoins de leur victoire. Boudicea élevée sur un des chariots avec un magnifique équipage, tenait ses filles auprès d’elle, et à mesure qu’elle approchait des troupes, elle leur représentait par les nations, etc.

Les vieilles bandes animées par ce discours, montrèrent avoir un tel désir de combattre, que le capitaine prenant cela à bon augure, ne feignit point de donner le signal de la bataille. La légion romaine qui était la fleur de ses troupes, se tint ferme en son rang, jusqu’à ce que les ennemis s’étant approchés, donnèrent moyen aux soldats d’employer tous leurs traits avec beaucoup d’avantage. Après les avoir épuisez, ils entèrent sur l’ennemi qui venait au combat avec des cris effroyables, et avec de terribles menaces, pensant épouvanter les romains, qui néanmoins soutinrent leur choc, et d’abord rompirent leurs premiers bataillons. La cavalerie de son côté faisait tout son effort contre les insulaires, renversant à coups de lances tout ce qui se présentait devant elle, qui était l’élite de l’armée des ennemis. Après avoir opiniâtrement combattu, les insulaires tournèrent le dos, et prirent la fuite, qui fut assez favorable à plusieurs, d’autant que leurs chariots dont ils avaient fermé les avenues, ôtèrent le moyen aux vainqueurs de les poursuivre commodément. Nonobstant cela il s’en fit un grand carnage, qui fut d’autant plus pitoyable, que les soldats ne pardonnèrent pas mêmes aux femmes ; et comme pour grossir le spectacle de la défaite, on voyait les charognes des chevaux abattus à coups de javelots entassez sur les corps des hommes. Cette victoire fut glorieuse et comparable avec les plus célèbres des anciens romains, vu qu’il ne mourut guère moins de quatre-vingts mille hommes des insulaires, au lieu que du côté des romains il n’y eut que quatre cens hommes tuez, et environ autant de blessés. Boudicea pleine de désespoir à cause de cette insupportable perte, prend du poison et se fait mourir, de peur de se voir exposée à de nouveaux outrages. Ceux du pays lui firent de magnifiques obsèques, comme à celle qui avait fait un dernier effort pour leur liberté. Un des capitaines romains qui avait refusé de mener à ce combat la légion qu’il conduisait, quoi qu’il en eut commandement de son général, se passa l’épée au travers du corps, tant de regret d’avoir fait cette faute contre l’ancienne discipline, que le déplaisir d’avoir fait perdre à ses soldats l’occasion d’acquérir une gloire égale à celle que leurs compagnons avaient remportée. Paulinus avec les nouvelles troupes que Néron lui envoya d’Allemagne, pouvait subjuguer toute l’île, et mettre à la raison tous les insulaires : mais la division qui se mit entre lui et Classicianus l’un de ceux qui commandaient dedans l’île, arrêta le cours de ses victoires. Néron averti de leur dispute, envoya un de ses affranchis nommé Polycletus pour les accorder : mais parmi la pompe et la suite de ses favoris, qu’il traînait comme une armée après lui, on ne laissa pas de le mépriser, et de se moquer de lui et de celui qui l’avait envoyé. Mêmes les insulaires s’étonnèrent de ce que de si grands capitaines obéissaient à une personne de cette condition-là.

Cependant il fit quitter le gouvernement à Paulinus, et lui donna pour successeur un Turpilianus, qui par une insigne lâcheté préféra une honteuse paix à une glorieuse guerre. Durant ces mouvements de la Grande Bretagne, Rome vit commettre deux grands crimes qui furent assez sévèrement punis. Le premier fut d’autant plus horrible que des premiers de la ville s’en trouvèrent auteurs ou complices. Un Fabianus parent de Domitius Balbus homme riche et sans enfants, se voulant acquérir une si belle succession, en communiqua avec Lucius Rufinus, et Terentius Lentinus chevaliers romains, qui ayant attiré à leur cordelle Antonius Primus homme insolent et audacieux, et Asinius Marcellus petit-fils d’Asinius Pollio personnage doué d’assez bonnes qualités, mais qui croyait que la pauvreté était le plus grand mal qui pouvait arriver à un homme : tous ensemble supposèrent un faux testament de ce Domitius Balbus pour lui voler son héritage. Cette pratique ne pût être si secrète que leur fraude ne vint à la connaissance du sénat, qui pour cette raison priva de leurs dignités Fabianus, Antonius, Rufinus, et Terentius.

Néron intercéda pour Marcellus, et fit tant, que pour la souvenance de ses aïeuls on lui remit la peine ; mais il ne pût lui lever l’infamie de l’offense. Il y en eut encore d’autres punis comme complices. Le second crime fit bien plus de bruit, à cause qu’un esclave de Pedanius Secundus gouverneur de la ville, sait que son maître lui eut refusé son affranchissement qu’il lui avait promis pour de l’argent, sait qu’il fut jaloux d’un jeune garçon que son maître aimait aussi bien que lui, le massacra pour s’en venger. Les lois voulaient que tous les domestiques mourussent quand un d’entre eux avait commis un si énorme crime. Le peuple émeu à compassion de la mort de tant d’innocents qui se trouvèrent en la famille du gouverneur, résista à cette inhumaine boucherie : dans le sénat il y en avait qui inclinaient à la clémence, mais les autres représentaient l’audacieuse insolence de cet attentat. Et quoi, disaient-ils, qui est celui que sa dignité puisse mettre à couvert des outrages, puis que celle de gouverneur de la ville n’a rien servi à celui que le prince en avait honoré ? Qui est-ce qui sera assuré au milieu de sa famille, puis que Pedanius ne l’a pas été au milieu de quatre cens serviteurs ? et quant à ce qu’on alléguait, qu’il y pouvait avoir beaucoup d’innocents en une si grande famille, ils opposaient l’exemple des armées, où pour châtier la faute de quelques particuliers on décimait les légions, quoi que les plus innocents et les plus vaillants se trouvassent souvent enveloppés en ce malheur, qui maintenait la discipline entre les gens de guerre : ajoutant pour faire résoudre le sénat à une générale punition, que tous les grands exemples avaient je ne sais quoi d’inique contre les particuliers, qui était récompensé par le profit qui en revenait au public. Cela fit résoudre la compagnie à suivre le plus cruel avis. Il n’y avait point de moyen de faire exécuter cet arrêt, d’autant que le peuple s’était amassé en grandes troupes afin de l’empêcher à coups de pierres et de flambeaux. Mais Néron emplit les rues de soldats qui continrent en devoir cette commune. Toutefois il ne consentit pas à ce que quelques-uns demandaient que les affranchis de cette même famille fussent bannis de l’Italie selon les anciennes lois de Rome. À même temps Antistius prêteur de la ville, fut accusé d’avoir fait un écrit licencieux contre le prince, et de l’avoir montré au milieu d’un festin au grand vitupère de l’empire. Quelques-uns étaient d’avis qu’on lui ôtât sa charge, et qu’on le fît mourir. Mais Thraseas qui fut une parfaite image de constance et de justice, en un siècle si perdu, reprenant aigrement le criminel, et parlant honorablement du prince, s’opposa à cette extrême rigueur, etc.

La liberté de Thraseas rompit le silence des autres, et les rendit plus hardis à parler ; de sorte que le consul permettant qu’on reprit les voix, presque toute la compagnie revint à son avis. Mais il fallait contenter Néron, qui pressait la punition de son offense. Le sénat lui écrivit ; mais ses lettres furent assez mal reçues. Toutefois balançant entre la honte et la colère, il se contenta de répondre, qu’Antistius sans avoir eu aucun sujet, avait vomi de grands outrages contre le prince, etc. Ces lettres firent assez connaître qu’il se trouvait offensé de l’arrêt du sénat : mais cela ne fit point changer d’avis à la compagnie, dont une partie croyait qu’usant d’une plus grande sévérité, la cour exposerait le prince à une grande envie, d’autant qu’on l’en croyait auteur : l’autre partie pensait avoir bien jugé, et se fiait au grand nombre de ceux qui avaient opiné de cette sorte. Et quant à Thraseas il persistait en son avis par une grandeur de courage, et pour ne perdre point la gloire de sa constance accoutumée.

Il se trouva encore un Fabricius Veiento, qui fut accusé d’avoir fait un écrit scandaleux contre le sénat et contre les prêtres ; et outre cela, on le déféra d’avoir vendu les charges que le prince lui avait données, à raison de quoi Néron en voulut connaître ; et après une pleine connaissance de la cause, fit brûler ses livres, et le bannit de l’Italie. Pendant que la défense de lire ses écrits dura, le danger enflamma la curiosité ; de sorte que tout le monde les recherchaient pour les voir : mais comme il fut permis de les avoir, la mémoire s’en évanouit. Parmi toutes ces violences du prince, les maux de l’état allaient tous les jours croissants et se multipliants, au lieu que les remèdes s’affaiblissaient, et se diminuaient à vue d’oeil. Car ce fut en ce temps-là que Burrhus colonel des gardes, l’un des plus puissants appuis des gens de bien, vint à mourir, sait de maladie naturelle, sait par poison. Ceux qui en rejetaient l’accident sur la maladie, se fondaient sur ce qu’on lui avait vu la gorge enflée, et qu’on s’était aperçu qu’il s’y était fait un apostème qui l’avait étouffé. Les autres qui accusaient Néron, disaient que ce misérable prince, ayant su son mal, lui avait envoyé un remède dans lequel il avait mêlé du poison, et que Burrhus en ayant usé à la bonne foi, et s’en étant frotté la partie affligée, sentit augmenter son mal, qui fut suivi d’une tumeur si grosse, qu’elle lui ôta la respiration et la vie, et à la république une des colonnes de son repos. À quoi on ajoute que Burrhus même s’aperçut de la fraude, et que pour cette raison Néron l’étant allé visiter pour couvrir sa méchanceté, il ne voulut pas seulement le regarder, mais détourna les yeux de peur de le voir, et que Néron continuant son jeu, et lui demandant comment il se portait, ce généreux courage plein de dépit, lui répondit brusquement, je me porte bien : montrant par là le peu d’état qu’il faisait d’une si cruelle visite, et par même moyen faisant comme entendre à Néron qu’il avait découvert son détestable artifice. La mort de Burrhus acheva de ruiner ce peu d’autorité et de crédit qui restait à Sénèque, d’autant que ceux qui succédèrent à sa dignité, n’imitèrent pas sa vertu, mais se rendirent complices, ou plutôt bourreaux des passions de Néron, qui d’ailleurs allait déjà entièrement penchant du côté des vices, qu’on voyait ondoyer et rouler à pleine vague dans son état. La charge de colonel des gardes fut donc partagée et donnée à deux hommes qui traversèrent les bonnes intentions de Sénèque. Fenius Rufus en fut un, et Tigellinus l’autre. Fenius était homme populaire, qui avait assez innocemment versé en ses premières charges. Tigellinus était un homme tel qu’il fallait à Néron, qui aussi l’avait pris au milieu des débauches, et en avait fait l’acquisition parmi les impudicités. Ceux-ci succédant à la charge de Burrhus, et n’ayant rien de sa probité, entreprirent de renverser le crédit de Sénèque, semant par tout le bruit, etc.

Ce fut assez dit à Néron, qui à même temps envoya à Marseille massacrer Sylla. On lui apporta la tête à Rome, où il eut bien le courage de la contempler et de s’en moquer, à cause qu’il avait été chauve devant l’âge. Plautus eut du temps davantage, et de meilleurs avis s’il eut voulu s’en servir : mais sait qu’il ne pût abandonner sa femme et ses enfants, sait qu’il fut las de sa vie et de sa misère, il attendit les soldats que Néron avait envoyés pour l’ôter du monde. Comme ils en eurent rapporté la tête à Néron, Néron la voyant dit, que l’obstacle qui avait retardé le divorce d’Octavia, et les noces de Popea lui était ôté. Et voyant que le sénat approuvait toutes ses autres cruautés, il chassa Octavia, qui avec l’honnêteté de son corps lui avait apporté l’empire dans sa maison, et épousa Popea qu’il avait vue entre les bras de deux autres amans. Cette infâme putain possédant l’esprit de Néron, suscita un des officiers d’Octavia pour l’accuser d’adultère avec un joueur de flûte nommé Eucerus, alexandrin de nation. Là dessus on mit serviteurs et servantes à la question, dont quelques-uns vaincus par la rigueur des tourments, la chargèrent ; mais le plus grand nombre se montra constant à défendre son innocence. Il y eut mêmes une servante, qui au milieu des gênes reprocha à Tigellinus, que le ventre d’Octavia était plus chaste que sa bouche.

Néanmoins elle fut premièrement chassée, sous ombre d’un divorce civil coloré de sa stérilité, et renvoyée en la maison de Burrhus que Néron lui avait donnée. Peu de temps après elle fut reléguée en la Campanie, où on lui bailla des gardes. À Rome tout le monde frémit, et l’on n’ouit que plaintes et que murmures, particulièrement de la commune qui parle toujours librement. Ce bruit alla aux oreilles de Néron, qui pour cette raison la fit ramener à Rome, où elle fut reçue avec des applaudissements incroyables, qui en fin la perdirent. Car Popea voyant qu’à l’arrivée d’Octavia le peuple avait abattu ses images, et redressé celles d’Octavia, ne cessa de crier jusqu’à ce que Néron eut envoyé les gardes qui chassèrent la foule à coups de baston, et remirent ses statues en leurs places. Mais ne se contentant pas encore de cela, et craignant un plus grand orage qu’elle voulait dissiper, s’alla jeter aux pieds de Néron, etc.

Ces paroles l’animèrent si extraordinairement, qu’il se résolut de perdre Octavia. Comme il n’en voit point d’autre moyen, il fit appeler Anicetus, dont il s’était servi au massacre de sa mère, et lui représente qu’il s’offre une occasion de l’obliger aussi traitement qu’à la première fois, et qu’il ne lui demande autre chose, sinon qu’il confesse qu’il a couché avec Octavia. Ce ministre de toute méchanceté se trouva aussitôt prêt de le servir, et de ce pas s’en alla se déclarer adultère, en punition de quoi il fut relégué en Sardaigne, où il mourut avec plus de commodités que ne méritait l’horreur de sa vie. Néron qui avait reproché à sa femme qu’elle était stérile, ne se souvenant plus de cette accusation, la chargea par une autre, qu’elle avait détourné son fruit, et que par un remords de conscience elle avait donné ses enfants à d’autres mères, et là dessus la relégua en l’île de Pandaterie, où il la fit conduire sous une bonne garde, avec une telle affliction de tout le peuple, que jamais on ne vit tant de larmes. En fin Popea ne pouvant dormir à son aise avec Néron, durant qu’Octavia était encore en vie, le pressa de sorte, que pour comble de cruauté il fit mourir cette jeune et sage princesse, qui pour son mariage lui avait apporté l’empire. Cette même année l’orage tomba sur les affranchis, que Néron fit mourir par poison.

Doryphorus fut celui qui se trouva le premier enveloppé dans le malheur, d’autant qu’il avait résisté au mariage de Popea. Sa mort fut suivie de celle de Pallas, qui avait vécu trop longtemps au gré de Néron, qui brûlait du désir de posséder les grandes et excessives richesses que ce vieillard lui détenait. Sénèque courut aussi la même fortune ; d’autant qu’il se trouva un Romanus, qui par ses secrètes calomnies, l’accusa d’avoir trempé en une conjuration faite contre le prince avec poison : mais cet éloquent personnage sut si bien se défendre, et rétorqua si dextrement l’accusation sur celui qui le calomniait, qui le convainquit du crime dont il le voulait charger. Pison ayant ouï quelque chose de cette accusation, s’effraya, rallia ses compagnons, et tous ensemble conjurèrent plus puissamment qu’auparavant contre Néron. Mais cette trame fut si malheureusement conduite, que l’entreprise ne peut réussir, et fut cause de la ruine de tous ceux qui s’y trouvèrent engagés.

Cependant ce n’étaient à Rome que jeux, que festins, que spectacles, et que passe-temps de théâtre. Néron qui avait fait le voyage de Naples, et qui de là était passé en Achaïe pour y apprendre tout ce qu’il y avait de plus licencieux en la Grèce, et pour trouver quelque moyen d’essuyer ce qui lui restait plus d’honnête honte, étant de retour parut entièrement perdu, se mit à conduire des chariots aux yeux de tout le monde, se prostitua à toutes sortes d’infâmes exercices, et se plongea dans toutes les plus sales voluptés qu’on se puisse jamais imaginer. Le luxe et la dépense sont au dessus de toute estimation, d’autant qu’il inventait et faisait inventer tous les jours beaucoup de spectacles nouveaux, où il employait tout l’argent de l’empire. Un jour après un combat de bêtes sauvages, il fit venir l’eau de tous côtés dans le théâtre, et fit à même temps représenter une guerre navale, après laquelle ayant fait retirer l’eau, il fit derechef succéder un combat de gladiateurs, et puis faisant encore revenir l’eau, il amusa longtemps le peuple par cette diversité, et en fin donna un festin public, dont Tigellinus eut la charge, où il fit voir tant de magnificence, tant de pompe et tant de prodigalité, qu’il n’y a rien de comparable en tout le luxe des anciens avec la dépense de ce banquet. Il en fit dresser l’appareil sur un navire, afin que le tout se remuât à mesure que l’on manierait les rames. Il y avait d’autres vaisseaux marquetez d’or et d’ivoire, où il fit dresser des appartements pour recevoir tout le monde selon sa qualité. Tigellinus et les autres favoris étaient au milieu assis sur de riches tapis, servis par des femmes nues ; et les autres étaient traités aux lieux qu’on leur avait préparés. Les bordeaux y étaient aussi ouverts ; de manière que le soleil ne vit jamais tant d’horreur et tant d’abominations, qu’il en vit ce jour-là sur le théâtre de Rome. Car parmi une monstrueuse multitude de filles et de femmes de toutes qualités qui se trouvèrent à cet infâme spectacle, il était permis à qui voulait de choisir celle qui lui était la plus agréable, et d’en faire sa volonté aux yeux de tout ce grand monde, sans qu’il fut loisible à pas une de résister à cette brutale insolence. Et même l’histoire s’est laissée souiller de cette remarque, qu’il y eut un esclave, qui en la présence de son maître, eut affaire à sa maîtresse, et un gladiateur qui déflora une fille aux yeux de son père. Tant de prodiges et de luxures pouvaient-ils avenir sans disputes et sans querelles ? Aussi y eut-il bien de la batterie et bien des coups donnés, et en fin l’on en vint aux meurtres et aux massacres, et y eut beaucoup de femmes étouffées, et d’autres ravies. Mais pour comble d’exécration, trois jours après Néron voulut ajouter à tout cela un spectacle ou plutôt un outrage fait à la nature, qui ne se peut rapporter sans horreur. Car il se maria en qualité de femme avec un des ministres de ses voluptés nommé Pythagore, porta le voile de l’épousée, se fit conduire au lit comme les nouvelles mariées, et n’oublia rien de ce qu’il y pût avoir de plus sale en une si honteuse action. Tout cela ne pouvant assouvir l’enragée brutalité de ce monstre, il désira de voir Rome renversée de fond en comble, et son empire ruiné. On dit même qu’il avait de coutume de dire, qu’il estimait Priam heureux entre tous les princes du monde, parce qu’il avait vu la flamme qui désola sa ville et son pays, lors qu’il perdit son état. Et même quelqu’un récitant un vers grec dont le sens était : moi mourant que la terre soit mêlée avec le feu : plutôt répliqua-il puisse cela arriver moi vivant. Afin d’assouvir cette cruelle rage qui l’agitait, il voulut voir brûler Rome, et pour cet effet, comme on crût, il envoya secrètement en divers quartiers de la ville un grand nombre de ses suivants, qui feignants d’être ivres, ou de faire autre chose, mirent le feu par tout. Cela fut si public, que des personnes de qualité, ayant trouvé dans leurs maisons de ses valets de chambre tenants les flambeaux et la paille pour mettre le feu, n’osèrent leur résister. Ce fut la plus grande ruine qui arriva jamais à Rome par la violence du feu. L’embrasement commença aux boutiques où étaient les huiles, et les autres merceries aisées à brûler, et la flamme portée par un vent impétueux, désola en peu de temps tout ce qu’elle rencontra. Elle s’attacha premièrement aux plus bas étages des maisons, de là elle s’éleva en haut, et puis se rejeta en bas comme un tourbillon impétueux, de sorte que le mal prévint tous les remèdes. Ce malheur dura six jours, et le neuvième encore le feu n’était pas bien éteint. C’était pitié de voir le pauvre peuple de Rome au milieu de l’embrasement, vu que ceux qui tâchaient de sauver leurs femmes, leurs petits enfants et leurs malades, tombaient dans le feu, ou empêchaient ceux qui s’efforçaient de l’éteindre. Prenant garde d’un côté, ils étaient surpris de l’autre, et mêmes ceux qui pouvaient se sauver n’avaient pour retraite que les tombeaux et les sépulcres. Au reste, ils ne savaient ce qu’ils devaient demander, ni ce qu’ils devaient faire, mais se laissaient tomber par les rues et dans les champs : les uns ayant perdu tous leurs biens, et n’ayant pas mêmes de quoi soutenir leur vie ; et les autres mourants de regret, de ce qu’ils avaient vu arriver à leurs pères, à leurs frères, à leurs soeurs, et à leurs enfants qui étaient péris dans l’embrasement. Encore voyaient-ils des gens qui jetaient des flambeaux pour l’accroître, et comme on les voulait arrêter, ils usaient de menaces, et criaient, qu’ils savaient bien qui le leur avait commandé. On dit que Néron contemplant le feu de la tour de Mécène, ravi d’aise de voir une si belle et une si grande flamme, comme il disait, prit son habit de théâtre, et chanta la destruction de Troye, ou plutôt, comme les autres l’interprétèrent, chanta la ruine de Rome, qui lui était merveilleusement agréable.

Pour donner quelque image de soulagement au peuple, il lui ouvrit le champ de mars et ses propres jardins pour le recueillir, et en peu de jours il mit ordre qu’il y eut des logements, où il fit retirer la commune, à laquelle aussi il fit apporter des bourgades voisines les choses nécessaires pour le ménage, et fit ravaler le prix du bled afin de la secourir en cette misère. Mais c’était en vain que par ces actions populaires il s’efforçait de regagner la bonne grâce du peuple, d’autant que tout le monde le croyait auteur d’un si grand désastre, mêmes on disait, que poussé de cette vaine ambition de rebâtir Rome de nouveau, et de lui donner son nom pour accroître sa gloire, il avait procuré son embrasement. Tant y a que tout ce qu’il y avait de riche, d’exquis, de magnifique et de pompeux dans cette superbe ville, fut la proie du feu. Outre les maisons et les héritages des particuliers, les palais des anciens capitaines, encore parez des dépouilles de leurs ennemis, les temples des dieux, et les autres plus magnifiques bâtiments furent brûlés, avec toutes les antiquités qui y avaient été soigneusement gardées depuis un si longtemps. Là dessus tout le monde maudissait Néron, sous le nom de ceux qui avaient brûlé la ville. On disait qu’il était ce dernier prince de la race d’Enée, dont les oracles des sibylles avaient prédit, qu’il désolerait l’empire romain. À quoi ils ajoutaient, qu’aussi c’était celui qui avait tué sa mère. En effet, sait par hasard, sait autrement, les oracles se trouvèrent avoir prédit la vérité, vu que Néron a été le dernier de cette grande race. Voyant donc qu’il ne pouvait arracher de l’âme du peuple l’opinion qu’il avait, que c’était lui qui était auteur de sa ruine ; il tâcha d’essuyer un péché par un crime, et d’effacer une cruauté par un sacrilège. Car les chrétiens ayant dés lors fait un assez illustre corps dans Rome, il chargea cette innocente compagnie du mal qu’il avait fait. Il en fit mettre plusieurs à la question ; mais leurs ennemis mêmes confessèrent, que les gênes et les tourments ne les purent faire trouver coupables de l’embrasement de Rome. Et cependant on leur fit souffrir tous les opprobres dont la rage et la fureur des bourreaux peut s’aviser. Pour les faire périr de divers supplices, on les revêtait de peaux de bêtes sauvages, afin de les faire manger aux chiens, ou bien on les attachait à des croix, ou bien on les faisait brûler, afin que durant la nuit leurs corps servissent à éclairer la ville au lieu de flambeaux, dont on avait accoutumé de se servir pour chasser les ténèbres. Néron avait prêté ses jardins pour faire ces inhumaines exécutions, et durant qu’on les faisait, on le voyait avec son habit de cocher courre parmi le peuple, ou jouer sur le théâtre ; ce qui fit que les plus sanglants ennemis du nom chrétien eurent pitié de leurs tourments, voyant bien que ce n’était pas pour satisfaire au public, mais pour assouvir sa rage particulière, qu’il les faisait mourir. Ce qui accrut le désespoir et le dépit des romains contre Néron, ce fut que sous prétexte de vouloir remettre Rome en sa première splendeur, il exigea et fit de grandes levées de deniers sur l’Italie, et sur toutes les provinces, et mêmes sur les villes libres, et qu’on ne voyait guère d’autres fruits de ces grandes charges imposées au peuple, que de nouvelles profusions faites à des bateleurs et à des comédiens, dont sa court était toute pleine. Les temples des dieux furent dépouillés, et tout l’or et l’argent que le peuple romain y avait donné, parmi les voeux et les triomphes de tant de siècles, fut enlevé. Et même dans l’Asie et dans l’Achaïe, où Néron avait ses ministres, on ne pardonnait pas aux simulacres des dieux, qu’on fondait pour en faire de l’argent. On crut que Sénèque prévoyant ces sacrilèges, et en voulant éviter le blâme, avait prié Néron de lui permettre de se retirer bien loin aux champs, et que n’ayant pu obtenir son congé, il s’était enfermé, et n’avait point voulu sortir de sa chambre, feignant qu’il était travaillé de ses gouttes. Il courut fortune d’être empoisonné, mais sa façon de vivre, simple et austère, l’en sauva, et mêmes on crut que celui qui avait eu cette charge de Néron l’en avertit.

En ce temps-là il vint une heureuse nouvelle à Néron du côté de l’Arménie, où Corbulon avait fait des exploits dignes de la grandeur romaine. Il vaut mieux pour détourner nos yeux de dessus les massacres et de dessus les débauches de Néron, passer un peu en orient, et voir ce qu’y fit ce grand capitaine durant le cours de quelques années qu’il y commanda. Quelque temps auparavant, les Parthes avaient entrepris sur l’Arménie, qui était en la protection et sous l’obéissance de l’empire. Au premier bruit qu’ils y avaient porté leurs armes, Corbulon fut choisi par Néron pour y aller prendre la conduite de cette guerre, avec commandement aux rois voisins de faire ce qu’il leur ordonnerait.

D’abord Quadratus Numidius gouverneur de la Syrie, le troubla, et voulut avoir toute la gloire de l’obéissance des Parthes qui étaient venus à quelque accord, et qui mêmes avaient envoyé des otages de leur foi aux romains. Mais son nom était en telle révérence et en telle estime parmi les barbares, que comme l’on eut remis à la liberté des otages, et de ceux qui les conduisaient, de choisir celui des deux capitaines romains auquel ils voudraient aller, ils préférèrent Corbulon à Quadratus, comme en effet aussi il n’y avait que sa seule réputation qui avait fait tomber les armes des mains des Parthes, et qui les avait fait entendre à rechercher les voies d’accord. Ce traité ne passa toutefois guère avant ; d’autant que Vologèse, qui avait investi son frère Tiridate de l’Arménie, ne voulut point souffrir qu’on l’en dépouillât, et ne voulait non plus qu’il tint cette couronne d’une puissance étrangère. Mais Corbulon estimant chose glorieuse au peuple romain, de prendre et de ramener à l’empire les conquêtes de Pompée et de Luculle, crut la devoir disputer : et quoi qu’il n’eut pas grande confiance aux habitants du pays, qui embrassaient tantôt l’un, tantôt l’autre parti, il s’assura de pouvoir les vaincre avec son armée qu’il avait remise à l’ancienne discipline des romains. Il marcha donc contre Tiridate, qui aidé des forces de son frère, courait ouvertement l’Arménie, et lui présenta la bataille. Mais Tiridate la refusa, à cause de quoi Corbulon partagea son armée, jeta la guerre en divers endroits, et ayant fait armer les rois alliés contre Tiridate, qui ne pouvait plus tirer grand secours de son frère à cause de la guerre d’Hyrcanie, le contraignit de lui demander la continuation du traité. Mais Corbulon lui répondit, qu’il fallait impétrer l’Arménie de la magnificence de Néron, s’il la voulait posséder ; que c’était le seul moyen de s’en assurer le diadème, et que toutes ses autres espérances se trouveraient vaines. Mais n’en pouvant demeurer sitôt d’accord, ils se donnèrent jour pour s’entrevoir, afin de vider eux-mêmes ce grand différend. Tiridate le pensait surprendre en cette conférence, mais il y mit tel ordre que le dessein ne réussit pas. De là Corbulon passa à force ouverte dans l’Arménie, où il prit les places, contraignit les villes et les châteaux de se rendre, et tout de ce pas alla assiéger Artaxata ville capitale de ce royaume. Tiridate qui savait la conséquence de cette entreprise, fit mine de le vouloir attendre sur le chemin, lui dressa de grandes embuscades ; mais il le trouva par tout invincible, et le laissa aller se saisir d’Artaxata, dont les portes lui furent ouvertes par les habitants. Étant entré dans cette grande ville, il traita humainement les habitants, qui avaient prévenu sa rigueur par leur prompte obéissance. Mais voyant qu’il ne pouvait garder cette vaste enceinte de murailles sans affaiblir son armée, et qu’il y avait danger que l’ennemi ne la reprit, et ne s’en prévalut, il mit le feu dedans, et n’y laissa que les ruines. Durant que la frayeur était parmi les ennemis, Corbulon jugea qu’il fallait se servir de l’occasion, et pour cette raison se résolut de marcher vers Tigranocerta, autre bonne ville de l’Arménie, se figurant que s’il la détruisait, il accroîtrait la peur des ennemis, et s’il pardonnait aux habitants, que cela ferait estimer sa clémence. À ce dessein donc il fit marcher l’armée sans user d’aucune violence par les champs, de crainte de retrancher à ceux de Tigranocerta toute espérance de pardon. Toutefois il prit soigneusement garde à son armée, se souvenant que c’était une nation volage et inconstante, aussi infidèle aux occasions, qu’elle était lâche parmi les dangers.

Les barbares prirent parti chacun selon son inclination ; les uns se présentèrent au vainqueur, et implorèrent sa clémence ; les autres quittèrent les villages, et se retirèrent dans les chemins détournés, et les autres s’allèrent cacher avec leurs familles dans les cavernes. Là dessus le capitaine romain mit en oeuvre toute son industrie, usa de miséricorde à l’endroit de ceux qui la réclamèrent, employa la diligence contre ceux qui s’en étaient fuis, et se montra inexorable à ceux qui s’étaient jetés dans les cavernes, à l’entrée desquelles il fit porter force bois, commanda qu’on mit le feu dedans, et les brûla ainsi misérablement. Après cela il passa plus outre, et sur son chemin les Marses, gens adonnez aux brigandages, se fiant à leurs montagnes où ils avaient leurs retraites, se jetèrent sur son armée, et lui donnèrent quelque empêchement et quelques traverses en ce voyage. Mais il dépêcha aussitôt les Hircaniens contre eux, et réprima leur audace au prix du sang de ces étrangers. Les combats n’affaiblirent pas son armée, mais la faim, la disette et les autres incommodités la travaillèrent grandement, d’autant que c’était un pays montagneux, désert et stérile : le chemin était long, les chaleurs étaient extrêmes, et n’y avait point d’eau ni d’autres provisions ; de sorte qu’il n’y eut que la constance invincible du chef qui maintint les soldats en devoir, d’autant qu’ils le voyaient supporter plus patiemment toutes ces incommodités que le moindre d’entre eux. Après avoir surmonté toutes ces difficultés, ils entèrent en de meilleures terres, et trouvèrent des champs cultivez et pleins de belles moissons qu’ils cueillirent, et d’abord forcèrent un des châteaux où les Arméniens s’étaient retirez, et par ce moyen s’ouvrirent le chemin de toute la contrée. De là passant dans le pays de Tauranie, Corbulon échappa un grand péril ; car on trouva derrière sa tente un barbare de bonne mine, ayant un javelot à la main résolu de le tuer, comme il le confessa étant pris et appliqué à la question, où il déclara ses complices et l’ordre qu’ils devaient tenir pour l’assassiner. Après qu’il eut pleinement convaincu ceux qui sous couleur d’amitié lui dressèrent des embûches, il les fit sévèrement châtier. À même temps il arriva des ambassadeurs de Tigranocerta qui l’assurèrent de l’obéissance de leurs citoyens, en témoignage de quoi ils lui offrirent une couronne d’or, et quelques autres présents. Il les reçut favorablement, et ne fit nulle sorte de mal en la ville, afin de la maintenir en devoir par cette sorte de douceur. Cependant il fallut combattre contre la garnison composée de jeunes gens fort vaillans, qui s’étant saisis des murailles firent quelque résistance : mais enfin ils furent chassez et contraints de céder aux vainqueurs.

Ces choses étaient d’autant plus aisées à exécuter au capitaine romain, que les Parthes étaient empêchés à la guerre d’Hyrcanie. Les Hyrcaniens mêmes avaient envoyé des ambassadeurs à Néron, pour demander d’être reçus entre les alliés des romains, et afin de lui représenter que pour gage de leur amitié ils détenaient Vologèse en cette guerre, de peur qu’il ne secourut son frère qui menaçait l’Arménie. Ces ambassadeurs à leur retour passèrent par l’armée de Corbulon, qui craignant qu’ils ne tombassent entre les mains des ennemis quand ils seraient au delà de l’Euphrate, leur donna de l’escorte, et les fit conduire jusqu’au rivage de la mer Rouge, d’où évitant les terres des Parthes, ils se rendirent en Hyrcanie. Là dessus ayant nouvelles que Tiridate passant par la Médie, se jetait sur les confins de l’Arménie, il dépêcha son lieutenant Verulanus contre lui avec les troupes des alliés, et de ce pas fit marcher toute l’armée pour l’aller combattre : mais Tiridate n’ayant pas le courage de l’attendre, renonça tout à fait aux espérances de la guerre. Corbulon n’ayant plus autre chose à faire, courut, pilla et brûla les terres de ceux qu’il connaissait avoir embrassé le parti de Tiridate contre les romains, et allait se rendre possesseur absolu de l’Arménie, lors qu’il eut avis que Tigrane neveu d’Archélaüs, roi de Cappadoce, était arrivé pour en prendre la couronne que Néron lui avait donnée. Ce jeune prince, quoi qu’issu d’une longue race de rois, avait néanmoins je ne sais quoi de stupide, et qui ressentait une patience un peu servile, d’autant qu’il avait été longtemps nourri en otage à Rome, où l’on abaissait les princes étrangers. Son arrivée ne fut pas agréable à tout le monde. Une partie des arméniens réclamait le sang des arsacides ; les autres qui avaient en horreur l’orgueil des Parthes, aimèrent mieux le roi que les romains leur avaient donné. Enfin Corbulon l’établit de la part de l’empereur, et lui donna encore quelques troupes pour l’assister à la défense de ce nouveau sceptre. En ces entrefaites Vologèse, roi des Parthes, ayant eu avis de ce qu’avait fait Corbulon, et ayant appris qu’il avait installé un nouveau roi en Arménie au grand mépris de son frère, se proposa de venger l’outrage fait à l’empire des arsacides : mais repensant à la puissance des romains, et se ressouvenant de la longue alliance qu’il avait continuée avec eux, il ne savait à quoi se résoudre, étant déjà de son naturel un grand temporisateur, et d’autre côté se voyant engagé à la guerre d’Hyrcanie, où il avait à combattre contre une nation puissante et assez difficile à dompter. Flottant en cette incertitude, il eut avis que le nouveau roi d’Arménie avait couru ses provinces et pillé les Adiabeniens. Cet outrage l’anima, et le fit entièrement résoudre à la guerre. Joint que son frère Tiridate ne cessait de le presser de prendre les armes, lui remontrant que les grands empires ne se maintenaient pas par la lâcheté ; qu’il fallait en venir aux mains, pour voir à qui le royaume demeurerait ; qu’aux éminentes fortunes le plus puissant était estimé avoir le plus de droit ; que de garder le sien était une chose louable à une famille particulière ; mais que disputer de l’état d’autrui, était une louange de roi. Vologèse se laissa vaincre à toutes ces considérations, et après avoir appelé ceux de son conseil, leur remontra, que ce qu’il n’avait pas voulu entrer plutôt en cette guerre, ç’avait été parce qu’il eut mieux aimé conserver ce que ses ancêtres lui avaient laissé, par la voie de la justice, que par la puissance des armes. Mais qu’après avoir donné des témoignages de sa modestie, puis que les romains voulaient rompre la paix, il espérait de leur faire voir qu’ils ne seraient pas plus heureux en cette guerre, qu’aux autres entreprises qu’ils avaient faites contre les Parthes. Et là dessus mit un diadème à l’entour de la tête de Tiridate qu’il recommanda à ses serviteurs, et puis lui dressa une puissante armée pour aller conquérir l’Arménie. Quant à lui, il l’assura qu’après avoir composé les différents d’Hyrcanie, il marcherait avec une autre armée pour l’assister en ses conquêtes. Corbulon averti de cette résolution, envoie aussitôt deux légions à Tigrane, et commande à ses lieutenants d’avoir l’oeil à tout, et de ne précipiter rien, d’autant qu’il aimait mieux avoir la guerre que la faire.

Et mêmes il avait écrit à l’empereur, qu’il était nécessaire d’envoyer un gouverneur particulier en l’Arménie, vu que la Syrie où il commandait, avait besoin de sa présence, à cause des Parthes qui y pouvaient faire un dangereux effet. Après cela il mit les autres légions sur le bord de l’Euphrate, et s’assura de tous les passages par où les ennemis pouvaient entrer dans son gouvernement. De l’autre côté Moneses à qui le roi des Parthes avait donné la charge de l’armée qu’il envoyait pour son frère en Arménie, pensant surprendre Tigrane, et lui enlever Tigranocerta, se jette de bonne heure en la campagne, et s’alla présenter devant la ville, qu’il trouva si bien pourvue de toutes choses, qu’il n’y acquit que de la honte. Mêmes ses Adiabeniens furent bravement repoussez d’une escalade qu’ils voulurent donner à la ville. Corbulon nonobstant ce bon succès dépêcha vers le Roi des Parthes, se plaignit de cette violence faite en une province sujette à l’empire, et contre un roi allié des romains, demanda réparation de cette injure, et protesta de prendre les armes si on la refusait à son maître. Vologèse voyant bien que la voie des armes ne lui était pas autrement heureuse contre un si grand capitaine, lui écrivit qu’il enverrait vers Néron, afin de lui demander l’Arménie pour son frère, et pour confirmer la paix entre les deux empires. Ce qu’il fit aussi : mais ses ambassadeurs ne pouvant rien obtenir à Rome de tout ce qu’il demandait, s’en retournèrent sans rien faire. Néron à la prière de Corbulon avait envoyé Cesennius Petus pour chef de la guerre d’Arménie, et avait commandé à Corbulon de lui bailler une partie de ses légions. Ce Petus à son abord se mit à parler superbement des affaires, à ravaler tout ce qu’avait fait Corbulon, et menaça de faire bien autrement sentir aux Parthes la puissance des armes romaines : mais certes les mauvais présages qu’il eut sur l’Euphrate lors qu’il voulut entrer en l’Arménie, le devaient mieux faire penser à l’ordre de cette guerre. Il y pourvut si mal, qu’il eut Vologèse sur les bras devant que de savoir qu’il y eut des ennemis aux champs. En fin il ramassa ses légions au mieux qu’il pût, et fit contenance de vouloir combattre les Parthes : toutefois à peine les eut-il vus, et perdu un centenier avec quelques soldats qui étaient allés reconnaître, qu’il se retira, et se contenta de loger des troupes sur le mont Taurus, pour empêcher le passage aux ennemis. Mais Vologèse se souciant peu de lui, passa sur le ventre à tout ce qu’il trouva en son chemin, renversa cavalerie et infanterie, et s’ouvrit le passage par les armes. Corbulon était au bord de l’Euphrate où il avait sagement pourvu à la sûreté de sa province. Petus ne savait comme le rechercher après l’avoir méprisé ; mais la crainte de tomber entre les mains des Parthes, lui fit essuyer cette honte.

Corbulon voyant son ennemi réduit à le prier et à implorer son secours, jusqu’à confesser qu’il lui devra l’honneur et la vie s’il l’assiste en ce besoin, marcha à grandes journées vers l’Arménie, et sur son chemin rencontrant force fuyards de l’armée romaine, les menaça de les faire mourir, s’ils n’allaient trouver leur capitaine. Vologèse tenait l’armée assiégée dans ses propres retranchements, et au lieu de se défendre, les romains ne parlaient que de se rendre à l’ennemi ; mêmes Petus traita avec lui avec tant d’infamie, qu’il lui laissa comme au vainqueur les places, les vivres, et la plupart de l’équipage. Vologèse pour marque de sa victoire, fit mettre tout en un tas les corps des romains qui étaient morts à ces rencontres et en ces occasions.

Quant à Petus, il se retira avec une insigne infamie : mais ayant rencontré Corbulon non loin de l’Euphrate, il reprit un peu de courage à cause du bon accueil qu’il fit à son armée, et de qui il témoigna avoir de la compassion. Après cela Petus se retira en la Cappadoce, et Corbulon dans ses garnisons. Vologèse ne pouvant souffrir ce dernier delà l’Euphrate, lui manda qu’il eut à rompre ses forts, et à laisser la rivière pour borne des deux empires. Corbulon le pressa de faire donc aussi sortir toutes ses garnisons de l’Arménie : ce que le Roi lui accordant, les choses demeurèrent en quelque paix de part et d’autre. À Rome on dressa des trophées des Parthes, et des arcs triomphaux, comme s’ils eussent été battus, au lieu qu’ils avaient défait l’armée de Petus. Vologèse de son côté renvoya de nouveaux ambassadeurs à Rome, et écrivit à Néron, etc. Un des centeniers de Petus ayant averti Néron et les premiers de la ville du malheur de l’Arménie, et leur ayant affirmé qu’il n’y avait pas un seul romain en tout le royaume, cela leur fit connaître que ces barbares se moquaient d’eux, et qu’ils leur demandaient ce dont ils s’étaient déjà rendus les maîtres. Néron offensé contre Petus, nomme Corbulon pour chef de la guerre qu’il avait conclue contre les Parthes, et renvoyant leurs ambassadeurs sans rien faire, donna à son nouveau lieutenant un si ample pouvoir par ses lettres, que depuis Pompée et la guerre des pirates, aucun romain n’en avait eu un si grand. Aussi sut-il bien s’acquitter de cette grande charge à son honneur particulier, et à la gloire publique de l’empire. Ayant rallié les meilleures troupes et les plus entières légions, tant celles qui étaient en Syrie sous sa charge, que celles du royaume de Ponte, de l’Illyrie et de l’Égypte, il s’achemina vers l’Arménie, et prit le chemin que Luculle avait autrefois pris faisant le même voyage avec une puissante armée. Vologèse et Tiridate redoutant les armes d’un si grand capitaine, lui envoyèrent aussitôt des ambassadeurs pour lui demander la paix. Il ne les rejeta point, mais écouta leurs propositions, et les renvoya avec commission de dire à leur prince ; que les affaires n’étaient point encore réduites à cette extrémité etc.

À même temps pour emplir tout le royaume de la terreur de son nom, il courut les terres des Megisanes qui s’étaient révoltés les premiers contre les romains, força leurs places, rasa leurs châteaux, s’ouvrit le chemin par la plaine et par les montagnes, fit passer par le fil de l’épée ceux qu’il trouva en défense, et ceux qui ne résistèrent point, et donna l’alarme par toutes les provinces de l’Arménie. Son autorité était en singulière révérence, mêmes parmi les barbares, qui pour cette raison prêtèrent l’oreille à ses conseils : Vologèse le pria donc de vouloir entendre à une trêve, et Tiridate de son côté le conjura de vouloir prendre le temps et le lieu pour s’entrevoir, et pour conférer de toutes les affaires, afin d’en composer amiablement les différends. La réponse fut qu’ils se pourraient voir au premier jour, et quant au lieu, Tiridate par une vaine ostentation choisit l’endroit même où peu de temps auparavant il avait tenu Petus assiégé avec les légions romaines. Corbulon ne fit point de difficulté de s’y trouver, afin que la diverse face des affaires servit à sa gloire, y comparaissant non assiégé comme son prédécesseur ; mais en forme de victorieux et de triomphant, qui allait bailler la loi à ceux qui faisaient trophée de cette vanité. Au jour assigné, Corbulon envoya son neveu pour otage à Tiridate, afin qu’il ne se défiât d’aucune surprise, et les deux chefs demeurèrent d’accord qu’ils ne mèneraient que chacun vingt chevaux en leur compagnie. À l’abord, comme Tiridate aperçut Corbulon, il descendit le premier de cheval, et Corbulon mit aussitôt pied à terre pour le recevoir. Ce compliment se fit avec beaucoup de courtoisie et d’honnêteté, tant d’une part que de l’autre. Là dessus Corbulon commença à louer ce jeune prince, de ce que par un sage avis il avait rejeté les conseils de la guerre pour rechercher les voies de la paix entre lui et les romains, dont il ne pouvait éprouver les armes qu’à son dommage et à sa ruine. D’autre part Tiridate ayant dit beaucoup de choses à la recommandation de son sang et de sa naissance, parla assez modestement de sa personne particulière, montrant n’avoir autre passion que de vivre en bonne intelligence avec les romains, ajoutant qu’il se transporterait volontiers à Rome, et qu’il irait faire recevoir à l’empereur une nouvelle gloire, lui présentant un prince de la race des arsacides en qualité de suppliant, en un temps auquel les affaires des Parthes n’étaient traversées d’aucune calamité publique, ni d’aucun désastre particulier. La conclusion fut que Tiridate mettrait le diadème d’Arménie aux pieds de l’effigie de l’empereur, et qu’il ne le reprendrait que de la main propre de Néron. Après cela ils finirent leur conférence par un baiser mutuel qu’ils s’entredonnèrent. Peu de jours après ils se rassemblèrent avec beaucoup de pompe et de magnificence de tous les deux côtés.

De l’un on voyait la cavalerie des Parthes avec les remarques de la grandeur de ces princes ; et de l’autre paraissaient les légions avec les aigles et les enseignes romaines, et avec les simulacres des dieux, le tout étant ordonné en forme d’un superbe temple plein de majesté et de gloire. Au milieu était l’image de Néron portée sur un char triomphant, et dressé sur un siège préparé pour la cérémonie. Tiridate s’en étant approché, après l’avoir révérée, et immolé les victimes selon la coutume, ôta le diadème de sa tête, et le mit aux pieds de l’image, avec un grand étonnement des assistants, qui se ressouvenant de l’infortune des romains assiégés et massacrés par les Parthes, se figuraient que les barbares renonçaient à leur victoire par cette honteuse soumission, puis qu’au partir de là Tiridate s’obligeait de s’aller jeter comme un captif aux pieds de Néron. Corbulon pour accroître la gloire de cette action, se montra le plus courtois et le plus affable du monde à ces étrangers, particulièrement aux traitements qu’il leur fit avec toute sorte de magnificence et de courtoisie, rendant raison à Tiridate de tout ce qui se faisait dans son armée selon les lois de la discipline romaine ; de quoi ce jeune prince demeura grandement satisfait. Après toutes ces bonnes chères, Tiridate prit congé de lui, et ayant écrit des lettres pleines de prières et de soumission à Néron, demanda qu’il lui fut permis devant que de faire le voyage de Rome, d’aller consoler sa mère et ses frères, et laissa pour otage de sa foi une de ses filles qui demeura en la puissance de Corbulon. Comme il fut parti, il alla trouver son frère Picore en la Médie, et de là passa à Ecbatane pour voir Vologèse, et raconta à tous les deux tout ce qui s’était passé entre lui et le capitaine romain. Vologèse avait été en un grand souci de sa réputation, et mêmes avait écrit des lettres à Corbulon, par lesquelles il le conjurait de ne permettre point qu’on fît souffrir aucune indignité à son frère, et sur tout qu’on ne lui fît point quitter son épée ; et que quand il aurait à parler aux gouverneurs des provinces, on ne l’obligeât point à leur faire la cour d’une façon servile, en demeurant à leurs portes pour attendre leur commodité. En fin le priait, que quand il serait à Rome il jouit des mêmes honneurs dont jouissaient les consuls. Ce prince accoutumé à l’éclat et à la pompe extérieure des choses, ne connaissait pas bien les romains, qui furent extrêmement aises de donner cela à sa vanité, et de retenir la puissance et l’autorité de l’empire, en disposant des couronnes des rois. Mais laissons Tiridate se préparer à son voyage, et reprenons les affaires de Rome, pour voir quelle était alors la face de la ville.

Néron s’étant rendu insupportable au ciel et à la terre par ses monstrueux déportements, il se fit une grande et puissante conjuration contre sa vie, dont les plus gens de bien ne pouvaient plus souffrir les horreurs. On ne sait pas bien au vrai qui en furent les premiers auteurs, encore que quelques-uns croient que Sénèque et Rufus furent ceux qui la commencèrent. Tant y a qu’il y entra un nombre prodigieux de personnes de toutes qualités, des sénateurs, des chevaliers, des soldats, des hommes, et mêmes des femmes, dont les uns étaient mus par la haine qu’ils avaient conçue contre Néron, et les autres par l’affection qu’ils portaient à Pison, jeune homme fort agréable au peuple, tant à raison de son illustre extraction, qu’à cause de ses vertus, pour l’amour desquelles on lui destinait l’empire après la mort de Néron. Les prodiges qui étaient apparus cette année-là, entre autres la comète qui semblait menacer le prince, avaient encouragé les plus timides, et leur avaient fait croire que le temps était venu, auquel Néron devait être châtié de ses crimes, et son empire aboli. C’est pourquoi il se trouva un si grand nombre de conjurez, entre lesquels on comptait même comme les plus ardents un des colonels des gardes de Néron, et plusieurs autres de ses particuliers amis. Après avoir failli plusieurs fois à exécuter leur dessein, de peur d’être en fin découverts et prévenus, ils se résolurent de le tuer à Bayes dans la maison de Pison, où il avait accoutumé d’aller souvent avec peu de compagnie se recréer. Mais Pison refusa de prester sa maison pour faire ce massacre, alléguant que l’action en serait bien plus odieuse, et qu’il serait blâmé de tout le monde d’avoir violé le droit d’hospitalité en laissant souiller sa table du sang d’un prince, quel qu’il pût être, non seulement d’un si grand empereur : et proposa au reste aux conjurez, que ce serait bien chose plus glorieuse de l’attaquer au milieu de Rome dans ce superbe palais, qu’il y avait bâti du sang et des dépouilles des citoyens, qui n’en voyaient l’orgueil qu’avec douleur, et en soupirant de dépit. En fin donc leur opinion fut qu’il fallait le tuer à Rome, et comme le jour s’approchait, auquel on y devait célébrer des jeux en l’honneur de Cérès, où Néron n’avait garde de faillir qu’il ne s’y trouvât à cause de la passion effrénée qu’il avait à ces spectacles de théâtre, ils jugèrent qu’il se fallait servir de cette occasion pour exécuter leur entreprise. Jusqu’à ce temps-là la chose fut tenue fort secrète, et quoi que Néron en eut quelque avis, il n’avait rien pu découvrir des particularités d’une si grande conjuration. Mêmes une femme nommée Epicharis qui en savait tout le secret, et qui en avait déclaré en termes généraux le dessein à Proculus capitaine de mille hommes de la flotte de Misène, qu’elle voulait attirer dans ce parti, ayant été trahie et décelée par ce Proculus, et ayant été amenée prisonnière à Rome, ne peut être convaincue par son accusateur qui parlait sans témoins, et qui ne pouvait nommer personne des conjurez, d’autant que cette accorte femme lui en avait tu les noms. Elle fut toutefois arrêtée prisonnière, sans que Néron en pût tirer autre chose qu’un violent soupçon qu’il y avait des desseins sur sa vie. Mais il arriva un autre accident qui perdit les conjurez. Le jour de devant, celui qu’ils avaient pris pour exécuter cette entreprise, il advint qu’un sénateur nommé Scevinus, qui était des plus avant engagez en cette partie, ayant été longtemps en conférence avec un des autres complices nommé Natalis, s’en retourna tout triste en sa maison : comme il y fut arrivé, il signa son testament, prit un poignard qu’il gardait de longtemps, et qui était tout mangé de rouille, se mit à le fourbir, et puis à l’affiler contre une pierre, et donna la charge à un de ses affranchis nommé Milichus d’en aiguiser la pointe, qui lui semblait rebouchée et trop mousse à son gré. À même temps il fit dresser un festin beaucoup plus magnifique que son ordinaire. Et quoi que parmi la liesse de la bonne chère il s’efforçât de montrer une face riante à la compagnie, néanmoins ses domestiques remarquèrent en son visage des traits d’un homme pensif, et qui avait l’âme pleine d’inquiétudes, qui le rendaient plus morne qu’il n’avait accoutumé d’être. Après cela il fouilla dans ses trésors, et leur en départit libéralement selon l’affection qu’il portait à chacun d’entre eux.

D’ailleurs il se fit apporter un bandage fait comme ceux qu’on a de coutume d’employer aux plaies pour arrêter le sang. Toutes ces nouveautés firent entrer en l’âme de Milichus, que son maître avait quelque grand dessein en l’esprit, et peut-être même que Scevinus se confiant en sa fidélité, lui avait communiqué quelque chose de la conjuration. Là dessus cet esprit servile se représentant la grande fortune qu’il pouvait faire en le déferant, oublia l’amour de son maître, et la mémoire de la liberté qu’il lui avait donnée, pour s’avancer aux dépens de sa vie. Et après en avoir consulté avec sa femme, qui le fortifia entièrement en cette résolution, comme le matin fut venu, il s’en alla au palais, et voyant qu’on ne le voulait point laisser entrer, commença à crier qu’il apportait une nouvelle d’importance, et d’une voix éclatante demanda qu’on le fît parler à quelqu’un des officiers du prince, pour lui dire choses qui importaient à sa vie. À raison de quoi les huissiers le menèrent à Épaphrodite affranchi de Néron, auquel il représenta tragiquement la grande conjuration qui se tramait, lui exagéra le danger de l’empereur, lui raconta ce qu’il avait ouï, et ce qu’il avait vu, ajouta ses conjectures, et pour lui rendre la chose plus vraisemblable, lui montra le poignard qu’il avait dérobé à son maître, et le conjura de le faire venir pour lui être confronté. À même temps Épaphrodite dépêcha des soldats pour amener Scevinus. Et comme il fut venu, lui déclara les termes de l’accusation. Scevinus se voyant en cette détresse, tâcha à se justifier d’un si énorme crime, etc.

Parmi cela il montra un visage si assuré, usa de paroles si puissantes, et accusa cet infâme esclave avec tant de véhémence et de hardiesse, qu’il laissait ses juges persuadez de son innocence, si la femme de Milichus ne l’eut averti que Scevinus avait conféré le jour de devant avec Natalis ancien ami de Pison, et que partant il les fallait mettre l’un devant l’autre pour donner plus de lumière à son accusation. Là dessus on envoya quérir Natalis, on les interrogea tous deux séparément sur les discours de leur conférence, et comme on les eut surpris en diverses paroles, on jugea par là que la chose était véritable. Sur cette véhémente conjecture, on les fit immédiatement enchaîner comme criminels de lèse majesté. Incontinent après on leur présenta la question, dont ne pouvant supporter la rigueur, ils découvrirent toute la conjuration, et comme elle avait été projetée. Natalis fut le premier, qui vaincu des tourments accusa ses compagnons. Il dit premièrement, qu’il était vrai que Pison était choisi pour succéder au prince, et qu’il avait la meilleure part à ce dessein. Puis après il ajouta que Sénèque était de la partie, peut-être pour gratifier Néron, qui ne demandait que l’occasion de le perdre, ou peut-être aussi parce que comme leur confident ami, il avait porté les messages de l’un à l’autre. Scevinus ne montra pas davantage de constance, mais étonné de la torture, acheva de découvrir les autres complices, particulièrement le poète Lucain, Quinctianus et Senecianus, qui nièrent longtemps ce crime ; mais en fin abusez par la promesse qu’on leur fit de leur donner grâce, se mirent à accuser leurs plus proches parents et leurs meilleurs amis qui avaient participé à l’entreprise. Cependant Néron se ressouvenant de l’avis donné par Proculus, sur lequel il avait fait arrêter Epicharis prisonnier, envoya quérir cette pauvre misérable, et se figurant qu’elle était trop délicate pour supporter la violence des gênes, commanda qu’on l’appliquât à la question, et qu’on déchirât son corps par les tourments. Mais ni le feu, ni les fouets, ni les autres horribles rigueurs de ses juges forcenés de se voir ainsi méprisés par une femme, ne purent arracher d’elle une seule parole qui servit à leur dessein.

Tellement que le premier essai de la question leur fut inutile. Le lendemain comme on la rapportait aux mêmes tourments, elle trouva moyen de se tuer elle-même, et de se délivrer par ce moyen de leur cruauté. Ce fut un rare exemple de constance en une femme affranchie, de s’efforcer au milieu des gênes de sauver par son silence des personnes qui lui étaient pour la plupart inconnues, et avec lesquelles elle n’avait nulle alliance de sang, durant que des sénateurs, des chevaliers, et d’autres grands personnages qui n’avaient point senti les tourments, trahissaient leurs propres enfants et leurs meilleurs amis. Car Lucain, Senecianus et Quinctianus continuaient à déclarer les complices, voire en nommèrent un si grand nombre, que leur déposition emplit l’âme de Néron de frayeur, voyant que tant de gens avaient conjuré contre sa vie. Aussi fit-il mettre des gardes par toute la ville, sur le Tibre et aux ports voisins de la mer, de sorte qu’on ne voyait que soldats dans les rues, et aux champs, où tout était plein d’Allemands, auxquels Néron avait une particulière confiance, comme à des étrangers. Ils ne cessaient d’amener dans les jardins de Néron, où se faisait l’enquête, de grandes troupes de personnes accusées, qu’on condamnait sur les moindres conjectures. Tigellinus entre les autres ministres de la fureur de Néron, faisait paraître sa rage contre les accusez, auxquels il faisait de cruelles demandes. Il y en eut plusieurs qui voyant que leur entreprise se découvrait, s’en coururent vers Pison, et le voulaient encourager de faire une chose bien hardie, c’est à savoir de s’en aller dans le champ et sur la tribune, pour sonder les volontés des soldats et du peuple, lui représentant, que ce dessein pouvait réussir s’il l’exécutait courageusement, etc.

Tout cela ne fit aucune impression sur l’âme de Pison, qui s’était résolu de céder à l’orage qui l’allait envelopper, tellement qu’il ne faisait qu’attendre les soldats et les bourreaux qui avaient commandement de l’ôter du monde. Il ajouta ce dernier opprobre à sa vie, qu’en faveur de sa femme Arria Galla, à qui il voulait sauver une partie de son bien, il coucha en son testament de honteuses flatteries pour fléchir Néron, et pour l’induire à user de quelque grâce en son endroit. Sa mort fut suivie de celle de Lateranus, désigné consul, qui se trouva mêlé en la conjuration, et qui montra une grande constance au milieu de son supplice. Mais la mort de Sénèque nous appelle. Natalis l’avait chargé d’avoir eu de l’intelligence avec Pison, autrefois ce qu’il en avait déposé n’était pas assez puissant pour faire le procès à un si grand personnage, même ce Natalis avait témoigné que Pison l’ayant recherché de pouvoir parler avec lui, Sénèque avait répondu que ces entrevues n’étaient bonnes ni pour l’un ni pour l’autre, seulement avait-il ajouté que Sénèque avait coulé ces paroles, que son salut dépendait de celui de Pison. Cependant sur cette déposition, Néron envoya un tribun des gardes nommé Granius Silvanus, porter cette nouvelle à Sénèque, avec commandement de s’informer et de savoir de lui s’il avait fait cette réponse à Scevinus. Sénèque était à quatre mille de la ville, et s’y était arrêté à son retour de la Campanie, d’où par cas d’aventure il était revenu depuis peu de jours. Le tribun s’y transporta, et y arriva sur le soir comme Sénèque était à table avec sa femme Pompeia Paulina, et avec deux de ses autres amis qu’il avait en sa compagnie. Aussitôt la maison fut environnée de soldats, et le tribun l’allant trouver, lui déclara la volonté du prince et le commandement qu’il avait de lui. Sénèque lui répondit, qu’à la vérité Natalis l’était venu trouver de la part de Pison, qui se plaignait de lui, de ce qu’il ne voulait pas qu’ils s’entrevissent, mais qu’il s’en était excusé à cause de son indisposition, et parce qu’il aimait le repos ; et s’adressant à Silvanus lui demanda, quelle apparence il y avait, qu’il eut voulu préférer le salut d’un particulier à sa propre sûreté ? Qu’au reste il n’avait point l’âme encline aux flatteries, dont il appelait à témoin Néron, qui avait assez souvent éprouvé sa liberté, sans avoir jamais reconnu en lui un esprit servile. Comme le tribun eut fait son rapport à Néron en présence de Tigellinus et de Popea, qui était alors tout son conseil, Néron lui demanda si Sénèque ne se préparait pas à une mort volontaire. À quoi il repartit, qu’il n’avait vu en lui aucun signe de crainte, ni reconnu aucune image de tristesse en son visage ou en ses paroles. Là dessus il lui commanda de retourner, et de lui dire de sa part qu’il fallait mourir. On dit que le tribun eut envie de le sauver, et qu’étant allé prendre avis de quelques-uns de ceux mêmes qui étaient de la conjuration, ils furent si lâches que de l’en détourner, et de lui conseiller de faire ce que le prince lui avait commandé. Toutefois il n’eut pas le coeur de porter lui-même cette cruelle nouvelle, mais envoya un des centeniers dire à Sénèque la nécessité où il était réduit. À cette parole Sénèque ne s’effraya nullement, seulement demanda-il qu’il lui fut permis de faire son testament, ce que le centenier lui refusant, il se tourna vers ses amis, et dit, qu’étant empêché de rendre à leur mérite la reconnaissance qu’il leur devait, il leur laissait néanmoins par testament ce qu’il avait de plus beau en sa puissance ; c’est à savoir l’image de sa vie, de laquelle s’ils voulaient se souvenir comme il l’avait passée, ils remporteraient la louange d’une si constante amitié qui avait été entre eux.

Comme il les vit tout éplorés, il blâma leurs larmes, et ajoutant les réprimandes aux exhortations, les conjura de se montrer constants. Et où sont, dit-il, les enseignements de la sagesse ? Où est cette raison fortifiée durant tant d’années contre les malheurs qui nous menaçaient ? Et qui donc de nous ne connaissait la cruauté de Néron ? Après avoir fait tuer sa mère et son frère, il ne lui restait plus qu’à faire mourir son précepteur. Après cela il se mit à consoler sa femme, et à la conjurer de supporter patiemment son malheur, sans se vouloir perdre avec lui, néanmoins elle protesta de le vouloir accompagner à la mort. À quoi il ne repartit autre chose sinon, qu’il avait tâché de lui imprimer la douceur de la vie, mais que voyant qu’elle lui préférait la gloire de la mort, il ne voulait point porter d’envie à un tel exemple ; avouant qu’encore qu’à cette extrémité ils montrassent une égale constance, elle acquerrait le plus de réputation. À même temps ils s’ouvrirent tous deux les veines des bras pour rendre l’âme en versant leur sang. Sénèque voyant que le sien coulait trop lentement à cause de son âge, s’ouvrit encore les veines des jambes et des genoux, et ne pouvant par ce moyen assez hâter sa mort à son gré, après avoir prié sa femme de se retirer en une autre chambre, il appela un médecin son confident ami, et le conjura de lui aller quérir le poison qu’il lui avait préparé pour cette dernière nécessité, et comme il le lui eut apporté, il le prit sans aucun effet, d’autant que le sang qu’il avait perdu avait rendu ses membres comme stupides et insensibles par la froideur. En fin il se jeta dans un bain d’eau chaude, et ayant arrosé ceux de ses serviteurs qui étaient les plus proches de l’étuve, il dit en mourant, qu’il offrait cette liqueur-là à Jupiter le libérateur. En ces entrefaites Néron avait envoyé dire aux soldats qu’ils empêchassent que sa femme Paulina ne se fît mourir avec lui : de sorte qu’on lui referma ses plaies, mais elle porta toujours depuis les marques de la grande perte qu’elle avait faite de son sang, étant demeurée extrêmement pâle de cet accident.

Cependant les questions et les supplices allaient croissants, et mêmes les complices qui n’étaient point encore découverts, contribuaient à la misère des accusez, dont il prit mal à Fenius Rufus, qui pressant trop indignement Scevinus, se vit pris au piège. Car Scevinus indigné de ce cruel traitement qu’il lui faisait, comme Fenius vint à lui user de sévères menaces, et à lui demander les particularités de la conjuration : personne, lui dit-il, ne les sait mieux que toi. Sur quoi demeurant étonné et sans repartie, le voila mis entre les coupables, et son procès lui est aussitôt fait par le commandement de Néron. Plusieurs montrèrent une admirable constance, et parlèrent courageusement au milieu des supplices. Entre autres le tribun Flavius Sabinus étant interrogé par Néron même, qui l’avait pu induire à violer le serment de sa milice, et à conjurer contre son prince, lui répondit sans s’étonner, durant que tu en as été digne, tu n’as point eu un plus fidèle soldat que moi, qui t’aimais alors uniquement, d’autant que tu méritais d’être aimé ; mais j’ai commencé à te haïr depuis que tu es devenu parricide de ta mère et de ta femme, cocher, bateleur et incendiaire, et cette haine m’a poussé à faire ce que j’ai fait. Ces paroles laissèrent un poignant aiguillon dans l’âme de Néron, et ne se trouve point que de toute cette grande conjuration, rien lui eut tant déplu, ou l’eut tant affligé que la liberté de ce tribun, parce qu’ayant accoutumé de faire toutes sortes de méchancetés avec une licence débordée, il ne savait que c’était d’en être repris. Il commanda donc à Vejanus Niger, qui était un autre tribun, d’aller dépêcher ce Flavius Sabinus. Pour cet effet Vejanus fit creuser une fosse dans le prochain champ, dont Flavius se moqua, disant qu’elle était trop estraite. En fin il perdit la tête, que le tribun eut beaucoup de peine d’abattre. Sulpitius Asper ne montra pas moins de constance que lui, car Néron lui demandant aussi qui l’avait mu à conspirer contre sa vie : c’a été, lui repartit-il, le désespoir de ne pouvoir trouver autre remède aux crimes dont tu vas déshonorant ton empire. Et à même temps il souffrit patiemment le supplice auquel il avait été condamné. Les autres centeniers imitèrent courageusement leurs exemples en leurs tourments. Il se trouva néanmoins plusieurs des conjurez, auxquels le courage manqua en cette extrémité. Ce serait chose ennuyeuse de raconter toutes les cruautés qui se commirent en la recherche de cette conjuration. Le consul Vestinus même, qui n’y avait point eu de part, fut accusé d’en être complice, de sorte qu’il fut contraint de prévenir son tourment par une mort volontaire, voyant bien qu’il ne se pouvait sauver, vu la haine particulière que Néron lui portait. Alors la porte fut ouverte à la calomnie, d’autant que les affranchis et les esclaves furent reçus à accuser leurs maîtres, qu’on condamnait sur les plus légers soupçons. Le poète Lucain, Severianus, Quinctianus et Scevinus, qui avaient été des premiers accusez, et auxquels on avait promis leur grâce, furent en fin exécutez : de manière que la ville de Rome était aussi pleine de corps morts, que son Capitole de victimes, qu’on offrait aux dieux pour les remercier du soin qu’ils avaient eu du salut du prince. D’ailleurs Néron fit de grands biens aux délateurs, nommément à Milichus, qui fut appelé d’un nom grec qui signifie sauveur, parce que l’avis qu’il avait donné avait sauvé Néron de la main des conjurez. De ceux que Néron ne pût faire mourir, parce qu’ils ne se trouvaient pas suffisamment convaincus, les uns furent dépouillés de leurs charges, et les autres envoyés en exil. Après toutes ces exécutions, Néron assembla les soldats, et leur fit distribuer une notable somme de deniers pour récompenser leur fidélité. Outre cela il éleva aux honneurs ceux dont il s’était plus particulièrement servi en cette occurrence pour dissiper la conjuration, et fit ériger à Tigellinus et à Nerua des images dans le palais, outre les statues triomphales qui leur avaient été dressées sur la place. Le sénat parmi ces malheurs s’épandait en toutes sortes de flatteries. Entre autres choses, il ordonna qu’on ferait des offrandes aux dieux, et qu’on leur rendrait des particulières actions de grâces, de ce qu’ils avaient eu tant de soin de la vie de Néron. Et parce que le meurtre se devait faire dans le temple du soleil, il lui décerna des honneurs particuliers, comme s’il eut découvert la conjuration de peur que ses autels ne fussent souillés de ce massacre. Il commanda encore que le mois d’avril prit le nom de Néron, et qu’au lieu d’où Scevinus avait tiré le poignard, on bâtit un temple au salut, et quant au poignard, Néron le dédia dans le Capitole, avec cette inscription, à Jupiter le vengeur. Ce qui fut pris depuis pour présage de ce que Julius Vindex fit contre lui. On prit dés lors à mauvais augure ce que Cerialis Anicius proposa qu’on bâtit un temple à Néron dieu, d’autant que l’honneur des dieux n’avait point accoutumé d’être déféré aux empereurs qu’après leur mort. Parmi ce misérable état de Rome, la vanité de Néron fut cause qu’il s’immola à la risée de tout le monde, par la folie qu’il fit en la recherche des trésors imaginaires, qu’un Cesellius Bassus originaire d’Afrique, lui rapporta être cachez en un sien champ, dans une profonde caverne qu’il y avait trouvé. Car Néron abusé par les songes de cet homme, qui l’assurait qu’il y avait là dedans une grande quantité d’or non monnayé, qui avait été caché durant plusieurs siècles, et qu’il y avait apparence que c’étaient les trésors que Didon reine de Carthage y avait retirez, de peur que les épandant parmi son peuple, ils n’enflammassent ses cupidités, ou de peur mêmes que les numides, nation avare, lui fissent la guerre pour s’en rendre les maîtres ; sans peser plus mûrement la vérité de cet avis, et sans considérer l’humeur du personnage qui le lui donnait, sans même reconnaître le lieu, pour savoir s’il y avait quelque apparence que la chose fut véritable, en accrut lui même le bruit, et envoya en Afrique des officiers pour apporter à Rome cette proie que son avarice lui figurait être toute certaine. Pour cet effet il leur bailla une grande quantité de vaisseaux afin de hâter le voyage. Durant tous ces jours on ne parlait d’autre chose que de ces vains trésors.

Les orateurs mêmes épandaient de nouvelles fleurs d’éloquence sur ce sujet, disant avec une insigne flatterie à la louange de Néron, que les dieux ne se contentant pas de donner sous son règne les fruits et les moissons ordinaires, lui présentaient de nouvelles richesses, et faisaient faire à la terre de nouveaux efforts d’une fertilité non accoutumée. Et cependant Néron sous l’espérance de ses fausses richesses, allait dissipant tous les trésors de l’empire, comme assuré de trouver de quoi remplacer cette vaine dépense : de façon que l’attente des richesses était cause de la pauvreté publique. Au reste Bassus ayant promené les gens de Néron par tout son champ, sans leur pouvoir montrer l’endroit de la caverne qu’il s’était imaginée, après mille fatigues des soldats qui avaient cette charge, et après mille peines du peuple qui accourait de toutes parts pour travailler à cette recherche, reconnut sa stupidité et la faute qu’il avait faite, de n’avoir pas considéré auparavant que ce n’était qu’un songe qui l’avait abusé : et plein de honte et de crainte que le prince ne châtiât sa folie, prévint son supplice par une mort volontaire, ne laissant à Néron que la moquerie d’une si folle entreprise. Les biens de ce misérable furent confisquez pour satisfaire à la dépense de cet infâme labeur. Le sénat pour en détourner la honte, décerna à Néron de ridicules honneurs, et lui offrit une couronne de victoire pour avoir bien chanté sur le théâtre, comme voulant voiler son infamie de ces superbes ornements, qui toutefois la faisaient davantage éclater. Néron la refusa de leur main, et dit : qu’il n’était point besoin de l’autorité du sénat, pour lui adjuger le prix d’une victoire qu’il savait bien gagner par son industrie, et que pour cette raison il voulait venir au combat des jeux, où il connaissait l’avantage qu’il avait sur tous ses compétiteurs : et là dessus entra sur le théâtre pour disputer aux yeux de Rome une misérable couronne, que des bateleurs prétendaient d’emporter. Parmi les flatteries du peuple qui faisait trophée de la honte publique, on voyait ceux qui étaient venus des villes éloignées pour voir les spectacles des jeux solennels qui se célébraient à Rome en ce temps-là, frémir de regret et de douleur, voyant l’ancienne gravité des princes romains ainsi indignement profanée, et un empereur jouer son personnage sur un théâtre avec les plus infâmes hommes de son empire. Leur douleur était accompagnée du déplaisir des plus gens de bien de Rome, qui ne pouvaient supporter cette infamie. Quelques-uns qui firent démonstration de l’horreur qu’ils en avaient, furent maltraités par Néron, qui avait mis par tout des espions pour reconnaître la contenance et les gestes des assistants. Ces débauches de Néron furent suivies d’un accident domestique, d’autant que s’en retournant du théâtre en sa maison, sa femme Popea qui était enceinte, se prit à lui reprocher ses infamies, dont il entra en une telle colère, qu’il lui donna un coup de pied dans le ventre dont elle mourut. Quelques-uns crurent qu’il l’avait empoisonnée, ce qui a semblé aux autres controuvé pour diffamer Néron, n’étant pas vraisemblable que lui qui l’aimait si ardemment, et qui avait une particulière passion d’en tirer lignée, eut voulu la faire mourir de sang froid lors qu’elle était ainsi grosse, mais plutôt que ce fut un mouvement d’une fortuite colère qui le porta à cette violence. Son corps fut embaumé à la façon des rois étrangers et mis avec force parfums dans le tombeau des Juliens, et non brûlé selon la coutume romaine. Néron la loua sur la tribune, et magnifia entre autres choses sa beauté, et ce qu’elle avait été mère d’une divine infante.

Car quelques années auparavant elle avait mis au monde une fille, à la naissance de laquelle il fit faire à Rome les plus grandes réjouissances dont il peut s’aviser, jusqu’à surpasser les limites d’une joie humaine. Mais toute cette pompe fut vraiment une pompe d’obsèques, d’autant qu’elle ne vécut que peu de mois, dont Néron conçut un tel déplaisir que le sénat se trouva bien empêché à le consoler : de sorte que pour lui faire passer son deuil, il donna des honneurs divins à cette infante, et ordonna qu’elle aurait un temple et un prêtre comme une déesse. Cependant les violences continuaient à Rome. Un Cassius accusé d’avoir retenu entre les images de ses ancêtres, celle de Cassius qui aida à tuer César, avec cette inscription, au chef de parti, et d’avoir entrepris contre la maison des Césars, fut envoyé en exil, et avec lui Sylanus comme complice de son dessein. Néron portait à ce dernier une haine particulière, qui passa si avant qu’étant relégué à Bary en la Pouille, il envoya un centenier qui le fit inhumainement mourir pour assouvir la rage de son maître. En suite de celui-là, Néron courut sus à plusieurs autres grands personnages, entre autres L. Vetus, sa belle-mère Scytia, et sa fille Pollutia, furent contraints de s’ouvrir les veines, et de se faire mourir en une même chambre pour éviter sa fureur. Le ciel fit paraître combien ces cruautés lui déplaisaient, vu qu’il s’éleva en la Campanie une si furieuse tempête, que les tourbillons renversèrent les maisons, arrachèrent les arbres, gâtèrent toutes les moissons, et la violence passa jusqu’aux terres voisines de la ville, qui d’ailleurs était cruellement travaillée d’une peste qui étouffait toutes sortes de personnes, encore qu’on n’aperçut en l’air aucune corruption qui put être cause de ce malheur. Mais Néron ne prenait point garde aux courroux du ciel, ne se souciant que de détruire les hommes. Antius et Ostorius sentirent les effets de sa cruauté après les autres. Leur mort fut suivie de celle de Mella, de Cerialis Anicius, de Crispinus et de Petronius, tous personnages illustres. Après la mort de tant de grands hommes, Néron voulut comme ruiner la vertu même, attaquant Bareas Soranus, et Thraseas, les deux plus grands ornements de l’empire romain. Il fit objecter à Thraseas, qu’au commencement de l’année il n’avait point voulu prester le serment au prince, etc. Néron qui avait suscité l’accusateur, reçut ces charges contre Thraseas, avec une volupté incroyable, et ayant ouï aussi ce qu’on imposait à Bareas Soranus, se résolut de les perdre tous deux, et pour rendre la mort plus signalée, se réserva à les condamner au temps auquel Tiridate devait venir à Rome prendre la couronne d’Arménie.

En ces entrefaites Thraseas ne voulut pas s’abandonner soi-même : mais voyant que tout le monde se préparait pour recevoir ce prince étranger, présenta requête à Néron, tendant afin qu’il fut ouï en ses justifications. Et comme Néron le fit appeler pour comparaître dans le sénat, il délibéra avec ses amis s’il s’y présenterait, ou bien s’il mépriserait la calomnie. Quelques-uns assurés de sa constance, lui conseillaient de comparaître et de se défendre, et leurs raisons étaient, qu’ils savaient bien qu’il ne lui échapperait aucune parole indigne de vertu, etc. À ce conseil assistait Rusticus Arulenus, qui plein de bouillon de son âge, et désireux d’acquérir de la louange par quelque belle action, s’offrit d’aller au sénat défendre Thraseas, et s’opposer à l’arrêt de sa condamnation. Thraseas arrêta cette ardeur, et le conjura de ne s’exposer point à un si visible danger, pour une chose qui lui serait entièrement inutile. Et que quant à lui il aviserait s’il était à propos qu’il se présentât dans le sénat, ou s’il était plus expédient qu’il n’y allât pas. Le lendemain on vit le temple de Venus où Néron voulait assembler le sénat environné des compagnies des gardes, comme s’il y eut eu quelque grande exécution à faire.

Néron y étant entré avec la cour, se plaignit par un de ses officiers, de ce que les premiers de cette compagnie oubliaient leurs charges, et laissaient le soin du public pour s’amuser à cultiver de beaux jardins. Et là dessus sans toutefois nommer personne, ouvrit le champ à la calomnie contre Thraseas, qui là dessus est accusé par Marcellus, avec une furieuse véhémence, d’avoir quitté le sénat, d’avoir trahi le prince, de s’être montré ennemi de ses prospérités, d’être marri du repos de l’empire, de haïr la ville de Rome, de fuir les temples, et de rechercher des solitudes où il puisse librement condamner les déportements de l’empereur. Partant qu’il doit être exterminé comme une peste publique. Son gendre Helvidius Priscus fut accusé avec lui comme complice de ses fureurs, et on leur donna pour compagnons Paconius Agripinus comme héritier de la haine de ses pères contre les empereurs, et Curtius Montanus comme auteur d’un libelle diffamatoire écrit contre le prince. Le sénat voyant la violence de cet homme, s’étonna extraordinairement, considérant d’un côté les soldats qui l’environnaient ; et de l’autre se représentant l’image vénérable de Thraseas, qu’on pouvait dire être celle de la vertu. En ces entrefaites Ostorius Sabinus entra, et se présenta pour accuser aussi Soranus, et le chargea d’avoir mal versé en son office de proconsul de l’Asie, et d’y avoir fomenté la sédition dans les villes ; et pour rendre le spectacle plus pitoyable chargea aussi sa fille Servilia d’avoir fait de grands présents à des magiciens. Là dessus on fit venir cette fille, à qui ses juges demandèrent s’il était vrai qu’elle eut donné de ses bagues et de ses pierreries à des magiciens pour s’enquérir d’eux de quelques choses secrètes ; elle leur répondit, qu’elle n’avait jamais invoqué des dieux impies, etc.

Des tigres eussent été adoucis par tant d’objets de pitié ; mais Néron fit passer outre au jugement des accusez, que nulle innocence ne pût sauver d’être cruellement condamnés. L’arrêt fut que Thraseas, Soranus et Servilia feraient eux-mêmes l’élection du genre de leur mort, qu’Helvidius et Paconius seraient bannis d’Italie. Quant à Montanus, on le donna aux larmes de son père. Les accusateurs Eprius, Cassianus et Ostorius furent largement récompensés de leur effronterie. Thraseas fut averti par son ami Domitius Cecilianus de ce que le sénat avait prononcé contre lui. Ceux qui étaient en sa compagnie fondirent en larmes à une si triste nouvelle, mais il les consola et les conjura de se retirer promptement, de peur de se trouver enveloppez dans sa ruine. À même temps il entra dans une galerie, où celui que Néron avait envoyé pour lui porter son arrêt, le trouva avec un visage riant, et montrant la joie qu’il avait de ce que son gendre Helvidius Priscus n’était que banni d’Italie. Comme on lui eut signifié son arrêt, il se retira en sa chambre avec Helvidius, et avec le philosophe Démétrius, qui avait longtemps discouru avec lui de l’immortalité de l’âme, et de l’état de sa séparation d’avec le corps : s’étant fait ouvrir les veines des deux bras, comme il vit le sang en sortir, il commença à en arroser la terre, et ayant fait venir le questeur que Néron avait envoyé, il lui dit d’une parole assurée : faisons cette effusion à Jupiter libérateur. Au reste prends garde à ceci, jeune homme, et veuillent les dieux te détourner de ces sinistres présages : mais tu es venu au monde en un temps auquel il a été expédient de fortifier ton esprit par de généreux exemples de constance. Après cela il sentit les douleurs de la mort, qui ne l’empêchèrent pas de dire mille belles choses que le temps nous a ravies avec un notable intérêt du public.

Durant ces horribles poursuites, Néron passait son temps à l’ordinaire sur les théâtres et parmi les bateleurs, même il se préparait pour faire voir son industrie en des choses si basses, voire si honteuses à Tiridate qui était parti d’orient avec un superbe équipage pour s’en venir à Rome prendre la couronne d’Arménie de sa main. Ce jeune prince était alors en la fleur de son âge, doué d’une exquise beauté, plein de courage, et orné de beaucoup de grandes vertus, entre lesquelles reluisait une singulière prudence, qui lui servit bien pour se démêler des artifices et des méchancetés de la cour de Néron. Son voyage à Rome fut plein de pompe et de magnificence et fut comme une forme de triomphe. Il avait en sa compagnie sa femme et ses enfants, et mêmes ceux de ses frères. Il était suivi de trois mille chevaux choisis d’entre la noblesse des Parthes. Outre cela il y avait un grand nombre de romains qui lui faisaient escorte pour assurer son voyage par les terres de l’empire. Depuis qu’il eut passé l’Euphrate, il fut défrayé par le peuple romain, qui voulut faire sa dépense pour obliger Néron qui désira cela de lui, afin de gratifier le Roi des Parthes en la personne de son frère. Tiridate se servit toujours de chevaux jusqu’à ce qu’il fut entré dans l’Italie, mais comme il y eut mis le pied, il trouva les carrosses que Néron lui avait envoyés pour le porter.

Aussitôt il prit le chemin de Naples où Néron l’attendait. À l’abord comme il le voulut saluer, on lui dit qu’il fallait ôter son épée, mais il refusa généreusement de le faire, et dit qu’il devait suffire qu’il l’attachât au fourreau comme il fit, pour lever tout soupçon de mauvais dessein. Cette liberté ne déplut point à Néron, qui au contraire en estima davantage son courage. Tiridate se mit à genoux devant lui, et joignant les mains l’appela son seigneur, lui rendant toutes sortes de témoignages de soumission. Néron de son côté l’accueillit avec beaucoup de faveur, et lui fit une grande démonstration de sa bonne volonté, et même pour l’obliger davantage l’ayant mené à Pouzzol, il fit faire un combat de gladiateurs pour les désennuyer sur le chemin. Tiridate donna là des preuves de son adresse et de sa force, vu qu’il tua à coups de javelot plusieurs bêtes sauvages que Néron avait fait amener pour lui donner du plaisir. Après cela ils s’en allèrent de compagnie à Rome, où Néron lui ceignit le bandeau royal avec toute la pompe et magnificence qu’on se saurait imaginer. Le soir de devant la cérémonie, la ville se vit toute pleine de flambeaux, et les rues toutes semées de fleurs que le peuple y avait répandues. Jamais on ne vit une plus grande affluence de peuple qui accourait à ce spectacle. L’on voyait sur la place une multitude incroyable de personnes vêtues de blanc, portant des branches et des couronnes de laurier. Les soldats paraissaient magnifiquement vêtus, et leurs armes reluisaient comme des éclairs, on ne voyait point les maisons à cause du grand nombre de ceux qui étaient montés sur les faits pour contempler cette pompeuse cérémonie. Tout cela ayant été préparé dés la nuit, au point du jour on aperçut Néron paré d’une robe triomphale suivi du sénat et des compagnies de ses gardes, qui entra dans la place, et puis s’alla mettre sur le riche trône qui lui avait été préparé. Tiridate accompagné des siens, passa au milieu des gardes qui tenaient les deux côtés des rues, et comme il fut arrivé assez prés de son tribunal, il lui fit la révérence ne plus ne moins qu’il avait fait à Naples, les genoux en terre, et les mains jointes et levées vers le ciel. En suite de quoi il se fit un tel applaudissement, et se leva un tel cri de joie de tous les romains, qui étaient transportez d’aise de voir un Roi étranger faire cette soumission à leur empereur, que Tiridate se trouva un peu étonné de ce bruit, craignant qu’on ne voulût lui faire faire quelque chose indigne de sa naissance.

Mais comme il était prince sage il se rassura, et jugeant bien que puis qu’il en était venu si avant, il fallait s’accommoder au temps et aux personnes, il ne se soucia point de s’abaisser pour impétrer ce que depuis il obtint bien libéralement de Néron. Se tenant donc à ses pieds, il lui dit ces humbles paroles : César, tu vois à tes pieds le petit-fils d’Arsaces, etc. Après cela il lui commanda de monter au siège qui lui avait été préparé devant son trône, et comme il le vit assis à ses pieds, il lui ceignit le diadème, et le créa Roi d’Arménie, à cause de quoi les applaudissements du théâtre, et les battements des mains recommencèrent, et on n’ouït que cris de joie des assistants. Néron donna les jeux du théâtre, qui était si pompeusement paré, que ce jour-là fut nommé un jour d’or, à cause que le dedans et le dehors de l’échafaud en étaient tous revêtus. Les courtines mêmes de pourpre, au milieu desquelles on voyait l’image de Néron faite à l’aiguille, étaient toutes relevées d’étoiles étoffées d’or, qui jetaient un grand éclat par tout le théâtre. Ce qui déshonora cette action, ce fut que Néron après le festin qu’il fit magnifiquement, n’eut point de honte aux yeux d’un prince étranger de jouer de la harpe, de se faire ouïr sur l’échafaud, et puis après de comparaître vêtu d’une robe de laine verte avec un petit morion en tête, comme avaient de coutume de le porter les conducteurs des chariots. Tiridate voyant ce changement, le méprisa en son âme, et se souvint alors de la gravité de Corbulon, qu’il estimait malheureux de servir un si infâme maître. Cependant il sut si bien faire sa cour, et complaire à Néron, qu’outre la couronne d’Arménie, il lui fit des présents inestimables, et lui donna une somme excessive d’argent quand il fut prêt de s’en retourner dans ses états. À son départ, Néron lui ayant permis de rebâtir la grande ville d’Artaxata, qui avait été ruinée par les guerres, lui donna outre cela des ouvriers, et lui de son côté en prit encore d’autres pour en hâter l’ouvrage. Mais Corbulon ne voulut laisser entrer dans le pays, que ceux que Néron lui avait baillez, et renvoya ceux qu’il avait débauchez : ce qui fit qu’il l’en estima encore davantage, et qu’il eut en plus grand mépris Néron.

Au reste il ne s’en retourna pas par le même chemin qu’il était venu, mais alla prendre la mer à Brindes, de là passa à Duras, et puis s’avança dans l’Asie pour visiter ses belles et fortes villes qui le ravirent en admiration de la puissance romaine. En fin il se rendit dans son royaume, où ayant rebâti Artaxata, il la nomma Neronia en l’honneur de Néron, qui l’avait si extrêmement obligé. Néron s’efforça depuis de persuader à Vologèse de faire aussi un voyage à Rome, mais il n’y voulut jamais entendre, mêmes après plusieurs semonces il ne feignit point de lui mander, qu’il lui était bien plus aisé de passer la mer que non pas à lui, et partant que s’il le voulait voir qu’il montât sur ses vaisseaux, puis qu’il se rendît en Asie, et que là ils conviendraient du lieu où ils se pourraient voir. Cette réponse pleine de mépris ne mit point Néron en colère, et ne se prépara point pour l’aller voir avec un équipage d’empereur, ni ne se soucia point non plus de jeter la guerre en Ethiopie, encore qu’il se fut vanté de vouloir aller faire sentir à ces peuples la puissance des armes romaines. Il ne pensait qu’à passer dans la Grèce, non comme ses prédécesseurs les Flaminius, les Agripes et les Augustes, qui y étaient entrez pour subjuguer ces belles provinces, mais comme un bateleur pour y jouer quelque personnage de tragédie, et pour y pousser des chariots parmi ceux de la lie du peuple. À ce voyage il se fit suivre par un aussi grand nombre d’hommes, que s’il fut allé à la guerre contre les Parthes, mais c’étaient pour la plupart tous gens de théâtre, qui pour toutes armes ne portaient que des harpes, des lyres, des violons, des masques et des brodequins. Comme il fut arrivé dans ces fameuses villes, au lieu de leur montrer la majesté de l’empire, il se mit à disputer le prix de leurs jeux contre leurs plus insignes comédiens, en quoi il fit paraître une si furieuse passion, qu’il se fit mépriser à tout le monde, combien qu’il ne manquât point de flatteurs qui le proclamaient le vainqueur de tous les théâtres. Encore les grecs eussent-ils été heureux s’il n’eut fait que des tours de bateleur en leurs villes : mais la cruauté qu’il y exerça pour assouvir son avarice, en dépouillant les plus riches familles de leurs moyens, et en faisant mourir un nombre infini d’illustres personnages pour avoir leurs biens, fut ce qu’il y eut de plus déplorable en ce voyage, et qui le fit à bon droit maudire à ces étrangers.

Durant ces folies, Rome n’était pas mieux gouvernée en son absence qu’en sa présence, d’autant qu’il y avait laissé un Helius, qui abusant de sa puissance, et sans en prendre autrement avis de lui, faisait mourir et envoyait en exil qui il lui plaisait, non seulement du menu peuple, mais aussi de ceux du sénat, et de l’ordre des chevaliers : de sorte que l’empire romain avait lors deux maîtres, Néron et Helius, desquels on n’eut su dire qui était le pire, ni quelle différence il y avait entre eux, sinon que celui qui était de la race des empereurs faisait le bateleur, et celui qui n’était qu’un affranchi de Claudius, imitait les Césars. Néron ne manquait pas d’autres ministres de sa fureur, entre lesquels les plus fameux étaient Tigellinus, Polycletus, Calvia Crispinilla, et cet infâme Sporus, que Néron fit rendre eunuque afin de l’épouser, et de le tenir pour sa femme, à cause qu’il ressemblait de visage à Popea Sabina qu’il avait passionnément aimée. Le soleil ne vit jamais rien de si monstrueux au cours de la vie des hommes, que ces abominables noces que Néron voulut faire en la Grèce par l’entremise de Tigellinus : car il fut si perdu et si effronté, que de passer un contrat de mariage à ce Sporus, de lui assigner un douaire, de l’épouser avec toutes les cérémonies ordinaires, et de coucher avec lui comme avec sa femme. La Grèce déploya son éloquence pour flatter une si exécrable action, et mêmes il y en eut qui montèrent jusqu’à ce comble d’impudence, de prier les dieux qu’ils fissent naître une heureuse lignée de leur accointance. Mais un particulier rencontra bien mieux, disant : que l’univers eut été heureux, si le père de Néron eut épousé une telle femme ; d’autant que par ce moyen un si détestable monstre ne fut jamais venu au monde. Parmi toutes ces abominations, Néron allait de ville en ville continuant ces infâmes exercices, et par tout où il y avait des combats, il se trouvait des premiers pour disputer les couronnes. Toutefois il ne voulut point entrer dans Lacédémone, à cause que les lois de Lycurgue étaient contraires à ses débauches, ni dans Athènes, parce qu’il disait que les Furies dont il était agité y avaient leur temple. Les cris de ses victoires étaient faits par un héraut, qui criait à haute voix, Néron César, victorieux en ce combat, honore le peuple romain, etc. Quels prodiges ! On le voyait quelquefois aux douleurs de l’enfantement, représentant l’accouchement d’une femme. Et quelquefois on le voyait aux accès de la rage et de la fureur, comme quand il jouait les personnages d’Oedipe, de Thyeste, d’Hercule, d’Alcmeon et d’Oreste, et tout le fruit de cela était qu’après avoir si honteusement souillé l’honneur de sa pourpre, il était appelé sur un théâtre, vainqueur pythique, olympique et périodique, qui était un nom qu’il affectait avec passion, et sur le sujet duquel il avait particulièrement entrepris cet infâme voyage.

Cependant ces spectacles ennuyèrent presque tout le monde, et il y en avait, qui ne pouvant demeurer si longtemps sur les théâtres, se faisaient emporter comme morts, de peur d’encourir sa disgrâce s’ils en fussent sortis sous un autre prétexte. Mais sa folie ne s’arrêta pas à toutes ces débauches, il en voulut faire une autre dont il ne recueillit autre fruit que la honte de l’avoir inconsidérément entreprise. Car il voulut faire trancher le détroit du Péloponnèse, qui sépare la mer Egée d’avec la mer d’Ionie pour ôter cet obstacle, et réunir les deux mers l’une avec l’autre. Les plus avisez blâmaient son dessein, se ressouvenant qu’il avait toujours mal succédé à ceux qui l’avaient entrepris, comme au roi Démétrius, à Jules César, et à Caligula. Aussi la nature, pour le dire ainsi, irritée de la violence qu’il lui faisait en remuant ses bornes, montra comme des signes de son courroux, considéré que la terre ne fut pas aussitôt ouverte qu’il en sortit du sang, mêmes l’on entendit des cris et des mugissements, et l’on vit d’horribles spectacles qui effrayèrent ceux qui voulaient y travailler. Tous ces prodiges ne purent arrêter l’audace de Néron, qui prenant lui-même la bêche, alla entamer la besogne, et contraignit les autres de suivre son exemple. Toutefois il ne pût en venir à bout, et après une vaine et inutile dépense, la chose demeura en son état avec un visible témoignage aux hommes mortels, que ce n’était point à eux à renverser l’ordre que Dieu a établi en la nature. Le dépit que Néron conçut de cette honte, le porta à de nouvelles cruautés. Car en ces entrefaites, craignant que les plus puissants de l’empire lassez de ses déportements n’entreprissent contre sa vie, il fit mourir ceux qu’il s’imagina être les plus capables de faire un si grand coup. De sorte que la noblesse, la vertu et les richesses tenaient lieu de crime, et étaient un assez puissant sujet pour faire mourir ceux qui les possédaient, d’autant qu’il se figurait que ces sortes de personnes étaient celles qui étaient les plus préparées à secouer le joug de sa tyrannie. Il fit donc mourir un nombre excessif de personnes de qualité, quoi qu’innocentes et exemptes de toute offense. Sulpitius Scribonius, Rufus et Proclus, personnages doués d’une singulière vertu, et qui étant frères ou égaux en fortune, avaient tous commandé aux armées de la Germanie, ayant été évoquez en la Grèce sur les charges qu’on leur avait imposées, éprouvèrent entre les autres son inhumanité, vu que se présentant pour être ouïs, et pour se justifier des crimes qu’on leur imposait, comme ils virent qu’il n’y avait point de moyen d’avoir accès à la justice de Néron, ils connurent bien qu’il fallait renoncer à la vie, et pour ce sujet se firent mourir abattus du désespoir.

Mais il n’y eut rien de si cruel ni de si déplorable que la mort de Corbulon, le plus vaillant, le plus sage et modéré capitaine de son siècle. Néron même, quoi qu’ennemi de toute vertu, le révérait, de sorte qu’il avait accoutumé de l’appeler son père et son bienfaiteur. Lui ayant donc mandé en la Syrie qu’il se disposât de le venir trouver en la Grèce, Corbulon se prépara à son voyage : mais comme il fut arrivé à Chencrées, il y trouva ceux que Néron y avait envoyés au devant de lui pour le massacrer. Corbulon entendant cette triste nouvelle, prit son épée, se la passa au travers du corps, et prononça ces dernières paroles en mourant ; je l’ai bien mérité, comme reconnaissant en cette extrémité la faute qu’il avait faite, de servir si fidèlement un joueur de harpe et un bateleur, à qui il pouvait, s’il eut voulu, ôter l’empire. On allègue une honteuse raison de cette détestable cruauté. Car on dit que Néron devant jouer un ridicule personnage sur le théâtre, eut honte que Corbulon homme grave et sérieux, le vit en l’infâme équipage qu’il lui fallait porter, et que là dessus il le fit tuer.

Durant ce voyage de la Grèce, Helius, que Néron avait laissé dans la ville, et qui désolait les plus illustres familles par ses rapines et par ses massacres, dépêcha vers Néron, et le conjura de se rendre à Rome pour dissiper les factions qui s’y élevaient contre son autorité. Et comme Néron embarqué en ses voluptés lui eut rescrit, qu’encore que ce fut son avis, et qu’il lui conseillât de s’en retourner à Rome, toutefois il devait plutôt désirer de l’y voir rentrer avec une réputation digne de Néron, c’est à dire, avec la gloire d’avoir emporté le prix sur tous les théâtres de la Grèce.

Helius reconnaissant que son absence pouvait ruiner ses affaires, monta sur mer, se rendit en sept jours en la Grèce, et lui donna une telle épouvante des conjurations qui se faisaient contre sa vie, que Néron se résolut aussitôt de repasser en Italie pour aller éteindre ces flammes civiles. On espérait que faisant cette navigation en une saison si mauvaise qu’était celle de l’hiver, il périrait indubitablement, et cette créance en perdit plusieurs qui s’en réjouirent ; d’autant qu’ayant eu le vent assez favorable, et étant abordé heureusement, il rechercha ceux qui semblaient avoir espéré ou désiré qu’il fît naufrage. Étant assez prés de la ville, il fit abattre une partie de la muraille, et rompre les portes afin d’y entrer comme un triomphateur chargé des lauriers de la Grèce. Il fit entrer les premiers ceux qui portaient les couronnes qu’il avait gagnées en ses combats : après eux marchaient ceux qui portaient les images et les tableaux où étaient écrits les noms et les genres des combats où il avait été vainqueur, avec une déclaration ; que Néron le premier de tous les citoyens romains était retourné à Rome victorieux de la Grèce.

En suite on le vit paraître sur le char triomphal, sur lequel Auguste avait été porté parmi ses triomphes, et était vêtu d’une robe de pourpre brochée d’or avec une couronne d’olivier, et tenant en sa main une branche de laurier pythique pour marque de ses victoires. Il avait auprès de lui le joueur de harpe Diodore, avec lequel il se fit promener sur la place suivi des compagnies de ses gardes, et d’un grand nombre de chevaliers et de sénateurs qui l’avaient accompagné en ce voyage. Ces choses achevées il monta au Capitole, et de là se rendit au palais, la ville étant toute pleine de fleurs, de couronnes, de flambeaux et de parfums, pour témoigner la liesse publique de son retour. Ce n’était qu’applaudissements, que cris de joie, qu’oblations, que battements de mains, qu’acclamations pleines de flatteries : à Néron Apollon, à Néron Hercule, à l’incomparable vainqueur. À la fin de cet imaginaire triomphe, il commanda qu’on célébrât des jeux, au milieu desquels il apporta dans le cirque toutes ses couronnes, et les posa sur un obélisque fait à la façon d’Égypte. Il s’en trouva jusqu’à dix-huit cens, qui étaient autant de monuments de l’ardeur insensée qu’il avait à ces sortes de folies. Il fut alors prié par un lydien nommé Larcius, de vouloir jouer de la harpe pour le prix d’une grande somme d’argent qu’il lui offrit pour sa peine. Il refusa l’argent dont Tigellinus s’accommoda, mais il ne laissa pas de se présenter sur le théâtre, et de jouer aux yeux de tout le peuple. Ces façons de faire déplaisaient à tous les gens de bien, qui ne pouvaient souffrir que la gloire d’un si grand empire fut ainsi ternie par les honteux déportements de ce bateleur. C’est pourquoi plusieurs grands personnages se résolurent d’ôter ce monstre du monde, et de renverser sa tyrannie.

Celui qui fit le plus puissant effort, fut Cavius Julius Vindex, homme vaillant et sage, qui commandait dans les Gaules d’où il était originaire. Ce grand personnage indigné des insolences de Néron, assembla une multitude incroyable de gaulois qui gémissaient sous le fait des tributs que Néron leur avait imposés, et qu’il faisait exiger avec une excessive violence de ses ministres. Les voyant à l’entour de lui, il leur tint un langage plein d’aigreur contre Néron, afin de les animer et de les induire non seulement à ne le plus souffrir, mais même à entreprendre contre sa personne : etc. Ces paroles de Vindex émurent tous les Gaulois qui se préparèrent à la vengeance des outrages que Néron leur avait fait souffrir, résolus de lui arracher l’empire pour le mettre entre les mains d’un meilleur que lui. Au reste Vindex n’ayant nulle ambition de se faire empereur, en écrivit à Galba qui commandait en Espagne. Galba au commencement méprisa son avis, mais en fin il entra si avant dans le parti, qu’il fut le principal instrument de la ruine de Néron. Cependant Rufus qui commandait aux légions de la Germanie, ayant appris la nouvelle de la conjuration de Vindex, et du soulèvement des Gaules, se résolut de l’aller combattre. Comme il fut arrivé à Besançon, sur le refus que les habitants lui firent de le recevoir dans leur ville, il se délibéra de la forcer par un siège. Aussitôt Vindex accourut pour la secourir, et même écrivit à Rufus, qu’au lieu de suivre le parti de Néron, il devait embrasser celui de la république, pour la liberté de laquelle les gaulois prenaient les armes. Rufus le prie qu’ils se voient à part et parlent ensemble : à quoi s’étant accordé, il sembla après leur conférence qu’ils étaient demeurez bons amis, et que Rufus avait consenti d’être de la partie ; et de ce pas Vindex marcha avec ses troupes vers la ville assiégée. Les soldats de Rufus qui ne savaient rien de leur capitulation, le voyant venir à eux la tête baissée, crurent que c’était pour leur donner la bataille : et là dessus sans attendre le commandement de leur capitaine, s’en allèrent le combattre, et taillèrent en pièces toutes ses troupes qui n’étaient que légèrement armées. Vindex voyant ce malheur se tua lui-même de regret, dont Rufus reçut un insigne déplaisir. Les soldats de Rufus ayant appris l’état des affaires, et se figurant qu’on ne pouvait choisir un plus digne empereur que leur capitaine, qui était un grand homme de guerre, hardi à entreprendre, et prompt à exécuter, s’efforcèrent de lui persuader de prendre l’empire, et lui offrirent leur service et leurs armes pour lui en assurer la possession. Mêmes pour lui montrer que c’était à bon escient qu’ils lui déféraient cet honneur, ils brisèrent les statues et les images de Néron, et commencèrent à appeler Rufus, Auguste et César. Sa modestie fut si grande, qu’il ne voulut jamais prendre cette qualité, sait qu’il jugeât que c’était chose indigne à lui de souffrir que les soldats s’attribuassent le pouvoir de créer un empereur, qui n’appartenait qu’au sénat et au peuple romain, sait que par une grandeur de courage il méprisât ce titre, pour lequel les autres faisaient toutes sortes de méchancetés. Néron était à Naples quand il ouït la première nouvelle de la révolte des Gaules, et la conjuration de Vindex qui lui fut portée à même jour que celui auquel il fit mourir sa mère. Il en fut d’abord si peu étonné, qu’on s’imagina qu’il en était bien aise, comme si c’eut été une occasion qui se fut présentée de piller ces riches provinces par le droit de la guerre en punissant leur rébellion. Et continuant de faire l’assuré, il s’en alla au parc des exercices, et y vit les combats de la lutte avec plus d’attention et de plaisir que jamais. Sur le soupé comme on lui apporta d’autres lettres plus effrayantes que les premières, il se contenta de se mettre en colère, et d’user de sévères menaces contre les auteurs de ce mouvement. Il fut huit jours sans ne récrire à personne, et sans commander ce qu’il voulait qu’on fît pour éteindre le feu de cette guerre. En fin piqué des outrageux écrits que Vindex publiait contre lui, il écrivit une lettre au sénat, par laquelle il le conjurait de procéder au châtiment, et à la vengeance de l’injure qui lui était faite, et à la république, et là dessus excusa son absence sur un mal de gorge, dont il était travaillé. En fin toutefois recevant tous les jours nouvelles sur nouvelles du désastre dont il était menacé, il s’en retourna à Rome plein de frayeur. En chemin il prit à bon augure l’image du combat d’un chevalier romain, et d’un gaulois, qu’il vit gravée sur un tombeau, d’autant que le chevalier romain ayant abattu le gaulois, le traînait par les cheveux sur la place. Après l’avoir curieusement contemplée, il leva les mains et les yeux au ciel, comme plein d’une meilleure espérance ; mais rien ne le devait tant épouvanter que le courroux du ciel, qui ne pouvait plus souffrir les crimes de son règne.

Comme il fut arrivé à Rome, au lieu de convoquer le peuple, et d’assembler le sénat pour pourvoir à son salut, il se contenta d’appeler en sa maison quelques-uns des premiers de la ville, auxquels il parla comme en poste de ce mouvement, et puis passa tout le reste du jour à les entretenir d’un jeu d’orgues de nouvelle invention, et de quelques autres discours de la musique, leur promettant de leur en montrer tous les secrets sur le théâtre ; au moins, dit-il, si nous n’en sommes empêchés par Vindex, ce qui fut comme une prophétie de son malheur. Autrefois il lui avait été prédit par les mathématiciens, qu’un jour il serait dépouillé de l’empire ; c’est pourquoi pour excuser cette grande passion qu’il avait de jouer de la harpe, il avait accoutumé de dire, que ce qu’il en faisait, c’était afin qu’il pût gagner sa vie quand il serait devenu personne privée, ajoutant, qu’un bon maître trouvait à vivre par tout.

D’autres lui promettaient qu’après avoir perdu l’empire, le gouvernement d’orient lui demeurerait, et lui spécifiaient particulièrement le royaume de Jérusalem, où il avait envoyé Vespasien faire la guerre aux juifs. Il inclinait à croire cela lors qu’il vit l’Arménie et la Grande Bretagne perdues pour lui : toutefois comme il se vit rentré en la possession de l’une et de l’autre, il se figura que ses destinées étaient accomplies de ce côté-là. Depuis ayant fait consulter l’oracle d’Apollon à Delphes, et l’oracle lui ayant répondu qu’il se gardât de la soixante et treizième année, il s’imaginait qu’il vivrait jusqu’à cet âge, ne s’apercevant pas que les paroles de ces sortes d’oracles avaient toujours deux faces, et que celles de celui de Delphes, l’avertissaient de se donner de garde de Galba, qui à l’âge de soixante et treize ans devait renverser son empire. Cependant il se confiait tant à sa bonne fortune, qu’un jour comme on lui vint dire qu’il avait perdu sur la mer les plus précieux de ses meubles : les poissons,  dit-il, me les rapporteront. Cette vaine confiance fut donc cause qu’à son arrivée à Rome il ne se soucia point d’aviser à ses affaires. Mais comme l’avis lui fut venu, que Galba s’était aussi déclaré contre lui dans l’Espagne, il en demeura si effrayé et si éperdu, qu’il fut longtemps comme demi mort, sans pouvoir dire une seule parole. Et comme il fut revenu à lui, il déchira sa robe, se battit la tête, et s’écria, que c’était fait de lui. Sur quoi sa nourrice le voulant consoler, et lui proposant l’exemple de plusieurs autres princes, contre lesquels leurs sujets s’étaient élevez, il lui repartit qu’il n’y en avait jamais eu de si misérable que lui, vu qu’on lui arrachait l’empire devant que de lui ôter la vie. Et cependant il ne laissa pas de se prostituer encore à toutes sortes de débauches et à continuer ses insolences. Et même comme on lui eut rapporté quelques bonnes nouvelles des provinces éloignées, il passa le souper en sornettes et en moqueries qu’il vomit contre les auteurs de la révolte ; et cependant alla comme de coutume sur les théâtres.

On dit qu’en cette détresse il eut de cruelles pensés, et qu’il se proposa d’exterminer tous les gouverneurs des provinces comme s’ils eussent tous conspiré contre lui ; de faire massacrer tous les gaulois qui étaient à Rome en vengeance de la rébellion faite en leur province ; d’empoisonner le sénat aux festins où il les appelait ; de mettre le feu dans la ville, et de lâcher les bêtes sauvages sur le peuple pour l’empêcher de l’éteindre ; mais qu’il s’en abstint, non tant pour le regret qu’il eut de commettre tant de crimes, que parce qu’il perdit toute espérance d’en pouvoir venir à bout. Comme il se fut résolu de marcher avec l’armée contre les Gaulois, il cassa les consuls, et se mit en leurs places, comme si c’eut été chose fatale que les Gaules ne pussent être maîtrisées que par un consul. Et comme il eut pris les marques du consulat, sortant de la table appuyé sur les épaules de ses familiers, il leur protesta qu’à son arrivée dans les Gaules, il voulait se présenter tout désarmé devant les légions mutinées, et ne faire autre chose que pleurer : et que comme il les aurait fléchies par ses larmes, le jour d’après il se réjouirait avec les soldats, et chanterait au milieu d’eux des chants de victoire qu’il lui fallait aller composer. Et de fait allant à ce voyage, il fit particulièrement faire provision de chariots pour porter les orgues, et ses concubines qu’il voulait faire dresser à combattre comme les amazones. Pour fournir à la dépense de son prétendu voyage, après avoir voulu prendre le serment des lignées, dont il ne reçut pas la satisfaction qu’il attendait, il exigea les tributs avec une sévérité si grande, qu’il se rendit encore plus odieux au peuple. Mais ce qui acheva de le faire avoir en horreur, ce fut que la cherté étant à Rome, comme le peuple attendait quelque soulagement du côté d’Alexandrie, qui en partie fournissait la ville, il arriva un navire qui ne se trouva chargé que de poussière pour les athlètes, et pour les lutteurs qui donnaient du plaisir à Néron. Cela aigrit tellement le peuple contre lui, qu’il n’y eut genre d’opprobre dont il ne le flétrit. Car il mit sur le sommet de la tête d’une de ses statues un petit chariot avec une inscription qui lui disait, c’est maintenant le temps du combat, avance tes chariots : comme voulant lui dire qu’il se préparât à combattre ceux qui l’attaqueraient. À une autre de ses statues, on mit sur le col un sac de cuir, pour lui dire qu’il avait mérité le supplice des parricides. Outre cela il était effrayé par les prodiges des songes, et des auspices qui ne le laissaient point reposer, mais lui représentaient incessamment l’horreur de ses crimes, tant des passez que des présents. Encore qu’auparavant il ne fut point sujet aux illusions des songes ; néanmoins depuis qu’il eut fait massacrer sa mère, il en fut cruellement tourmenté en ses dernières angoisses. Au milieu de son repos, il lui semblait que menant un navire on lui ôtait le gouvernail des mains, et sa femme Octavia le traînait à travers des ténèbres épaisses ; qu’il se sentait tout empli de fourmis qui avaient des ailes, et qu’il était environné des images des nations qui étaient dédiées à l’entour du théâtre de Pompée qui l’empêchaient de passer plus avant. Il lui semblait aussi qu’un cheval d’Espagne qu’il aimait uniquement, avait tout le derrière transfiguré en la forme d’un singe, et que ne lui restant que la tête entière, il jetait un doux et résonnant hennissement. On lui rapporta encore que les portes du mausolée et du tombeau des empereurs s’étant ouvertes d’elles-mêmes, on avait entendu une voix qui l’appelait par son nom. Le premier jour de janvier, les dieux domestiques au milieu de l’appareil des sacrifices tombèrent à la renverse. Comme il observait les auspices, Sporus lui présenta un anneau, sur la pierre duquel était gravé le ravissement de Proserpine. Comme on voulait aller faire les voeux et les prières ordinaires pour son salut, on ne pût qu’après beaucoup de peine trouver les clefs du Capitole. Ayant déclamé contre Vindex, et ayant inséré en sa harangue, que les scélérats et les méchants seraient châtiés et bientôt détruits, tout le peuple tournant les yeux sur lui, commença à crier, ouï, César, cela arrivera.

On avait aussi remarqué qu’en la dernière action qu’il fit sur le théâtre, il avait représenté le personnage d’Oedipe banni de son royaume, et qu’il était tombé sur l’échafaud prononçant un vers, qui disait, mon père, ma mère et ma femme me forcent de mourir. Tous ces sinistres présages étaient des avant-coureurs de son malheur qui bourrelaient son âme, et qui lui donnaient de cruelles gênes. Là dessus comme il dînait on lui apporta des lettres, par lesquelles on l’avertissait que toutes les armées des provinces avaient suivi l’exemple de Vindex et de Galba, et qu’elles s’étaient toutes révoltées contre lui, dont il entra en une telle colère, qu’il renversa la table, et de dépit jeta contre terre deux précieux vases, sur lesquels il avait fait graver des vers d’Homère. À même temps il prit du poison de la main de cette fameuse sorcière Locusta, et l’enferma dans une boëte d’or pour s’en servir à l’occasion, et de ce pas se retira dans les jardins de Servilius. De là il envoya devant lui ses plus confidents amis et ses plus fidèles affranchis, à Ostia, pour lui réparer des vaisseaux afin de s’enfuir vers l’Égypte. Et sur ce dessein il s’efforça de débaucher les tribuns et les centeniers de sa garde pour les emmener avec lui, mais pas un n’y voulut entendre, au contraire tous s’en excusèrent, ou lui déclarèrent ouvertement qu’ils ne le voulaient point faire. Et mêmes il y en eut un, qui comme blâmant sa lâcheté, s’écria : et quoi, est-ce donc chose si misérable de mourir ? En cette angoisse il se sentit agité de diverses pensées. Il consultait en lui-même s’il devait aller se jeter entre les bras du Roi des Parthes, ou bien s’il devait aller prier Galba de prendre pitié de sa fortune, ou même s’il devait prendre un habit de deuil, et sortir en public, et monter sur la tribune pour demander au peuple pardon de sa vie passée : et s’il ne le pouvait fléchir à lui remettre l’empire, le conjurer de lui laisser au moins le gouvernement d’Égypte pour y achever ses jours. On trouva dans un petit écrit une harangue qu’il avait composée sur ce sujet, mais il eut peur que le peuple ne le déchirât, et ne le mit en pièces en passant par les rues s’il y allait. Ayant donc remis au lendemain à se résoudre, il passa la nuit en de grandes angoisses. S’étant éveillé sur le milieu de la nuit, comme on lui eut dit que ses gardes l’avaient abandonné, il se jeta en bas du lit, et envoya ses amis reconnaître aux environs ce qui s’y faisait. Et comme il vit que personne ne revenait lui en dire des nouvelles, il sortit lui-même pour s’en informer, et s’en alla heurter aux portes des maisons : mais personne ne paraissant pour lui répondre, il s’en retourna dans sa chambre, où il trouva que ses gardes l’avaient tout à fait abandonné, et que mêmes ils avaient emporté les tapisseries et sa boite de poison : à cause de quoi, plein de désespoir, il demanda Spicillus ou quelque autre gladiateur pour se faire tuer. Et comme il ne s’en trouva point, et quoi, dit-il, je n’ai ni ami ni ennemi ? Et de ce pas pensa s’aller précipiter dans le Tibre, mais cette chaleur passa aussitôt, et changeant d’opinion, dit à ceux qui étaient encore autour de lui, qu’il eut bien désiré aller en quelque lieu retiré et secret pour penser à ce qu’il pourrait faire en ce désespoir : sur quoi un de ses affranchis nommé Phaon, lui offrit sa maison des champs pour s’y retirer, à quatre milles de la ville. Alors se trouvant les pieds nus et en chemise, il prit un méchant manteau tout déteint et tout usé dont il se couvrit, et s’étant voilé le visage avec un mouchoir de peur d’être connu, monta à cheval pour s’enfuir, n’ayant pour toute suite et pour toute compagnie que quatre personnes, entre lesquelles était particulièrement cet infâme Sporus qui lui tenait lieu de femme. Comme il sortit de Rome, la terre trembla sous lui, et se vit tout couvert d’éclairs qui achevèrent de l’effrayer.

D’ailleurs passant auprès du camp où était l’armée en son logement, il ouït les cris des soldats qui le maudissaient, et qui souhaitaient toutes choses prospères et heureuses à son ennemi Galba. Il ouït aussi un passant qui le voyant à cheval avec sa suite, dit à un autre, ces gens-là poursuivent Néron. Il entendit encore un autre qui demandait à ceux qui venaient de Rome. Et bien, que dit-on à la ville de Néron ? Son cheval s’étant effrayé de l’odeur d’une charogne qu’il trouva sur le chemin, lui donna une secousse qui lui fit tomber le mouchoir qu’il avait sur le visage, à cause de quoi il fut reconnu par un soldat de ses gardes qui se trouva là, et qui le salua comme empereur. Étant arrivé au lieu de sa retraite, il descendit de cheval, et se jeta à pied dans le bois, et passant à travers les halliers, les roseaux, les ronces et les épines, il fut contraint d’étendre son manteau dessous ses pieds pour passer, et enfin avec une peine incroyable, il se rendit de l’autre côté de la muraille. Phaon s’efforça de lui persuader de s’aller coucher dans une caverne pleine de paille qui était là : mais il lui repartit, qu’il n’entrerait jamais vivant dessous la terre.

Comme il se fut un peu reposé durant qu’on lui ouvrait une porte secrète pour entrer à la dérobée dans la maison, il se baissa, et prit avec la main de l’eau d’une mare qui était devant lui, et après en avoir bu, s’écria, est-ce là le breuvage de Néron ? Puis après ayant ôté son manteau que les épines avaient tout déchiré, il rogna les branches des ronces qui s’avançaient trop et qui lui nuisaient, et se mit à marcher comme une bête à quatre pieds. Et enfin passant à travers les sentiers de la caverne, se rendit dans une chambre, et se jeta sur un méchant lit, sur lequel on étendit son manteau. Comme il se sentit pressé de la faim et de la soif, on lui apporta de mauvais pain, dont il ne voulut point manger, se contentant de boire un peu d’eau tiède qu’on lui avait aussi présentée. Ceux qui étaient avec lui lassés de tant de misères, le conjurèrent de mettre fin à ses peines par une courageuse mort, de peur que s’il venait à tomber entre les mains de ses ennemis, ils ne lui fissent encore mille indignités et mille outrages. Là dessus il commanda qu’on lui fît une fosse, dont il prit lui-même la mesure avec son corps, et pria que s’il y avait quelques pièces de marbre pour lui dresser un monument, qu’on les apportât avec de l’eau et du feu pour accomplir la cérémonie de ses obsèques.

Cependant les larmes lui tombaient des yeux, et ne faisait que redire ; ô dieux ! Quel excellent joueur de harpe meurt aujourd’hui ! En ces entrefaites un courrier de Phaon lui apporta l’arrêt du sénat donné contre lui, et comme il l’eut leu : qu’il avait été déclaré ennemi de la république, avec commandement de le poursuivre et de l’emmener à Rome, afin qu’il fut puni selon la coutume des majeurs : il demanda quelle était cette coutume des majeurs : à quoi comme on lui eut répondu ; que le criminel était dépouillé tout nu, et que l’on lui passait la tête à travers les deux branches d’une fourche, et qu’en ce misérable état les bourreaux le fouettaient à grands coups de verges, jusqu’à ce qu’il eut rendu l’âme dans les tourments. Cela l’emplit d’horreur, de sorte que pour prévenir la rigueur de ce supplice, il se saisit de deux poignards, dont il avait fait provision pour s’en servir en cette extrémité, et ayant essayé le fil de tous les deux, il dit à ses amis, que son heure fatale n’était pas encore venue, et s’adressant à Sporus, il le pria de commencer à pleurer, puis se tournant vers tous les assistants, il les conjura que quelqu’un d’entre eux lui voulût montrer l’exemple de courageusement mourir. En fin détestant lui-même sa lâcheté, il commença à s’encourager à la mort, disant qu’il ne pouvait plus vivre qu’avec une insigne infamie : et même quelques-uns ajoutent qu’il s’écria : j’ai vécu honteusement, mais je meurs encore avec plus d’opprobre. Déjà les hommes de cheval que le sénat avait envoyés pour le prendre, approchaient du lieu où il était, dont ayant entendu le bruit, il prit le poignard et se le passa à travers la gorge, aidé par Épaphrodite l’un de ses affranchis. Le centenier qui avait charge de l’emmener à Rome pour en faire le châtiment, arriva comme il était aux derniers abois, et le voyant en ce piteux état, feignit de vouloir étancher le sang de sa plaie, et lui protesta qu’il était venu là pour l’assister, et pour le servir comme il était obligé : à quoi Néron mourant, ne répondit autre chose sinon, c’est bien tard, est-ce là votre fidélité ? Son corps fut laissé en la puissance de ses amis, par la permission d’Icelus l’un des affranchis de Galba, qui eut depuis toute sorte de crédit auprès de son maître devenu empereur. Ils le brûlèrent à la façon des romains. Et après ses obsèques, ses nourrices Ecloge et Alexandra avec Acté sa concubine, prirent les cendres, les mirent reposer dans le tombeau de ses ancêtres les Domitiens. Il mourut à même jour qu’il avait fait mourir sa femme Octavia.

Ainsi l’univers fut délivré de ce monstre, dont il avait supporté quatorze ans les fureurs. Il est vrai que les cinq premières années de son empire, furent une image d’un parfait gouvernement : de sorte que depuis, quand on voulait dépeindre un empire doux et modéré, on prenait pour patron et pour exemple ces cinq premières années, durant lesquelles il fit toutes choses en juste prince. À raison de quoi on rapporte que Trajan disait depuis, que les autres empereurs qui étaient venus après lui, étaient bien éloignez de la gloire des cinq premières années de son règne. Depuis il s’abandonna à toutes sortes d’insolences, de voluptés, de paillardises, de rapines et de cruautés, qui firent connaître que c’étaient des défauts de sa nature plutôt que de son âge. Ce qui le diffama le plus, ce fut le massacre de sa mère, qui le fit estimer à tout le monde un prodige entre les hommes, né pour déshonorer la nature. Cette inhumaine cruauté lui emplit l’esprit de tant de terreurs, que depuis qu’il l’eut commise, il n’eut plus aucun repos en son âme, qui se sentit toujours persécutée de furie, qui lui remettaient devant ses yeux l’horreur de son crime. Pour cette raison il appela des magiciens, afin qu’ils évoquassent son âme, et l’apaisassent par leurs charmes. Et d’autant que nonobstant cela il sentait encore, comme lui-même le confessait, les fouets et les torches ardentes des Furies qui le bourrelaient, il fit un voyage en la Grèce, afin de se faire expier par les prêtres d’Eleusis : mais parce qu’ils n’admettaient point aux mystères de leurs déesses, ceux qui étaient souillés de grands crimes, il n’osa se faire recevoir, et ainsi demeura toujours persécuté de l’image de son parricide. Et puis sa conscience lui représentait encore la mort de sa tante, et celle de sa femme Octavia, auxquelles il avait fait sentir les effets de sa fureur. À quoi l’on peut joindre les massacres d’une infinité de grands personnages, dont la mémoire ne pouvait laisser en repos son esprit. Au reste il méprisait toutes sortes de religions, et était particulièrement ennemi de la chrétienne, dont il persécutait cruellement les adorateurs. Le peuple romain fut si aise de sa mort, qu’au bruit de cette nouvelle on les voyait courir par les rues avec les marques de la liberté, qu’ils croyaient être assurée par la mort de cet abominable tyran. Et toutefois il s’en trouva qui longtemps encore après sa mort épandirent diverses fleurs du printemps et de l’été sur son tombeau, et d’autres qui portèrent son image sur la tribune, et y publièrent ses édits, comme s’il eut été encore vivant, comme s’il eut dû reprendre bientôt l’empire, et se venger de ses ennemis. Vologèse aussi Roi des Parthes ayant envoyé des lettres au sénat pour renouveler son alliance avec le peuple romain, le pria très instamment que la mémoire de Néron fut honorée comme celle des grands empereurs : témoignant par là quelque sorte de reconnaissance à l’endroit de celui qui avait si extrêmement obligé son frère Tiridate, en lui donnant la couronne d’Arménie, et en lui départant d’autres insignes bienfaits. Cette affection dura si longtemps dans l’âme des Parthes, que vingt ans après sa mort s’étant élevé un homme inconnu, qui se vantait d’être Néron, son nom fut si favorablement reçu par ces barbares, qu’ils l’assistèrent en son dessein, et y eut toute sorte de peine à le retirer d’entre leurs mains pour étouffer la sédition qu’il allait allumer dans les provinces de l’empire romain. La religion chrétienne a juste sujet de se glorifier, de ce que ce fut cet abominable monstre, haï de Dieu et des hommes, qui alluma les premiers feux de la persécution contre elle ; car ayant été tel qu’il ne pouvait rien aimer de bon, ni rien haïr de mauvais, ceux qu’il a persécutés ne peuvent avoir été autres qu’extrêmement innocents. Mais la cruauté extraordinaire des supplices, monstre bien l’excessive méchanceté de celui qui en était l’auteur : vu que pour rendre les tourments des chrétiens plus sensibles, il les faisait couvrir d’une chemise de papier enduite de cire et de poix, les faisait attacher à un axe, et puis faisait mettre à l’entour force bois de torche, et au pied force javelles de sarment, dans lesquelles le feu venant à s’épandre, ces pauvres corps brûlaient misérablement toute la nuit, et servaient de flambeaux et de lumière au guet de la ville, et à tous ceux qui voulaient être spectateurs de leurs supplices.

Saint Pierre que Jésus-Christ avait laissé lieutenant de sa puissance en terre, et Saint Paul qui ayant porté l’évangile depuis Jérusalem jusque en Illyrie, s’était enfin rendu à Rome pour y faire le même fruit qu’il avait fait parmi les autres gentils, se trouvèrent enveloppés en cette cruelle persécution, qui moissonna les premières fleurs de la chrétienté en l’occident, de sorte que par la cruauté de Néron, les deux plus excellents apôtres de Jésus-Christ ensanglantèrent l’échafaud de Rome, et dédièrent l’église romaine par leur sang et par leur doctrine qu’ils y versèrent largement. Leur sang fut une vraie semence de chrétiens, qu’on vit depuis renaître comme de leurs cendres, et de celles des autres martyrs.