HISTOIRE ROMAINE

 

Livre IV — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire de Claudius.

 

 

Caïus Caligula ayant été ôté du monde de cette sorte, il apparut comme un rayon de la liberté aux romains qui avaient gémi sous le fait de ses violences. En suite de quoi les consuls après avoir mis des gardes à tous les quartiers de la ville, assemblèrent le sénat dans le Capitole, et mirent en délibération si l’on devait rendre au peuple le gouvernement de la république, ou bien si l’on devait élire un empereur qui succédât à la puissance de ceux qui avaient désolé l’état. L’image des horreurs passées faisait appréhender l’empire d’un monarque sujet à dégénérer en tyrannie : mais les soldats qui s’étaient accoutumés à porter ce joug, et qui le trouvaient beaucoup plus doux que l’empire de plusieurs maîtres, ne purent souffrir qu’on changeât la forme du gouvernement. Et parmi ceux qu’on désira élever à cette dignité, ils n’en voulurent préférer aucun à Claudius frère de Germanicus, et oncle de Caligula, prince âgé de cinquante ans, qui avait toujours mené une vie tranquille, et bien éloignée des ambitions de la cour, où il n’avait jamais eu autre remarquable honneur que d’être consul. Ce pauvre prince ayant ouït le bruit de la mort de son neveu, se figura qu’on ne pardonnerait à personne de ceux de son sang, et de frayeur s’alla cacher derrière la tapisserie d’une porte, où il fut aperçu par un des soldats qui allaient vaguant çà et là après le massacre de leur prince. Claudius se voyant découvert, se jeta aux pieds de ce soldat, et implorant sa miséricorde, le conjura de lui vouloir sauver la vie. Mais le soldat l’ayant reconnu, et le relevant avec toute sorte d’honneur et de respect, le salua empereur, et de ce pas le mena dans le camp où étaient ses compagnons encore tous effrayez de la mort de Caligula, auxquels il le présenta comme leur prince. L’armée le reçut avec mille cris de joie, comme digne de cette grande charge, tant à cause de la noblesse de son sang, qu’à raison de l’innocence de sa vie. Il passa la nuit dans les ténèbres avec beaucoup d’angoisse, et avec peu d’espérance de pouvoir conserver le titre qu’on lui avait donné. Car les consuls s’étant fait suivre par les bandes de la ville, et s’étant saisis du Capitole, de la place, et des autres lieux de défense, pour disputer, et pour affermir la liberté de leurs citoyens, l’envoyèrent sommer de se trouver au Capitole avec la compagnie pour dire son avis de ce qu’on devait faire ; sur tout lui défendirent de se dire prince, et le conjurèrent de vouloir demeurer sous la puissance du peuple, du sénat, et des lois. Et d’abondant lui représentèrent, que ce lui serait chose honteuse, qu’après avoir tant de fois couru fortune de la vie sous le règne des tyrans, il s’efforçât alors par une vaine ambition d’affermir les fondements de leurs violences qu’il avait toujours détestées. Pour toute réponse, il s’excusa d’aller au sénat, et allégua qu’il était détenu par force dans l’armée, d’où il n’était pas en son pouvoir de sortir. L’ardeur du sénat venant à s’alentir, tant à cause qu’il voyait les soldats résolus à sa défense, qu’aussi parce que le roi Agrippa, qui favorisait le parti de Claudius, en feignant de s’entendre avec le sénat, avait remontré à l’assemblée le peu d’apparence qu’il y avait de s’opposer à son établissement, chacun pensa à gagner les bonnes grâces de ce nouveau prince. Dés le jour suivant on les vit aller en troupes trouver Claudius dans le camp, et lui faire la cour comme à leur légitime empereur. Plusieurs d’entre eux fendant la presse pour aller rendre cet hommage furent outragez par les soldats, et même le consul y pensa être mis en pièces, parce qu’il était un de ceux qui avaient montré désirer passionnément la liberté. Claudius s’opposa à cette rage des soldats, et sauva le consul, et puis par honneur le fit asseoir auprès de lui. Comme il se vit affermi dans son trône, la première loi qu’il fit fut ; qu’on eut à oublier à jamais la mémoire de l’interrègne, durant lequel on avait fait plusieurs propositions contraires à la monarchie, et qu’en suite de cela personne ne se souvint de tout ce qui s’était passé ; protestant de sa part qu’il pardonnait volontiers tous les outrages qu’il avait reçus durant ce temps-là. Il ne voulut pas pourtant comprendre en la grâce qu’il faisait aux autres, les centeniers et les tribuns qui se trouveraient ou auteurs ou complices de la mort de Caligula, non pour venger la mort de son prédécesseur, mais pour assurer sa propre vie, contre laquelle il craignait que ces esprits imbus des parricides des princes ne vinssent à conjurer. Et quant à Cherea, il ne lui sut point de gré de ce que son courage avait servi de degré à sa gloire, mais le fit mourir comme un exécrable meurtrier de son empereur. Il l’envoya donc au supplice avec Lupus l’un des principaux conjurez, et avec quelques autres encore, qui avaient eu part à ce massacre. On dit que Cherea montra une grande constance à la mort, sans paraître abattu en aucune sorte de son infortune, et que même voyant Lupus qui pleurait, il se moqua de ses larmes ; à quoi on ajoute que le même Lupus se plaignant de ce que parmi la rigueur du temps on lui avait ôté sa robe, il se joua plaisamment sur son nom, et lui dit ; que les loups ne sentaient point le froid. Cherea allant donc de cette façon au supplice, demanda au soldat qui le devait exécuter, s’il savait bien tuer un homme, et s’il avait une bonne épée, et le pria de se servir de celle dont il avait tué Caligula. Les romains regrettèrent sa mort, et depuis parmi les sacrifices qu’ils faisaient aux ombres de leurs morts, ils lui offraient sa part, et la jetaient dans le feu, le priant qu’il ne se courrouçât point contre eux, et qu’il ne punit point leur ingratitude. Son compagnon Sabinus pouvait se sauver, vu que non seulement Claudius lui avait donné la vie, mais même l’avait laissé en sa charge. Néanmoins se souvenant de ce qu’il lui avait promis, il ne voulut point survivre à son malheur ; tellement que se passant l’épée à travers du corps, il se défit d’une mort volontaire.

Quoi que Caligula fut un prince exécrable, ses meurtriers ne méritaient pas une meilleure fin, et ce fut un acte d’une insigne justice de châtier leur perfidie, afin que l’exemple servit à assurer la vie des autres empereurs contre la fureur des séditieux. On craignait que Claudius ne se montrât cruel, tant à l’endroit de ceux qui ouvertement avaient demandé qu’on rendît le gouvernement au peuple, qu’à l’endroit de ceux qui avaient brigué l’empire contre lui, ou qui avaient pu y parvenir, s’ils eussent eu autant d’ambition que de mérite. Néanmoins, non seulement il leur pardonna toute sorte d’offense, mais même il les éleva aux charges, et aux premières dignités de la république ; et outre cela, pour leur arracher de l’âme toute la crainte qu’ils avaient, il leur témoigna de bouche et par effet, que suivant l’exemple des Athéniens il voulait que l’amnistie et l’oubliance des injures fut introduite parmi eux. Il avait beaucoup de belles parties, et était savant et nourri aux bonnes lettres, mais il avait un corps sujet à beaucoup d’incommodités, même il était agité d’un continuel tremblement de tête et de main, et ne pouvait pas lui-même prononcer ce qu’il voulait dire dans le sénat, mais était contraint de s’expliquer par l’organe d’un autre. Il fut le premier qu’on vit à Rome se faire porter dans une litière, dont toutefois l’usage passa depuis en coutume parmi les personnes de moindre qualité. Cela ne lui tourna pas à blâme comme la compagnie des femmes et des affranchis, parmi lesquels il s’effémina, de sorte qu’il en perdit toute sa réputation. Et à la vérité il ne se trouva jamais prince de sa qualité sur qui ces sortes de gens aient eu tant de puissance comme ils en eurent sur son esprit. Car la mauvaise nourriture qu’on lui donna dés le berceau, la rigueur que lui tinrent ses plus proches parents, entre autres son aïeule Lucia, sa mère Antonia, et la mauvaise habitude qu’il avait apportée au monde, lui abattirent entièrement le courage, et firent que pour assurer sa vie il s’étudia à montrer une grande stupidité en toutes ses actions, dont il fit mêmes quelques excuses en plein sénat. Ce n’était pas donc grande merveille que s’étant résolu à cette forme de vie retirée et pleine d’une apparente simplicité, il se laissât gouverner par des femmes et par des affranchis, qui étaient toujours à ses côtés.

Et de cette façon celui qui commandait à tout l’univers, était vraiment esclave, et soumis à une dangereuse tyrannie : vu que ces genres de personnes ayant tout pouvoir sur lui, en abusèrent insolemment, et lui firent faire beaucoup de choses indignes d’un si grand prince ; particulièrement au milieu des bonnes chères et des débauches, dans lesquelles il allait se plongeant. Outre cela il avait un naturel timide et aisé à épouvanter, et parmi ces frayeurs il n’était point capable de conseil. Cette imperfection servit grandement à ceux qui étaient autour de lui, pour lui faire faire tout ce qu’ils désiraient, mais il vaut mieux suivre l’ordre de sa vie. Comme il fut appelé à l’empire, le sénat lui décerna de grands honneurs, dont il ne refusa que le seul nom de père de la patrie, qu’il ne laissa pas d’accepter peu de jours après. Il fut toutefois assez longtemps sans se présenter dans le sénat, d’autant que l’exemple du massacre de Caligula l’avait étonné ; et puis il savait que cette compagnie avait jeté les yeux sur beaucoup d’autres plus dignes que lui, auxquels il avait voulu déférer cette souveraine puissance. Il avait donc l’esprit plein de défiance, et pour pourvoir à sa sûreté, il voulut avoir des gardes qui ne permettaient point à ceux qui avaient affaire à lui de l’aborder, qu’ils ne les eussent premièrement fouillés pour savoir s’ils n’avaient point de poignards, ou d’autres armes cachées pour faire quelque méchant coup ; et quand il allait à quelque festin on le voyait environné de ses gardes qui avaient l’œil à tout ce qui se faisait, afin qu’on ne le peut surprendre. Cependant parmi l’oubliance des crimes de lèse majesté, dont il étouffa la recherche, s’il arrivait que quelqu’un de ceux qui l’avaient offensé fut accusé d’un autre crime, il faisait faire son procès, et s’il se trouvait coupable, il le faisait doublement châtier ; mais s’il se trouvait innocent, l’offense du prince ne ruinait point le mérite de sa cause. Il ôta toutes les impositions que Caligula, sans être pressé d’aucune juste nécessité, avait mises de nouveau sur les provinces de l’empire, et retrancha par même moyen toute les injustices qui avaient eu cours sous sa tyrannie, et toutefois ne précipita rien, mais attendit les occasions de faire toutes ces choses, sans témoigner aucune aigreur contre son prédécesseur. Il fit revenir de l’exil ceux qui avaient été confinez, et entre autres il attira ses deux nièces, les sœurs de Caligula, que cet inhumain frère avait reléguées, après leur avoir ravi l’honneur, mais il ne voulut pas accorder la grâce de pas un des bannis qu’après avoir eu là dessus l’avis du sénat.

Mais après qu’il eut ouvert les prisons, et rendu la liberté avec les biens à ceux qui avaient été calomnieusement persécutés, il fit faire justice de ceux qu’il ne pouvait sauver, afin de laisser toujours quelque exemple de sévérité qui retint chacun en devoir : mais il fit prendre soigneusement garde à ce qu’on ne punit pas les innocents au lieu des coupables. Et pour faire rendre la justice avec plus d’intégrité, il prit pour assesseurs les plus gens de bien du sénat, sans l’assistance et l’avis desquels, et des autres magistrats, il ne voulait juger aucune cause d’importance. Parmi les meubles de Caligula, on trouva divers poisons qu’il avait amassez pour perdre les premiers hommes de la ville. On y trouva encore les deux roolles où étaient écrits les noms de ceux qu’il voulait faire mourir ; et outre cela on y trouva les lettres que Caligula avait feint de brûler, et que toutefois il avait réservées pour s’en servir en temps et en lieu contre ceux qui les avaient écrites. Il fit jeter les poisons dans le Tibre, qui en fut tellement infecté, que la plupart du poisson en mourut. Quant aux roolles des prétendus criminels, il fit mourir ce misérable Protogénès, l’un des ministres de la fureur de Caligula, à qui il les avait consignez : et pour ce qui regardait les lettres, il les montra, et à ceux qui les avaient écrites, et à ceux contre qui elles avaient été écrites, et puis les brûla sans y apporter aucune dissimulation. Là dessus le sénat voulant noter Caligula d’infamie, il s’y opposa, comme pour sauver l’honneur de sa dignité, cependant il fit enlever de nuit toutes ses statues, tant pour montrer qu’il détestait sa mémoire, que pour empêcher que sous couleur de les renverser, le peuple ne fît quelque sédition.

Après avoir retranché les abus introduits sous le règne de Caligula, il se mit à honorer la mémoire de ses ancêtres, et ordonna qu’on célébrerait des jeux solennels aux jours de la naissance de son père Drusus, et de celle de sa mère Antonia. Et outre cela, dédia et érigea une statue à Livia dans le temple d’Auguste, et voulut que les vestales en fissent le service, et que toutes les femmes jurassent par son nom. Il fit pareillement rendre de grands honneurs à Germanicus, et d’autres à la mémoire de Marc Antoine, dont le jour natal était celui même auquel se célébrait la naissance de son père Drusus. Il fit aussi achever l’arc de marbre, que le sénat avait fait commencer en l’honneur de Tibère. Mais quant aux honneurs qui lui furent décernés, excepté qu’il prit le titre de père de la patrie, il en usa assez modérément ; même il défendit par ordonnance publique d’adorer ses statues, et de leur faire des sacrifices, et outre cela se moquait de la vaine dépense qu’on faisait à dresser tant d’images et statues, dont tout était plein. Il défendit aussi les combats des gladiateurs, comme des spectacles d’inhumanité. Il maria ses deux filles sans beaucoup de pompe, l’une à Junius Silanus, et l’autre à un des héritiers de Pompée, auquel Caligula, qui prenait ombrage de tout, avait ôté le surnom de Grand, que Claudius lui redonna comme venant de ses aïeuls. Il honora grandement les magistrats, et à même temps que les consuls sortaient de leurs sièges pour parler à lui, il se levait aussi du sien pour aller au devant d’eux. Et comme un jour les tribuns l’allèrent trouver à son tribunal, il leur fit des excuses, de ce que le lieu était si étroit qu’il ne leur pouvait faire donner des sièges. Il mit ordre à la dépense des jeux et des spectacles : il cassa tous les testaments que Caligula avait extorquez des particuliers, et rendit aux vivants les biens qui avaient été ravis à leurs parents sous cette injuste prétexte. Il rendit les statues aux villes qui en avaient été dépouillées par Caligula, et rendit aussi à Castor et Pollux, leur temple qu’il leur avait ôté. Il rendit infâmes les danses qui avaient eu cours sous son prédécesseur. Il ordonna que ceux qui étaient issus du sénat, auraient des sièges particuliers pour voir les jeux du théâtre. Après avoir donné un combat de bêtes sauvages dans le cirque, il traita le sénat et les dames. Mais il donna bien d’autres témoignages de sa magnificence : car il restitua à Antiochus le royaume de Commagène, que Caïus lui avait ôté après le lui avoir donné. Il tira des liens Mithridate roi des Ibériens, que Caligula y avait mis, et le renvoya libre dans son état. Il donna le Bosphore à un autre Mithridate descendu du grand Mithridate, et récompensa le roi Polemon d’une partie de la Cilicie : et pour ce qu’Agrippa, roi des Juifs, l’avait assisté à son avènement à l’empire, et avait grandement contribué à sa gloire, non seulement il lui confirma le royaume que Caligula lui avait donné, mais il lui bailla encore la Samarie et la Judée ; qui avaient appartenu à son aïeul Hérode, et y ajouta derechef Abella, et les terres voisines du Mont Liban, et outre cela lui accorda les honneurs consulaires, et voulut que lui et son frère entrassent dans le sénat, et qu’on leur rendît des actions de grâces des services qu’ils avaient faits à la république en favorisant son empire. Tous ces témoignages de sa bonté et de sa modération lui acquirent durant un peu de temps un tel amour du peuple, qu’étant un jour allé à Ostie, et le bruit étant venu à Rome qu’il avait été assassiné sur le chemin, le peuple en conçut une si extrême douleur, qu’il commença au milieu de son étonnement à maudire les soldats comme des traîtres, et à détester les sénateurs comme des parricides, et cette rage dura jusqu’à ce qu’il fut rapporté que la nouvelle n’était pas vraie. Cependant il ne laissa pas d’y avoir des entreprises sur sa vie. On prit auprès de sa chambre un homme de la lie du peuple, qui portait un poignard pour le tuer : on prit aussi deux chevaliers qui avaient des épées de chasse pour l’assassiner, et furent convaincus de l’avoir attendu, l’un à la sortie du temple de Mars, et l’autre à la sortie du théâtre, pour faire ce massacre. Mêmes il y eut de grands hommes accusez d’avoir conspiré contre lui, entre autres Gallus Asinius, et Statilius Corvinus, furent trouvez avoir assemblé un grand nombre de serfs et d’affranchis pour remuer quelque chose : mais les desseins des conjurés ne prospérèrent pas, et semble que l’innocence des déportements de Claudius en ces commencements de son règne, méritait ce bonheur au cours de ses affaires.

Mais durant qu’il se monstre ainsi doux et modéré en sa façon de régner, sa femme Messaline secondée par un Narcissus, et par quelques autres affranchis, déshonore tout son empire, et le flétrit d’un éternel opprobre. Cette impudique princesse irritée de ce que Julia fille de Germanicus, ne l’honorait pas tant qu’elle désirait, et d’ailleurs jalouse de ce qu’étant plus belle qu’elle, il pouvait arriver que Claudius, quoi que son oncle, en devint amoureux, vu même la privauté qu’elle avait en son cabinet ; lui dressa une partie, et entre autres crimes l’accusa d’adultère, et la fit bannir de Rome, et enfin la fit massacrer comme une méchante. Cette grande lumière de la philosophie morale, Sénèque, qui avait déjà commencé à paraître sous l’empire de Caligula, eut part à la disgrâce de Julia, et fut relégué aussi bien qu’elle comme complice de son infamie : mais certes il prit mal à Claudius d’avoir traité si indignement ce grand esprit, qui flétrit depuis la mémoire de ce prince d’une infamie que le temps n’a pu encore effacer. Cependant le sénat porté à toutes sortes de flatteries, persuada à Claudius de recevoir les honneurs du triomphe, à raison du succès de la guerre de Mauritanie, à laquelle non seulement il n’avait pas assisté, mais même elle ne s’était pas faite sous son règne. Cette même année Sulpicius Galba, qui depuis fut empereur, emporta une belle victoire sur les Cattes, peuples de Germanie, où Galinius défit aussi les Marses, et acquit encore cette particulière gloire, qu’il recouvra l’aigle ou l’enseigne qui restait seule entre les mains des barbares de la défaite de Varus. L’année suivante les maures recommencèrent la guerre, mais ils furent bientôt réprimés par la vaillance de Suetonius Paulinus, qui courut toutes leurs terres jusqu’au Mont Atlas. Son successeur Fidius Geta, suivant ses pas marcha contre leur armée, conduite par Salabus, et la défit par deux fois, mais en suite il lui arriva un grand malheur, qui toutefois ne fut pas de longue durée par l’assistance qu’il trouva dans le pays. Salabus, qui comme nous venons de dire, menait l’armée de ces africains, ayant été défait, laissa sur les advenues quelques troupes, afin d’arrêter ceux qui voudraient le poursuivre, et se jeta dans les déserts parmi les sablons pour se sauver de la furie de ses ennemis. Fidius eut bien le courage de l’aller chercher dans ces déserts ; et d’autant que parmi l’ardeur et la sécheresse de cette province, il y avait danger que ses troupes ne pâtissent beaucoup, il fit charger autant d’eau que ses gens en purent porter. Mais comme elle fut toute bue, il se trouva en une perplexité incomparable, d’autant que les romains n’étaient pas accoutumés à endurer la soif, comme les barbares, qui outre cela savaient le pays et les lieux où il y avait quelques sources. Étant en cette extrême détresse avec son armée, il se présenta à lui un homme du pays allié des romains, qui pour le tirer de cette peine, lui conseilla de se servir d’enchantements, l’assurant que c’était le moyen d’avoir de l’eau, comme il disait l’avoir éprouvé. Fidius ajoutant foi à cet homme, employa les secrets abominables de la magie, et à même temps il tomba une si grosse pluie du ciel, qu’elle étancha la soif des romains, et effraya l’armée des mauritaniens, qui s’imaginèrent que le ciel était propice, et combattait pour les adversaires. De cette sorte la Mauritanie fut pleinement subjuguée et assujettie à l’empire romain. Claudius fut conseillé de partager cette grande province, d’en faire deux gouvernements, et de les donner à deux chevaliers. Il exerçait en ce temps-là le consulat, et avait pour collègue C. Largus, auquel il prolongea cette charge pour toute l’année, et quant à lui il ne la fit que durant deux mois, à la fin desquels il la laissa à son collègue, mais en la quittant, il prêta le serment au nom d’Auguste, et voulut que tous les autres fissent le semblable, sans souffrir qu’il se prêtât en son nom. Il eut l’œil sur ceux qui avaient le maniement du trésor et des réparations publiques, et reforma tout ce qu’il trouva digne de son sein, sans toutefois poursuivre en justice les officiers de la république, quoi qu’ils eussent malversé en leur charge. Au reste il ne s’arrêtait pas à un nombre déterminé de ces officiers et gouverneurs de la chose publique, mais en créait selon l’exigence des affaires, tantôt douze, tantôt dix-huit, tantôt plus, et tantôt moins.

Il se leva en ce temps-là une étrange famine à Rome, qui en fut grandement travaillée. Claudius s’efforça d’y mettre un tel ordre, que non seulement le peuple fut soulagé de la misère présente, mais aussi qu’à l’avenir ce malheur n’arrivât plus. Tout le grain qui se mangeait à Rome y venait d’ailleurs par la commodité de la mer et des rivières. À l’embouchure du Tibre, il y avait du danger à aborder, et les vaisseaux n’y pouvaient entrer qu’avec un extrême péril, n’y ayant point de port commode pour les recevoir ; de manière que l’empire de la mer était presque inutile à la ville de Rome, principalement en hiver, durant lequel personne ne voulait s’exposer au hasard de perdre sa marchandise. Claudius considérant cette incommodité, se résolut d’y faire bâtir un port, mais s’informant des architectes à quoi en pourrait monter la dépense, ils lui répondirent qu’ils croyaient qu’il faudrait employer une somme qu’il ne voudrait pas tirer de ses coffres, se figurant que l’excessive dépense qu’il fallait faire, lui ôterait l’envie d’entreprendre ce grand ouvrage : toutefois cela ne l’étonna pas ; mais il se proposa de faire une chose digne de la grandeur et de la puissance romaine. Car il fit faire une fosse de prodigieuse grandeur, et la fit revêtir toute de pierre dure, afin qu’elle servit comme de canal pour recevoir la mer, et outre cela à force de gazons et de terre, il fonda une île des deux côtés du port, et au milieu de l’île, il fit élever une tour pour servir de fanal aux vaisseaux qui y abordaient. Ce dessein lui réussit mieux que celui du lac de Fuscine, où il fit beaucoup de dépense pour le faire décharger dans le Tibre, tant afin de rendre ce grand fleuve plus navigable, que pour faire aux environs de là un lieu de pâturages, en vidant les marais.

Durant toutes ces choses il fit beaucoup d’ordonnances, qu’il serait trop ennuyeux de rapporter : entre autres il commanda à ceux auxquels il avait donné des gouvernements, de partir de la ville, et d’aller faire leurs charges dans les provinces. Et par un même moyen il défendit à ceux qu’il avait avancé aux charges, de lui en faire des remerciements dans le sénat, alléguant que ces actions de grâces semblaient témoigner qu’ils les avaient ambitieusement désirées de lui, au lieu que c’était lui qui leur avait de l’obligation de ce qu’ils l’assistaient en la pénible administration de l’empire : ajoutant outre cela, qu’au cas qu’ils se gouvernassent en gens de bien, il leur en donnerait de bien plus glorieuses louanges. Il se montra populaire, en ce qu’il allait visiter ceux du sénat qui étaient incommodez, qu’il se trouvait volontiers parmi eux aux jours de fêtes, pour passer le temps en leur compagnie. Et puis il tenait une telle modération en ses autres déportements, qu’il ne voulut rien faire d’extraordinaire à la naissance de son fils Britannicus, et ne souffrit pas que l’on donnât ni à Messaline, ni à lui, le nom d’Auguste.

Ce désir de plaire au peuple, fit qu’il acquit une mauvaise réputation en le voulant contenter. Car il fut blâmé d’avoir trop de passion, et de prendre une trop furieuse volupté à voir les combats des bêtes sauvages et des gladiateurs. Ce qui en rendait les spectacles horribles, c’était qu’il n’y mourrait guère des bêtes brutes, au lieu qu’il y avait un nombre infini d’hommes qui s’entre-tuaient, ou qui étaient dévorés par les bêtes sauvages. Au reste il détestait la perfidie des serfs et des affranchis, qui sous les persécutions de Tibère et de Caligula avaient trahi leurs maîtres, et accusé leurs seigneurs. Il en fit mourir plusieurs, et livra les autres à leurs maîtres pour en faire justice. La vengeance passa si avant, que y ayant sur la place où se faisaient les exécutions, une statue d’Auguste, il commanda qu’on la transportât ailleurs, de peur, disait-il, qu’elle ne vit toujours du meurtre et du sang, si on ne la tenait perpétuellement voilée : en quoi certes il s’immola à la risée du monde, vu qu’il fit démonstration de craindre que ces inhumains spectacles n’offensassent une statue insensible ; et toutefois il en paissait tous les jours ses yeux, et les contemplait avec une brutale volupté. Néanmoins la familiarité qu’il montrait au peuple en ces spectacles, le fit aimer aux romains, qui du commencement rejetèrent la haine des massacres sur Messaline et sur les affranchis, qui avaient tout pouvoir sur son esprit, qu’ils mettaient en fureur par les frayeurs et les soupçons qu’ils lui donnaient de tous ceux auxquels ils portaient quelque inimitié. Car comme ils avaient résolu la mort de quelqu’un, ils rendaient le courage ou la puissance de celui-là formidable à Claudius, et là dessus ils extorquaient de lui un arrêt de mort contre l’accusé. Ce qui était tellement contraire au naturel de Claudius, que bien souvent il arrivait qu’après avoir condamné quelqu’un en sa colère, il ne s’en souvenait plus depuis, et bien souvent après l’exécution il demandait ceux qui avaient été fait mourir : et comme on lui déclarait leur désastre, il témoignait en avoir un extrême regret, et une douleur bien sensible. On lui fit commencer ces détestables cruautés par Caïus Appius Silanus, que Claudius fit venir de son gouvernement d’Espagne, pour lui faire épouser la mère de Messaline, qui depuis fut cause de sa ruine. Cette abandonnée et lascive princesse devenue amoureuse de lui, se figurant que l’alliance qu’il avait prise avec sa mère devait servir à son impudicité, se mit effrontément à le solliciter : mais Silanus rejetant constamment une si infâme et si abominable poursuite, lui fit paraître l’horreur qu’il avait de son effronterie, dont se sentant offensée, elle se résolut de le perdre par ses calomnies, et d’animer le prince contre lui pour opprimer son innocence, qu’elle n’avait peu souiller. Croyant que Narcisse était un puissant instrument pour conduire cette trame, elle le pratiqua, et tous deux ensemble considérant qu’il n’y avait point de vrai crime dont on pût charger Silanus, eurent recours à un détestable artifice. Narcisse feignant d’avoir eu un songe effroyable, s’en alla au lever de Claudius, et lui en fit le récit, et le trouvant encore dans le lit, lui dit tout tremblant, qu’il avait songé qu’il le voyait inhumainement massacrer par les mains de Silanus. Messaline qui était couchée auprès de son mari, fit là dessus de l’étonnée, et se mit à exagérer l’horreur de ce songe ; de sorte qu’elle le mit en fureur contre Silanus, et l’effraya tellement qu’il commanda aussitôt qu’on le fît mourir. Cette inhumanité si pleine d’injustice, fit perdre à Claudius toute la créance qu’il avait acquise dans le peuple : de manière que plusieurs voyant qu’il ne fallait plus rien attendre, ni de juste, ni de modéré, d’un prince qui se laissait gouverner par une si cruelle femme, conjurèrent contre lui, et s’efforcèrent de l’ôter du monde. Entre autres Annius Vinicianus, l’un de ceux que le sénat jugea digne de l’empire après la mort de Caligula, craignant qu’en fin Claudius ne lui dressât quelque partie pour le perdre, voulut le prévenir, et conspira contre sa vie. Mais parce qu’il se voyait trop faible pour exécuter une si périlleuse entreprise, il s’adressa à Furius Camillus Scribonianus gouverneur de Dalmatie, qu’il trouva disposé à recevoir ces impressions ; parce qu’il était aussi l’un de ceux dont Claudius avait de l’ombrage. Scribonianus avait une puissante armée composée tant de légions romaines que de soldats étrangers ; et outre cela il y eut beaucoup de sénateurs et de chevaliers qui s’allèrent joindre à lui pour entrer en ce parti. Toutefois cette conjuration fut bientôt dissipée, d’autant que les légions qui avaient prêté le serment à Scribonianus, se préparant afin de marcher contre Claudius, qu’on disait être en chemin pour les venir combattre, comme leurs capitaines voulurent prendre les aigles, et lever les enseignes, ils ne purent les arracher, ni mêmes les remuer du lieu où elles étaient plantées. Ce qui leur fit croire qu’ils n’entreprenaient point cette guerre sous de bons auspices, et pour cette raison protestèrent à leurs capitaines, qu’ils ne voulaient point avoir de part à une conjuration qui apporterait de malheureux changement à l’état, et d’horribles ruines à la république. Scribonianus étonné de ce langage, quitta l’armée, et s’enfuit en l’île d’Issa, où il se défit lui-même pour éviter la punition de son crime. Claudius de son côté sut extrêmement bon gré, et fit de grandes largesses aux soldats qui l’avaient délivré d’un si puissant et si formidable ennemi, et auquel même il avait été prêt de céder l’empire, si les légions ne lui eussent fait ce signalé service.

Aussi outre l’argent qu’il leur distribua, il voulut que le sénat leur donnât le nom de fidèles et pieuses légions, comme à celles qui avaient sauvé l’état et le prince. Cependant Claudius fit rechercher tous les complices de cette conjuration, dont plusieurs suivants l’exemple du chef, se tuèrent eux-mêmes, et entre autres ce Vinicianus, dont nous avons parlé. Messaline et Narcisse se servant de cette occasion, lâchèrent les rennes à l’insolence, à la cruauté et à la fureur pour assouvir leurs vengeances. Alors on vit renaître le siècle de Tibère, et ne furent plus qu’accusations, que calomnies, que gênes, que tortures, que massacres, et qu’horreurs. Les serfs et les affranchis, contre les anciennes lois, étaient reçus à témoigner contre leurs maîtres : on mettait à la gêne les plus illustres personnages de la ville, sans distinction de qualités, encore que Claudius à son avènement à l’empire eut juré de ne permettre jamais qu’on mit un homme libre à la question. Les femmes furent enveloppées en ce malheur. Les corps des misérables, soit de ceux qui étaient exécutez dans les prisons, soit de ceux qui mouraient hors de la ville, étaient portés aux gémonies, comme charognes de criminels. Et néanmoins parmi tant de rage il y en eut des plus coupables, qui rachetèrent leurs supplices par l’argent qu’ils donnèrent à Messaline, à Narcisse, et à ses compagnons. Plusieurs des enfants de ceux qui avaient été exécutez, obtinrent grâce des biens de leurs pères par la faveur de ces affranchis.

Ce qu’il y avait de plus inhumain en ces exécutions, c’était que Claudius lui-même assistait au jugement, ayant autour de lui les magistrats de la ville avec une grande suite d’affranchis, qui pour plaire à leur maître faisaient toutes sortes d’outrages à ceux qui étaient accusez. Et néanmoins il s’en trouva qui parlèrent hardiment au milieu des supplices ; entre autres un Galesus affranchi de Scribonianus, étant présenté pour être condamné, Narcisse s’approcha de lui, et d’une parole arrogante, lui demanda ce qu’il eut donc fait si son maître fut parvenu à l’empire ?  À quoi il répondit : que j’eusse fait ? Je me fusse tenu doucement derrière lui sans dire une seule mauvaise parole à personne : taxant par cette repartie l’impudence de Narcisse, qui parlait devant son maître. Arria femme du consul Cecinna Paetus, donna bien une autre preuve de la grandeur de son courage : car voyant que son mari se trouvait étonné des frayeurs de la mort, elle prit le poignard, s’en ouvrit l’estomac, et le retirant tout sanglant le lui montra et lui dit, vois-tu, Paetus, cela ne fait point de mal ; de sorte qu’elle l’anima par son exemple à se défaire lui-même, pour éviter la cruauté des bourreaux. Elle en fut louée, parce que cela arriva en un temps, auquel le malheur de Rome était tel, que lors il n’y avait autre vertu qui eut cours, que celle qui enseignait à mourir constamment pour se tirer de misère.

Après cela, Claudius étant consul pour la troisième fois, abolit beaucoup de sacrifices et de fêtes que l’effrénée superstition des romains avait tellement multipliées, que la république en recevait un notable intérêt. Il fit réduire le tout à un plus petit nombre pour la commodité du peuple. Il ôta à plusieurs les biens que Caligula leur avait inconsidérément donnés. Il chassa les gouverneurs dans leurs provinces, parce que la douceur de la ville les y retenait trop longtemps au préjudice de leurs charges. Il soumit au joug de la servitude ceux de Lycie, parce qu’en un tumulte populaire ils avaient massacré quelques romains. Après cela il ajouta leurs pays au gouvernement de Pamphylie. Et là dessus ces misérables peuples ayant envoyé un ambassadeur, qui tirant son origine de leur contrée, était néanmoins né à Rome, comme il se présenta devant Claudius pour excuser cette insolence, Claudius l’interrogea en langage latin ; et comme il vit que cet ambassadeur ne l’entendait pas, il lui ôta le droit de citoyen romain, alléguant pour sa raison, qu’il n’était pas raisonnable, que celui qui n’entendait pas le langage jouît des privilèges de la ville. Il ôta le même droit à plusieurs autres qu’il crut ne le mériter pas, mais il le donna assez inconsidérément à d’autres qui n’en étaient pas dignes.

Car d’autant que les citoyens romains étaient en plus grande estime, et en plus grande considération que les étrangers, il y avait presse à en chercher l’honneur, et plusieurs en achetaient la qualité de Messaline et des affranchis, qui avaient toute sorte de puissance sur l’esprit du prince. Cela en rendit la poursuite si vile, qu’on disait dans Rome qu’on la pouvait obtenir pour un morceau de verre. Non seulement cette qualité, mais toutes les charges des armées et de la ville étaient comme à l’encan par l’avarice de Messaline et de ses complices ; dont la fureur passa jusqu’à vouloir persuader à Claudius de punir ceux qui ne le faisaient pas leur héritier par leur testament. Il rejeta leurs persuasions, et défendit de punir personne pour un sujet si injuste. Cependant il passait son temps aux spectacles, et à regarder les combats des gladiateurs, entre lesquels il vit celui que les prêteurs donnèrent au peuple pour célébrer la naissance de son fils.

Parmi tout cela, Messaline ne se contentant pas de vivre dissolument, contraignait encore les autres dames à imiter son impudicité, et monta à ce comble d’impudence, qu’elle en prostitua plusieurs dans son palais aux yeux de leurs maris : et comme elle trouvait des maris faciles à souffrir ce déshonneur, elle les avançait aux charges, au lieu qu’elle s’efforçait de ruiner ceux qui ne pouvaient endurer une si honteuse infamie. Elle déroba longtemps la connaissance de ses crimes à Claudius, d’autant qu’elle s’accommodait aussi à sa passion, et lui fournissait des filles qu’elle mettait dans son lit durant qu’elle passait son temps avec ses adultères. Et outre cela, si elle découvrait quelqu’un qui le voulût avertir, elle le prévenait, ou en le corrompant, ou en le faisant mourir. Durant que ces choses se passaient à Rome, il se leva quelque tumulte en Angleterre, où Claudius se résolut d’envoyer une armée sous la conduite d’un illustre capitaine nommé Plautius, sénateur romain, qui s’étant acheminé dans les gaules y trouva les soldats mal affectionnez à ce voyage, et n’y entendit que cris de personnes qui se plaignaient qu’on les voulait mener faire la guerre hors de l’univers. Mais comme un jour ils virent Narcisse monter dans le tribunal de leur chef, et prendre la hardiesse de vouloir haranguer l’armée, cette audace les emplit tant de dépit et d’indignation, qu’ils firent un cri que les saturnales se célébraient parmi eux : parce qu’aux saturnales les serviteurs prenaient l’habit et puissance de leurs maîtres. Et à même temps s’offrirent à Plautius, et passèrent de leur bon gré en Angleterre. Le général fit trois flottes de son armée, qui toutes coururent fortune sur la mer ; mais une torche ardente, qui au milieu de la tempête parut aux yeux des soldats allant de l’orient à l’occident sur la route de leurs vaisseaux, leur fit reprendre courage ; de sorte que sans aucune résistance, ils abordèrent dans l’île, d’autant que les Anglais se fiant à l’orage, et croyant qu’il dissiperait tous leurs navires, ne s’étaient point préparés à leur défendre l’entrée de leurs ports. C’est pourquoi, comme ils virent les romains entrez dans leur pays, ils eurent recours à la fuite, et s’allèrent cacher dans leurs bois et dans leurs marais, se figurant que l’armée se déferait d’elle-même, et qu’il lui arriverait comme il était autrefois arrivé à celle de César, qui fut contraint d’en sortir sans rien faire. Cependant Plautius surmonta par son industrie et par sa vaillance toutes les difficultés qui se présentèrent en cette fâcheuse guerre. Comme les peuples de cette île reconnaissaient divers rois, aussi avaient-ils sur les bras diverses armées : mais les Allemands accoutumés à passer à nage les grandes rivières, le servirent si courageusement qu’ils lui donnèrent moyen de préparer à Claudius la matière d’un plein triomphe.

Vespasien qui depuis fut empereur, son frère Sabinus et Fidius Geta acquirent bien de l’honneur à cette guerre, à raison des grandes preuves qu’ils y firent de leurs courages. Le dernier, encore qu’il n’eut jamais été consul, y acquit les honneurs du triomphe qui lui furent décernés pour récompenser sa valeur. Plautius voyant qu’il avait affaire à une nation vaillante et opiniâtre, ne voulut point pousser plus avant ses victoires, mais s’en retourna à Rome vers Claudius, pour savoir quelle était sa résolution touchant cette guerre. Il le trouva empêché à faire de grands préparatifs pour s’y acheminer en personne. Il avait même fait provision d’éléphants pour rendre son appareil plus terrible. Comme Plautius l’eut pleinement éclairci des affaires d’Angleterre, il se résolut de partir, et après avoir laissé la charge de la ville à Vitellius qui était son collègue au consulat, il passa par mer à Ostie, de là à Marseille, et puis se rendit partie par terre, partie par eau vers l’Angleterre. À son arrivée il trouva les Anglais en armes, et tous prêts à recevoir la bataille, mais ils ne purent soutenir l’effort des romains qui taillèrent en pièces une partie de leur armée, mirent les autres en fuite, et se rendirent maîtres de la principale ville où résidait d’ordinaire Cynobellinus l’un des rois de cette île. Les diverses victoires qu’il obtint lui acquirent le nom d’empereur ou de général d’armée, qu’il prit par plusieurs fois, encore que selon les lois, à une même guerre, où mêmes il y avait eu plusieurs combats, on ne le prit d’ordinaire qu’une fois seulement. Il ôta les armes aux Anglais, afin que si le désir de remuer leur venait, ils n’en eussent pas la puissance. Il confirma le gouvernement de l’île à Plautius, et lui laissant la charge d’achever cette conquête, reprit le chemin de Rome, où il envoya ses deux gendres Pompeïus et Silanus dire des nouvelles du succès de son voyage.

Le sénat ayant reçu cette heureuse nouvelle, pour honorer le prince ordonna qu’il serait surnommé Britannicus, du nom de l’île conquise, lui décerna le triomphe, des jeux anniversaires, et des arcs chargez de trophées. Et pour étendre ses honneurs ordonna encore que son fils porterait le nom de Britannicus : que Messaline succéderait à toute la gloire de Livia, qu’elle aurait le premier rang en la compagnie, et qu’elle irait en carrosse. Et pour abolir entièrement la mémoire de Caligula, il arrêta outre cela, que l’on fondrait toute la monnaye où son image se trouverait gravée. Messaline en fit faire une statue à un comédien de Caligula, dont elle était devenue éperdument amoureuse, et duquel elle avait joui par un artifice digne d’une femme de son métier. Car l’ayant trouvé rétif à lui accorder ce qu’elle désirait si lascivement, elle lui fit commander sous autre prétexte, qu’il eut à obéir absolument à tout ce qu’elle demanderait de lui ; qui fut encore une ruse dont elle se servit en beaucoup d’autres occasions, comme pour rendre son mari complice de ses horreurs et de ses crimes. Au reste Claudius entra dans Rome avec la pompe du triomphe, où il ne manquait rien de la gloire accoutumée. Il fit une si grande part de ses honneurs à toutes sortes de personnes, que la dignité en fut moins prisée, vu qu’il y eut même un lacédémonien de médiocre condition, qui outre ses honneurs du triomphe, obtint encore de lui les ornements consulaires. Pour convier le reste de l’île à se rendre franchement, il fit déclarer que tous les traités que lui ou ses lieutenants avaient faits, seraient tenus inviolables, comme faits par le sénat et par le peuple romain. Il remit l’élection des gouverneurs de l’Achaïe et de la Macédoine à son ancienne forme, interrompue sous Tibère, qui y envoyait non ceux à qui il eschait par sort, mais ceux qui avaient de la faveur auprès de lui. Il changea aussi l’état des finances, en ôta le maniement aux prêteurs, et le redonna aux trésoriers qui l’avaient toujours eu. Il ôta la liberté aux Rhodiens, d’autant qu’ils avaient eu l’effronterie d’attacher en croix quelques romains. Il chassa du sénat Umbonius Silio gouverneur de la Bétique, accusé de n’avoir pas envoyé des provisions à l’armée d’Afrique, comme sa charge l’y obligeait. Cette accusation lui fut suscitée par les affranchis qui aspiraient à ses biens, se figurant d’en obtenir la confiscation. Toutefois Claudius tenait encore quelque mesure en cela. Et mêmes ayant condamné un gouverneur de province à l’exil, il sauva au fils tout le bien qu’il avait acquis durant son gouvernement, sans laisser cette proie à ceux qui la poursuivaient. Il apporta encore quelques autres règlements aux affaires ; mais il n’est point nécessaire d’en enfler cette histoire. Il fit faire des jeux qu’il avait promis lors qu’il entreprit le voyage d’Angleterre, et fit distribuer au peuple une notable somme d’argent. Prévoyant que l’éclipse du soleil devait arriver à son jour natal ; et appréhendant que le peuple n’en convertit l’accident en un présage de malheur, et là dessus n’excitât quelque tumulte, il voulut préparer les esprits à ne s’en étonner point par un discours qu’il en fit, auquel il expliqua les causes, les particularités, et les circonstances de cette éclipse, afin que quand elle serait arrivée, on vit qu’il n’y avait rien d’extraordinaire.

Il n’y eut point de plus certains présages de sa ruine, que la licence qu’il donna à Messaline et à ses affranchis, de persécuter les plus illustres personnages de l’empire. Valerius Asiaticus fut un de ceux qui sentirent les effets de leur violence. Se voyant nommé pour la seconde fois consul, il eut peur que cet accroissement de gloire ne lui suscitât de l’envie ; en suite de quoi il délibéra de se démettre de sa charge, afin de se mettre à couvert de la tempête ; néanmoins il en fut bientôt surpris, et ses richesses furent cause de son naufrage. Il avait acquis les superbes jardins de Lucullus. Messaline les voulait avoir, et ne le pouvant qu’en le faisant mourir, elle lui suscita des accusateurs. Les principaux furent Silius, et Sosibus précepteur du jeune prince, qui s’adressant à Claudius, lui remontra, que ces personnes puissantes n’obéissaient qu’à regret ; qu’Asiaticus ayant été le principal instrument du massacre du dernier empereur, faisait trophée de cette audace ; qu’il s’insinuait dans les esprits par la réputation de son parricide ; qu’il ne tarderait guère à se rendre dans les armées de Germanie, où il avait ses intelligences pour faire remuer les provinces contre lui. Claudius sans faire une plus exacte recherche, l’envoya prendre à Baïes où il passait son temps. Comme il lui fut présenté dans sa chambre, sans se montrer étonné, il se défendit si courageusement, qu’il fit rougir Silius, et outre cela arracha des pleurs à Claudius et à Messaline mêmes. Mais cette louve étant sortie de la chambre de l’empereur pour essuyer ses larmes, conjura Vitellius qu’elle rencontra, de ne laisser point échapper Asiaticus, et de trouver moyen de le perdre. Ce méchant rencontrant l’esprit de Claudius disposé à délivrer Asiaticus qui avait produit de grandes preuves de son innocence, jusqu’à avoir fait apparaître que ceux qu’on disait avoir eu part à ses conseils et à sa conjuration, ne le connaissaient pas seulement, mais en prenaient un autre pour lui, choisit un autre chemin pour le ruiner, en obligeant Messaline. Il feignit d’être de longue main ami d’Asiaticus, et venir de sa part, afin de supplier l’empereur que par une singulière faveur il lui permit de faire choix du genre de sa mort, et conjura avec des chaudes larmes de ne refuser pas cette grâce à son ancien compagnon, qui au reste avait fait de grands services à la république. Claudius ajoutant foi aux feintes larmes de Vitellius, se figura que c’était la conscience et le remords du crime qui portait Asiaticus à ce désespoir, et là dessus commanda qu’on lui allât dire qu’il laissait en sa liberté l’élection du genre de sa mort. Asiaticus sans s’effrayer continua les mêmes exercices qu’il avait accoutumé de faire, se mit à table, fit bonne chère, devisa avec la compagnie, et après s’être seulement plaint qu’il fut bien mort plus honorablement par les artifices de Tibère, ou par la violence de Caligula, que par les fraudes de Messaline, et par l’impudique bouche de Vitellius, il s’ouvrit les veines, et mourut avec une prodigieuse constance. Asinius Gallus frère utérin de Drusus, fut aussi accusé d’avoir conjuré contre le prince, mais Claudius se contenta de l’envoyer en exil. Cette modération lui acquit quelque louange d’humanité : toutefois il n’y eut rien qui le fît tant bénir par les romains, que la sévérité dont il usa à l’endroit d’un affranchi qui avait osé accuser son maître devant le tribun du peuple, car il le fit mourir avec ses complices, et défendit que personne n’assistât les serviteurs qui poursuivraient leurs maîtres en justice. En récompense aussi pour aller au devant de la cruauté des maîtres qui avaient de coutume de chasser leurs serfs quand ils étaient malades, et de les renchaîner quand ils étaient guéris ; il ordonna que ceux qui en auraient chassé quelqu’un, n’auraient point de droit de le reprendre, si par son industrie il revenait en santé. Parmi les rayons de sa justice, tout le monde avait honte de sa stupidité, qui était telle, que Messaline et ses affranchis le changeaient comme ils voulaient, et lui faisaient faire tout ce qui leur montait en l’esprit, sur tout le peuple avait pitié de ce qu’il ne savait rien de l’infamie de sa maison, ni de l’effronterie de cette louve qui se faisait entretenir par un comédien durant que son mari s’amusait aux spectacles des théâtres. Car il se montra si simple en ce malheur, qu’un jour ce comédien étant absent du théâtre, et le peuple le demandant à cause des tours de souplesse auxquels il excellait, le pauvre prince pensant qu’on le lui demandât, s’excusa qu’il n’était pas en sa compagnie. Ce qui fit connaître qu’il ne savait pas ce qui se passait en son palais, encore que personne même de ses ennemis ne l’ignorât.

Autant qu’il était sévère aux affranchis des autres, autant aussi était-il indulgent à l’endroit des siens : entre lesquels il se trouva un Polybius, qui en plein théâtre se voyant regardé du peuple, parce que le comédien avait récité un vers qui disait qu’un esclave devenu heureux était insupportable, pour se venger de cet opprobre, comme s’il eut peu prétendre à l’empire, repartit en présence de l’empereur : on a vu de grands rois pris d’entre les bergers. Et toutefois Claudius ne fit nulle démonstration de le trouver mauvais. C’est ce Polybius auquel Sénèque écrivit une consolation sur la mort de son frère qui est demeurée parmi ses autres écrits, avec quelque infamie de ce grand homme, qui à la vérité flatte trop servilement cet affranchi, mais il faut donner cela à la douleur de son exil. Cependant les accusations et les calomnies continuaient à Rome, et Messaline ne perdait point temps, mais assistée des affranchis animait de plus en plus ce stupide prince à la ruine des plus illustres citoyens. La jalousie qu’elle portait à Poppée fit qu’elle la persécuta de sorte, qu’elle se fit elle-même mourir sur l’avis que Messaline pour la mettre au désespoir, lui fit donner, qu’on allait la rechercher de ses adultères avec le comédien Mnester, ou bien comme veulent les autres, avec Valerius Asiaticus, qui aussi avait été accusé de l’avoir entretenue. Scipion mari de Poppée usa d’une grande modération au sujet de sa condamnation : car comme on lui demanda son avis si elle devait mourir, voyant que toutes les voix allaient à la condamner, il ne dit autre chose, sinon : vous devez croire, messieurs, que puis que j’avais la même opinion de ses déportements que tous les autres, je suis aussi du même avis qu’eux au jugement qu’on en doit faire. Voulant témoigner par là que la passion de mari ne le faisait pas fléchir au pardon de ses crimes, et que la rigueur de sa dignité de sénateur ne l’emportait point à une excessive sévérité.

Après cela Claudius fit convoquer le sénat, où Suilius poursuivant ses accusations, chargea entre autres deux sénateurs romains, d’avoir prêté leurs maisons aux plaisirs de Poppée et de Mnester, ou de Valerius Asiaticus selon les autres. Outre cela on reprocha à l’un d’eux qu’il s’était vanté d’avoir songé qu’il voyait Claudius environné d’une couronne d’épines renversés sur le derrière de la couronne : et d’avoir dit, que c’était un présage de la future famine. Ce songe fut encore rapporté autrement, comme s’il eut dit qu’il l’avait vu environné d’une couronne de pampres de vigne pâles et blanchissants : et d’avoir ajouté, que c’était un signe qu’il mourrait à l’automne. Tant y a que l’on ne fit point de doute que son songe, quel qu’il eut été, n’eut été cause de sa ruine et de celle de son frère. Les délateurs ordinaires furent récompensés de leurs calomnies : Crispinus eut de l’argent, et les ornements de la préture. Vitellius fit reconnaître les services de Sosibius, alléguant qu’il conduisait heureusement les affaires de l’empereur par ses bons conseils et qu’il formait la jeunesse de son fils Britannicus par ses sages enseignements. Cela haussa le courage à Suilius, qui poursuivit plus chaudement que jamais ses accusations contre toutes sortes de personnes : et outre cela trouva beaucoup de gens qui imitèrent sa fureur. À quoi ils étaient encore plus puissamment induits par la stupidité du prince, qui ayant retiré à lui la disposition de toutes les charges des magistrats, et toute la puissance des lois, avait ouvert la porte aux brigandages. On se plaint des avocats de ce siècle-là, qui rendaient leurs âmes et leurs langues vénales pour opprimer les innocents. On voulait faire une loi pour réprimer cette licence, mais la flatterie fut victorieuse. Ceux qui se servaient de leur impudence, prirent le voile de la justice pour la couvrir, alléguant : que si l’on ôtait les récompenses à l’éloquence, on ne trouverait plus personne capable de plaider les causes, et défendre les plus faibles contre les plus puissants, qui était l’office des avocats, qu’on désespérerait si on venait à leur retrancher leurs salaires. Claudius persuadé par ces remontrances, ne voulut point qu’on les recherchât, mais se contenta de régler leurs taxes pour l’avenir.

Durant ces tyrannies de Rome, la discorde s’alluma entre les Parthes, par les entreprises de Mithridate qui avait régné en Arménie, et qui avait été prisonnier sous l’empire de Caligula. Claudius l’avait renvoyé en Arménie pour sonder les esprits des Parthes, et pour les solliciter à secouer le joug de Gotarzes, qui était parvenu à la royauté par le meurtre de son frère Artabanus. Mithridate avait un frère roi des Ibériens nommé Pharasmanes, qui lui offrait son assistance, et qui l’animait à cette glorieuse conquête, lui représentant que les grandes affaires de cet état-là étaient en balance et fort douteuses, et que pour les moindres, personne n’en avait guère de soin, à cause de la division des peuples, qui envenimez contre le tyran Gotarzes à cause des parricides, avaient appelé à leur secours son frère Bardanes, qui l’avait réduit à une grande perplexité.

Mithridate se servant de l’occasion, occupa l’Arménie avec les armes des Romains et des Ibériens, par l’assistance desquels il força les places, et défit en bataille Demonactes, qui s’osa présenter pour le combattre. Cotys roi de la basse Arménie, qui voulait s’opposer à cette conquête, fut retenu par l’autorité de l’empereur, qui lui écrivit, et lui défendit de traverser Mithridate qu’il avait pris en sa protection. Cependant les deux frères qui disputaient l’empire des Parthes, s’accordèrent et s’entre embrassèrent auprès des autels de leurs dieux, où ils jurèrent une ferme alliance, voyant bien que les factions des peuples allaient à la ruine de tous deux, et de leur maison. Gotarzes quitta le royaume des Parthes à Bardanes, et se retira en Hyrcanie. Bardanes qui auparavant avait tenu longtemps Selucie assiégée sans la pouvoir prendre, se présenta pour y entrer, y fut reçu comme victorieux, et essuya la honte que les Parthes y avaient reçue, ne l’ayant peu forcer durant sept ans entiers qu’elle s’était maintenue contre leurs armes. Depuis Gotarzes se repentant de sa lâcheté, et s’ennuyant de son exil d’Hyrcanie, renoua ses forces, se voyant rappelé par la noblesse des Parthes, ennemie de la paix et du repos, qui ne lui apportait que la servitude, mit une armée aux champs, et s’en alla présenter la bataille à son frère, qui le défit si heureusement, que cette victoire lui assujettit toutes les places voisines, et lui fit étendre ses conquêtes jusqu’à la rive de Gyndes. Ce fleuve arrêta ses prospérités, d’autant que les Parthes refusèrent de marcher plus avant : de sorte qu’il fut contraint de s’en retourner, après avoir planté des trophées et laissé de glorieux monuments d’une si grande victoire, qui lui avait rendu tributaires des peuples qui n’avaient jamais reconnu l’empire des Parthes. Mais étant devenu insolent et cruel à cause de tant de prospérités, il se rendit insupportable aux Parthes, qui épièrent le temps auquel il était à la chasse, le surprirent et le tuèrent en la fleur de sa jeunesse, se défaisant par ce moyen d’un prince qui eut surmonté la gloire des plus grands rois, s’il eut su se faire autant aimer à ses sujets, qu’il s’était rendu redoutable à ses ennemis.

Cette mort replongea les Parthes en de nouveaux troubles. Les uns inclinaient à redemander son frère Gotarzes : les autres voulaient Meherdates rejeton de Phraatès, qui avait été donné en otage aux romains. La brigue de Gotarzes fut la plus forte : mais incontinent après qu’il eut été remis dans le trône des rois, son insolence et ses cruautés contraignirent les Parthes d’envoyer à Rome demander Meherdates pour lui mettre sur la tête la couronne de ses aïeuls. Durant ces troubles des Parthes, ce n’étaient que jeux et spectacles à Rome, où Néron vit comme les premiers présages de l’empire, qu’il emporta depuis sur Britannicus, d’autant qu’étant tous deux assis pour voir les jeux, le peuple montra avoir plus d’inclination pour lui ; et par ses applaudissements lui témoigna davantage de faveur qu’à Britannicus, encore qu’il ne fut qu’arrière-neveu, et que Britannicus fut fils de l’empereur. Cette faveur du peuple était un fruit que Germanicus son aïeul du côté de sa mère Agrippine, avait acquise parmi ses citoyens par la grandeur de son courage, et par la modération de sa vie : car il ne restait plus de mâles de cette illustre race que le jeune Néron, sur qui le peuple romain jetait les yeux, tant à cause de son extraction, que par la pitié qu’il avait de sa mère Agrippine, qui était comme exposée en butte aux persécutions de la cruelle Messaline, qui devenait tous les jours plus insolente et plus furieuse. Car ne se contentant pas de ses adultères ordinaires, ni des licences communes de son palais, où elle se prostituait avec plusieurs des plus grandes dames de Rome, elle voulut avoir tout à la fois plusieurs maris, dont le titre pût accroître la licence de ses crimes.

Elle fit élection d’un jeune homme d’exquise beauté nommé Silius, dont elle devint si éperdument amoureuse, qu’elle se mit à lui faire ouvertement la cour. À toute heure elle le visitait, lui envoyait serviteurs, présents, or, argent, pierreries. Et mêmes elle lui donna un équipage de prince, dont il se sentit tellement obligé qu’il en chassa sa femme de sa maison, et fit divorce d’avec elle pour complaire à cette louve. Il n’ignorait pas qu’en lui adhérant c’était offenser jusqu’au vif un prince qui le pouvait perdre : mais il savait bien aussi que s’il résistait à cette impudique, elle emploierait son crédit pour le ruiner. De sorte que la créance qu’il eut de pouvoir dérober la connaissance de son crime à un prince si stupide, fit qu’il résolut de contenter Messaline, dont il ne pouvait éviter la fureur et les artifices, s’il venait une fois à l’offenser et à l’avoir pour ennemie. Durant que ces infâmes noces se tramaient, les Allemands n’ayant plus parmi eux des princes du sang de leurs rois, envoyèrent supplier Claudius de leur accorder pour leur roi un de leurs princes qui se trouvait encore à Rome, où son père allié de l’empire l’avait fait élever. Claudius bien aise de cette recherche, lui fit dresser son équipage, et le mit en ordre pour faire son voyage.

Il était descendu de Flavius, frère d’Arminius, et semblait digne de cet honneur, non seulement à cause de sa naissance, mais aussi à raison des belles qualités dont il était doué. Car c’était un beau prince, fort adroit aux armes, et bien à cheval, et avait été nourri à Rome non comme otage, mais comme citoyen, à cause de quoi à son abord il fut vu de bon oeil des Allemands, parmi lesquels il ne se montra point ami des factions, mais aima également tous ses nouveaux sujets. Sa douceur, sa modestie, sa tempérance qui n’était point si austère qu’il ne se licenciât quelquefois à boire avec eux parmi la joie de leurs festins, et les autres belles parties qu’il avait, le firent donc aimer pour un temps de tout le monde. Mais il n’y a rien de si inconstant que l’amour des peuples. Ils s’ennuyèrent de son empire, se plaignirent que la gloire de la Germanie était perdue ; que ce n’était pas un prince de leur nation, mais un étranger qui leur commandait ; qu’Italus (ainsi se nommait ce jeune prince) avait été nourri à Rome, où les enfants mêmes d’Arminius eussent peu se rendre suspects à l’Allemagne par une mauvaise nourriture, qu’à plus forte raison étant fils de Flavius, espion des romains, et traître à la Germanie, ils ne pouvaient souffrir qu’il commandât à leur nation, sans consentir à leur ruine. Italus de son côté avait ses partisans qui alléguaient pour sa défense qu’il n’était point entré par force d’armes, ni par violence dans leurs états (...).

Là dessus Italus donna la bataille qu’il gagna, mais ne sachant pas bien user de la victoire, il fut surpris par ses ennemis qui le chassèrent de son état, où toutefois il r’entra par l’assistance de ses alliés, mais ne se pût rendre si paisible qu’il n’eut toujours quelque ennemi à combattre. À même temps Corbulon fut fait gouverneur de la basse Germanie, où il s’acquit beaucoup de gloire, non seulement par la voie des armes, mais aussi parce qu’il remit parmi les légions la sévérité de la discipline militaire, qui le rendirent formidable non seulement à ses soldats, mais aux ennemis, qui craignent toujours de combattre contre une armée bien disciplinée. Il contraignit les frisons de réparer l’injure qu’ils avaient faite à l’empire en tuant les officiers qui leur avaient été envoyés, et leur donna des lois, des magistrats, un sénat et des garnisons pour les tenir en devoir : mêmes il fit attraper un Gannascus principal auteur de cette guerre, et le fit tuer. Claudius ne pût supporter la gloire de ses actions, mais le rappela à Rome par ces lettres qui lui furent rendues sur le point qu’il allait donner la bataille à ces barbares. Ce commandement l’emplit de dépit, et lui fit regretter d’être venu au monde sous un si malheureux empereur, cependant il ne laissa pas de préférer l’obéissance à tout l’honneur qu’il pouvait acquérir. Comme il fut de retour à Rome, Claudius qui l’avait empêché de combattre, lui accorda les marques et les ornements du triomphe. Mais Rufus, fils d’un gladiateur, ayant reçu le même honneur sans avoir vu donner un coup d’épée, en rendit l’acquisition moins glorieuse. En ce même temps les gaulois dont les pères avaient brûlé la ville, et assiégé le Capitole, furent reçus dans le sénat par l’autorité de Claudius, qui protesta de suivre en cela l’exemple de ses devanciers qui avaient empli cette compagnie des plus illustres personnes qu’ils avaient pu trouver parmi les autres nations, alléguant que par ce moyen les richesses étrangères afflueraient à Rome, et la rendraient plus opulente. Après cela il créa patrices les plus nobles et les plus anciens du sénat. Et quant à ceux qui étaient notez de quelque infamie, il les fit avertir qu’ils renonçassent eux-mêmes à leur dignité, de peur de recevoir la honte d’en être déposés. Tout cela lui acquit une merveilleuse réputation. Et mêmes le consul Vipsanius proposa qu’on le nommât père du sénat, au lieu de père de la patrie, qui lui semblait trop commun, toutefois il rejeta cette flatterie, et tança le consul. Et ce fut lors qu’en faisant faire la recherche, et le roolle des citoyens romains, dont il se trouva un prodigieux nombre, il connut enfin les affaires de sa maison avec celles de l’empire. L’impudence de Messaline était montée au comble que nous avons dit, mais Silius l’obligea à passer plus outre, et comme s’ils eussent dû trouver les remèdes des périls dans les périls mêmes, il la conjura de rompre toute dissimulation, et de se déclarer ouvertement, lui alléguant qu’ils ne devaient pas attendre que la vieillesse fît mourir Claudius ; (...).

Cette harangue de Silius ne pleut pas à Messaline, non qu’elle aimât en nulle sorte son mari, mais parce qu’elle se figurait que si Silius venait une fois à se rendre maître de l’empire, il la mépriserait, et la traiterait comme son impudicité le méritait ; cependant elle consentit de l’épouser, afin de s’élever au faîte de l’infamie, qui est la dernière volupté, et le dernier plaisir que trouvent au vice ceux qui ont renoncé à tout sentiment d’honneur. Elle ne voulut donc plus différer, mais prenant occasion de l’absence de Claudius qui s’en était allé à Ostie pour faire un sacrifice, duquel elle se dispensa feignant d’être malade, elle célébra ses prodigieuses noces avec toute la solennité, la pompe et la magnificence qu’on se peut imaginer à celle de la plus grande princesse du monde. Certes il semble que ce soit une fable, de dire qu’aux yeux de Rome, au milieu d’une ville, où tout se savait, et où rien ne pouvait être caché, la femme d’un si grand empereur plein de vie et de puissance, ait eu l’effronterie de faire designer consul un jeune homme dont elle était publiquement amoureuse, d’assigner le jour des noces, d’en procurer l’assemblée, de faire passer le contrat, de le faire signer, de faire célébrer les sacrifices ordinaires, de prendre les auspices, de faire le festin, de s’asseoir avec lui, de l’embrasser, et de passer la nuit avec toute la licence que donne le mariage : et toutefois nous sommes assurés qu’il n’y a rien de plus véritable que ce qui se dit de l’effronterie de cette louve. Les serviteurs du prince, principalement ceux qui ayant la puissance, craignaient de voir leur faveur renversée, frémirent en voyant des choses si étranges. Ils se plaignirent non en leurs discours particuliers, mais aux assemblées publiques, (...). Et certes ils étaient en une grande appréhension, se figurant que Claudius était un prince hébété et stupide, qui s’était entièrement attaché à Messaline, à la persuasion de laquelle il s’était laissé aller à faire mourir beaucoup de grands personnages, dont le désastre leur devait servir d’exemple : mais d’autre côté ils jugèrent que sa facilité les devait encourager, s’assurant que s’ils pouvaient la prévenir, et lui exagérer l’horreur de son crime, ils pourraient aussi l’opprimer et la faire condamner devant mêmes qu’il eut examiné si elle était coupable. Toute la difficulté était à empêcher qu’elle ne fut ouïe en ses défenses, et à faire en sorte que les oreilles du prince lui fussent fermées, voire mêmes quand elle voudrait confesser son offense.

Ils avaient raison de faire ce jugement, vu la stupidité de Claudius ; duquel on dit une chose bien étrange, qui toutefois trouva de la créance parmi le peuple, quoi que les historiens fassent difficulté de l’assurer, que l’impudence de Messaline monta à ce comble, qu’elle osa bien lui présenter le contrat de mariage qu’ils avaient passé, et qu’il fut si stupide que de le signer, parce qu’elle lui fit accroire que tout ce qu’elle faisait avec Silius n’était qu’une feinte. On ajoute qu’elle lui persuada encore qu’ils se servaient de ce voile, et de cette image de mariage, pour détourner le danger dont il était menacé par les prodiges qui étaient apparus. Ne faillait-il pas bien être privé de sens pour se laisser surprendre à un artifice si grossier ? Mais ne fallait-il pas être bien perdu de l’amour d’une femme, pour la croire en une affaire si chatouilleuse ? Ceux qui entreprirent de la ruiner furent un Calistus qui avait eu part au massacre de Caligula, et un Narcissus qui procura la mort d’Appius, et un Pallas qui était alors le plus puissant en crédit auprès de Claudius qui l’aimait ardemment. Ils consultèrent entre eux, si ce ne serait point le meilleur de tâcher par de secrètes menaces de divertir Messaline de l’amour et du mariage de Silius, et de dissimuler le reste, mais craignant qu’enfin elle ne les ruinât, ils s’en départirent ; Pallas par lâcheté, et Calistus, d’autant qu’il se souvenait du dernier règne. Narcissus persista seul en sa résolution, et en conduisit si bien la trame qu’il ôta à Messaline toute connaissance de l’accusation et de l’accusateur. Car il employa deux femmes, dont Claudius se servait en ses plaisirs pour lui découvrir cet important secret. Elles s’en acquittèrent dextrement ; de sorte que sur les assurances qu’elles lui en donnèrent, il commanda qu’on appelât Narcissus, qui faisant de l’étonné, et lui demandant artificieusement pardon de ce qu’il ne l’avait pas plutôt averti des opprobres de sa maison, lui déclara que Silius ne se contentant pas d’avoir attiré à lui ses richesses et ses serviteurs, outre cela lui avait encore ravi sa femme, qu’il avait été si effronté que de l’épouser aux yeux du sénat, du peuple et des soldats qui étaient dans la ville. Et ajouta qu’il ne restait plus rien à Silius que d’occuper Rome, dont il se rendrait aisément le maître si on n’y mettait bientôt ordre, et si on ne se hâtait de le punir.

Claudius extraordinairement effrayé d’une nouvelle si inopinée, appela ses principaux serviteurs qui lui confirmèrent ce que Narcissus lui avait dit, et lui conseillèrent d’aller se jeter parmi les soldats de ses gardes, et d’aviser à sa sûreté devant que de penser à la vengeance. Cependant il n’y avait dissolution à laquelle Messaline ne se prostituât dans Rome. La saison de l’automne était déjà bien avancée. Elle se mit à célébrer la fête des vendanges en la compagnie de plusieurs femmes aussi licencieuses qu’elle, qui habillées en bacchantes faisaient mille actions dissolues. On la vit au milieu de cette lascive troupe toute échevelée, tenant un javelot entortillé de pampre à la main, ayant auprès d’elle Silius couronné de lierre, qui faisait tous les gestes d’un homme transporté et pris de vin, comme le demandait la circonstance de la fête. Mais Victius Valens l’un des premiers adultères de Messaline, étant monté au haut d’un arbre, eut raison de dire qu’il voyait une tempête qui venait du côté d’Ostie. Car Claudius fortifié par Narcissus, se hâtait de gagner Rome pour assurer son empire ; Messaline fut avertie qu’il venait bien informé de tout ce qui s’était passé, et plein de courroux contre elle : tout le monde la quitta, Silius même sous prétexte d’affaires l’abandonna, toutefois en ce désespoir elle ne perdit pas tout jugement, mais se résolut de se présenter devant Claudius qu’elle avait tant de fois trompé, se promit de changer son affection aussitôt qu’il l’aurait vue, et prit ses enfants Britannicus et Octavia pour s’en servir à amollir le courage de leur père. Cependant elle se trouva si abandonnée de tout le monde, et de toutes sortes de commodités, qu’elle fut contrainte de sortir à pied de la ville, et de se jeter dans un tombereau où l’on portait les ordures des jardins, pour s’en aller vers Ostie au devant de Claudius, qui de son côté n’était pas trop assuré, d’autant qu’il ne se fiait pas entièrement au colonel de ses gardes qu’il connaissait volage et facile à tourner de tous côtés. Mais Narcissus faisant plutôt l’office de prince que d’affranchi, l’encouragea, prit de lui l’autorité de commander aux gardes, et donna un tel ordre à la ruine de Messaline, qu’il empêcha que ses enfants ne fussent présentez à leur père, de peur qu’ils ne lui attendrissent davantage le cœur. Car il l’avait déjà vu fort émeu de pitié, et l’avait trouvé balançant en la douleur de l’outrage qu’il avait reçu, et l’amour de sa femme et de ses petits enfants, qui semblait l’emporter. La vestale Vibidia, que Messaline avait envoyée pour intercéder pour elle, lui donna bien plus de peine, d’autant qu’il ne pût l’empêcher de parler à Claudius, ni Claudius lui refuser ce qu’elle demandait, qui était que Messaline fut ouïe devant que d’être condamnée. Toutefois Narcissus rompant accortement son discours, et lui disant qu’elle s’assurât, que le prince ferait ce qui était de justice, mais qu’elle s’en allât prier Dieu avec ses compagnes, tira Claudius dans la maison de Silius, où il lui fit voir les plus exquises richesses de l’empire prostituées à ce mignon pour salaire de son infamie. Et après avoir exagéré le plus odieusement qu’il pût toutes ses actions, fit passer le prince dans le fort où étaient les soldats de sa garde ; leur fit dire peu de chose par Claudius, et les anima tellement qu’ils s’écrièrent et demandèrent le nom et le châtiment des coupables. Silius fut produit le premier : il ne fit nulle sorte d’excuse ; mais demanda seulement qu’on hâtât son supplice. À son exemple plusieurs personnes de qualité furent condamnées comme complices de son audace, et demandèrent courageusement qu’on les fît promptement mourir, sans se montrer rétifs aux tourments. Il n’y eut que le malheureux Mnester qui se mit à crier misérablement, et à demander avec larmes et gémissements qu’on lui sauvât la vie, conjurant au reste l’empereur de se souvenir du commandement exprès qu’il lui avait fait d’obéir en tout et par tout à Messaline ; et lui remontrant, que les autres s’étaient embarquez en ce parti, (...). Ces remontrances furent plus puissantes que les larmes de Mnester, qui fut de ce pas envoyé au supplice. Peu d’autres se garantirent du châtiment, néanmoins il pardonna à quelques-uns pour l’amour de leurs parents, et d’autres trouvèrent leur salut dans leur infamie, ayant été jugez incapables de toute autre chose que de ces sales plaisirs où ils s’étaient plongez avec Messaline. Elle cependant se tenant dans les jardins de Lucullus, regardait comment elle pourrait dissiper cet orage, et mettre sa vie à couvert de la fureur de son mari. Et pour cet effet elle allait pensant à la forme des prières qu’elle devait lui faire, balançant entre l’espérance et la colère qui l’accompagna jusqu’à l’extrémité, tant elle se montra pleine d’orgueil jusqu’à la mort. Si Narcissus n’eut pressé son exécution, elle aurait ruiné celui qui l’avait accusée.

Car Claudius étant rentré au palais, et s’étant échauffé parmi le vin et les délices du festin, commanda qu’on allât dire à cette misérable (ainsi la nomma-t-il) que le lendemain il l’aurait en sa défense. Ce qu’entendant ses ennemis, et s’apercevant que la haine commençait à s’éteindre, et l’amour à se rallumer, et que s’ils différaient davantage il pourrait la faire venir la nuit coucher avec lui, et qu’il y avait du danger que parmi les caresses et les embrassements elle n’amollit son courage. Narcissus prit le soin de l’affaire, et pour la prévenir, commanda aux centeniers et au tribun de la part de l’empereur qu’ils eussent à l’ôter du monde. Un Evodus, affranchi de Claudius, eut la commission d’assister à sa mort, et de conduire tout l’ouvrage. Il la trouva aux pieds de sa mère Lepida, qui n’ayant eu nulle part aux contentements de ses prospérités, l’assista franchement et courageusement en ce dernier combat, et s’efforça de lui persuader de n’espérer plus de pouvoir sauver sa vie, mais de chercher les moyens de la finir par une généreuse mort. Son esprit détrempé et amolli dans les voluptés, n’était point capable d’une si généreuse résolution, de sorte qu’au lieu d’embrasser son conseil, elle s’amusa à verser des larmes et à épandre des plaintes et des cris inutiles, qui témoignèrent son désespoir. À même temps elle aperçut ceux qui la cherchaient, et qui avaient forcé les portes de sa maison. Le tribun ne lui dit pas une mauvaise parole, mais l’affranchi Evodus la traita indignement, et lui fit de grands outrages, qui sentaient bien le courage d’un esclave. Elle reconnut alors son désastre, et se souvint de sa fortune, et voyant qu’elle n’avait plus de salut qu’en la mort, elle se voulut tuer elle-même ; mais les coups qu’elle se donna dans l’estomac et dans la gorge ne purent pas la faire mourir. Le tribun l’acheva et laissa son corps à sa mère. On vint dire à Claudius au milieu du festin, que Messaline était morte, sans déclarer si c’était de sa propre main qu’elle se fut tuée, ou bien si c’était les gardes du prince qui eussent fait cette exécution.

Il en fut si peu émeu qu’il demanda à boire et continua sa débauche ; mêmes les jours suivants il ne montra aucun signe ni de haine, ni de joie, ni de courroux, ni de tristesse, ni d’aucune autre passion humaine, tant il était insensible à toutes sortes d’accidents. Le sénat aida à lui faire oublier, en ordonnant qu’on effacerait son nom, et qu’on ôterait les statues qu’on lui avait érigées. Narcissus fut récompensé de ce service, mais Pallas et Calistus demeurèrent toujours au plus haut degré de la faveur. Ainsi périt l’infâme Messaline, femme de Claudius, le plus infortuné prince en ses mariages que le soleil ait jamais vu. Étant encore jeune il en avait épousé deux, Emilia Lepida petite-fille d’Auguste, et Livia Medulina Camilla issue de l’illustre sang du dictateur Camillus, mais il répudia la première devant que de l’avoir connue, d’autant que son père avait offensé Auguste, et perdit la seconde le propre jour de ses noces, la maladie l’a lui ayant ravie. Il épousa depuis Plautia Urgulanilla, et bientôt après Ælia Petina, et fit divorce avec toutes les deux. Après celle-là il se maria avec cette infâme Messaline, qu’il fut contraint de faire massacrer. Représentant son malheur, il protesta devant le sénat que puis qu’il était si infortuné en femmes, il voulait dorénavant renoncer aux pensées du mariage, ajoutant que s’il ne persistait en cette résolution il leur permettait de le tuer. Mais il se fit bientôt relever de ce serment, à qui la flatterie ne trouva que trop d’excuses. Ses affranchis disputèrent donc à qui lui donnerait une femme. Narcissus portait Ælia Petina que Claudius avait répudiée quelques années auparavant : Calistus désirait d’avancer Lollia Paulina. Et Pallas, de qui la brigue fut la plus puissante, favorisait Agrippine fille de Germanicus. Claudius flottait en une grande incertitude, inclinant tantôt à l’une, tantôt à l’autre ; mais pour faire une dernière résolution, il voulut savoir ce que chacun alléguait pour celle qui lui semblait la plus digne de cette gloire. Narcissus recommandait Ælia Petina à cause de son premier mariage, à cause d’une fille qu’elle avait du prince, et à cause du lien de parenté qui était entre sa fille, Britannicus et Octavia, auxquels elle ne pourrait porter une haine de marâtre, puis qu’ils étaient si proches parents de sa fille, qu’il n’apporterait nulle nouveauté en sa maison. Au contraire Calistus opposait à cela son divorce, et alléguait qu’il lui en pouvait rester quelque aigreur, et partant que Lollia Paulina serait bien plus propre, vu qu’elle n’était point chargée d’enfants qui lui pussent donner sujet de porter de l’envie à ceux de son mari. Mais Pallas fit sonner haut à la louange d’Agrippine, qu’elle amènerait en la maison du prince un petit-fils de Germanicus, rejeton de la famille impériale et digne de sa fortune : et puis représenta qu’il ne fallait pas permettre qu’une jeune femme si belle et si heureuse en enfants transportât la gloire des Césars dans une autre maison. Ces raisons étaient plausibles, mais les attraits d’Agrippine firent une plus puissante impression dans l’âme de Claudius. Sous prétexte de lui rendre les devoirs d’une bonne nièce, elle se met à lui faire la cour, à le flatter, à le baiser et à le charmer ; de sorte que sans avoir le nom elle prit la puissance absolue de femme du prince. Se voyant ainsi assurée de son affection, elle fit une violente poursuite pour rompre le mariage d’Octavia fille de Claudius avec Silanus, auquel elle avait été promise, afin de la faire épouser à son fils Néron.

Vitellius pour gagner ses bonnes grâces se montra ardent à ruiner Silanus, et pour le rendre infâme le fit comparaître devant le tribunal des censeurs, où après l’avoir blâmé il le chassa honteusement du sénat, et à même temps Claudius renonça à son alliance. Au reste, encore qu’Agrippine eut pleinement charmé Claudius, et qu’il se fut résolu de l’épouser, et que mêmes il la tint déjà pour sa femme, néanmoins ils n’osaient faire les solennités de ces incestueuses noces, n’y ayant point d’exemple en la république d’un oncle qui eut épousé la fille de son frère. Et puis ils appréhendaient que ce mépris de lois ne fut cause de quelque soulèvement, et n’attirât quelque calamité sur la république. L’affaire allait donc se celant jusqu’à ce que Vitellius rompit l’obstacle de la publication, en persuadant au sénat de conjurer le prince, de vouloir prendre une femme, sur qui se déchargeant de ses soucis particuliers, il put vaquer plus librement aux affaires communes de l’empire. Le sénat ayant favorablement reçu cet avis, Vitellius parla à l’avantage d’Agrippine, dont il loua hautement les vertus, la naissance, la gentillesse, et ses autres qualités, et s’avança de dire qu’il croyait que la compagnie ne ferait point de scrupule de la dispenser de la coutume qui se devait toujours accommoder à ce qui était de la bienséance de l’utilité. Cette seconde proposition ne fut pas moins favorablement reçue que la première ; tout le monde y applaudit, la cour se leva, il y eut même des sénateurs qui passèrent jusqu’à dire, qu’il faudrait contraindre l’empereur de l’épouser, s’il n’en avait pas la volonté, à quoi tout le monde s’accorda aussitôt. Claudius en ayant avis, alla au devant des sénateurs qui le venaient trouver, et les ayant rencontrez sur la place, après avoir reçu les témoignages de leur affection, il les ramena au palais, et extorqua d’eux une loi, par laquelle ils ordonnèrent, que le mariage d’entre l’oncle et la nièce serait dorénavant tenu pour légitime, et permis par les lois. Mais en ce débordement de flatterie, il ne se trouva que deux personnes qui se voulussent servir d’un si infâme privilège que leur baillait cette loi faite pour déshonorer la nature.

Cependant Agrippine prit une puissance absolue sur son mari et aux affaires. On ne voyait rien en elle de licencieux comme on avait vu en Messaline ; mais elle commandait avec une grandeur de courage digne de son extraction. En public elle paraissait sévère, et même quelquefois superbe. En sa maison rien d’impudique, que ce qu’elle faisait pour régner. Et si on s’apercevait qu’elle amassait de grands trésors, elle avait pour excuse les nécessités de l’empire. Le même jour que Claudius l’épousa, Silanus qui voyait son honneur et ses affaires ruinées, se tua lui-même, peut-être pour rendre cette alliance plus odieuse par son désastre. Sa sœur avec laquelle il avait été calomnié de ne converser pas assez chastement, fut bannie d’Italie, avec une visible moquerie du prince, duquel on disait qu’il châtiait les crimes dont il était le plus souillé. Mais Agrippine ne voulant pas se signaler seulement par des actions licencieuses, obtint pour Sénèque son rappel de l’exil où il avait été envoyé, lui impétra outre cela la préture, pensant en cette occasion faire chose agréable au peuple, à cause de la réputation de ce grand personnage. Elle voulait s’en servir pour élever la jeunesse de Néron, se figurant qu’il lui serait toujours aussi fidèle en mémoire de ce bienfait, qu’il demeurerait ulcéré contre Claudius, à cause de l’injure de son bannissement, dont il avait été l’auteur. Aussi ne tardèrent-ils guère à poursuivre le mariage de Néron avec Octavia, au grand préjudice de Britannicus, à qui cette alliance fit perdre l’empire. Durant tous ces mariages, les Parthes aussi las des dernières tyrannies de Gotarzes que des premières, envoyèrent demander à Rome un nouveau roi, proposèrent Meherdates, neveu de Phraatès, qui était nourri dans la ville, et obtinrent de Claudius qu’il le leur donnât pour chasser un tyran. Claudius fit un grand trophée de cette prière, se compara à Auguste, exhorta le nouveau prince de se porter modérément en sa dignité, et puis se retournant vers les ambassadeurs des Parthes, les assura de sa bonne nourriture, mais leur ajouta qu’il fallait endurer de l’humeur des rois, et se souvenir que les changements en sont pernicieux. Cassius gouverneur de Syrie, eut commandement de le conduire par de là l’Euphrate. Si les Parthes eussent voulu suivre son conseil et marcher droit en Mésopotamie, indubitablement Meherdates eut vu prospérer ses affaires. Mais on trompa ce jeune prince, qui après s’être amusé à passer son temps à Édesse de Syrie en débauches, prit le chemin d’Arménie, où il eut à combattre premièrement contre le froid, et contre les neiges de l’hiver, qui est extrêmement âpre et rigoureux, et puis passant outre contre les artifices de Gotarzes, qui se trouvant le plus faible d’hommes corrompit à force d’argent les capitaines de l’armée de Meherdates, dont plusieurs l’abandonnèrent au milieu de sa conquête. Ils en vinrent néanmoins à une bataille, où la victoire fut disputée avec une excessive ardeur par les deux armées ; mais le malheur tomba sur Meherdates, qui se fiant à un des amis de son père, se trouva trahi et livré au vainqueur. Gotarzes lui disant mille outrages, et le traitant non comme son parent, mais comme un infâme étranger, lui fit couper les oreilles, mais lui donna la vie pour le faire servir de spectacle de sa clémence, et de l’opprobre des romains. Toutefois Gotarzes ne fut pas long-temps spectateur de sa misère. La mort l’ôta aux Parthes, et Vonones succéda en sa place, mais non à son courage ; de sorte que son règne se passa sans aucune gloire, et laissa l’empire à son fils Vologèse. D’un autre côté Mithridate dépouillé de son royaume du Bosphore, faisait ses pratiques pour y r’entrer ; mais il y trouva tant d’oppositions des rois voisins, et des légions romaines qui s’employèrent pour maintenir le jeune Cotys, qu’il ne pût rien faire de bon : au contraire il perdit les principales villes de son obéissance, et abandonné de ses alliés, se vit réduit à ce point d’aller chercher sa sûreté parmi ses ennemis. Les paroles qu’il tint à Eunones, roi des Adorses, en se jetant à ses genoux pour implorer sa protection, sont dignes de l’histoire : tu vois, lui dit-il, devant toi ce Mithridate que les romains ont cherché durant tant d’années par mer et par terre, que la franchise de son courage a amené ici ; faits ce que tu voudras du fils du grand Achemenes, qui est tout ce que mes ennemis m’ont laissé. Eunones se ressouvenant de son extraction, et se représentant les divers changements de la fortune, en usa généreusement, le releva, et ayant égard à sa prière pleine de hardiesse, en écrivit à l’empereur Claudius, lui demanda la vie pour Mithridate, et le supplia de se contenter de lui ôter son royaume, sans le faire servir de spectacle à un triomphe. Claudius le lui accorda, quoi qu’à regret, mais comme il lui fut amené à Rome, il le traita si indignement, que sans considérer sa fortune au milieu de sa douleur et de son dépit, il lui dit : je n’ai pas été renvoyé vers toi ; mais j’y suis revenu. Que si tu en doutes, laisse-moi aller, et puis mets-toi en devoir de me chercher. Cependant Agrippine fit paraître son mauvais courage contre Lollia Paulina, qui avait été sa concurrente au mariage de l’empereur. Elle la fit accuser d’avoir consulté les magiciens, les Chaldéens, et un simulacre d’Apollon, touchant l’alliance que le prince devait prendre, Claudius sans l’ouïr la bannit d’Italie, lui confisqua ses biens qui montaient à une somme excessive, et peu de jours après la fit mourir. Calpurnia sentit aussi les effets de sa jalousie, parce que Claudius avait fortuitement loué sa beauté ; ce qui fit croire à Agrippine qu’il en était amoureux, encore qu’il en eut parlé sans y penser. En ce temps-là l’empereur accrut l’étendue de la ville, comme pour laisser cette marque qu’il avait étendu les bornes de l’empire, d’autant que les empereurs qui les accroissaient, avaient le privilège de pouvoir étendre les limites de l’enceinte de Rome. Agrippine de son côté tâchait d’accroître la fortune de son fils, et fit persuader à Claudius que le bien de ses affaires requérait qu’il adoptât Néron, afin qu’il servit d’appui au jeune Britannicus, et qu’il le déchargeât d’une partie des soins et des épines du gouvernement. Pallas porta cette parole à Claudius, mais Sénèque par son industrie conduisait ce grand dessein ; duquel enfin ils vinrent à bout, au grand préjudice du jeune Britannicus, dont tout le monde avait une extrême pitié, le voyant ainsi reculé par les artifices et les menées d’une arrogante et insupportable marâtre, qui lui ôta peu à peu ses bons serviteurs, et enfin la vie. Pour montrer sa puissance aux alliés du peuple romain, elle envoya une colonie en Allemagne en la ville des Ubiens, où elle était née, et la fit nommer de son nom, colonie d’Agrippine, qui est aujourd’hui Cologne : il y eut quelques remuements en Allemagne parmi les Cattes, qui commencèrent plutôt des brigandages qu’une juste guerre contre les romains : mais ils furent bientôt réprimés par Pomponius, qui commandait dans la province. Un roi de Suève, nommé Pannius, qui avait été établi par Drusus, fut chassé de son état, et après avoir perdu une bataille où il fit preuve de son courage, s’en alla avec ses biens, et avec ce qu’il pût recueillir du débris de sa fortune, chercher une demeure plus tranquille en la Pannonie. En la grande Bretagne il y eut aussi de grands soulèvements, qui furent pareillement réprimés par la diligence et par la valeur du prêteur Ostorius qui y commandait pour les romains. Les habitants du pays qui n’avaient pas cru qu’il se put mettre en armes assez à temps pour les combattre, le voyant aux champs résolu de les attaquer, furent un peu étonnés, et comme il les eut investis en leurs retranchements, de sorte qu’ils ne pouvaient s’enfuir, ils disputèrent courageusement leur vie, et la vendirent chèrement à leurs ennemis. Ostorius poursuivit chaudement cette guerre, et passant d’un royaume à l’autre, par tout où il y avait de la rébellion donna la chasse aux ennemis, et tailla en pièces tout ce qui osa résister. Caractacus l’un des rois de cette île, eut la hardiesse de l’attendre, et de lui donner la bataille : même pour emplir les siens de courage, il leur représenta en paroles hardies, que cette journée-là leur serait un commencement de leur liberté, ou d’une éternelle servitude : réclama le nom de ses ancêtres qui avaient contraint César de repasser la mer sans rien faire, et conjura les siens de combattre généreusement pour s’affranchir des tributs et des supplices que les romains leur faisaient supporter. Sa harangue fut reçue avec de grandes acclamations de ses soldats, qui semblaient ne respirer que le sang et la vengeance des outrages qu’on leur avait fait souffrir. Le capitaine romain s’étonna de cette généreuse résolution, et s’effraya encore plus de voir une rivière et des montagnes qui couvraient les ennemis qui se présentaient par tout pour défendre leurs tranchées. Mais en fin ses soldats le priant ardemment de les mener au combat, et l’assurant qu’il n’y avait obstacles ni ennemis qu’ils ne surmontassent par leur valeur, il leur fit passer la rivière et avec une grande perte de ses gens força les tranchées, et les contraignit de se retirer au haut des montagnes, où ils rendirent encore un furieux combat, mais enfin ils furent défaits et contraints de se soumettre au vainqueur. La femme, la fille et les frères de Caractacus demeurèrent prisonniers des romains. Quant à lui il se sauva vers le roi de Brigantes, qui le trahit, et le livra entre les mains de ses ennemis qui l’emmenèrent à Rome, où il servit de spectacle au peuple, auquel Claudius le voulut faire voir comme un monument de sa gloire. Sa femme, ses enfants et ses frères furent compagnons de ses opprobres, mais il montra bien plus de courage qu’eux en cette grande adversité. (...). Cette généreuse façon de parler lui sauva la vie, et fit que Claudius lui donna la liberté, et étendit sa grâce à sa femme, à ses enfants, et à ses frères. Comme on leur eut ôté les chaînes, dont ils étaient chargez, après avoir remercié l’empereur, ils s’en allèrent remercier aussi Agrippine, qui prenait une entière part aux honneurs de l’empire, qu’elle disait avoir été fondez par la vertu de ses aïeuls : de manière que Rome vit alors une femme commander à ses légions contre les anciennes formes de son gouvernement. La guerre de la grande Bretagne ne fut pas éteinte par la défaite de Caractacus : mais il y eut encore divers peuples qui firent de nouveaux desseins contre les romains, comme pour venger un si grand roi. Ils allèrent attaquer la garnison de Silius, et après avoir taillé en pièces plusieurs centeniers et capitaines, défirent le reste des troupes qui venaient au secours. Et si Ostorius ne leur eut opposé les légions entières, ils demeuraient entièrement victorieux. Mais les légions se présentant, les ennemis ne purent résister à leur effort. Les épines et les soucis de cette guerre, avec l’âge, mirent Ostorius au tombeau. Claudius lui donna pour successeur Didius homme cassé, et qui n’y pût faire la guerre en personne : mais qui obtint d’assez heureuses victoires par ses lieutenants. À Rome on avançait la brigue de Néron, et pour le rendre capable de faire les charges de la république, on lui fit prendre devant le temps la robe virile. Et même Claudius se laissa aller aux flatteries du sénat, qui ordonna qu’à vingt ans il pourrait être consul, et que cependant il serait créé prince de la jeunesse, et tiendrait rang de proconsul hors de la ville. Ces honneurs donnez si hors de saison au fils d’Agrippine, firent appréhender qu’on ne voulût voler l’empire à Britannicus, qu’on voyait vêtu d’une robe d’enfant, assis auprès de son cousin Néron, âgé seulement de deux ans plus que lui, paré des ornements impériaux, dont l’éclat commençait à éblouir les yeux de Rome, quoi qu’il n’y eut pas faute de personnes qui avaient pitié du malheur de Britannicus, auquel outre qu’on ôtait ses meilleurs serviteurs, on cassait encore de leurs charges, les centeniers et les capitaines qu’on croyait avoir de la passion pour son parti.

Toutefois Agrippine ne se crut pas assez puissante pour l’opprimer durant que Geta et Crispinus créatures de Messaline mère de ce jeune prince, demeureraient en autorité. C’est pourquoi elle les fit casser, et réunir leurs deux charges en une, pour faire Burrus seul colonel des gardes, avec cette confiance qu’il se souviendrait de quelle main il était fait. De son côté elle n’oubliait rien pour accroître sa gloire et sa majesté, et toujours pour la rendre plus auguste et plus vénérable, elle ne voulait plus aller au Capitole qu’en carrosse, au lieu que devant elle il n’y avait que les personnes sacrées qui y montassent en cet équipage : mais on l’endurait d’elle, à cause qu’elle se pouvait vanter d’être l’unique princesse, qui jusqu’à son siècle eut peu se dire, fille d’empereur, sœur d’empereur, femme d’empereur et mère d’empereur, tout ensemble. Cela n’empêcha pas qu’un de ses plus ardents flatteurs, Vitellius, ne courût fortune de la vie, ayant été accusé d’avoir attenté contre la personne du prince, et d’avoir eu quelque dessein sur l’empire. En fin toutefois elle le sauva plutôt par menaces que par prières. En ce temps-là le ciel donna des témoignages de son courroux par les prodiges qu’on vit en la terre. On ouït au Capitole des cris d’oiseaux funestes et malheureux, les maisons furent renversées par les tremblements de terre. La famine même qui travailla l’empire fut prise pour un sinistre présage, et pour un signe malheureux. La guerre qui s’éleva par les factions des princes entre les Ibériens, et ceux d’Arménie, fut cause de grands troubles et de grands mouvements entre les romains et les Parthes. Pharasmanes roi des Ibériens ayant su que son fils las de le voir régner sans lui laisser la succession, qu’il dévorait d’espérance il y avait longtemps, faisait éclater le désir qu’il avait de lui ôter son sceptre, crut qu’il fallait divertir ce jeune courage vers qui les peuples commençaient à incliner, et à se montrer favorables, et l’occuper à une autre conquête, qui le détournât d’une si malheureuse ambition. Il lui proposa l’Arménie, qu’il se vantait d’avoir acquise à Mithridate par l’assistance de ses armes, et lui fit venir l’envie de conquérir un royaume plus riche et plus grand que celui des Ibériens, dont la possession ne lui pouvait manquer, s’il voulait attendre que son père eut payé le tribut ordinaire à la nature ; mais ajouta que pour faire réussir ce dessein, il fallait plutôt user de surprise que de violence, et la conduire plutôt par prudence et avec dextérité, que par la force des armes.

Rhadamistus suivant le conseil de ce rusé vieillard feint d’être mal avec son père, se plaint qu’il ne peut souffrir les rigueurs d’une marâtre qui le gouverne, et faisant éclater ses mécontentements, se retire auprès de son oncle Mithridate, roi d’Arménie ; duquel il est bien vu, bien reçu et grandement caressé. Mais sous ombre de compliments et sous prétexte d’aller visiter les premiers du royaume, il les corrompt au dessus de son oncle, qui sans y penser poussait à son malheur, leur recommandant son neveu, duquel il ignorait le dessein et les artifices. Rhadamistus ayant conduit ses pratiques de telle sorte, et épié la puissance de Mithridate, sous couleur de se réconcilier à son père, s’en retourna l’informer du cours des affaires, l’assura de ses intelligences, et lui déclara qu’il ne restait plus qu’à faire une puissante armée pour exécuter cette entreprise. Pour colorer l’injustice de cette guerre, Pharasmanes se plaignait par tout de son gendre Mithridate, qui l’avait, disait-il, traversé aux disputes qu’il avait eues contre le roi d’Albanie ; le chargeait outre cela d’avoir empêché que les romains ne le secourussent, et protestait de se vouloir venger de son ingratitude par sa ruine. À même temps il bailla une belle armée à son fils, qui surprenant Mithridate, et le chassant de la campagne, le renferma dans une place de son état, où ne le pouvant forcer par les machines, il l’emporta par la perfidie de Pollion, l’un des chefs des troupes romaines enfermé avec lui dans cette place, qui n’eut point de honte de vendre à son ennemi un roi allié du peuple romain, et un grand royaume tenu en don de l’empire. Ce traître persuada à Mithridate, de se mettre bien avec ses parents, (...).

L’auteur de ce conseil était suspect à Mithridate, qui avait senti des effets de son avarice et de sa lubricité : mais comme il le voulait rejeter, ce perfide mutina les soldats qui demandèrent qu’on en vint à quelque composition, autrement qu’ils quitteraient cette ennuyeuse garnison. Mithridate forcé par leur lâcheté, composa avec Rhadamistus, prirent ensemble jour et heure pour jurer leur traité, mais comme ils furent à en faire les cérémonies, et que selon la coutume des ces barbares, on vint à lier les pouls aux deux princes pour en tirer du sang qui servit à confirmer l’alliance, celui qui en avait la charge feignant de tomber par mégarde embrassa les genoux de Mithridate, et le renversa par terre, et à même temps plusieurs autres accoururent sur lui, et avec un insigne outrage le chargèrent de chaînes, et le firent prisonnier. Le peuple qui était là se souvenant de la rigueur de son empire, vomit contre lui mille injures, et voulut même l’offenser en sa personne. Au contraire il y en eut à qui la pitié de son malheur arracha des larmes, voyant sa femme et ses petits enfants qui emplissaient l’air de leurs cris. On les jeta sur des chariots pour les faire marcher, et Rhadamistus envoya savoir de son père, ce qu’il désirait qu’on en fît. L’ambition de régner eut plus de pouvoir sur ce barbare, que l’amour de sa fille et de ses petits enfants : néanmoins il eut horreur de les voir exécuter en sa présence, à cause de quoi il commanda à son fils d’en dépêcher le monde, sans les lui amener. Rhadamistus entre les autres articles de son traité, avait juré à Mithridate de n’employer jamais ni le fer ni le poison pour l’offenser. Feignant d’être religieux en ses promesses, il ne se servit ni de fer ni de poison pour exterminer son oncle et sa sœur : mais les ayant fait étendre contre terre, les étouffa à force de couvertures qu’il fit jeter sur ces misérables, et mêmes il fit assommer les enfants parce qu’ils avaient pleuré de pitié, voyant l’inhumaine mort de ceux qui leur avaient donné la vie.

Les romains firent quelque semblant de venger cet outrage : mais tout était si corrompu parmi les chefs, qu’il y en eut un nommé Polygnotus fort privé de l’empereur Claudius, qui après un vain effort, s’alla jeter dans le parti de Rhadamistus, lui conseilla de prendre la couronne d’Arménie, et comme un des ministres de ce tyran assista à son couronnement, Heluidius Priscus se mit en devoir de réprimer sa fureur, mais les Parthes qui vinrent à la traverse, et qui menacèrent de faire la guerre aux romains s’ils entreprenaient sur l’Arménie, lui firent commander qu’il eût à retirer son armée, qui était déjà passée jusqu’au mont Taurus. Le roi des Parthes prétendait que la couronne d’Arménie lui appartenait, comme ayant été possédée par ses aïeuls, et croyait que l’occasion de la reprendre sur un si injuste usurpateur, comme était Rhadamistus, lui était fort favorable. Il se résolut donc de la conquérir, et de donner cet état à son frère Tiridate, afin qu’il n’y eut personne de sa maison qui ne fut roi. Au premier bruit des armes des Parthes, les Ibériens s’enfuirent, et leur laissèrent les villes qui reçurent le joug du plus puissant ; mais l’hiver chassa les Parthes, et Rhadamistus revenu avec une plus puissante armée les reprit, les traita rudement, et se montra plus cruel qu’auparavant, comme voulant châtier les traîtres, qui à la première occasion étaient prêts de commettre une nouvelle perfidie. La patience échappa aux Arméniens, quoi qu’accoutumés au joug des tyrans. Ils l’assiégèrent dans son palais, et le rangèrent à cette nécessité, qu’il fut contraint de se sauver avec sa femme sur ses chevaux. Il arriva un pitoyable accident en cette fuite : car la femme de Rhadamistus qui aimait passionnément son mari, supporta bien pour un peu de temps l’incommodité du cheval, mais pressée de la douleur, et voyant qu’elle ne pourrait le suivre, elle le pria la l’arme à l’œil, de lui donner une mort honorable qui la préservât et qui l’affranchit des opprobres d’une honteuse captivité. À ces mots ils l’embrassa premièrement, la consola, la soulagea, la conjura de prendre courage, et admirant sa vertu, appréhenda qu’un autre en jouît : de sorte qu’emporté du désespoir de l’amour, il commit une cruauté bien digne de son barbare courage. Car il tira le poignard, et lui enfonça dans le sein, et afin que personne n’en eut mêmes le corps mort l’alla jeter dans la rivière d’Araxe, et après cela continuant sa fuite, se sauva à la course dans son royaume des Ibériens.

Cependant il arriva que la pauvre Zenobia (c’est le nom de cette princesse) ayant été jetée dans la rivière d’Araxe par son mari, fut portée longtemps dessus les ondes qui alors étaient calmes. Quelques bergers qui étaient en cette rive-là, l’ayant découverte, l’allèrent prendre, et la trouvèrent encore en vie. Et la jugeant déjà à sa beauté et à sa façon, quelque grande princesse, en eurent un grand soin, et comme ils surent son nom et sa naissance, ils la menèrent dans la ville d’Artaxata, où Tiridate la reçut royalement et la traita comme son rang le méritait. Mais retournons à Rome. Furius Scribonianus déjà suspect à cause de la mémoire de son père, qui avait voulu remuer en Dalmatie, y fut accusé de s’être enquis des devins de la mort du prince, et sa mère Junia fut soupçonnée d’avoir eu part à son crime, et de s’être portée à cette vaine curiosité, pour se venger de ce qu’elle avait été envoyée en exil. Claudius se figurant qu’il y avait de la gloire à sauver les enfants de ses ennemis, ne voulut point faire mourir Scribonianus, et se contenta de le bannir de la ville, mais étant mort bientôt après son exil, quelques-uns soupçonnèrent qu’on lui avait donné le poison. Le sénat donna un arrêt contre les devins, par lequel il les bannit d’Italie : mais parmi la sévérité des lois cette vaine profession trouva toujours des protecteurs dans Rome. Claudius loua ceux qui se voyant réduits en nécessité s’étaient retirez d’eux-mêmes du sénat, et en chassa ceux qui ajoutaient l’impudence à leur pauvreté. Il y fut délibéré du châtiment des femmes qui se mariaient à leurs esclaves, et la résolution fut, que les enfants qui en naîtraient seraient tenus au nombre des serfs. L’empereur ayant déclaré au sénat, que c’était Pallas qui en avait fait la première proposition, la compagnie lui en décerna de grandes récompenses ; mais son maître assura qu’il se contentait de l’honneur qu’il en recevait, et qu’il était résolu de vivre pauvre parmi sa faveur. Cela fut mis dans l’arrêt du sénat, qui fut gravé dans une table de bronze, et puis publiquement attaché, avec un grand frémissement des gens de bien, qui ne pouvaient souffrir qu’une telle compagnie louât de pauvreté un affranchi qui avait amassé de si grandes richesses.

Il avait un frère, gouverneur de Judée nommé Félix, qui fit d’étranges maux à cette misérable nation, sans qu’elle en pût jamais tirer aucune justice, à cause de la faveur de Pallas. L’empereur voulant amuser la curiosité du peuple par de nouveaux spectacles, fit faire un combat naval entre le lac de Fuscine et le fleuve Liris, et fit couper une montagne, afin qu’on en put voir de plus loin la magnificence. Il y eut une merveilleuse affluence de peuple qui s’y trouva, pour paître ses yeux de l’horreur d’un si grand carnage. Car on prit les prisonniers, dont on fit comme deux armées, afin qu’ils combattissent les uns contre les autres comme gens de divers partis, et l’on nomma les vaisseaux des uns, la flotte de Sicile, et les vaisseaux des autres s’appelèrent la flotte de Rhodes. Et quoi que ces misérables se fussent présentez à l’empereur pour implorer sa miséricorde, ils ne purent fléchir son cruel courage : mais on les contraignit d’en venir aux mains, et s’entre-déchirer les uns les autres comme des bêtes sauvages. Mais parce qu’il sembla à Claudius qu’il avait manqué quelque chose à l’appareil de ce spectacle, il se délibéra d’en dresser un second, qui fut accompagné d’un superbe festin qu’il fit apprêter auprès de la rivière, qui venant à se déborder le mit en grande appréhension de sa vie.

Agrippine ne perdit point temps, mais sachant que Narcissus avait été l’entrepreneur, elle l’accusa d’avoir volé l’argent qu’il avait dû employer pour pourvoir à la sûreté de l’ouvrage, et de là prit sujet de parler de ses rapines. Lui de son côté déclama contre Agrippine, et lui reprocha son ambition et ses superbes espérances. Ces reproches regardaient Néron, que cette ambitieuse mère allait poussant tous les jours à de nouveaux honneurs et pour l’élever au faîte de l’empire. À 16 ans il épousa Octavia fille de Claudius et de Messaline. En ce même temps il fit paraître son éloquence en la harangue qu’il fit pour les habitants de Troyes la grande, auxquels il obtint une exemption de toutes les charges publiques : et en celle qu’il fit pour la colonie Boulenoise, à laquelle il impétra une grande somme d’argent pour rebâtir ce que le feu y avait brûlé. Claudius déchargea ceux d’Apamée de tout tribut jusqu’à 5 ans, en considération du grand tremblement de terre qui avait ruiné une partie de leur ville. Il rendit la liberté aux Rhodiens qu’ils avaient perdue par leurs tumultes. Mais Agrippine par ses artifices lui faisait faire beaucoup de choses qui étaient bien cruelles, jusqu’à opprimer Statilius Taurus pour avoir ses beaux jardins que cette ambitieuse femme désirait voir en sa puissance. Ce pauvre homme se voyant déféré de magie, et ne pouvant souffrir cette indignité, dont un de ses lieutenants, lors qu’il était consul d’Afrique, s’était rendu l’instrument et le solliciteur, se fit mourir devant que de se voir condamné par l’arrêt du sénat. Parmi cela outre les prodiges du ciel qui effrayaient tout le monde, Agrippine eut une particulière appréhension à cause d’une parole qui était échappée à Claudius au milieu des bonnes chères, et en la chaleur du vin : car il lâcha ces mots, que ce lui était chose fatale de supporter premièrement l’insolence de ses femmes, et puis de les châtier. Cela la regardant, elle chercha les moyens de le prévenir ; mais comme pour se préparer à un si grand crime elle voulût premièrement exercer sa rage sur Lepida, à qui elle portait une désespérée jalousie, Narcissus vit bien où tendait cette poursuite, et comme il sut qu’on allait condamner Lepida, il s’y opposa de toute sa puissance, et dit en particulier à ses amis, que Messaline n’avait point été si dangereuse que cette marâtre, qui s’efforçait de ruiner la famille du prince en reculant Britannicus pour avancer Néron ; qu’au reste, il eut été meilleur d’endurer de l’impudicité de la première, que se soumettre à l’impudence de cette seconde, qui même ne se pouvait purger de l’adultère qu’elle commettait avec Palais, montrant par là qu’elle faisait bien plus de cas d’un empire que de son honneur, de sa chasteté, de son corps, et tout le reste. Puis embrassant Britannicus il priait les dieux, qu’ils le fissent croître, qu’ils le rendissent assez puissant pour chasser les ennemis de son père, et pour se venger des meurtriers de sa mère. Parmi tant de divers soins des uns et des autres, Claudius se trouvant mal voulut changer d’air, et alla prendre les eaux de Sinuessa. Agrippine résolue de le faire mourir, d’autant qu’elle le voyait plus enclin à Britannicus qu’auparavant, prit l’occasion aux cheveux, se fit préparer le poison par une fameuse sorcière qui n’était point apprentie en ces maléfices. Cette sorcière nommée Locusta, le bailla à un eunuque qui faisait l’essai de ses viandes, afin qu’il prit son temps pour lui donner. On crut que le poison avait été mis dans un plat de champignons, que Claudius aimait sur toutes les viandes du monde, et qu’après en avoir mangé, la nature s’efforça de chasser le venin ; mais qu’Agrippine sans se soucier de ce qu’on pourrait dire d’une si excessive méchanceté, gagna le médecin du prince nommé Xénophon, qui faisant semblant de lui aider à vomir, au lieu de médicament lui donna un second poison afin de précipiter sa mort, de qui dépendait le salut de cette femme. Quelque temps après son décès on fit des prières pour sa santé, comme s’il eut été vivant ; d’autant qu’Agrippine qui prenait son temps pour établir l’empire de son fils, faisait entendre à tout le monde qu’il y avait encore quelque rayon d’espérance, et qu’il en pouvait échapper. À même dessein elle retint Britannicus dans la chambre faisant de l’affligée, le baisant et l’appelant la vraie image de son père, de peur qu’il ne sortit, et qu’il ne se fît voir aux soldats qu’elle avait envoyé gagner par les ministres de son ambition. Comme elle se vit assez puissante, et les choses acheminées selon son désir, elle commanda qu’on ouvrit les portes du palais, et fit sortir son fils Néron en la compagnie de Burrus, qui par l’autorité de sa charge, lui assura la succession de Claudius qui regardait son fils. Ainsi mourut Claudius, prince peu digne de tenir un si grand empire. Dés sa jeunesse il avait donné de grands témoignages de sa stupidité. Sa mère Antonia l’appelait un monstre, ou un prodige d’homme que la nature avait commencé, mais ne l’avait pas achevé ; et quand elle voulait taxer quelqu’un de bêtise, elle disait qu’il était plus hébété que son fils Claudius. Sa sœur Luculle ayant ouït dire à quelqu’un qu’il serait un jour empereur, s’écria qu’elle avait pitié des romains, qui devaient vivre sous un si misérable prince. Son grand oncle Auguste ne lui voulut jamais donner autre dignité, que de prêtre des augures. Son oncle Tibère pour le contenter en quelque sorte sur l’instance qu’il lui faisait d’être élevé aux honneurs par son autorité, lui accorda comme à regret les ornements consulaires. Ce rebut fit qu’il embrassa une vie retirée et voluptueuse, qui acheva de le perdre de corps et d’esprit. Et néanmoins parmi le mépris des autres, le sénat et le peuple l’honora toujours grandement, comme révérant en lui le sang et la dignité de ses ancêtres. Sous son neveu Caïus qui avançait les plus perdus hommes de la république, il fut créé consul, et encore avec tout cela il se vit exposé à de grands outrages, et à souffrir beaucoup d’indignités devant que de venir à l’empire : mêmes sous Caïus il courut fortune de la vie, et durant son consulat pour avoir été négligent en sa charge ; et après encore lors que la conjuration de Getulicus étant découverte, il fut envoyé vers lui ambassadeur avec les autres. Car Caïus trouva mauvais qu’on lui eut donné cette charge, et parce qu’il était son oncle, se plaignit que c’était un tuteur qu’on lui voulait donner comme à un enfant. Même on crut qu’il avait commandé qu’on le jetât dans la rivière. Et depuis il le méprisa de telle sorte, qu’il voulut qu’il parlât toujours le dernier dans le sénat. Comme il fut parvenu à l’empire, il se gouverna non en prince, mais en esclave, ayant toujours dépendu de la tyrannie des femmes, et de ses affranchis, qui abusaient insolemment de sa stupidité.

C’était eux qui départaient les charges de l’empire, qui créaient les consuls, qui faisaient les chefs des armées, qui donnaient les grâces, qui étaient les souverains arbitres de la vie et de la mort de tout le monde. En quoi ils se gouvernaient si insolemment, que bien souvent le prince n’avait nulle connaissance des affaires qui se faisaient sous son autorité. Leur impudence même monta à ce comble, qu’ils ôtèrent à plusieurs les charges qu’il leur avait données, retranchèrent les grâces qu’il leur avait faites, révoquèrent ses libéralités, et changèrent ou cassèrent les lettres qu’il leur avait octroyées. Ce qu’il y avait de plus à plaindre, c’était qu’ils faisaient mourir ceux qu’il leur plaisait, sous ombre de venger l’injure du prince, qu’ils faisaient auteur des arrêts qu’ils minutaient. Un jour ayant fait exécuter par les soldats 35 sénateurs, et plus de trois cens chevaliers romains, comme le centenier rapporta à Claudius qu’on avait fait ce qu’il avait commandé, il repartit, qu’il ne l’avait point commandé, mais qu’il l’approuvait.

Au reste, il fit connaître qu’il était cruel et sanguinaire de son naturel, vu qu’il faisait donner la question aux criminels en sa présence, et prenait plaisir à leurs tourments. Il ne voyait rien si agréablement que les furieux combats des gladiateurs, où il s’épanchait beaucoup de sang ; mais il n’y avait rien de si timide et de si couard que lui ; vu qu’au premier mouvement il faisait paraître qu’il désirait de quitter l’empire. Et même ce qu’il fit mourir Messaline, ce ne fut pas tant pour l’indignité de sa vie, que pour la crainte qu’il avait qu’elle ne lui volât l’empire pour le donner à Silius. Il faisait paraître une grande inégalité en tous ses déportements, se montrant divers en ses jugements, stupide en ses arrêts, inconstant en ses censures, et changeant en ses affections : mêmes on crut qu’il était insensé, et que ce qu’il avait feint du temps de Caïus, était une vraie démonstration de son naturel. Cependant encore qu’il eut toutes ces mauvaises qualités, il ne laissait pas de connaître que l’on abusait de sa puissance. Et pour cette raison il était résolu de pourvoir aux entreprises d’Agrippine : mais en le prévenant, elle lui ôta le moyen de la ruiner. Cette mort eut ses présages, dont les plus remarquables furent, qu’on vit luire dans le ciel une comète, qui est une sorte d’étoile dont on croit que la naissance est fatale aux grands princes : les enseignes des soldats des gardes furent brûlées du feu du ciel, le tombeau de son père Drusus fut frappé de la foudre ; on vit sur le faîte du Capitole un essaim d’abeilles, et les portes des temples s’ouvrirent d’elles-mêmes. Mais il n’y avait nul de ces signes qu’il dut tant redouter, que le mauvais esprit d’Agrippine qui lui ôta en fin la vie avec l’empire. Néanmoins comme il fut mort, elle et son fils firent démonstration d’en être extrêmement affligé, de sorte qu’ils pleuraient ouvertement la mort de celui qu’ils avaient secrètement empoisonné, et témoignaient une extrême douleur au milieu d’une excessive joie. Néron se joua depuis plaisamment sur sa mort, disant que les potirons étaient une viande des dieux, d’autant que Claudius pour en avoir usé était devenu Dieu : ce qu’il disait, pour ce que c’était la coutume des romains de mettre les empereurs après leur mort au rang des dieux.

Ce fut sous cet empereur, que Dieu jaloux du salut des romains, après leur avoir donné l’empire de la terre, leur voulut ouvrir les trésors des cieux, leur envoyant le grand apôtre St Pierre, chef de son église, pour arracher l’infidélité qui avait jeté de trop longues racines parmi ces idolâtres ; tellement que ce grand pasteur après avoir fondé l’église d’Antioche, se rendit à Rome, y déploya les richesses qu’il avait apportées d’orient, combattit la honteuse multitude des dieux qui étaient adorez dans cette superbe ville, esclave des erreurs de toutes les nations sur lesquelles elle dominait ; dissipa les charmes et les enchantements, dont Simon ce fameux magicien allait éblouissant les yeux de tout le monde, et remporta depuis une glorieuse victoire sur cet imposteur. Mais le progrès que faisait l’évangile par le travail d’un si excellent apôtre, mit en rumeur le prince, le sénat, et toute la ville de Rome, de manière que prenant les chrétiens pour des Juifs, qui sous le nom et l’autorité de Jésus-Christ, voulaient susciter des troubles dans l’empire, ils les chassèrent de Rome comme ennemis du repos public : encore que selon l’instruction de leur maître, ils ne recommandassent autre chose sinon qu’on rendît à César ce qui était à César, et à Dieu ce qui était à Dieu. Cet édit publié contre les chrétiens, fut cause que S Pierre eut loisir de recevoir et de visiter la Judée, et les autres provinces où il avait déjà jeté les semences de la piété. Durant cela, St Paul accompagné de St Barnabé, allait de son côté courant toute l’Asie et toute la Grèce, annonçant la foi de J.-C. et déracinant l’idolâtrie. Athènes où était le trône de la philosophie et de la sagesse du monde, fut éclairée de la présence et de la doctrine de ce grand flambeau de la foi, qui fit voir à ces aréopagites, que le dieu, auquel jusqu’à ce jour là ils avaient dressé un autel comme au dieu inconnu, était le vrai Dieu créateur du ciel et de la terre, qui en ces derniers jours par les opprobres de la mort de son fils, et par les triomphes de sa résurrection avait manifesté ses miséricordes, et déployé les excessives richesses de sa bonté pour sauver le genre humain. Dieu bénit tellement ses instructions, qu’il convertit des premiers de l’aréopage et de la cour d’Athènes, entre autres le glorieux S Denis. Les autres apôtres de leur côté allaient dans les provinces que le S Esprit leur avait enseignées, et jusqu’au bout du monde faisaient retentir la voix et la parole de l’évangile. Voila ce qui se passait en tous les coins de l’univers sous l’empire de Claudius.

Il fut affligé de deux famines, dont nous avons parlé au cours de son histoire. La première arriva, Claudius étant consul pour la seconde fois avec Cecinna ; et la seconde qui trois ans après survint, se rencontra au temps que le même Claudius était désigné consul pour la quatrième fois. Cette dernière avait été prédite par l’un des disciples de Jésus-Christ, nommé Agabus. Elle fut extrême en Syrie, mais Hélène reine des Adiabéniens, qui en ce même temps là renonçant à ses idoles avait embrassé la loi de Moïse, soulagea grandement la misère des Juifs, auxquels par une excessive charité elle envoya en forme d’aumône tout le grain qu’elle pût acheter en Égypte, où la cherté n’était pas encore si grande. Quelques-uns ont cru que cette princesse s’était convertie à la religion chrétienne, mais la vérité est qu’elle n’avait fait profession que de la loi de Moïse.