HISTOIRE ROMAINE

 

Livre I — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire d’Auguste (2ème partie).

 

 

Certes, cette réponse fut digne du fils du grand Pompée. Leur réconciliation fut si agréable à tout le monde, que non seulement les soldats des deux partis, mais aussi tout le peuple qui était accouru de divers endroits de l’Italie, pour voir l’issue de cette grande conférence, commença à battre des mains, et à jeter des cris de joie par tout le rivage, dont le bruit répondait à celui qui se faisait pour le même sujet sur la mer dans les vaisseaux. Après cela, Pompée reprit le chemin de la Sicile, et Auguste et Antoine s’en retournèrent à Rome, où ils portèrent cette bonne nouvelle à leurs citoyens. On les voulut recevoir en forme de triomphateurs ; mais pour éviter l’envie et la haine de cette pompe, ils entrèrent de nuit, et se contentèrent de la bonne volonté du peuple et du sénat. Ce n’étaient à Rome, et par toute l’Italie, que feux de joie, que sacrifices, qu’actions de grâces aux dieux, et que fêtes publiques qu’on faisait pour cette alliance, qu’on croyait devoir être perpétuelle, ayant été si saintement et si solennellement jurée. Toutes choses étant donc ainsi pacifiées, Antoine partit pour aller faire la guerre contre les Parthes, et Auguste sur l’avis qu’il eut de quelque remuement dans les Gaules, y alla faire un voyage. Antoine ayant pris le chemin de la Grèce, s’arrêta à Athènes, où étant avec Octavia, il passa l’hiver presque en personne privée, hantant les écoles des philosophes, et s’habillant à la grecque pour complaire à cette vaine nation. Cependant il envoya ses lieutenants dans toutes les provinces de son gouvernement pour lever des troupes, et particulièrement donna charge à Ventidius de passer en l’Asie, et d’en chasser les Parthes. Ventidius ayant cette commission, se mit à la voile avec une telle diligence, qu’il surprit Labienus, lui donna la chasse, et le contraignit de s’enfuir avec ce peu de gens qu’il avait jusqu’au Mont Taurus, où il se résolut d’attendre le secours des Parthes qui n’était pas loin, et de donner la bataille à Ventidius. Les Parthes étant arrivés, et les légions de Ventidius lui étant aussi venues, les deux armées se mirent en présence et se mêlèrent aussitôt, au grand désavantage des Parthes, qui ayant commencé le combat sans attendre Labienus, et ayant attaqué les romains en un lieu avantageux qu’ils avaient pris, furent aisément rompus et mis en fuite. Labienus voyant ses troupes étonnées de la fuite de ses barbares, n’osa les pousser au combat ; mais délibéra de s’enfuir avec eux à la faveur de la nuit. Ventidius en ayant eu avis par les fugitifs qui s’étaient rendus dans son armée, le poursuivit si chaudement qu’il lui défit toute son armée, dont une partie se rendit au vainqueur.

Labienus se sauva en Cilicie, où ayant été quelque temps caché, enfin il fut découvert par Démétrius gouverneur de Cypre, et l’un des affranchis de Jules César, qui l’alla surprendre, et le traita comme un des anciens ennemis de son maître. Ventidius suivant sa victoire, s’empara aisément de la Cilicie, et en chassa les Parthes qui s’y étaient retirez. Depuis ayant envoyé un de ses capitaines nommé Silon, pour occuper les détroits du Mont Aman, Pharnapate lieutenant de Pacore, fils du Roi des Parthes, se trouva là pour les garder, et gagna un tel avantage sur les romains qui l’étaient venus attaquer, qu’indubitablement ils étaient perdus, si de bonne fortune Ventidius ne fut arrivé pour les secourir. Mais sa présence fit reprendre courage aux siens ; de sorte qu’il tailla en pièces Pharnapate, et ce qu’il avait de gens de guerre avec lui. De là il passa en Palestine, contraignit le Roi Antigone et ses partisans, de lui payer une grande somme de deniers, en punition de ce qu’ils avaient favorisé les armes de Pacore contre les romains, et ainsi remit sous l’obéissance d’Antoine toute la Syrie. Depuis il donna encore la bataille à Pacore, et en eut une si heureuse issue, qu’il vengea les romains de l’opprobre qu’ils avaient reçu à la défaite de Crassus : car ayant rompu l’armée des Parthes, et tué ce jeune prince, il remporta sa tête pour servir de marque d’une pleine revanche prise sur ces barbares. Cependant Auguste étant de retour à Rome, où il s’était élevé quelque sédition du peuple contre les exacteurs qui le tourmentaient incessamment, accomplit son mariage avec Livia d’une façon qui étonna tout le monde, et qui même l’exposa à la risée de beaucoup de personnes. Elle était fille de Livius Drusus, qui se voyant au rang des proscrits, avait suivi la fortune de Brutus et de Cassius, et qui les ayant assistés à la bataille qu’ils perdirent, et ne voulant pas survivre à ce malheur, s’était lui-même tué dans sa tente après le combat. Elle avait épousé en première noces Tibère Néron, avec lequel durant la chaleur des proscriptions elle s’en était enfuie en Sicile, où elle avait emporté avec elle son petit fils Tibère, qui depuis succéda à la puissance d’Auguste, et même avait eu beaucoup de peine à le sauver de la fureur des soldats, qui allaient poursuivant les fugitifs de Rome. Lors que César l’arracha d’entre les bras de son mari, elle était grosse de six mois, à cause de quoi il fit consulter les prêtres, s’il était permis d’épouser une femme qui était enceinte d’un autre attouchement : les prêtres lui répondirent, qu’ils trouvaient dans leur jurisprudence, que si l’on était en doute à qui appartenait le fruit, il fallait différer le mariage jusque après ses couches, mais si on ne pouvait ignorer qui était le père, que les noces étaient permises. Auguste bien aise de cette vaine flatterie des prêtres, l’envoya prendre en la maison de Drusus Néron, qui lui-même la livra comme s’il eut été son père, et non pas son mari. Entre les autres risées qu’on en fit, on sema ce bruit, qui depuis passa en proverbe : qu’à ceux que avaient la fortune favorable, toutes choses succédaient si heureusement, qui même il leur naissait des enfants à trois mois.

Et certainement c’était la commune opinion, que Livia était grosse de son accointance. Étant en la maison d’Auguste, après les trois mois de son mariage, elle accoucha d’un fils qui fut nommé Drusus, du nom de son premier mari, auquel Auguste l’envoya incontinent qu’elle en fut délivrée. Drusus venant à décéder bientôt, après nomma Auguste tuteur de l’enfant, et de son aîné Tibère. Au reste, la paix faite avec Pompée se trouva si mal étreinte, qu’elle se dénoua bientôt, soit par la mauvaise foi d’Auguste, ou par la vanité de Pompée, ou même par l’ambition de tous les deux. Encore qu’il ne leur fallut point d’autres causes pour la rompre, néanmoins ils prirent pour prétexte le fait de Menas, que Pompée avait mis en l’île de Sardaigne, pour la tenir en qualité de prêteur. Ce Menas ayant eu quelque familiarité avec Auguste, Pompée en prit un tel ombrage qu’il se résolut de lui ôter son gouvernement, et sous couleur de lui vouloir faire rendre compte de son administration, l’envoya sommer de le venir trouver en Sicile. Menas sachant les charités que ses ennemis lui prêtaient auprès de Pompée, se douta bien que c’était un artifice pour l’attraper, et pour cette raison, au lieu de recevoir ses députés avec toute sorte d’honneur comme il était obligé, il les fit inhumainement massacrer, et en même temps pour assurer sa fortune, envoya traiter avec Auguste, auquel il livra l’île de Sardaigne, et la flotte à laquelle il commandait.

Auguste le reçut volontiers, et ne le voulut jamais rendre à Pompée, quoi qu’il le lui redemandât avec beaucoup d’instance, lui alléguant leur traité ; au contraire il lui fit toute sorte d’honneur, et bien qu’il fut un affranchi le mit au rang des chevaliers, et lui donna la permission de porter des anneaux d’or, quoi que ce privilège n’eût jamais été accordé à ceux de sa condition. Auguste pour colorer cette injustice, disait que Pompée avait le premier violé les articles de leur accord, ayant reçu les esclaves fugitifs de Rome, et bâti divers forts dans l’Italie, contre ce qui avait été si solennellement arrêté ; et là dessus retira le traité d’entre les mains de Vestales pour justifier son procédé. Mais Pompée ne se plaignait pas seulement des mauvais tours d’Auguste, il ajoutait encore à ses plaintes, qu’on ne le laissait pas jouir paisiblement de l’Achaïe, et qu’on manquait à toutes les promesses qu’on lui avait faites à Misène. Ces mécontentements le portèrent à dépêcher un de ses affranchis nommé Menecrate, violent ennemi de Menas, et de lui bailler une puissante flotte pour aller courir les côtes de l’Italie. Menecrate prenant volontiers cette commission, à cause de la haine qu’il portait à Menas, de ce pas alla ravager toute la Campanie, où il désola Vulturne avec force autres villes qu’il surprit. Auguste irrité de cette invasion, se prépara de son côté à la guerre, et dépêcha devers Antoine et devers Lepidus, et les somma de l’assister comme ils étaient obligez. Lepidus ne le vint trouver que sur la fin de cette guerre, qui dura sept ans, et Antoine s’étant mis à la voile pour passer en Italie à son secours, s’arrêta au port de Brindes, et ne l’y trouvant pas comme il avait espéré, rebroussa chemin, et s’en retourna à Athènes d’où il était parti, prenant pour prétexte d’un si prompt retour, la guerre des Parthes, dont il disait être extrêmement pressé. Mais Pompée se servant de cette occasion, allait publiant par tout, qu’Antoine n’approuvait point le procédé d’Auguste, et que c’était la seule cause qui lui avait fait reprendre le chemin de la Grèce. D’autres assurent, qu’Antoine se voyant avec peu de vaisseaux au port de Brindes, et César avec une longue suite de navires qu’il armait à Ravenne et à Tarente, entra en défiance, qu’Auguste aspirant à la monarchie, ne lui dressât quelque partie pour le ruiner. à quoi l’on ajoute, qu’étant à Brindes il eut de certains prodiges qui l’effrayèrent, d’autant qu’entre autres choses, il entra dans son camp un loup qui mangea la sentinelle qui faisait la garde devant sa tente. Quoi que c’en soit, il reprit la route d’Athènes, et sans voir Auguste, se contenta de lui mander, qu’il lui conseillait de garder exactement le traité, sans mouvoir à Pompée une guerre qui pourrait mettre l’empire en un insigne danger.

Auguste se voyant abandonné d’Antoine, dissimula son courroux, et continua à amasser ses forces pour soutenir tout seul le fait de cette guerre. Et d’autant que le soupçon allait croissant tous les jours, qu’il était seul auteur du trouble, et que tout le monde en rejetait la haine sur son ambition, il envoya à Rome se justifier de cette imputation, et remontrer qu’il ne prenait les armes qu’à regret, et pour repousser l’injure que lui faisait Pompée : là dessus il partit de Tarente, et commanda à Calvisius et à Menas qu’il avait fait ses lieutenants, de quitter la Toscane où ils étaient, de se venir joindre à lui avec leurs forces, et donna le rendez-vous à ses gens de pied à Rhege, résolu d’attaquer Pompée, la part où il le pourrait rencontrer. Pompée de son côté tenant la guerre toute déclarée, s’était jeté dans l’Italie, où il avait fait de grandes ruines ; et comme il eut avis qu’Auguste marchait contre lui, se résolut de l’attendre, et de le combattre au port de Messine. Menecrate qu’il avait désigné son lieutenant, comme nous avons dit, poussa sa flotte contre celle de Calvisius, de Sabinus, et de Menas, qui étaient aux environs de Cumes, et cinglant à voiles déployées, les atteignit sur le soir, et se mit en présence devant eux pour charger leurs vaisseaux.

Comme ils le virent venir à eux, ils se retirèrent dans le golfe, où ils passèrent la nuit, attendant la pointe du jour pour lui donner la bataille. Aux premiers rayons du soleil, ils voguèrent au long de la terre, et ordonnèrent leurs vaisseaux en forme de croissant, pour ôter tout moyen à ceux de Menecrate de les investir. Nonobstant cela, Menecrate avança les siens et fit toute sorte d’efforts pour les joindre, de manière que refusant le combat il les poussa dans les rochers en un lieu désavantageux et incommode, où ils furent contraints de recevoir la bataille qu’il leur présenta. Menas reconnaissant Menecrate, et Menecrate le voyant les armes à la main, leur ancienne inimitié leur fit naître un plus ardent désir de commencer la mêlée, et en cette chaleur, pleins de courroux et d’aigreur, ils poussèrent impétueusement leurs navires l’un contre l’autre, se persuadant que la victoire dépendait de la mort de celui qui se laisserait surmonter à son compagnon. Le choc fut rude, et la rencontre dangereuse, à cause de l’animosité des chefs, qui se jetèrent si avant parmi les coups, qu’ils y furent tous blessés ; Menas au bras, et Menecrate à la cuisse. Toutefois Menas eut du meilleur, et prit de vive force le vaisseau de Menecrate, qui voyant son désastre, se jeta dans la mer, et s’ensevelit dans les ondes. Mais son lieutenant nommé Demochares, récompensa en quelque sorte cette perte, ayant donné la chasse aux vaisseaux de Calvisius, et ruiné une partie de cette puissante flotte. La mort de Menecrate empêcha que Pompée ne se pût prévaloir d’une pleine victoire, mais hors de la perte d’un si brave capitaine de mer, il eut un insigne avantage en cette rencontre. Toutefois Demochares craignant qu’Auguste n’entrât en Sicile, se retira comme s’il eut perdu la bataille, et s’en alla pour la défendre. Calvisius et Menas le voyant fuir, rallièrent leurs vaisseaux, et le suivirent à pleines voiles jusqu’au cap de Sicile, pensant l’atteindre : mais la tempête qui s’éleva à même temps, les jeta contre les rochers, où ils perdirent beaucoup de leurs vaisseaux, qui furent froissez par la violence de l’orage. Pompée qui était au port de Messine, où Demochares s’était sauvé, ayant avis de leur infortune, le dépêcha avec Apollophanes pour aller achever leur défaite : mais comme ils faisaient voile, ils rencontrèrent Auguste qui tenait la route de Stilide, contre Scylle, et virent bien qu’il fallait combattre au lieu d’aller recueillir le bris des vaisseaux de Calvisius.

Auguste ayant mis ses navires en ordre, les alla attaquer avec tant de violence, qu’il les repoussa et les chassa à cette première rencontre. Mais Apollophanes faisant tout devoir d’un grand chef, rallia ses vaisseaux, retourna charger ceux d’Auguste, et à force de traits et de feu artificiel, les mit tout en désordre, et en brûla une grande partie. Auguste se voyant si furieusement pressé, fit prendre la terre à son navire, et se sauva par les rochers dans la montagne. Cornificius et ses autres lieutenants voyant ce malheur, se délibèrent de faire un plus puissant effort, et s’en vont jeter sur Demochares, qu’ils contraignent d’abandonner son vaisseau pour se sauver dans un autre. En ces entrefaites on vit paraître les voiles de Calvisius et de Menas, qui s’étaient sauvées du naufrage, ce qui empêcha les gens de Pompée de pousser plus avant leur victoire, et n’y a point de doute, que sans leur arrivée, tout était perdu pour Auguste ; mais ils donnèrent moyen à leurs gens de se sauver à la montagne, où toute la nuit ils firent de grands feux pour avertir leurs compagnons, que leur secours était arrivé. Auguste était de l’autre côté du rocher en grande détresse, n’ayant aucune nouvelle de ses vaisseaux ; mais par bonne aventure, la troisième légion qui était en cette côte là, avertie par les feux qu’il avait fait allumer, se vint rendre auprès de lui, et lui ôta une partie de sa peur. À même temps il eut avis de l’arrivée de Calvisius et de Menas, et à l’aube du jour il s’achemina devers le rivage de la mer, où il ne vit que les reliques de son naufrage ; c’est à savoir une partie de ses vaisseaux brûlés, et encore pleins de feu ; une autre partie brisée contre les rochers, la mer toute chargée de voiles, de mâts et de rames qui flottaient sur l’eau, et peu de vaisseaux entiers, dont encore les soldats et les mariniers étaient en une extrême peine, ne sachant où était leur chef. Étant là, il découvrit de loin la flotte des ennemis, qui venaient à force de rames et de voiles contre lui. Prenant donc conseil sur le champ, il leur opposa les vaisseaux que conduisaient Calvisius et Menas, qui les tinrent en haleine durant qu’il mettait le reste de ses navires au meilleur ordre qu’il pouvait. Mais sur le midi, il s’éleva une furieuse tourmente qui écarta sa flotte avec un si grand débris, que la première perte sembla petite au prix de cette seconde. Menas qui était un des meilleurs hommes de marine qui fut au monde, prévoyant cette tempête, s’était jeté en pleine mer, où il se mit assez heureusement à l’ancre, et par ce moyen sauva ce qui était avec lui : mais ceux qui avaient moins d’expérience, s’étant tenus à la rade, et auprès de la terre, le vent qui se renforça sur le soir, alla briser les cordages de leurs ancres, et ayant détaché leurs vaisseaux, les mêla confusément, et puis en jeta les uns contre les rochers, et les autres contre la terre, avec une telle dissipation de toute la flotte, qu’on ne voyait qu’une effroyable image de la mort dans tout le rivage. Ce n’étaient que cris, que plaintes et que pleurs de ceux qui périssaient ainsi misérablement. Le bruit des vagues et des vents empêchait qu’on n’ouït ceux qui réclamaient le secours de leurs compagnons, qui d’ailleurs couraient la même fortune de se perdre. La mer était toute chargée de corps, ou morts, ou mourants : et n’y a point de doute, que si l’armée de Pompée fut venue là dessus, toute la puissance d’Auguste était défaite, et sa fortune ruinée par cette tourmente. Mais ce jeune prince manqua de courage ou de bon conseil ; de sorte qu’Auguste eut moyen de se relever de cette perte, par le loisir qu’il lui donna de se sauver. Car comme il se vit échappé de ce naufrage, encore qu’il eut perdu pour un temps la volonté d’attaquer la Sicile par le côté de la mer, néanmoins il employa le reste de cette année-là, et toute la suivante, à faire rebâtir des vaisseaux, à amasser d’autres hommes de marine et de rame, à recueillir de nouvelles troupes, et à refaire son armée ; de sorte que parmi les soins que lui donnaient les murmures des romains, qui l’accusaient d’être auteur d’une si malheureuse guerre, et parmi le regret encore, et la honte qu’il avait des infortunes qui lui étaient arrivées, il envoya son intime ami Mécène devers Antoine, pour le contenter sur les différends qui s’étaient meus entre eux, et pour le conjurer de le vouloir assister en cette guerre. Il dépêcha par même moyen dans les provinces de son gouvernement, et devers ses alliés, desquels il tira un puissant secours. Parmi cela, ayant envoyé Vipsanius Agrippa, un autre de ses intimes amis, pour réprimer ceux qui s’étaient soulevés en Aquitaine, il reçut cette bonne nouvelle de la France, qu’il y avait obtenu une signalée victoire. Là dessus donc il le rappela, et lui donna la charge de remettre sa flotte en état de combattre. Agrippa ayant cette commission, s’en acquitta si dignement et si promptement, qu’Auguste se vit bientôt une armée navale, mieux dressée, mieux fournie et mieux équipée que la première.

Ce fut en ce temps-là qu’il arriva à Livia un prodige qui lui apporta autant de contentement qu’il donna de terreur à beaucoup de monde ; une aigle volant sur elle, jeta dans son giron une poule blanche qui portait un rameau de laurier chargé de son fruit. Livia prenant cela à un bon augure, garda soigneusement la poule, et planta le rameau de laurier, qui prit si bien racine qu’il jeta depuis tant de branches, qu’à tous les triomphes on en faisait porter aux vainqueurs. On crut que la poule blanche jetée dans son sein, était un augure de la puissance que lui devait donner Auguste, et que le rameau de laurier qui poussa tant de rejetons, était un présage de ses descendant qui devaient tenir les rênes de l’empire. Certes, depuis on remarqua à la mort de Néron, dernier prince de sa race, que le laurier triomphal se sécha, et que la race de cette poule blanche faillit entièrement. Pardonnons cette curiosité à ceux qui ont vécu dans les ténèbres de l’idolâtrie. Il y eut plusieurs autres prodiges qui apparurent à même temps, et qui donnèrent de nouvelles frayeurs aux romains. Mais il est temps de reprendre les affaires de la guerre. Mécène ayant un peu radouci l’esprit d’Antoine, et lui ayant donné toute sorte d’assurance de l’amitié d’Auguste, cet homme inconstant proposa de repasser en Italie, et de secourir son collègue, et de fait vint jusqu’à Brindes avec 300 voiles ; mais les défiances et les soupçons les mirent derechef en combustion. Toutefois après plusieurs allées et venues de leurs communs amis, et principalement par l’entremise d’Octavia femme d’Antoine et sœur d’Auguste, ils se virent à Tarente, et confirmèrent une nouvelle fois leur ancienne amitié par une nouvelle alliance, Auguste donnant sa fille Julia en mariage à Antelle, fils d’Antoine. Leur amitié étant ainsi renouée, Antoine laissa six vingt de ses vaisseaux à Auguste pour le servir à la guerre de Sicile, et réciproquement Auguste lui donna 2000 soldats italiens pour l’accompagner au voyage qu’il voulait faire contre les Parthes. Cela fait, ils déclarèrent Pompée indigne de tenir le consulat et la prêtrise, à laquelle ils l’avaient eux-mêmes nommé par le traité qu’ils avaient fait avec lui. Et puis usant d’une puissance absolue à disposer de l’empire, confirmèrent leur triumvirat encore pour cinq ans. Après cette entrevue, Antoine s’en retourna en Syrie, et Auguste se disposa à la guerre contre Pompée. Voyant son armée prête à voguer, il la fit purifier par les prêtres, afin de détourner le courroux des dieux, et pour se les rendre plus propices qu’ils n’avaient été à ses autres voyages. Et toutefois il eut encore de nouveaux malheurs sur la mer, et fit un troisième naufrage aussi pitoyable que les précédents. On attribua ce désastre à son orgueil, d’autant que par une impie audace, il avait dit qu’il vaincrait malgré Neptune. Et fut cette opinion d’autant plus plausiblement reçue, que durant l’été on n’avait point accoutumé de voir élever de ces tempêtes sur la mer de Sicile, où lui arriva cette infortune. Pompée de son côté devint si glorieux de ces succès, qu’il se fit nommer le fils de Neptune, et prit un habit semblable à celui avec lequel on le peignait, comme si les naufrages d’Auguste eussent été des effets de sa vaillance. Il se servait alors de Menas, qui, soit qu’il ne voulût pas obéir à Cavisius, soit qu’il se tint mal récompensé des services qu’il avait rendus à Auguste, soit qu’il appréhendât la fureur d’Antoine, qui le redemandait comme un de ses esclaves, s’était remis dans son parti, et lui avait donné la même charge dont il avait auparavant honoré Menecrate, que ce Menas avait défait aux premières rencontres. Sachant donc que César recueillant le bris de son naufrage, voulait encore tenter le hasard de la mer, il le dépêcha avec les sept navires qu’il avait amenés pour aller reconnaître et épier la contenance des ennemis : mais cette âme servile et encline à la perfidie, après quelques légers exploits, abandonna Pompée, et se retourna derechef du côté d’Auguste, qui se prévalut de sa trahison, mais détesta le traître, et le laissa sans crédit et sans honneur. Durant qu’Auguste refaisait ses vaisseaux, on découvrit sur la mer les voiles de Lepidus, qui enfin vaincu par ses prières, venait de la Libye pour le secourir. Cela accrut grandement le courage à ceux de son parti, et mit Pompée en une extrême peine. Cependant Agrippa, qui menait l’armée d’Auguste, ayant rencontré Demochares, lieutenant de Pompée, auprès de la ville de Myles en Sicile, lui donna la bataille, et après maintes belles charges qui durèrent presque jusqu’à la nuit, avec un égal avantage des deux flottes, Agrippa remporta enfin une pleine victoire, et mit Demochares et tous ses navires en fuite, sans toutefois se soucier de les poursuivre. Sur quoi on raconte, qu’Agrippa s’excusant à ses amis de ce qu’il les avait laissés aller, encore qu’en les suivant il les eut pu entièrement défaire, avait coutume de leur dire, qu’ordinairement les princes ne prenaient pas plaisir de voir qu’on estimât quelqu’un plus vaillant qu’eux, etc. Toutefois il y a apparence que ce ne fut pas cette considération qui le retint, mais que la seule pesanteur de ses vaisseaux fut cause qu’il ne pût poursuivre Demochares, dont les navires étaient beaucoup plus légers que les siennes.

Pompée qui s’était tenu à Myles pendant ce combat, voyant ses vaisseaux défaits, quitta la ville, mais y laissa un grand nombre de ses gens pour amuser Agrippa, et pour lui cacher sa fuite, et puis tira devers Messine. Là ayant avis qu’Auguste était allé assiéger Taurominie, après avoir rafraîchi ses navires, et pris de nouvelles forces, marcha contre lui, et lui alla présenter la bataille par mer et par terre. Auguste refusant de combattre sur la terre, accepta la bataille de la mer, qui ne lui succéda pas si heureusement qu’il s’était promis ; car il perdit presque la moitié de ses vaisseaux, et ne pût se retirer en la Sicile où était le reste de son armée, mais fut contraint de se sauver en la terre ferme, d’où il vit à regret les siens qui n’avaient pu le suivre, assiégés dans une île par les navires de Pompée. Ce lui était un sanglant déplaisir de se voir réduit à une si grande misère ; mais comme il pensait à ce malheur, il arrive fortuitement qu’il sauta un poisson de la mer qui se laissa tomber à ses pieds : sur quoi ayant consulté les devins, ils lui répondirent que c’était un présage infaillible, qu’il soumettrait toute la mer à son empire. Cela lui arracha ses soins et ses épines de l’âme, et lui fit reprendre courage. Il se retira enfin avec beaucoup de peine au camp de Messala, qui ayant été toujours son ennemi durant la guerre de Brutus et de Cassius, se montra extrêmement fidèle en son endroit, depuis qu’il se fut rendu à lui après la perte de la bataille de Philippes. Cependant Cornificius se trouva assiégé par Pompée auquel pressé de famine il présenta la bataille ; mais Pompée pensant l’avoir la corde au col, à cause de la nécessité qui l’avait accueilli, la refusa, et le tint toujours comme bloqué dans son camp. En cette extrémité il se délibéra de partir, de charger, et de passer sur le ventre à tout ce qu’il trouverait en chemin, et en cette résolution brûla les vaisseaux qui avaient été tirez de son camp, et prit la route de Myles, espérant d’être secouru ou d’Auguste, ou d’Agrippa. Toutefois il courut de grandes fortunes en cette retraite, et fut si chaudement poursuivi des gens de Pompée, que ses troupes étaient toutes défaites, si Agrippa ne l’eut secouru. Mais Pompée ayant eu avis qu’Agrippa, après avoir pris les villes de Myles et de Tyndare, lui avait envoyé des hommes et des vivres pour rafraîchir son armée, et que même il venait en personne pour le dégager, craignant qu’il ne l’attaquât, se mit à la voile pour se retirer, avec tant de précipitation, qu’il laissa plusieurs de ses vaisseaux, et une assez grande quantité de provisions qui furent prises par les gens de Cornificius, qui à même temps se sauva, et alla joindre l’armée d’Agrippa. Auguste depuis cet exploit, eut en beaucoup meilleure estime ce Cornificius et ses gens, qu’il ne les avait eus auparavant. Après les avoir loués, il leur fit grandes largesses pour récompenser leur vertu, dont Cornificius entra en un si superbe sentiment de son mérite, qu’encore que la gloire de cette action fut due à Agrippa, il se la voulut toute attribuer, et pour monument de sa vanité, depuis étant à Rome il n’allait jamais souper chez ses amis, qu’il ne fît amener un éléphant pour le rapporter en sa maison comme un perpétuel triomphateur.

Après ces diverses rencontres, Auguste rallia auprès de lui toutes ses troupes, afin de terminer cette guerre par un dernier combat. Il prit donc son camp de bataille auprès d’Artémise, où Pompée vint aussi asseoir son armée vis à vis de la sienne. En ces entrefaites, Lepidus qui avait perdu beaucoup de ses vaisseaux par la tempête, et qui après avoir été couru par Demochares, s’était retiré à Lilybée, en partit pour venir trouver Auguste au camp d’Artémise. Gallus Tysienus que Pompée avait envoyé pour lui empêcher le passage, le voyant à la voile, prit aussi la route d’Artémise pour se réunir avec son général. Les deux armées étant ainsi en présence, il arriva que Lepidus donna de l’ombrage à Auguste ; d’autant que comme son collègue au triumvirat, il voulait avoir une puissance égale à la sienne ; ce qu’Auguste ne pouvait endurer, ne voulant lui déférer autre qualité que celle de son lieutenant, dont Lepidus demeurait extrêmement mal satisfait. Auguste craignant donc qu’il n’inclinât du côté de Pompée, et même ayant quelque avis qu’il traitait sous main avec lui, se résolut de venir à la bataille devant qu’il se pût déclarer. Ainsi donc, encore que d’ailleurs il pût affamer Pompée, et le vaincre sans combattre, néanmoins il mit son armée de terre en bataille, et commanda à Agrippa de faire le semblable de celle de mer. Pompée se sentant trop faible, usa de remise le plus longtemps qu’il pût ; mais enfin appréhendant que ses amis et ses alliés n’imputassent ce délai à une pure lâcheté, il résolut de combattre. Et d’autant qu’il était plus fort sur la mer que sur la terre, il voulut prendre le hasard de la mer, et commanda à Demochares de mener ses vaisseaux contre ceux d’Agrippa, et cependant se retira dans son armée de terre, comme Auguste était demeuré dans la sienne. Le signal ayant été levé, et les trompettes ayant sonné, les deux flottes s’approchèrent, afin de se mêler durant que les deux exercites qui étaient en terre se tenaient en armes l’un devant l’autre pour regarder l’évènement de ce furieux combat. Ce spectacle était digne d’être contemplé : car la mer était toute couverte de navires, et dit-on qu’il y avait bien huit cens voiles dans les deux flottes. Sur le rivage on voyait deux autres puissantes armées qui couvraient toute la terre voisine, et derrière eux étaient les valets et le bagage ; de sorte qu’encore qu’on ne combattît que sur la mer, ceux qui étaient en terre avaient part à la mêlée, et servaient à animer leurs compagnons, qui étaient bien aises de leur faire connaître leur valeur en cette occasion. La rencontre fut une des plus furieuses qui se fit jamais entre deux armées navales. Agrippa et Demochares déployèrent toute leur industrie pour se faire connaître les deux meilleurs capitaines de marine qui fussent en leur siècle. Les soldats de leur côté firent tout le devoir qu’on pouvait attendre des plus vaillants hommes du monde. D’abord ils combattirent à coups de traits ; mais les navires s’étant accrochez, ils vinrent au combat de l’épée, qui fut si cruel que la mer en changea de couleur, et fut toute teinte du sang des morts qu’on voyait flotter sur l’eau parmi les mâts, les rames, les planches, et les autres pièces du bris des vaisseaux qui avaient été rompus par les machines. Au reste les deux armées combattaient avec tant d’ardeur et de courage, que ceux qui les regardaient de dessus le rivage, étonnés de tant de beaux exploits, demeurèrent en un morne silence, considérant quel serait l’évènement d’une si dure rencontre, et ne sachant à qui en adjuger la gloire. Durant que la victoire alla ainsi balançant, on n’ouït que fort peu de bruit sur la terre : mais Agrippa ayant fait une furieuse charge à Demochares, et ayant mis à fonds un grand nombre de ses vaisseaux, dont la perte fut suivie de la ruine entière de sa flotte, alors ceux d’Auguste commencèrent à faire un grand cri de joie et de victoire ; au lieu que ceux de Pompée emplirent l’air de regrets et de gémissements, voyant leurs compagnons vaincus et contraints de prendre la fuite par la valeur de leurs ennemis. En cette douleur, plusieurs se retirèrent en grand haste à Messine, sans faire aucune démonstration de se vouloir venger de leur perte. Des vaincus il ne s’en sauva qu’un petit nombre, d’autant qu’Auguste tailla en pièces tous ceux qui se voulurent jeter en terre, et Agrippa donna la chasse à ceux qui tinrent bon sur la mer. Demochares se voyant en danger d’être pris, se tua lui-même ; mais Apollophanes aima mieux éprouver la clémence d’Auguste, et se rendit au vainqueur. Plusieurs autres grands capitaines suivirent son exemple, et entre autres Gallus, au lieu de se retirer avec l’armée de terre où il commandait, se vint jeter à ses pieds, et lui amena beaucoup de ses compagnons, auxquels il impétra leur grâce. Cette lâcheté fit perdre tout courage à Pompée ; de sorte que se voyant ainsi abandonné, il prit secrètement sa fille, ses meilleurs amis et son argent, mit le tout sur ce peu de vaisseaux qui lui restaient, et s’enfuit la nuit, sans savoir où il devait s’aller jeter, pour se sauver des mains d’Auguste, qu’il croyait être à sa queue pour le poursuivre. Mais Auguste en fut empêché par les pratiques et par l’insolence de Lepidus, qui incontinent après la bataille, s’alla présenter devant les portes de Messine, et contre l’avis d’Agrippa qui y était arrivé devant lui, reçut la garnison à capitulation, sans vouloir attendre la venue d’Auguste, et non content de cette audace, l’abandonna au pillage, et fit mettre le feu aux maisons. Auguste irrité à merveilles de son orgueil, s’en vint à toutes voiles pour secourir cette pauvre ville. Sa venue étonna Lepidus, qui en cette extrémité ne sut faire autre chose, que r’allier les troupes de Plenius qu’il avait trouvées dans Messine : mais les ayant jointes aux siennes, et faisant une puissante armée de vingt-deux légions, il se retira sur une colline non loin de la ville, comme pour attendre Auguste s’il osait le venir combattre. Cependant il lui écrivit une longue liste d’injures et de reproches, l’accusant de l’avoir fraudé de tous ses droits du triumvirat ; et outre cela, s’attribuant toute la gloire de la conquête de la Sicile, protesta qu’il ne la lui céderait jamais, mais qu’il la défendrait avec les même armes avec lesquelles il l’avait conquise : et qu’au demeurant il était prêt d’en passer par les voies de la justice, si Auguste s’y voulait soumettre.

Mais Auguste qui avait plus de confiance en ses armes et en son courage, qu’au droit et au mérite de sa cause, sans s’amuser à lui répondre, s’achemina vers le camp de Lepidus, où s’étant présenté aux gens de guerre qu’il avait corrompus par l’entremise et par les secrètes pratiques de ses capitaines, la porte lui fut ouverte, sans que personne s’y opposât, d’autant que ceux qui n’étaient pas de l’intelligence, le voyant suivi de peu de gens, parce qu’il avait laissé ses troupes derrière lui, ne s’imaginaient point qu’il eut autre dessein que de visiter leur général comme son ancien ami. Mais d’abord ayant tenu quelque langage qui ne plût pas à Lepidus ; et d’ailleurs quelques-uns des traites s’étant déclarés, et lui ayant offert leurs enseignes, et au partir delà étant allés abattre leurs logements, Lepidus eut recours aux armes, et se mit en devoir d’arrêter cette insolence ; en suite de quoi il se fit un grand tumulte, où Auguste perdit quelques-uns des siens, et fut contraint de se retirer, et de se sauver parmi ceux qu’il avait laissés hors des tranchées. Piqué jusqu’au vif de cet outrage, il alla prendre toute son armée, l’amena contre Lepidus, et investit tout aussitôt son camp.

Ses soldats se voyant ainsi serrés, encore qu’ils n’osassent pas témoigner ouvertement ce qu’ils avaient en l’âme, si est-ce que peu à peu ils le quittèrent, et le laissèrent presque tout seul pour s’aller rendre Auguste. Lepidus étonné de ce malheur qu’il n’avait pas prévu durant ses prospérités, quitta l’habit et les ornements impériaux, se couvrit d’une robe de deuil, et plein de douleur et d’ennui, s’en alla ainsi désolé pour se jeter aux pieds d’Auguste, et pour le supplier de vouloir avoir pitié de son infortune. Auguste voyant à ses pieds, et en forme de suppliant, celui qui avait été empereur en tant d’armées, qui avait été son collègue au triumvirat, et qui l’avait secouru si opportunément en cette guerre, ne pût néanmoins être fléchi à lui rendre sa dignité ; mais se souvenant de l’injure qu’il lui avait voulu faire, le dépouilla de son armée et de ses charges, ne lui laissa que ses biens et sa fortune privée. Quelques-uns disent, qu’au partir delà il le confina dans sa maison ; les autres assurent, qu’il le renvoya à Rome, avec permission d’exercer la souveraine sacrificature ; et d’autres écrivent, qu’il fut relégué en Italie sous une sûre garde. Quoi que c’en soit ; celui qui peu de temps auparavant avait eu plus de vingt légions sous sa charge, qui à la naissance du triumvirat avait été un des arbitres de la vie de ses citoyens, et qui avait condamné à la mort tant de grands et d’illustres personnages, se vit réduit à la condition d’une personne privée, et acheva le reste de ses jours sans honneur et sans réputation dans le monde. Cependant Auguste ayant défait Pompée, fit mourir presque tous les sénateurs et tous les chevaliers qui avaient suivi son parti. Quant aux soldats, il reçut dans ses légions ceux qui étaient de condition libre, mais rendit tous les esclaves à leurs maîtres pour en faire le châtiment, et fit attacher en croix tous ceux qui ne purent trouver personne qui les voulût avouer, et les demander aux vainqueurs.

Outre cela, il punit sévèrement les villes qui osèrent lui résister, au lieu qu’il pardonna volontiers à celles qui se rendirent de leur franche volonté. Comme il faisait toutes ces choses, il s’éleva une grande sédition contre lui dans son armée : car les soldats enflés de la victoire, commencèrent à lui faire de superbes demandes pour la récompense de tant de peines qu’ils avaient prises en cette longue guerre, et voyant qu’il les remettait à un autre temps, entèrent en une telle fureur, qu’ils osèrent bien user d’insolentes menaces en son endroit, et en vinrent jusqu’à lui reprocher son ingratitude, et l’accuser de manquer à sa parole, vu qu’il les avait entretenus de promesses, qu’ils voyaient être vaines et sans effet. Auguste à qui la guerre semblait achevée, ne se souciait point de les contenter ; ce qui accrût tellement leur dépit, qu’ils lui demandèrent leur congé, se figurant qu’il ne les licencierait jamais, vu qu’ils savaient bien qu’il projetait une nouvelle guerre contre Antoine, en laquelle il avait besoin de leurs armes. Ce grand courage jugeant que c’était chose indigne d’un prince, d’accorder quelque chose par contrainte à ses soldats, qui prendraient de là occasion de lui faire tous les jours de nouvelles demandes, ne se laissa point fléchir à leurs menaces ; mais feignant d’approuver leur requête et de la juger équitable, il licencia premièrement tous ceux qui l’avaient servi à la guerre de Modène contre Lucius frère d’Antoine, et là dessus tous les autres le pressant aussi de leur donner leur congé, il l’octroya à ceux qui avaient porté les armes dix ans ; mais avec protestation de ne se servir jamais de ceux qui se retireraient de cette sorte, quelques prières qu’ils lui en pussent faire à l’avenir, ajoutant que ces derniers ne devaient attendre ni argent ni héritages de lui ; mais qu’il contenterait seulement les premiers, et ceux qui demeureraient dans son armée, auxquels il voulait exactement tenir sa promesse, s’ils se rendaient dignes de sa libéralité. Cette parole arrêta le reste de l’armée, et fit entièrement cesser le tumulte. Après cela il fit toucher de l’argent à ceux qui étaient demeurez en leur devoir, honora ceux qui avaient combattu sur mer de couronnes d’olivier, et fit espérer aux centeniers et aux autres capitaines, qu’à la sortie de la guerre il leur donnerait les premières charges de leurs villes et de leurs provinces.

Il honora aussi particulièrement la vertu d’Agrippa, et lui donna une couronne navale, et un étendard de la couleur de la mer, en récompense du grand service qu’il avait rendu en cette guerre, où il avait acquis une insigne gloire par sa valeur et par sa conduite. Ayant ainsi apaisé les séditieux murmures des soldats, et établi les affaires de la Sicile, il dépêcha Statilius Taurus pour s’aller saisir de l’Afrique, qu’il avait ôtée à Lepidus. Il renvoya aussi à Antoine les navires qu’il lui avait prestés, et au lieu de ceux qui avaient été perdus, lui en redonna d’autres. Après cela il reprit le chemin de Rome, où il reçut toutes sortes d’honneurs. Car au bruit de sa victoire, parmi mille louanges qui lui furent données, le sénat avait ordonné par un décret solennel, que sa statue  serait élevée au lieu le plus éminent de la cour ; qu’on lui dresserait un arc triomphal ; qu’il entrerait à cheval dans la ville ; qu’il serait couronné de laurier comme aux triomphes, et qu’au jour anniversaire de sa victoire, il pourrait manger avec sa femme et avec ses enfants dans le temple de Jupiter au capitole. Au reste, ayant assemblé le peuple hors de l’enceinte de la ville, il lui tint un langage qui lui gagna les cœurs de tout le monde, d’autant qu’ayant raconté assez avantageusement tout ce qu’il avait fait au gouvernement de la république, et représenté les peines qu’il avait souffertes durant ces ennuyeux mouvements, le remercia de tout l’honneur qu’il lui avait fait, lui quitta tout ce qu’il devait de reste du tribut imposé pour soutenir la dépense de la guerre de Sicile, et ôta divers autres subsides, dont la république avait été chargée. Et crut-on qu’il usa de cette magnificence, pour exposer et comme pour immoler Antoine et Lepidus à l’envie de tout le monde, et pour rejeter sur eux la haine de tout ce qui s’était passé de plus cruel en leur triumvirat. Cependant elle servit à accroître sa gloire, vu que tout aussitôt après cette largesse, on lui décerna de nouveaux honneurs, et fut ordonné, qu’aux assemblées il serait assis aux sièges des tribuns du peuple, qu’on le logerait aux dépens du public ; que son nom et sa personne seraient en telle révérence, que si quelqu’un l’offensait ou d’effet ou de parole, il serait puni comme ceux qui outrageaient les tribuns dont la puissance était sainte, et l’autorité inviolable parmi les romains. Auguste de son côté avança quelques-uns de ses amis aux charges publiques, mit Messala au rang des augures, et fit Mécène gouverneur de la ville.

Cependant Pompée ayant perdu la bataille, et s’étant enfui à Messine, eut peur qu’Auguste ne le vint assiéger, et ne sachant à qui se fier se mit à la voile, et passa par la côte d’Italie à Corfou, delà à Cephalenie, ou plusieurs de ses vaisseaux qui étaient espars par la mer, se rallièrent auprès de lui ; mais se voyant une flotte trop grosse pour fuir, et trop faible pour combattre, il dépouilla les ornements impériaux, et conseilla à chacun de penser à se sauver sans se tenir plus longtemps auprès de sa personne. Plusieurs ayant prêté l’oreille à ce conseil, il tira devers l’Asie avec ceux qui à toute force voulurent l’accompagner en sa mauvaise fortune. Son premier dessein était de s’aller jeter entre les bras d’Antoine, duquel il se promettait toute sorte de bon traitement ; mais étant arrivé à Lesbos, il apprit qu’il était allé faire la guerre aux Parthes, à raison de quoi il se résolut de l’attendre en cette île : toutefois le gouverneur de l’Asie qui était alors C Furnius, ne le voyant pas de trop bon oeil, il jugea qu’il en faillait sortir. Là dessus ayant eu avis du divorce advenu entre Auguste et Lepidus, et le bruit de l’infortune arrivée à Antoine en son voyage contre les Parthes volant déjà par tout, il se laissa tenter à une nouvelle ambition, et voyant que de la Sicile et d’ailleurs il se rangeait tous les jours de nouvelles forces auprès de lui, il s’imagina qu’il pourrait aisément s’emparer des provinces d’Antoine s’il était mort, ou les partager avec lui s’il revenait misérable. Peu de temps après il fut averti qu’il était de retour à Alexandrie : et là dessus encore qu’il se flattât toujours de ses vaines espérances, il dépêcha vers lui comme pour lui offrir son amitié et son assistance en cette guerre. Mais d’un autre côté il envoya secrètement devers le Roi des Parthes, pour traiter quelque sorte de ligue avec ces barbares. Antoine ayant surpris les lettres qu’il écrivait à ce prince, les montra à ses ambassadeurs qui étaient arrivés à Alexandrie, dont ils furent merveilleusement étonnés. Toutefois après quelques excuses il leur assura, que si Pompée se venait rendre à lui, il le traiterait honorablement : mais que s’il commençait la guerre, il savait bien comme il fallait réprimer son audace. Aussi avait-il déjà donné la charge à Titius de marcher contre lui, d’épier ses desseins, et d’éclairer ses actions. Et comme lui, et Furnius qui eut depuis la même commission, eurent reconnu qu’il machinait quelque chose contre Antoine ; qu’il avait voulu corrompre les premiers de leurs capitaines ; qu’il avait surpris Lampsaque, et attiré à son parti les romains qui étaient dedans, et qu’il avait voulu forcer Cyzique, ils lui firent une guerre ouverte, au commencement de laquelle il eut d’assez heureux succès ; mais enfin il fut opprimé en partie par sa faute, et en partie par le malheur qui le persécutait. Titius qui l’avait servi en la Sicile, et qui puis après l’avait abandonné pour se donner à Antoine, le fit mourir, soit qu’il en eut le commandement de son maître, auquel il avait donné avis de sa prise, soit que Plancus gouverneur de la Syrie eut contrefait des lettres d’Antoine pour le lui faire tuer, ou soit qu’il voulût se venger de quelque haine particulière qu’il avait de longtemps conçue contre ce dernier des pompées. La nouvelle de sa mort ayant été portée à Rome, Auguste fit faire un combat à cheval pour recréer le peuple, fit dresser à Antoine un char de triomphe devant la tribune, fit mettre sa statue avec la sienne dans le temple de concorde, et à même temps feignant d’être toujours son ami, lui écrivit des lettres pour le consoler du désastre qui lui était arrivé à la guerre des Parthes. Car pour une plus grande lumière de l’histoire, il faut savoir qu’Antoine étant entré en ombrage de Ventidius, qui avait défait le fils du Roi des Parthes, et ayant conçu une extrême jalousie de la gloire qu’il s’était acquise, se résolut de lui ôter la charge de cette guerre, et de marcher en personne contre ces barbares. Mais auparavant il voulut dompter toute la Syrie, dont il lui ôta le gouvernement, et le donna à Caius Sosius, qui durant son voyage d’Italie, lui subjugua la Palestine, et la fameuse ville de Jérusalem, où étant depuis arrivé, il commit une cruauté qui n’était jamais entrée en l’âme d’aucun capitaine romain. Car Sosius ayant mis en sa puissance Antigone, Roi des juifs, qu’il avait pris dans Jérusalem, il le fit attacher à un poteau au milieu d’Antioche, puis le fit outrageusement fouetter, et enfin avec un excès d’inhumanité lui fit abattre la tête, le traitant non comme un grand prince, mais comme un misérable esclave, vu qu’il ne le fit pas mourir par l’épée, mais par la hache d’un bourreau. Il commit cette barbarie en faveur d’Hérode, auquel il ne pouvait autrement assurer la couronne des juifs. Après qu’Antoine eut mis ordre aux affaires de la Syrie, il se prépara d’aller faire à bon escient la guerre aux Parthes, parmi lesquels toutes choses étaient en désordre et en combustion. Car leur roi Phraate transporté d’une furieuse et brutale ambition de régner, avait fait assassiner tous ses autres frères, dont son père le vieil Orode ayant montré avoir un sensible déplaisir, ce dénaturé fils le fit aussi mourir, comme pour affermir sa tyrannie par un parricide. Les plus gens de bien de son état ayant en horreur un si exécrable tyran, se retirèrent devers Antoine pour se mettre à couvert de ses violences, d’autant qu’il les persécutait cruellement. Antoine pensant se servir des intelligences et du crédit qu’ils avaient dans le pays, les reçut humainement, dont Phraate ayant eu avis, en prit l’alarme, et fit tant qu’il les regagna par l’espérance qu’il leur donna d’un plus favorable traitement. Antoine ayant découvert cette pratique, et la fraude des barbares, feignit de rechercher la paix de Phraate, et cependant à la sollicitation du Roi d’Arménie marcha contre le roi des Mèdes, pensant par ce moyen amuser celui des Parthes, et lui ôter les pensées et le soin de se préparer à la guerre. Toutefois au lieu d’amuser son ennemi, il ruina son armée. Car en ayant mené une partie pour aller assiéger la ville de Praaspa, capitale du royaume des Mèdes, il n’y fit autre chose que consumer inutilement le temps, et cependant les rois des Parthes et des Mèdes assurés qu’il ne la forcerait jamais, vu la bonté de la place, fournie d’hommes et de vivres, allèrent surprendre l’autre partie de son armée, qu’il avait laissée derrière avec ses machines de guerre, l’a taillèrent toute en pièces, et ne s’en sauva que Polemon, roi De Pont, qui se mit à rançon pour sortir de leurs mains. Voulant se venger de cette honte, il en reçut une plus grande : car ayant pris dix légions avec sa cavalerie pour aller combattre les rois victorieux, il ne fit aucun grand exploit contre eux, et cependant la garnison de la ville assiégée fit une sortie en laquelle elle renversa ses forts, et lui tailla en pièces un grand nombre de légions qu’il avait laissées à ce siège, dont il eut un tel dépit, qu’étant de retour il les décima, et leur fit bailler de l’orge, au lieu du blé ordinaire, remettant en usage l’ancienne rigueur de la discipline romaine un peu hors de saison. Toutefois cette sévérité n’accommoda point ses affaires ; mais au lieu de forcer la ville, il se vit lui-même comme assiégé dans son camp, les soldats n’osant s’éloigner ni aller à la campagne pour amener des vivres, d’autant qu’aussitôt qu’ils s’écartaient ils se trouvaient surpris par les Parthes qui étaient toujours aux embûches, et qui par la légèreté de leurs chevaux avaient toute sorte davantage sur eux. D’ailleurs ceux de la ville épiaient l’occasion et l’opportunité du temps, pour faire des sorties sur son armée, et en usèrent si dextrement, qu’ils le mirent comme aux abois, et le contraignirent de rechercher les rois d’appointement. Le Roi des Parthes craignant qu’enfin il ne prit la ville, avait attiré de ses gens pour insinuer à Antoine, que s’il le recherchait de paix, il y entendrait volontiers. Sur cette confiance, Antoine qui brûlait du désir de s’en retourner à Alexandrie pour revoir Cléopâtre, et qui d’ailleurs se voyait pressé d’une insupportable misère, et hors de toute espérance de pouvoir forcer Praaspa, se soumit à envoyer devers lui pour lui en faire la proposition. Phraate donna audience à ses ambassadeurs, étant assis sur un trône d’or, et tenait en sa main un arc, duquel il faisait souvent sonner la corde, afin de les effrayer. Les ayant ouïs, il se mit à blâmer et à dire mille outrageuses paroles contre les romains, et pour toute réponse, leur déclara qu’il n’entendrait à nulle sorte d’accord, qu’à condition qu’Antoine levât promptement le siège, et s’en retournât d’où il était venu. Antoine accepta cette condition, quoi qu’ignominieuse à un empereur romain ; mais les Parthes ne laissèrent pas de le traiter comme ennemi ; de sorte qu’ils le chargèrent par diverses fois sur la retraite, et lui ruinèrent cette puissante armée qui avait étonné tous les barbares, même ceux qui habitaient dans les Indes. Il en mourut une partie aux rencontres du siège et des batailles, et le reste périt de maladie et de froid que ces misérables souffrirent dans les montagnes, par où ils furent contraints de se jeter pour se sauver des courses des Parthes qui les poursuivaient dans tous leurs logements, et sur tous les chemins de leur passage.

Depuis Antoine croyant que le Roi d’Arménie l’avait trahi, et qu’il était cause de son désastre, fit tant qu’il le surprit lui et ses enfants, et les amena en triomphe à Alexandrie, et les présenta comme captifs à Cléopâtre, qu’il avait faite un peu auparavant une des plus puissantes princesses du monde. Car il lui avait donné une partie de la Syrie, de la Cilicie, et de l’Arabie, et le royaume de Chypre, et avait uni toutes ces riches provinces à la couronne d’Égypte. Une si effrénée profusion aigrit le peuple romain, qui le jugea perdu des amours de cette égyptienne. Mais le mauvais traitement qu’il fit à sa femme Octavia sœur d’Auguste, servit bien à accroître cette haine. Au temps qu’il se préparait pour marcher contre les Parthes, cette sage princesse, qui aimait uniquement son mari, était partie de Rome pour l’aller trouver, accompagnée de deux mille soldats qu’elle lui menait, avec plusieurs beaux chevaux, et avec toute sorte d’équipage de guerre pour accommoder ses légions ; mais comme elle fut arrivée à Athènes, elle reçut des lettres de lui, par lesquelles il lui mandait qu’elle demeurât là, d’autant qu’il s’en allait contre les Parthes, et qu’elle ne le trouverait pas en Égypte. Elle vit bien que c’était pour se défaire d’elle, et pour ôter ce puissant ombrage à Cléopâtre, mais elle n’en fit aucune démonstration : au contraire se contenta de lui faire demander où il voulait qu’elle lui envoyât ce qu’elle lui avait amené, et là dessus ayant su sa volonté, lui envoya tout cet équipage, et se tint à Athènes. Cléopâtre appréhendant qu’enfin il ne l’appelât en Égypte, fit la passionnée d’Antoine, et joua si bien son personnage, qu’il lui manda qu’elle s’en retournât à Rome : dont Auguste fut extrêmement aise, ne lui ayant conseillé de s’acheminer vers son mari, que pour avoir sujet de lui faire la guerre, à cause du mauvais traitement, et du peu d’honneur qu’il savait bien qu’il lui ferait, de peur de déplaire à Cléopâtre, de l’amour de laquelle il était ensorcelé. Mais cette vertueuse princesse fit ce qu’elle pût pour adoucir et pour apaiser le courroux de son frère, qui néanmoins éclata bientôt après à la ruine de son mari. Durant les voyages d’Antoine contre les Parthes, Auguste était en Sicile, résolu de passer de là en Afrique, pour prendre possession du partage de Lepidus, qu’il avait dépouillé de son armée et de sa dignité ; mais la tempête l’ayant retenu quelque temps en Sicile, il fut contraint de quitter ce dessein pour marcher contre les peuples d’Illyrie, c’est à savoir contre les Taurisques, contre les Salassiens, contre les Liburniens et contre les Japiges, qui s’étaient révoltés, ne voulant plus payer le tribut qu’ils avaient accoutumé de payer à l’empire romain. Il se résolut donc de leur faire la guerre, et fut si heureux en ce voyage, que l’on imputa la victoire qu’obtinrent les romains sur ces barbares, à sa valeur et à sa conduite : d’autant qu’à une sanglante rencontre, voyant les siens qui s’enfuyaient auprès de la ville de Metule, il les ramena au combat avec une telle ardeur, qu’il y fut blessé, faisant tout devoir de grand capitaine. Après avoir subjugué ces farouches nations, il mena son armée dans la Pannonie, non par envie qu’il eut de faire la guerre à une province qui ne s’était point rebellée, mais pour exercer toujours ses soldats, et pour les nourrir aux dépens des étrangers. Au commencement les gens de guerre ne firent que vivre sur le plat pays, mais ceux de Siscie lui ayant couru sus, il lâcha les rênes à la colère, et fit piller leurs terres, et brûler leurs maisons. S’étant depuis présenté devant la ville, les habitants parlèrent premièrement de se rendre, et puis se résolurent de soutenir son siège, se fiant à la bonté de leurs remparts, et aux deux grandes rivières qui les défendaient. Auguste les assiégea par terre, et puis jeta des vaisseaux dans les fleuves ; mais ils se défendirent généreusement de l’un et de l’autre côté, jusqu’à ce qu’ayant eu avis de la défaite de quelques-uns de leurs compagnons qui avaient été surpris à une embuscade, ils se délibérèrent de plier sous la puissance du plus fort. Leur capitulation amena toute la Pannonie à l’obéissance d’Auguste, qui laissant Fusius Geminius pour la tenir en devoir, s’en retourna à Rome, où il remit à un autre temps le triomphe qu’on lui avait décerné pour toutes ses victoires, et se contenta de faire ériger des statues à Livia et Octavia, de leur faire accorder la pleine disposition de leurs biens, et de faire tenir leurs personnes aussi inviolables que celles des tribuns. À même temps il lui vint en fantaisie de passer la mer, et de s’acheminer en Angleterre, pour égaler en cela la gloire de son père ; et de fait il alla jusque en France, en intention d’achever ce voyage : mais il fut averti par les nouvelles qu’il reçut, d’une seconde rébellion des Salassiens, des Pannoniens, et de leurs voisins les Dalmates.

Les Pannoniens avaient chassé Geminius de Siscie, mais il les défit depuis en diverses rencontres, et les contraignit de se remettre sous le joug des romains. Messala dompta les Salassiens, et tous ceux qui avaient participé à leur révolte. Quant aux Dalmates, Agrippa alla premièrement leur faire la guerre, mais depuis Auguste y mena lui-même l’armée, et les soumit entièrement à son obéissance : toutefois ce ne fut pas sans recevoir beaucoup d’incommodité, ni même sans courir fortune de la vie, vu qu’il y fut blessé ; mais ses plaies ne servaient qu’à accroître sa gloire. Les soldats se mutinèrent durant ce voyage, mais il les fit passer par la rigueur de la discipline, les fit décimer, et leur fit bailler de l’orge au lieu du pain de munition. Ce fut en cette même saison qu’Antoine ayant circonvenu le roi d’Arménie, et l’ayant pris prisonnier, se jeta sur son état, et le subjugua entièrement par l’intelligence et l’alliance qu’il prit avec le roi des Mèdes, duquel il fit fiancer la fille à son fils.

Antoine l’ayant mené avec ses enfants en triomphe dedans Alexandrie, les fit présenter liez de chaînes d’or à Cléopâtre, qui était assise sur un superbe trône, avec commandement aux captifs de se jeter à genoux, et d’implorer sa clémence : mais ils montrèrent un grand courage en leur adversité, et ne voulurent jamais se ranger à ses serviles soumissions, quoi qu’ils ne pussent ignorer que cette résistance aigrirait Antoine contre eux. Cependant cet insensé allait tous les jours tramant sa ruine par de nouvelles folies qu’il faisait pour complaire à Cléopâtre. En pleine assemblée du peuple d’Alexandrie, auquel il avait donné un magnifique festin, il la fit proclamer reine des rois, et son fils Césarion roi des rois, et puis pour la seconde fois leur donna les royaumes d’Égypte et de Cypre. Outre cela il allait publiant partout, que Cléopâtre avait été la femme légitime de Jules César, et que Césarion était issu de ce mariage ; ce qu’il disait afin de rendre l’adoption d’Auguste ou suspecte ou odieuse. Il voulut aussi montrer sa magnificence à l’endroit des enfants qu’il avait eus de Cléopâtre : car il donna à celui qui se nommait Ptolémées, la Syrie, et toutes les provinces qui sont au deçà de l’Euphrate jusqu’à l’Hellespont. Il assigna au petit Alexandre l’Arménie et les provinces qui sont au delà de l’Euphrate jusqu’aux Indes, comme s’il les eut déjà conquises. Il donna à leur sœur la jeune Cléopâtre, la Libye, et ne se contentant pas d’avoir fait cette folie en Égypte, il en envoya à Rome le décret, qui toutefois fut supprimé par la prudence de Domitius et de Sosius, qui étaient consuls et ses intimes amis. Après ces traits de son insolence et de sa vanité, il mena une autrefois son armée contre les Parthes, et s’avança jusqu’à la ville d’Artaxate.

Ayant en la fantaisie la guerre qu’il voulait faire à Auguste, il ne passa pas outre, mais se contenta de confirmer l’alliance qu’il avait faite avec le Roi des Mèdes qui avait tout à fait rompu avec celui des Parthes. Ils se promirent l’un à l’autre qu’Antoine secourrait les Mèdes contre les Parthes, et que les Mèdes l’assisteraient contre Auguste.

Cela ayant été arrêté entre eux, Antoine prit la route de l’Ionie et de la Grèce, pour faire là son appareil de guerre contre Auguste, à qui la providence de Dieu destinait la monarchie de l’univers, comme il parut bientôt après par l’évènement de la bataille qu’ils se donnèrent pour vider toutes leurs querelles. Ils ne manquaient point ni l’un ni l’autre de prétextes, pour en venir avec quelque image de justice à la prise des armes. Antoine accusait Auguste d’avoir dépossédé Lepidus de l’Afrique, etc. ils tâchaient tous deux de se justifier devant le sénat ; Auguste de vive parole, et Antoine par écrit. Même Auguste manda son mécontentement à Antoine, et s’efforça de lui faire voir le juste sujet qu’il avait de se plaindre de lui. Antoine de son côté ne manqua point à se mettre en devoir de l’éclaircir de ses raisons, et cependant ils se préparaient tous deux à la guerre, et amassaient tout l’argent qu’ils pouvaient pour défrayer leurs légions, encore qu’ils feignissent que c’était pour d’autres desseins. Enfin ils éclatèrent sous le consulat de Domitius et de Sosius, qui étaient tous deux partisans d’Antoine. Domitius se souvenant des peines qu’il avait souffertes sous le triumvirat, ne prenait pas plaisir à ces nouveaux mouvements ; mais Sosius qui n’avait jamais éprouvé qu’une bonne fortune, se licencia au premier jour de l’an, de parler en publique assemblée du peuple, à l’avantage d’Antoine, et au désavantage d’Auguste, contre lequel même il allait faire un décret, si Nonius Balbus, tribun du peuple, ne l’en eut empêché. Auguste avait bien prévu ce que Sosius ferait ; mais ne pouvant dissimuler un si grand outrage qui allait à son honneur, et d’ailleurs ne voulant point user de violence pour le réprimer, de peur qu’on ne l’accusât d’avoir commencé la guerre, il feignit d’avoir quelques affaires aux champs : et sous ce prétexte sortit de la ville, pour laisser jeter à Sosius le venin dont il avait l’âme pleine. Étant de retour à Rome, il fit assembler le sénat, et y alla bien accompagné de ses amis et de ses soldats, auxquels il fit porter des poignards sous leurs robes. Étant entré, et s’étant assis auprès des consuls, il prit la parole, et commença à justifier son procédé, et à montrer l’innocence de ses déportements, et puis il se mit à charger Antoine et Sosius, et à exagérer les outrages qu’ils avaient faits à la république, et aux alliés du peuple romain. À quoi personne ne repartant, il conjura les sénateurs de se vouloir retrouver au même lieu à certain jour, et qu’il leur ferait voir par les propres lettres d’Antoine, la vérité de ce qu’il disait.

Les consuls n’osant y contredire, s’enfuirent vers Antoine, et furent bientôt suivis de beaucoup de leurs complices, auxquels Auguste donna librement congé d’aller trouver leur ami. Mais en revanche, plusieurs du parti d’Antoine vinrent aussi se rendre auprès d’Auguste. Les principaux furent Titus et Plancus, qui avaient été de ses plus intimes amis, et auxquels il avait confié tout le secret de ses plus importantes affaires. Ce qui les meut à quitter Antoine, ce fut qu’à l’arrivée des deux consuls, ayant appris le langage qu’Auguste avait tenu de lui dans le sénat, et les ayant assemblez avec les autres personnes de qualité pour se justifier devant eux, il allégua beaucoup de choses qui ne leur plurent pas, et même comme pour déclarer la guerre, contre leur avis, il répudia sa femme Octavia, que les romains aimaient uniquement. Offensés de cela, et voyant bien que c’était pour complaire à Cléopâtre qu’il faisait ce divorce : et d’ailleurs ne pouvant plus supporter de cette égyptienne, de qui les déportements et l’insolence déplaisaient à tous ceux qui avaient encore quelque honneur et quelque générosité romaine, ils se retirèrent vers Auguste, lui découvrirent tous les plus secrets conseils d’Antoine, l’informèrent des particularités de son testament, comme ceux qui l’avaient signé ; et même lui déclarèrent ceux entre les mains desquels ils l’avaient mis. Auguste qui ne désirait rien plus passionnément que de l’avoir, employa son autorité pour le retirer d’entre les mains des vestales, auxquelles il avait été confié. En voyant le contenu, il fut saisi de douleur et d’horreur, et aussitôt l’alla présenter au sénat, et puis le fit lire publiquement, afin qu’au récit des choses qui y étaient couchées, la haine du peuple romain s’accrût, et s’enflammât davantage contre Antoine. Encore que cette action d’Auguste fut du tout incivile, violente, et même contre les lois ; néanmoins les choses qui y étaient contenues, étaient si infâmes et si odieuses, que l’horreur qu’en reçut le peuple romain, fut cause qu’elle fut louée et approuvée de tout le monde. Il y avait principalement trois chefs qui furent jugez pleins d’insolence, et dignes du courroux du peuple romain : il assurait, que Césarion était le juste héritier de Jules César ; au lieu qu’étant issu d’une concubine, il ne pouvait jouir du droit des citoyens, mais devait demeurer dans les bornes des privilèges des étrangers ; en suite de quoi il ne pouvait être héritier d’un citoyen romain : il donnait, et à lui, et aux autres enfants de Cléopâtre, les couronnes et les provinces de l’empire, avec un tel excès de profusion, que tout le monde en avait honte ; et en troisième lieu, il ordonnait qu’en quelque partie du monde qu’il mourut, on portât son corps à Alexandrie, et qu’on l’inhumât au lieu où Cléopâtre aurait choisi sa sépulture. Ces trois articles excitèrent une telle indignation, et jetèrent un tel dépit dans l’âme des romains, qu’ils ajoutèrent aisément foi à tous les autres mauvais bruits qu’on avait fait courir d’Antoine : et entre autres choses confirmèrent le soupçon qu’on avait, que s’il obtenait la victoire, son dessein était de donner Rome à Cléopâtre, et transférer le siège de l’empire en Égypte ; de sorte que non seulement ses ennemis, mais même ses plus confidents amis, et tous ceux qui n’avaient point encore choisi de parti, le blâmèrent en cette impudence, et détestèrent son audace. Sur cette haine publique, encore qu’Auguste ne le voulût pas faire ouvertement déclarer ennemi de la république, de peur d’envelopper et de comprendre au décret, plusieurs de ceux qui étaient auprès de lui, dont il espérait le retour ; néanmoins en effet il fut tenu pour tel, vu qu’on lui ôta le consulat, auquel il était nommé pour l’an suivant, et qu’on résolut la guerre contre Cléopâtre, c’est à dire, contre lui, puisque leurs intérêts étaient si étroitement conjoints. À même temps on alla dans le temple de Bellone, où par l’ordonnance du sénat et du peuple, Auguste comme Fécial fit toutes les cérémonies que les romains avaient de coutume d’observer, lors qu’ils dénonçaient la guerre à quelque nation étrangère. Là dessus chacun commença à apprêter ses armes.

Cependant Antoine devenait tous les jours plus furieusement passionné de Cléopâtre, qui l’avait créé surintendant des exercites d’Alexandrie. Car en revanche de ce vil honneur, il l’appelait sa reine et sa maîtresse, il lui avait donné pour ses gardes des soldats romains, et avait fait graver son nom sur leurs boucliers. Outre cela, il l’a faisait assister aux jugements qu’il rendait, l’a menait à cheval avec lui, et dans les villes marchait bien souvent à pied après son carrosse, étant la plupart du temps habillé et paré à l’Égyptienne. D’ailleurs pour comble de folie, on le voyait souvent paraître en public sur un trône d’or, et se faire appeler Osiris et Bacchus, et Cléopâtre Diane et Isis. Ces extravagances firent juger à plusieurs, que Cléopâtre lui avait donné quelque puissant charme qui lui avait troublé l’esprit.

Et ce fut peut-être la cause pour laquelle on lui éclaira la guerre plutôt qu’à Antoine, encore que personne ne doutât qu’infailliblement ils couraient une même fortune, et qu’il ne l’abandonnerait jamais pour se réconcilier avec Auguste. Par ce moyen on l’exposait  la haine publique, d’autant que prenant les armes, on lui pouvait reprocher qu’il les avait prises pour favoriser une égyptienne contre sa patrie, qui ne l’avait en rien offensé. Parmi tout cela, les deux chefs firent de grands préparatifs pour s’entre ruiner. Ce ne fut plus que levées de gens de guerre qu’ils envoyèrent faire dans tous les coins du monde, d’autant que l’univers se trouvait engagé et comme divisé en ces deux factions d’Auguste et d’Antoine. L’Italie, la France, l’Espagne, l’Afrique, la Sardaigne, la Sicile et les autres villes voisines des provinces que tenait Auguste, entèrent toutes dans son parti, et lui fournirent de l’argent et des hommes. Toutes les provinces de l’Asie, qui étaient sujettes à l’empire romain, embrassèrent celui d’Antoine ; et outre cela, il fut secouru de la Thrace, de la Grèce, de la Macédoine, et de la Cyrène qui ne voulut pas suivre l’exemple du reste de l’Afrique. Les rois alliés du peuple romain, l’assistèrent aussi de toute leur puissance, et même plusieurs se rendirent en son armée, et se rangèrent sous ses enseignes, et les autres y envoyèrent leurs forces sous la conduite de leurs lieutenants. Il faut avouer qu’Auguste avait les plus belliqueuses nations du monde dedans son parti, et néanmoins Antoine se confiant au nombre de ses combattants, se promettait la victoire, et même se figurait qu’il lui serait aisé de corrompre les légions de son ennemi, par le moyen de l’argent qu’il avait en plus grande abondance qu’Auguste. Cela fit qu’Auguste se montra extrêmement libéral, et qu’il se donna de garde qu’on ne lui débauchât ses soldats, par des offres d’une plus grande récompense que celle qu’ils pouvaient attendre de sa libéralité.

Cependant on observa plusieurs étranges signes, qu’on crut être des présages du malheur de cette funeste guerre. Un singe étant entré dans le temple de Cérès, renversa et mêla confusément tout ce qu’il trouva là dedans. Un hibou vola dans le temple de concorde, et de là passa dans les temples qu’on estimait les plus saints à Rome ; et comme on l’eut chassé de tous ces lieux sacrez, il s’alla percher dans celui de génie du peuple romain, et n’en sortit qu’après y avoir demeuré un long espace de temps. Le char de Jupiter se rompit à la course des chevaux. On vit sur la mer grecque une torche ardente qui dura plusieurs jours, et puis s’évanouit en l’air. Il s’éleva aussi de grandes tempêtes qui renversèrent un trophée qui était au Mont Aventin, et une image de la victoire, qui était à l’entrée du théâtre. Le Mont Gibel vomit une flamme si extraordinaire, que tout en fut désolé aux lieux circonvoisins. En la Toscane on vit un dragon à deux testes, long de quatre vingt cinq pieds, qui fit beaucoup de mal à ceux de la contrée, et enfin fut brûlé du tonnerre. Tous ces présages étonnèrent le monde, qui attendait avec beaucoup de frayeur l’événement de cette malheureuse guerre. Il y en eut qui exprimèrent avec plus de clarté la ruine d’Antoine.

À Rome il se fit une partie de jeunes enfants, qui s’étant divisés en deux bandes, se firent appeler, les uns les soldats d’Antoine, et les autres les soldats d’Auguste, et s’étant battus durant deux jours, enfin ceux du parti d’Auguste demeurèrent victorieux.

Une statue d’Antoine qui était au Mont Alban, jeta du sang, comme pour annoncer sa mort. Et toutefois le reste de cette année se passa sans aucune rencontre des armées, quoi qu’elles fussent toutes prêtes de combattre. Antoine s’étant avancé avec sa flotte jusqu’à Corfou, et ayant eu avis qu’Auguste était assez prés de là avec ses vaisseaux, après avoir laissé de bonnes gardes à tous les passages, se retira dans le Péloponnèse.

L’année suivante, sur la fin de l’hiver, Auguste étant parti de Brindes, et s’étant avancé jusqu’à Corfou pour aller surprendre l’armée qu’Antoine tenait à Actium, fut rejeté par la tempête au lieu d’où il était parti. Au reste, les hommes de rame d’Antoine ne s’étant point exercez durant l’hiver, ne furent pas prêts au printemps pour marcher. Au contraire, quand il voulut faire la revue de ses vaisseaux, il trouva qu’une partie s’en était enfuie, et que l’autre était pétri de maladie. L’armée d’Auguste était bien en meilleur ordre ; de sorte que voulant éloigner la guerre d’Italie, et la jeter dans les provinces d’Antoine, il se rendit avec une effroyable puissance à Brindes pour passer dans la Grèce, où Agrippa avait déjà fait quelques courses, et donné la chasse aux ennemis. Étant entré en la mer d’Ionie, il ne voulut pas tirer au Péloponnèse, où était Antoine : mais commanda qu’on voguât vers Actium, où était la plus grand part de son armée, qu’il se promettait de défaire en son absence, ou d’en attirer les chefs par ses remontrances à son parti. Ayant passé Corfou, il fit voile à Actium, et se présenta devant la flotte des ennemis, qui étaient là à l’ancre dans le port ; mais il n’en sortit aucun vaisseau pour combattre, ni personne ne voulut parlementer. Voyant donc ses espérances vaines, il se saisit de l’endroit de la mer, où depuis il bâtit la ville de Nicopolis, et se logea sur un haut lieu, d’où il pouvait voir sur toute l’étendue qui est entre les deux îles de Paxu, sur tout le golfe d’Ambracie, et sur toute la mer voisine des ports de Nicopolis, et puis ayant fortifié son camp pour attendre l’ennemi, investit tout le camp d’Actium, tant du côté de la terre, que du côté de la mer. Il y avait là auprès un temple d’Apollon, vis à vis des deux ports, à l’embouchure du golfe d’Ambracie, qui est un endroit de la mer fort commode pour recevoir les navires, et pour les mettre à couvert. Les capitaines d’Antoine s’étant emparez du golfe devant l’arrivée d’Auguste, avaient fortifié les deux rives, et y avaient dressé des bastions pour couvrir les vaisseaux qu’ils avaient jeté au milieu du golfe, puis avaient logé l’armée de terre auprès du temple, en un lieu large et spacieux, et du tout propre pour donner une bataille.

Antoine ayant eu avis de l’arrivée d’Auguste, se mit promptement à la voile pour le venir trouver, et pour le combattre. Ses amis lui avaient conseillé de renvoyer Cléopâtre en Égypte ; mais cette artificieuse princesse, qui craignait qu’en son absence on ne fît une paix désavantageuse pour elle, sut si dextrement combattre cette opinion, qu’Antoine charmé de son amour l’a mena avec lui, ne se figurant pas qu’elle devait être le principal instrument de sa ruine. Devant son arrivée, Auguste fit tout ce qu’il pût pour contraindre ses armées de terre et de mer de venir au combat ; mais le tout se passa en escarmouches, et en légères rencontres, où toutefois Auguste eut toujours du meilleur. Antoine s’étant rendu dans son armée, entretint ces escarmouches, mais ne voulut point venir à un plein combat, que toutes les forces qu’il attendait ne fussent abordées.

Cependant Auguste ne pouvant faire autre chose, envoya quelques-uns de ses vaisseaux en course vers la Grèce et la Macédoine, afin qu’ils tâchassent de divertir et d’attirer Antoine en ces côtes-là. À même temps Agrippa ayant passé à l’improviste à Leuca, surprit le port, et tous les navires qui étaient dans cette île, et rencontrant Q Asinius sur cette mer, le défit, et alla aussitôt se saisir des villes de Patras et de Corinthe. À Actium, M Titius et Statilius Taurus chargèrent la cavalerie d’Antoine, et en taillèrent une grande partie en pièces. Outre cela, ils gagnèrent Philadelphe, roi de Paphlagonie, et l’attirèrent au parti d’Auguste : sur quoi Domitius voyant que les affaires d’Antoine prenaient un mauvais train, l’abandonna et passa du côté de ses ennemis. Antoine craignant que plusieurs ne suivissent leur exemple, rabattit un peu de son audace, et commença à se défier de tout le monde. Et parce qu’il craignait entre autres Delius et Amyntas, qu’il avait envoyés en la Macédoine et en la Thrace pour lever de nouvelles troupes, il se résolut de faire une course jusque là pour les retenir par sa présence : mais en ces entrefaites il se fit un combat sur la mer au port d’Actium. Sosius se promettant de pouvoir défaire Taurisius, qui en l’absence d’Agrippa, général de l’armée navale d’Auguste, gardait le havre avec peu de vaisseaux, partit à la pointe du jour pour l’aller attaquer devant que son général fut de retour, et favorisé d’une épaisse nuée qui dérobait à Taurisius la vue de ses vaisseaux, l’alla charger à l’improviste, et d’abord lui donna la chasse. Agrippa survenant d’aventure là dessus, soutint les siens, chargea Sosius, et le laissa mort à ce combat, après avoir mis à fonds ses navires. Antoine à son retour ayant eu avis de sa défaite, et lui-même ayant eu du malheur en une rencontre de sa cavalerie avec celle d’Auguste, se résolut de changer l’assiette de son camp, et alla se loger de l’autre côté du golfe.

Mais la famine commençant à l’accueillir, il mit en délibération au conseil, s’il devait du tout abandonner cette côte-là, et se retirer sans venir à la bataille. Ses meilleurs capitaines lui conseillaient de se servir de cette occasion, de peur que se retirant, il ne donnât cette gloire à ses ennemis, et cette impression à tout le monde, qu’il s’en serait fui de crainte de combattre.

Cléopâtre qui avait une puissance absolue sur son esprit, l’emporta sur leur avis, et fit arrêter qu’on laisserait des garnisons dans les ports et dans toutes les places fortes, et qu’on se retirerait en Égypte. On dit que les prodiges qu’elle avait remarqués en ces entrefaites, l’avaient induite à donner ce conseil. Car des hirondelles ayant fait leur nid sur la poupe de leur vaisseau amiral, il y en survint d’autres qui rompirent leur nid, et qui les chassèrent. Et puis les statues d’or que les Athéniens avaient dressées sur leur théâtre, à Antoine et à elle, sous la forme des dieux, avaient été renversées par la foudre. Ces mauvais présages avaient empli de peur le cœur de cette faible princesse, et Antoine même, qui d’ailleurs voyait toute son armée comblée de tristesse, en était demeuré étonné ; de sorte qu’il délibéra de sortir de là, et de s’en aller en Égypte : mais il ne voulait pas se retirer à la dérobée, ni partir en désordre : au contraire, il voulait lever l’ancre à la vue de ses ennemis, et faire sa retraite en homme qui était résolu de combattre, si on le venait attaquer. Pour ôter toute frayeur à ses soldats, après avoir brûlé les vaisseaux inutiles, et chargé ce qui était dedans sur les autres navires, il les assembla, comme pour leur déclarer la raison d’un si soudain et si précipité changement, et leur tint à peu prés ce langage, pour les encourager s’il fallait combattre.

Suivant cette harangue, Auguste se résolut de laisser partir la flotte d’Antoine, afin que comme elle serait à la voile il la chargeât sur la fuite. Car il se figurait que ses vaisseaux étant plus légers que ceux de son ennemi, il pourrait aisément l’atteindre et dissiper son armée. Outre cela, il se promettait que l’étonnement se mettant parmi les fuyards, il y en aurait plusieurs qui se viendraient rendre à lui. Mais Agrippa craignant qu’Antoine à force de rames et de voiles ne hâtât sa fuite, de sorte qu’on ne put arriver à temps pour lui donner la chasse, rompit ce dessein, et remontrant à Auguste que la victoire était entre ses mains, d’autant que les navires d’Antoine battus de l’orage et agitez de la tempête, étaient tous en désordre, le fit résoudre au combat. Auguste persuadé par ses raisons, fit mettre son infanterie dans ses vaisseaux, et ordonna à ses principaux amis de prendre soigneusement garde à toutes les occasions qui s’offriraient d’attaquer l’ennemi, et par même moyen leur enjoignit de l’avertir diligemment de tout ce qui se passerait en cette chasse, et là dessus s’en alla lui-même remarquer la contenance d’Antoine et de son armée, qui était arrêtée à l’embouchure du golfe, sans faire démonstration d’en vouloir partir. Auguste fit donc avancer sa flotte de ce côté-là pour les aller combattre, ou pour les chasser honteusement du golfe : mais pour tout cela ils ne se remuèrent point, ainsi seulement renforcèrent le front de leurs vaisseaux, comme pour soutenir le choc qu’il leur voulait donner. Là dessus Auguste ne sachant quel parti prendre d’abord, hésita un peu, et aussitôt avança les pointes de ses vaisseaux, et les fit prendre à côté pour les envelopper, ou au moins pour troubler l’ordre de leur bataille ; mais Antoine craignant d’être enveloppé, poussa ses vaisseaux et vint malgré lui au combat. De cette sorte on commença la bataille, chacun des capitaines faisant un grand devoir d’exhorter les soldats à bien faire, et à disputer généreusement la victoire.

Ceux qui étaient sur le rivage, criaient à leurs compagnons, qu’ils se montrassent vaillants hommes, et qu’ils donnassent courageusement dans leurs ennemis. Les vaisseaux d’Auguste avaient un grand avantage sur ceux d’Antoine, d’autant qu’étant plus légers, ils les allaient enfoncer avec une vitesse incroyable ; et s’ils ne trouvaient point de résistance, les faisaient couler à fonds ; ou s’ils ne pouvaient les renverser, se retiraient si promptement, que les ennemis à cause de la pesanteur de leurs navires, ne pouvaient ni les suivre, ni les nuire en aucune façon. Néanmoins comme ils se présentaient pour les attaquer, ceux d’Antoine les recevaient à coups de traits et de pierres, et s’efforçaient d’accrocher les navires, d’autant qu’en étant venus aux mains, ils se trouvaient les plus forts, et mettaient aisément à fonds leurs faibles vaisseaux. Cela était cause qu’ils prenaient soigneusement garde, et par une vitesse admirable se développant d’eux, se retiraient sans grande perte. De sorte que la flotte d’Antoine combattait à la façon des gens de pied, qui attendent l’ennemi de pied ferme, au lieu que celle d’Auguste imitait la façon de la cavalerie légère, qui va brusquement à la charge, et puis se sait dextrement démêler. La victoire ayant longuement balancé sans qu’on sut remarquer aucun grand avantage entre les deux armées, Cléopâtre qui dés devant le combat s’était préparée à la fuite, l’a ravit à Antoine. Car cette égyptienne qui était avec soixante vaisseaux à l’ancre dans le port, voyant un si sanglant combat, ne sachant de quel côté inclinerait la fortune, ne pût plus longtemps attendre un évènement si douteux et si incertain, mais pleine de frayeur fit lever un signal pour mettre ses vaisseaux à la voile, et pour s’enfuir en son royaume d’Égypte. Ses vaisseaux cinglants à la faveur du vent qu’ils avaient en poupe, passèrent au travers des grandes navires d’Antoine, qui étaient à la même rade, et emplirent tout de confusion, mais cependant s’avancèrent en pleine mer, prenant la route d’Alexandrie. Antoine, de qui l’âme était plus avec Cléopâtre qu’avec le corps qu’elle animait, voyant qu’elle était ainsi à la voile, ne la pût laisser partir sans lui aller faire compagnie. De sorte que laissant ses capitaines et ses soldats au milieu du combat, où ils exposaient leurs vies pour son salut et pour sa gloire, il se jeta dans un esquif, et accompagné seulement de deux de ses domestiques, se mit à fuir et à la suivre. Cette lâcheté abattit le courage à ses capitaines. Quelques-uns crurent qu’il était allé se sauver dans son armée de terre, où il avait encore dix-huit légions entières, et plus de vingt mille chevaux ; mais les autres sachant bien la maladie dont il était frappé, se doutèrent de ce qui était arrivé, et toutefois le combat dura encore quelque temps, sans qu’Auguste pût le défaire qu’après avoir fait avec les siens des efforts extraordinaires de valeur. Quoi que son premier dessein eut été de sauver la flotte d’Antoine, et de la prendre entière, afin de se saisir des grands trésors qui étaient dans les vaisseaux : néanmoins voyant l’opiniâtreté des ennemis, il changea de dessein, et commanda qu’on apportât les feux d’artifices qui étaient dans son camp dressé sur la levée du golfe, et donna charge aux siens d’aller embraser les navires qui soutenaient encore le combat. Ce spectacle fut pitoyable, d’autant qu’on vit à même temps tous ces navires pleins de feu, que ceux d’Auguste lançaient dedans, y jetant des dards enflammés, des torches ardentes, et des pots de fer pleins de poix et de braise. Durant que les soldats d’Antoine s’amusaient à éteindre le feu, ou à transporter ce qui était dedans les vaisseaux, ceux d’Auguste les venaient joindre, et en faisaient une piteuse boucherie, les trouvant ainsi misérablement occupez à sauver les reliques de l’embrasement et du naufrage. Ceux qui se pouvaient tirer du milieu du feu, se jetaient dans la mer à la merci des vagues, les autres qui n’étaient pas assez diligents, étaient ou étouffés de la fumée, ou consumés par la flamme, qui poussée et agitée par le vent qui s’était élevé, allait toujours croissant et faisant un plus grand dégât dans les vaisseaux. Un tigre eut eu pitié d’un si lamentable spectacle. Cependant Auguste allait poursuivant généreusement sa victoire, qu’il obtint finalement après un si âpre et si dangereux combat. Il envoya ses gens éteindre le feu des navires d’Antoine, et en sauva encore 300 qui demeurèrent en sa puissance.

Ce fut par le gain de cette bataille qu’il se rendit enfin seul absolu monarque de l’univers. Ayant pris les vaisseaux et tout l’équipage d’Antoine, il le fit suivre pour le prendre : mais Cléopâtre avait tellement fait avancer ses navires, qu’il n’y eut aucun moyen de les atteindre. Antoine ayant abandonné les siens et soi-même, ne fut pas si tôt délaissé de son armée de terre, vu qu’elle demeura sept jours entiers à attendre de ses nouvelles, sans vouloir accepter les offres que lui fit Auguste durant tout ce long intervalle. Mais enfin Canidius qui en était général, s’en étant lâchement enfui pour aller trouver son maître, tous les autres capitaines se rendirent au vainqueur, et lui menèrent leurs soldats, qu’il traita humainement, comme voulant s’en servir. Après un si triomphant exploit, Auguste s’en alla dans le temple d’Apollon qui était sur la rive du golfe, et pour remercier ce Dieu auquel il était particulièrement zélé, lui consacra les proues des galères qu’il avait prises à cette heureuse journée. Il fit aussi célébrer à Actium des jeux et des combats de musique, de lutte et de courses de chevaux, pour donner cette recréation à une armée qui avait supporté tant de fatigues : et depuis il fit bâtir en ce même lieu une ville qu’il fit nommer Nicopolis, pour servir d’un éternel monument d’une si célèbre victoire. Quelques-uns des amis d’Antoine ne le voulurent point abandonner en sa mauvaise fortune, mais la plus grande partie se réconcilia et se rendit à Auguste.

Quant aux rois alliés du peuple romain, qui l’avaient assisté en cette guerre, ils se retirèrent incontinent après sa défaite. Auguste les traita depuis avec beaucoup de rigueur. Il pardonna à Archélaüs, roi de Cappadoce, et à Amyntas, roi de Lycaonie et de Galatie, et leur laissa ce qu’ils tenaient d’Antoine ; mais il ne voulut point permettre aux autres de jouir des bienfaits qu’ils avaient reçus de lui. Et même il ôta les couronnes à ceux qui avaient été faits rois de sa main. Il tira aussi de gros subsides, et leva de grands deniers des villes qui avaient embrassé le parti de son ennemi, et changea en plusieurs la forme de leur gouvernement. Au contraire, il déclara libres les habitants de Lampé et de Cydonie, et même fit bâtir Lampé en considération de ce que ses habitants l’avaient assisté en cette guerre. Quant aux citoyens romains qui avaient suivi Antoine, il en fit mourir quelques-uns, donna la vie aux autres, et en mit plusieurs à rançon pour aider à payer la dépense de ses armées. Craignant que les vieilles bandes ne se mutinassent comme elles avaient fait en la Sicile, il les licencia et les renvoya en Italie et aux autres provinces : et ne pouvant donner à ceux qu’il retenait auprès de lui, tout ce qu’il leur avait promis, il les entretint de l’espérance du butin de l’Égypte, et principalement d’Alexandrie. Les vieilles bandes qui étaient repassées dans l’Italie, se plaignant de ce qu’il les avait frustrées de leurs salaires, commencèrent à se mutiner et à faire quelques tumultes, auxquels voulant remédier, encore qu’il eut une pleine confiance en l’industrie et en la fidélité de Mécène qu’il avait établi gouverneur de Rome, néanmoins craignant qu’on ne le méprisât, en raison qu’il n’était pas du rang des sénateurs, mais seulement de l’ordre des chevaliers, il prit un autre prétexte pour y envoyer Agrippa, afin de dissiper tous ces mouvements. Ces deux grands personnages possédaient alors toute sa faveur, et il leur avait donné une telle puissance en ses affaires, que quand il écrivait au sénat ou à quelques autres, il leur envoyait ses lettres toutes ouvertes, afin qu’ils y ajoutassent, ou qu’ils en ôtassent ce qu’ils jugeraient y devoir être ajouté, ou en être ôté : et pour cet effet il avait confié à chacun d’eux une copie de son cachet, où était alors peinte l’image d’un sphinx, afin qu’ils les pussent clore et cacheter pour les rendre fermées à ceux auxquels elles s’adressaient. Ayant mis ordre aux affaires de l’Italie, il passa dans la Grèce, et étant arrivé à Athènes, il se fit initier aux mystères de Cérès et de Proserpine, et puis de là s’en alla en l’Asie pour r’amener les rois à leur devoir. Cependant il attendait ce que ferait Antoine, afin de le poursuivre quelque part qu’il voulût renouer ses forces. Mais sur l’avis qu’on lui donna que les vieilles bandes continuaient à faire des tumultes pendant son éloignement, de peur qu’elles ne brassassent quelque malheur, si elles venaient à rencontrer un chef qui les conduisit, il laissa des forces pour empêcher les courses d’Antoine, et s’en retourna en Italie au cœur de l’hiver, étant consul avec M Crassus pour la quatrième fois. Le sénat ayant été averti de son arrivée au port de Brindes, partit en corps accompagné des chevaliers, et pour le dire en un mot, de toute la fleur des citoyens romains, pour lui aller faire la révérence. Sa présence étouffa toutes les mutineries, et son autorité réprima l’audace des gens de guerre, dont un grand nombre vint le trouver en ce port. Voyant leur prompte obéissance, il leur fit faire largesse, et leur assigna les champs et les maisons de plusieurs qui avaient suivi le parti d’Antoine, qu’il envoya demeurer à Duras, à Philippes, et aux bourgades circonvoisines. Au reste il les remplit tous de bonnes espérances, et se montra extrêmement respectueux à l’endroit du sénat et des personnes illustres qui étaient venues de Rome pour le saluer.

Et craignant que les affaires de l’orient n’eussent besoin de sa présence, il repassa en Grèce, et de là se rendit en Asie avec une telle diligence, qu’Antoine et Cléopâtre, quoi qu’ils le fissent épier, ne surent pas plutôt son départ, qu’ils apprirent son retour. Ils s’étaient sauvés de la bataille sur leurs vaisseaux, et avaient fait voile ensemble depuis Actium jusqu’au Péloponnèse ; mais étant là ils se séparèrent, quoi qu’au grand regret d’Antoine, auquel elle remontra qu’il était absolument nécessaire pour le bien de ses affaires, qu’elle passât en Égypte durant qu’il irait en Libye, de peur que la nouvelle de la perte de la bataille n’excitât quelque mouvement de son état. Cléopâtre ayant donc pris la route d’Égypte, pour assurer son retour, publia par tout qu’Antoine avait remporté la victoire, et pour en imprimer la créance, elle fit attacher des couronnes sur les proues de ses navires, et entra avec des chants de triomphe dans Alexandrie, pour tromper par ce moyen ses particuliers ennemis. Mais voyant que le bruit de la défaite d’Antoine, parvenu à leurs oreilles, leur haussait le courage, et se figurant qu’ils tramaient quelque chose contre sa couronne, elle les fit mourir, et se saisit de tous leurs biens. Et en suite de cela, pilla même les temples de ses dieux, afin d’amasser une grosse somme d’argent, qui pût servir à faire de nouvelles levées de gens de guerre pour défendre son royaume contre l’invasion des romains. Et d’autant qu’elle avait besoin d’être appuyée de quelque grand prince, elle fit rechercher le Roi des Mèdes, auquel pour l’obliger davantage, elle envoya la tête de son ennemi le Roi d’Arménie qu’elle fit inhumainement décapiter. Quant à Antoine, il pensait aller remettre son armée sur pied dans la Libye, mais Pinarius Scarpus qui commandait à l’armée destinée pour la garde du royaume d’Égypte, déclara qu’il ne le pouvait recevoir, et fit mourir non seulement ceux qu’il lui avait envoyés ; mais même quelques soldats qui se voulurent formaliser de ce refus ; tellement qu’Antoine persécuté de la fortune, et trahi de tout le monde, après avoir vogué deçà et delà sans grand fruit, se vit contraint de s’en aller revoir Cléopâtre à Alexandrie. Au commencement ils firent quelques préparatifs pour la guerre, de sorte qu’ils se proposaient de faire encore deux armées, l’une de mer, et l’autre de terre ; et pour avoir plus de force, envoyèrent vers les rois leurs alliés afin d’en tirer un prompt secours. Leur intention était, s’ils ne pouvaient se rendre assez puissants pour résister à Auguste, de s’enfuir vers la mer rouge, ou même de se jeter dans l’Espagne, où Antoine se figurait qu’à force d’argent il pourrait trouver des amis et s’y rendre le plus fort. Toutefois ne voulant pas éventer ce dessein, et désirant abuser Auguste, ou même, comme quelques-uns ont écrit, le faire assassiner, ils envoyèrent des ambassadeurs vers lui pour traiter d’un bon accord, et cependant faisaient corrompre ses capitaines à force d’argent, dont ils étaient richement pourvus. Toutefois Cléopâtre plus fine qu’Antoine, sans lui en rien communiquer renvoya de magnifiques présents à Auguste, c’est à savoir, un sceptre, une couronne et un trône d’or, comme voulant déclarer par ces ornements et par ces marques de la royauté, qu’elle mettait son royaume en sa protection, ou plutôt qu’elle se livrait en sa puissance. Ce qu’elle fit afin que si Antoine lui était si odieux qu’il ne voulût entendre à aucune paix avec lui, il eut au moins pitié d’elle. Auguste vit ses présents de bon oeil, et prit le tout à bon augure : au reste il ne daigna faire aucune réponse à Antoine, et en public usa de grandes menaces contre Cléopâtre, comme s’il eut été résolu de la ruiner, mais en particulier il lui fit porter de bonnes paroles, tâchant par ce moyen à la diviser d’avec Antoine, et même on dit qu’il lui promit de la maintenir en son état, pourvu qu’elle le fît mourir ; en ce même temps-là les Syriens à la persuasion de Q Didius gouverneur de la province, mirent le feu à tous les navires qu’Antoine et Cléopâtre avaient fait bâtir pour se sauver sur la mer rouge, et les rois et les princes leurs alliés refusèrent de les secourir en cette seconde guerre. En quoi certes parmi les grands bienfaits qu’ils avaient reçus d’Antoine, ils montrèrent moins de constance et moins de fidélité en son endroit que les gladiateurs, qui étaient des personnes serviles, et nourris en une basse condition, vu que ces misérables ayant su son infortune, se délibérèrent de le secourir, et à cet effet partirent de Cyzique où ils faisaient leurs exercices, et tirèrent droit en Égypte pour l’aller trouver. Sur leur chemin, Amyntas Roi de Galatie, et les enfants de Tarcondimote, roi de Cilicie, qui suivant la fortune avaient abandonné Antoine, leur voulurent empêcher le passage ; mais ils firent un si généreux effort, que malgré eux il se rendirent en la Syrie. Et comme Q Didius voulut encore leur donner le même obstacle, ils lui firent beaucoup de peine, et quelques offres qu’il leur fît, ils ne voulurent jamais renoncer à leur parti. Mais voyant que le passage leur était fermé, dépêchèrent vers Antoine pour le conjurer de se rendre en la Syrie, l’assurant qu’il y trouverait un puissant secours pour ses affaires. Enfin n’ayant nulles nouvelles de lui et pensant qu’il fut perdu, ils se rendirent, quoi qu’à regret, à Didius, qui par leur capitulation les affranchit de la condition de gladiateurs, et les envoya aux faux-bourgs d’Antioche, en attendant qu’il sut la volonté d’Auguste. Depuis ils furent maltraités par Messala, qui sous ombre de les vouloir mettre dans les légions, les écarta et les tailla tous en pièces. Antoine et Cléopâtre n’étant pas autrement satisfaits d’Auguste, lui envoyèrent pour la seconde fois leurs ambassadeurs. Cléopâtre leur donna charge de lui promettre en son nom une prodigieuse somme d’argent pour sa rançon. Antoine le conjura de se souvenir de leur ancienne alliance et de leur parenté, et s’excusa de l’amitié qu’il portait à cette égyptienne, lui rameutent les privautés de leur jeunesse, et lui offrit de lui remettre entre ses mains un sénateur nommé Turulius, alors son intime ami, qui avait eu part au massacre de César, et par une désespérée fureur lui offrit de se tuer lui-même, moyennant qu’il pût impétrer la vie pour Cléopâtre.

Auguste reçut les ambassadeurs avec le prisonnier dans l’île de Cos, qui était dédiée à Esculape, et ayant Turulius en sa puissance le fit mourir au lieu même où il avait autrefois coupé les arbres du bois consacré à ce faux dieu ; de sorte que son malheur fut attribué à une punition divine. Cependant il ne fit point d’autre réponse à cette seconde ambassade qu’à la première.

Antoine pensant vaincre son opiniâtreté, dépêcha vers lui son fils Antille, chargé d’une grande quantité d’or pour lui en faire présent de sa part. Cléopâtre lui envoya aussi de nouveaux ambassadeurs, mais il les traita toujours comme à la première fois. Toutefois craignant que le désespoir ne leur fît prendre quelque furieuse résolution, et qu’ils ne r’alliassent de nouvelles forces, ou qu’ils ne se jetassent dans les Gaules ou dans l’Espagne, où Antoine avait beaucoup d’amis, ou bien même que voulant périr, ils ne fissent périr avec eux les grands trésors qu’ils avaient amassez, et que Cléopâtre avait enfermés dans les tombeaux des rois d’Égypte, où elle menaçait de les brûler avec elle, si on refusait d’user de clémence en son endroit : il envoya vers elle un de ses affranchis nommé Thyrsus, auquel il commanda de lui faire la cour en son nom, de l’emplir de bonnes espérances, et de l’assurer qu’il était amoureux d’elle, espérant que par ce moyen cette ambitieuse femme pourrait être induite à faire mourir Antoine. En quoi certes il ne se trompa point. Devant que cela se passât, il arriva qu’Antoine ayant eu avis que Cornelius Gallus avait pris l’armée de Scarpus, et s’était saisi de Paretoine, rompit son voyage de Syrie où les gladiateurs l’appelaient, et ayant passé en Égypte avec une assez puissante suite de vaisseaux et de gens de guerre, se présenta devant Paretoine, se promettant ou de gagner les soldats de cette armée qui lui étaient de longtemps bien affectionnez, ou de contraindre à vive force Gallus, de la lui remettre entre les mains. Mais par le bon ordre qu’y mit Gallus, il ne fut pas en sa puissance de parler à un seul des soldats, de sorte qu’il fut contraint de s’en retourner sans rien faire, d’autant qu’il ne se trouva pas assez fort pour prendre la ville, d’où même Gallus fit une sortie qui incommoda fort ses navires. En ces entrefaites, Auguste qui s’approchait toujours, prit Péluse par force, ou comme l’on crut, par la trahison de Cléopâtre, qui pour ménager sa grâce la lui avait laissé forcer : car abusée par les discours de Thyrsus, elle se figurait qu’Auguste avait de la passion pour elle, et qu’elle se rendrait aussi puissante sur son esprit, comme elle avait été sur celui de César et sur celui d’Antoine.

De sorte que non seulement elle se promettait de sauver sa couronne et son royaume d’Égypte ; mais outre cela, elle croyait se voir maîtresse de l’empire romain par les amours d’Auguste. Sa vanité fut cause, que comme il se présenta devant Alexandrie, elle défendit secrètement aux habitants d’employer leurs armes contre lui, encore qu’en public elle leur commandât de lui courre sus comme à un ennemi. Antoine averti de la prise de Péluse, quitta le siège de Paretoine, et revint en grande hâte vers Alexandrie. À son abord, ayant fait descendre sa cavalerie de dessus ses vaisseaux, il alla charger celle d’Auguste qui était fatiguée du chemin qu’elle avait fait, et eut beaucoup d’avantage en cette rencontre. Enflé de ce succès, il osa bien se préparer à une seconde journée, mais étant venu aux mains, il fut encore misérablement vaincu.

Ayant perdu la bataille, il se retira dans sa flotte, résolu de combattre encore par mer, ou de se sauver dans l’Espagne. Toutefois Cléopâtre qui traversait tous ses desseins, lui débaucha un grand nombre de ses vaisseaux, qu’elle fit passer du côté d’Auguste pour continuer ses infâmes pratiques. Et cependant cette rusée égyptienne feignant d’avoir peur de lui, se retira avec un eunuque et deux servantes dans l’enclos des tombeaux des rois d’Égypte, comme pour s’y défaire elle-même, de peur de tomber en la puissance du vainqueur, mais en effet pour y attirer et pour circonvenir Antoine en faveur d’Auguste. Antoine voyait bien qu’elle le trahissait, mais l’amour l’empêchait de le croire. Et par un déplorable aveuglement, il avait plus de pitié d’elle que de soi-même. Cléopâtre sachant cela, et se figurant que s’il entendait une fois qu’elle se fut tuée, il se ferait aussi mourir, lui envoya dire que ne pouvant se voir en la puissance d’un autre que lui, elle avait prévenu ce malheur par une glorieuse mort. Antoine le croyant, sans attendre davantage, conjura un des siens de lui vouloir faire ce bon office de le tuer. Mais ce fidèle serviteur au lieu de lui obéir, se passa l’épée à travers du corps. Antoine voulant imiter son exemple, se donna un grand coup de la sienne, et tomba comme mort sur la place, tant la plaie fut profonde. Là dessus il se fit un grand bruit de ceux qui déploraient un si funeste accident, que Cléopâtre l’entre ouït du lieu où elle s’était retirée : à cause de quoi, elle mit la tête dehors pour savoir ce que c’était ; et ayant été reconnue par les amis d’Antoine, ils firent un tel cri qu’il revint à lui : et comme on lui dit qu’elle était pleine de vie, il eut regret de mourir, et fit tout ce qu’il pût pour reprendre sa vigueur : mais il avait tant perdu de sang, qu’il vit bien à sa faiblesse qu’il fallait sortir du monde, et là dessus pria ses amis de le vouloir porter au lieu où était Cléopâtre : ce qu’ayant fait, ils l’attachèrent comme ils purent à des cordes qui étaient pendues aux créneaux pour tirer les pierres dont on y bâtissait, et elle assistée de ses servantes et d’un eunuque, le tira en haut, où étant il se mit en son giron, et ne tarda guère à rendre l’âme entre ses bras. Cléopâtre pour obliger Auguste, l’avertit de ce désastre, toutefois se doutant de quelque rigueur, elle se tint dans son enclos, où étaient son or, son argent, et ses pierreries, résolue de faire tout périr avec elle, s’il ne l’assurait de lui conserver sa couronne. Auguste de son côté ne lui voulait rien promettre, afin de la traiter comme une captive, et de la faire servir d’ornement à son triomphe : mais craignant que se voyant hors de toute espérance de salut, elle ne fît ce dont elle l’avait menacé ; pour la prendre en vie, et encore plus pour avoir ses riches trésors, lui envoya un chevalier nommé Proculeius, et un affranchi appelé Épaphrodite, et leur prescrivit ce qu’ils devaient faire en cette occasion. Comme ils furent entrez par surprise au lieu où elle était, ils lui proposèrent quelques conditions assez tolérables, auxquelles donnant son attention, devant qu’elle pût répondre, ils se saisirent d’elle, lui disant qu’Auguste désirait de la voir, et qu’elle devait attendre toute sorte de clémence d’un si bon prince. Elle leur demanda quelques jours pour inhumer et pour rendre les derniers devoirs à Antoine : ce qu’ils lui accordèrent, et cependant ôtèrent tous les couteaux, tous les serpents et tous les poisons qu’ils purent découvrir, et dont elle avait fait provision pour abréger sa vie, si on la voulait traiter en prisonnière : puis les jours de son deuil étant expirés, ils la menèrent en son palais, sans lui ôter personne de sa suite, afin de la faire toujours bien espérer d’Auguste. Se fiant à la puissance de sa beauté et de ses attraits, elle demanda de parler à lui, pensant pouvoir le charmer comme elle avait charmé César et Antoine : et comme il lui eut promis de lui faire cette faveur, elle se prépara pour le recevoir en son habit de deuil, dont elle s’était assez négligemment parée ; fit mettre au dessus de son trône et d’une superbe couche qu’on lui avait dressée, divers portraits de César : cacha dans son sein les lettres qu’il lui avait écrites pendant leurs amours, et en attendant Auguste, s’alla jeter sur son lit comme une femme pleine d’amertume, de douleur, et de désespoir.

Aussitôt qu’il fut entré dans sa chambre, elle sauta promptement à terre, et toute honteuse lui fit la révérence et lui dit : le ciel te bénisse, etc.  Auguste ne repartit rien à ces paroles, mais craignant qu’elle ne se défit, l’exhorta seulement d’espérer bien de sa clémence, bien qu’il fut résolu de la mener en triomphe. Cependant, encore qu’il ne lui eut rien changé de son train, il fit soigneusement prendre garde à elle, de peur qu’en ce désespoir elle ne se tuât pour abréger sa misère. Elle qui se doutait de ses intentions, et qui aimait mieux mourir de mille morts, que de se voir menée captive pour servir de spectacle parmi son triomphe, pria Auguste de la vouloir faire mourir, et ne pouvant impétrer cela de lui, rechercha tous les moyens dont elle pût s’aviser pour s’ôter du monde. Mais voyant qu’elle était épiée de trop prés, elle dissimula son deuil, et feignant de vouloir user de la grâce d’Auguste, dit qu’elle était contente de passer la mer avec lui, et qu’elle se promettait que Livia intercéderait pour elle. Et là dessus acheta quelques raretés, comme si elle eut voulu les lui porter, afin que par ce moyen elle pût tromper Auguste et ses gardes, et les rendre moins soigneux à considérer ses actions. Ayant assez heureusement conduit cette trame selon son intention, et s’apercevant qu’Épaphrodite, qui comme celui auquel elle avait été baillée en garde, était un des plus curieux observateurs de ses déportements, n’était plus si actif auprès d’elle qu’il avait été auparavant, elle prit du papier et de l’encre, écrivit une lettre à Auguste pour le prier qu’il lui fît donner sa sépulture avec Antoine ; et pour ôter Épaphrodite de là, lui bailla à porter, sous couleur que c’était pour d’autres importantes affaires : mais à peine fut-il sorti, qu’elle prit ses plus somptueux et magnifiques habits, se para de toute la pompe d’une grande reine, et puis se jeta sur son superbe lit, où elle rendit l’âme aussitôt qu’elle se fut couchée. On ne pût savoir au vrai de quel genre de mort elle était décédée, d’autant qu’on ne trouva sur elle aucune marque de violence ou de poison : seulement aperçut-on sur son bras de petites piqûres dont il était assez légèrement taché. Quelques-uns crurent que c’étaient des piqûres d’un aspic, qu’elle s’était fait secrètement apporter dans une buye ou dans un panier avec des fruits et avec des fleurs. Les autres devinèrent qu’elle se les était faites avec l’aiguille de ses cheveux, qu’elle avait frottées d’un poison de telle nature, que sans beaucoup de douleur, et sans gâter ou rendre difforme le corps, il faisait mourir la personne aussitôt qu’il avait seulement touché son sang. Quoi que c’en soit ; Cléopâtre redoutant une honteuse captivité, se fit ainsi mourir après avoir abusé Auguste. Il apprit cette nouvelle avec beaucoup de regret ; même on dit que pour la sauver, il s’efforça de faire sucer le venin à des psylles, croyant qu’elle était morte de la piqûre d’un aspic. Il eut pitié de son désastre, et admirant son courage, se plaignit qu’elle lui avait ravi la plus grande gloire et le plus magnifique ornement de son triomphe. Telle fut la fin d’Antoine et de Cléopâtre, dont les fatales amours avaient causé tant de malheurs aux romains et aux égyptiens, ou plutôt à tout l’univers ensemble. Auguste pour couper les racines de la guerre, fit tuer aux pieds d’une statue de Jules César, l’aîné des enfants d’Antoine et de Fulvia ; qui s’y était jeté, pensant qu’elle serait respectée et qu’elle le sauverait. Il fit outre cela étrangler Antille, l’aîné des enfants d’Antoine et de Cléopâtre, quoi qu’il eut fiancé sa fille par leurs derniers traités. Quant à Césarion, qu’Antoine avait voulu faire croire être issu d’un légitime mariage d’entre César et Cléopâtre, il s’en était fui en Éthiopie ; mais ayant été trahi par son gouverneur, il fut ramené à Alexandrie, où Auguste le fit mourir sans avoir aucune pitié de l’innocence de son âge. On dit qu’il fut induit à cette cruauté par le philosophe Arius, d’autant que l’ayant consulté sur ce qu’il en devait faire, il lui répondit, que la pluralité des Césars n’était pas bonne. Il montra plus de clémence à l’endroit des autres enfants d’Antoine et de Cléopâtre. Même il fit épouser leur fille, qui portait le nom de Cléopâtre, au jeune Juba, auquel il donna pour son mariage le royaume de son père, et fiança les deux fils, Alexandre et Ptolémée, aux filles que sa sœur Octavia avait eus d’Antoine, et leur donna tout ce qu’ils pouvaient espérer de lui. Il voulut aussi, que les affranchis payassent comptant à Jules Antoine, fils de Fulvia et de lui, tout l’argent qu’ils étaient obligés par les lois de lui laisser à leur mort. De ceux qui jusqu’à cette dernière extrémité avaient assisté Antoine, il en fit mourir quelques-uns, et pardonna aux autres, soit de son propre mouvement, soit à la prière de ses amis. Et comme on lui eut présenté plusieurs jeunes princes enfants de rois, qu’Antoine faisait élever, les uns avec honneur, et les autres avec opprobre, comme otages de la foi de ses ennemis, il en renvoya les uns à leurs parents, maria les autres, et retint les autres auprès de sa personne. Au reste, ayant honte de ruiner une si grande, si riche et si belle ville, il dit, qu’il pardonnait aux habitants d’Alexandrie pour l’amour du Dieu Sérapis qui y était adoré, à cause de la mémoire d’Alexandre qui l’avait bâtie, et en faveur du philosophe Arius, qui en étant citoyen, l’avait conjuré de ne vouloir point ruiner le lieu de sa naissance. Après cela, il désira d’aller voir le corps d’Alexandre qui avait son tombeau au milieu de la ville où il reposait dans une chasse de verre, qui avait été faite expressément pour conserver les reliques d’un si grand prince, embaumées à la façon d’Égypte. Comme il l’eut vu de prés jusqu’à le toucher, il l’honora d’une couronne qu’il lui offrit, et de mille fleurs qu’il épandit dessus ; et comme on lui demanda s’il ne voulait pas aussi voir les corps des Ptolémées, il répondit, qu’il avait désiré voir un Roi, et non pas des morts. Auquel propos on raconte encore que les alexandrins le conviant et le pressant de voir leur apis, il leur repartit, qu’il avait accoutumé d’adorer des dieux, et non pas des bœufs. Depuis il convertit la monarchie des égyptiens en une province romaine, qu’il rendit tributaire à l’empire, et en confia l’administration à un chevalier nommé Cornelius Gallus, duquel depuis il fut assez mal reconnu, encore qu’il le tint au rang de ses plus particuliers amis. Le grand nombre du peuple qui se trouvait dans les villes, dans les bourgades, et dans les villages de ce riche pays, l’inconstance et la légèreté des esprits de cette nation, et l’abondance des biens qui croissent en cette fertile terre que le Nil arrose et engraisse du limon qu’il traîne, furent cause que redoutant quelque mouvement, non seulement il n’osa en commettre le gouvernement à un sénateur, mais même défendit à tous ceux de cette qualité d’y mettre jamais le pied, sans en avoir une particulier permission du prince. On ne saurait dire les grands trésors qu’il trouva dans le palais de Cléopâtre, qui avait dépouillé jusqu’aux temples des dieux pour l’emplir de ses sacrilèges : et d’autant qu’il avait sauvé la ville du pillage des soldats qui s’en étaient promis le butin, pour les contenter il imposa un subside sur les habitants, et leur distribua l’argent qu’il en fit recueillir, et outre cela leur fit encore beaucoup d’autres largesses pour les récompenser de tant de peines et de tant de fatigues qu’ils avaient supportées durant le cours de cette ennuyeuse guerre. Il fit encore de magnifiques présents aux sénateurs et aux chevaliers qui avaient suivi son parti, et en somme emplit tout l’empire romain des dépouilles d’Antoine et de Cléopâtre. Enfin après avoir fait accommoder en divers endroits le lit et les canaux du Nil, pour rendre la contrée plus fertile, afin de fournir toutes sortes de commodités et de provisions à Rome, dont Alexandrie fut depuis comme le magasin, et après avoir mis ordre aux autres affaires de cette province, il s’achemina en la Syrie, et de la Syrie s’en alla dans les autres provinces de l’Asie, où il passa son hiver, et y composa les différents de tous les sujets de l’empire, et même ceux des étrangers. Cependant Rome s’épandait en réjouissances, et le sénat décernait toutes sortes d’honneurs à Auguste pour une si célèbre victoire. Car il ordonna, qu’il triompherait des égyptiens et de Cléopâtre, voulant par ce moyen couvrir l’honneur d’Antoine et des romains, qui avaient été vaincus en cette guerre, et outre cela lui fit dresser un arc triomphal en la place de la ville, et un autre au port de Brindes. Il ordonna aussi, que les proues des navires d’Antoine seraient apportées au pied de la statue de César. Qu’on célébrerait de cinq en cinq ans des jeux solennels à l’honneur d’Auguste. Que le jour auquel il était venu au monde, et celui auquel on avait reçu la nouvelle de cette victoire, seraient mis entre les fêtes de Rome. Que les vierges vestales, le sénat, les chevaliers, et tout le peuple, hommes et femmes, iraient au devant de lui lors qu’il aborderait dans la ville. Que durant tout le cours de sa vie il aurait la même puissance et la même autorité qu’avaient les tribuns du peuple, c’est à dire, que sa personne serait sainte et sacrée : et ajoutant à cela ; qu’il pourrait assister et secourir tous ceux qui réclameraient son aide, non seulement dans l’enceinte des murailles de la ville, mais même jusqu’à un mille au dehors ; ce qui n’était octroyé à aucun des tribuns ordinaires. Davantage il ordonna, qu’aux oraisons que les prêtres et les vestales faisaient pour la prospérité du sénat et du peuple romain, on ferait une particulière prière pour lui, et qu’aux festins, aux jeux et aux assemblées solennelles, chacun de quelque qualité qu’il fut lui céderait la première place. Ce serait chose superflue et ennuyeuse de réciter tous les autres honneurs qui lui furent décernés, et de représenter le grand nombre de statues et d’images qui furent dressées par tout à son honneur. Il suffit de dire, que tout ce que la vanité des romains pût inventer, lui fut déféré, jusqu’à insérer son nom avec le nom des dieux dans les hymnes qu’on chantait pour célébrer leur gloire.

Ayant passé une partie de l’hiver en la basse Asie, et une partie de l’été en la Grèce, enfin il prit le chemin de Rome, où il recueillit un doux fruit de sa victoire, vu qu’il y fut reçu avec tout l’honneur, toute la joie, toute la pompe et toute la gloire qu’on se saurait imaginer. On fit des sacrifices publics pour son entrée, et son triomphe dura trois jours. Le premier jour il triompha des Pannoniens, des Dalmates, des Japiges, et de quelques provinces d’Allemagne que Carina avait subjuguées, à raison de quoi aussi il lui fit part de son honneur, et voulut qu’il l’accompagnât à cette entrée. Le second, il triompha à cause de la victoire obtenue à Actium. Le troisième, il triompha des égyptiens et d’Alexandrie. Mais encore que les autres triomphes fussent pleins de splendeur et de magnificence, à cause des riches dépouilles qui y furent apportées, si ce n’est que ce troisième fut le plus superbe et le plus pompeux de tous. Entre les autres ornements, il y fit mener en montre l’image de Cléopâtre couchée sur son riche lit, comme quand elle mourut ; et pour donner à entendre le genre de sa mort, il voulut qu’elle fut représentée avec un bras nu, sur lequel il y avait un serpent attaché qui la piquait. Pour comble de gloire, il fit marcher auprès de son effigie son fils Alexandre et sa fille Cléopâtre, auxquels de son vivant elle avait fait porter les noms du soleil et de la lune. Ce triomphe fut d’autant plus doux aux yeux des romains, qu’incontinent après, non seulement Auguste déchargea la ville et les provinces des anciens subsides dont elles avaient été excessivement chargées ; mais même il jeta une telle abondance d’or et d’argent parmi le peuple, que le prix des héritages commença à hausser, d’autant que tout le monde avait moyen d’en acheter. Mais parmi les honneurs qui furent rendus à ce prince, il n’y en eut point qui lui fut plus agréable que l’ordonnance que fit le sénat, qu’on fermerait les portes du temple de Janus, pour témoigner une pleine paix et un plein repos par tout l’empire. Il est vrai que les Allemands étaient encore alors en armes, et que les Cantabriens et les Astures aux frontières d’Espagne, remuaient aussi : mais Statilius Taurus réprima ces derniers, et Nonius Gallus dompta les Allemands. Auguste ayant joui de la gloire du triomphe, voulut reconnaître les dieux qu’il croyait être auteurs de ses victoires. Et tout premièrement il dédia le temple de Minerve, et un palais qu’on avait bâti à l’honneur de son père, dans lequel il fit élever une image de la victoire qui avait été autrefois apportée de Tarente à Rome, et la para des dépouilles des égyptiens, comme voulant déclarer qu’il devait sa bonne fortune à la victoire qu’il avait remportée contre Antoine.

Il emplit aussi des même dépouilles de l’Égypte, la chapelle de son père, le temple de Jupiter qui était au capitole, et ceux de Junon et de Minerve. De sorte que l’on juge que Cléopâtre, quoi que vaincue par Auguste, avait néanmoins part à sa gloire, vu qu’on répandit ses ornements dans les temples de Rome, et que l’on mit son image dans celui de Venus, comme pour conserver la mémoire d’une si fameuse princesse. Parmi cela, ce ne furent plus que jeux, que combats, que spectacles, et que recréations à Rome. Et quoi qu’Auguste se trouvât un peu mal, il ne voulut point qu’on interrompit la joie du peuple. En ce même temps Marcus Crassus, qu’Auguste avait envoyé en la Grèce et en la Macédoine pour en chasser les daces et les basternes, leur donna la chasse, les poursuivit jusque dans leurs pays, et remporta sur eux et sur divers autres barbares de glorieuses victoires, et même tua de sa main propre Deldon, roi des Basternes. Ces victoires acquirent de nouveaux honneurs à Auguste, et à celui qui les avait obtenues sous ses auspices. En somme, l’état de Rome qui avait été au commencement sous la puissance des rois, puis sous celle des consuls, dont la création dépendait du peuple, et qui même durant quelque peu de temps avait éprouvé la tyrannie des décemvirs, et enfin celle du triumvirat, se vit réduit sous l’autorité d’un monarque absolu, que les divisions civiles élevèrent à ce haut degré d’honneur. Auguste se voyant un si pesant fardeau sur les épaules, fut en doute s’il devait remettre le gouvernement entre les mains du peuple, et rendre une pleine liberté à sa république. Sur quoi il voulut avoir l’avis de Mécène et d’Agrippa, ses deux plus confidents amis. Agrippa (qui peut sembler une chose prodigieuse en un homme de guerre, et en un grand capitaine, qui avait tant de part à la gloire de la monarchie) lui conseilla de renoncer à cette ambition, de se dépouiller de cette souveraine puissance, et de résigner son autorité au peuple, et de la confier aux plus honorables citoyens. Ses raisons étaient en somme : qu’ayant voulu faire croire à tout le monde qu’il n’avait pris les armes que pour venger la mort de son père, etc. Ayant dit cela, il se tut.

Auguste ayant ouï les raisons de ces deux grands personnages, en la probité desquels il avait une particulière confiance, préféra l’opinion de Mécène, mais ne sut point mauvais gré à Agrippa de l’avis qu’il lui avait donné de se démettre de la souveraine autorité pour la rendre au peuple, sachant bien que sa franchise était exemptée de venin, et qu’au lieu de haïr sa puissance, il était passionné pour sa grandeur : se figurant au reste qu’il lui avait présenté ce qu’en son âme il croyait être le plus juste, le plus utile, et le plus honorable pour lui. Voire même parmi cette diversité de leurs conseils, il ne laissa pas de se servir d’Agrippa pour exécuter ce que Mécène lui avait persuadé de faire pour affermir son autorité. Cette même année-là il prit le nom d’empereur, non pas à la façon qu’on avait de coutume d’en honorer les grands chefs de guerre qui avaient remporté quelque insigne victoire, mais pour se déclarer prince absolu de tout l’empire romain, suivant le dessein qu’en avait eu César, auquel ce même titre avait été déféré. Outre cela, il accepta la qualité de censeur, et prit pour son collègue Agrippa, auquel pour se lier plus étroitement d’amitié avec lui, il fit épouser la fille de sa sœur. Étant en cette charge, il purgea de nouveau le sénat qui s’était tellement multiplié par la licence des guerres, qu’ils étaient bien mille dans ce corps, et fit tant par ses remontrances, que plusieurs de ceux qui se sentaient indignes d’y entrer, tant à cause de la bassesse de leur naissance, ou à raison de leur infâme vie, s’en retirèrent de leur plein gré, de peur de recevoir l’affront et la honte d’en être chassez. Ceux qui nonobstant leurs défauts, s’opiniâtrèrent à y demeurer, coururent fortune d’être publiquement diffamés, mais les ayant enfin rangez à suivre l’exemple des autres, il leur remit cette honte, et se contenta de les voir hors du sénat, qu’il remplit d’autres personnes plus dignes d’en posséder l’honneur. Ayant eu avis qu’Antiochus, roi de Commagène, avait fait assassiner un ambassadeur, que son frère, avec lequel il avait querelle, avait envoyé à Rome, il le fit ajourner pour comparaître devant le sénat, et le condamna à mourir en punition de cette violence.

L’année suivante il dédia le temple d’Apollon qu’il avait fait bâtir, et donna divers jeux et divers spectacles au peuple ; et n’y pouvant assister à cause de son indisposition, il voulut qu’Agrippa en eut tout le soin, mais il ne laissa pas d’en faire la dépense, outre laquelle il fit encore de magnifiques largesses au peuple. Même parce qu’il y avait des sénateurs qui étaient si pauvres, qu’ils ne pouvaient soutenir leur dignité, il leur fit de grands biens, et par ce moyen s’acquit la faveur et les bonnes grâces de tout le monde, qui allait bénissant la douceur de son règne. Là dessus se ressouvenant des reproches qu’Antoine lui avait autrefois faites, qu’il ne tenait qu’à lui que la république ne reprit et ne rentrât en sa première autorité, et d’ailleurs se confiant en la bonne volonté de ses citoyens, il fit assembler le sénat comme pour se déposer de l’empire, et y porta une longue harangue qu’il avait composée pour persuader à la compagnie, qu’à bon escient il se voulait décharger d’un si pesant fardeau, et renoncer aux affaires pour jouir de la douceur du repos ; mais on crut que c’était un pur artifice dont il usait pour sonder les courages, et pour amuser le monde, vu même qu’il avait attiré ses amis qui étaient les plus puissants dans le sénat, pour s’opposer à cette résolution, et pour le conjurer de n’abandonner point la république, qui aux termes où étaient les affaires, ne pouvait être gouvernée que par un monarque absolu.

Il se laissa donc aisément vaincre aux prières qui lui furent faites de retenir sa dignité ; et pour l’obliger plus étroitement, le sénat ordonna que les soldats destinez pour sa garde auraient double paye, et seraient plus favorablement traités que les autres gens de guerre. Cependant pour se montrer populaire, il protesta qu’il ne se laisserait jamais persuader de gouverner seul tant de grandes provinces, mais qu’il désirait que le sénat et le peuple les partageât avec lui : en suite de quoi il leur laissa l’Afrique, la Numidie, l’Asie, la Grèce, l’Épire, la Dalmatie, la Macédoine, la Sicile, la Candie, la Bithynie, le pays de Pont, la Sardaigne, et l’Andalousie, et se retint les autres, c’est à savoir l’Espagne, les Gaules, la Cœlésyrie, la Phénicie, la Cilicie, la Chypre et l’Égypte. Mais l’on vit bien par l’inégalité de ce partage, qu’il s’était réservé les meilleures provinces, et celles où il y avait de plus vaillants hommes, afin de s’en pouvoir servir aux occasions.

Toutefois il prit pour prétexte de son choix, que c’étaient des provinces qui comme pleines de tumultes, avaient encore besoin de l’œil du prince. Toutefois, pour faire croire avec plus de vraisemblance, qu’il était entièrement éloigné de l’ambition de la monarchie, il fit limiter à dix ans le temps du gouvernement des provinces qu’il avait choisies, et même ajouta avec quelque sorte de vanité, que s’il les pouvait rendre paisibles devant ce temps-là, il y renoncerait aussitôt. Il affecta particulièrement l’Asie et l’Afrique aux sénateurs, et voulut que ceux auxquels ces provinces échoiraient, les gouvernassent en titre de proconsuls, encore qu’ils n’eussent jamais exercé le consulat. Voire même il étendit cette qualité à tous ceux qui administraient les provinces qu’il avait laissées au peuple, qui pour cette raison prirent le nom de proconsulaires, au lieu que celles du prince furent appelées ou consulaires ou prétoriales, d’autant que ceux qu’il y envoyait pour être ses lieutenants, étaient personnes ou prétoriales ou consulaires. Parmi toutes ses dissimulations, on voyait bien qu’il se retenait la souveraine puissance, d’autant qu’il se réservait la disposition de l’argent et des gens de guerre, qui étaient dans les gouvernements qu’il avait feint de séparer du sien : néanmoins, comme s’il eut extraordinairement obligé et honoré le sénat et le peuple, on lui décerna encore de nouveaux honneurs, de sorte qu’il fut arrêté, qu’on planterait des lauriers devant son palais, et qu’on appendrait à leurs branches des couronnes de chêne, comme pour déclarer, qu’il était victorieux de ses ennemis, et sauveur de ses citoyens. Il avait passionnément désiré de prendre le surnom de Romulus, mais Numatius Plancus l’en dissuada, lui représentant que le peuple se figurerait qu’il voudrait mettre dans la ville la puissance des rois, et lui conseilla de prendre celui d’Auguste, comme plus plein de majesté et de gloire, vu qu’on appelait de ce nom les choses les plus saintes, les plus sacrées et les plus vénérables du monde. Ainsi il attira à lui toute l’autorité de l’empire, et se fit absolu monarque du monde. Toutefois il se sut bien garder de prendre le nom de roi ou dictateur qu’il savait être odieux aux romains : mais il prit ceux de tribun, de consul et de censeur, qui lui donnaient une pleine puissance et une autorité éminente par dessus tous les autres magistrats. Ce qu’il fit, d’autant que ces dignités ayant toujours été dans l’état populaire de Rome, c’était faire croire au peuple qu’il voulait tenir de lui toute la puissance qui lui demeurait, et cependant par ce moyen il avait le pouvoir de lever de l’argent, de dénoncer la guerre, de faire la paix, de disposer des affaires de la ville et des provinces : de condamner les sénateurs et les chevaliers à la mort, de mettre dans le sénat, et d’en chasser ceux qu’il lui plaisait ; d’empêcher tout ce qu’on eut voulu faire contre son opinion, et de faire mourir tous ceux qui ou de parole ou d’effet, eussent été si hardis que de l’offenser en sa personne, que le tribunal rendait sainte et sacrée. Et afin que sa puissance s’étendit même sur les choses divines, il prit encore la souveraine sacrificature, pour être le chef du collège des augures et des prêtres. Parmi cela, la qualité d’empereur le mettait au dessus les lois, et lui donnait une pleine autorité de faire toutes choses à sa volonté.

Quant au nom d’Auguste, il ne lui apportait aucune nouvelle puissance, mais il servait à exprimer la splendeur de sa dignité. Il ne l’eut pas si tôt pris, qu’il arriva une chose qui contribua à l’accroissement de sa gloire. Car le Tibre s’étant débordé, et ayant inondé dans toutes les places de la ville, les devins assurèrent que c’était un signe qu’il la soumettrait entièrement à son empire. Les flatteries suivirent ces bons présages, et entre autres Pacuvius étant tribun du peuple, contraignit tout le monde de se consacrer avec lui à Auguste, et ordonna qu’on ferait des sacrifices pour cette consécration. Cependant Auguste commençant à prendre plus particulièrement tout le soin de l’empire pour établir par tout une bonne police, fit maintes belles lois, qu’il voulut être concertées en présence de tout le monde, donnant à un chacun la liberté d’en dire son avis, afin de corriger ce qui ne serait pas jugé utile à la république. De quoi il se rapporta nommément aux consuls. Et pour faire toutes choses plus mûrement, il choisit les plus capables d’entre les autres magistrats, et fit tirer au sort quinze sénateurs qu’il prit pour l’assister par semestre, et pour lui donner conseil sur toutes les occurrences qui se pouvaient présenter : cela n’empêcha pas qu’il ne laissât au corps du sénat toute son autorité, qu’il ne lui renvoyât les ambassadeurs des rois et des provinces étrangères, afin de leur donner audience, et de les dépêcher, et qu’il ne lui communiquât les plus sérieuses et importantes affaires. Mais il était bien aise d’en traiter à part et hors de la foule du palais avec ces particuliers qui représentaient leurs collègues : outre le conseil qu’il prenait d’eux, il voulait qu’ils assistassent aux jugements qu’il rendait. Quant aux assemblées du peuple pour élire des magistrats, elles dépendaient purement de sa volonté. Toutefois il lui permettait bien d’en créer quelques-uns : mais il défendait les brigues et la corruption.

Ayant réduit les choses à ce point, il partit de Rome avec l’armée pour passer en Angleterre : mais étant arrivé en France, les ambassadeurs de cette île le vinrent trouver, et lui demandèrent la paix : ce qui fut cause qu’il s’y arrêta pour dresser l’état des Gaules, auxquelles on n’avait pu encore pourvoir ; d’autant qu’incontinent après qu’elles furent conquises, les guerres civiles s’élevèrent à Rome. Il employa quelque temps à y mettre l’ordre qu’il désirait, et à recueillir les cens et les tributs qu’on y avait imposés. De là il s’achemina en Espagne, et en fit aussi une province tributaire à l’empire romain. Étant de retour à Rome, il vit le devoir qu’avaient fait les sénateurs, de r’accommoder les chemins, dont il leur avait laissé le soin et la commission à sa sortie de la ville. Mais cette même année-là Statilius Taurus étant consul avec lui, il arriva une chose qui l’affligea grandement.

Cornelius Gallus, gouverneur d’Égypte, fut déféré de s’être licencié parmi la chaleur des festins et du vin, de dire quelques insolentes paroles contre lui ; de s’être fait dresser des statues par toute l’Égypte ; et d’avoir eu la vanité de faire graver son nom et ses faits sur les pyramides. Auguste indigné de son ingratitude, et irrité de son orgueil, lui ôta son gouvernement, et lui défendit sa maison. Mais sa disgrâce l’ayant exposé aux outrages, il se trouva de nouvelles charges, desquelles le sénat ayant voulu prendre connaissance, il se tua de regret. Cet accident emplit l’âme d’Auguste de douleur, et lui arracha ces paroles : qu’il s’estimait malheureux de ce qu’il était seul à qui il n’était pas permis de limiter son courroux contre ses amis, et d’en user comme il voulait.

Agrippa montra bien une autre modestie en tout ce qu’il fit de plus superbe et de plus magnifique pour l’ornement de Rome, vu qu’il en rapporta toute la gloire à Auguste, qu’il s’était proposé pour objet de ses plus belles actions : en ce même temps Polemon, roi de Pont, fut solennellement reçu entre les alliés du peuple romain. Les Anglais ne se pouvant accorder des articles du traité fait dans la France, Auguste pensait armer contre eux : mais comme il se préparait à cette guerre, il eut avis que les Salassiens au pied des Alpes, les Cantabriens et les Astures aux confins d’Espagne et dans les monts Pyrénées, s’étaient révoltés contre l’empire. Pour dompter les Salassiens, il envoya Térence Varron leur faire la guerre, qui fut bientôt achevée par la diligence et conduite d’un si bon capitaine. Afin de châtier l’audace des Cantabriens et des Astures, il voulut marcher en personne contre eux : mais ce dessein ne lui réussit pas si heureusement qu’il s’était peut-être figuré : car ces barbares se retirant dans les montagnes et dans les bois, ne lui permirent point de venir au combat, mais lors qu’il remuait son armée, ils lui dressaient diverses embuscades, et lui tuaient toujours quelques-uns de ses gens. Le peu de fruit qu’il recueillit de ses peines, l’affligea de sorte qu’il tomba en une dangereuse maladie, qui le contraignit de passer en Aragon pour se faire penser. Durant son absence, Antistius étant demeuré chef de son armée, eut un plus heureux succès, non qu’il fut meilleur capitaine que lui, mais parce que les Cantabriens et les Astures, qui n’avaient jamais osé venir aux mains contre Auguste, méprisant ce nouveau chef, lui présentèrent la bataille, dont il demeura victorieux. Après cette victoire, Carisius conquit la capitale ville des Astures, nommée Lancie, et soumit encore beaucoup d’autres places à l’obéissance des romains. D’autre côté Vinicius fit de grands progrès en l’Allemagne, où il vengea rudement l’injure que ces barbares avaient faite à quelques romains qui étaient allés trafiquer en leurs provinces. À cause de tant de bons succès arrivés à ses lieutenants, le sénat lui décerna l’honneur du triomphe, et l’ayant refusé il lui fit dresser un arc triomphal dans les Alpes, et ordonna que de là en avant au premier jour de janvier il porterait toujours une robe et une couronne de triomphateur. Durant tout cela, Agrippa qui était demeuré dans la ville, ouvrit tous ses trésors, et déploya toute sa magnificence pour embellir Rome. Car outre le superbe porche qu’il bâtit à Neptune en mémoire des victoires qu’il avait obtenues sur la mer, il fit achever cet incomparable ouvrage du Panthéon, qui dure encore aujourd’hui, et qu’on peut mettre entre les merveilles du monde. Quelques-uns croient qu’il fut ainsi appelé, parce qu’à l’entour des simulacres de Mars et de Vénus qui y étaient adorés, on voyait les images de tous les dieux. Mais d’autres assurent que ce nom lui fut imposé, d’autant qu’il fut fait sur le modèle et sur le patron du ciel, qui est le siège et le séjour de tout ce qui a nom de divinité. Tout à l’entrée il fit mettre sa statue joignant celle d’Auguste, qu’il y fit aussi dresser pour honorer toujours son bienfaiteur.

Auguste voulant reconnaître tant de témoignages qu’il lui rendait de son affection, lui donna la charge de faire en son absence le mariage du jeune Marcellus, fils de sa sœur, avec sa fille Julia, que le même Agrippa épousa depuis, après que Marcellus fut décédé. Et comme la maison d’Antoine qu’il avait donnée à lui et à Messala vint à être brûlée, il récompensa Messala en argent, mais il logea Agrippa tout auprès de son palais, et le fit son proche voisin. Auguste s’étant r’approché de la ville sur le commencement de l’année suivante, on se prépara pour lui faire toutes sortes d’honneurs à son entrée ; et lui de son côté demanda permission au sénat de faire une largesse au peuple. Mais le sénat lui fit réponse, qu’il n’était point sujet aux lois, et que cela dépendait de sa pure volonté. À son arrivée on fit force vœux, force prières, et force sacrifices pour son heureux retour, et pour sa prospérité. Outre cela, en sa faveur le jeune Marcellus fut reçu au sénat entre ceux qui avaient été prêteurs, et lui fut permis de demander le consulat dix ans devant qu’il eut atteint l’âge que les lois prescrivaient. Il fut aussi octroyé à Tibère, qui depuis fut son successeur, de pouvoir entrer en toutes les charges de la république cinq ans devant le temps qu’il devait attendre, en suite de quoi il fit Marcellus édile, et Tibère questeur. Cependant les Astures le sentant éloigné d’eux, se portèrent à une nouvelle révolte, et sous ombre de fournir du bled à l’armée qu’Auguste avait laissée en leur pays sous la conduite d’Æmilius, attrapèrent quelques soldats qui étaient allés pour le recevoir, et les massacrèrent, sous couleur de les vouloir assister. Æmilius Chastia sévèrement cette perfidie, fourrageant la campagne, brûlant leurs maisons, et saccageant toutes les villes où il pouvait entrer. En un autre coin du monde, Largus gouverneur d’Égypte, ayant mené son armée contre Sabos, roi de l’Arabie heureuse, tomba en un extrême malheur, non pas par la résistance de ses ennemis, mais par les excessives chaleurs que souffrirent ses soldats en ce voyage. Car ils y furent accueillis d’une maladie inconnue, à laquelle ne trouvant point de remède, la plus grande part d’entre eux périt misérablement dans ces déserts. Auguste étant alors pour l’onzième fois consul, fut aussi travaillé d’une si dangereuse maladie, qu’on désespéra de sa santé. Étonné de son mal, et comme devant bientôt rendre l’âme, il voulut mettre ordre à ses affaires, et pour cet effet fit venir vers lui les sénateurs, les magistrats et les principaux chevaliers de la ville, auxquels ayant parlé des affaires publiques, il bailla à Pison son collègue au consulat, un registre où il avait couché le nombre des armées et les revenus de l’empire. Après il livra à Agrippa l’anneau où était son cachet, ce qui fit croire à plusieurs qu’il le jugeait le plus capable de régner après lui, encore que tout le monde eut les yeux sur le jeune Marcellus, comme s’il eut dû recueillir cette grande succession. Cependant un médecin nommé Musa, ayant tenté toutes sortes d’autres remèdes, lui fit des bains et des breuvages froids, à l’aide desquels il le remit enfin en santé. En récompense de quoi, et lui et le sénat encore firent de grands présents à cet homme ; et même d’autant que c’était un affranchi, Auguste pour l’anoblir lui donna le privilège de porter l’anneau d’or, et en sa faveur donna franchise à tous ceux de sa profession. Et toutefois pour montrer qu’en cette cure il y avait plus eu de la puissance de la fortune, ou pour mieux dire de la providence divine, que de l’industrie du médecin ; le même Musa ayant depuis entrepris de guérir avec le même remède le jeune Marcellus qui tomba malade, son art se trouva inutile, de sorte que ce gentil prince, qu’on appelait la seconde espérance du peuple romain, mourut au grand regret de tous ses citoyens.

Toutefois cette mort n’arriva pas si tôt. Auguste ayant repris sa santé, porta au sénat le testament qu’il avait fait durant sa maladie, et demanda qu’il fut lu publiquement, afin de faire paraître à tout le monde qu’il n’avait point nommé de successeur, mais il en fut empêché par les prières de la compagnie. Et cependant on s’étonnait de ce qu’il avait préféré Agrippa à Marcellus, vu le grand amour qu’il portait à ce jeune seigneur qui était fils de sa sœur, à qui il avait donné sa fille, et qu’il avait comblé de toutes sortes d’honneurs, comme la personne du monde qu’il tenait la plus chère. Mais sans doute Auguste ne s’assurait pas entièrement de l’esprit de Marcellus, à cause de sa grande jeunesse, et voulait, ou que le peuple rentrât en la possession de son ancienne liberté, ou qu’Agrippa qui était uniquement aimé de ses citoyens, à raison de son éminente vertu, succédât à sa dignité. Encore qu’il n’eut point ouvertement déclaré son intention, de peur d’offenser Marcellus, toutefois il connut aussitôt que l’indice qu’il en avait donné, avait piqué ce jeune courage, et qu’il en voulait mal à Agrippa ; de sorte que craignant qu’ils n’en vinssent aux mains, il pourvut Agrippa du gouvernement de Syrie, afin qu’il eut une honorable occasion de se retirer de la cour : mais sa modération fut si grande, qu’à la sortie de Rome il demeura en l’île de Lesbos, et ne voulut point aller prendre possession de son gouvernement ; y envoya seulement ses lieutenants pour y tenir tout le monde en obéissance et en devoir.

Il est vrai que sa présence s’y trouvant nécessaire, il s’y achemina depuis, et même en partit avec l’armée pour passer dans le royaume de Pont, où il s’était élevé un dangereux mouvement, auquel il sut bien pourvoir par l’assistance qu’il reçut d’Hérode, roi des Juifs. D’autres rapportent cette histoire tout autrement, et disent, qu’Auguste nomma Marcellus son successeur, et qu’Agrippa de dépit se retira à Metelin ville de l’île de Lesbos, mais le premier récit semble plus véritable. Après cela, Auguste s’en alla à Albe, où il renonça au consulat, afin d’en laisser l’honneur à un autre ; qui fut un acte de modestie que tout le monde loua grandement, et encore plus quand on vit qu’il subrogea en sa place Sestius, qui ayant toujours tenu le parti de Brutus, témoignait encore ouvertement après sa mort qu’il honorait passionnément sa mémoire. Le sénat portant donc une singulière révérence à la vertu d’Auguste, le déclara tribun du peuple à perpétuité, ordonna, qu’en toutes les assemblées de la cour, encore qu’il ne fut pas consul, il ferait telle loi qu’il lui plairait : qu’il porterait toujours le titre de proconsul, et qu’il en exercerait la charge aussi bien dans la ville que dans les provinces : qu’il n’aurait que faire d’en renouveler l’institution, et que dans les provinces il aurait plus de puissance que les gouverneurs. Et de là est venu que depuis ses successeurs ont toujours été créées tribuns du peuple à leur avènement à l’empire. Durant que ces choses se passaient, il fut prié par les ambassadeurs des Parthes, de terminer le différent d’entre leur roi et son frère Tiridate, dont il avait déjà connu lors qu’il était en la Syrie, et d’où même il avait amené comme en otage le fils de ce roi. Auguste les renvoya au sénat, mais le sénat le pria de faire cet accord. Le Roi des Parthes demandait qu’on lui livrât son frère qui lui avait voulu ôter sa couronne, mais Auguste le lui refusa, et cependant lui renvoya son fils, afin qu’en échange il lui rendît les prisonniers, et les enseignes romaines qui avaient été prises par les Parthes aux défaites de Crassus et d’Antoine. Ce fut en ce temps-là que mourut le jeune Marcellus, qui fut pleuré de tout le monde. Auguste fit mettre son corps dans un superbe sépulcre, qu’il faisait bâtir pour y être lui-même inhumé, et outre cela fit une harangue funèbre à sa louange, et voulut qu’aux jeux solennels on portât son image faite en or, qu’on l’a mit sur une chaire d’ivoire avec une couronne d’or, et qu’on l’a plaçât au milieu de ceux qui présidaient à ces spectacles. On soupçonna Livia d’avoir contribué à cette mort, en haine de ce qu’il reculait ses enfants, mais il courut tant de maladies en ce temps-là à cause de l’intempérie de l’air, qu’il lui fut aisé de se purger de ce crime et de lever cette opinion. Sa perte fut accompagnée de plusieurs mauvais présages : on prit un loup dans la ville, le feu du ciel et la tempête gâtèrent beaucoup de maisons ; le Tibre s’enfla et se déborda, de sorte qu’il entraîna son pont, et fit que durant trois jours on n’alla que par bateaux dans la ville. L’année suivante eut aussi ses prodiges, car le même fleuve se déborda encore ; la foudre tomba sur les statues du Panthéon, et arracha la lance que celle d’Auguste tenait en sa main. Ensuite de quoi la peste affligea si cruellement l’Italie, qu’il n’y avait plus personne pour labourer les champs.

Les romains crurent que ce malheur venait de ce qu’Auguste n’était plus consul, et pour cette raison contraignirent le sénat de le créer dictateur, et de lui donner la charge de pourvoir à la ville. Le sénat pressé de la commune, qui menaçait de mettre le feu dans le palais si on l’a refusait, alla conjurer Auguste de vouloir accepter de si honorables charges que le peuple romain lui présentait avec tant d’ardeur. Il consentit de prendre le soin de faire venir des vivres dans la ville : mais quelque instance qu’on lui fît, il ne voulut point recevoir le titre de dictateur, dont il savait que le nom était odieux aux romains. En effet il n’en avait aussi que faire, vu qu’il avait une autorité plus grande que celle que cette qualité lui eut peu apporter. Outre cela on le voulut faire censeur perpétuel, mais il s’en excusa, et en créa d’autres en sa place. Cependant il ne laissa pas de faire beaucoup de choses qui appartenaient à cette charge : car il reforma les festins, régla les spectacles, modéra les combats des gladiateurs, et défendit aux petits fils des sénateurs, aux chevaliers, et aux femmes d’illustre extraction, de danser sur les théâtres ; de sorte qu’il ne se montrait pas seulement empereur, mais aussi législateur et censeur des romains. Or quoi qu’il usât de sa puissance avec une insigne modération, il ne pût empêcher que quelques-uns ne conjurassent contre lui : entre autres, Fannius, Cepion et Murena se laissèrent emporter à cette fureur. Mais ayant été découverts, ils furent premièrement condamnés par contumace, et depuis l’arrêt de leur mort fut exécuté par les ministres d’Auguste. Quand Cepion fut pris, il y eut un de ses esclaves qui se mit en devoir de le défendre les armes à la main, dont le père du criminel lui sut si bon gré qu’il le mit en liberté, et outre cela, aux yeux de toute la ville en fit attacher en croix un autre qui l’avait trahi : voire même il eut bien la hardiesse, de faire écrire la cause de son supplice sur son gibet. Auguste qui en apparence devait s’offenser de cette liberté, n’en fit aucune démonstration, mais donna cela à la douleur d’un père qui avait misérablement perdu son fils. Environ ce temps-là il remit au peuple les provinces de Cypre et de la Gaule Narbonnaise, qui n’avaient plus besoin de l’assistance de ses armes ; de sorte qu’elles devinrent proconsulaires, au lieu qu’auparavant elles étaient consulaires. Son règne fut encore troublé en ce temps-là par les Astures et par les Cantabriens, mais Furnius arrivé au secours de Carisius, les dompta puissamment pour la dernière fois ; de sorte que les principaux et les plus vaillants des Cantabriens ne pouvant plus lui résister, en ce désespoir se firent mourir pour prévenir la punition de leur crime, et les Astures après avoir été défaits, se remirent derechef sous le joug des romains.

D’un autre côté les Éthiopiens sortis de leur pays sous la conduite de leur reine Candace, entèrent en Égypte, où ayant surpris les villes d’Éléphantine, de Philis et de Sienne, taillèrent en pièces leurs garnisons, se rendirent maîtres des places, et pour montrer le peu de révérence qu’ils portaient au nom d’Auguste, renversèrent ses statues, et leur firent toutes sortes d’outrages ; mais Petronius gouverneur de la province, suivi de dix mille hommes de pied, et huit cens chevaux, leur donna la chasse, et les contraignit de se sauver dans Plescha, ville d’Éthiopie, où il leur envoya demander le sujet de ce mouvement, et d’où venait qu’ils avaient tourné leurs armes contre l’Égypte. À quoi ils répondirent, que ç’avait été pour se venger des princes et des rois d’Égypte qui les avaient les premiers offensez. Sur quoi Petronius leur fit dire, que les rois n’avaient plus rien en cette province-là, et qu’elle appartenait à l’empereur Auguste César. Entendant cela, ils demandèrent trois jours pour aviser à ce qu’ils avaient à faire : mais le terme qui leur fut accordé étant expiré, ils ne se mirent en nulle sorte de devoir de contenter les romains. Petronius indigné de leur insolence, fait marcher son armée contre eux, les contraint de venir aux mains, et parmi une faible résistance qu’ils font avec leurs mauvaises armes, en taille une partie en pièces, met le reste en fuite, et prend prisonniers ceux qui s’étaient voulu sauver dans la ville, dans les déserts et dans une île voisine. Il y avait parmi ces prisonniers force chefs de l’armée de la Reine Candace, qu’il envoya avec les autres à Alexandrie. De Plescha il passa à Premne, ville forte d’assiette, et environnée de sablons, où l’armée du grand Cambyse se perdit par la violence des tempêtes.

D’abord il l’emporta, et puis s’achemina vers Nepata ou Tanape, ville royale où Candace faisait élever son fils. Quant à elle, elle se tenait à un château assez proche de la ville, d’où elle envoya rechercher Petronius d’accord, lui offrant de lui rendre les statués et les prisonniers qui avaient été pris en l’Égypte : mais Petronius s’étant cependant saisi de la ville, et en ayant chassé le prince d’Éthiopie, l’a désola : et l’a démantela, voyant qu’il ne l’a pouvait garder. À même temps, croyant qu’on ne pouvait passer plus outre, il rebroussa chemin, s’en revint avec son butin à Premne, où il laissa une assez puissante garnison pour réprimer les courses des Éthiopiens. Depuis s’étant retiré à Alexandrie, il envoya environ mille de ses prisonniers à Auguste, et vendit le reste comme des esclaves subjugués par les armes. Candace, courageuse princesse, irritée de cet affront, mit son armée aux champs, et alla investir les garnisons des romains : mais Petronius ayant éventé son dessein, l’avait prévenu, s’était jeté dans la place qu’il avait mise en état de se défendre contre toute sa puissance. Ne pouvant donc faire autre chose, elle envoya vers lui pour faire un nouveau traité, mais il dit à ses ambassadeurs, que s’ils désiraient faire quelque chose, ils s’en allassent vers Auguste César.

À quoi ayant réparti, qu’ils ne savaient pas s’il y avait un César au monde, ni en quel lieu ils le pourraient trouver, il leur bailla des guides qui les menèrent en l’île de Samos, où ils trouvèrent Auguste qui se préparait pour s’acheminer en la Syrie, et obtinrent aisément de lui tout ce qu’ils lui demandèrent, voire même la décharge des tributs que l’on exigeait de leurs provinces. À la naissance de cette guerre d’Éthiopie, Auguste était en la Sicile, où il s’était acheminé pour y apporter de l’ordre et de la police, et pour faire puis après le semblable dans les autres provinces jusqu’à la Syrie. Durant son absence, il s’éleva divers tumultes à Rome pour la création des consuls, dont se sentant offensé, parce qu’on le rappelait pour les apaiser, il se résolut de pourvoir d’un gouverneur qui pût réprimer les séditions de la commune, et jeta les yeux sur Agrippa, auquel il fit répudier sa femme, quoi que fille de sa sœur, et voulut qu’il épousât sa fille Julia, afin de l’autoriser davantage. On dit qu’il fut induit à faire ce mariage par les paroles que lui dit Mécène : ou il faut tuer Agrippa, ou il faut en faire un gendre. Ce qu’il disait à cause du grand crédit qu’il s’était acquis dans l’empire. Agrippa ayant cette charge, réprima l’insolence du peuple, et contint tout le monde en devoir.

Auguste se reposant en son soin des affaires de la ville, après avoir mis ordre à la Sicile, et fait Syracuse et quelques autres villes colonies romaines, passa en la Grèce, alla visiter Sparte, et donna Cythère aux habitants en faveur de ce que Livia s’y étant retirée durant le triumvirat, et s’y étant sauvée avec son mari et avec son fils Tibère, ils l’avaient humainement reçue : mais il traita assez rudement ceux d’Athènes en vengeance de ce qu’ils avaient favorisé les affaires d’Antoine et de Cléopâtre ; de sorte qu’il leur ôta Egine et Erétrie dont ils tiraient les revenus. Après cela, il fit voile et tira vers l’île de Samos, où il passa son hiver. Sur le printemps il entra en l’Asie, visita la Bithynie, et prit le soin d’accommoder les affaires de toutes les provinces, encore qu’il y eut laissé le gouvernement au peuple romain. Il fit sentir aux unes les effets de sa douceur et de sa libéralité, et aux autres ceux de sa sévérité et de sa justice. Il déchargea quelques villes des subsides qu’elles payaient, et imposa aux autres de nouveaux tributs. Il ôta la liberté à ceux de Cyzique, d’autant qu’en une sédition populaire ils avaient outragé de verges, et puis fait mourir quelques citoyens romains. Étant passé en la Syrie, il punit de mort ceux qui se trouvèrent coupables des factions qui s’étaient élevées parmi les Tyriens et parmi les habitants de Sidon. Phraate roi des Parthes le sentant en la Syrie, et craignant qu’il ne lui déclarât la guerre, sur ce qu’il ne l’avait pas satisfait en ce qu’il avait désiré de lui, lui renvoya promptement les enseignes et les prisonniers qui étaient en sa puissance, dont Auguste fut aussi glorieux que s’il eut vaincu ces barbares en une bataille rangée, tenant à un singulier honneur que la terreur de son nom les eut contraints de rendre en pleine paix ce qu’ils avaient gagné sur les romains au milieu de la guerre : à raison de quoi il fit faire de grands sacrifices, et voulut qu’on bâtit dans le capitole un temple à Mars le vengeur, pour y faire appendre les enseignes qu’il avait retirées des Parthes, afin que ce fut un monument éternel de son bonheur. En ce temps-là Julia femme d’Agrippa, accoucha d’un fils qui fut nommé Caius, pour la naissance duquel le sénat ordonna qu’on ferait un sacrifice perpétuel. Cependant Auguste allait visitant les provinces de l’orient, dans lesquelles il permit aux habitants de vivre selon leurs anciennes formes, et se délibéra de n’y rien innover, et même jugea qu’il était à propos de se contenter de ce qui était acquis à l’empire, sans entreprendre de nouvelles conquêtes, et là dessus en écrivit au sénat pour lui faire trouver bonne cette sage résolution ; en suite de quoi il n’émeut alors aucune guerre, mais laissa l’Arabie au fils du roi Jamblique, et au fils de Tarcondimote la Cilicie, ne lui retranchant que quelques terres maritimes qu’il donna à Archélaüs avec la basse Arménie, vacante par la mort du roi des Mèdes naguères décédé. Il donna aussi à Hérode, roi des Juifs, la tétrarchie d’un certain Zenodote. Ce prince juif, qui est celui même sous lequel le fils de Dieu prit naissance de la vierge sa mère, avait été passionné partisan d’Antoine, duquel il avait reçu de grands bienfaits. Car parmi les puissantes factions des juifs, qui avaient fait toutes sortes d’efforts pour l’arracher de son trône, il l’avait toujours maintenu, et même les Parthes lui ayant ravi sa couronne, et s’étant à toute peine sauvé de leurs mains lors que Pacore surprit et pilla Jérusalem : comme depuis il se fut rendu à Rome, Antoine qui s’y trouva en ce temps-là, émeu de compassion de la misère d’un si grand roi, fit tant par l’entremise d’Auguste et de ses autres amis, que le sénat le prit en sa protection, et déclara la guerre à Antigone que les Parthes avaient maintenu contre lui : en suite de quoi Hérode s’en étant retourné en la Judée, et étant assisté par Sosius lieutenant d’Antoine, reprit Jérusalem, et reconquit son royaume, et même en sa considération Antoine fit depuis décapiter Antigone pris dans Jérusalem, afin qu’il n’y eut plus personne qui pût lui quereller cette couronne. Hérode de son côté témoignait un grand respect et une extrême fidélité à Antoine, mais en ces entrefaites il arriva qu’il fut défait à Actium, de sorte qu’Hérode destitué d’un si puissant appuy, se vit à deux doigts de sa ruine, chacun jugeant qu’Auguste indigné de l’assistance qu’il avait rendue à son ennemi, ne lui pardonnerait jamais cette offense. Hérode opposant sa constance au malheur, s’achemina vers Auguste, et l’alla trouver à Rhodes, où il s’était transporté quelque temps après sa victoire.

Étant arrivé à Rhodes il quitta son diadème, mais il retint tous les autres ornement de la royauté, et de cette sorte s’alla présenter à Auguste, et au lieu de se montrer abattu en ce changement de sa fortune, fit paraître la grandeur de son courage par la liberté du langage qu’il lui tint, non pour s’excuser, mais plutôt pour justifier ses actions. Car il avoua franchement à Auguste, qu’il avait une étroite amitié avec Antoine ; etc. Auguste prit plaisir à la liberté de ses paroles ; lui fit reprendre sa couronne, et lui fit reconfirmer son royaume par arrêt du sénat. Hérode sut si bien cultiver l’amitié d’Auguste, que depuis il impétra de lui tout ce qu’il lui demanda. Aussi se départit-il des lois et de la religion de son pays, pour obliger son bienfaiteur, vu qu’il bâtit des villes et des temples à son honneur : et entre autres monuments de son affection, il fit bâtir en la Phénicie, Césarée, où il fit faire de superbes palais, et un port qu’il rendit l’un des plus beaux et des plus commodes qui fussent en tout l’orient, quoi qu’auparavant ce fut un havre de dangereux accès. S’étant donc insinué de cette sorte en l’esprit d’Auguste, il envoya ses enfants à Rome le visiter. Auguste lui en sut extrêmement bon gré, et reçut humainement ces jeunes princes, en faveur desquels il permit à leur père de résigner son royaume à celui qui lui serait le plus agréable d’entre eux. Là dessus ce capitaine des voleurs nommé Zenodote, qui avait acheté l’état de Lysanias, ayant été accusé à Auguste des voleries que faisaient ses gens, Auguste sur les lettres de Varus qui était en la Judée, donna tout cet état à Hérode, qui en prit incontinent possession, et qui s’y sut bien maintenir, nonobstant les accusations de ce Zenodote, qui prit le chemin de Rome pour le calomnier, et pour le perdre auprès de l’empereur. La mort de ce malheureux qui arriva peu de temps après, termina leurs différents, et assura la possession de son état à Hérode, à qui Auguste en un second voyage de Syrie la confirma. Mais Hérode ne fut pas seul qui se sentit de la splendeur de ce grand monarque. Il donna même à un enfant nommé Mithridate, la Commagène, dont le Roi avait fait mourir le père de ce jeune prince. Et d’autant que ceux de la haute Arménie se plaignaient d’Artabace, et demandaient pour leur roi, son frère Tigrane, qui était alors à Rome, il fit venir Tibère, et lui donna la commission d’aller mettre Tigrane en possession de ce royaume, afin d’en chasser Artabace.

Devant que Tibère y fut arrivé, les Arméniens avaient déjà tué Artabace, et néanmoins il s’attribua toute la gloire de cette action, d’autant qu’il mit le diadème sur la tête de Tigrane. Dés lors il se promettait de parvenir un jour à l’empire ; à cause qu’approchant de la ville de Philippes, et étant au même lieu où s’était logé Antoine au temps de la bataille, on ouït comme un bruit d’armes, et il sortit une flamme de l’autel que le même Antoine avait fait dresser au milieu de son camp. Auguste étant de retour en Samos, donna une pleine liberté aux habitants de l’île, en récompense de ce qu’ils l’avaient recueilli avec toute sorte d’honneur. Il dépêcha aussi plusieurs grandes affaires, et même y ouït des ambassadeurs des indes qui étaient venus pour conclure l’alliance qu’ils avaient auparavant recherchée. Pour obtenir ce qu’ils demandaient, ils lui firent de magnifiques présents au nom de leurs maîtres. Entre autres choses ils lui offrirent des tigres, qui fut une chose nouvelle aux romains qui n’en avaient jamais vu. Outre cela, ils lui présentèrent un jeune garçon qui n’avait point de bras : mais qui au lieu des mains se servait des pieds, avec lesquels il bandait un arc, décochait les flèches, et même portait la trompette à la bouche, et en sonnait, avec l’étonnement des romains et des autres étrangers.

Après avoir conclu leur traité, Auguste les mena à Athènes, où un de ces ambassadeurs nommé Zarmare, suivant la coutume des philosophes indiens, ou parce qu’il se sentait cassé de vieillesse, ou même pour quelque gloire, et pour faire montre de sa constance à Auguste et aux Athéniens, s’étant fait recevoir aux cérémonies de Cérès et de Proserpine, se fit dresser un bûcher, et puis se couchant dessus, se fit brûler comme autrefois Calanus avait fait en présence d’Alexandre. Durant tout cela il s’émeut de nouvelles séditions, et y eut du meurtre à Rome en la création d’un consul qu’on voulait donner pour collègue à Sentius, d’autant qu’Auguste à qui on avait réservé cette place, ne revenait point à Rome : et la mutinerie du peuple alla si avant, que le sénat donna la charge à Sentius de prendre garde à la ville ; mais il la refusa, et envoya avertir Auguste de tous ces tumultes. Auguste voyant qu’il ne pouvait couper les racines du mal par les voies qu’il avait tenues, nomma consul un de ses lieutenants appelé Lucretius, qui avait été au rang des proscrits, et l’envoya à Rome, où il s’achemina aussi bientôt après lui. Le sénat et le peuple voulaient lui faire une triomphante entrée, mais il refusa tous les honneurs qu’ils lui décernèrent, et permit seulement que l’on dressât un autel à la fortune pour son heureux retour, le jour duquel fut mis au rang des fêtes romaines sous le nom d’Auguste. Et voyant que les magistrats et le peuple s’opiniâtraient à vouloir aller au devant de lui, et à le recevoir en pompe, pour rompre ce coup, il entra de nuit dans la ville. Le jour suivant il fit déférer à Tibère les honneurs prétoriaux, et permit à Drusus de demander les grandes charges cinq ans devant le temps qui était ordonné par les lois. Après cela il fut prié du sénat et du peuple de mettre lui-même la main à la reformation des abus qui s’étaient glissez dans la ville, et les sénateurs voulaient s’obliger par serment qu’ils obéiraient à tout ce qu’il ordonnerait, mais il les dispensa de prester le serment, et protesta d’établir par tout une bonne police.

Ayant eu avis qu’il y avait quelques tumultes dans les Gaules, et même que les Allemands y faisaient des courses, il en donna le gouvernement à Agrippa, et le tirant de Rome où il l’avait fait gouverneur, l’envoya pour mettre ordre à ces provinces. Agrippa s’y étant depuis acheminé, et y ayant apaisé tous les troubles ; fut contraint de passer en Espagne pour réprimer l’audace des Cantabriens qui s’étaient derechef révoltés.

Ce voyage lui donna bien de la peine, d’autant que ces farouches peuples n’espéraient plus de pardon des romains, parce que les principaux d’entre eux, qui aux guerres passées avaient été vendus comme des esclaves, ayant tué leurs maîtres, avaient pris les armes, et fait un dernier effort pour défendre leurs vies et leur liberté. Outre cela, les soldats des vieilles bandes qu’il avait avec lui, se mutinèrent par plusieurs fois, si bien qu’il fut contraint de dégrader des armes une légion entière, et de châtier sévèrement les complices de leur rébellion. Enfin toutefois il vainquit les barbares, tailla en pièces presque tous leurs gens de guerre, ôta les armes aux autres, et tira le peuple des montagnes, et le fit venir habiter à la campagne pour y labourer la terre, et y mener une vie tranquille.

Auguste lui fit décerner le triomphe pour une si signalée victoire, mais il fut si modeste qu’il le refusa : ce sage mondain, et cet avisé courtisan ne voulait point donner d’ombrage à son prince, et gardait bien la règle qu’il avait donnée à ses semblables, de déférer toujours à leur maître l’honneur de ce qu’ils faisaient de plus glorieux, s’ils voulaient se maintenir en faveur. Cette modération était extrêmement agréable à Auguste, qui en récompense de sa probité et de sa franchise, l’éleva aux premiers honneurs, et le fit comme compagnon de son empire. Parmi tout cela, Auguste voulait nettoyer le sénat, de beaucoup de personnes indignes qui s’y étaient jetées par faveur : mais outre la difficulté qu’il y rencontra, cela lui acquit la haine de ceux qui pensaient avoir été injustement retranchez. En suite de quoi il se fit des conjurations contre sa vie, et contre celle d’Agrippa : il fit châtier quelques-uns de ceux qui en furent chargés. Et se ressouvenant que quelques années auparavant le fils de Lepidus avait conspiré contre lui ; pour donner de la terreur aux autres, il fit venir le misérable père, des champs à la ville, et le traita si indignement qu’il l’immola à la risée du sénat et du peuple. Et toutefois parmi tout ce mépris qu’on faisait de lui, il y eut un sénateur nommé Antistius Labeon qui voyant que le rang lui était échu selon l’ordonnance d’Auguste, de choisir celui qu’il jugerait le plus digne pour le mettre dans le sénat, eut bien la hardiesse de nommer Lepidus : sur quoi Auguste indigné de son élection, lui demandant s’il n’en connaissait point de plus capable que lui, il répondit que chacun avait son opinion. Et là dessus Auguste se mettant en colère, et lui reprochant que c’était un parjure, le menaça de le faire mourir. Labeon sans autrement s’étonner de ses menaces, lui repartit, que quant à lui il ne pensait point s’être mépris, d’avoir jugé digne de l’entrée du sénat, un personnage qu’Auguste laissait jouir de la souveraine sacrificature. Ce qui adoucit tellement Auguste, qu’il en perdit toute la colère qu’il avait conçue contre lui. Car aussi parmi toutes leurs inimitiés il n’avait jamais voulu dépouiller Lepidus de cette dignité, encore qu’il eut toutes les envies du monde de se voir souverain pontife ; de sorte que la liberté et l’opiniâtreté de Labeon trouva sa défense et son appuy dans son exemple, et n’en reçut aucun mal. Je laisse les lois qu’il fit cette année-là pour réprimer le luxe et la pompe des dames, d’autant que les romains sachant ce qui se passait dans sa maison, se moquaient de sa reformation, qu’il devait commencer par sa femme et par sa fille. Il fit tout plein d’autres ordonnances, mais elles chargeraient trop cette histoire. Furnius et Silanus étant consuls, sa fille Julia accoucha d’un second fils qui fut nommé Lucius.

Auguste sans attendre que son frère et lui, fussent parvenus à un plus grand âge, les adopta tous deux ; se figurant qu’ayant des héritiers assurés, personne ne conspirerait plus contre sa vie. Cependant voyant que son séjour à Rome le faisait mépriser aux uns, et haïr aux autres, il se résolut d’aller faire un voyage dans les Gaules, sous ombre d’aller apaiser les tumultes qui s’y étaient élevés. Quelques-uns rapportent ce départ, aux amours de lui et de Terentia, femme de Mécène, dont tout le monde parlait à Rome, et dit-on que voulant étouffer ce bruit, et toutefois en jouir, d’autant qu’il l’aimait éperdument, il s’avisa de ce voyage, d’autant que cette courtisane accompagnant son mari, il aurait plus de liberté de la voir. Ayant donc dédié le temple de Quirinus, dans lequel il fit ériger soixante et seize colonnes, dont le nombre fut comme un présage de l’âge qu’il a vécu, ayant outre cela fait donner au peuple un combat de gladiateurs par Tibère, et laissé le gouvernement de la ville et de toute l’Italie à Taurus, il prit le chemin des Gaules, et mena avec lui Tibère, encore qu’il fut alors prêteur ; mais en son absence il fit exercer sa charge par Drusus.

À peine fut-il parti, que le temple dédié à la déesse de la jeunesse fut brûlé du feu du ciel. Il entra aussi un loup affamé dans la ville qui y fit quelque carnage : outre cela, on vit dans le ciel comme une torche ardente qui allait du midi contre le septentrion. Le sénat effrayé de ces prodiges et de plusieurs autres encore qui arrivèrent en ce même temps, ordonna qu’on ferait des voeux et des sacrifices solennels pour son heureux retour, mais cela n’empêcha pas qu’il ne s’élevât des guerres et des tumultes en diverses parties du monde, aux pieds des Alpes, en Allemagne, en Dalmatie, en Espagne, en Macédoine et en Thrace. Auguste apaisa les autres mouvements par ses lieutenants, mais il prit la charge d’aller lui-même châtier l’insolence des Allemands, qui ne se contentant pas d’avoir crucifié quelques citoyens romains, s’étaient jetés dans les Gaules, et avaient défait Lollius général de l’armée romaine. Le bruit courant par tout qu’il tournait ses armes contre les Allemands, ils lui envoyèrent des ambassadeurs pour lui demander la paix, qu’il leur accorda à certaines conditions, dont ils lui laissèrent des otages. Étant dans les Gaules, il y trouva un prodigieux exemple d’avarice, de rapine, et de cruauté.

Il y avait mis un certain affranchi de son père pour y lever les tributs des provinces. Ce misérable, quoi qu’originaire de la France, abusant du nom et de l’autorité des romains, et ne se contentant pas de recueillir les subsides ordinaires, en imposait d’autres qu’il exigeait avec une sévérité insupportable. Parmi cette oppression du peuple, il s’avisa d’une désespérée invention pour la charger davantage ; car les Français étant obligés de payer leurs taxes par chaque mois, au lieu que l’année est composée de douze mois, il la départit en quatorze, et voulut qu’il y eut deux mois de surcroît. Les Français voyant Auguste en leur pays, s’adressent à lui, et lui font de si grandes plaintes contre ce tyran, qu’il eut honte de l’avoir mis en cette charge, où il avait commis tant de méchancetés ; et pour couvrir sa douleur, fit démonstration de se fâcher contre les Français, et de n’ajouter nulle foi à leurs accusations, et cependant témoigna son courroux à cet infâme exacteur. Mais il sut bien l’apaiser, et se moqua plaisamment des françois. Il le pria de vouloir prendre la peine de se transporter en sa maison, pour chose qui importait à son service, et comme il y fut entré, il lui montra de grands monceaux d’or et d’argent, et d’autres choses précieuses qu’il avait amassées, et lui dit qu’à dessein il avait recueilli tout ce grand trésor des Gaules, afin que les Français n’eussent pas moyen de lui faire la guerre, ni de troubler l’empire romain : et qu’au reste il lui avait réservé toutes ces richesses ; qu’il les fît enlever, et qu’il en disposât comme il lui plairait. Auguste feignit de lui savoir bon gré d’avoir ainsi affaibli les Français, et cependant se servit assez librement de ses rapines. De cette sorte ce monstre d’avarice évita le châtiment des oppressions qu’il avait faites. Cependant Drusus et Tibère firent quelques exploits en Allemagne. Ceux d’alentour d’Ausbourg et des montagnes de trente, ayant fait diverses courses dans les Gaules, s’étaient jetés aussi dans l’Italie, et l’avaient ravagée avec tant de cruauté qu’ils avaient tué tous les enfants mâles, même ceux qui étaient encore dans les ventres de leurs mères, dont Auguste ayant eu avis dépêcha Drusus avec une armée pour aller châtier cette excessive barbarie. Drusus les rencontrant sur les Alpes, où ils s’étaient rendus pour l’attendre et pour le combattre, en tailla une partie en pièces, et chassa le reste hors de l’Italie : mais ralliant leurs compagnons, ils repassèrent dans les Gaules, et y firent de nouvelles ruines. Auguste pour mettre fin à cette guerre, envoya contre eux Tibère, qui se joignant à Drusus fit un tel devoir contre ces barbares, que les ayant battus en diverses rencontres, il se fit maître de toute la Rhétie, d’où il tira les plus vaillants hommes qu’il transporta ailleurs, et n’y laissa que le menu peuple pour cultiver les terres.

Cette année-là mourut Pollion chevalier romain, qui n’étant qu’un affranchi, a laissé dans l’histoire des exemples d’une insigne cruauté, qui a servi à recommander la clémence d’Auguste : car ce cruel homme nourrissant curieusement des lamproies dans ses viviers, il arriva une fois qu’Auguste étant en festin chez lui, un de ses serviteurs rompit un verre de cristal, dont ce furieux maître entrant en colère, n’eut point de honte de commander en la présence de l’empereur, qu’on l’allât aussitôt jeter dans un de ses viviers, pour le faire servir de proie aux poissons. Le misérable esclave alla aussitôt se jeter aux pieds d’Auguste, et le conjura, non de lui vouloir sauver la vie, mais de faire changer le genre de son supplice. Auguste s’efforça premièrement d’apaiser Pollion, mais ne pouvant l’adoucir il le pria de faire apporter tous les verres et tous les vases de cristal qu’il avait en sa maison, et comme il les lui eut présenté, il les fit tous casser, et par ce moyen lui ôta tout sujet de se courroucer contre ses serviteurs pour choses si légères.

Au temps de cette mort, Auguste fit diverses colonies romaines dans l’Espagne et dans les Gaules. Il rendit aussi la liberté à ceux de Cyzique. L’année suivante le feu prit au temple des vestales, à raison de quoi on en enleva les reliques pour les sauver dans le palais. Hors de Rome les pannoniens firent quelques nouvelles révoltes, mais leur audace fut bientôt réprimée. Les liguriens habitants des Alpes, furent aussi subjuguez et soumis à l’empire. En Pont il y eut une autre sédition par les pratiques d’un certain Scribonius, qui feignant d’être petit-fils de Mithridate, se saisit du Bosphore, épousa la veuve du roi Asandre, et fille de Pharnace, et voulut faire croire qu’Auguste lui avait donné ce royaume. Agrippa ayant eu avis de cette audace, envoya Polemon Roi de cette partie de Pont qui regarde la Cappadoce, afin de se saisir de cet usurpateur et de tout l’état. Devant que Polemon arrivât au Bosphore, les habitants ayant découvert la fraude de cet imposteur, l’avaient massacré. Toutefois ne voulant point avoir Polemon pour roi, prirent les armes contre lui. Il les défit en bataille, mais il ne pût pleinement les subjuguer. À cause de quoi, Agrippa passa lui-même dans leur état, et à vive force les contraignit de recevoir pour leur Roi Polemon, auquel par le commandement d’Auguste il fit épouser la veuve d’Asandre que Scribonius avait abusé. On décerna le triomphe à Agrippa pour cette victoire, mais il se contenta des prières publiques qui furent faites à Rome pour sa prospérité.

Auguste ayant composé les affaires des Gaules, de l’Espagne et de l’Allemagne, proposa de s’en retourner à Rome, et y arriva au temps que Balbus dédia son théâtre. Le sénat avait ordonné qu’on érigerait un autel pour son retour, et que tous ceux qui réclameraient sa faveur lors qu’il serait dans la ville, auraient remissions de leurs crimes : mais Auguste empêcha que ces décrets n’eussent lieu ; et de peur que le peuple ne vint en foule au devant de lui, il entra encore de nuit en la ville, pour éviter la pompe, et pour décharger ses citoyens de cette peine. Le jour d’après son entrée il monta au capitole, et arracha les lauriers qui étaient à l’entour des haches qu’on portait devant lui, et les alla lui-même consacrer aux pieds de Jupiter. À la sortie du capitole il fit ses largesses au peuple pour s’entretenir toujours en son amour. Il assembla aussi le sénat, et lui présenta un mémoire de tout ce qu’il avait fait en son voyage, et commanda qu’il fut leu publiquement par le questeur. Dans ce même mémoire il avait borné le temps de la milice, et les récompenses, soit de l’argent, soit des terres qu’il voulait donner aux soldats pour leur retrancher toute occasion de se mutiner. Son ordonnance portait, que les prétoriens devaient servir douze ans devant que d’être licenciés, et les autres seize, et toutefois les salaires des prétoriens surpassaient de beaucoup ceux de leurs compagnons d’armes. Après cela il dédia le théâtre de Marcellus, et donna au peuple des spectacles et des jeux, durant lesquels son petit fils Caius représenta avec les autres enfants, la destruction de Troie. À ces jeux il fit tuer jusqu’à six cent bêtes sauvages qu’il avait fait venir d’Afrique. Jules fils d’Antoine célébra aussi le jour natal d’Auguste, et fit faire en son honneur des courses de chevaux, et une magnifique chasse ; puis par l’arrêt du sénat donna le festin à l’empereur et aux sénateurs dans le capitole. Quant à Auguste il fit derechef une revue du sénat, dont la dignité était si ravalée à cause de la grande pauvreté de ceux de ce corps, que personne ne se souciait plus d’y entrer, et même il se trouva des enfants des sénateurs qui ayant été nommés en la place de leurs pères, refusèrent de l’accepter. Auguste voulant remettre cet illustre corps en sa première splendeur, contraignit ceux qui en pouvaient supporter la charge de se résoudre à l’exercer.

Parmi cela il donna la commission à Tibère de faire représenter les jeux que le peuple avait promis pour son heureux retour dans la ville ; et à même temps Lepidus venant à mourir, il lui succéda en l’office de souverain sacrificateur, sans vouloir recevoir les honneurs que le sénat lui offrit en considération de cette dignité ; et même comme il vit que la compagnie voulait à toute force lui en décerner d’excessifs, il se leva de l’assemblée, et se retira dans sa maison. Agrippa étant de retour de son gouvernement de Syrie, il lui fit continuer encore pour cinq ans la dignité de tribun du peuple, et à même temps ayant avis d’une nouvelle rébellion de la Pannonie, il l’envoya avec une armée faire la guerre à ces mutins. Mais aussitôt que les pannoniens eurent les premières nouvelles de son entrée dans leurs provinces, ils se remirent en leur devoir, à raison de quoi il reprit le chemin d’Italie. Soudain qu’il fut passé en la Campanie, il tomba malade d’une cruelle maladie qui l’ôta du monde. Auguste ayant été averti de son indisposition, lui voulut faire l’honneur de l’aller voir durant son mal : mais à son arrivée il trouva qu’il avait rendu l’âme, dont il fut extraordinairement affligé.

Il fit transporter son corps à Rome, lui rendit les derniers devoirs avec toute la pompe qu’on eut su désirer, le loua publiquement à son convoi, et le fit mettre dans le même sépulcre dans lequel il voulut depuis être inhumé. Il faut confesser qu’en le perdant, il perdit le meilleur et le plus fidèle ami qu’il eut au monde, et la république, un des plus vertueux citoyens qu’elle eut jamais porté. Il avait usé de l’amitié d’Auguste plus pour l’utilité publique que pour son avancement particulier. Il était si exempt de toute vanité, qu’ayant remporté de célèbres victoires, il refusait l’honneur des triomphes, et voulait que toute la gloire en fut donnée à son maître : de cette sorte il fuyait la jalousie d’Auguste, et se faisait aimer du reste du monde. Aussi favorisait-il tellement la monarchie, qu’il n’oubliait nulle sorte de bons offices qu’il ne rendît au peuple. Il avait fait de si magnifiques aqueducs pour fournir d’eau toute la ville, qu’un jour le peuple se plaignant de la cherté du vin, Auguste irrité de sa plainte, lui dit, que son gendre Agrippa avait suffisamment pourvu à ce que personne ne mourût de soif. Il fit encore d’autres superbes ouvrages pour la commodité et pour l’embellissement de Rome, et même par son testament il donna au peuple sa maison, et les étuves qui portaient son nom : et afin qu’ils se pussent laver sans qu’il leur coûtât rien, laissa certains héritages à Auguste pour les entretenir et pour en faire la dépense. Auguste témoigna un regret incomparable de la perte d’un si excellent personnage, et même pour en imprimer une plus vive souvenance au peuple, il lui distribua une grosse somme d’argent qu’il assura lui avoir été laissée par le défunt, encore qu’il l’eut prise dans ses coffres. Il fit aussi nommer de son nom son posthume Agrippa, afin de conserver par ce moyen la mémoire du père. Sa mort fut annoncée par plusieurs prodiges qui arrivèrent en ce temps-là, et entre autres par un effroyable comète, qui s’étant montré durant plusieurs jours, se convertit enfin en une torche ardente. Le décès d’Agrippa mit Tibère aux affaires, d’autant que Caius et Lucius les deux premiers fils de son dernier mariage, n’étant encore alors que des enfants, Auguste voulut qu’il succédât au crédit d’Agrippa ; et pour le rendre plus considérable, lui fit répudier sa femme, afin qu’il épousât sa fille Julia, veuve du défunt. Après ses noces il l’envoya en Pannonie, dont les peuples ayant entendu la mort d’Agrippa, s’étaient encore une fois rebellez. Tibère ayant fait prendre les armes à leurs voisins qui savaient leur forme de combattre, les défit et les dompta entièrement, et pour arracher toutes les racines des rebellions, vendit la fleur de leur jeunesse et en fit des esclaves, pour leur ôter le moyen de remuer. Le sénat lui décerna le triomphe pour cette victoire, mais Auguste voulut qu’il se contentât des ornements triomphaux. Drusus égala ou plutôt surmonta sa gloire aux guerres qu’il fit en la haute et en la basse Allemagne : car il subjugua ces farouches nations et les mit à la raison, nonobstant toute leur résistance qui ne servit qu’à accroître sa réputation. Le sénat lui décerna aussi les ornements triomphaux, et le désigna proconsul après qu’il aurait achevé sa préture. Toutes ces prospérités furent cause qu’on fit à Rome force jeux, et qu’on célébra la naissance d’Auguste avec toute sorte de réjouissance, et avec le plaisir de la course des chevaux et de la chasse des bêtes sauvages.

Tibère eut encore beaucoup d’heureux succès, non seulement contre les Pannoniens, mais aussi contre les Dalmates, dont il châtia la désobéissance, et les remit à leur devoir : en considération de quoi le sénat lui donna la même autorité et les même dignités qu’il avait données à Drusus. Pison gouverneur de la Pamphylie, eut aussi part à ces honneurs, à cause des victoires qu’il obtint aux confins de la Thrace, et en la Macédoine, contre les barbares qui y avaient tout mis en trouble.

En ce temps-là Auguste fit faire le cens, c’est à dire l’estimation et le dénombrement des biens des sujets de l’empire, et voulut être mis au rolle avec les autres, aussi bien que s’il eut été une personne particulière. Il reforma encore quelque chose au sénat, et prescrivit particulièrement le nombre qu’il voulait suffire pour pouvoir juger les procès, d’autant que devant ce jour-là il fallait toujours 400 sénateurs pour juger une affaire.

Le peuple contribuant beaucoup d’argent pour lui faire des statues, il rejeta cette vanité, et en fit faire des images du salut, de la paix, et de la concorde. Le peuple ne laissa pas de continuer tous les ans au premier jour de janvier, à lui présenter de l’argent comme en forme d’étrennes, qu’il recevait avec toute sorte de courtoisie et de remerciement. Cette année-là il perdit sa soeur Octavia, à laquelle il fit rendre de grands honneurs après sa mort, mais non pas encore tous ceux que le sénat lui avait décernés, d’autant qu’il en jugea quelques-uns trop pleins de majesté pour une femme, quoi que princesse douée de beaucoup d’éminentes vertus. Drusus en porta le deuil, et fit son oraison funèbre sur la tribune aux harangues. Après tant de victoires, et parmi une si glorieuse paix qui faisait fleurir les villes et les champs, il était en résolution de faire fermer le temple de Janus : mais les daces qui couraient la Pannonie, et les dalmates qui se soulevèrent à cause des excessifs subsides qu’on exigeait d’eux, furent cause qu’on le laissa encore quelque temps ouvert. Leurs soulèvements apprêtèrent à Tibère un sujet de gloire, d’autant qu’ayant eu la commission d’Auguste de leur faire la guerre, il s’en acquitta si dignement, qu’Auguste le ramenant avec Drusus de la Gaule lyonnaise à Rome, lui fit recevoir tous les honneurs que méritait sa conduite. Drusus eut toute sorte de part à cette gloire, d’autant qu’il s’était aussi vaillamment porté contre les Allemands ; mais ce jeune prince étant prêt de repasser en Allemagne, il arriva à Rome des prodiges qui furent de vrais présages du malheur qui l’accueillit en ce voyage : et entre autres, le tonnerre qui tomba dans le temple de Jupiter au capitole, fut jugé ne signifier rien de bon pour lui ; mais cet accident n’empêcha pas qu’il ne continuât son voyage, et qu’il ne se jetât dans l’Allemagne pour dompter les peuples qui habitent le long du Rhin. Il trouva une grande résistance parmi ces sauvages nations, mais nonobstant cela, il poussa si avant ses armes victorieuses et ses conquêtes, qu’il pénétra jusqu’au fleuve d’Elbe, qui a sa source dans les montagnes des vandales, et qui va se décharger dans l’océan. Il voulut passer cette rivière, mais il n’en pût jamais venir à bout. À raison de quoi, il se résolut de retourner sur ses pas ; mais devant que de s’éloigner, il dressa sur sa levée de superbes trophées pour servir de monument à sa gloire. On dit qu’étant sur les rives de ce grand fleuve, il se présenta à lui une dame plus vénérable que l’ordinaire des autres femmes, qui lui tint ce langage : Drusus, hé ! Où est-ce que ton ambition te pousse ? Ta destinée ne permet pas que tu voies tous ces lieux ici. Retire-toi donc, car tu es arrivé à la dernière période de ta vie et de tes conquêtes.

L’évènement répondit à cette fatale menace : car devant qu’il se fut rendu à la rivière du Rhin, il mourut, au grand regret de son armée, qui avait sa valeur en singulière admiration. Auguste ayant eu la nouvelle de sa maladie, fit venir vers lui Tibère, et l’envoya aussitôt voir son frère, qu’il trouva aux abois de la mort. Il fit amener son corps à Rome, et le fit premièrement transporter par les tribuns et par les centeniers jusque dans le camp où les légions passaient leur hiver, et puis de là le fit enlever par les magistrats et par les premiers hommes des villes par où il passait. Étant arrivé à la ville, on le mit sur la place pour être vu de tout le monde, et non seulement Tibère, mais Auguste même lui fit une harangue funèbre, et le loua publiquement. Auguste fit la sienne hors de Rome dans le cirque de Flaminius, et cela, devant qu’il entrât dans la ville, d’autant que les lois ne permettaient pas que celui qui en était sorti avec une armée, rentrât dans l’enceinte des murailles, devant que d’avoir rendu compte de ce qu’il avait fait en son voyage. Les plus honorables chevaliers et les sénateurs le portèrent au champ de mars, où ayant été brûlé, Auguste fit mettre ses cendres dans son tombeau, lui fit donner à lui et à ses enfants le nom de Germanicus, et outre cela, lui fit dresser sur les rives du Rhin, des statues, des arcs de triomphe, et d’autres monuments de sa gloire.

Tibère ayant fait beaucoup de belles choses en Allemagne, en Dalmatie, et en Pannonie, entra dans la ville, reçut l’honneur du triomphe, qu’on appelle ovation, traita le peuple partie au capitole, et partie dans la ville, et à même temps Livia et Julia firent festin aux dames. On avait préparé les même honneurs pour Drusus, mais l’appareil en fut changé en la pompe de ses obsèques. Le sénat voyant Livia désespérément affligée de la mort de son fils, s’efforça de la consoler par divers honneurs qu’il lui décerna, et entre autres choses lui fit ériger force statues, et ordonna qu’encore qu’elle n’eut nul enfant d’Auguste, elle jouirait des même privilèges dont jouissaient celles qui en avaient mis trois au monde. Parmi tout cela, Auguste fit encore diverses lois pour régler les assemblées du sénat, et pour les obliger de se rendre plus diligemment à la cour, afin de juger les procès, et établir la coutume de lire hautement les noms des sénateurs, pour voir ceux qui étaient absents. Il ordonna aussi qu’encore qu’ils ne fussent pas nombre suffisant, ils ne laisseraient pas d’examiner les affaires, et d’en mettre par écrit le résultat, pour montrer quel était leur avis, encore qu’il ne fut pas tenu pour un arrêt absolu de la compagnie. Le même s’était toujours pratiqué lors qu’il s’était tenu en un autre lieu, ou en un autre temps que l’ordinaire, ou qu’il avait été assemblé sans un légitime édit, ou que les tribuns s’étaient opposez à ses arrêts. Car il ne laissait pas de se faire un extrait des avis, qui était publié, afin que tout le monde connût quelle était l’opinion du sénat, qui en fin tenait lieu d’un arrêt, et s’autorisait avec le temps selon la coutume des romains.

Au reste, durant tout ce temps-là, Auguste se montra si populaire, qu’un soldat l’étant venu prier de l’assister en une cause qu’il avait au sénat, et Auguste lui ayant donné un de ses amis pour être son procureur, à raison que ses occupations ne lui permettaient pas de s’y trouver lui-même, ce soldat eut bien la hardiesse de lui reprocher, qu’aux guerres il ne l’avait pas ainsi servi par procureur ; mais qu’il s’était lui-même exposé aux dangers pour l’assister. De quoi se trouvant touché au vif, il quitta toutes ses affaires, et s’en alla à la cour pour défendre ses intérêts.

Étant demeuré quelque temps hors de la ville, à cause du convoi de Drusus, enfin il y entra, et sans se soucier des coutumes, alla lui-même consacrer aux pieds de Jupiter Feretrien une couronne de laurier pour ses victoires, mais il ne voulut point qu’on en fît des fêtes ; alléguant pour sa raison qu’il avait plus perdu par la mort d’un si grand personnage, qu’il n’avait gagné par ses conquêtes. Les consuls ne laissèrent pas de lui rendre ce qui était dû à sa vertu, et même contraignirent quelques-uns de ses prisonniers de combattre en son honneur à la façon des gladiateurs. Auguste tâcha d’ôter les corruptions dont usaient ceux qui aspiraient au consulat et aux autres grandes charges, et n’osant en faire une exacte recherche, en dissimula beaucoup, parce qu’il ne voulait ni déposer, ni pardonner aux coupables : seulement ordonna-t-il que ceux qui aspiraient, comme pour gage de leur innocence, mettraient une somme d’argent entre ses mains, afin que s’il se trouvait après qu’ils eussent donné quelque chose pour pratiquer les voix, leur argent fut confisqué en punition d’une si infâme poursuite. Le terme de dix ans qu’il avait pris pour se déposer de sa dignité, était alors expiré. Afin d’amuser le peuple, comme il avait déjà fait, il fit démonstration de vouloir tenir sa parole, et de rendre à la république sa première liberté : mais il se laissa doucement aller aux prières que le sénat, qui savait le fonds de ses pensées, lui fit de vouloir encore continuer sa charge les dix autres années que le peuple lui offrit. Cela ayant été arrêté, il se tint à Rome, et envoya Tibère en Allemagne pour y continuer ses conquêtes. Les Allemands redoutant une si grande puissance, envoyèrent lui demander la paix, mais les Cattuares qui habitent au bas du Rhin, n’ayant point voulu entrer en cette recherche, ni envoyer leurs ambassadeurs avec les autres, Auguste en demeura tellement offensé, qu’il refusa de les écouter : et depuis encore que les Cattuares se fussent rangez avec leurs voisins, et lui eussent aussi envoyé leurs députés, au lieu de les entendre, il les fit arrêter, et les envoya en diverses villes, et leur fit souffrir tant d’opprobres, que ne pouvant plus vivre parmi ces affronts, ils se tuèrent eux-mêmes pour sortir de cette misère. Les Allemands dissimulèrent durant quelque temps une si sensible injure ; mais depuis ils surent bien s’en venger sur les romains. Dés lors Auguste étant résolu de faire Tibère son coadjuteur, au lieu de Drusus que la mort lui avait ravi, lui fit prendre le nom d’empereur, le créa derechef consul, et lui laissa l’honneur du triomphe, se contentant pour son particulier, qu’à perpétuité on décernât un combat et une course de chevaux pour honorer le jour de sa naissance. Toutefois outre cet honneur, les romains voulurent changer le nom du mois de septembre, auquel il était né, et lui donner celui d’auguste : mais il l’empêcha, et aima mieux qu’on le donnât à celui qu’on appelait sextile, d’autant que c’était le mois auquel il avait été la première fois créé consul, et outre cela il avait depuis obtenu de glorieuses victoires. Comme tous ces honneurs étaient bien doux et bien agréables à Auguste, aussi la mort de son singulier ami Mécène lui fut extrêmement amère. Il l’avait toujours grandement aimé et estimé, tant à cause de la franchise et de la sincérité de son affection, qu’à raison des belles et excellentes parties dont il était doué, et même en considération de sa vertu il l’avait honoré du gouvernement de Rome, dont il s’était dignement acquitté. Il s’était servi de son conseil en ses plus sérieuses affaires, et n’en avait jamais été trompé.

On raconte un trait de sa liberté qui ne sent point son esprit de cour. Auguste tenant le siège de la justice, et étant prêt de condamner un grand nombre de criminels, Mécène qui se trouva à l’assemblée, appréhenda qu’il ne s’acquit le bruit d’être trop cruel, et ne pouvant s’approcher assez prés de lui pour lui conseiller de relâcher quelque chose de cette grande sévérité, lui jeta un billet, à l’ouverture duquel Auguste trouva ces hardies paroles écrites de sa main, lève-toi bourreau, et sors de là. Auguste connaissant son affection, ne s’offensa point de cette excessive liberté : ce fut un témoignage de sa bonté, d’aimer la franchise des avertissements et des réprimandes de ses fidèles amis. Cependant Mécène usa si modérément de sa faveur, qu’encore qu’Auguste lui eut donné de grandes charges, il ne voulut jamais quitter l’ordre des chevaliers parmi lesquels il était né. Les amours de sa femme l’ayant mis quelque peu mal avec Auguste qui l’entretenait, on crut que l’ardeur de ce prince s’était refroidie en son endroit, et qu’encore qu’il eut le nom, il n’avait pas la puissance de la faveur : mais cela n’empêcha pas qu’en mourant il ne le fît son héritier, ni qu’Auguste de son côté ne témoignât une extrême douleur de sa perte. Ce fut ce Mécène qui fit tant de bien aux hommes doctes de son siècle, comme à Virgile, à Horace, et à leurs semblables, qu’il en a consacré son nom à l’immortalité, et a mérité qu’on donnât son nom à tous ceux qui favorisent et qui assistent de leurs bienfaits les personnes de lettres. Tibère ayant été créé consul avec Pison, s’alla loger dans la maison des Octavien, qui était hors de la ville, et ayant assemblé le sénat, lui déclara qu’il avait pris la charge de faire redresser le temple de concorde, et qu’il le voulait dédier en son nom et au nom de son frère Drusus, et puis r’entra en triomphe dans la ville, et jouit des honneurs qui lui avaient été décernés par le consentement d’Auguste. Après son triomphe, il dédia avec sa mère le temple qui fut appelé le temple de Livia, et puis traita le sénat dans le capitole, et sa mère donna le festin aux dames en un autre lieu de la ville. Son triomphe ne l’exempta pas d’aller à la guerre, d’autant que la nouvelle vint à l’empereur que les Allemands avaient repris les armes. Auguste envoya donc derechef Tibère faire la guerre à cette opiniâtre nation. En son absence, Caius et Pison célébrèrent les jeux qui avaient été promis par forme de voeu pour le retour d’Auguste à Rome. L’empereur de son côté laissa au peuple le champ d’Agrippa, et acheva la place de la montre des soldats que le même Agrippa avait commencé de bâtir. Il donna aussi un combat funèbre de gladiateurs, tant pour honorer la mémoire d’Agrippa, qu’à raison des brûlements qui étaient arrivés, et qui avaient désolé beaucoup de maisons, et voulut que ses enfants y assistassent en robes de deuil. On imputa l’embrasement à ceux qui étaient endettés à divers créanciers, chacun croyant qu’ils l’avaient suscité, afin d’être déchargés de leurs dettes, en considération de leur malheur. Mais Auguste rejeta leurs requêtes.

Cependant pour empêcher qu’il n’arrivât un second accident, il divisa la ville en quatorze quartiers, et établit en chaque quartier quelqu’un des tribuns ou des prêteurs, ou de ceux auxquels il avait commis le soin des rues, afin qu’ils prissent garde que le feu ne causât plus de ces ruines. De sorte que ce grand prince n’oublia rien de ce qui pouvait servir à la conservation de ses citoyens. Ses deux petits fils, les deux Césars Caius et Lucius, n’imitèrent pas les vertueux exemples qu’il leur donnait : au contraire leur insolence monta à un tel comble, que Lucius étant un jour entré sur le théâtre, et le peuple lui ayant fait un extraordinaire applaudissement, il se laissa tellement transporter à cette vanité, qu’il osa bien faire instance que son frère Caius, qui n’était encore qu’un enfant, fut promu au consulat. Auguste (ce que quelques-uns imputèrent à une pure feinte) comme indigné de cet orgueil, le renvoya rudement, et pria les dieux qu’ils ne permissent jamais qu’il arrivât un temps semblable à celui qu’il avait vu, auquel il l’avait fallu créer consul devant l’âge de vingt ans. Ses enfants, nonobstant ces remontrances, ne laissant point de l’en presser, il leur fit réponse, qu’il le leur ferait donner lors qu’il les verrait assez sages pour se gouverner eux-mêmes, et assez constants pour résister aux mouvements et aux désirs effrénés d’une commune. Toutefois pour les entretenir d’espérances, il honora Caius de la prêtrise, et lui permit de se trouver aux spectacles et aux festins avec les sénateurs ; mais pour les rendre plus modestes, il avança Tibère aux plus grandes dignités, le fit tribun pour cinq ans, et lui donna la charge de réduire l’Arménie qui s’était soulevée contre les romains. Mais cette faveur faite à Tibère, au lieu de servir à réprimer leur audace, aida à aigrir leur dépit ; de sorte qu’ils commencèrent à persécuter ouvertement Tibère qu’ils croyaient être un obstacle à leur grandeur. Tibère redoutant leurs jalousies, se résolut de quitter la cour. Et quoi qu’Auguste ne trouvât pas bon qu’il s’en éloignât, il fit tant par l’importunité de ses prières, qu’il eut permission de se retirer à Rhodes, où il alla comme en un volontaire exil, prenant pour prétexte que c’était afin de vaquer aux lettres grecques, et pour se donner du repos et du relâche, mais en effet c’était pour ôter tout ombrage aux deux Césars qu’il voyait envieux de sa gloire ; ou au moins il voulait se faire désirer par son absence. Cette résolution fut cause qu’Auguste donna à Caius la commission d’aller faire la guerre en Arménie, et comme il passait par l’île de Chio (les autres disent de Samos) Tibère qui désirait se mettre bien avec lui, alla lui faire la cour, et employa toute son industrie pour s’insinuer en ses bonnes grâces : mais Lollius qui était comme le gouverneur de ce jeune prince, et qui le conduisait en ce voyage, lui fut si contraire, et fit trouver si mauvaise sa visite à Caius, que Tibère reconnut en lui une grande aversion, et une grande aliénation de volonté, qui fut cause que redoutant quelque entreprise sur sa vie, il employa le crédit de sa mère pour impétrer son retour à Rome. Quelques-uns ont rapporté sa sortie au mauvais gouvernement de sa femme, et ont assuré que ne pouvant souffrir son impudicité, et d’ailleurs n’osant ni l’accuser, ni la répudier pour le respect de son père, il voulut s’éloigner de l’objet de sa douleur. À la vérité Julia menait une vie si infâme et si débordée, que tout le monde en avait honte. Elle passait les nuits entières sur la place et sur la tribune, à boire, à jouer, à faire toutes sortes de débauches avec ceux auxquels elle se prostituait. Son père avait eu auparavant quelques avis de ses libertés ; mais comme les princes ne prennent pas trop curieusement garde à leurs affaires domestiques, et sont ordinairement les derniers avertis de leur honte, il ne crut pas tout ce qu’on lui en dit, ou au moins dissimula quelque temps son courroux. Mais venant à en avoir une plus pleine connaissance, il entra en une telle colère contre elle, qu’il fut sur le point de la faire mourir. Et de fait, comme on lui vint rapporter qu’une des femmes de sa fille nommée Phebé, qui était complice de ses adultères, s’était pendue, de crainte qu’elle avait eue d’être recherchée et d’être envoyée au supplice, il s’écria, qu’il eut mieux aimé être le père de cette Phebé que de Julia. Et quoi que son courroux se fut un peu ralenti, néanmoins n’osant sortir de sa maison, de honte qu’il avait de son infamie, il envoya faire ses plaintes au sénat, et ne fut point satisfait jusqu’à ce qu’elle fut reléguée en l’île de Pandaterie. Après cela, il fit faire les procès à ceux qui avaient déshonoré son sang, et en fit mourir les uns, et bannir les autres. Il poursuivit particulièrement la mort du jeune Antoine, et pour hâter sa condamnation le chargea d’avoir recherché l’accointance de sa fille, afin d’occuper l’empire ; de sorte qu’il fut exécuté, et comme adultère, et comme criminel de lèse majesté. En ces entrefaites, Phraate, roi des Parthes, qui s’était saisi de l’Arménie, lui envoya des ambassadeurs pour traiter de la paix : mais Auguste en la réponse qu’il lui fit, ne lui donna point la qualité de Roi, et outre cela, lui commanda par ses lettres de sortir de l’Arménie. Phraate ne s’étonna point de ce commandement, mais lui récrivit de secondes lettres, dans lesquelles ne l’appelant que César, il se qualifia Roi des rois, et lui déclara qu’il saurait bien maintenir sa conquête les armes à la main. Toutefois ayant eu avis qu’Auguste était passé dans la Syrie avec une puissante armée, et craignant que l’orage ne tombât sur son état, il demanda civilement la paix et l’impétra d’Auguste. Auparavant cela, Caius envoyé au recouvrement de l’Arménie, avait conféré avec ce roi, et s’étaient traités l’un l’autre sur les deux rives de l’Euphrate, mais n’avaient su s’accorder sur le différent de cette couronne. Caius entrant dans l’Arménie, y eut assez d’heureux succès à son commencement : mais il fut depuis circonvenu par un misérable assassin qui le blessa auprès d’Artagere.

La plaie qu’il reçut ne fut pas si mortelle qu’il ne vécût encore quelque temps, mais elle lui affaiblit le corps et l’esprit, et enfin le fit mourir comme il repassait en Italie. Quelques-uns disent qu’il décéda à Lymire ville de Lycie : les autres disent que son tombeau se voit encore à Edesse ville de Syrie ; mais cela importe peu à l’histoire. Son frère Lucius allant en Espagne, était mort un peu auparavant à Marseille, de sorte qu’ils périrent tous deux en la fleur de leur jeunesse. Tibère qui devant leur décès avait été rappelé à Rome, profita de leur ruine. Car Auguste se voyant sans enfants, l’adopta et le fit créer tribun pour dix ans. Toutefois de peur qu’il ne s’enflât de l’espérance de cette grande succession, il lui commanda d’adopter Germanicus fils de son frère Drusus, nonobstant qu’il eut un fils de son premier mariage.

Et outre cela il adopta encore avec lui le jeune Agrippa son petit fils. Devant que ces choses se passassent, le peuple romain avait souvent conjuré Auguste de vouloir pardonner à sa fille, et de la appeler de son exil ; mais il ne s’était jamais voulu laisser fléchir à ses prières. Depuis s’en voyant extraordinairement importuné, et voulant rompre cette pratique, il dit absolument, qu’on verrait plutôt le feu mêlé avec l’eau que cela arrivât. Sur quoi le peuple ayant jeté force brandons ardents dans le Tibre, il ne laissa pas de se montrer inexorable, et ajouta à son refus, qu’il souhaitait de telles filles et de telles femmes à ceux qui se rendaient ses intercesseurs. Toutefois après cinq ans d’exil, le peuple impétra de lui qu’il la retirât de l’île où il l’avait confinée, et qu’il la mît en la terre ferme. Son incontinence méritait bien cette rigueur, vu que son crime était d’autant plus énorme, qu’elle était fille d’un si grand empereur, duquel elle souillait toute la gloire par son impudicité. Et certes on a remarqué que ce grand prince parmi le bonheur de son empire, fut grandement infortuné au gouvernement de sa famille. Agrippa qu’il avait destiné son successeur, était un esprit sordide et outrecuidé, qui n’avait nulle bonne qualité de prince ; sa fille était une louve, et sa petite fille n’était pas plus chaste qu’elle, de sorte qu’il fut contraint de la reléguer aussi bien qu’elle, et outre cela défendit d’élever le fruit qu’elle avait mis au monde. Cet opprobre de sa maison l’emplit de chagrin, et donna de cruelles gènes à son esprit, de sorte que quand on lui parlait d’Agrippa ou de ses filles, il soupirait et s’écriait : à la mienne volonté que je ne me fusse jamais marié, et que je fusse mort sans enfants ! aussi les appelait-il ordinairement ses trois ulcères, ou ses trois apostèmes, qui ne cessaient de lui purer de l’ordure.

Cependant Auguste voyant les dix dernières années de la prorogation de son empire expirées, fit encore démonstration d’y vouloir renoncer, mais en fin il souffrit qu’on lui continuât derechef pour dix autres années. Le sénat et le peuple voulurent lui donner le titre de seigneur, mais il ne le voulut jamais endurer, au contraire il défendit à tout le monde de l’appeler ni sérieusement ni autrement de ce superbe nom. Il fit apporter à Rome les corps de ses deux petits fils, et pour honorer leurs mémoires, fit appendre dans le sénat les lances et les boucliers d’or qui leur avaient été présenté lors qu’ils prirent la robe virile. Presque à même temps et après la sortie de Tibère, il fit une nouvelle revue du sénat, et un nouveau dénombrement du revenu des habitants de toute l’Italie. Cependant il se trouva encore plusieurs personnes qui conspirèrent contre lui, et qui entreprirent de le tuer. Parmi ceux-là il y eut un Cinna fils d’une fille du grand Pompée, qui fut chargé d’avoir été un des plus ardents à poursuivre sa mort. Celui qui le déferait, était un des complices. Auguste voyant que les supplices n’étonnaient point les meurtriers, en jugea le châtiment inutile ; mais d’ailleurs il n’osait leur pardonner, craignant que leur impunité ne donnât la hardiesse à d’autres d’attenter contre sa vie ; de sorte que balançant entre le dépit et la pitié, il ne savait à quoi se résoudre. La nuit parlant tout seul, il disputait contre soi-même, témoignant une excessive amertume, et une extrême douleur en son âme. On l’entendit soupirer avec une grande contention de voix et d’esprit, dire tantôt une chose, et tantôt l’autre. Quoi donc ? disait-il une fois, souffrirai-je que mon assassin, parmi les épines et parmi les soins qui me rongent, aille la tête levée sans craindre ma justice ? Ne ferai-je point châtier celui, qui sans être retenu par la bonne fortune qui m’a sauvé de tant de sanglantes batailles que j’ai données, et sur la mer et sur la terre, ose entreprendre, non de me tuer, mais de m’immoler au milieu de la paix ? il disait cela, parce que les conjurés, dont Cinna était le plus apparent, étaient délibérés de l’assassiner au milieu d’un sacrifice qu’il devait faire. Après avoir vomi son fiel contre Cinna, il se taisait, et puis rompant son silence il haussait sa voix, et comme se courrouçant plus aigrement contre soi-même que contre son meurtrier, se reprenait et se disait avec beaucoup de véhémence : pourquoi veux-tu vivre davantage, si tant de personnes ont intérêt que tu meures ? Et quand seras-tu au bout des supplices ? Quand cesseras-tu d’épandre le sang de tes citoyens ? Je suis la butte de l’envie de cette jeune noblesse qui conjure toute contre moi. Ma vie m’est-elle donc si chère, que pour la conserver je veuille faire périr tant de monde ?

Livia qui était couchée avec lui ayant ouï ses sanglots, et considéré attentivement ses paroles, l’interrompit, et lui dit : Veux-tu croire le conseil d’une femme ? Imite les médecins, qui voyant que les remèdes ordinaires ne profitent point à leurs malades, en employant de tout contraires : tu n’as encore rien avancé par ta sévérité, et les rigueurs dont tu as usé n’ont su jusque aujourd’hui arrêter la fureur de tes ennemis, Lepidus a suivi Salviadene, Murena a suivi Lepidus, Cepion a suivi Murena, Egnatius a suivi Cepion, et après ceux-là il s’en est élevé d’autres de si petite qualité, qu’eux-mêmes s’étonnent de leur audace. Essaye maintenant si tu pourras gagner quelque chose de plus par la clémence. Pardonne à Cinna ; puis qu’il est découvert il ne te saurait plus faire de mal, et toutefois il peut servir à accroître ta gloire ; car si tu lui donne la vie, on croira que les violences passées seront arrivées plutôt par la nécessité du temps et des affaires, que par aucune inclination que tu eusses à la cruauté : au lieu que si tu continues les vengeances en sa personne et en celle de ses complices, on jugera que tu as toujours aimé le sang, et que tu ne t’en peux assouvir.

Auguste bien aise d’avoir trouvé une telle avocate des coupables qu’il était résolu de sauver, envoya dire à ses amis, qu’il avait envoyés quérir pour délibérer du châtiment des conjurés, que sa colère était passée, et commanda par même moyen qu’on fît venir Cinna dans sa chambre. Aussitôt qu’il le vit il commanda que tout le monde sortit, et lui fit donner une chaire auprès de la sienne, et s’adressant à lui, commença à lui dire : devant toutes choses, je te demande, Cinna, que tu ne m’interrompes point, etc.

Ayant dit cela avec beaucoup de franchise, il lui donna congé : et ne se contentant pas de la grâce qu’il lui avait faite, le fit encore designer consul, et en sa considération pardonna à tous ses complices. Ce trait d’une insigne clémence lui acquit tellement les bonnes volontés de tout le monde, que depuis ce jour là, non seulement personne ne conspira contre lui, mais même tous les soupçons et toutes les défiances des conjurations furent pleinement assoupies. En ce temps-là Cinna et Messala étant consuls, il s’éleva à Rome et ailleurs d’horribles tempêtes, et épouvantables tremblements de terre qui effrayèrent tout le monde : le Tibre s’étant furieusement enflé, et ayant entraîné son pont, inonda de telle sorte, que durant six jours entiers on alla par bateaux dans la ville. Le soleil éclipsa, et son éclipse fut suivie d’une grande famine. En cette même année, le jeune Agrippa n’ayant eu nulle part aux honneurs qui avaient été décernés à ses frères Caius et Lucius, prit la robe virile, et l’on fit à Rome des jeux dans le cirque, où les sénateurs commencèrent à avoir une place séparée de celle des chevaliers, dont l’exemple passa depuis en coutume. Et d’autant que la noblesse ne rendait qu’à regret ses filles vestales, Auguste protestant publiquement, que s’il en avait quelqu’une qui fut capable de cette profession, il la lui vouerait de bon coeur, fit ordonner qu’on recevrait en leur religion des filles des affranchis ; ce qui n’avait encore jamais été pratiqué auparavant ce jour-là. Mais d’autant qu’ils s’en présentait un trop grand nombre, il en remit le choix au sénat. Les soldats se plaignant que leurs monstres ne suffisaient pas pour les entretenir, et que d’ailleurs on les tenait trop longtemps dans les armées, on fut contraint d’accroître leurs payes pour les contenter, d’autant qu’on appréhendait encore de la guerre dans les provinces étrangères. En ce temps-là l’empire entretenait jusqu’à vingt-cinq légions ou environ ; mais depuis sous les successeurs d’Auguste, le nombre fut réduit à dix-neuf. Il est vrai que celles qui furent retranchées furent incorporées avec les autres, qui pour cette raison furent nommées doubles.

Mais outre les légions romaines, Auguste avait encore d’autres forces prises dans les provinces alliées de l’empire, d’où il tirait de la cavalerie, de l’infanterie, et des gens de marine. Ayant sur les bras un si grand nombre de gens de guerre, il pria le sénat de trouver un fond pour les entretenir, afin qu’il ne fallut pas si souvent faire des levées sur le peuple. Mais le sénat ne sachant où le prendre, à cause que tout le monde criait contre ces nouveaux subsides, qui épuisaient les biens des particuliers sur lesquels on les levait, Auguste eut recours à l’épargne, dans laquelle en son nom et au nom de Tibère il fit mettre de l’argent de réserve : mais y en ayant trop peu pour fournir à la paye de tant de légions, il fit condescendre le sénat à lever la vingtième partie du revenu des héritages et des legs testamentaires, et donna la charge de les recueillir à trois personnes de dignité consulaire. Le peuple ruiné des embrasements qui étaient arrivés, foulé des subsides qu’on lui imposait, et oppressé de la famine qui s’était élevée, commença à murmurer contre son gouvernement, et même à jeter la nuit des libelles diffamatoires contre sa réputation. On soupçonna un certain Rufus d’être auteur de ce monopole : mais en effet il y en avait bien d’autres qui en conduisaient la trame, de sorte qu’il fut résolu qu’on informerait, et qu’on ferait le procès à ceux qui en seraient trouvez coupables.

Ces tumultes durèrent jusqu’à ce que la famine étant passée, Germanicus et Tibère donnèrent un combat de gladiateurs qui adoucit grandement le peuple, chacun étant bien aise de voir refleurir la mémoire de Drusus, dont aussi Tibère prit le nom avec celui de Claudius en l’inscription qu’il mit dans le temple de Castor et de Pollux, qu’il dédia en cette occasion. Car il ne passait guère d’années que Tibère craignant que quelqu’un ne prit place en la faveur d’Auguste, ne laissât l’armée d’Allemagne, et ne fît un voyage à Rome sous ombre d’y avoir des affaires : de sorte qu’alors il s’y trouva, et pour donner le combat des gladiateurs avec Germanicus, et pour dédier le temple des deux jumeaux en son nom. En cette même année encore Archélaüs, roi des Juifs, accusé par son pays et par les Samaritains, devant l’empereur, et devant le sénat, fut condamné et envoyé en exil à Vienne, ville des Gaules.

Il y eut aussi de grands mouvements en diverses parties de l’univers. Les Isauriens ayant commencé par des courses de brigands, firent enfin une juste armée, avec laquelle ils se jetèrent sur les provinces de l’empire ; mais ils furent bientôt vaincus. Les Gétuliens indignés de ce qu’on ne leur avait pas donné pour gouverneur un sénateur romain, et de ce qu’on les avait soumis à Juba, roi de Mauritanie, se soulevèrent contre lui, taillèrent en pièces les premiers romains qui les osèrent attaquer, et enfin se rendirent si redoutables, que Cornélius Cossus les ayant domptez, en remporta l’honneur du triomphe, et fut nommé Getulie.

Tibère faisait la guerre en Allemagne, et avait dompté les Attuares, les Bructères, et les Chérusques, puis avait passé le Veser, et de là avait porté ses armes jusqu’à la rivière d’Elbe, dont il mérita le nom d’empereur, et son lieutenant Sentius Saturninus qui l’avait grandement assisté en ce voyage, les ornements triomphaux.

Comme Tibère était à ses conquêtes d’Allemagne, prêt de combattre le puissant roi des Marcomans, Marobodue, qui s’était rendu redoutable non seulement à la Germanie, mais aussi aux romains ; et comme il l’allait trouver ayant déjà envoyé devant Sentius, il fut r’appelé de cette guerre pour marcher contre les pannoniens, et depuis contre les dalmates, qui en l’absence de leurs gouverneurs employez auprès de Tibère, s’étaient rebellez contre l’empire. Les dalmates se soulevèrent à cause de la rigueur que leur tenaient les exacteurs des subsides. Leur chef se nommait Batton, qui ayant amassé une assez grosse armée, et l’ayant conduite jusqu’à Salone, tâcha de la forcer : mais y ayant été blessé d’un coup de pierre, il se retira, et envoya les siens courir toutes les provinces maritimes ; de sorte qu’ils donnèrent jusqu’à Apollonie. Tibère craignant qu’enfin ils ne passent du côté de l’Italie, fit marcher l’armée contre Batton, et envoya Messalin pour l’attirer au combat. Batton, quoi qu’incommodé de sa plaie, vint rencontrer Messalin, lui donna la bataille, et la gagna ; mais peu de temps après Messalin eut sa revanche, et l’ayant surpris remporta une pleine victoire sur lui, et laissa plus de vingt mille hommes des ennemis sur la place. À raison de quoi Auguste, qui était en grand souci de cette guerre, lui fit décerner les ornements du triomphe. Batton voyant son armée rompue, et ses dalmates vaincus, s’alla sauver en la Pannonie, et joignit le reste de ses forces avec celles d’un autre Batton, qui y commandait parmi les séditieux.

Ayant uni leurs troupes, ils firent une formidable armée, d’autant que tous les peuples voisins étaient entrez en cette ligue, et a-t-on remarqué que de tous les côtés où ils s’étaient répandus, ils étaient plus de huit cens mille hommes en armes. Une partie d’entre eux occupa le Mont d’Alme en la haute Moesie, où le roi de Thrace Remetalce envoyé devant par Cecinna, gouverneur de la Moesie, pour les charger, en défit quelques-uns en une rencontre, mais depuis ils reprirent courage et repoussèrent Cecinna qui s’efforçait de les déloger.

Cependant les affaires de la Moesie ayant contraint Cecinna de se retirer, pour y pourvoir, et Tibère étant alors à Siscie, avec Messalin, ils prirent l’essor, et allèrent fondre dans les provinces de l’empire, où ils firent mille ravages. Tibère se présenta par diverses fois pour les combattre, mais ils n’en vinrent jamais aux mains ; et toutefois peu de temps après les deux rois de Thrace, Remetalce et Rascupore les ayant rencontrés en Macédoine, en taillèrent une grande partie en pièces, et donnèrent la chasse au reste qui se retira dans les montagnes pour se préparer à de nouvelles courses. Auguste ayant eu avis de tout ce qui s’était passé, entra en ombrage de Tibère, et se figura qu’il tirait cette guerre en longueur, afin d’avoir toujours les armées sous sa puissance ; à raison de quoi il dépêcha Germanicus avec de nouvelles forces, pour aller dompter ces barbares qui avaient empli de terreur toute l’Italie. Il choisit Germanicus pour chef de ce puissant secours, d’autant qu’Agrippa qu’il avait adopté avec Tibère était un vrai brutal qui ne savait rien que tendre des filets pour prendre du poisson, et qui au demeurant parmi sa stupidité était malin, médisant et outrageux, jusqu’à accuser Auguste de lui avoir volé la succession de son père Agrippa, n’en pouvant plus endurer le relégua à Planesie, île voisine de celle de Corse.

Germanicus étant entré dans la Pannonie, et toutes les armées l’y allant trouver à la file, les battons épièrent l’occasion de surprendre et de charger Cecinna qui était parti de Moesie pour se rendre auprès de lui, et qui lors avait assis son camp auprès des marais de Volces. D’abord ils lui défirent une partie de ses gens qui furent contraints de se sauver dans les tranchées, mais leurs compagnons ayant fait une sortie pour les secourir, taillèrent en pièces les vainqueurs.

Après cela les romains allèrent par diverses bandes saccager les terres de ces barbares, et quant à Germanicus, il marcha contre les dalmates et remporta une signalée victoire sur les Maziens. Enfin les Pannoniens et les Dalmates persécutés de la famine et de la peste aussi bien que de la guerre, recherchèrent les romains d’accord, à quoi ils furent principalement induits par la valeur d’un gaulois nommé Pulion, qui étant dans le camp de Germanicus au siège d’une de leurs villes, fit un tel effort qu’il mit en fuite tous ceux qui étaient sur la muraille, et les remplit d’une telle crainte, que s’étant retiré dans la forteresse, enfin ils capitulèrent de la vie et de la place. Batton qui avait fait soulever les Dalmates, et qui avait tant causé de maux aux romains, se lassant en fin de la guerre, se porta à demander la paix à Tibère. Étant arrivé dans son camp où il s’était acheminé sur sa parole, le lendemain Tibère assis dans son tribunal le fit venir devant lui, et entre autres choses lui demanda pourquoi il avait si longtemps et si opiniâtrement fait la guerre aux romains, dont il devait craindre la puissance ? Pour autant, lui repartit-il, que vous autres romains vous envoyés non des pasteurs, ou des chiens pour garder vos troupeaux, mais des loups et des bêtes ravissantes pour les saccager. Enfin toutefois la Dalmatie se soumit à l’obéissance des romains. L’autre Batton fit encore quelque résistance en Pannonie : mais Silanus l’ayant défait, le contraignit de faire joug, et de demeurer pour quelque temps en paix : toutefois ni lui ni les autres pannoniens ne purent oublier les voleries et les brigandages auxquels ils s’étaient depuis un si longtemps accoutumés. Sur la fin de cette guerre, Auguste qui n’allait plus guère au sénat, et y faisait toutes ses affaires par lettres, voulant considérer de plus prés l’évènement de cette guerre, et s’approcher de la Dalmatie et de la Pannonie, passa à Rimini. À sa sortie on fit des vœux et des prières pour son retour, et à son retour on fit des sacrifices, comme s’il eut fait quelque grand voyage contre les ennemis. La paix étant faite, Tibère qui avait toujours l’oeil et le coeur à sa succession, reprit le chemin de Rome sous prétexte d’aller revoir Auguste.

Comme il fut arrivé dans les faubourgs, Auguste l’alla voir, puis l’amena dans la ville, où il lui fit recevoir toutes sortes d’honneurs, et voulut que les consuls célébrassent des jeux solennels pour l’amour de ses victoires. Après cela Auguste qui s’était toujours montré ennemi du célibat, voyant les plaintes qu’on faisait de la rigueur des lois qu’il avait établies contre ceux qui n’étaient pas mariez, fit assembler le peuple, et voulut que les personnes mariées se missent d’un côté, et les non mariez de l’autre ; et voyant qu’il y avait un plus grand nombre de ces derniers que des premiers, il se mit en une extrême colère, et là dessus après avoir loué le mariage, et invité tout le monde à l’embrasser pour peupler la république et les armées, il fit une assez longue invective contre ceux qui ne s’y étaient pas voulu engager, et leur reprocha qu’il ne tenait pas à eux que le nom romain ne s’éteignit, et que la république ne tombât en ruine ; et après cela les condamna à de grosses amendes s’ils ne se mariaient, puis accrut les honneurs et les récompenses qui avaient déjà été décernées à ceux qui avaient des enfants.

Tibère étant entré en Dalmatie, et voyant un si puissant corps d’armée qu’était celui des romains, en partagea les forces en trois ; en donna une partie à Silanus, l’autre à Lepidus, et prit avec Germanicus la conduite du reste. Lepidus et Silanus vinrent bientôt à bout de leurs ennemis ; mais Tibère et Germanicus eurent davantage d’affaires à vaincre Batton qui avait remis ses forces aux champs. Enfin toutefois après l’avoir bien poursuivi, ils l’assiégèrent dans le château d’Anderium, qui est une place assise sur la croupe d’un haut rocher, au pied duquel tombent de grands torrents qui la rendent inaccessible et imprenable. Batton étant dans cette forte place, fournie de toutes sortes de munitions, ne se tint pas pour assiégé ; mais sachant les détours du rocher et de la montagne, dressa diverses embuscades aux romains, leur coupa les vivres qui venaient à leur camp, et leur donna tant de traverse, que Tibère se trouva presque lui-même assiégé, et son armée en grand disette. Cependant ni il n’osait lever son siège de peur de s’immoler à la risée de ses ennemis, ni il ne pouvait y demeurer plus longtemps, d’autant que les soldats ne voulaient plus pâtir ni supporter la nécessité dont ils étaient pressés. Étant en cette perplexité, les troupes se mutinèrent et commencèrent à jeter de si hauts cris, que les ennemis qui étaient au guet, pensant qu’ils se préparassent pour les attaquer, quittèrent le dehors qu’ils gardaient, et se retirèrent dans la place. Tibère bien aise de l’épouvante des pannoniens, fit assembler les soldats, et les blâma à demi, et puis les loua un peu, et fit tant qu’ils demeurèrent paisibles en attendant quelque autre succès. Batton n’ayant plus d’espoir en ses armes, et voyant que tout se rendait au vainqueur, envoya demander la paix à Tibère, et ne pouvant ranger ceux de son parti à prendre la même résolution, les abandonna, et ne voulut plus être de cette faction. Tibère se sentant assez puissant pour forcer la place destituée d’un si bon capitaine, fit avancer l’armée dans le rocher, et l’ayant divisée par bandes, lui fit prendre le tour pour gagner la cyme, et cependant se mit en un lieu éminent pour voir la contenance des ennemis, et le courage des siens. Ceux de la forteresse les voyant approcher, se rallièrent sur la pointe du rocher, et commencèrent à faire pleuvoir sur eux une si furieuse grêle de cailloux et de grosses pierres qu’ils roulaient à charretées, et qu’ils versaient sur leurs têtes, que les romains combattus de la nature du lieu et de la violence de leurs ennemis, étaient prêts de quitter tout, lors que Tibère les envoya rafraîchir. Le secours leur ayant fait reprendre courage, ils allèrent tous ensemble charger les ennemis, et les ayant investis de tous les côtés, contraignirent ceux qui étaient hors de la place de se sauver dans les montagnes voisines et dans les bois, où les romains les poursuivirent avec une ardeur incroyable, désirant de les exterminer pour achever une si importune guerre.

Enfin le château se rendit à Tibère, qui traita fort favorablement ceux qui étaient dedans, sans manquer à un seul point de ce qu’il leur avait promis. Germanicus qu’il avait envoyé pour poursuivre les autres qui s’opiniâtraient encore à vouloir combattre, fit de grands progrès sur les ennemis, et emporta par intelligence l’ardue forte place, où étaient plusieurs déserteurs de la milice romaine, qui s’étaient jetés avec les barbares, contre lesquels les habitants prirent les armes, et malgré eux ouvrirent leurs portes aux romains. Germanicus ayant pris cette forte place, toutes les villes voisines se soumirent à son obéissance ; de sorte qu’il s’en retourna triomphant vers Tibère. Batton voyant toutes choses aller à la ruine de son pays, envoya son fils nommé Su assurer Tibère, que s’il voulait pardonner ce qui s’était passé, il remettrait les pannoniens en l’obéissance des romains. Tibère lui ayant donné sa parole, voulut l’ouïr par sa bouche, et l’ayant fait venir devant son tribunal, le trouva plein d’une grandeur de courage qui le fit parler hardiment pour ceux de son parti : Tibère le pressa encore de lui dire pourquoi il avait entrepris cette guerre ; mais ne plus ne moins que le Dalmate, il lui répondit que la faute venait des romains, qui au lieu d’envoyer des bergers et des chiens pour garder leurs troupeaux, envoyèrent des loups et des bêtes ravissantes. telle fut la fin de cette guerre, qui coûta aux romains beaucoup d’hommes et d’argent, et ne leur apporta guère de profit ni de gloire. Germanicus alla porter à Rome les nouvelles de ce succès, à raison duquel Auguste et Tibère, comme après les grandes victoires, furent proclamés empereurs ; et puis on leur décerna le triomphe, et à Germanicus les ornements de triomphateur.

Mais l’état des affaires de l’empire recula le triomphe de Tibère, qui par l’avis d’Auguste se contenta d’en recevoir les ornements. On leur fit aussi ériger deux arcs triomphaux dans la Pannonie, afin d’être un perpétuel monument d’une si difficile conquête. On fit encore d’autres honneurs à Germanicus ; et même on n’oublia pas le jeune Drusus fils de Tibère, auquel encore qu’il ne fut pas du corps, il lui fut permis d’entrer dans le sénat, et d’y dire son avis devant ceux qui avaient été prêteurs ; mais on remit cela après qu’il aurait achevé sa charge de questeur, où il ne faisait guère que d’entrer.

Mais durant cette pompe et ces honneurs, on apporta à Rome une nouvelle qui flétrit la gloire de ses triomphes, et qui comme un furieux éclat de tonnerre, renversa tous ses trophées. Quintilius Varus, homme d’un assez doux esprit, mais extrêmement avare, et si sujet aux rapines, qu’ayant été gouverneur de Syrie, on disait de lui, qu’à son entrée étant pauvre il avait trouvé la province riche, mais qu’à sa sortie il avait laissé la province pauvre, et s’en était allé riche, ayant été envoyé en Allemagne pour y commander, fut cause de cet insigne malheur qui arriva à l’empire. Les romains possédaient beaucoup de terres en cette grande province, mais leurs conquêtes étaient divisées et détachées les unes des autres ; de sorte que leurs garnisons étaient éparses en divers endroits du pays. Les Allemands qui par la fréquentation s’étaient paisiblement rangez à leurs formes de vivre, n’avaient pas toutefois entièrement dépouillé leurs inclinations, ni oublié toute leur générosité, ni renoncé entièrement à l’amour des armes, dont ces peuples-là font naturellement profession. Cependant ils ne remuaient rien, et quoi qu’ils fussent passionnés pour leur liberté, néanmoins ils s’étaient peu à peu accoutumés à porter le joug des romains, qui vivaient alors doucement avec eux.

Mais Varus leur ayant été donné pour gouverneur par Auguste, voulut gourmander ce peuple libre, et se mit à le traiter d’une façon servile, lui imposant de grands subsides, et le chargeant tout ainsi que s’il eut été purement esclave des romains. Et comme c’était un homme qui savait plus des affaires du palais que de la guerre, il s’imagina qu’il pourrait dompter par la rigueur des lois, ceux qui n’avaient jamais su plier sous la puissance des armes : et là dessus les traita en homme de justice, les fit appeler devant son tribunal, et les fit aller plaider leurs causes devant lui. Il les tenait pour gens stupides et grossiers, et qui n’eussent de l’homme que le corps sans esprit ; mais il les trouva habiles, rusez, dissimulez, et assez artificieux pour surprendre et lui et les autres romains : car feignants d’avoir des disputes et des procès les uns contre les autres, ils allaient comme pour lui demander justice, et même le remerciaient de ce qu’il composait si équitablement leurs querelles, protestant pour le tromper, que la discipline qu’il avait mise parmi eux, avait adouci leurs courages, et qu’ils étaient bien aises de voir terminer par les lois les différents qu’ils avaient accoutumé de juger avec leurs épées.

Par ces vaines flatteries ils endormirent Quintilius Varus, qui crut avoir affaire à une nation simple et stupide ; mais cependant les Allemands offensez jusque au vif de la sévérité qu’il leur tenait, allaient faisant secrètement leurs pratiques contre lui, pour secouer le joug de son empire, et pour recouvrer leur liberté au prix de sa vie. Du commencement ils n’osaient se déclarer, à cause que les romains n’étaient pas seulement dans leurs terres, mais tenaient encore tous les passages du Rhin, où étaient leurs garnisons pour assurer la province. Mais s’étant peu à peu insinuez dans son esprit, ils lui persuadèrent de s’éloigner du Rhin, de passer au delà du Veser, et de s’aller habiter parmi les Cherusques. Après cela ils lui firent accroire qu’il n’avait que faire d’armée pour les contenir en devoir, mais que d’eux-mêmes pour l’amour qu’ils lui portaient, ils se rangeraient à toutes ses volontés : Pippé de ces apparences, il ne se soucia plus de tenir ses légions ensemble, comme on doit faire en terre d’ennemis, mais les dispersa çà et là, selon que les Allemands les lui demandèrent, ou pour les garder, ou pour empêcher les courses des brigands. Le chef de la conspiration était un jeune seigneur du pays nommé Arminius, doué de toutes sortes de bonnes qualités, vaillant, accort, secret, et prudent pardessus son âge, voire plus qu’on ne pouvait attendre d’un barbare. Aussi avait-il fait son apprentissage parmi les romains, et même avait acquis tant d’honneur, qu’Auguste l’avait mis au rang des citoyens et des chevaliers. Cet ambitieux courage ne pouvant souffrir qu’on traitât si indignement ceux de sa nation, et d’ailleurs aspirant à la tyrannie, épia l’occasion de surprendre Varus, auprès duquel il avait toutes sortes d’accès et de familiarité. Il vint aisément à bout de son dessein, d’autant que Varus ne se défiant de personne, passait les jours entiers à ouïr plaider, et ne se figurant pas qu’il était au milieu de l’Allemagne parmi des ennemis, allait tout seul à son siège, et n’avait à l’entour de lui que des officiers de justice ; de sorte qu’on l’eut plutôt pris pour un prêteur de Rome, que pour un gouverneur d’Allemagne. Parmi cette grande négligence, Arminius se résout de le perdre, et d’exterminer tout ce qui se rencontrera avec lui de légions romaines. Varus eut avis de cette conjuration par Segestes, qui était le propre oncle d’Arminius ; mais il ne lui voulut point ajouter foi, au contraire rejeta le conseil qu’il lui donna de se garder de lui ; et de plus, lui dit qu’il était bien assuré de son amitié, et de cette sorte perdant l’esprit, il se perdit lui-même, et fit que son malheur lui fut imputé à un grand crime, et qu’on crut qu’il ne lui était rien arrivé qu’il n’eut bien mérité, vu son excessive négligence à rechercher le fond d’un affaire de tel poids, où il y allait non seulement de sa vie, mais même du salut de son armée, et presque de tout l’empire. Arminius et ses complices, pour faire réussir leur dessein, font soulever ceux des contrées plus éloignées, afin que Varus s’acheminant pour les aller combattre, et passant comme ami sur leurs terres, fut plus aisé à défaire. La chose leur succéda comme ils l’avaient projetée. Varus se préparant à cette guerre, ils lui offrent toute sorte de secours, et lui promettent de le suivre contre ses ennemis, et cependant le laissent partir, et demeurent à la maison comme pour s’armer et équiper, afin de marcher bientôt après lui ; mais il n’est pas si tôt éloigné, qu’ils r’allient tous les conjurez, taillent en pièces les soldats romains que Varus leur avait laissés, et de ce pas s’en vont l’attendre dans les forêts où il ne tenait plus de chemin, ne sachant où il était. À l’abord ils lui font connaître qu’ils ne sont plus ses hôtes, mais que ce sont ses ennemis, le chargent, et lui taillent en pièces tout ce qu’ils peuvent rencontrer de sa suite.

Sur le chemin de Varus il y avait de hautes montagnes par lesquelles il lui fallait passer. Aux pieds des montagnes il y avait de profondes vallées pleines d’eaux, qu’on ne pouvait passer que sur des planches. Les romains n’y en trouvant point, furent contraints d’abattre et de scier les plus grands arbres de la forêt pour en faire ; de sorte que quand les Allemands les chargèrent, ils étaient encore tous recrus de ce travail. Davantage, ils traînaient un prodigieux nombre de chariots, entre lesquels ils marchaient la plupart sans armes, avec force valets et gens de service, qui rendaient encore leur voyage plus pesant, sans qu’ils prissent garde à eux, tant ils se fiaient à la parole des Allemands. Les ennemis donc qui savaient les chemins et les détours des montagnes et des forêts, les attaquèrent premièrement de loin, et puis en ayant blessé plusieurs, les allèrent joindre de prés, et en firent une horrible boucherie. De malheur pour les romains, il était tombé une grosse pluie, qui ayant détrempé la terre, les empêchait de pouvoir combattre de pied ferme. L’orage avait abattu les cymes des arbres qui aidaient encore à leur empêcher les chemins, et cependant ils avaient affaire à des gens qui savaient le pays, et qui étaient accoutumés aux incommodités du temps et des lieux. En cette perplexité, les romains persécutés du ciel et de la terre, trouvèrent moyen de respirer un peu, ayant gagné une plaine qui était au delà du bois : mais comme il en fallait partir, ils se virent derechef engagez dans les bois et dans les marais, où les ennemis les poursuivirent avec tant d’ardeur, qu’ils les mirent aux derniers abois.

La pluie qui avait continué tous ces jours-là, avait tellement mouillé leurs armes, qu’ils ne s’en pouvaient servir ; de sorte qu’ils étaient tuez sans se pouvoir défendre. Varus se sentant blessé, et n’ayant plus de courage pour combattre, en eut assez pour se faire mourir : car craignant de tomber vif en la puissance de ses ennemis, il se passa lui-même son épée à travers le corps : quelques autres capitaines imitèrent ce furieux exemple. La mort des chefs fit perdre courage aux soldats, dont Arminius et ses compagnons firent alors un carnage encore plus piteux que le premier. Tout était perdu, si les Allemands ne se fussent amusez au pillage ; mais pendant qu’ils étaient ainsi attachez à la proie et au butin, les plus vaillants hommes qui s’étaient sauvés, s’étant r’alliés, commandèrent aux trompettes qui se trouvèrent avec eux, de sonner la charge, et de cette sorte firent croire aux ennemis que c’était du secours qui leur venait de la part d’Asprenas, neveu de Varus, qui en fin sauva deux légions entières auxquelles il commandait. Les barbares ayant trouvé le corps de Varus, lui firent mille opprobres, et puis après lui coupèrent la tête, et l’envoyèrent au roi Marobodue, qui depuis la renvoya à Auguste. La nouvelle d’une si grande défaite ayant été portée à Auguste, il en sentit une telle affliction, qu’il fut plusieurs mois à ne faire autre chose que plaindre cette perte, et même il se battait la tête contre les parois et contre les portes, et ne cessait de crier comme transporté de sa douleur, Quintilius Varus, rends-moi mes légions. Il fit aussi asseoir de nouveaux guets par toute la ville, de peur qu’en cette calamité publique il ne se fît quelque émotion. Outre cela il fit voeu de donner à Jupiter des jeux solennels, semblables à ceux qui avaient été célébrés après la guerre des Cimbes, moyennant qu’il voulût favoriser la république, et détourner le malheur dont elle semblait être menacée ; car il se figurait que cet accident était plutôt arrivé par le courroux des dieux, que par la puissance des hommes. Et ce qui l’induisait à le faire, c’était que, et devant et après, il était arrivé plusieurs épouvantables prodiges qui semblaient le témoigner. La foudre était tombée sur le temple de Mars. Il avait semblé que les cymes des Alpes se heurtaient les unes les autres, et qu’il en sortait trois colonnes de feu qui allaient faire un grand embrasement. On avait vu plusieurs comètes en l’air, et l’on avait remarqué mille autres sinistres présages qui avaient étonné Auguste. Cependant craignant que les Allemands enflés de ce succès ne passassent en Italie, il se prépara et amassa de nouvelles forces pour s’opposer à leurs entreprises.

Mais il eut bien de la peine à lever des soldats à Rome ; personne ne voulant aller à cette guerre. Ce refus fut cause qu’il flétrit d’infamie, et même qu’il fit mourir quelques-uns de ceux qui étant en âge de porter les armes, ne voulaient pas assister à leur république en cette grande adversité. Toutefois comme il sut que les Allemands ne remuaient rien davantage, et qu’ils se contentaient du massacre de trois légions, et de leurs capitaines, sa frayeur se passa, et son deuil cessa peu à peu : encore qu’on die que depuis ce temps-là, le jour de cette cruelle défaite lui fut toujours douloureux, et qu’il ne le passa jamais qu’avec beaucoup d’ennui et de tristesse.

Là dessus il envoya Tibère avec une nouvelle armée pour recueillir les pièces de ce naufrage, et tout ensemble pour empêcher qu’à la longue les Allemands enorgueillis de leurs prospérités, ne fissent quelque nouvelle entreprise contre l’empire. Germanicus et lui firent quelques progrès en Allemagne, et s’approchèrent assez prés du Rhin. Mais craignant de tomber au malheur de Varus, ils se retirèrent ; et après avoir demeuré dans le pays jusqu’à l’automne, et fait célébrer des jeux et des courses de chevaux au jour de la naissance d’Auguste, reprirent le chemin de Rome pour donner ordre à leurs affaires.

Auguste avait défendu aux devins de prédire, soit en particulier, soit en présence d’autre, la mort de personne, et toutefois il se souciait si peu de ce qui le regardait, qu’il exposa en public, et fit voir à tout le monde la constellation sous laquelle il était né. Alors il était devenu pesant, et n’allait pas du tout au sénat. Toutefois pour montrer qu’il pensait à l’avenir, il recommanda par lettres Germanicus au sénat, et le sénat à Tibère, qu’il avait destiné son plus proche successeur. Et quoi qu’il se fut excusé des compagnies, si ne laissa-il pas de faire encore maintes belles lois pour la police de Rome : et parmi tout cela on célébra à Rome divers jeux, particulièrement ceux de Mars, avec des courses de chevaux, et avec une magnifique chasse : on fit aussi d’autres jeux depuis, durant lesquels Germanicus fit mourir deux cens lions. Enfin néanmoins Auguste se sentant de plus en plus appesantir par la vieillesse, voulut sérieusement se dépouiller de l’empire ; mais le sénat le contraignit par ses prières d’achever sa course, et à sa requête lui bailla vingt assesseurs ou conseillers, au lieu qu’auparavant il n’en avait que quinze, et ordonna que tout ce qu’il ferait par l’avis de ces grands personnages, serait de pareille autorité que s’il avait été arrêté dans le corps du sénat. Il fit aussi prolonger le tribunal à Tibère pour cinq autres années. Voyant que la vingtième partie des héritages qu’il prenait, faisait crier beaucoup de personnes, il pria le sénat de trouver un autre fonds pour la guerre, afin d’ôter cet odieux subside. Et cependant ce n’était pas son intention de l’ôter ; mais il voulait faire connaître aux sénateurs, qu’il ne se pouvait trouver d’autre fonds, afin qu’ils ne trouvassent plus mauvais qu’on prit celui-là : mais enfin connaissant que cela lui acquerrait la haine de tout le monde, il le changea en une autre nature de tribut, qui sembla si onéreuse au peuple, qu’il demanda de son plein gré qu’on remit le premier impôt. Le temps de sa mort s’approchant, il en eut un violent présage durant les jours augustaux qu’on célébrait à Rome pour sa naissance : car un furieux s’étant jeté sur le théâtre, alla se seoir dans la chaire où était l’image de Jules César, et puis arrachant la couronne dont elle était parée, l’a mit sur sa tête. L’on jugea dés lors que c’était un sinistre présage pour l’empereur, et depuis l’évènement confirma cette conjecture : car bientôt après il mourut à Nole, ville de Campanie. Étant prêt d’envoyer Tibère en l’Illyrie, il se résolut de le conduire jusque à Bénévent, et de passer de là en Campanie pour se divertir, et pour se recréer un peu avec ses amis.

Et de fait, comme s’il eut fui Rome, à cause des affaires qui l’importunaient, il précipita tellement son voyage, qu’étant arrivé à Astures, il ne voulut point attendre le jour, mais parmi les ténèbres de la nuit, contre sa coutume se mit sur l’eau et commanda qu’on levât les voiles, sans perdre l’occasion du vent qu’il avait favorable, et là dessus s’en alla faire le tour de toute la côte de la Campanie, et des îles voisines, et s’arrêta quatre jours dans celle de Caprée, faisant paraître qu’il goûtait avec plaisir la douceur du repos, parmi cela se montrant extrêmement affable et courtois à ceux de sa compagnie. Comme il passait par le golfe de Pouzzoles, les marchands et les mariniers de la flotte d’Alexandrie, qui amenaient toutes sortes de marchandises à Rome, étant heureusement abordez dans le port, se réjouissaient dans leurs navires, et brûlaient de l’encens aux dieux pour les remercier du succès de leur voyage. Voyant donc passer Auguste, ils commencèrent à jeter un cri de joie et de louanges, et faire mille voeux pour sa prospérité, lui disants à haute voix, que par lui ils naviguaient, par lui ils jouissaient de la liberté et de leurs biens, dont il reçut un tel contentement, qu’il donna à tous ceux de sa compagnie chacun quatre cent écus, à la charge qu’ils n’emploieraient cet argent là qu’à acheter des marchandises ou des raretés qu’apportait la flotte d’Alexandrie. Après cela il continua ses passe-temps, et prit plaisir aux exercices des enfants de Caprée, et les fit assister à un festin qu’il fit, et leur permit de ravir et emporter les fruits qui furent servis sur la table.

De Caprée il tira vers Naples, où nonobstant qu’il se trouvât mal disposé, il voulut voir le combat de la lutte qu’on faisait faire de cinq ans en son honneur ; et puis ayant conduit Tibère jusque où il le voulait laisser, reprit le chemin de Rome par la Campanie, sentant toujours son mal empirer. Enfin étant arrivé à Nole, il fut contraint de prendre le lit, et vit bien qu’il lui fallait payer le tribut que tous les hommes doivent à la nature. Cependant il ne s’effraya point en cette extrémité de son mal, mais montra un grand mépris de la vie et du monde : car un peu devant que de rendre l’âme, s’adressant à ses amis, il leur dit sans s’étonner : et bien, que vous en semble, mes amis, n’ai-je pas heureusement joué mon personnage sur le théâtre de cette vie ? Comparant la vie des plus grands princes, à une représentation d’échafaud. Ayant dit cela, il leur donna congé, et s’étant informé de quelques-uns qui venaient de Rome, de la santé de la fille de Drusus, il baisa sa femme Livia, et lui disant ces dernières paroles, adieu, ma chère Livia, souviens-toi de notre mariage,  rendit l’esprit assez doucement, et sans aucune agonie.

Un peu devant cela, il avait été comme en rêverie, et s’était écrié que quarante jeunes hommes l’enlevaient, mais cela fut mis entre les présages de sa mort, d’autant qu’il y avait quarante soldats prétoriens à le porter, lors qu’après son trépas il fut mis en parade. Mais il y eut bien d’autres présages de son décès, qui furent curieusement remarquez en la superstition du siècle. Car premièrement il y eut une éclipse générale du soleil. Une grande étendue de l’air fut vue comme tout en feu. On vit tomber comme des brandons ardents du ciel : il apparut des étoiles ou des comètes tous rouges de flamme. Le sénat ayant été convoqué pour faire des voeux et des prières pour sa santé, on trouva la porte du palais fermée, et au dessus on aperçut un hibou qui jeta un effroyable cri : la foudre étant tombée sur sa statue qui était au Capitole, emporta la première lettre de son nom, sur quoi les devins ayant été consultés, répondirent que dans cent jours il serait élevé à une condition divine, d’autant que la lettre C parmi les latins dénotait le centième nombre, et que le reste de son nom, qui est esar en langue toscane, signifiait Dieu. Quelques-uns semèrent le bruit que Livia l’avait empoisonné, sur l’appréhension qu’eut cette ambitieuse femme qu’il voulait reculer Tibère.

Car le bruit volait partout, que peu de mois auparavant, Auguste s’ouvrant à quelques-uns de ses plus confidents amis, et ne prenant pour toute compagnie que Fabius Maximus, s’était fait secrètement conduire dans l’île de Planasie, où Agrippa avait été confiné ; qu’à leur entrevue il y avait eu force larmes jetées, et que de part et d’autre ils avaient fait paraître de grands sentiments d’une vraie amour, dont on pouvait espérer que le jeune Agrippa entrerait en la maison, et succédait à la gloire de son aïeul. Que ce voyage avait été découvert par Fabius à sa femme Martia, qui en avait dit quelque chose à Livia, dont Auguste ayant été pleinement informé, avait témoigné son dépit à celui qui avait décelé son secret, et qu’en somme Fabius étant mort peu de jours après, sans qu’on sut au vrai s’il ne s’était point avancé ses jours, de peur qu’Auguste ne châtiât l’incontinence de sa langue, au milieu de ses obsèques on avait ouï Martia se plaignant et s’accusant elle-même avec de chaudes larmes, d’avoir été la cause du désastre de son mari, pour avoir trop parlé. À quoi l’on ajoute que Livia prenant son temps pour rompre cette pratique, s’avisa que Auguste aimait uniquement les figues, et qu’elle répandit du poison sur celles qu’elle lui fit présenter, dont il mourut devant que de pouvoir rappeler Agrippa, et que de cette sorte elle conserva l’empire à Tibère.

Mais les autres ont cru que c’était une pure imposture, et que cette grande princesse ne pensa jamais à une si insigne méchanceté. Étant au lit de la mort, il parla magnifiquement du cours de son règne, et dit qu’il avait trouvé Rome bâtie de brique, mais qu’il l’avait rebâtie de marbre :  par lesquelles paroles il ne voulait pas seulement se glorifier d’avoir rendu ses bâtiments plus superbes, mais se voulait aussi vanter d’avoir affermi la grandeur de son empire. Il y a des historiens qui assurent, que sentant sa dernière heure, il commanda à Livia de r’appeler Tibère qui venait de le quitter, et que Tibère ayant reçu les lettres de sa mère, le vint promptement trouver, et qu’Auguste parla longtemps à lui en secret. D’autres disent qu’il arriva comme il achevait de rendre l’âme : mais il y en a d’autres qui écrivent que Tibère était alors en Dalmatie, et que sa mère craignant qu’en son absence il n’arrivât quelque nouveau remuement pour cette grande succession, cela la mort d’Auguste, jusqu’à ce que Tibère se fut rendu à Nole pour l’a recueillir. Ainsi mourut Auguste, prince incomparable, sage en ses conseils, heureux à la guerre, divers en sa vie, adoré des siens, craint des étrangers, et admiré de tout l’univers. Il avait en telle horreur les guerres, que depuis qu’il fut paisible possesseur de l’empire, il ne prit jamais les armes que la nécessité des affaires ne l’y obligeât : même il avait de coutume de dire, que c’était un trait d’un esprit léger et plein de vanité, de vouloir hasarder le salut de ses citoyens, pour obtenir un triomphe, et pour emporter une couronne de laurier, c’est à dire, de feuilles inutiles qui ne couvrent aucun fruit, et y ajoutait, qu’il n’y avait rien si indigne d’un grand empereur que la précipitation, et qu’il ne fallait jamais prendre les armes que pour un plus grand bien, de peur que l’on n’achetât la victoire avec plus de dommage qu’on n’en pouvait recueillir de profit ; comparant les ambitieux, qui pour faire une maigre conquête, mettent toute leur fortune en danger, à ceux qui pêchent avec un hameçon d’or, qui venant à s’arracher et à se perdre, ne peut être récompensé par toutes les prises qu’ils font. Il aimait uniquement la république, et disait ne désirer rien plus passionnément, que l’a pouvoir mettre droite sur la base, et lui donner une parfaite assiette, afin d’emporter dans le tombeau l’espérance d’avoir jeté de fermes fondements de sa durée. Et certes, il avait pourvu à tout ce qui se pouvait humainement désirer pour sa conservation, et l’avait si puissamment établie, et rendue si fleurissante, que personne ne pouvait justement se plaindre du changement qu’il y avait introduit. Il se montra curieux d’enrichir Rome de magnifiques bâtiments. Il y fit dresser une grande place, où il fit bâtir le temple de mars, appelé le vengeur. Il y fit aussi bâtir un temple à Apollon dans le palais, et un dans le capitole à Jupiter surnommé le tonnant. Au bas de celui d’Apollon, il fit faire une galerie pour servir de bibliothèque, et y mit toutes sortes de livres grecs et latins : aussi avait-il les hommes de lettres en singulière révérence, et faisait grand cas de leur amitié. Virgile et Horace eurent plus de part que nuls autres en la sienne, mais il en recueillit un glorieux fruit, ses vertus et son nom ayant été si dignement célébrés par ces excellentes et immortelles plumes, qu’il est mieux connu par leurs écrits que par ses victoires.

Non content de montrer sa magnificence aux bâtiments qu’il faisait faire sous son nom, et sous celui de ses enfants, il conviait encore ses amis à ouvrir leurs bourses pour orner leur ville : de sorte qu’à sa persuasion, Marc Philippe bâtit le temple des muses dédié à Hercule, Cornificius celui de Diane, Pollion le parvis de la liberté, où les hommes savants s’assemblaient comme en une académie ; Munatius Plancus le temple de Saturne ; Balbus le théâtre ; Taurus l’amphithéâtre ; Agrippa une infinité d’autres beaux lieux, tant sacrés que profanes. Il honorait ambitieusement la mémoire des anciens capitaines qui avaient étendu la gloire de la république, et pour conserver les monuments de leur vertu, il fit refaire les anciens ouvrages qu’ils avaient laissés, et que le temps avait ruinez, et y fit remettre leurs noms et leurs inscriptions. Outre cela, il leur fit ériger des statues triomphales dans les galeries qu’il avait bâties sur la place, et protesta qu’il avait trouvé cette invention, afin que, et lui de son vivant, et les princes qui viendraient après lui, formassent leur empire sur de si excellents patrons, pour se rendre agréables à leurs citoyens.

Sur la fin de son règne il reforma beaucoup d’abus qui s’étaient glissés dans la république par la licence des guerres. Il réprima les violences des brigands qui volaient tout le monde, et à la ville et aux champs, et mit des gardes par tout pour les arrêter. Il défendit les confréries et les assemblées qui avaient été établies de nouveau pour entretenir les factions. Au reste, il remit le sénat et l’ordre des chevaliers en leur première splendeur, et chassa de leurs corps ceux qui étaient indignes de participer à leur gloire. Les guerres y en avaient jeté un furieux nombre, et particulièrement depuis les massacres de César, on y avait fait entrer par faveur des personnes qui ne devaient jamais s’y présenter que comme des criminels pour y voir faire leurs procès ; de sorte que même le nom en était infâme parmi le peuple. Auguste voulant donc remettre cet illustre corps en sa première gloire, et le réduire à la forme qu’il avait eue devant les guerres civiles d’entre César et Pompée, en fit deux principales revues pour choisir les plus dignes.

À la première fois il en laissa l’élection aux sénateurs même, et leur donna la liberté de s’entre choisir selon la connaissance qu’ils avaient des mérites les uns des autres ; mais à la seconde fois il suivit son jugement, et le conseil d’Agrippa, et y apporta quelque sévérité, comme nous avons déjà remarqué.

Il pourvut à la piété, et à la commodité de cette grande compagnie : à la piété, ordonnant que devant que d’entrer pour connaître des affaires, ils offriraient de l’encens et du vin aux dieux, afin qu’ils daignassent bénir leurs peines et leurs soins : à leur commodité, en dispensant de l’aller trouver tous les matins à son logis pour lui donner le bonjour, comme c’était la coutume. Il remit aussi la discipline dans les armées : départit les légions par les provinces, et établit deux puissantes flottes, l’une à Misène, et l’autre à Ravenne, afin de se rendre maître de la haute et de la basse mer. À celle de Ravenne il y avait jusqu’à deux cens cinquante vaisseaux pour tenir en subjection la Grèce, l’Épire, la Dalmatie, la Liburnie, l’Istrie, la côte de Venise, et même l’Asie. Celle de Misène n’était pas moins puissante, et servait à couvrir la Sicile, et à tenir en devoir l’Afrique. Quelques-uns ont cru que la grande dépense de ces flottes, et des autres qui depuis furent mises sur les autres mers, a été une des causes de la ruine de l’empire romain ; mais si les princes qui l’ont gouverné, eussent voulu employer l’argent de leurs excessives profusions à entretenir ces belles flottes, il n’y a point de doute que c’était un puissant moyen pour tenir tout l’univers en devoir, et pour conserver la gloire de ce puissant empire. Quant aux compagnies ordinaires de sa milice de terre, ayant cassé sa garde espagnole et l’allemande, dont il retint la première jusqu’à la victoire d’Actium, et la seconde jusqu’au désastre de Varus ; il en réserva un certain nombre, tant pour être autour de sa personne, que pour être employé à la conservation de la ville : et toutefois il ne voulut jamais souffrir qu’il y eut plus de trois cohortes à Rome, et même ne voulut point qu’elles eussent ni fort ni tranchées pour se loger : et quant aux autres, il les mit dans les garnisons, de peur que les gens de guerre, forcés par la nécessité, ou par quelque autre occasion, après avoir été licenciés, ne fussent induits à troubler le repos de l’empire ; il leur assigna une certaine solde, et de certaines récompenses qui ne leur manqueraient jamais, et donna ordre que chacun fut reconnu selon son grade et son âge, et aussi selon le temps qu’il avait servi dans les troupes et dans les armées. Et afin d’avoir un fonds pour fournir à cette dépense, il fit un extraordinaire des guerres, qui fut trouvé bien fâcheux aux romains, à cause des excessives sommes d’argent qui y entraient.

Mais comme il avait un soin extrême de bien faire payer les soldats : aussi les faisait-il châtier sévèrement lors qu’ils venaient à faillir. Il cassa des légions entières, qui avaient fait démonstration de se vouloir mutiner. Si quelque cohorte sortait hors de son rang, il la faisait décimer, et ne lui faisait donner que du pain d’orge. Quant aux centeniers, s’il leur arrivait de quitter leurs garnisons, il leur faisait trancher les testes, comme aux moindres membres des compagnies : et pour d’autres fautes, il leur faisait d’autres opprobres et d’autres ignominies. Voila comme il pourvut à sa milice, et aux armées de terre et de mer. Je pourrais dire quelque chose de sa religion, mais quel rayon de piété peut-on apercevoir dans les ténèbres de l’idolâtrie ?

Néanmoins il était loué d’avoir eu beaucoup de zèle à celle qui par malheur du siècle, et par la tyrannie du diable, fleurissait sous son règne. Il fit rebâtir les temples de ses dieux, que l’injure du temps et les autres accidents avaient ruiné. Il fit aussi aux autres temples, de si magnifiques présents d’or et d’argent, de pierres précieuses, qu’il se trouve fort peu de princes qui l’aient égalé en cette sorte de splendeur. Après avoir succédé à la charge du souverain pontife par la mort de Lepidus, auquel il ne l’avait point voulu ôter durant sa vie, il fit brûler tous les livres de religion, dont on ignorait les auteurs, ou dont les auteurs étaient suspects, et ne retint seulement que les livres les mieux approuvez des sibylles, dont il avait les oracles en singulière révérence. Il les fit mettre dans deux caisses d’or, qu’il cacha sous la base de la statue d’Apollon qui était au mont Palatin.

Il accrut le nombre, la gloire et les revenus des prêtres, et favorisa particulièrement les vierges vestales. Il remit en vigueur plusieurs anciennes cérémonies qui avaient été abolies, entre autres la fête des lupercales. Il remit sus l’augure de salut, la dignité du prêtre de Jupiter, les jeux séculiers, et divers autres jeux qui étaient commandez par les anciennes lois de la religion des romains. Il ordonna aussi, que deux fois l’année on porterait des couronnes de fleurs aux dieux domestiques qui avaient leurs statues aux carrefours de la ville. Parmi tout cela, on peut observer en sa vie qu’il a haï les religions étrangères, et qu’il n’a pas été trop superstitieux en celle de sa ville, sinon aux choses qui regardaient sa personne : car quant à celles de ce genre-là il n’y tenait point de bornes. On remarque pareillement qu’il appréhendait extraordinairement le tonnerre ; de sorte qu’il portait toujours sur lui la peau d’un veau marin, et soudain qu’il commençait à faire des éclairs, il se retirait sous quelque voûte, et dit-on que la raison de sa crainte était, qu’autrefois durant la guerre d’Espagne, allant de nuit, celui qui portait le flambeau devant lui, fut tué à ses pieds d’un coup de tonnerre, qui avait frayé sa litière avec beaucoup de violence. Cette crainte fut cause qu’il dédia à l’entrée du Capitole un temple à Jupiter Tonnant, auquel il montrait avoir une extraordinaire dévotion. Allant donc tous les jours y faire ses prières, et tout le peuple le suivant, et à son imitation honorant superstitieusement ce Jupiter, il lui fut avis en dormant, que l’autre Jupiter qu’on nommait Capitolin, paraissant devant ses yeux, lui reprochait qu’il lui avait soustrait ses adorateurs, et qu’il lui répondait, que c’était un portier ou une garde qu’il lui avait donné, d’autant que le temple de ce Jupiter Tonnant était à la porte du Capitole, par laquelle on entrait au temple de l’autre. À raison de quoi le matin se ressouvenant de son songe, il fit pendre des clochettes à l’entour du simulacre de ce dernier Jupiter, d’autant que les portiers et les gardes des grandes maisons avaient accoutumé d’en user pour avertir tout le monde, lors qu’il survenait quelque accident dans les familles. Au commencement, et bien avant dans son règne, il se montra un peu ennemi de la religion des juifs, et même son petit-fils Caius ayant passé par la Palestine, il le loua de ce qu’il n’avait point été faire de prières, ni offrir de sacrifices dans le temple des juifs ; mais soit que ce fut parce qu’il n’en avait pas alors une pleine connaissance, ou parce qu’il ne voulait pas donner cet ombrage aux romains, qui avaient ce peuple en horreur ; il changea depuis d’opinion, et fonda de son propre revenu un sacrifice ordinaire dans le temple de Jérusalem, de sorte que tous les jours les prêtres immolaient deux agneaux et un taureau à son intention, et pour prier Dieu qu’il fît prospérer les affaires de son empire.

Le triumvirat souilla un peu sa réputation et le fit estimer cruel ; mais depuis il fit admirer sa clémence, vu qu’il pardonna à plusieurs qui l’avaient diffamé, et à d’autres qui avaient conspiré contre lui, et attenté à sa vie. Même il se fâchait contre ses amis, qui lui rapportaient les injures qu’on lui faisait. Ne te soucie point, dit-il, écrivant à Tibère sur ce sujet, de ce qu’il y en a qui médisent de moi : il nous doit suffire qu’il est en notre puissance d’empêcher ceux qui nous voudraient faire du mal. Sa modestie parut en ce qu’il ne voulut jamais souffrir qu’on lui bâtit à Rome aucun temple, et même il fit fondre les statues d’argent qu’on lui avait dédiées, et en fit faire des couronnes d’or pour l’ornement du temple d’Apollon. Et toutefois il ne pût éviter qu’après sa mort on ne fît courir un bruit, qu’il avait ravi aux dieux tous leurs honneurs, leurs temples, leurs autels, leurs images, leurs prêtres, et leurs sacrifices. Il refusa le titre de dictateur perpétuel, et le peuple le pressant de le prendre, il se mit comme à genoux pour s’en excuser. Quant à la qualité de seigneur, il la tenait à un insigne opprobre et à un grand outrage, et ne voulut jamais endurer qu’on la lui donnât. Il ne voulut point que sa présence ôtât la liberté au sénat en ses jugements, ou qu’elle empêchât le peuple de donner ses suffrages à ceux qu’il ne voulait pas nommer aux charges. Jamais il ne recommanda ses enfants au peuple, qu’il n’ajoutât, s’ils s’en rendent dignes. Au reste, il ne se plaisait pas à faire de nouvelles amitiés ; mais il était constant et religieux à conserver celles qu’il avait contractées, comme il fit paraître à l’endroit de Mécène et d’Agrippa, qu’il combla de toutes sortes d’honneurs durant leur vie, et même après leur mort. Il était courtois et affable, voire à l’endroit de la commune, et toutefois il ne pouvait supporter qu’un empereur appelât des soldats ses compagnons, et blâmait son père Jules César, de ce qu’il avait introduit dans les armées ce flatteur langage qui semblait énerver et ravaler la majesté du prince. Il était fort agréable de visage, ses yeux étaient étincelants comme des éclairs, et était bien aise quand quelqu’un se détournait de leurs rayons, comme n’en pouvant soutenir l’éclat.

Parmi tant de grandes qualités et tant de belles parties, on ne saurait exprimer l’amour et le respect que lui portait le peuple romain. Je laisse les divers arrêts qui furent donnez dans le sénat, pour lui décerner tous les honneurs dont la compagnie se pût aviser, d’autant qu’on pourrait attribuer cela ou à la nécessité du temps, ou à la crainte de ceux de ce corps. Mais les chevaliers romains de leur plein gré s’obligèrent à célébrer annuellement son jour natal avec toute sorte de magnificence : et même plusieurs compagnies de celles qui étaient à Rome, firent une bourse commune pour fournir à la dépense de cette fête. D’ailleurs les ordres s’amassaient tous les ans à certain jour, et par forme de voeu pour sa santé, allaient jeter des pièces d’argent dans le canal du lac de Curce, où était alors la maîtresse place de Rome. Tous les ans aussi au premier jour de janvier, encore qu’il fut absent, ils lui portaient au Capitole de riches étrennes, dont il achetait de précieux simulacres des dieux, et les allait dédier par les villes.

Son palais ayant été brûlé, tout le monde se cotisa volontairement, et chacun contribua selon sa puissance pour le rebâtir ; mais il prisa plus les bonnes volontés que l’or et l’argent, et ne prit point plus haut qu’un denier d’or des plus riches, et encore voulut-il depuis que sa maison fut publique, soit parce qu’elle avait été rebâtie de l’argent du peuple, soit parce qu’il était alors souverain pontife. Le titre de père de la patrie, lui fut déféré avec toute l’ardeur et avec toute la passion qu’on saurait s’imaginer. Le peuple le lui fit premièrement offrir par ses députés, qu’il envoya à Antium pour le prier de le prendre ; et parce qu’il l’avait obstinément refusé, depuis se trouvant à un spectacle, la commune parée de couronnes de laurier, lui en fit une nouvelle instance par un commun bruit qui s’éleva dans le théâtre : mais faisant toujours difficulté de le recevoir, le sénat le lui décerna, non par arrêt, ni par acclamation, mais par la bouche de Messala, auquel toute la compagnie donna la commission de lui déclarer son dessein et sa résolution. Messala lui ayant dit que le sénat d’un commun consentement lui décernait le nom de père de la patrie, et souhaitait qu’avec cet honneur les dieux comblassent sa personne et sa maison de toutes sortes de félicités, d’autant que son bonheur était le bonheur de la république ;  à ces paroles Auguste se prit à pleurer de joie, et répondit modestement à Messala, qu’étant au comble de ses désirs il n’avait plus rien à demander aux dieux immortels, sinon qu’ils lui conservassent jusqu’au tombeau les bonnes volontés d’une compagnie qui allait ainsi l’obligeant. Après cette dangereuse maladie qu’il eut au retour d’Espagne, le peuple fit fondre une statue de bronze au médecin qui l’avait guéri, et la fit mettre auprès du simulacre d’Esculape. Il y eut des pères de sa famille, qui étant prêts de mourir, ordonnèrent par leurs testaments que leurs héritiers après leur mort les feraient porter dans le Capitole, acquitteraient leur voeu, sacrifieraient en leur nom, et mettraient sur la victime une inscription qui dirait que c’était, d’autant que sortants de ce monde, ils y laissaient Auguste plein de santé. Quelques villes d’Italie commencèrent l’année par le jour auquel il était entré dans leur enceinte. Par les provinces ce n’étaient que temples, qu’autels, que jeux, et que spectacles dressez à son honneur. Les rois amis et alliés du peuple romain, entre autres Hérode, roi de Judée, et Juba, roi de Mauritanie, bâtirent des villes dans leurs états, qu’ils nommèrent Césarée, de son nom de César, et tous ensemble ils avaient délibéré d’achever le temple de Jupiter Olympien, dont les fondements avaient été jetés longtemps auparavant à Athènes, et de le dédier à son génie. Même non seulement lors qu’il était à Rome, mais encore quand il faisait voyage par les provinces, on en voyait toujours quelques-uns à sa suite qui lui faisaient la cour, et qui oubliant la pompe et la majesté royale, le suivaient par tout, comme si leurs sceptres et leurs couronnes eussent été tributaires à sa gloire, tant ses éminentes qualités l’avaient rendu aimable et recommandable à tout le monde. Et toutefois il faut confesser que parmi toutes ses belles vertus, il a de grands défauts mêlés en sa vie. Sa jeunesse fut déshonorée de beaucoup de honteuses reproches. Le jeune Pompée l’appelait efféminé. Antoine l’accusait d’avoir acheté son adoption par l’infamie de son corps. Lucius, frère d’Antoine, lui reprochait d’autres horreurs sur le même sujet : mais il ne faut pas croire tout ce qu’ont dit de lui de si sanglants ennemis de son honneur. Mais ses amis même ont confessé qu’il s’était souillé de beaucoup d’adultères, quoi qu’ils ajoutent que c’était plus par raison d’état, pour apprendre le secret de ses ennemis par leurs femmes, que par une passion déréglée dont il fut transporté.

Il répudia bien légèrement sa femme Scribonia pour épouser Livia, dont il était si furieusement amoureux, qu’il la prit grosse de six mois, et la tira de la maison de son mari pour la mener avec son fruit dans la sienne. On l’accusa d’une insigne vanité, qui outre cela lui fut imputée à sacrilège : car il courut un bruit, que traitant ses amis en privé, il leur avait fait prendre les noms et les habits des autres dieux, et que lui il s’était paré des ornements qu’on donnait à Apollon : et comme la famine vint à croître à même temps, le peuple cria en une assemblée, que les dieux avaient mangé toutes les provisions, et qu’Auguste était vraiment Apollon, mais que c’était Apollon le bourreau, dont l’image était dorée en un coin de la ville. On le chargea encore d’être curieux en ses meubles, d’aimer le jeu de dés, et d’y passer beaucoup de temps ; mais au lieu de s’en excuser, il en faisait vanité. Quant à l’ambition il la dissimulait, et faisait démonstration de se vouloir défaire de l’empire : et toutefois, soit qu’il ne se crut pas assuré s’il se rendait personne privée, soit qu’il ne jugeât pas que l’empire peut-être bien administré par un peuple, ou qu’il eut regret de se dépouiller d’une si douce gloire, il en conserva la dignité jusqu’au tombeau. En somme, on a dit de lui qu’il était un peu impatient, qu’il était prompt à se courroucer, qu’il avait de secrètes jalousies contre les grands, et qu’il était ouvertement factieux. On ajoute, qu’encore qu’il fut extrêmement adonné aux néanmoins il se montrait extraordinairement sévère à l’endroit de ceux qui étaient tachez du même crime ; à quoi l’on rapporte la rigueur qu’il tint à cet excellent esprit le poète Ovide, qu’il confina parmi les gestes pour des soupçons dont les causes ne sont pas encore bien éclaircies. Après sa mort il n’y eut sorte d’honneur que les romains ne lui rendissent, jusqu’à lui bâtir des temples, aussi bien à Rome que dans les autres villes. Même chacun allait disant de lui, qu’il eut été à souhaiter, ou qu’il ne fut jamais venu au monde, ou qu’il n’en fut jamais sorti, d’autant qu’il commença son règne avec beaucoup de violence et de cruauté, et l’acheva avec beaucoup de modération et de douceur. Et certes, encore que pour s’acquérir l’empire il eut opprimé la liberté de ses citoyens, néanmoins depuis qu’il en fut possesseur, il aima si passionnément le peuple, qu’une fois ayant eu avis qu’il n’y avait plus de grain à Rome que pour trois jours, il en conçut un tel déplaisir, qu’il se résolut de se faire mourir de poison, si dans ce bref terme les flottes des provinces n’en amenaient ; et comme elles en eurent amené tout à point, le peuple attribua son salut à sa bonne fortune. Il rendit l’âme dans la même chambre dans laquelle était décédé son père Octavius, et fut remarqué qu’il était mort à même jour qu’il était entré en son premier consulat. Les dizeniers des villes par où il fallait qu’il passât, le portèrent depuis Nole jusqu’à Bouilles, où les chevaliers l’allèrent prendre afin de l’emporter à Rome. Tout ce convoi se fit de nuit à cause du temps, et de jour on mettait le corps reposer dans les basiliques, ou même dans les grands temples des villes, où nonobstant les lois le sénat voulût qu’on le fît entrer pour lui rendre plus d’honneur. Même il y en eut de cette compagnie qui pour l’honorer davantage, furent d’avis qu’on le fit passer par la porte triomphale, et qu’on fît marcher devant une image de victoire qui était dans le palais ; et qu’outre cela les petits enfants l’accompagnassent chantant le chant de deuil des princes, et célébrant son nom comme du père de la patrie. Les autres proposèrent, que le jour de ses obsèques il fallait que les sénateurs et les chevaliers ôtassent leurs anneaux d’or, et qu’ils en portassent de fer. D’autres requirent, que les prêtres des premières compagnies recueillissent et ramassassent ses os et ses cendres, pour les mettre dans son mausolée après que le corps serait brûlé, sans prendre garde qu’il n’était pas permis aux prêtres de manier les reliques des morts. D’autres encore faisaient instance qu’on appelât le mois de septembre auguste, d’autant que c’était en ce mois-là qu’il était décédé : et enfin d’autres poursuivaient que tout le cours de son règne, depuis le commencement jusqu’à la fin, fut appelé un siècle auguste, comme pour lever toute opinion qu’il eut jamais exercé aucune tyrannie sur la république. Toutefois le sénat modéra toute cette pompe et tous ces honneurs, et même pour satisfaire aux lois, décerna un pardon à Tibère, de ce qu’étant souverain pontife, il avait accompagné le corps, et conduit le convoi. Après cela, son testament fut leu en plein sénat par un de ses affranchis nommé Polybius, et trouva-t-on qu’il avait laissé Livia et Tibère ses principaux héritiers ; mais outre cela il fit du bien à beaucoup d’autres personnes qui ne lui étaient alliés ni de sang ni d’amitié, et non seulement à des sénateurs, mais même à des rois étrangers.

Parmi cela il n’oublia point le peuple, ni les soldats prétoriens, ni les autres soldats qui étaient commis pour garder la ville. Il ordonna aussi qu’on rendît aux enfants de ceux dont il avait été héritier, le bien de leurs parents, quand ils seraient venus en âge de le posséder. Et toutefois usant de cette bonté à l’endroit des enfants des autres, il persista en sa rigueur contre les siens, et ne voulut point r’appeler sa fille de son bannissement, au contraire, défendit de l’a mettre lors qu’elle serait morte dans son tombeau. Après que son testament eut été leu, Drusus, fils de Tibère, qui portait le deuil avec son père, eut la commission de lire quatre registres qu’il avait faits pour servir d’instruction après son décès. Dans le premier, il avait couché l’ordre de ses funérailles. Le second contenait ses plus belles actions, qu’il voulait être gravées sur des colonnes carrées faites de bronze. Au troisième, il avait mis la liste des soldats qui étaient dans les armées de la ville et des provinces, les nouvelles des princes alliés, les revenus et les trésors de l’empire, la dépense publique, et les tributs qui se levaient. Le quatrième était plein de sages conseils qu’il donnait à Tibère et au sénat pour bien gouverner l’empire. (...).

Quelques-uns attribuèrent ce dernier conseil à une pure vanité de ce prince, comme s’il l’eut donné afin que ses successeurs ne surpassassent jamais la gloire de son règne : mais il faut avouer que c’était un sage avis et digne de sa prudence, vu que l’énorme puissance d’un état est sujette à se défaire elle-même, et vu aussi qu’il est extrêmement difficile de tenir en devoir tant de différentes provinces. Et d’ailleurs on sait que s’étant rendu redoutable à tout le monde, et même aux peuples les plus éloignez de Rome, il pouvait pousser plus avant ses victoires, et étendre encore davantage les limites de son empire, si cette considération d’état ne l’eut retenu.

Certes tant s’en faut qu’il eut ces ambitieuses pensées, que jamais il ne fit la guerre à peuple ni à nation étrangère, qu’il n’en eut de si grands et de justes sujets, qu’il ne s’en pouvait honnêtement dédire. Voire même il contraignit des princes barbares du jurer dans le temple de Mars le vengeur, qu’ils se maintiendraient en la fidélité et en la paix qu’ils avaient solennellement arrêtée avec le peuple romain. Et pour en obliger d’autres à garder plus étroitement les articles de leurs traitez, voyant qu’ils ne se souciaient pas de laisser leurs enfants en la puissance des romains, il prit leurs femmes pour otages de leur foi, montrant par là qu’il ne voulait que les contenir en leur devoir, sans chercher des sujets de leur faire la guerre. Cela fait voir que ce fut une pure amour de la république, et non aucune envie qu’il portât à la gloire de ceux qui devaient venir après lui, qui lui fit conseiller à Tibère et au sénat de se contenter de l’étendue de leur empire. Toutes ces choses ayant été faites dans le sénat, l’on acheva le convoi de ce grand prince, et pour lui rendre les derniers devoirs, on dressa un lit étoffé d’or et d’ivoire, et paré de couvertures de pourpre chamarrées d’or, au pied duquel était le corps enfermé dans son cercueil.

Parmi la pompe on voyait son image faite en cire, revêtue d’un habit de triomphe, suivie de ceux qui étaient désignés consuls. Il y avait encore deux autres de ses images, dont l’une qui était d’or, avait été prise dans le sénat, où elle lui avait été dédiée, et l’autre avait été faite expressément pour servir à la pompe funèbre, au milieu de laquelle elle fut portée sur un char triomphal. Après ces images on fit suivre celle de ses ancêtres, excepté seulement celle de Jules César, qui depuis peu avait été mis au rang des demi-dieux : puis on fit marcher celles de tous les grands capitaines, rois, consuls, et autres vaillants princes romains, à commencer depuis le premier fondateur de Rome jusqu’à lui. On y porta outre cela les peintures des provinces et des villes qu’il avait subjuguées, et même parmi les autres statues, comme fatalement, il s’en trouva une du grand Pompée qui venait par manière de dire rendre cet hommage à sa gloire. Drusus et Tibère firent deux harangues funèbres à sa louange. Tibère fit la sienne devant le temple de Jules César, et Drusus la sienne sur la tribune. De là le corps fut porté dans le champ de mars pour y être brûlé. Jamais on ne vit tant de monde ensemble, qu’il s’en trouva alors pour honorer ses obsèques. Après que le corps eut été étendu sur le bûcher, les prêtres firent une forme de procession à l’entour, et furent suivis des chevaliers, des légionnaires, des soldats et des capitaines, dont il y en eut plusieurs qui jetèrent sur le bûcher les présents qu’ils avaient autrefois reçus de lui pour salaire de leur vertu. Après cela, par le commandement du sénat, les centeniers mirent le feu dans le bûcher, à même temps on en vit partir un aigle qui prit son vol vers le ciel, comme pour y conduire l’âme d’Auguste. La cérémonie étant achevée, tout le monde se retira, excepté Livia qui y demeura encore cinq jours après les premiers chevaliers, afin de recueillir ses cendres, et de les porter dans son mausolée, comme il l’avait ordonné.

Pour comble de vanité, et pour le rendre du tout semblable à Romulus, il se trouva un sénateur nommé Atticus, du rang de ceux qui avaient été prêteurs, qui assura publiquement qu’il l’avait vu monter dans le ciel, dont Livia lui sut si bon gré qu’elle lui fit de riches présents, en reconnaissance de cette impudente flatterie. En suite de cela on lui bâtit des temples et des autels, et on ordonna des prêtres pour lui faire des sacrifices comme à un Dieu, encore qu’on sut bien où étaient ses cendres. Au reste si l’on veut mûrement considérer l’image de sa vie, et en faire comme un tableau raccourci, on y verra en peu de volumes de grands exemples de la misère de ceux qu’on croit être élevez au souverain degré de félicité, et au comble de la gloire du monde, vu que parmi les excessives prospérités de ce grand prince, que les hommes ont mis entre les dieux, il n’y a presque sorte d’accident, d’infortune ni de fâcherie, dont il ne se soit vu accueilli et persécuté sous le cours de son règne.

Du vivant de son oncle Jules César, il fut refusé de la charge de général de la cavalerie, que Lepidus emporta sur lui. Depuis son massacre, le sénat lui donna mille traverses, ses amis l’abandonnèrent, Antoine le trahit, et son malheur le contraignit de se rendre complice de la rage des plus méchants hommes de la terre, afin de trouver de l’appuy à sa fortune, qu’il voyait dangereusement ébranlée par la jalousie de la noblesse. Quelle peine ne supporta-t-il pas devant que de pouvoir se venger de Cassius et de Brutus, qui avaient massacré son oncle et son père ? Quel rigoureux ennui lui fut-ce de se voir malade et d’être contraint de quitter son camp, lors que les armées étaient sur le point de combattre ? Quelle affliction ne ressentit-il pas de l’audace de Fulvia, des traverses de Lucius Antonius, du siège et du sac de Pérouse, où parmi les autres disgrâces il pensa être tué par des gladiateurs ? à la guerre de Sicile, que de naufrages, que de pertes de batailles, que d’autres misères ne souffrit-il point ? Ne se vit-il pas contraint de se cacher dans une caverne, pour se dérober aux yeux et aux épées de ses ennemis qui le poursuivaient ? Là même, pressé du danger, ne pria-t-il pas Proculeius de le tuer ? Combien lui causa de soucis la dernière querelle qu’il eut contre Antoine, qui fut décidée par les armes de tout l’univers ? Quelle fortune courut-il en Epire au golfe d’Actium, où il devait perdre la bataille, si Cléopâtre n’eut point dissipé les forces de son ennemi ? Aux guerres de Pannonie ne se vit-il pas au hasard de tomber sous les ruines d’un pont où il fut dangereusement blessé ? Après cela, combien de fois vit-il les légions mutinées prêtes de l’abandonner, ou plutôt de le tuer, tantôt au milieu de la paix, et tantôt au milieu de la guerre ? Mais ce n’est pas encore le comble de ses malheurs : il faut mettre en ce rang ses maladies ordinaires, les soins et les soupçons que lui donna l’esprit du jeune Marcellus, l’infâme bannissement du posthume Agrippa, mille attentats contre sa vie, la mort de ses enfants, dont il ne pouvait rechercher la cause sans publier le malheur de son mariage ; les adultères de sa fille, le dessein d’un parricide tramé ouvertement, la honteuse retraite de Tibère, les nouveaux adultères de sa petite-fille, et tant d’autres misères, comme enchaînées les unes dans les autres. La disette d’argent pour payer les armées, la révolte d’Illyrie, la nécessité de lever des esclaves, le peu de jeunesse qui se trouvait dans l’empire, la peste et la famine qui de son temps désolèrent la ville et les provinces ; la résolution de se faire mourir de regret de voir Rome sans provisions, un corps languissant et à demi perclus : la perte des légions avec Varus, les outrages vomis contre sa dignité, le dépit conçu contre le jeune Agrippa après l’avoir adopté, et le regret de le voir éloigné après l’avoir confiné, le soupçon de la perfidie de Fabius, et en suite de cela, les secrets conseils de Livia et de Tibère qui lui causèrent ses derniers soucis. En somme, ce grand prince qui a été mis au ciel au rang des dieux, a eu ce malheur de laisser en terre héritier de sa fortune le fils d’un de ses ennemis.

Comme l’on remarque d’étranges accidents au cours  de sa vie, aussi les jugements qu’on fit de lui après sa mort furent bien divers. Car parmi les superstitieuses observations de ceux qui remarquèrent, qu’il avait laissé le monde à même jour qu’il avait pris l’empire ; qu’il avait rendu l’âme en la même chambre où son père Octavius était décédé : et même parmi l’admiration des honneurs dont il avait joui, ayant été treize fois consul, ayant exercé le tribunat trente et sept ans consécutifs avec une souveraine puissance, et ayant acquis vingt et une fois la qualité d’empereur, il s’en trouva qui interprétant favorablement ses actions, lui donnèrent de grandes louanges, assurant, que comme les armes civiles ne peuvent être ni prises ni retenues sans crime ; etc.  C’était le discours de ceux qui étaient aussi affligez de l’avancement de Tibère, qu’ils étaient aises de la mort d’Auguste. Ce qui apprend aux grands princes de se contenir dans les bornes de l’innocence, puisque la pompe et la gloire qui les environne, ne peut les exempter de la censure de leurs peuples, qui bien souvent se trouvent plus enclins à publier leurs défauts, qu’à célébrer leurs vertus. Pour clore de l’histoire d’Auguste, j’ajouterai que s’il eut connu la grâce que le ciel lui présentait parmi les autres prospérités de son règne, sans doute il se pouvait nommer le plus heureux prince qui eut jamais commandé sur la terre, vu que ce fut sous le paisible cours de son empire que Jésus-Christ, Roi des anges et des hommes, déployant les trésors de sa bonté, après avoir pris chair humaine dans les pudiques entrailles de la vierge sa mère, voulut paraître au monde, pour accomplir ces fameux oracles donnez aux juifs, qui tenaient tout l’univers en attente.

Mais encore que ce bonheur ne lui soit pas arrivé, d’avoir connu celui qui venant racheter le monde, s’offrait à lui en une province sujette à son empire ; néanmoins il n’a pas laissé de contribuer beaucoup à l’avancement de ce que la sagesse de Dieu allait exécutant par des moyens inconnus aux hommes. J’avoue qu’il n’y pensait pas ; mais la providence divine qui conduisait cette grande merveille, arracha de lui ce service pour faire reluire sa gloire en l’univers. Auguste voulant donc savoir les forces et les richesses de l’empire romain, qui avait soumis à son joug presque le reste de l’univers, pour cet effet envoya ses officiers par toutes les provinces de son obéissance, donna commission à Quirinus d’aller en la Palestine faire le dénombrement dont il est parlé en l’évangile sur le sujet de la naissance du fils de Dieu. Sentius Saturninus administrait lors la Syrie ; mais Quirinus personnage consulaire, comme procureur du prince et gouverneur extraordinaire, eut la charge de faire cette revue, en cette description des peuples de son gouvernement. Chacun étant donc obligé de s’aller faire inscrire dans la ville de sa lignée, Joseph qui était de la tribu de David, s’en alla avec la vierge Marie en Bethléem, capitale de cette lignée, pour satisfaire à l’ordonnance de l’empereur : et comme ils étaient là, le terme du bienheureux enfantement de la vierge étant échu, elle mit au monde celui qui a fait le monde, et par une insigne merveille fit voir à la terre celui qui est un pur esprit, revêtu de chair ; celui qui est immortel, sujet à la mort ; celui qui est couronné de gloire, exposé aux opprobres, et celui qui possède toutes les richesses du ciel, accueilli des misères et des pauvretés de la terre. Que tu étais heureux, Auguste, si tu eusses eu un rayon de notre foi, qui t’eut conduit jusque en la Judée pour aller adorer celui dont tu tenais ton empire ! Mais Dieu n’avait que faire de ta puissance pour accomplir son oeuvre : il ne voulut pas employer les armes des empereurs pour faire adorer sa croix ; mais il voulait par les opprobres de son supplice, et par la prédication de ses apôtres (personnes contemptibles selon le monde) faire fléchir les rois et les monarques de la terre sous la puissance de son évangile. Cependant, parmi ces témoignages de la bonté de Dieu, il arriva un fait horrible en Judée. Car Hérode, à qui Auguste avait donné cette couronne, étonné du langage des sages d’orient, qui sous la conduite d’une étoile étant venus adorer le sauveur du monde, à leur arrivée à Jérusalem demandèrent celui qui était né Roi des juifs, se figura qu’il y avait quelque dessein sur son état, et croyant que celui qui donne le royaume du ciel à ses élus, voulait lui ravir celui qu’il possédait en la terre, s’efforça de l’étouffer dans son berceau. Et ne pouvant le surprendre à cause de l’oeil de la providence qui le gardait, il fit inhumainement massacrer tous les enfants de son âge, qui étaient aux environs de Bethléem. À quoi pour comble de cruauté, on ajoute qu’il n’épargna pas son propre sang ; mais qu’il fit mourir avec les autres un de ses enfants, qui devait être celui qu’on nommait Antipater, dont le massacre fut accompagné de celui des docteurs de la loi des juifs.

On dit qu’Auguste ayant eu la nouvelle d’une si exécrable boucherie, qui avait enveloppé le fils de ce cruel prince, s’écria qu’il eut mieux aimé être le pourceau que le fils d’Hérode. Ce qu’il eut sujet de dire ; d’autant que les juifs pardonnaient à ces animaux, dont il leur était défendu de manger. Durant ce cruel carnage qui emplit de pleurs et de deuil toute la contrée de Bethléem, où les larmes de Rachel pleurant ses enfants furent renouvelées, Joseph et la bienheureuse vierge que l’ange avait avertis du mauvais dessein d’Hérode, conduisaient le sauveur du monde par les provinces idolâtres d’Égypte, où il trouva plus de sûreté que parmi les juifs, quoi qu’il fut le vrai rejeton de Juda, et le lion victorieux de cette royale race.

Hérode étant mort, et Auguste ayant donné une partie de son état à son fils Archélaüs, cette persécution qui avait moissonné les premières fleurs du christianisme, et consacré les premières victimes à Jésus-Christ, commença à cesser, et aussitôt par l’avis de l’ange, le fils de Dieu fut ramené en la Judée par ceux à qui sa sagesse avait consigné la garde d’un gage si précieux. Il ne reste plus rien à dire pour la clôture de cette histoire, sinon qu’on doit imputer à trois causes principales la grandeur des dernières années du règne d’Auguste ; c’est à savoir à une particulière providence de Dieu qui se voulait servir de son règne, pour établir celui de son fils : à la singulière prudence dont il était doué, qui parut principalement en l’ordre et en la conduite de ses affaires, auxquelles il se servait ordinairement des sages conseils de ses amis qui ne le trompèrent jamais, mais secondèrent toujours ses bonnes intentions : et en troisième lieu au longtemps que dura son empire, vu qu’il entra en son premier consulat à vingt ans, et en avait soixante et seize lors qu’il mourut. À trente-deux il avait déjà défait Antoine, et par sa défaite s’était assuré l’empire : si bien qu’il lui resta encore assez de temps, ou pour adoucir les esprits, et pour les induire peu à peu à porter le joug de la servitude, ou pour les voir mourir de mort naturelle : de sorte qu’il se trouva comme en un nouveau siècle tout fait de sa main et de celle de ses amis, à raison de quoi tout le monde adorait sa puissance avec tant de chaleur, que ceux qui avaient été les plus passionnés défenseurs de la liberté, furent ceux qui se jetèrent les premiers aux flatteries, et à des devoirs serviles qu’ils voyaient être l’unique degré aux honneurs. Mais c’est assez parlé du règne d’Auguste, et des choses advenues sous son empire.