LES DERNIÈRES ANNÉES DE L'ATHÉNIEN PHOCION (322-318 avant J.-C.)

 

Paul CLOCHÉ.

Extrait de la Revue Historique, 1923 & 1924

Mise en page de Marc Szwajcer

 

 

C’est surtout à partir de 322, quand l’issue malheureuse de la guerre Lamiaque vient de briser les espérances des patriotes athéniens, que la carrière de Phocion est intéressante et remplie. De 322 à 318, il gouverne Athènes, sous le contrôle et la protection d’une garnison macédonienne installée à Munychie. D’abord assez paisible, sa domination finit par être discutée et quelque peu ébranlée (principalement à cause de l’occupation étrangère) ; elle eût pu, toutefois, durer longtemps encore, si les discussions entre Macédoniens n’avaient provoqué le retour de nombreux démocrates exilés, la chute du régime censitaire établi en 322 et la mort de Phocion (avril 318). Telle est, très brièvement résumée, l’histoire de cette crise de quatre années que nous nous proposons d’étudier.

Cette histoire présente l’intérêt habituel qui s’attache aux époques de crise. Elle se distingue, en effet, par le caractère relativement complexe des individus et des groupes en présence, les diversités et les nuances apparaissant à l’intérieur du même parti, la rudesse et l’âpreté des haines. La description d’une telle période devait nécessairement donner naissance, chez les anciens et chez les modernes, à des jugements sommaires et outrés, relevant plutôt du parti pris politique ou du genre édifiant que de la critique historique. D’où la nécessité d’une mise au point, d’un départ entre les faits qui paraissent assurés, ceux qui sont seulement probables et ceux qui sont à peu près invraisemblables.[1]

Indépendamment du vif intérêt que provoquent les tendances et la conduite des personnages ou des partis, cette histoire paraît mériter un examen spécial en raison des faits particuliers qui en forment la trame. En effet, les deux sources principales qui nous la font connaître, Diodore (XVIII, 18, 48, 64 et suiv.) et Plutarque (Phocion, 26-38),[2] sont loin d’être d’accord sur tout le détail de l’activité de Phocion, des premiers résultats qu’elle entraîna, des résistances qu’elle rencontra et du procès qui lui mit un terme ; certains personnages ou certains événements ne nous sont signalés que par l’un ou l’autre de ces deux auteurs. En conséquence, la chronologie relative des différents faits n’est pas toujours facile à déterminer ; et même plusieurs de ces événements nous sont rapportés dans des conditions qui provoquent sur leur réalité les doutes les plus légitimes. Il faut se résigner ici à laisser un certain nombre de problèmes sans solution ferme et assurée. Il ne semble pas qu’en général les auteurs modernes aient cru devoir formuler sur les points douteux les réserves qui s’imposaient, ni qu’ils se soient toujours souciés de réduire ou d’expliquer ces divergences et ces contrastes.[3]

Nous verrons qu’en définitive Phocion ne doit pas être tenu pour pleinement responsable de toutes les souffrances que la Macédoine victorieuse et ses partisans, les oligarques, infligèrent à une nombreuse fraction de la population athénienne en diverses circonstances, il apparaît comme dépassé, de fait ou d’intention, par divers Macédoniens ou Athéniens de son parti. Il est donc, dans quelque mesure, un « modéré », et il a visiblement atténué (ou il a désiré atténuer) à diverses reprises les duretés de la victoire macédonienne. Mais, une fois la part faite aux réserves nécessaires, il faut convenir que, dans le parti même de Phocion, dans la minorité privilégiée, sa politique résolument philo-macédonienne a soulevé des murmures et provoqué des résistances. Ces résistances sont d’origines assez diverses ; elles ne s’inspirent pas toujours de sentiments vraiment démocratiques ou patriotiques ; elles sont au moins partiellement distinctes de l’énergique et radicale opposition qui devait entraîner en 318 la perte définitive du vieil homme d’Etat ; mais elles purent du moins favoriser cette opposition en privant Phocion de nombreux appuis éventuels, en réduisant sa cause à n’être que celle d’une minorité très restreinte, d’une véritable oligarchie. Si, dans la crise finale, Phocion ne rencontra autour de lui que le vide (ou à peu près), c’est un peu parce que de nombreux Athéniens, longtemps avant le retour des démocrates exilés, s’étaient détachés plus ou moins complètement du gouvernement qu’il dirigeait. Nous essayerons de marquer les caractères, d’établir les mobiles probables et de déterminer les étapes de l’opposition qui s’est ainsi constituée.

Dans l’histoire de ces quatre années, on peut discerner les phases suivantes l’ambassade athénienne à Antipater après la bataille de Crannon, ambassade dont fit partie Phocion, et à l’issue de laquelle apparaissent déjà les causes de l’hostilité qui sa déchaînera contre lui (août 322) ; l’établissement du nouveau régime (division des Athéniens en deux groupes privilégiés et « exclus » ; exil d’une grande partie des « exclus » ; premières mesures de Phocion, sous le contrôle d’une garnison macédonienne) (322-320) ; les débuts déclarés d’une opposition, dont nous chercherons à démêler les éléments et les motifs, avant la mort d’Antipater opposition combattue par Phocion et, finalement, servie par Démade, que les Macédoniens font mettre à mort (320-319) ; l’installation d’une nouvelle garnison macédonienne après la mort d’Antipater, le rescrit libérateur de Polyperchon et les multiples démêlés qui s’ensuivent entre Phocion et les Athéniens jusqu’à l’arrivée d’Alexandre, fils de Polyperchon (319-318) ; les pourparlers entre Phocion, Alexandre et Nicanor, la chute du gouvernement aristocratique et la dispersion de ses chefs ; l’arrestation, le procès et la mort de Phocion (printemps 318).

I. — Les ambassades d’août 322.

La première des ambassades envoyées à Antipater après la bataille de Crannon paraît avoir été composée de Phocion, de Démade, de Démétrius de Phalère et de quelques autres personnages qu’on ne nous nomme pas (Diodore, XVIII, 18, 2 ; Démetr., περ ρμηνεας, 289 ; Plutarque, Phocion, 26). Le premier paraissait s’imposer par l’éclat des services rendus dans les anciennes campagnes, par la pureté immaculée de sa glorieuse carrière, la rigidité peu contestable de ses mœurs privées et publiques, et aussi par l’espèce de prestige que pouvait lui conférer auprès des Athéniens, las et découragés, la froideur hargneuse et maussade qu’il n’avait cessé de témoigner vis-à-vis de la guerre récente. Athènes comptait sur sa longue expérience, sur sa probité, sur l’amitié notoire qui l’unissait aux dirigeants macédoniens. Ayant toujours désapprouvé la guerre, il apparaissait, à l’heure de la paix, comme l’un des hommes nécessaires.

Tel était aussi, pour de tout autres motifs, le cas de Démade. Au moment de la bataille de Crannon, il était frappé d’atimie, ayant été plusieurs fois condamné en vertu de la graphê paranomôn ; un vote spécial fut nécessaire pour rendre la plénitude de ses droits politiques à l’ancien négociateur de la paix de 338, vers lequel, selon Diodore, se tournaient les espoirs des Athéniens (XVIII, 18, 1). Démade était alors dans la pleine maturité de l’âge et du talent. C’était un personnage d’extraction très humble, un ancien matelot, qui avait réussi à conquérir une place éminente dans la politique et la diplomatie athéniennes.[4] Il fut, semble-t-il, aussi dénué que possible de scrupule et de patriotisme, aussi léger de convictions et d’idées que de conscience et d’honneur, rempli d’une avidité insatiable, qui devait stupéfier et quelque peu irriter les Macédoniens (Plut., Phocion, 30, 2) ; bref, il apparaît comme le type du politicien versatile et fourbe et l’un des pires aventuriers de tribune qu’ait connus l’Athènes du IVe siècle, qui n’en manqua pas.[5] Mais cet aventurier possédait à un degré éminent certaines qualités fort précieuses, qui, à l’occasion, pouvaient servir Athènes elle-même :[6] un sens avisé des nécessités imposées par les circonstances, une prodigieuse facilité à s’adapter aux situations nouvelles et, surtout, une remarquable aisance oratoire, qui ne fut peut-être jamais égalée par aucun de ses contemporains, et grâce à laquelle il exerçait un véritable empire sur les amateurs de beau langage qui fréquentaient la Pnyx.[7] Enfin, les Athéniens de 322 se rappelaient que Démade avait négocié seize ans plus tôt une paix relativement peu désastreuse. Le souvenir de cette paix, le prestige oratoire du personnage, son absence de morgue, sa séduction firent oublier ses tares multiples, et il fut délégué, avec Phocion, au camp d’Antipater.[8]

Cette première ambassade eut pour seul résultat d’arrêter l’armée macédonienne au seuil de l’Attique et d’éviter une occupation qui eût pu coûter cher aux propriétaires ruraux, dont les intérêts furent habilement défendus par l’ambassade.[9] Antipater renvoya Phocion et ses collègues en réclamant l’absolue soumission d’Athènes ; à ces exigences se résignèrent la majorité des Athéniens. D’une résignation si totale, Diodore (XVIII, 18, 3) indique nettement la cause le peuple était devenu incapable de combattre.

Démade et Phocion retournèrent au camp macédonien, accompagnés, cette fois, par le vieux philosophe Xénocratès de Chalcédoine. Ce dernier n’était pas citoyen, mais métèque : si on l’adjoignit à l’ambassade, c’est qu’on espérait, nous dit Plutarque (Phocion, 27, 1), que sa réputation de haute vertu et le grand prestige de sa personnalité seraient assez forts pour contenir, chez le vainqueur, toute velléité de violence et de cruauté. Xénocratès paraît avoir eu des attaches avec le parti patriote, dont un des chefs, l’orateur Lycurgue, l’avait sauvé de la servitude.[10] Dans l’ambassade, il semble avoir été le porte-parole des patriotes ; le seul avocat résolu des libertés athéniennes et du régime établi. L’ambassade, en effet, bien que les récits qui lui sont consacrés ne l’indiquent pas expressément, devait avoir pour mandat de défendre certaines conceptions fondamentales, comme l’entière autonomie d’Athènes (c’est ce qui résulte des discussions auxquelles donna lieu la question de la garnison macédonienne cf. infra), et les institutions démocratiques : c’est ce que tendent à montrer les propos prêtés à Xénocratès par le biographe même de Phocion : une fois la démocratie abattue, Xénocratès refusera d’accepter la πολιτεα, qu’on lui offrait, en déclarant que sa mission de 322 avait eu précisément pour but d’empêcher l’avènement du nouveau régime (φσας οκ ν μετασχεν τατης τς πολιτεας, περ ς πρσβευεν να μ γνηται : Phocion, 29, 4).

Xénocratès, Démade et Phocion furent donc envoyés à Antipater. Cette seconde ambassade présente une importance particulière et mérite d’être sérieusement étudiée : elle marque, en effet, le point de départ des mortelles discordes qui mettront Phocion aux prises avec la majorité de ses concitoyens. Jusqu’alors, il n’y avait eu entre le vieil orateur et le parti patriote que de notables et vives divergences d’opinion ; mais la responsabilité de Phocion n’avait pas été très sérieusement engagée dans la politique philo-macédonienne[11] ; ses conseils, son attitude n’avaient pas abouti à des résultats précis et positifs, directement et fortement préjudiciables aux intérêts et aux libertés de sa patrie.

A partir de l’ambassade de 322, on verra la constitution démocratique brisée, les orateurs patriotes abandonnés à la merci de l’ennemi, l’occupation étrangère imposée, une foule de démocrates et de citoyens pauvres chassés d’Athènes ou des assemblées : autant de mesures graves et douloureuses, qui durent rendre l’ambassade fort impopulaire, à l’exception de ceux de ses membres qui avaient notoirement et vigoureusement soutenu les intérêts athéniens. Tel ne fut pas le cas de Phocion : c’est ce qui résulte assez clairement des récits consacrés à l’ambassade, quoi qu’on doive penser des divergences que l’on y relève et des obscurités trop nombreuses qui les déparent.

Les ambassadeurs furent courtoisement accueillis, à l’exception, peut-être, de Xénocratès, auquel Antipater, après un échange de propos aigres-doux, aurait imposé silence (Plut., Phocion, 27, 2). Selon une autre version (Diogène Laërce, IV, 9), Xénocratès fut très aimablement reçu et obtint même la liberté de plusieurs Athéniens. C’est possible ; mais c’est là un détail de médiocre importance, et Xénocratès n’en sera pas moins impuissant à préserver les intérêts essentiels d’Athènes ; sur les points capitaux en litige, comme on le verra, ses réclamations échouèrent.

Plutarque (Phocion, 27, 2) énumère avec précision les quatre conditions principales auxquelles Antipater subordonna la conclusion de la paix[12] : 1° les Athéniens livreraient les orateurs patriotes, notamment Démosthène et Hypéride ; 2° on établirait en Attique une constitution censitaire (τν πτριον π τιμημτων πολιτεαν); 3° une garnison macédonienne serait installée à Munychie ; 4° Athènes paierait une indemnité de guerre et une amende. Ainsi, la fortune et l’indépendance d’Athènes, les nobles et glorieux souvenirs qui s’attachaient aux noms des grands orateurs patriotes, l’existence politique d’un grand nombre d’Athéniens se trouvaient amoindris, froissés ou menacés par les exigences du vainqueur.

D’après une tradition recueillie par Pausanias (VII, 10, 4), Antipater était primitivement enclin à poser des conditions plus douces ; mais Démade l’en dissuada : « Antipater aurait volontiers accordé l’indépendance aux Athéniens et à tous les Grecs, parce que la campagne d’Asie l’obligeait à finir la guerre aussitôt que possible ; mais Démade et les autres traîtres le détournèrent d’adopter toute mesure de douceur ; ils lui dépeignirent le peuple athénien sous d’odieuses couleurs et le persuadèrent d’installer des garnisons à Athènes et dans la plupart des cités grecques.[13] »

Que répondirent à Antipater les envoyés athéniens ? Seul, le récit de Plutarque (Phocion, 27, 3-4) nous apporte quelques précisions sur ce point : « Les ambassadeurs, estimant de telles conditions de paix très bienveillantes, les accueillirent avec joie ; seul, Xénocratès protesta, déclarant que, pour des esclaves, de pareilles conditions étaient modérées, et que, pour des hommes libres, elles étaient bien dures. Phocion demanda qu’on renonçât à introduire une garnison en Attique ; Antipater, dit-on, lui répondit : « Phocion, nous sommes disposés à te faire toutes les concessions, sauf celles qui provoqueraient ta perte et la nôtre. » Selon une autre version, Antipater posa la question suivante : au cas où l’on n’installerait pas de garnison, Phocion garantirait-il qu’Athènes observerait la paix et se tiendrait tranquille ? Phocion de garder le silence et d’ajourner sa réponse ; alors Callimédon, surnommé le Crabe, personnage d’une grande audace et rempli de haine à l’égard du peuple, [14] s’écria « Même si Phocion te l’affirmait, Antipater, le croirais-tu et renoncerais-tu à exécuter tes décisions ? »

Que ces diverses indications sur les circonstances et les clauses de la paix de 322 contiennent à coup sûr une part considérable de vérité, c’est ce qui résulte de la suite même des faits il n’est pas douteux qu’une garnison macédonienne fut imposée à l’Attique, que l’extradition des orateurs patriotes fut réclamée et que la démocratie fut détruite. Mais, sur les attitudes et démarches respectives des différents ambassadeurs, nos informations sont moins sûres, parce qu’en cette matière il s’agit d’événements passagers et éphémères, racontés parfois diversement (comme l’indique Plutarque lui-même), signalés à notre attention par une source unique (Pausanias, seul, mentionne l’initiative prise par Démade au sujet de la garnison macédonienne ; Plutarque, seul, parle des énergiques protestations de Xénocratès, des timides réclamations de Phocion et de la brutale intervention de Callimédon) ; enfin, de tels évènements, à la différence des innovations introduites à Athènes, n’ont eu qu’un nombre restreint de témoins, et les auteurs mêmes qui nous les rapportent ne citent pas leurs sources.

Nous ne croyons pas cependant avoir le droit d’écarter dédaigneusement et radicalement l’ensemble de ces indications. Des textes qu’on vient d’analyser paraissent se dégager les conclusions suivantes. D’abord, il semble à peu près certain que Phocion n’opposa aucune résistance à la plupart des exigences macédoniennes (indemnité de guerre ; réforme antidémocratique de la constitution ; livraison des orateurs patriotes). La tradition dont s’inspire Plutarque est, en somme, favorable à Phocion, loue généralement sa vertu, sa probité, son désintéressement si le vieux stratège avait le moins du monde protesté contre de telles exigences, ne l’eût-il pas fait connaître dès son retour à Athènes, et ses amis n’eussent-ils pas pieusement recueilli et publié des protestations qui ne pouvaient que renforcer ou rétablir sa popularité ? Il n’en a rien été, et la tradition favorable à Phocion (celle dont s’inspire Plutarque) reconnaît nettement qu’il accepta avec joie les conditions d’Antipater et les jugea bienveillantes (Phocion, 27, 3 cf. supra). Dès lors, les démocrates athéniens étaient fondés à rejeter sur lui, Phocion, dans une large mesure, la responsabilité de la mort des orateurs et de la ruine de la démocratie (et deux ans plus tard, en 320-319, l’impopularité de Phocion devait être d’autant plus grande que l’autre ambassadeur ayant accepté ou provoqué ces mesures, Démade, avait disparu ; Phocion verra toutes les haines se concentrer contre sa personne).

Les mêmes responsabilités, à cet égard, ont été presque certainement encourues par Démade ; la tradition suivie par Plutarque dit expressément qu’il accepta avec joie les exigences d’Antipater, et celle qu’on retrouve dans Pausanias le représente comme l’instigateur de la mesure installant une garnison à Munychie. Si l’on ajoute qu’un autre passage de Plutarque attribue à Démade la responsabilité du décret condamnant Démosthène à mort (Δημδου γρψαντος : Démosthène, 28), on conclura que trois textes au moins classent formellement Démade, au moment de la paix de 322, dans le camp antinational et antidémocratique et le représentent, dans des circonstances variées, comme l’approbateur ou même le valet zélé des répressions et des rancunes macédoniennes. Contre ce concert de traditions relatives à des événements divers et distincts ne s’élève nulle voix discordante. On a cru pouvoir affirmer que Démade fut alors le chef d’une sorte de tiers parti modéré, à tendances démocratiques:[15] du moins faut-il convenir qu’une telle conception se heurte à l’ensemble des souvenirs que les textes nous ont conservés, et auxquels ni témoignages ni raisonnements n’ont été encore opposés.

Trois des clauses dictées par Antipater semblent avoir été acceptées aussi volontiers par Phocion que par Démade. Mais, comme on l’a vu, la quatrième clause, concernant l’installation d’une garnison, paraît avoir rencontré de la part de Phocion une certaine opposition sur ce point, le vieux politicien conservateur aurait donc manifesté un patriotisme plus chatouilleux que le prétendu chef des « propriétaires démocrates[16] ». Mais quelles étaient vraiment la portée et la sincérité de la protestation de Phocion ? D’après la tradition même qui nous la fait connaître, tradition favorable à Phocion, elle paraît n’avoir été qu’assez brève et passagère ; elle s’est bien vite éteinte devant les objections d’Antipater ; bref, elle a présenté le caractère d’une humble requête plutôt que d’une réclamation énergique et sérieuse. Plutarque lui-même ne prête qu’à Xénocratès une attitude véritablement fière et résolue.

Mais il y a mieux il semble que la demande de Phocion n’ait fait que suivre la cinglante riposte de Xénocratès ; du moins est-ce l’impression que laisse le récit de Plutarque, qui signale d’abord les exigences macédoniennes, puis l’assentiment de la majorité des ambassadeurs et la protestation de Xénocratès, enfin la prière adressée par Phocion à Antipater (cf. supra) ; si bien que cette humble demande, si timide et si réservée, paraît n’être qu’une démarche dérivée, faite après coup, dénuée de spontanéité et de sincérité profonde ; c’est comme une concession faite à l’initiative de Xénocratès, à l’excès de zèle d’un collègue trop ardent. En tout cas, de l’aveu même des amis de Phocion, dont la tradition de Plutarque reflète à peu près les sentiments, une attitude résolument patriotique était possible (celle que l’auteur attribue à Xénocratès), et cette attitude n’a pas été celle de Phocion. Avec moins d’empressement ou moins d’âpreté qu’un Démade ou un Callimédon, il reste, au fond, l’homme de la Macédoine et du parti philo-macédonien.

Plus brutale et plus franche dans son hostilité vis-à-vis des libertés athéniennes, apparaît la conduite de Callimédon. Même si l’on admet que Plutarque s’est trompé en signalant l’intervention de ce personnage, [17] du moins la tradition recueillie par cet auteur permet-elle de formuler la conclusion suivante dans le public athénien, on devait se représenter la politique de Callimédon comme plus hostile encore que celle de Phocion aux intérêts athéniens (au moins dans la forme, dans l’expression). Rien de plus naturel, puisque Phocion, du moins, n’avait pas émigré, n’avait pas « passé à l’ennemi », comme Callimédon (cf. Plutarque, Démosthène, 27, 1). Ce qui tend à confirmer cette hypothèse, c’est que, dans la crise suprême du procès, le chef des démocrates, Hagnônidès, graduant ses haines, établira quelque différence entre Phocion et Callimédon ; il décernera à ce dernier une sorte de primauté dans l’action antinationale et antidémocratique (cf. infra, § VI). A tort ou à raison, l’opinion démocratique ne classait donc pas Phocion parmi les oligarques les plus farouches, sans se faire illusion, d’ailleurs, sur ses très réelles et graves responsabilités.

En résumé, de l’accord unanime des traditions ou, tout au moins, sans divergences ni contradictions d’aucune sorte, voici comment on peut se représenter les attitudes et la politique respectives des ambassadeurs athéniens de 322 : seul, à ce qu’il semble, le métèque Xénocratès défendit, aussi vainement que fièrement, les dernières chances de liberté nationale et d’égalité démocratique qui restaient aux Athéniens ; nous ne voyons aucun motif suffisant de rejeter ici la tradition formelle de Plutarque, qui serait peut-être suspecte si elle était en général hostile à Phocion (en ce cas, elle aurait pu vouloir dresser en face de Phocion la fière et noble image de l’ambassadeur fidèle à son mandat) ; mais il n’en est rien.[18] A Xénocratès s’opposent Démade et Phocion : ces deux hommes, le premier sans atténuation ni réserve, le second plus froidement et en simulant du moins quelque hésitation, ont accepté ou inspiré les dures exigences du vainqueur. Si quelque distinction peut alors être établie entre leurs deux politiques, c’est à Démade que les textes nous invitent à attribuer le zèle macédonien le plus farouche ; c’est lui qui, pour l’instant,[19] paraît le plus empressé à satisfaire les vives rancunes des oligarques et des émigrés, rancunes que semble incarner (quoi qu’on doive penser de la réalité de son intervention) le personnage de Callimédon.

L’ambassade avait été fort décevante pour les patriotes et démocrates d’Athènes elle aboutissait à une paix de servitude et de déshonneur. Comment cette paix va-t-elle être appliquée ? Comment s’installe et commence à fonctionner le régime qu’elle impose aux Athéniens ?

II. — De la paix d’Antipater au début de l’agitation contre l’occupation étrangère (322-320).

Pendant que les soldats d’Antipater, les « chasseurs d’exilés », traquaient les orateurs patriotes, une troupe macédonienne entrait en Attique, où elle rencontra, dit-on, le cortège des initiés qui se rendait à Éleusis (20 Boedromion).[20] Ces Macédoniens venaient occuper Munychie ; ils avaient pour chef Ményllos, personnage d’humeur assez accommodante et sociable, avec lequel Phocion entretenait (ou entretint dès cette époque) des rapports d’amitié (τῶν ἐπιεικῶν τινα καὶ τοῦ Φωκίωνος ἐπιτηδείων : Plutarque, Phocion, 28, 1).

Mais, si soucieux qu'ait pu être Ményllos de ménager l'amour-propre ombrageux des Athéniens, il n'en était pas moins « l'étranger », le symbole toujours présent de la servitude (Μακεδόσιν δουλώθησαν, dit très bien un texte : Pausanias, VII, 10), et les patriotes ne pouvaient voir sans amertume les relations qui s'étaient nouées entre leur stratège et Ményllos. Même si de telles relations pouvaient apporter à l'Attique quelque profit matériel et rendre l'occupation plus tolérable, ces avantages devaient échapper aux regards prévenus des patriotes, qui eussent désiré sans doute de la part du chef de l'État (Φωκίων … τν τν λων ρχν σχηκώς : Diodore, XVIII, 65, 6) une attitude plus hautaine et plus digne à l'égard de l'étranger. En somme, d'après la tradition de Plutarque, qui est loin de lui être hostile, Phocion, dès le début, paraît plus ou moins identifier son autorité avec la cause de l'occupation macédonienne, qu'il a cependant combattue, ou fait mine de combattre, lors des récentes négociations.

Il eût même été plus gravement compromis encore si son parfait désintéressement ne lui eût fait constamment repousser les offres généreuses de Ményllos (Phocion, 30, 1). Mais de telles offres elles-mêmes n'étaient peut-être pas sans le compromettre, et, pour être désintéressée, l'amitié qu'il témoignait au chef macédonien n'en devait pas, moins froisser les patriotes, puisque, après tout, ces refus opposés aux offres de Ményllos n'étaient pas suivis de rupture. Ainsi Phocion, qu'on avait chargé peu auparavant de préserver de la souillure étrangère le sol national, Phocion semblait approuver l'occupation macédonienne et l'avoir souhaitée, ou, du moins, s'en accommoder avec une facilité suspecte.

Mais Athènes n'eut pas seulement à supporter la présence d'une garnison étrangère : elle dut subir une atteinte profonde à ses institutions démocratiques. La paix lui imposait une constitution censitaire.[21] Sur l'application de cette clause du traité, [22] nous sommes renseignés par Diodore et Plutarque, dont, les indications ne sont pas toujours bien concordantes ni suffisamment détaillées et précises. Tous deux sont d'accord pour nous montrer le corps civique athénien scindé en deux fractions, dont l'une seulement reste en possession de la πολιτεία, tandis que l'autre, comprenant 12.000 hommes, en est dépouillée ; [23] tous deux sont d'accord pour signaler les nombreux exils qui suivirent ce démembrement de la démocratie et pour situer en Thrace la résidence d'une partie au moins des « exclus » (cf. Diodore, XVIII, 18, 4 ; Plut., Phocion, 28, 3). Mais d'importantes divergences subsistent. Selon Diodore, les 12.000 « exclus » furent chassés de leur patrie (μετεστάθησαν κ τς πατρίδος : XVIII, 18, 5), tandis que les gens possédant le cens requis (un avoir de 2.000 drachmes au minimum : ΧVIΙΙ, 18, 4) restaient seuls maîtres de la ville et de la région environnante (κύριοι τς τε πόλεως κα χώρας). Que devinrent les 12.000 expulsés ? Diodore ne dit pas[24] qu'ils furent tous relégués en Thrace, mais qu'à ceux d'entre eux qui le voulurent bien (τος βουλομένοις) on accorda le droit de séjourner et de posséder un établissement en Thrace (χώραν δωκεν ες κατοίκησιν ν τ Θρκ). En résumé, selon Diodore, il semble qu'à la suite de ces diverses opérations le peuple athénien ait été divisé en trois fractions principales : 1° ceux qui conservèrent le droit de cité et qui seuls purent séjourner en Attique ; 2° ceux qui, frustrés de la πολιτεία, durent quitter l'Attique pour la Thrace ; 3° ceux qui, dépouillés également de la πολιτεία, gagnèrent d'autres pays que la Thrace.

Mais telle n'est pas précisément la conclusion qui paraît se dégager du texte de Plutarque. « Parmi ceux que leur pauvreté fit éliminer du corps civique », les uns continuent à résider en Attique (μένοντες), où ils mènent, d'ailleurs, une existence misérable et sans honneur ; les autres quittent l'Attique et passent en Thrace (τν πόλιν κλιπόντες κα μεταστάντες ες Θρκην), où Antipater leur assigne une ville et un territoire (Phocion, 28, 3). Ainsi, selon Plutarque, la population athénienne en 322 se scinde en trois éléments : 1° les privilégiés qui, tous, restent en Attique ; 2° les « exclus » qui restent en Attique ; 3° les « exclus » qui quittent le pays et qui, tous, gagnent la Thrace. Il y a donc contradiction entre Plutarque et Diodore : le premier signale un exode partiel, le second croit à un exode total des 12.000 exclus ; le premier situe en Thrace la résidence de tous les émigrés ou exilés ; le second déclare qu'allèrent en Thrace seulement ceux qui le voulurent bien.[25]

A vrai dire, la seconde de ces divergences peut encore se résoudre, au moins partiellement, de la manière suivante : Plutarque, dans un passage ultérieur (Phocion, 29, 2), nous montrera Phocion obtenant d'Antipater que les exilés ne fussent pas contraints de s'expatrier au-delà des monts Gérauniens et du cap Ténare ; beaucoup purent ainsi rester en Grèce même, notamment dans le Péloponnèse. Ainsi, il y a accord entre nos deux sources sur ce point capital : la totalité des exilés n'ont pas gagné la Thrace :[26] beaucoup sont restés en Grèce, et, s'ils n'y ont pas obtenu de terres (comme ceux de Thrace), ils ont gardé nécessairement l'espoir et le désir très vifs de rentrer en Attique.

Le désaccord subsiste entre Diodore et Plutarque sur le point suivant : la totalité des « exclus » ont-ils quitté l’Attique ? Nous avouerons n'être pas très sensible à l'argument de vraisemblance invoqué par certains modernes :[27] si les privilégiés seuls étaient restés en Attique, la présence d'une garnison macédonienne eût été bien inutile. Nous ne le croyons pas. D'abord, la présence d'une telle garnison pouvait rassurer les partisans du nouveau régime contre un retour offensif des exilés ; c'était au moins l'indice visible de la protection macédonienne. De son côté, Antipater avait intérêt à bien marquer sa prise de possession, sa suzeraineté sur l'Attique. Ensuite, les privilégiés eux-mêmes (nous y insisterons plus loin) n'étaient pas tous à l'abri de tout soupçon ; leur mode de recrutement n'était pas absolument rassurant. Mieux valait, en somme, un luxe qu'un défaut de précaution.

S'il faut absolument choisir entre Diodore et Plutarque, nous croyons pouvoir nous rallier à la version du second, en vertu de la considération suivante : il paraît assez naturel que Diodore (ou sa source), en signalant un exode total, ait simplifié à l'excès les effets de la scission certaine qui divisa la population athénienne, tandis qu'on ne voit pas bien pourquoi la source de Plutarque aurait introduit, sans motifs, dans la condition des « exclus » des nuances qui n'auraient jamais existé : pourquoi parler de nombreux individus restant à Athènes et y menant une existence fort médiocre (Phocion, 28, 3), si tous les « exclus » ont dû quitter leur patrie ? Plutarque, d'ailleurs, ne se borne pas à cette indication : au chapitre suivant (29, 2), il revient sur ce fait qu'un certain nombre « d'exclus » n'eurent pas à subir l'exil, et il ajoute que ce fut grâce aux prières de Phocion (φυγς πήλλαξε πολλος δεηθες τοΑντιπάτρου). Au contraire, la mention que Diodore consacre à l'exode total est rapide et brève.

Ce deuxième passage de Plutarque ne peut-il, du reste, nous permettre à la rigueur de réduire la divergence qui sépare sur ce point nos deux sources ? Peut-être. On pourrait se représenter la marche des faits de la manière que voici : conformément à l'indication de Diodore, vraie pour un temps, un ordre d'expulsion a d'abord frappé la totalité des « exclus » (XVIII, 18, 5) ; mais, grâce aux prières de Phocion (et peut-être parce qu'Antipater ne tenait pas sérieusement à expulser tout le monde et a voulu surtout lancer un menaçant avertissement), un grand nombre de grâces individuelles ont été accordées et beaucoup des Athéniens condamnés ont pu ne pas subir leur peine (Plut., Phocion, 29, 2).[28] C'est à ces exilés graciés, restant en Attique, où ils vivent hors de la cité officielle, que fait peut-être allusion le passage du chapitre précédent (Phocion, 28, 2), lequel, chronologiquement, devrait venir après le passage du chapitre 29 : il y aurait, dans l'exposé de Plutarque, comme une transposition et quelque confusion.

Tenons-nous en donc à la conclusion suivante : par la réorganisation de 322, les Athéniens ont été divisés en deux grands groupes, l'un de 9.000 hommes au minimum (cf. infra), l'autre de 12.000. Les uns, les privilégiés, sont restés à Athènes et y ont possédé et exercé seuls les droits politiques ; les autres, tous égaux dans la privation de la πολιτεία, ont subi des conditions diverses : les uns, peut-être primitivement condamnés à l'exil, sont restés en Attique (en partie, au moins, sur la demande de Phocion) ; les autres ont franchi la frontière pour aller résider soit en Thrace, soit dans différentes régions de la Grèce, comme le Péloponnèse (exil atténué, peut-être à la prière de Phocion).

Les bannis de Grèce et de Thrace formaient une armée éparse et toute prête pour les réactions inévitables. Parmi eux, s'il y eut des gens pour accepter tant bien que mal leur nouveau sort et tirer bon parti, par exemple, des champs qu'on leur donna à cultiver en Thrace, beaucoup aussi durent supporter l'exil avec une extrême amertume et se sentir l'âme pleine de fureur à l'égard des chefs philo-macédoniens, qu'ils venaient de voir à l'œuvre dans l'ambassade et dans l'inauguration du nouveau régime. Même ceux auxquels l'intervention de Phocion avait valu quelque atténuation de peine ne pouvaient songer sans colère que cet homme était l'ami du vainqueur et de l'occupant macédonien et l'approbateur des exigences d'Antipater. On s'explique aisément les rancunes qui feront explosion contre Phocion trois ans plus tard, lors de la rentrée des bannis.

Restent les Athéniens qui continuent à habiter la terre natale. Les uns sont frustrés de la πολιτεία et réduits ainsi, pratiquement, à la condition d'atimoî. Ils purent être assez nombreux, comme l'indique Plutarque (φυγς πήλλαξε πολλούς : 29, 2) ; mais ils l'étaient probablement moins que le nouveau corps civique réduit, même si celui-ci n'a renfermé que 9.000 membres (ce qui faisait déjà les trois septièmes de la population athénienne). Leur influence sur la marche des affaires n'a donc pu être que fragmentaire et intermittente. Théoriquement même, elle était nulle, puisqu'ils étaient exclus des assemblées et des magistratures. Mais il se peut que certains d'entre eux, par leurs relations avec une partie des privilégiés (et, surtout, avec les moins fortunés de ces privilégiés) aient, à la longue, exercé quelque action sur la vie publique. En tout cas, il y avait là, en marge du « pays légal », un élément de contre-révolution démocratique sur lequel la critique moderne n'a peut-être pas suffisamment attiré l'attention.[29]

Mais il y a mieux : le corps des privilégiés lui-même, selon toute vraisemblance, contenait maints éléments et maintes possibilités d'opposition éventuelle.[30] Tout d'abord, quelle était au juste l'importance numérique de ce groupement ? Le chiffre de 9.000, donné par Diodore (XVIII, 18, 5), [31] serait parfaitement acceptable, s'il était démontré qu'en 322 Athènes ne comptait pas plus d'habitants qu'au moment du recensement ordonné, quelques années plus tard, par Démétrios de Phalère (21.000 citoyens) ; il y aurait eu ainsi, en 322, 12.000 « exclus » (chiffre donné par nos deux sources et qui a toutes chances d'être exact) et 9.000 privilégiés.[32] Mais il est possible que, sur les 12.000 exclus de 322, un certain nombre (quelques milliers peut-être) aient continué, après la restauration démocratique de 318, à habiter la Grèce et, surtout, la Thrace, et n'aient pas figuré dans le démembrement de Démétrios de Phalère. En conséquence, sur les 21.000 hommes recensés en 318, il y avait bien moins de 12.000 anciens « exclus », donc, beaucoup plus de 9.000 anciens privilégiés.

Mais admettons que la constitution de 322 n'ait laissé la πολιτεία qu'à 9.000 Athéniens sur 21.000 : c'était encore une très large fraction de l'ancien corps civique qui subsistait : les trois septièmes. Dans ces conditions, on n'a pas rigoureusement le droit, comme certains l'ont fait, de parler d'un régime oligarchique :[33] ce n'est pas une poignée d'Athéniens qui ont alors exercé les droits politiques, mais un très grand nombre, une très large minorité. Sans doute, l'expression d'« oligarchie » se rencontre dans un texte officiel, le décret qui fut voté pendant la courte restauration démocratique de 318, à l'instigation d'Hagnônidès (ο ν τε λι(γ)αρχίαι πολιτευόμε[νοι] : I. G., II, 231b).[34] Mais ce décret date d'une époque d'ardente réaction contre le régime de 322-318, et une réaction ne mesure pas toujours ses coups ni son langage (l'auteur du décret était, du reste, le chef même de cette réaction, l'âpre accusateur de Phocion, et il était encore tout bouillant des luttes récentes). En réalité, Athènes avait connu, à la fin du Ve siècle, des régimes qui méritaient infiniment mieux que celui de 322 le nom d'oligarchie ; même lorsque les Trente, en 404, avaient consenti à élargir la cité gouvernante, c'est a 3.000 hommes au maximum qu'ils avaient laissé la πολιτεία : le « pays légal » de 404 avait été trois fois plus restreint que celui de 322.[35]

La médiocre importance du cens exigé (2.000 drachmes) [36] montre que, nécessairement, bien des Athéniens de chétive et modique aisance ont été rangés en 322 dans la catégorie privilégiée.[37] Ces nombreux « petits bourgeois » pensaient-ils et sentaient-ils de même que les Athéniens riches, les βελτιστο, sur les grandes questions de politique intérieure et étrangère ? Il est permis d'en douter ; dans le nombre, beaucoup avaient écouté avec enthousiasme les harangues de Démosthène et ne voyaient pas sans amertume l'occupation macédonienne.

Que de nombreuses et sensibles divergences d'opinion aient existé parmi les « Neuf-Mille », il est d'autant plus normal de l'admettre que cette nombreuse aristocratie, cette imposante minorité, n'avait pas été, comme le groupe beaucoup plus restreint des Trois-Mille en 404, triée sur le volet, recrutée lentement et prudemment, avec le souci constant d'écarter du groupe privilégié les éléments suspects ou hostiles (cf. Άθ. πολ., 36, 2 ; 37, 1).[38] Les Neuf-Mille sont recrutés automatiquement, en vertu d'une simple donnée censitaire, d'ailleurs très large. Sans doute, l'exclusion des 12.000 citoyens les plus pauvres offrait déjà au gouvernement macédonien, grand ennemi de la démocratie, des garanties importantes et étendues ; mais enfin, rien ne certifiait absolument que, dans le groupe épargné des Neuf-Mille, ne subsistaient pas de nombreux patriotes, capables un jour ou l'autre de recommencer l'agitation belliqueuse et anti-macédonienne. Il est même probable que ces patriotes n'étaient pas tous forcément des démocrates et des citoyens de fortune médiocre : dans le parti antidémocratique, parmi les γνώριμοι, que la tradition historique du temps distingue si nettement des δημοτικοί (Άθ. πολ., 34, 3), à côté des « pacifistes » à tout prix, zélés serviteurs du Spartiate en 404-403 et du Macédonien au IVe siècle, Athènes avait toujours compté un nombre considérable de patriotes, réfractaires à la domination et à l'occupation étrangères. A la fin du Ve siècle, Théramène avait été leur chef, [39] et au début du IVe siècle, sans partager les visées conquérantes des δημοτικοί, ils avaient pleinement accepté la guerre de défense et de rébellion contre la dure hégémonie Spartiate.[40]

En raison de tels précédents, en raison de la grande étendue et du mode de recrutement du corps des Neuf-Mille, on a le droit d'affirmer que ce groupe privilégié était loin de renfermer dans sa totalité des éléments acquis à la cause macédonienne, réfractaires à tout patriotisme ou même à tout sentiment démocratique. Il y avait au contraire dans cette vaste agglomération bien des éléments bigarrés, moins purs, moins obstinément loyalistes que ne l'eussent désiré sans doute les chefs du parti macédonien. La suite de notre examen confirmera cette hypothèse.

Il semble, d'ailleurs, que la tradition même de Plutarque ait eu le sentiment des difficultés qui pouvaient surgir des milieux privilégiés eux-mêmes contre le gouvernement de Phocion. Cet auteur nous dit que Phocion s'efforça de placer et de retenir régulièrement dans les fonctions publiques les citoyens modérés et faciles à gouverner ; quant aux amateurs d'agitation et de nouveautés, très marris de ne pouvoir plus gérer les charges ni causer de troubles, [41] il les détourna de son mieux vers la vie sédentaire et les travaux champêtres (Phocion, 29, 3). Quels sont ces Athéniens, ainsi enclins à troubler la paix aristocratique et macédonienne ? Apparemment, des Neuf-Mille. S'il en était autrement, on ne voit pas bien pourquoi des gens notoirement suspects et turbulents, déjà privés de la πολιτεία pour raisons d'ordre pécuniaire, n'auraient pas été du même coup chassés de l'Attique, où leur présence restait un danger. En outre, Plutarque vient de dire que Phocion maintint régulièrement dans les fonctions les citoyens d'humeur paisible et modérée (τος μν στείους κα χαρίεντας) ; pour écarter des « exclus », point n'était donc besoin de mesures spéciales, point n'était besoin de la vigilance et de l'action personnelles d'un citoyen comme Phocion : la loi suffisait.[42]

Ainsi, comme l'indiquent clairement la vraisemblance et les précédents, il y avait parmi les Neuf-Mille de nombreux patriotes (dont une grande partie, surtout les moins riches, étaient probablement animés de tendances démocratiques), fort peu enclins à approuver ou à accepter sans arrière-pensée ni réserve la domination étrangère et le gouvernement philo-macédonien ; c'est peut-être pour subvenir à l'inefficacité partielle de la nouvelle constitution (loi qui fixait un cens très bas et ne prévoyait pas d'exceptions personnelles) que Phocion s'efforça, longtemps avec succès, de maintenir les fonctions aux mains des plus sûrs d'entre les Neuf-Mille : l'action du pouvoir exécutif complétait à cet égard les précautions prises par la loi censitaire.[43]

Cette action, d'ailleurs, Phocion semble l'avoir dirigée de manière aussi discrète et prudente que possible, sans morgue, sans éclat, sans brimades inutiles (πρως κα νομίμως : Phocion, 29, 3). Certes, son impopularité dut rester grande, non seulement (cela va de soi) dans la foule des exilés, aux yeux desquels il symbolisait l'odieuse occupation étrangère, la paix néfaste de 322 et leur propre bannissement, mais aussi parmi les nombreux démocrates et patriotes restés en Attique, qui pouvaient difficilement pardonner au vieux général ses rapports de courtoisie cordiale avec le commandement macédonien. Mais cette impopularité put être atténuée par la discrétion patiente et obstinée avec laquelle il géra alors le pouvoir, discrétion qui contrastait sans doute avec l'extrême pétulance et la violence aristocratique d'un Callimédon, le fougueux ennemi du Démos[44] : dans le parti macédonien, Phocion est, à sa manière, un modéré. Tel il apparaît aussi dans les avances qu'il fait aux derniers représentants du parti vaincu en 322 : au lieu de traquer ou de tenir à l'écart le seul des ambassadeurs de 322 qui eût protesté contre les exigences d'Antipater, Xénocratès, il s'efforce de le gagner, de l'enrôler dans le corps privilégié. Mais Xénocratès, homme de principes et non politicien, repousse fièrement ces tentatives et s'abstient de tout contact avec un régime dont il a voulu préserver Athènes (Phocion, 29, 4).

Sous ce gouvernement de compression paisible, autoritaire et despotique sans violence déclarée, qui prévenait et étouffait les agitations plutôt qu'il ne brimait et brutalisait les citoyens, l'Attique vécut assez longtemps sans malheur, sans gloire et sans honneur, dans une prospérité terne et tranquille ; elle renouvelait et accroissait lentement sa fortune, surtout sa richesse agricole et foncière, particulièrement chère, de tous temps, aux gouvernements aristocratiques, épris de labeur tranquille et sédentaire.[45] Les ardeurs de 323-322 semblaient bien éteintes.

Cette prospérité matérielle reconquise, le retour d'un grand nombre d'hommes aux travaux des champs ont pu adoucir pour un-temps l'amertume causée par la présence des troupes étrangères et par l'inertie et le marasme de la vie publique. Mais, comme il résulte de la précédente analyse, les éléments d'action n'avaient pas disparu : ils sommeillaient. De plus, à côté de Phocion, jouissant d'un prestige plus trouble et plus mêlé, il y avait un homme qui, avec plus de virulence peut-être et de fougue apparente, avait prêté les mains à la réaction philo-macédonienne : c'était Démade. Ce politicien, toujours inquiet et remuant, trop personnel pour se laisser effacer et absorber par l'autorité de Phocion, se tint assez longtemps tranquille, du moins en apparence, amassant largement les profits matériels que pouvait lui rapporter son zèle antinational. Les libéralités d'Antipater n'arrivaient pas à le rassasier (τν δ — Démade — διδος ουκ, μπέπληκε, dit Plutarque, Phocion, 30, 2). Mais, toujours à l'affût d'un changement possible dans le gouvernement du monde hellénique, il paraît, tout en manifestant le plus grand zèle pour la cause d'Antipater, avoir commencé à le trahir, et il négociait avec Perdiccas, dont les progrès pouvaient alors menacer la domination d'Antipater :[46] c'était là, pour un homme comme Démade, un motif suffisant de passer à un nouveau maître. Il est très possible aussi qu'Antipater ait parfois résisté aux incessantes demandes d'argent formulées par l'insatiable dissipateur (c'est ce que peuvent laisser entendre les propos attribués à Antipater par le récit de Plutarque, Phocion, 30, 2).[47] De tels motifs expliquent fort suffisamment les tentatives de négociations entamées entre Démade et Perdiccas, et point n'est besoin de faire intervenir ici une soi-disant répugnance de Démade, prétendu chef des propriétaires démocrates, à l'égard des innovations antidémocratiques opérées en 322-321 dans la constitution athénienne.[48] Aucun texte ne justifie pareille hypothèse, et nous voyons même que ces innovations, annoncées dès l'ambassade de 322, avaient été nettement approuvées de Démade comme de Phocion (cf. supra, § I). Dès lors, quand Démade vient engager Perdiccas à en finir avec Antipater et à délivrer la Grèce, « qui ne tenait plus qu'à un fil vieux et pourri » (Phocion, 30, 4), on est pleinement autorisé à penser que son but essentiel était de substituer une nouvelle domination à celle qui existait ; on ne voit nullement, en tout cas, que dans l'invitation adressée à Perdiccas ait figuré le moindre programme de réforme libérale et démocratique, analogue à celui que formulera, en 319, le rescrit de Polyperchon (cf. infra, § IV). En eût-il été ainsi qu'on a le droit d'estimer que Perdiccas, une fois vainqueur, n'en eût pas nécessairement tenu compte.[49]

Après la mort de Perdiccas (vers mai-juin 321), il n'est plus question de Démade, de ses intrigues ou de ses démarches pendant des mois (jusqu'en pleine année 320) ; il n'apparaît nullement comme le partisan ou le propagandiste d'une réaction patriotique et démocratique : c'est le silence absolu des textes à cet égard.[50] Mais, brusquement, il allait reparaître au premier plan de la scène publique, à l'occasion des premières agitations contre le gouvernement philo-macédonien.

III.  — Les débuts de l'agitation à Athènes. La résistance de Phocion.  Les intrigues et la mort de Démade (320-319).

Comme l'expliquent les considérations que nous avons fait valoir précédemment (§ II) touchant la composition du corps privilégié des Neuf-Mille, la présence d'une garnison macédonienne était une humiliation pour les nombreux patriotes que comptait encore, à partir de 322, la population de l'Attique. Il est bien possible aussi qu'entre ces Macédoniens et les habitants (surtout ceux du Pirée) des relations au moins intermittentes se soient établies : d'où des conflits, difficilement évitables entre gens de mœurs et de traditions différentes. Si résignés à la situation que parussent l'ensemble des Neuf-Mille, occupés de leurs affaires, de leur commerce, de l'exploitation de leurs biens fonciers (cf. supra, § II, les indications de Diodore sur le regain de vie économique qui se produit à cette époque), il était à peu près fatal qu'au bout d'un certain temps, les souvenirs de la défaite de 322 s'éloignant, recommençât une certaine agitation anti-macédonienne, d'abord contenue et déférente, puis relativement audacieuse. Nous allons examiner successivement les origines et l'évolution de cette première agitation.

Qu'elle ait été, au moins en partie, l'œuvre des « exclus » restés en Attique, ce n'est pas impossible : menant une existence pénible et humiliée (Phocion, 28, 3), ils étaient tout naturellement enclins à protester et à intriguer contre les conséquences variées de la paix de 322, contre le régime établi et l'occupation étrangère. Mais il est parfaitement évident que, si les protestations étaient venues uniquement ou principalement de ces gens-là, étrangers au pays légal, si elles s'étaient heurtées à l'indifférence ou à l'hostilité générale de la cité officielle (cité nombreuse et vaste), une telle agitation fût restée, dès le début, totalement impuissante et inaperçue.

Les termes mêmes dont se servent les textes pour qualifier les protestataires, s'ils ne sont pas d'une très rigoureuse précision, laissent cependant entendre qu'au moins une large fraction du pays légal a participé au mouvement : « Les Athéniens se plaignant à Phocion… », dit Plutarque (Phocion, 30, 3) : expression qui n'aurait pas grand sens s'il ne s'était agi que d'une poignée d'agitateurs et qui serait assez singulière si les protestataires n'étaient que des demi-Athéniens, que Phocion, rigide exécuteur de la paix de 322, n'eût même pas consenti à écouter. « Les Athéniens envoyèrent Démade à Antipater… », écrit Diodore (XVIII, 48, 1) ; et, plus bas, l'auteur nous montre Démade négociant conformément aux instructions qu'il a reçues « du peuple » (υπο του δήμου : XVIII, 48, 3). Démade eût-il agi de la sorte si les seuls « exclus » l'avaient délégué auprès d'Antipater ? Quelle eût été, en ce cas, son autorité ? Il y aurait eu là une violation flagrante du traité de 322, qui laissait aux seuls « Neuf-Mille » la πολιτεία.[51]

Nous croyons donc pouvoir conclure que l'agitation anti-macédonienne fut, au moins en grande partie, l'œuvre d'une fraction considérable des « Neuf-Mille ». Rien de plus naturel, d'ailleurs, puisque un très grand nombre de ces privilégiés étaient tout voisins, par le rang social, par la condition pécuniaire, des « exclus » qui menaient, à leurs côtés, une misérable existence. De part et d'autre de la « frontière censitaire », il y avait bien des sentiments communs (cf. supra, § II).

Quelle fut la marche de l'événement ? Les textes, très simplement et très clairement, nous la représentent de la façon suivante. Les Athéniens se plaignent d'abord à Phocion et le prient d'aller trouver Antipater pour obtenir le retrait de la garnison ; Phocion refuse constamment (Plutarque, Phocion, 30, 3). Alors les Athéniens s'adressent à Démade, qui accepte de se rendre auprès du Macédonien et qui, au cours de cette ambassade, trouvera la mort (Ibid., 30, 4 ; Diodore, XVIII, 48, 1-3).[52] Voilà, très brièvement résumée, l'évolution des faits, selon Diodore et Plutarque.

On voit qu'il n'est nullement question, en toute cette affaire, d'une intrigue originelle de Démade, provoquant et fomentant l'agitation.[53] Les textes, du moins, ne disent rien de tel, et il est infiniment vraisemblable que, s'il s'était agi d'un mouvement factice, né des machinations de ce politicien, le mouvement se fût éteint avec la mort de son premier auteur : la suite des faits (cf. § IV) montre abondamment qu'il n'en sera rien et, quand on se représente la composition du groupe privilégié de 322, on ne doit pas s'en étonner.

Peut-on, du moins, imaginer l'hypothèse suivante ? Les privilégiés patriotes, tenant Démade pour leur chef ou, tout au moins, pour l'un des leurs, se sont adressés d'abord à lui.[54] Mais, sur le conseil même de Démade, ils ont porté leur réclamation à Phocion, pour lequel l'estime et l'amitié d'Antipater étaient nécessairement plus grandes que pour l'individu taré et cupide qu'était Démade : celui-ci resterait « dans la coulisse », prêt à n'intervenir ouvertement que si Phocion refusait d'agir.

Seulement, si l'on adopte pareille hypothèse, il faut renoncer à voir dans Démade un homme rempli de confiance en lui-même, tout gonflé de son importance, sûr de sa faveur auprès du Macédonien, empressé à se mettre en avant et à gagner, par une efficace intervention, la faveur des patriotes.[55] Si Démade voulait étaler vraiment son influence, on ne comprend plus qu'il ait renvoyé à Phocion les réclamants et avoué ainsi son impuissance relative. Cet homme d'une vanité remuante se résignait de la sorte au rôle de pis aller, si Phocion refusait d'aller trouver Antipater ; et si Phocion acceptait, quelle serait la situation de Démade, frustré de la gloire de la réussite ?

Il y a donc accord entre la vraisemblance et les témoignages formels et précis de nos autorités pour se représenter de la manière suivante la marche de cette première agitation anti-macédonienne. Les Athéniens désirent le départ de la garnison de Munychie. Trop faibles pour la chasser ou même pour décréter en assemblée son départ, ils songent tout naturellement à présenter une requête à Antipater, par l'intermédiaire d'un personnage influent et « bien en cour ». C'est à Phocion que, très normalement, ils vont tout d'abord s'adresser : il occupe une haute situation gouvernementale (Diodore, XVIII, 65, 6) et il jouit de la pleine amitié confiante d'Antipater. Mais Phocion refuse, et il refuse obstinément (κείνην μν ε διωθετο τν πρεσβείαν : Phocion, 30, 4), soit, dit Plutarque, parce qu'il n'attend rien d'une telle démarche, soit plutôt parce qu'il attribue à la crainte de la garnison l'ordre et la tranquillité régnant dans Athènes (Ibid., 30, 4). Il est clair que, si Phocion, en 322, avait estimé plus ou moins sincèrement que la présence d'une garnison étrangère était inutile, l'expérience des deux années paisibles qui venaient de s'écouler devait l'engager à souhaiter le maintien de cette garnison : tout allait bien ; un changement ne pouvait que tout compromettre.

Tel fut le premier heurt déclaré qui survint entre Phocion et une notable fraction des Neuf-Mille. Il est vrai qu'en même temps il rendait à ses concitoyens un précieux service pécuniaire : il obtenait d'Antipater la remise du payement de l'indemnité à laquelle la paix de 322 condamnait Athènes (Phocion, 30, 4). Bref, Phocion reste fidèle à son système initial, fondé à la fois sur la compression politique et sur la prospérité matérielle : il supprime la liberté, tout en favorisant les intérêts.

Mais les patriotes ne pouvaient se contenter de telles satisfactions. Devant les refus répétés de Phocion, ils recoururent à Démade (μεταβάντες ον Δημάδην παρεκάλουν : Phocion, 30, 4). Ce n'est pas qu'ils aient vu le moins du monde en lui leur chef et leur guide : aucun texte ne dit rien de tel ; et comment eussent-ils pu compter pour un des leurs l'homme qui, depuis deux ans, n'avait cessé de soutenir la cause macédonienne, de vivre et de s'enrichir aux dépens des caisses macédoniennes, l'homme qui avait approuvé la paix humiliante de 322 et proposé contre les orateurs patriotes le verdict de mort ? Mais ce Démade (et c'est la seule raison qu'attribuent les textes à la démarche des patriotes) était, avec Phocion, l'Athénien le plus influent à la cour de Macédoine (δοκοντα καλς πολιτεύεσθαι τ πρς τος Μακεδόνας : Diodore, XVIII, 48, 1) : n'ayant rien obtenu de l'honnête et inexorable Phocion, les patriotes, en désespoir de cause, se décidaient à invoquer l'aide de l'autre chef philo-macédonien ; ils n'avaient plus le moyen de dédaigner un tel appui.

Démade saisit avidement cette occasion de jouer un rôle (προθύμως πέστη : Phocion, 30, 4). Depuis quelque temps, il pouvait s'être signalé, dans une certaine mesure, à l'attention de ses concitoyens autrement que par ses prodigalités et ses manifestations philo-macédoniennes. Il avait fait voter de menus décrets louant et récompensant des étrangers qui avaient rendu service à divers Athéniens : éloge d'Eucharistos, qui a introduit du blé dans Athènes (IG., II, 193c ; cet éloge, d'après Köhler, n'est probablement pas de beaucoup antérieur à la mort de Démade) ; éloge d'Eurylochos, à cause de la bienveillance qu'il a témoignée à des Athéniens (IG., II, 193 ; ce décret date au plus tôt de l'année 320-319, qui est celle de la mort de Démade) ; décret voté probablement à l'instigation de Démade (le nom de l'orateur n'a pas été conservé ; mais le décret, remarque Köhler, ressemble fort au précédent) et faisant l'éloge d'un étranger qui a sauvé et racheté des Athéniens après la bataille de l'Hellespont (IG., II, 194).[56] Il n'y avait rien là de compromettant pour les intérêts macédoniens ; mais Démade pouvait ainsi gagner quelques sympathies dans les milieux patriotes. C'est également à cette époque, vers la fin de l'été 320, qu'il fit voter diverses mesures intéressant l'amélioration matérielle de la cité, l'aménagement des rues et des places du Pirée (sous le contrôle des agoranomes) : toutes choses en elles-mêmes de minime importance, mais qui paraissent indiquer chez l'orateur quelque souci de popularité, le désir de plaire aux petites gens par l'octroi de certains avantages matériels.[57]

L'intrigant fut donc enchanté quand il vit s'adresser à lui les patriotes, oubliant ou feignant d'oublier son rôle en 322. Accompagné de son fils Déméas, il partit pour la Macédoine et, avec sa pétulance ordinaire, il plaida la cause qu'il avait trahie deux ans plus tôt. Antipater, qui était malade et qu'accompagnait son fils Cassandre, jugeait sans doute, comme Phocion, que la situation était bonne à Athènes et que toute modification serait inutile ou dangereuse. Les réclamations assez vives et quelque peu menaçantes de Démade (παρρησιωδέστερον πειλήσαντος : XVIII, 48, 3) purent donc l'irriter et l'inquiéter, parce qu'il entrevoyait, derrière la personne de l'ambassadeur, l'existence d'un désir et d'un mouvement collectifs qui ne pouvaient le laisser indifférent : la tranquillité de l'Attique, qu'il croyait assurée par la paix de 322, put lui paraître compromise.[58] C'est probablement en grande partie pour ce motif que Cassandre, se substituant à Antipater malade, fit arrêter et exécuter Démade avec son fils : il fallait, sans délai, couper court à l'agitation naissante.[59] Il fallait aussi rassurer les philo-macédoniens d'Athènes, représentés auprès d'Antipater et de Cassandre par Dinarque de Corinthe, qui se fit l'accusateur de Démade (cf. Plutarque, Démosthène, 31). Enfin, les deux chefs macédoniens pouvaient aussi garder rancune à Démade, à cause de la lettre trouvée dans les papiers de Perdiccas (cf. Supra, § II) ; mais il semble bien que cette lettre, déjà découverte depuis 321, ne fut pas la raison déterminante de l'exécution de Démade. Tout au plus pouvait-elle avoir renforcé les méfiances, bien naturelles, d'Antipater à l'égard de l'orateur athénien. Elle put servir à amplifier les accusations de Dinarque.[60]

Ainsi se termina, au cours de l'hiver 320-319, l'une des carrières les plus mêlées et les plus orageuses qu'ait connues l'Athènes du IVe siècle. Si justement décrié qu'ait été ce personnage de Démade, ce serviteur zélé et grassement rémunéré de Philippe, d'Alexandre et d'Antipater, il n'en succombait pas moins, par l'ironie des circonstances, en « martyr » du patriotisme et de la liberté. Il est vrai que les Athéniens qui avaient essayé de s'en servir se faisaient sans doute peu d'illusions sur la valeur et la sincérité de sa « conversion » et qu'ils n'attachèrent peut-être qu'une importance limitée à la disparition de cette misérable épave des luttes politiques. Ils pouvaient se dire qu'en toute cette affaire Démade n'avait été qu'un instrument temporaire et médiocrement estimé, que sa mort, au fond, ne changeait rien à la situation et ne faisait qu'ajourner et suspendre le mouvement dont ils avaient pris l'initiative.

IV.  — La mort d'Antipater, ses conséquences et l'agitation à Athènes jusqu'à l'arrivée d'Alexandre (319-318).

Peu après la mort de Démade, Antipater succombait à son tour (hiver 319), laissant à son fils Cassandre la chiliarchie et au vieux général Polyperchon la régence au nom du jeune roi Philippe Arrhidaeos.[61] La mort d'Antipater n'était pas encore connue du public, que Cassandre, dont la brutalité et l'impatiente ardeur Tenaient de se révéler aux dépens de Démade, envoyait à Munychie un de ses affidés, Nicanor, chargé d'y remplacer Ményllos. Ce dernier obéit (Plutarque, Phocion, 31, 2).[62] « Quelques jours » après cet événement, les Athéniens apprenaient la mort d'Antipater ; aussitôt des rumeurs s'élevèrent contre Phocion, auquel on reprocha d'avoir été informé à temps de la mort d'Antipater et de l'avoir cachée pour favoriser l'entreprise de Nicanor (Ibid., 31, 2).

Que voulaient dire exactement ces protestations ? A ne considérer que l'aspect matériel et extérieur des événements, elles n'ont pas nécessairement une signification nationale et patriotique : elles ne concernent, en somme, que la substitution d'un officier macédonien à un autre, dont on ne nous dit nulle part qu'il ait jamais faibli dans l'obéissance due à la Macédoine. Phocion est blâmé, à tort ou à raison, non pour avoir livré Munychie à la mainmise étrangère, mais pour avoir laissé remplacer un chef par un autre. Pourquoi donc le mécontentement gronde-t-il à Athènes ?

Nous pensons qu'on est obligé ici d'ajouter quelques considérations, nécessairement hypothétiques, mais plausibles, aux brèves et insuffisantes données de Plutarque. Les Athéniens patriotes, toujours ulcérés de la présence d'une garnison étrangère, avaient probablement gardé rancune à Phocion des refus obstinés qu'il avait opposés à leur demande antérieure. A la première occasion, leur rancune se manifeste. La substitution de Nicanor à Ményllos, coïncidant avec la mort d'Antipater, apparaît comme le résultat d'une intrigue, et non d'un hasard ; que cette intrigue, en elle-même, soit, indifférente à la cause nationale d'Athènes, puisqu'il ne s'agit, au fond, que d'un changement de maître, peu importe : c'est un acte peu correct et peu régulier ; il y a donc là un prétexte pour manifester contre l'homme chargé de l'administration suprême du pays et qui avait le devoir (même si l'affaire n'avait qu'un intérêt de pure forme) d'avertir loyalement le public athénien et Ményllos lui-même de la mort de Cassandre.

Mais ne peut-on aller plus loin et prêter aux mécontents les motifs suivants ? La mort d'Antipater et la compétition qui pouvait surgir entre Ményllos et Nicanor n'offraient-elles pas à Athènes une occasion d'en finir avec l'occupation étrangère, d'éliminer Ményllos tout en repoussant Nicanor ? Tout changement de règne peut être propice à qui veut s'affranchir du joug étranger : faciliter la transition (comme Phocion était accusé de l'avoir fait), n'était-ce pas détruire de gaîté de cœur toute chance de prompte libération ?

De toute façon, avant l'apparition du fameux rescrit de Polyperchon, si propre à encourager les espoirs des patriotes (cf. infra), l'agitation, déjà antérieure à la mort d'Antipater, avait repris de plus belle contre le tenace et zélé représentant de la cause macédonienne à Athènes. Il y a bien là un mouvement sérieux, étendu et profond, issu d'un sentiment arrêté et persistant, et non des intrigues d'un Démade, à la disparition duquel il a survécu.

Ajoutons qu'aux récriminations des patriotes pouvaient se mêler désormais celles de citoyens généralement paisibles, peu enclins à détester l'occupation étrangère, mais habitués à la présence de Ményllos et redoutant tout changement que la nécessité n'imposait pas. Un tel sentiment ne pourra-t-il pas grandir en force quand la division sera pleinement déclarée et notoire entre les chefs macédoniens ?

A toutes ces rumeurs, Phocion, gardant ses allures impérieuses et dédaigneuses, opposa publiquement la plus complète indifférence. Mais, fidèle à sa politique initiale de modération relative, il invita Nicanor à ménager autant que possible les Athéniens (τος Άθηναοις προν ατν κα κεχαρισμένον παρεχε) ; à son instigation, Nicanor fit pour les Athéniens diverses dépenses et donna des jeux et des fêtes (Phocion, 31, 2). Cette dernière indication mérite de retenir l'attention : elle tend à montrer le caractère au moins partiellement populaire du mouvement anti-macédonien ; ce ne sont évidemment pas les riches, mais les petites gens (dont une grande partie étaient enrôlés parmi les Neuf-Mille) que l'on s'efforce ainsi de gagner ou d'apaiser par l'octroi de plaisirs à leur portée : si l'on parvient à les détacher de la cause nationale, la paix macédonienne sera plus solidement garantie.[63]

Ce calcul eût pu en partie réussir si, bientôt, un nouvel événement n'avait réveillé l'agitation. Désormais, l'opposition va trouver un appui étranger, très fort, et manifester plus clairement et plus vigoureusement ses sentiments.[64] Cet événement, c'est le rescrit libérateur de Polyperchon. Un tel décret avait été plus ou moins imposé à son auteur par les nécessités de sa politique extérieure (lutte contre Cassandre et Antigonos) : il était obligé de tendre la main aux démocrates contre les oligarchies soutenues par Cassandre.[65] Les démocraties grecques — et celle d'Athènes en particulier — allaient donc devoir dans une certaine mesure leur restauration à l'action d'une puissance étrangère ; mais aussi celle-ci ne reconnaissait-elle pas la vigueur toujours grande des partis démocratiques, même exilés et dispersés, en les prenant pour alliés dans sa lutte contre Cassandre ? Si la démocratie athénienne avait cessé d'être une force, Polyperchon l'eût pleinement dédaignée : il n'en fait rien.

Il rétablissait donc, au nom du roi, l'autonomie et les constitutions helléniques, telles qu'elles avaient existé au temps de Philippe et d'Alexandre ; il ordonnait la réintégration des exilés dans leur patrie, leurs biens et leurs droits. Pour l'exécution de l'édit, on fixait la date extrême du 30 Xandikos (avril 318).[66]

Un tel édit, non seulement dut combler de joie les exilés de 322, mais fut nécessairement accueilli avec plaisir par la fraction patriote et vaguement démocratique des Neuf-Mille.[67] C'était, sinon le retour à la complète indépendance (car l'édit ne s'expliquait pas sur la question de la garnison macédonienne), du moins un grand pas vers l'autonomie ; c'était l'assurance d'un afflux de renforts pour l'opposition anti-phocioniste ; c'était aussi, pour les « exclus » restés en Attique, la fin d'une séparation qui les mettait en minorité et les réduisait à l'impuissance.

Toutefois, ni le rétablissement de l'autonomie, ni la restauration du régime démocratique, ni la rentrée des nombreux exilés ne devaient suivre sans délai l'apparition du rescrit : avant que des progrès importants aient été accomplis à cet égard, il s'écoulera encore quelques mois de conflits, l'opposition cherchant à pousser ses avantages, et le pouvoir, toujours aux mains de Phocion, défendant farouchement ses positions. Ce n'est qu'au printemps suivant que le régime aristocratique va s'effondrer.

Dès que le rescrit libérateur fut connu à Athènes, l'effervescence, qui n'avait jamais complètement cessé, reprit avec force. Les événements qui vont suivre jusqu'à l'arrivée d'Alexandre, fils de Polyperchon, sont rapportés parfois assez diversement par Diodore et Plutarque, et il n'est pas toujours facile d'en démêler exactement la chronologie. Cependant, on peut en discerner aisément l'allure générale : entre Nicanor et Phocion, d'une part, et les opposants, d'autre part, s'engage un conflit tantôt sourd, tantôt déclaré, qui s'apaise, ou paraît s'apaiser, de temps à autre, grâce aux ruses et atermoiements du Macédonien, dont le but essentiel semble avoir été de gagner du temps. Du côté des Athéniens, on constate, d'ailleurs, une grande indécision (ce qui s'explique, en partie, par la division qui règne entre eux), une absence de netteté et de promptitude dans la délibération et l'exécution.

Le rescrit de Polyperchon n'avait pas moins ému Nicanor que les Athéniens. Dès qu'il le connut et dès qu'il sut l'intention du régent de gagner l'Attique avec une armée, il invita les Athéniens à rester en bons termes avec Cassandre. Cette démarche demeura sans succès ; mais on ne voit pas qu'elle ait été accompagnée ou suivie de la moindre manifestation hostile des Athéniens (Diodore, XVIII, 64, 1-2).

Le récit de Plutarque ne présente pas tout à fait de la même manière les conséquences immédiates de la proclamation de Polyperchon. Le premier fait qu'il signale, à la suite de cette proclamation, c'est une démarche personnelle de Nicanor auprès des Athéniens, que le rescrit a fort agités (ποκινουμνων δ πρς τατα τν 'Αθηναίων βουλόμενος ντυχεν ατος Νικάνωρ : Phocion, 32, 3). Il va les trouver au Pirée (soit pour les exhorter à se rallier à Cassandre, soit pour les prier de ne pas exiger le départ immédiat de la garnison[68]) ; mais il faillit y être arrêté et n'eut que le temps de s'enfuir.[69]

Cet épisode ne peut être confondu avec le fait signalé par Diodore au début du chapitre 64 (cf. supra) ; car il ne semble pas qu'au cours de la démarche ainsi accomplie au Pirée, Nicanor ait eu le temps ni la possibilité d'exposer ses désirs et d'entendre la réponse des Athéniens. Il s'agit bien là de deux faits distincts : lequel s'est passé le premier ? Selon toute probabilité, c'est celui que rapporte Diodore ; car il suppose que les relations sont encore suffisamment correctes et normales entre Athènes et Nicanor. L'attitude menaçante des Athéniens lors de la visite de Nicanor au Pirée correspond à un état d'hostilité déjà assez avancé.

Examinons donc d'abord le premier de ces deux faits. Le texte de Diodore sur la réponse des Athéniens à la demande que leur adresse Nicanor est particulièrement intéressant : aucun, dit-il, n'accepte de se déclarer pour Cassandre ; tous pensaient, au contraire, que la garnison de Munychie devait s'éloigner au plus vite (οθενς δ ατ προσέχοντος, λλ κα τν φρουρν πντων οομνων δεν ξγειν τν ταχίστην… : XVIII, 64, 2). Voilà une donnée fort importante : avant l'arrivée de l'armée d'Alexandre et de la foule des bannis qui l'accompagnent, dans une Attique où domine encore numériquement et politiquement le pays légal, on ne veut plus de la garnison de Nicanor. S'agit-il absolument de la totalité des Athéniens, comme l'écrit Diodore ? Assurément non : Phocion et ses amis, s'ils avaient été complètement isolés au milieu d'une foule quasi unanime de patriotes, n'auraient pu tenir plusieurs mois. Il faut donc, selon nous, quelque peu atténuer l'indication de Diodore : du moins peut-on conclure qu'un groupe fort imposant (et sans doute la majorité) des Athéniens habitant alors l’Attique a manifesté le désir de voir Nicanor et sa garnison vider la place. C'est la continuation du mouvement commencé vers l'année 320 (cf. supra, § III) ; et même il semble que ce mouvement ait gagné en force et en ampleur et que la manifestation anti-cassandrienne ait été plus nette et plus générale encore que les réclamations précédemment formulées contre la présence de la garnison de Ményllos. Le fait qu'une importante fraction de la puissance macédonienne ait pris parti contre le régime en vigueur à Athènes a pu, en effet, inviter à se joindre aux patriotes (jusqu'alors seuls auteurs de l'agitation) un assez grand nombre de citoyens, avant tout partisans de l'entente avec le pouvoir officiel de Macédoine.[70] Le refus opposé à la demande de Nicanor put ainsi émaner d'une majorité très disparate, mais imposante. Dès lors, Phocion, qui s'est entendu avec Nicanor à peu près depuis la mort d'Antipater, voit ses compatriotes s'écarter de plus en plus de son gouvernement ; de plus en plus va se restreindre la troupe de ses fidèles, au milieu d'une population méfiante ou hostile. Quand les bannis rentreront, leur besogne de réaction anti-oligarchique sera largement préparée, et c'est contre un petit groupe à peu près isolé qu'ils auront à porter leurs coups.

Devant l'attitude résolue d'un si grand nombre d'Athéniens, qui parlent déjà haut et ferme, mais n'ont pas encore attenté (ou cherché à attenter) à sa liberté ou à sa vie, Nicanor jugea prudent de ruser et de louvoyer, tout en se renforçant. Il répondit aimablement aux réclamations athéniennes : il agirait au mieux des intérêts de la ville, mais il demandait quelques jours de délai (sans doute pour les préparatifs indispensables à l'évacuation, Diodore, XVIII, 64, 2). Les Athéniens, en majorité du moins, se laissèrent persuader et ajournèrent toute démarche décisive. Le rusé Macédonien en profita pour renforcer sa garnison, en introduisant de nuit des soldats dans la place.[71] Les Athéniens eurent vent de cette trahison, et leurs méfiances, plus ou moins endormies, se réveillèrent. Mais ils n'essayèrent pas d'agir directement contre Nicanor, sans doute parce que leur propre général leur était suspect, et aussi parce que les Macédoniens occupaient une position très difficile à prendre d'assaut, même par une armée supérieure en nombre.[72] Tout en tenant des réunions assez fréquentes (πλεονκις κκλησίαν συναγαγόντες), et dont la fréquence même trahit leur embarras, ils députèrent à Polyperchon des ambassadeurs pour le prier de les secourir contre Nicanor, en vertu des promesses du rescrit (Diodore, XVIII, 64, 3).

A ce moment-là, Nicanor n'avait fait encore que maintenir ses positions et renforcer sa petite armée, mais il n'avait dessiné aucun mouvement offensif contre les positions mêmes de ses adversaires. Or, c'est un mouvement de ce genre qu'il méditait, comme la suite des faits va nous le montrer. Mais, avant de mettre un tel projet à exécution, il fit encore auprès des Athéniens une tentative diplomatique. Cette tentative, passée sous silence par Diodore, c'est la démarche au Pirée que rapporte Plutarque (Phocion, 32, 3). C'est ici, en effet, qu'il convient de la situer, entre les premiers pourparlers, lesquels sont encore suffisamment courtois et ne supposent aucune hostilité déclarée (Diodore, 64, 1-2), et le début des opérations de siège contre le Pirée, que Plutarque situe nettement après cette démarche de Nicanor (Phocion, 32, 5. Cf. Diodore, 64, 4).

Instruit de l'effervescence qui régnait à Athènes (ποκινουμνων δ ... τν 'Αθηναίων : Phocion, 32, 3),[73] Nicanor songea, comme précédemment, à calmer les inquiétudes par des promesses qui ne lui coûtaient rien, et, en avertissant sans doute les Athéniens de son dessein, il projeta de se rendre à une assemblée qui se tiendrait au Pirée, et où l'on discuterait, vraisemblablement, de toutes les questions pendantes.[74] On laissa le Macédonien s'approcher du Pirée, ou même y entrer (παρλθε : Phocion, 32, 3 : le terme semble indiquer que Nicanor se présenta devant l'assemblée). Il était sans doute accompagné de Phocion, à la sauvegarde duquel, dit Plutarque, il s'était confié (τ Φωκίωνι μπιστεύσας τ σμα). L'entente entre le chef du gouvernement athénien et le lieutenant de Cassandre n'a donc pas cessé, et elle paraît plus étroite que jamais, en dépit de la scission grandissante entre Nicanor et la majorité des Athéniens.

Mais cette entrevue devait tourner court. Qu'ils se soient engagés formellement à écouter Nicanor, ou qu'ils se soient bornés, sans mot dire, à le laisser venir, les nombreux ennemis de Nicanor étaient décidés cette fois à agir, à opposer la trahison à la trahison : trop peu résolus ou trop mal armés pour aller le forcer sur les hauteurs de Munychie, ils songèrent à l'abattre dans le Pirée même, où il venait presque se livrer à eux. L'hostilité athénienne, cette fois, ne se borne plus à des paroles ; elle offre cependant encore un caractère de mollesse relative : elle est faite de ruse plus que d'énergie brutale et résolue.

En une telle circonstance, ce fut un haut fonctionnaire athénien, le stratège Dercylos (Δερκύλλου δ το π τς χώρας στρατηγο : Phocion, 32, 3), qui exerça l'action principale : il prémédita et prépara l'arrestation de Nicanor. Qui était ce Dercylos ?[75]

On ne voit pas (du moins aucun texte ne contient de précision à ce sujet) qu'il ait pris part aux précédents mouvements patriotiques provoqués par la présence de la garnison étrangère ; il est bien possible que son hostilité à l'égard de Nicanor ait daté seulement de la publication du rescrit royal (celui-ci eut pour effet d'unir aux patriotes un certain nombre d'Athéniens soucieux de ne pas déplaire à la Macédoine officielle), ou même du renforcement par Nicanor de sa garnison de Munychie, ce qui créait pour Athènes un danger immédiat. En tout cas, à en juger par sa fonction même, Dercylos appartenait nécessairement au corps des censitaires. Si un haut fonctionnaire agit ainsi, c'est un indice de plus, après tant d'autres, que dans le groupement privilégié lui-même, la tendance anti-cassandrienne et anti-phocioniste était largement répandue ; c'est la preuve aussi que, contrairement à certaines appréciations, [76] la haute administration athénienne ne restait pas, du moins dans tous ses éléments, acquise à la cause antinationale. Parmi ses collaborateurs immédiats, Phocion rencontre déjà des adversaires décidés.

Le piège préparé par Dercylos n'eut aucun succès : Nicanor, provenu, s'échappa à temps. Dès lors, ne pouvant plus rien ménager ni tromper personne, il prend une attitude ouvertement menaçante à l'égard de la ville (attitude que, d'ailleurs, il ne gardera pas jusqu'au bout : cf. infra, § V). Phocion, qui avait la responsabilité suprême, fut naturellement accusé d'avoir laissé s'enfuir le Macédonien. Selon Plutarque lui-même, il n'opposa à ces allégations aucun démenti ; il déclara même qu'il avait pleine confiance en Nicanor (πιστεύειν μν τ Νικάνορι κα μηδν π'ατο προσδοκν δεινόν : Phocion, 32, 3).[77] Il aurait ajouté qu'au cas où Nicanor ne serait pas l'homme loyal qu'il croyait, il aimerait encore mieux subir l'injustice que de la commettre, en faisant arrêter celui auquel il avait promis d'assurer sa liberté (32, 4), Plutarque pense qu'en se refusant à arrêter Nicanor, Phocion était sincère. Ce n'est pas absolument impossible (bien que la grande expérience de Phocion eût dû, semble-t-il, le rendre sceptique au sujet des protestations de loyauté de Nicanor[78]) : l'habitude du pouvoir qu'avait contractée Phocion depuis trois ans et la réussite générale de sa politique, malgré les soubresauts de l'opinion athénienne, ont pu provoquer très naturellement chez lui un excès de confiance et quelque aveuglement. Mais le soupçon de mauvaise foi et de connivence avec Nicanor devait, très naturellement aussi, s'enraciner dans l'esprit des opposants athéniens, dont la nervosité et la colère purent s'exaspérer encore quand ils virent s'effondrer leur espoir d'en finir, d'un coup, avec le lieutenant de Cassandre. De toute façon, une telle affaire ne pouvait qu'élargir le fossé creusé entre Phocion et la majorité des Athéniens.

Peu après l'assemblée du Pirée et la fuite de Nicanor, celui-ci, tout en se répandant en menaces contre Athènes, acheva rapidement ses préparatifs afin de prendre l'offensive. Des nouvelles de plus en plus inquiétantes circulaient dans la ville : Nicanor méditait une agression contre le Pirée, concentrait des troupes dans Salamine et, joignant l'emploi de la diplomatie à celui de la force, gagnait à prix d'argent le concours de certains habitants du Pirée (Phocion, 32, 5). D'où de nouvelles réunions et discussions sur les moyens de parer la menace grandissante, en attendant le secours macédonien. C'est alors qu'ont lieu les vains avertissements adressés à Phocion par Dercylos, avertissements signalés par Cornélius Nepos : cum apud eum (Phocion) summum esset imperium populi et Nicanorem… insidiari Piraeo… a Dercyllo moneretur, idemque postularet, ut provideret ne commeatibus civitas privaretur… (Phocion, 2). La fonction même de Dercylos lui faisait un devoir de veiller à la liberté du Pirée menacé, c'est-à-dire à la liberté des approvisionnements de l'Attique ; la question qui se pose entre Nicanor et les Athéniens a cessé alors d'être uniquement une question de fierté et de dignité nationale ou même de paix générale : elle est devenue une question de sécurité matérielle au premier chef.

Cependant, bien que l'état d'hostilité fût assez franchement déclaré (en dépit du volontaire optimisme officiel), les Athéniens ne se décident pas encore à prendre les devants. Le maximum de leur effort, jusqu'à présent, s'est borné à la tentative d'arrestation de Nicanor, sans dépasser les limites du territoire sur lequel le traité de 322 a laissé pleine juridiction aux Athéniens.

Il y eut bien alors, presque à la veille de la marche de Nicanor sur le Pirée, un essai d'action militaire, mais qui paraît n'avoir eu qu'une portée défensive, et qui, du reste, n'aboutit pas. Un certain Philomélos, du dème de Lamptres, fit voter un décret ordonnant l'armement de tous les Athéniens, qui seraient placés sous les ordres de Phocion (Plutarque, Phocion, 32, 5). Cet incident montre clairement, entre autres indices, que le contrôle des délibérations publiques n'appartient plus, du moins exclusivement, à Phocion : le temps du bon gouvernement, paisible et rural, était passé.[79] Ce décret, d'ailleurs, ne spécifiait (du moins d'après le résumé qu'en donne Plutarque) [80] aucune démarche offensive contre Munychie : il peut donc s'agir purement et simplement, d'une mobilisation défensive, destinée à couvrir le Pirée menacé, mesure encore très légale et strictement conforme au traité de 322. Même dans ces limites, elle parut encore inutile et le décret resta lettre morte. La majorité des habitants de l'Attique, toujours privés de l'appui des plus ardents démocrates et patriotes, n'avait pas encore l'énergie nécessaire pour déposer le gouvernement issu de la paix de 322 et agir résolument contre Nicanor.

Mais bientôt les dernières illusions, ou les derniers prétextes, de Phocion furent mis à néant : un jour vint où, brusquement, Athènes apprit que Nicanor, à la faveur de la nuit, avait fait marcher sa garnison sur le Pirée, élevé des retranchements entre le port et la ville et occupé les Longs-Murs :[81] loin de s'améliorer par le départ, si souvent réclamé, de la garnison macédonienne, la situation des Athéniens venait d'empirer (Plutarque, Phocion, 32, 5 ; Diodore, XVIII, 64, 4 ; Nepos, Phocion, 2). Ils étaient exaspérés (τν μν Μουνυχίαν οκ πειληφότες, τν δ Πειραι προσαβεβληκτες χαλεπς φερον : Diodore, 64, 4) ; mais, en même temps, croissait le sentiment de leur faiblesse vis-à-vis d'un ennemi que sa mainmise sur les abords du Pirée rendait plus puissant encore. Ainsi s'expliquent les deux faits, rapportés l'un par Diodore, l'autre par Plutarque, qui suivent de peu la chute du Pirée, mais précèdent encore nettement l'arrivée de l'armée macédonienne en Attique. Plutarque nous montre. Phocion, après l'occupation des Longs-Murs, cherchant à entraîner les Athéniens contre l'agresseur (Phocion, 33, 1). Le vieux général était-il vraiment surpris et indigné de la brutale initiative prise par le Macédonien ? Il est permis d'en douter ; après un tel démenti donné à ses déclarations optimistes, il était moralement contraint de faire mine d'agir. Il ordonna donc la marche sur le Pirée ; mais il se heurta alors à une inertie générale et méprisante ; les troupes refusèrent d'aller de l'avant ; Nicanor resta donc maître du Pirée comme de Munychie (Phocion, 33, 1).

Cette persistance de l'occupation du Pirée par Nicanor, Cornélius Nepos l'explique autrement. Les Athéniens, dit-il, en apprenant ce qui s'était passé, coururent aux armes, afin de recouvrer la position perdue ; mais Phocion ne bougea pas et refusa de prendre la tête des rassemblements armés (Phocion, 2). Le résultat est le même selon les deux versions.[82] Nous croyons devoir préférer celle de Plutarque : il est assez peu vraisemblable que Phocion, en présence de la brutale et impudente démarche de Nicanor, ait persisté dans son attitude d'inertie ; cette fois, il y avait violation indéniable et flagrante de la paix, et Phocion était impérieusement tenu de simuler au moins une résistance. Quant à l'attitude des Athéniens, celle que leur prête Nepos n'a rien d'étrange : elle est conforme, en un sens, à l'enthousiasme belliqueux que révèle la motion de Philomélos (cf. supra). La version de Plutarque, qui nous montre les Athéniens ironiques, amers et découragés, se comprend également fort bien : le malheur qu'ils prévoyaient, et que voulait prévenir la motion Philomélos, est arrivé ; la position de Nicanor s'est renforcée ; le mieux est donc de se résigner et d'attendre tout du secours étranger, en maudissant l'homme responsable de la catastrophe.

Diodore passe sous silence l'incident militaire, d'ailleurs bref et sans conséquence, qui suivit immédiatement la nouvelle de la chute du Pirée ; en revanche, il signale la tentative diplomatique, également vouée à l'insuccès, que firent les Athéniens pour améliorer leur situation. Cette tentative, comme le refus de suivre Phocion contre Nicanor, est aussi l'indice d'un sentiment profond d'impuissance, qui dut accroître encore les rancunes contre Phocion. Ce dernier fut député à Nicanor en compagnie de deux citoyens choisis parmi les amis du Macédonien, Conon, fils de Timothéos, et Cléarque, fils de Nausiclès, pour protester contre l'occupation du Pirée et prier Nicanor de rendre a Athènes l'autonomie promise par le rescrit de Polyperchon. Mais Nicanor, qui avait été si prodigue de belles paroles jusqu'à l'assemblée du Pirée, se fît, cette fois, brutal et cassant : il était maître de la situation. Il répondit aux envoyés d'aller trouver Cassandre, dont il ne faisait qu'exécuter les ordres (Diodore, XVIII, 64, 5-6).

En somme, vers le début de l'année 318, la politique d'inertie singulièrement suspecte suivie par Phocion semblait avoir fortifié en Attique l'influence étrangère, et, plus spécialement, celle de Cassandre. Athènes était de plus en plus entraînée (ou susceptible de l'être) dans les conflits des partis macédoniens, dont l'un venait de pousser si fortement ses avantages sur le territoire attique et dont l'autre entendait bien ne pas se laisser déposséder sans résistance. La situation était pire qu'aux derniers mois de la domination d'Antipater ; l'opposition, nombreuse et bigarrée, mélange de censitaires et d' « exclus », de patriotes et de pacifistes pro-macédoniens, n'avait su ou n'avait pu agir ; pendant des mois, elle s'était laissé exploiter, duper ou endormir par des intrigants vaniteux et avides de réclame, comme Démade, des ennemis rusés et sans scrupule, comme Nicanor, des politiciens obstinés, d'une incapacité et d'une candeur par trop suspectes, comme Phocion. Il n'y avait plus de salut, apparemment, que dans l'intervention étrangère, qu'elle vînt des Macédoniens eux-mêmes ou des Athéniens expulsés depuis trois années. C'est cette intervention que nous allons étudier.

V.  — De l'arrivée d'Alexandre à la fuite de Phocion (mars 318).

L'intervention armée d'Alexandre, fils de Polyperchon, eut pour prélude un fait brièvement signalé par Diodore et passé sous silence par Plutarque : une lettre de la princesse royale Olympias sommant Nicanor de rendre Munychie et le Pirée aux Athéniens (XVIII, 65, 1). L'agent de Cassandre, qui avait tour à tour berné et brutalement éconduit les Athéniens, jugea prudent de ne pas heurter de front la Macédoine officielle (il savait qu'Olympias allait revenir en Macédoine grâce à Polyperchon) : Cassandre était encore loin, et mieux valait temporiser. Il répondit à Olympias par de belles promesses, en demandant des délais, qu'il était impossible de ne pas lui laisser. Bref, la lettre d'Olympias, si elle enchanta les Athéniens (Diodore, 65, 2) ne changea rien à la situation générale.

En mars 318, Alexandre arrivait en Attique avec son armée.[83] Plutarque (Phocion, 33, 1) et Diodore (XVIII, 65, 3) sont pleinement d'accord pour ne voir qu'un prétexte dans le dessein proclamé de soutenir Athènes contre Nicanor : en réalité, dit Diodore, Alexandre voulait mettre la main sur le Pirée et Munychie en vue d'utiliser pour la guerre ces excellentes positions (δία παραληψόμενος μφότερα πρς τς ν τ πολέμ χρείας).[84]

Mais les Macédoniens n'arrivaient pas seuls : avec l'armée affluèrent en Attique un très grand nombre des bannis de 322 (Plutarque, Phocion, 33, 1).[85] Cette fois, la démocratie rentrait en scène. Avec ces bannis, dit Plutarque, arrivèrent de nombreux étrangers et esclaves fugitifs, toute une foule bariolée et assez bruyante, dont la composition et l'aspect soulèvent encore à des siècles de distance l'indignation antidémocratique de certains historiens allemands.[86] Cet afflux d'étrangers s'explique assez bien par le grand déplacement de population qui s'était produit en 322 : les milliers d'Athéniens exilés depuis plus de trois ans n'avaient pas été sans former de nombreuses relations avec les populations étrangères, surtout avec leurs éléments les plus mobiles et les moins stables, qu'ils pouvaient entraîner avec eux lors de leur retour en Attique.[87]

Désormais, Phocion allait trouver devant lui des ennemis à la fois nombreux et agissants, d'une énergie et d'une audace multipliées par la rancune, et qui ne tarderont pas à prendre la tête du mouvement anti-phocioniste. L'ancienne opposition censitaire va s'effacer derrière les vrais démocrates ; et, pour résister à la grande poussée démocratique, Phocion va se trouver à peu près isolé : depuis deux ans, à force d'entêtement et de fausses manœuvres, il s'était comme ingénié à faire le vide autour de son gouvernement.

Il n'est pas facile de démêler la suite et le sens exacts des faits à partir de l'arrivée d'Alexandre, à cause des divergences qui séparent le récit de Plutarque de celui de Diodore. Le premier est le plus bref et le moins clair des deux. Il montre tout d'abord les anciens bannis formant, aussitôt après leur retour, de concert avec la tourbe d'étrangers et d'esclaves qui les accompagne, une assemblée fort composite et désordonnée, qui destitue Phocion et désigne d'autres généraux. Puis le récit, brusquement, laissant là Phocion et les Athéniens, fait allusion à des entrevues qui ont eu lieu entre Alexandre et Nicanor auprès des remparts ; ces entrevues ne restent pas inaperçues : d'où les soupçons des Athéniens, qui sauvent ainsi leur cité du péril. Plutarque montre alors l'orateur Hagnônidès intentant à Phocion un procès de trahison. Une partie des chefs de l'aristocratie philo-macédonienne, comme Callimédon et Chariclès, sont affolés et prennent la fuite ; Phocion et quelques amis se rendent au camp de Polyperchon, où ils seront arrêtés (Phocion, 33, 1-2). En résumé, selon Plutarque, il y a eu : 1° un changement de régime et de personnel gouvernemental ; 2° (en même temps ou peu après) une ébauche de rapprochement entre les deux partis macédoniens, rapprochement que les démocrates semblent croire favorisé par Phocion ; 3° en conséquence, un procès entamé contre Phocion, la dispersion des oligarques et la fuite de Phocion au camp de Polyperchon.

Plus clair et plus nuancé est l'exposé de Diodore. Alexandre, dit cet auteur, entendait bien garder le Pirée et Munychie pour les besoins de la guerre. En effet, les anciens amis d'Antipater, parmi lesquels il y avait Phocion, « redoutant la vengeance des lois[88] », allèrent trouver Alexandre, lui firent comprendre quel était son intérêt et le persuadèrent de ne pas livrer ces positions aux Athéniens, mais de les garder pour lui-même jusqu'à la complète défaite de Cassandre. Alors Alexandre établit son camp près du Pirée, et il eut avec Nicanor des entretiens secrets, si bien que, visiblement, il se disposait à nuire aux intérêts athéniens (ν πορρήτοις διαπραττόμενος φανερς ν δαεν μέλλων τος 'Αθηναίους : 65, 5).[89] Le peuple se réunit, destitua les citoyens en charge, les remplaça par des démocrates éprouvés et les frappa de diverses peines (condamnations à mort ou à l'exil et à la confiscation des biens). Parmi eux se trouvait Phocion. Chassés de la ville, ils se réfugient auprès d'Alexandre, qui leur remet pour Polyperchon une lettre invitant ce dernier à bien accueillir les hommes qui avaient embrassé sa cause. Le Démos, également, envoie des ambassadeurs à Polyperchon, à la fois pour accuser Phocion et pour réclamer l'autonomie. Le régent, après avoir hésité, finit par céder, redoutant de perdre tout crédit en Grèce s'il violait le rescrit : il résolut de laisser le Pirée aux Athéniens ; en même temps, il fit arrêter Phocion (65, 4-6 ; 66, 1-3). Tels sont les deux récits de Plutarque et de Diodore. Tous deux sont d'accord, en somme, pour signaler la destitution de Phocion, son départ au camp de Polyperchon, les entrevues entre Alexandre et Nicanor, l'importance attachée par le Démos non seulement à la question du sort de Phocion, mais à celle du Pirée et de Munychie. Diodore ne signale la destitution de Phocion qu'après que les entrevues d'Alexandre et de Nicanor furent parvenues à la connaissance des Athéniens.[90] Plutarque, au contraire, mentionne cette destitution comme ayant suivi sans délai l'arrivée d'Alexandre et le retour des exilés : elle apparaît ainsi comme une simple revanche, très naturelle et, d'ailleurs, limitée, des démocrates, Voilà une première différence notable : en voici une autre. Si les deux textes sont d'accord pour parler, implicitement ou explicitement, d'une accusation lancée contre Phocion, Plutarque ne dit pas qu'elle ait abouti à une condamnation, ce que paraît affirmer Diodore.[91] Enfin, Plutarque ne dit pas, comme Diodore, que Phocion soit allé trouver Alexandre dès l'arrivée de celui-ci en Attique, ni qu'il l'ait visité, à son camp, avant de se rendre auprès de Polyperchon. En résumé, a côté de ressemblances importantes, il y a parfois désaccord ou, du moins, absence de concordance clairement établie entre nos deux textes.

Des indications qu'ils renferment, on peut toutefois dégager un certain nombre de conclusions fermes, solides et notables. Laissons de côté, pour l'instant, le problème de l'époque de la destitution, et ne nous occupons que des rapports entre Phocion, Alexandre et Nicanor. La visite de Phocion au camp d'Alexandre est le premier fait mentionné par Diodore (65, 4). Le silence de Plutarque à ce sujet n'est pas une raison de repousser l'assertion de Diodore, en elle-même très vraisemblable. Il est trop naturel, en effet, que Phocion, se sentant gravement menacé par la rentrée des exilés, ait cherché protection auprès de l'étranger. Cet étranger devait être Alexandre plutôt que Nicanor (à moins que Phocion ne renonçât définitivement au séjour d'Athènes) ; car Alexandre, étant sur place avec une nombreuse armée, avait plus de chances de l'emporter ; de plus, il était encore censé très bienveillant pour Athènes : en lui rendant visite, Phocion, quelles que fussent ses intentions, ne paraissait pas nouer des intelligences avec un ennemi déclaré, comme il eût fait en s'abouchant avec Nicanor. On peut donc admettre le récit de Diodore touchant l'entrevue de Phocion avec Alexandre, entrevue dont il ne nous dit nullement d'ailleurs qu'elle ait été secrète (à la différence des entretiens entre Alexandre et Nicanor) et que Phocion n'avait nulle raison de cacher. Était-ce une simple visite de courtoisie, ou bien Phocion a-t-il engagé Alexandre à s'entendre avec Nicanor et à se faire livrer le Pirée ? L'assertion de Diodore est nette et formelle, et aucun texte ne la contredit ; [92] mais on peut regretter que l'auteur n'apporte aucune précision et n'invoque aucune preuve à l'appui de ses dires. Toutefois, même en admettant (et rien ne nous y force) que Phocion n'ait suggéré à Alexandre nulle démarche contraire aux intérêts athéniens, toujours est-il que les démocrates, ennemis de Phocion et auteurs de son futur procès, devaient fort naturellement le soupçonner et l'accuser d'avoir desservi auprès d'Alexandre l'intérêt national. Pourquoi de tels soupçons ? Tout simplement à cause de l'attitude que devait observer Alexandre après la visite de Phocion : entre le fils de Polyperchon et Nicanor, d'après les assertions concordantes de Plutarque et de Diodore, s'engageront des entretiens, dont le détail restera secret, mais dont l'existence sera révélée aux Athéniens, et qui menaçaient visiblement les libertés athéniennes (cf. supra). De tels entretiens, survenus après l'entrevue entre Alexandre et Phocion, ont pu paraître, à tort ou à raison, inspirés par ce dernier : l'attitude de Phocion vis-à-vis de Nicanor, avant l'arrivée d'Alexandre, autorisait tous les soupçons.

On dira que l'existence des entretiens en question n'est pas absolument démontrée et que la source commune de Plutarque et de Diodore peut se tromper à cet égard. Rien ne démontre qu'une telle erreur ait été commise ; rien ne nous oblige, rien ne nous invite à rejeter la tradition formelle et très vraisemblable recueillie par ces auteurs et qu'aucune autre tradition ne contredit. Mais, quand bien même de tels entretiens n'auraient pas eu lieu ou n'auraient pas été constatés, il resterait un fait capital, sur lequel aucun doute n'est possible et qui suffit largement a expliquer les soupçons conçus à l'égard de Phocion : après son arrivée en Attique, Alexandre, au lieu d'attaquer immédiatement Nicanor, ou de faire des préparatifs de siège contre le Pirée, a tout au moins gardé une inaction prolongée et suspecte, au point que les démocrates athéniens (le fait n'est pas douteux) ont dû réclamer à Polyperchon lui-même qu'on leur livrât le Pirée et Munychie. A elle seule, une telle inaction suffisait pour faire naître et aiguiser tous les soupçons, d'abord à l'égard d'Alexandre lui-même, puis contre Phocion, suspect depuis longtemps et récemment entré en relations avec Alexandre.

On s'explique donc fort bien, de toute façon, l'accusation de προδοσία lancée contre Phocion par Hagnônidès. Reste la question de l'époque de la destitution : a-t-elle suivi sans délai le retour des exilés, ou a-t-elle été provoquée par les soupçons que faisait naître l'attitude d'Alexandre ? En faveur de la chronologie de Plutarque, qui situe la destitution aussitôt après l'arrivée d'Alexandre, on peut faire valoir la considération suivante : le Démos réintégré devait être fort impatient d'abattre, au moins politiquement, les chefs d'un régime détesté et condamné depuis longtemps par le rescrit macédonien. En rejetant cette destitution après les entrevues d'Alexandre avec Nicanor, Diodore peut s'être trompé et avoir confondu la séance de destitution avec la séance de mise en accusation. Contrairement à certaine opinion, d'ailleurs, [93] les diverses tractations entre Phocion et les chefs macédoniens ne supposent pas nécessairement qu'il dirigeait encore le gouvernement : même destitué, il restait le chef naturel du parti antidémocratique et gardait une influence qui n'était pas négligeable.

De toute façon, quelle que soit la version adoptée, d'importantes conclusions demeurent acquises. Après l'entrevue d'Alexandre avec Phocion, en présence des hésitations prolongées d'Alexandre, qui ne se décide pas à attaquer Nicanor, mais paraît négocier avec l'ennemi, le parti démocratique, loin de reculer ou de négocier avec Alexandre, s'est attaqué hardiment, soit en les décrétant d'accusation (version de Plutarque), soit en les destituant et en les menaçant de peines diverses (version de Diodore), à ceux qu'il regardait comme les protégés des Macédoniens. Il est vrai que Polyperchon n'avait pas encore approuvé le rapprochement esquissé entre Alexandre et Phocion ; mais il pouvait très bien se faire qu'il l'approuvât (en fait, il s'en est fallu de peu que cette approbation ne fût donnée : ci. infra, § VI) ; si les démocrates avaient été moins résolus, ils eussent tergiversé et attendu, du moins, pour s'attaquer à Phocion, que Polyperchon se fût prononcé. Leur résolution est d'autant plus remarquable qu'Alexandre était là, aux portes d'Athènes, à la tête d'une armée considérable.

A cette fermeté, le parti démocratique paraît allier une réelle modération : en admettant (comme le veut Plutarque, et comme il est, en effet, vraisemblable) que la destitution de Phocion ait immédiatement suivi le retour des démocrates, cette destitution n'était, en somme, que la conséquence normale et obligatoire de la restauration démocratique, et elle ne lésait pas les intérêts vitaux de Phocion : il n'y avait eu alors aucun procès, aucune vengeance ; tandis que la mise en accusation, de l'accord de nos deux sources, est postérieure aux soupçons que firent concevoir aux démocrates les intrigues de Phocion, d'Alexandre et de Nicanor ; le procès de προδοσία qui s'ouvre alors apparaît donc comme une précaution et comme la sanction d'un délit tout récent, et non comme une vengeance pour le passé antérieur à 318. Assurément, les rancunes à l'égard de Phocion devaient être nombreuses et vivaces, et, sous couleur de châtier une trahison récente, beaucoup de démocrates, sans doute, ne songeaient qu'à se venger (cf. infra, § VI) ; mais enfin, si Phocion s'était tenu absolument tranquille après sa destitution (ou, du moins, après le retour des exilés), s'il avait très nettement désavoué toute intrigue antinationale, il n'était peut-être pas impossible qu'il échappât à toute poursuite et à toute condamnation. Or, loin de renoncer à la vie publique, Phocion, fort imprudemment, continuait (ou paraissait continuer) à intriguer ; il se rendait au camp d'Alexandre, et il pouvait ainsi sembler responsable des intrigues ou de l'attitude au moins suspecte du Macédonien. Au milieu ou à l'origine des trahisons dont ils se sentaient menacés ou enveloppés, les Athéniens se heurtaient encore, comme en 319, à la personnalité de Phocion : n'était-ce pas un excellent motif ou prétexte à l'ouverture d'un procès de προδοσία ? Phocion et ses amis quittèrent donc Athènes, sous le coup d'une inculpation redoutable, mais pouvant très bien espérer, grâce à leurs cordiales relations avec Alexandre, que Polyperchon, l'arbitre suprême, leur donnerait raison.[94] L'espérance de Phocion pouvait être d'autant plus ferme qu'il était accompagné du Platéen Solon et du corinthien Dinarque, qui, tous deux, passaient pour d'excellents amis de Polyperchon (Phocion, 33, 1). Outre Phocion et ses amis, les démocrates envoyèrent une ambassade au Macédonien (Diodore, XVIII, 66, 2 ; Plut., Phocion, 33, 2). Cette ambassade n'est pas absolument contemporaine du départ de Phocion, mais assez nettement postérieure, comme il résulte des données précises de Plutarque :[95] Phocion fut retenu longtemps à Élatée, en Phocide, par une maladie survenue à Dinarque (βυχνάς ημέρας έν Έλατεία διέτριψαν) ; c'est pendant cet intervalle qu'à l'instigation d'Hagnônidès et en vertu d'un décret d'Archestratos, les Athéniens envoyèrent une ambassade à Polyperchon.[96] Comme la maladie de Dinarque a duré longtemps et que Phocion et l'ambassade des démocrates sont arrivés en même temps devant Polyperchon (μα δ κα συνέμιξαν μφότεροι τ Πολυσπέρχοντι…), c'est que le départ de l'ambassade démocratique est assez postérieur à la fuite de Phocion. Ainsi, pour s'adresser au Macédonien, les démocrates ont montré relativement peu d'empressement : ils ont attendu d'y être contraints par la nécessité de se défendre contre les intrigues de leurs ennemis. En cette circonstance également, ils paraissent avoir fait preuve de modération.

Quelle était la mission confiée à Hagnônidès ? D'abord (sar ce point il y a concordance entre Diodore et Plutarque), accuser Phocion. Quel grief invoquerait-on ? Les textes ne le disent pas ; on peut supposer qu'Hagnônidès se préparait à insister sur les rapports entre Phocion et Nicanor, l'homme de Cassandre, rapports qui s'étaient, semblait-il, prolongés après la proclamation du rescrit de Polyperchon.[97] Ensuite (Diodore est seul à nous signaler le fait, mais Plutarque n'y contredit nullement), Hagnônidès devait inviter Polyperchon à restituer aux Athéniens Munychie et la pleine autonomie (XVIII, 66, 2). Autrement dit, conformément à la conduite qu'il a observée depuis le retour, le parti démocratique ne poursuivait pas, du moins exclusivement, une politique de représailles, d'ailleurs normales et légitimes, mais aussi une politique conforme à ses intérêts traditionnels et à son vieil idéal de liberté nationale.

VI.  — L'arrestation, le procès et la mort de Phocion. Conclusion.

Phocion, Hagnônidès et leurs entourages respectifs arrivèrent en même temps devant Polyperchon.[98] Les deux parties comparurent ensemble devant le roi Philippe Arrhidaeos, siégeant sous un dais d'or, entouré de Polyperchon et de nombreux courtisans. Telle est, du moins, la pittoresque description donnée par Plutarque (Phocion, 33, 3).[99] Plus sobre de détails matériels, Diodore est beaucoup plus précis et intéressant sur les mobiles politiques de Polyperchon, dont il se garde de faire l'aveugle partisan de la politique nationale et démocratique d'Athènes. Comme Antipater, comme Cassandre et Nicanor, comme Alexandre, ce Macédonien comprenait toute l'importance d'une mainmise sur l'Attique et, plus spécialement, sur le grand port dont la possession était vitale pour ce pays. Il eût donc très fortement désiré garder le Pirée (σπευδε μν φρουρ κατέχειν τν Πειραι) ; mais il était clair qu'Hagnônidès, à la différence de Phocion, n'était pas homme à admettre la présence d'une garnison macédonienne, quelle qu'elle fût, dans cette position capitale, fût-ce en échange d'une domination qu'il eût partagée avec l'étranger. Polyperchon devait donc comprendre qu'il n'avait d'autre alternative que de céder aux demandes formelles d'Hagnônidès, ou d'occuper par la force les positions qu'il convoitait. Mais agir ainsi, c'était violer les promesses de son rescrit, qui, s'il était muet sur la question de la garnison macédonienne, promettait expressément l'autonomie : or, cette autonomie, très habilement, les ambassadeurs démocrates la rattachaient à la possession de Munychie (τν Μουνυχίαν ατος δοναι μετ τς ατονομιας : Diodore XVIII, 66, 2). Si Polyperchon refusait l'autonomie aux Athéniens, c'était l'écroulement de tout le système qu'il avait adopté depuis un an : par nécessité, il s'était fait devant la Grèce le défenseur du principe d'autonomie ; s'il oubliait sa promesse aux dépens d'Athènes, « la plus illustre des cités grecques » (Diodore, 66, 2), il déconcerterait et paralyserait tous ses alliés, et les laisserait neutres et flottants entre Cassandre et lui. Ce passage de Diodore montre assez de quel prestige jouissait encore Athènes, malgré ses malheurs anciens et récents, et que, si la politique de dignité et de fierté suivie par ses démocrates n'était plus toujours en pleine harmonie avec les circonstances, elle n'était cependant pas, autant qu'on l'a dit, une pure et vaine utopie (même quatre ans après Crannon).

En conséquence, Polyperchon, dit nettement Diodore, « changea d'avis » (XVIII, 66, 2).[100] Un tel changement, du reste, ne pouvait avoir qu'une portée toute théorique, tant que le Pirée et Munychie étaient aux mains de l'agent de Cassandre. Il n'en n'était pas de même en ce qui concerne le sort de Phocion. Diodore se borne à montrer Polyperchon écoutant les envoyés athéniens, leur faisant une réponse favorable et donnant l'ordre d'arrêter Phocion, qu'on renvoie à Athènes en invitant le Démos à le mettre à mort ou à l'acquitter (διδος τν ξουσαν τ δμ ετε βολεται θανατος ετ' πολσαι τν γκλημτων : 66, 3). Plutarque (Phocion, 33, 4-5) fait un récit pittoresque des violentes invectives qu'échangent Phocion, Hagnônidès et leurs amis respectifs ; le tumulte, coupé de réflexions amusantes d'Hagnônidès, devient tel que les Macédoniens présents se plaignent de ne plus rien entendre. C'est alors, sans doute, que l'ordre se rétablit à peu près. Phocion semble avoir pu au moins commencer à présenter sa défense ; mais son plaidoyer fut, paraît-il, interrompu par Polyperchon, qui, finalement, le contraignit à se taire. Phocion, pour brouiller Polyperchon et les démocrates (dont l'accord, au fond, était déjà si précaire), avait-il mis le Macédonien en cause et fait allusion aux projets d'Alexandre sur le Pirée ? C'est possible.[101] Nulle part, il est vrai, les textes ne nous disent que Polyperchon ait négocié avec Phocion ; mais le Régent n'en était pas moins intéressé à dissiper les méfiances des démocrates vis-à-vis d'Alexandre, son fils et son délégué en Attique.

C'est peut-être aussi pour ce motif qu'Hégémon, ami de Phocion, ayant pris Polyperchon à témoin de la bienveillance que lui-même, Hégémon, avait manifestée vis-à-vis du Démos, fut brutalement interrompu par le Régent (Phocion, 33, 5). Le fait ne signifie pas nécessairement qu'il y avait eu des intelligences ou des relations entre Polyperchon et les « phocionistes » : peut-être Hégémon faisait-il simplement état des entrevues récentes entre Alexandre et Phocion.

Finalement, Phocion et ses amis furent arrêtés et mis aux mains de Clitos, qui devait les conduire à Athènes, « théoriquement pour y être jugés, en fait pour y être mis à mort comme s'ils étaient déjà condamnés » (Phocion, 34, 1). Le Régent avait confié à Clitos une lettre royale (qui sera lue au procès) par laquelle on déclarait que Phocion et ses amis « avaient été convaincus de trahison et que leur jugement était confié aux Athéniens, libres et indépendants » (ibid., 34, 3). Plutarque ne dit pas que le Macédonien ait proposé une peine déterminée, ni fixé aux Athéniens le choix entre la mort ou l'acquittement : le message qu'il attribue à Polyperchon est donc, en un sens, plus libéral que l'invitation faite au Démos par Polyperchon, d'après Diodore : le Démos devra mettre à mort Phocion ou l'acquitter (cf. supra) ; d'autre part, d'après le texte de Plutarque, Polyperchon aurait exercé une certaine pression sur les juges en déclarant que Phocion était déjà convaincu de trahison (déclaration à laquelle Diodore ne fait pas allusion). Au surplus, les deux textes sont d'accord pour nous montrer le peuple athénien laissé libre de prononcer le verdict. Notons d'ailleurs que la « pression » exercée par la lettre royale (si vraiment elle déclarait Phocion convaincu de trahison) ne pouvait réellement affecter la majorité des Athéniens, puisque l'Ecclésia venait précisément de députer Hagnônidès au camp macédonien pour accuser Phocion de trahison : l'opinion de cette majorité athénienne s'était fait nettement connaître au préalable, et il n'apparaît nullement qu'en cette circonstance le Démos-juge se soit fait l'exécuteur plus ou moins contraint des volontés macédoniennes.

Phocion et ses amis furent donc ramenés dans Athènes et conduits devant l'assemblée qui devait les juger. L'accès de cette assemblée, dit Plutarque, fut laissé libre à tout venant par les archontes et, ainsi, aux citoyens se trouvèrent mélangés un assez grand nombre d'étrangers, d'esclaves et d'atimoî (Phocion, 34, 2). D'où l'intervention d'un ami de Phocion ; il fit observer que, le roi de Macédoine ayant confié au Démos un pareil procès (τηλικαύτην κρίσιν γκεχειρικότος τ δήμ το βασιλέως), les esclaves et les étrangers devaient, normalement, quitter l'assemblée (34, 3). Il semble bien, en effet, que les archontes aient violé une tradition constante en laissant entrer dans l'assemblée-tribunal des éléments étrangers au corps civique : point n'était même besoin d'invoquer ici les volontés particulières de Polyperchon et du roi de Macédoine.

La réclamation de ce partisan de Phocion fut tumultueusement repoussée par la majorité, des assistants, qui menacèrent de « lapider les oligarques et ennemis du peuple » (34, 4).[102] Une telle riposte, émanant de la majorité, comme l'indique Plutarque lui-même, montre du moins que l'exclusion des non citoyens n'eût rien changé au fond de l'affaire, et que leur introduction dans l'assemblée ne paraît pas avoir été inspirée par un dessein prémédité d'assurer à tout prix la victoire de l'accusation (Plutarque, d'ailleurs, ne dit rien de tel). Assurément, ces étrangers étaient plutôt mal disposés à l'égard de Phocion :[103] c'est en compagnie des exilés qu'ils étaient arrivés à Athènes (cf. supra, § V) ; ils avaient partagé leur vie et leurs passions ; ils étaient probablement enclins à joindre leurs voix à celles des démocrates ; mais ceux-ci n'en avaient pas besoin. Pourquoi donc a-t-on laissé entrer ces étrangers dans l'Ecclesia ? On peut donner de ce fait diverses raisons. Les démocrates n'avaient nul motif de repousser ces alliés et compagnons des mauvais jours, dont beaucoup avaient pu les secourir dans les difficultés de l'exil. D'autre part, l'événement extraordinaire qu'était le procès de Phocion avait bien pu créer une effervescence générale, peu propice à la stricte et régulière application des lois : on était encore quelque peu dans une atmosphère de révolution.

Devant cette assemblée bigarrée, les débats se poursuivirent (après la lecture de la lettre royale) par le réquisitoire d'Hagnônidès. Cet Hagnônidès, dont les premières accusations avaient provoqué le départ de Phocion et de ses partisans, [104] était-il vraiment le misérable politicien de bas étage que nous dépeignent certains historiens ?[105] Qu'il ait été un « démagogue », au sens strict du mot, rien de plus vrai, puisqu'il exerça assurément sur la marche des affaires et le vote des assemblées une action capitale ; mais dans tout ce procès de Phocion, où il apparaît au premier plan, il se montre à nous surtout sous l'aspect d'un démocrate patriote, dont les accusations sont généralement fondées et solides, et dont la fermeté n'exclut pas la modération. C'est assez tard, comme on l'a vu, qu'il a commencé d'attaquer Phocion, quand les manœuvres de ce dernier ou d'Alexandre semblèrent mettre en péril la restauration naissante ; une fois ses accusations lancées contre l'ancien ami de Nicanor, il ne s'était pas borné à poursuivre une œuvre de vengeance : il n'avait jamais perdu de vue les intérêts généraux et permanents de la patrie athénienne (cf. supra, § V). Il se montrait ainsi remarquablement fidèle à la tradition démosthénienne, en homme qui, précisément, avait été quelques années plus tôt aux côtés de Démosthène dans l'affaire d'Harpale : en cette circonstance, il avait été durement attaqué par les « ultras » du parti anti-macédonien (cf. Hypéride, Orat. att., II, p. 407, fragm. XIX : « ne faites pas attention aux lamentations d'Hagnônidès » ; et, plus loin, l'orateur associe dans ses attaques Démosthène et Hagnônidès). Il est donc probable qu'Hagnônidès, comme Démosthène, avait désapprouvé une rupture prématurée et irréfléchie avec la Macédoine : indice de modération qui méritait d'être relevé.[106]

Tel est l'homme qui allait prononcer le réquisitoire contre Phocion. Ce réquisitoire, sur lequel Plutarque ne nous apporte aucune précision, soit par négligence, soit pour voiler le plus possible les responsabilités encourues par Phocion, est brièvement résumé dans le récit de Diodore (ν δ' σμπας τς κατηγορίας λόγος : XVIII, 66, 5). Les griefs étaient d'ordre national et d'ordre politique : on reprochait en somme à Phocion d'avoir été, depuis la fin de la guerre lamiaque, le principal artisan de l'asservissement de la patrie et de la destruction des lois et du régime démocratique (τς καταλύσεως το δήμου κα τν νόμων). Ce texte, également, possède une valeur quasi officielle : le décret de novembre 318 nous montre, en effet, le peuple athénien rétablissant, après son retour, « les lois et la démocratie » (τος νόμους κα τν δημοκρατίαν) (IG., II, 231b).[107] Il est possible aussi (Diodore ne donne aucune précision sur ce point) qu'on ait insisté sur les relations établies entre Phocion et Nicanor, du moins avant l'arrivée d'Alexandre. Tout ce réquisitoire fut surtout l'œuvre d'Hagnônidès. Quel fut le rôle exact de Démophilos et d'Epikouros, dont Plutarque (Phocion, 38, 3) se borne à dire qu'ils furent parmi les accusateurs de Phocion ?[108] On l'ignore. Quant à Diodore, il signale la présence de nombreux accusateurs, notamment de gens qui « avaient été exilés sous la domination d'Antipater » (XVIII, 66, 4) ; il est évident que, si la majorité des « Neuf-Mille » laissait faire, si Phocion n'avait plus pour lui qu'une poignée de partisans, c'est surtout parmi les vrais démocrates, chassés en 322-321, que l'hostilité à l'égard des accusés était ardente et vive.

Après le réquisitoire, Phocion eut la parole pour présenter sa défense. Il n'est guère douteux qu'elle ne fut pas libre : du moins nos deux seules sources, l'une et l'autre hostiles aux « démagogues » et au gouvernement populaire, sont-elles d'accord (en dépit d'intéressantes divergences que nous signalerons) pour nous montrer Phocion parlant au milieu du tumulte et des cris de haine (Plutarque, Phocion, 34, 4 ; Diodore, XVIII, 66, 5, 6). Ce tumulte, selon certaine hypothèse, aurait été organisé par les agents de Polyperchon afin d'empêcher Phocion de divulguer des faits embarrassants pour le Macédonien.[109] Mais une telle machination, sans être invraisemblable, était-elle bien nécessaire ? L'exaspération de la majorité des assistants, qui avaient souffert dans leur dignité nationale, dans leurs biens, leurs foyers et leur tranquillité, par l'effet du régime que Phocion avait protégé de toutes ses forces, ne suffit-elle pas à expliquer la violente effervescence qui marqua toute cette séance ? C'est ce qu'indique assez clairement, d'ailleurs, un texte de Diodore : « La foule des δημοτικοί, longtemps frustrée de la πολιτεία et ayant réussi à regagner l'Attique contre toute espérance, était remplie d'amertume à l'égard de ceux qui avaient détruit les libertés athéniennes » (XVIII, 66, 6).[110] Ajoutons que, depuis des années, un grand nombre des assistants avaient plus ou moins perdu l'habitude des débats judiciaires, des procédures régulières et des auditions patientes ; mais c'était évidemment bien malgré eux, avec l'approbation de ceux-là mêmes qui comparaissaient aujourd'hui devant cette assemblée brutale et intolérante.

Il serait exagéré, du reste, de prétendre que Phocion ait été continuellement et entièrement empêché de parler et même de se faire entendre.[111] Plutarque lui-même se borne à dire que l'accusé fut entendu « difficilement et à grand’ peine » (Phocion, 34, 4) ; Diodore, après avoir signalé le grand embarras dans lequel était placée la défense, constate que « les premiers rangs (ο μν πλησίον ντες) » entendaient l'orateur (67, 1). Il n'était donc pas absolument impossible que les raisons invoquées par Phocion ne fussent pas perdues pour sa défense : elles pouvaient trouver des avocats.

Plutarque prête à Phocion l'exclamation suivante : « Est-ce justement ou injustement que vous voulez me mettre à mort ? » « Justement », répondirent les assistants. — « Alors, comment le saurez-vous, si vous ne m'écoutez pas ? » (34, 4). L'auteur ajoute que, las de parler dans le tumulte, Phocion s'écria qu'il se reconnaissait coupable, mais que ses amis devaient être épargnés. Si le mot a été réellement prononcé, faut-il y voir un aveu, ou simplement une ironique exclamation, arrachée à la lassitude ?[112]

Finalement, devant la riposte de la foule qui déclarait vouloir mettre a mort les amis de Phocion uniquement parce qu'ils étaient ses amis, il renonça entièrement à la parole. Cette réplique a-t-elle été proférée ? C'est possible. Toutefois, il ne faut pas oublier que ces amis de Phocion n'étaient pas tous d'inoffensifs et paisibles citoyens, entraînés malgré eux dans une terrible aventure par leurs relations d'ordre privé avec le vieux stratège. Plusieurs d'entre eux avaient été jadis mêlés aux luttes politiques, et dans des conditions qui peuvent expliquer l'irritation populaire à leur égard. Ainsi Pythoclès avait été l'un des pires adversaires du parti patriote et, plus spécialement, de Démosthène : d'abord ami de ce dernier, il était devenu, en 346, l'ami d'Eschine et l'hôte de Philippe ; après Chéronée, il accablait d'injures le grand orateur patriote (cf. Démosthène, XIX, 225, 314 ; XVIII, 285). Hégémon appartenait aussi, notoirement, au parti macédonien. Démosthène, en 330, rappelle qu'après Chéronée le soin de prononcer l'éloge des guerriers morts n'avait été confié à aucun des orateurs pro-macédoniens, parmi lesquels il cite Eschine, Démade et Hégémon (XVIII, 285[113]).

Phocion ne fut pas seul à plaider. Quand Plutarque vient affirmer qu'après les invectives proférées contre les oligarques, «personne n'osa prendre la défense de Phocion » (34, 3), il exagère, et il est nettement contredit par l'allégation précise de Diodore, qui s'exprime ainsi : « Quelques-uns des amis de Phocion vinrent à la tribune pour le défendre » (XVIII, 67, 3). Cette défense, il est vrai, ne fut guère plus libre que celle de Phocion lui-même : on écoutait bien le commencement du plaidoyer ; mais, dès qu'on s'apercevait de la tendance du discours, favorable à Phocion, les interruptions éclataient, et l'orateur devait quitter la tribune.

Les débats proprement dits une fois terminés, Hagnônidès proposa le décret réglant le vote à émettre : l'assemblée voterait à mains levées sur la question de culpabilité ; [114] si les accusés étaient déclarés coupables, ils seraient mis à mort (Phocion, 34, 5). C'était bien, conformément à la teneur de l'invitation adressée par Polyperchon aux Athéniens, le choix entre l'acquittement et la condamnation capitale (cf. Diodore, 66, 3) : ici, Plutarque rejoint Diodore. Mais on se tromperait si l'on voyait dans les propositions d'Hagnônidès l'exécution pure et simple des volontés macédoniennes : cette procédure était elle-même en harmonie avec les passions, sincères et violentes, qui animaient l'assemblée.

Après la lecture de ce décret, plusieurs assistants réclamèrent l'application de la torture à Phocion (Phocion, 35, 1). On observera que Plutarque lui-même ne prête ce projet qu'à un petit nombre de personnes (ξίουν τινές…),[115] et il n'ajoute pas que la majorité ait donné son approbation. Il montre même Hagnônidès s'y opposant formellement. Si favorable qu'elle soit à Phocion, la tradition de Plutarque doit ici reconnaître expressément la force et la sincérité des répugnances qu'inspira ce projet à l'orateur démocrate : « Hagnônidès, voyant que cette proposition déplaisait à Clitos et jugeant lui-même que cette mise à la torture serait chose barbare et sauvage… » (35, 1).[116]

La réponse prêtée par Plutarque à Hagnônidès est assez significative : « Quand nous aurons pris Callimédon, ce gibier de potence, nous le mettrons à la torture ; mais contre Phocion, je ne formule aucune proposition de ce genre » (35, 1). S'il a vraiment parlé de la sorte, le terrible démagogue Hagnônidès avait le sens des nuances. Que la phrase ait été ou non prononcée, elle cadre à merveille avec une certaine tradition, dont Plutarque s'est déjà fait l'écho (Phocion, 27, 4 ; cf. supra, § I) : cette tradition représentait Callimédon comme ayant porté à la démocratie une haine beaucoup plus ardente et plus brutale que Phocion lui-même, lequel avait du moins usé de ménagements dans la forme, adouci, dans le détail de la pratique quotidienne, la rigueur du nouveau régime, et substitué parfois à la brutalité la corruption (ou, du moins, essayé de le faire : par exemple, vis-à-vis de Xénocratès[117]).

Le projet de mettre Phocion à la torture ayant été dédaigneusement écarté, on passa au vote. La culpabilité et la condamnation furent votées, semble-t-il, à une très forte majorité : sur ce point concordent les récits de Plutarque et de Diodore : « Personne ne resta assis, mais tous se levèrent » [Phocion, 35, 2) ; « finalement, d'une seule voix, toute l'assistance vota la condamnation » (Diodore, XVIII, 67, 3). Les partisans de Phocion étaient sans doute si peu nombreux qu'ils ne manifestèrent même pas leur opinion. Il ne peut s'agir ici de terreur, comme l'avaient montré divers incidents du procès (assistants versant des larmes à la vue de Phocion ; protestations formelles contre la présence des étrangers et des δολοι ; plaidoyers en faveur de Phocion, etc.) et comme le montreront encore diverses circonstances accompagnant l'exécution (cf. infra) ; les βέλτιστο ; ne furent pas molestés et purent librement s'apitoyer sur le sort des accusés. Dès lors, si l'ensemble des votants se prononcent pour la culpabilité, c'est tout simplement parce que les partisans de l'innocence étaient en nombre infime, et le savaient : tout vote de leur part était inutile.

Ce verdict de mort, une partie des assistants paraissent l'avoir rendu, non seulement sans hésitation, mais avec une sorte de joie furieuse et débordante, comme tend à l'indiquer le récit de Plutarque, qui nous les montre couronnés de fleurs (Phocion, 35, 2). L'exécution de l'arrêt suivit aussitôt. Les condamnés gagnèrent le lieu de supplice au milieu d'un double cortège d'amis éplorés et de haineux insulteurs (Phocion, 36, 1-2 ; Diodore, 67, 3 et suiv.) ; ces derniers étaient, naturellement, des δημοτικοί, au cœur gonflé de rancune (πολλο [δ] κα τν δημοτικν κα πιχρς διακειμένων πρς ατν : XVIII, 67, 5). Parmi toutes ces lamentations et ces fureurs, Phocion, dit-on, gardait une belle sérénité (Phocion, 36, 1).[118] Il conserva le même courage, mêlé de fierté et d'ironie, devant la mort imminente, stimulant l'énergie de certains de ses amis tremblants et gémissants (36, 2). Pendant que les condamnés vidaient la coupe de ciguë, les Hippeis célébraient en l'honneur de Zeus leur procession solennelle : en passant devant le lieu du supplice, les uns, dit Plutarque, ôtèrent leurs couronnes, les autres versèrent des larmes (37, 1).[119] Après l'exécution, les cadavres de Phocion et de ses amis furent jetés sans sépulture hors du territoire de l'Attique (Diodore, XVIII, 67, 6 ; Phocion, 37, 2) : il n'y avait rien dans cet acte qui marquât une hostilité et une rancune particulières à l'égard de Phocion : c'était tout simplement l'application d'une loi générale, non seulement athénienne, mais hellénique, qui privait de sépulture les cadavres des traîtres et les chassait du sol national.[120]

Ainsi se dénouait l'une des crises les plus mouvementées, les plus fertiles en péripéties dramatiques de toute l'histoire athénienne. Après une ou deux années paisibles, pendant lesquelles l'exil des plus ardents et des plus nombreux démocrates, le regain de l'activité économique, l'habileté et la modération pratique des dirigeants avaient maintenu la tranquillité générale, la vie publique s'était réveillée. Il était à peu près impossible qu'il en fût autrement : le corps civique privilégié était encore trop vaste et trop divers, trop pénétré d'éléments patriotes et de tendances démocratiques pour que la compression pro-macédonienne et antinationale pût durer longtemps sans encombre et sans heurts. Peu à peu, les patriotes s'étaient enhardis, avaient élevé la voix, manifesté leur mécontentement et réclamé sans ambages la pleine autonomie de l'Attique. La disparition d'un Démade, agent tardif, suspect et méprisé d'une telle politique, et la résistance obstinée d'un Phocion ne pouvaient briser l'élan commencé. L'opposition se renforça et s'amplifia quand le parti macédonien lui-même se divisa, à l'instar des dirigeants macédoniens eux-mêmes, et que le gouvernement phocioniste représenta surtout les intérêts et les ambitions d'un Cassandre. Les imprudences et les demi-trahisons multipliées de Phocion et de son entourage immédiat achevèrent peu à peu de les isoler du « pays légal ». Le retour des démocrates, au printemps 318, allait leur porter le coup décisif, surtout quand le soupçon véhément d'une nouvelle trahison vint alimenter et encourager les rancunes des anciens bannis. Quand la Macédoine officielle, plus ou moins compromise dans de louches intrigues et contrainte de ménager la grande force morale qu'était la démocratie, eut livré Phocion à la merci du peuple athénien, depuis assez longtemps déjà ce personnage était comme perdu au milieu d'un océan d'indifférence et d'hostilité ; bien que le régime de 322 n'eût pas mérité vraiment le nom d'oligarchie, la chute et la mort de ses principaux chefs marquèrent bien la fin d'une oligarchie.

Sur les ruines de ce régime se relevait l'ancienne démocratie. Assurément, le procès des ennemis de cette démocratie avait été mené dans des conditions fort peu régulières ; il apparaissait moins comme un acte de justice que comme une opération politique, d'autant plus choquante que la victime du drame, par sa probité rigide et pure, par sa noble candeur, souvent aveugle, par son beau courage impassible, représentait certainement une des figures les plus remarquables et, en un sens, les plus attrayantes de cette époque troublée. Ce n'est pas un accusé, mais un ennemi public, un adversaire déclaré et intraitable de la liberté nationale et du régime traditionnel, que le Démos avait devant lui et qu'il pouvait penser avoir le droit d'abattre, comme les Athéniens, dans la bataille, frappaient en toute sérénité les soldats macédoniens.

Au surplus, cette besogne de vengeance et de salubrité nationale ne fut qu'un des aspects de cette Restauration de 318. Par delà les représailles individuelles (très limitées), on ne perdait pas de vue la grande cause des libertés athéniennes, que l'on défendait résolument contre les sournoises résistances et les louches combinaisons des dirigeants macédoniens. Certes, la brutalité des circonstances devait être plus forte que les meilleures volontés, et c'est pour un temps bien court que la démocratie s'était relevée ; mais il n'y en avait pas moins une réelle grandeur dans cette éphémère réapparition de l'idéal démosthénien.

 

 

 



[1] Avec moins d’ampleur, cette crise de 322-318 rappelle la grande crise qui avait eu pour centre, à la fin du ve siècle, la restauration de la démocratie athénienne. Il existe entre ces deux groupes d’événements certaines analogies et, surtout, des différences qui méritent d’être relevées et précisées. De toute façon, la comparaison s’impose en 322 comme en 403, il y a en Attique des privilégiés, seuls pourvus du droit de cité, et des « exclus »; mais l’évolution des sentiments et des faits diffère sensiblement d’une époque à l’autre. La cause principale en est, comme on le verra, dans le caractère infiniment plus mêlé et plus bigarré du groupe privilégié de 322. Plusieurs des conclusions essentielles qui se dégagent de l’étude que nous avons consacrée à la période de 403 (la Restauration démocratique à Athènes en 403 avant Jésus-Christ) peuvent nous permettre de mieux comprendre divers aspects de la période 322-318.

[2] Comme sources, directes ou dérivées, il y a également plusieurs inscriptions (décrets de Démade, d’Hagnônidès, etc.) et quelques textes littéraires contenant des indications très éparses et très sommaires, mais parfois utiles et intéressantes (Pausanias, VII, 10; Cornélius Nepos, Phocion, 1-4). Il convient enfin d’utiliser certains passages de Plutarque étrangers au récit suivi que cet auteur consacre à la période 322-318 (par exemple le chapitre 1 de la vie de Phocion, le chapitre 28 de la vie de Démosthène).

[3] L’histoire de la période 322-318 a été en partie renouvelée, à une époque assez récente, par M. Ferguson (Hellenistic Athens, Londres, 1911); cet ouvrage est aussi remarquable par la clarté et la vivacité du style que par la finesse et la solidité du jugement; mais plusieurs de ses conclusions sont un peu hâtives et appellent de sérieuses réserves; l’exposé est parfois bien sommaire et demande à être complété; la discussion pourrait être aussi plus creusée.

On rencontre d’ingénieuses et importantes remarques dans la brève étude de M de Sanctis (Studi di Storia antica, II, 1893 Contributi alla storia ateniese dalla guerra lamiaca alla guerra cramonidea, p. 3-11); des aperçus chronologiques de grande valeur dans l’élude de M. Wilhelm (Beschlüsse der Athener aus dem Jahre des Archon Apollodoros 319-318 u. Chr., dans les Jahreshefte des österreichischen archeologischen Institutes, 1908, xi, p. 82-100). L’ouvrage, plus édifiant qu’historique de Bernay (Phokion und seine neueren Beurtheiler, Berlin, 1881), est depuis longtemps dédaigné et jugé à sa vraie valeur. Enfin, les récits les plus complets des histoires générales sont ceux de Beloch (Griechische Geschichte, III, 1), de Niese (Geschichte der griechischen und makedonischen Staaten seit der Schlacht bei Chaeronea, exposé généralement sec et sommaire, dénué de critique), de Droysen (Histoire de l’Hellénisme, II, trad. Bouché-Leclercq) et de Grote (Histoire de la Grèce, XIX, trad. Sadous). Ces deux derniers récits sont animés de tendances fort différentes; nos conclusions se rapprochent plutôt de celles de Grote, auquel on doit reprocher trop souvent des lacunes, des descriptions et une critique sommaires et insuffisantes, mais non les outrances et les violents partis pris de Droysen. Signalons enfin les remarques de M. Cavaignac sur l’établissement de la constitution de 322 et sur la chute de Phocion (Histoire de l’Antiquité, t. III, p. 16, 211 et les appréciations de Beloch sur tel ou tel personnage de cette époque, comme Démade (Die attische Politik seit Perikles, p. 232, 249-250, etc.)

[4] Sur le détail de sa biographie, voir la claire et brève étude de Thalheim (Paulys Real Encyclopaedie der Klassischen Altertumswissenschaft, iv, art. Demades); voir aussi le portrait, incomplet mais souvent juste et intéressant, tracé par Beloch (Die attische Politik seit Perikles, p. 232-233).

[5] Il semble, cependant, que certains modernes aient voulu ériger Démade à la dignité de chef de parti. Beloch (Alt. Fol., p. 249-250) en fait le chef de ce qu’il appelle « le parti radical macédonien ». Cette appréciation se retrouve, au moins partiellement, chez Ferguson (Hell. Ath., p. 5, n. 1, p. 27; cf. infra, II et III). cf. de Sanctis, p. 5 (fait de Démade le chef de « la fraction démocratique du parti macédonien »).

[6] Sur les services d’ordre matériel rendus à l’Attique par Démade en 338, en 335, cf. Beloch, Att. Pol., p. 244.

[7] Il fut, semble-t-il, un autodidacte. Son école avait été la tribune de l’Ecclesia (cf. Beloch, Att. Pot., p. 233).

[8] Cf. Diodore, XVIII, 18, 2; Pausanias, vii, 10, 4; Nepos, Phocion, 2. Plutarque ne mentionne pas l’envoi de Démade, et il dit même que le peuple n’avait confiance qu’en Phocion (Phoc., 26). Mais il faut tenir compte ici de la tendance du biographe à tout rapporter à son héros. Plutarque, d’ailleurs, ne dément nullement la participation de Démade à l’ambassade. Cette participation est admise sans difficulté par la critique moderne. cf. Droysen, p. 70; Grote, p. 57; Beloch, Att. Pot., p. 263; Ferguson, p. 19; Schäfer, Demosthenes und seine Zeit, III². p. 388, etc.

[9] Plutarque, Phoc., 26.

[10] Il allait être vendu comme esclave pour n’avoir pas acquitté le métoikion (cf. Clerc, les Métèques athéniens, p. 182).

[11] Il avait cependant défendu Eschine lors du procès de 343 (voir la fin du discours d’Eschine sur l’Ambassade).

[12] Ces conditions sont formulées en réponse à une demande des ambassadeurs, demande dont les termes ne nous sont pas rapportés avec précision, (τῶν δ περ τν Φωκωνα διαλχθντων πεκρνατο Phoc., 27,2)

[13] Diodore ne nous donne pas de détails sur la marche des négociations; il se borne à rappeler, en partie, les résultats de l’entrevue l’établissement d’une constitution censitaire (τὴν δ πολιτεαν μετστησεν ― Antipater ― ἐκ τῆς δημογρατίας καὶ προσέταξεν ἀπὸ τιμήσεως εῖναι τὸ πολίτευμα : XVIII, 18, 4).

[14] Sur ce Callimédon, cf. infra.

[15] De Sanctis (p. 5) et Beloch (Att. Pol., p. 249-250), s’ils ne font pas de Démade un patriote, le regardent du moins comme un démocrate radical. Singulier démocrate, qui s’allie sans réserves au parti oligarchique, à Callimédon, le farouche « ennemi du peuple » (Plutarque, Phoc., 27, 4), et qui accepte avec empressement la constitution antidémocratique d’Antipater! Quant à M. Ferguson (p. 27), il représente Démade comme le chef d’un parti non seulement démocratique, mais hostile à la présence d’une garnison macédonienne, donc patriote. Nous reviendrons sur la critique de telles conceptions quand nous examinerons les événements de 320-319 (§ III).

[16] Le fait même de la protestation est-il exact? Les modernes, en général, l’admettent sans hésitation (cf. Niese, p. 209; Grote, p. 59; Droysen, p. 72; Schäfer, III², p. 390; Ferguson, p. 20. Seul M. Cavaignac (p. 16) soutient que Phocion « réclama une garnison macédonienne à Munychie »). Nous ne voyons aucune raison décisive de rejeter quant au fond l’assertion de Plutarque. L’attitude de Phocion vis-à-vis de la garnison macédonienne après la paix peut sans doute surprendre de la part d’un homme qui avait d’abord protesté; mais la nature même de sa protestation, comme on va le voir, montre qu’il avait dû se résigner sans peine à la présence des Macédoniens.

[17] Cf. Droysen, p. 72, n. 2 « Comme Phocion garda le silence, l’exclamation d’un assistant » (suivent les propos prêtés à Callimédon) « n’est guère en situation ». Pourquoi? Le silence de Phocion ne devait-il pas, au contraire, encourager le fougueux ennemi du Démos?

D’autres auteurs admettent sans hésiter l’existence de cette intervention (cf. Niese, p. 209; Grote, p. 59; Schäfer, III², p. 391).

[18] Si cette tradition devait être rejetée, il en resterait du moins ceci l’opinion athénienne s’est alors figuré qu’un ambassadeur avait vraiment défendu les intérêts d’Athènes, et que cet ambassadeur n’était pas Phocion; donc, que ce dernier n’avait pas vraiment accompli son devoir vis-à-vis du peuple. Voilà qui contribue à expliquer bien des événements de la période 320—318 (cf. §§ IV-VI).

[19] En attendant la volte-face à peu près inévitable de ce perpétuel intrigant (cf. infra, III).

[20] On était à l’anniversaire de Salamine.

[21] Sur le détail des réformes qui furent alors introduites dans divers services publics (agoranomes, astynomes, corps financiers, éphébie, etc.), cf. de Sanctis, p. 4; Ferguson, p. 22-25 (dont le tableau précis et complet paraît constituer la partie la plus solide et la plus substantielle de son chapitre); Sundwall, De institutis reipublicae Atheniensis post Aristotelis aetatem commutatis (Acta societatis scientiae Fennicae, t. 24, 1906). Sur la question des nomophylaques, créés soit en 322, soit seulement en 317, cf. Ferguson, The laws of Demetrius of Phalerum and their guardians, dans Klio, XI (1911), et de Sanctis, I nomophylakes d'Atene, dans les Entaphia in memoria di Emilio Pozzi, p. 1-14, Turin, 1913.

[22] Qui put ne pas être immédiate, mais dater seulement de la fin de l'année 322-321 ; cf. de Sanctis, p. 5 ; Ferguson, p. 22.

[23] Sur ce chiffre, cf. Diodore, XVIII, 18, 5; Plutarque, Phoc, 28, 3. Quant à l'importance numérique de l'autre fraction, Diodore la fixe à 9.000 hommes et Plutarque ne donne aucun chiffre (cf. infra, la discussion à ce sujet).

[24] Comme Droysen semble le croire (p. 74, n. 2).

[25] La critique moderne s'est nettement divisée à ce sujet. Grote, sans même citer le texte de Plutarque sur les « exclus » qui continuèrent à résider en Attique, accepte pleinement l'assertion de Diodore : tous les Athéniens qui ne possédaient pas le cens requis de 2.000 drachmes « furent condamnés... à la déportation... Les 12.000 condamnés furent déportés hors de l'Attique, quelques-uns en Thrace, d'autres sur la côte illyrienne ou italienne... » (p. 59-60). Droysen (p. 74, n. 2), sans critiquer ni même citer intégralement le passage de Diodore sur l'expulsion totale, admet qu'une partie des « exclus » restèrent en Attique; il admet aussi (comme Diodore) que seuls une partie des « exclus » — ceux qui l'acceptèrent — reçurent un établissement en Thrace (il contredit ainsi les indications du chapitre 28 de Plutarque). Ferguson (p. 26-27) ne croit pas à l'exode total et même regarde comme peu probable que beaucoup des Athéniens dépouillés de la πολιτεία aient quitté l'Attique : si les privilégiés étaient restés seuls en Attique, dit Ferguson, la présence d'une garnison étrangère eût été inutile. Quand Diodore parle de l'expulsion des 12.000 exclus, il interprète assurément mal l'auteur qui lui sert de source (p. 27, n. 1). On ne voit pas bien pour quelle raison Ferguson ne cite pas le témoignage capital de Plutarque, qui cadre en somme avec sa thèse.

[26] La différence, c'est que, d'après Plutarque, tous les exilés étaient primitivement destinés à gagner la Thrace, tandis que, selon Diodore, il y eut purement et simplement expulsion hors de l'Attique. Mais cette divergence ne porte pas sur la situation définitive des exilés, qui, seule, importe.

[27] Cf. Ferguson, p. 27.

[28] Diodore (ou sa source) aurait ignoré ce fait important, qu'il ne faut pas confondre, d'ailleurs, avec la permission donnée à d'autres exilés de rester dans les limites de l'Hellade : c'est là une mesure de grâce moins complète et que le texte grec distingue avec soin de la précédente (φυγῆς πλλαξε πολλος ... κα φεγουσι διεπρξατο μ... ·: Phocion, 29, 2).

[29] Mais les chefs de la contre-révolution démocratique étaient nécessairement exilés : les démocrates notoires (quelle qu'ait été leur fortune) ont été à coup sûr expulsés, et ils ne reviendront qu'en 318, avec le (ils de Polyperchon (cf. infra, % V).

[30] Contrairement aux conceptions simplistes de certains modernes, qui n'établissent aucune distinction parmi les « Neuf-Mille », les gens du « parti de l'ordre », pour lesquels tout projet de restauration démocratique sera franchement « odieux et alarmant » (cf. Grote, p. 59, 86). Ferguson, dans son rapide exposé, formule une conception plus nuancée et plus exacte, quand il met à part, parmi les « Neuf-Mille », ceux qu'il appelle les « propertied democrats » (p. 21, 27); mais, outre qu'à notre avis il se trompe en leur donnant Démade pour chef, il nous paraît aussi exagérer en les qualifiant tous de démocrates; de plus, il ne marque pas suffisamment les étapes de l'opposition qui se forma contre Phocion : on pouvait analyser de plus près et utiliser plus à fond le récit de Plutarque (cf. infra, § III et IV).

[31] Accepté par la plupart des modernes (cf. Grote, p. 59; Beloch, Att. Pol., p. 264 ; Droysen, p. 74 ; de Sanctis, p. 3 ; Ferguson, p. 22, 26, 27).

[32] Cf. Ferguson, p. 22, n. 3 : le chiffre de 9,000 a été obtenu tout simple ment en soustrayant de 21,000 (chiffre de 317) le chiffre de 12,000 exclus.

[33] Cf. Beloch, Att. Pol., p. 264; de Sanctis, p. 5, etc. Beloch estime que l'idéal de Théramène était réalisé par la constitution de 322. Pratiquement, c'est possible (bien que Théramène ne semble pas avoir préconisé l'institution d'un cens de 2,000 drachmes). Mais Théramène n'était pas un oligarque : il appartenait à la fraction des γνώριμοι que les sources théraménistes distinguent nettement des oligarques, des gens qui « désiraient l'oligarchie » (cf. Att. Pol., 34, 3; cf. notre travail sur la Restauration démocratique, p. 140-141, 150, 153, 424, etc.). Si la constitution de 322 est « théraméniste », elle n'est nullement oligarchique.

[34] Cf. Ch. Michel, Recueil d'inscriptions grecques, n° 111, p. 122; Dittenberger, Syll.*, n· 163, p. 265, 1. 26.

[35] Sur la comparaison entre le régime de 322 et celui de 404 (et aussi le régime proposé par Phormisios), cf. Restaur. démocr., p. 153, 154, 430. Beaucoup plus libéral que le régime des Trente, celui d'Antipater l'est beaucoup moins que celui de Phormisios, en dépit des singuliers rapprochements institués par von Wilamowitz.

[36] Capital, et non revenu (cf. Droysen, p. 74; Grote, p. 59; Ferguson, p. 22; Cavaignac, p. 16, etc.).

[37] Les citoyens possédant 2.000 drachmes ou davantage formaient, comme l'indique Droysen (p. 74), l'ensemble des Athéniens soumis aux charges publiques : en somme, c'est le pays légal réduit aux contribuables (Ferguson, p. 25, n. 2, rappelle, après Sundwall et de Sanctis, que c'est, à peu près, la πολιτεία réservée aux zeugites et aux classes supérieures). Mais ce n'est nullement une démocratie, puisque la totalité des hommes nés Athéniens n'en font pas partie. Il n'y a pas de démocratie de censitaires (pas plus qu'il n'y a de démocratie rurale).

[38] Sur le mode de recrutement des Trois-Mille et les conséquences qui en découlent touchant l'homogénéité relative du groupe, cf. Restauration démocratique, p. 10-12. Les conclusions d'ensemble de ce travail sur les tendances et la politique générale en 403 du corps privilégié, ardemment hostile à la masse des « exclus » ou fort indifférent à ses malheurs et à son sort, ont été acceptées par la critique compétente. D'ailleurs, comme je l'ai montré, même parmi les Trois-Mille, il y eut des divergences notables de conduite, de moralité et de tactique : que devait-ce être parmi les Neuf-Mille?

[39] Sur le patriotisme de Théramène et de son groupe, cf. nos remarques dans Restauration démocratique, p. 110-111,190, etc.; l'Affaire des Arginuses, dans la Revue historique, t. CXXX (1919), p. 43; les Conflits politiques et sociaux à Athènes pendant la guerre corinthienne, dans la Revue des Études anciennes, t. XXI, juillet-septembre 1919, p. 163.

[40] Cf. notre étude Revue des Études anciennes, XXI, g I et II.

[41] Phocion les écartant du pouvoir, comme il vient d'être dit.

[42] Ajoutons que les « exclus » restés à Athènes menèrent une vie assez pénible et misérable (έδόκουν σχέτλια... πάσχειν : Phocion, 28, 3). Or, les gens écartés des fonctions, dont parle le chapitre 29, nous sont représentés comme prenant goût à la vie rurale et sédentaire (φιλοχωρεϊν καί αγαπάν γεωργοΟντας) : il semblé donc bien s'agir de deux catégories distinctes.

[43] Pourquoi n'avait-on pas fixé un cens plus élevé? 11 n'est pas très difficile de le soupçonner : on a pu craindre de créer un nombre formidable de mécontents (il y avait déjà 12,000 exclus) ; de plus, la nécessité d'assurer des services publics nombreux et compliqués requérait l'existence d'un corps civique assez large.

[44] Il avait naturellement regagné Athènes à la suite de la garnison macédonienne (cf. de Sanctis, p. 6), et il y restera jusqu'aux dernières journées de la domination de Phocion (cf. infra, § V).

[45] Άταράχως πολιτευόμενοι κα τν χώραν ἀδες καρπούμενοι ταχ τας οσίαις προσανέδραμον (Diodore, XVII1, 18, 6). Sur l'appui donné par Phocion à cette politique rurale, voir Plutarque, Phocion, 29, 3; cf. supra.

[46] Cf. Diodore, XVIII, 48, 2; Plutarque, Phocion, 30, 4 (ce dernier nomme Antigonos à la place de Perdiccas). La lettre de Démade à Perdiccas aurait été trouvée par Antipater dans les papiers de Perdiccas après la mort de celui-ci (survenue au printemps 321); Antipater aurait longtemps dissimulé sa fureur et se serait vengé en 320-319, quand Démade vint le prier, au nom des Athéniens, de rappeler la garnison de Munychie (cf. g III). Quel qu'ait été le rôle joué par cette lettre dans le meurtre de Démade, il n'y a, semble-t-il, aucune raison décisive d'en rejeter l'authenticité. Cette authenticité est généralement admise (cf. Niese, p. 233; Droysen, p. 163; Ferguson, p. 28, n. 3). De Sanctis (p. 7, n. 2), tout en refusant à la lettre la moindre influence sur le sort de Démade, n'en nie pas expressément l'authenticité.

[47] Il se plaignait de ne pouvoir jamais rassasier Démade (cf. Phocion, 1 ; Démade, aurait dit Antipater, est comme une victime, à qui il ne reste plus que la langue et le ventre). Évidemment, tout en pratiquant une politique très philomacédonienne, Démade n'inspirait pas à Antipater une véritable et franche amitié.

[48] Cf. l'hypothèse de Ferguson, p. 21-22.

[49] A Samos, en 322, Perdiccas suivait une politique radicalement anti-athénienne, expulsant les clérouques et rappelant les Samiens que le Démos avait autrefois exilés (Diodore, XVIII, 18, 9; Diog. Laërce, X, 1, 1).

[50] D'une manière générale même, Plutarque le dépeint comme « très influent à Athènes, a cause de sa politique pro macédonienne » (Phocion, 1, 1). En somme, jusqu'en 320, il reste l'homme de la paix antinationale et antidémocratique de 322.

[51] Ajoutons que Démade doit réclamer à Antipater le retrait de la garnison comme l'exécution d'une promesse (ἀπαιτοντος τν παγγελίαν : 48, 3) : est-ce aux misérables « exclus » qu'Antipater eût fait pareille promesse?

[52] Diodore ne met en cause que Démade; mais il ne dément nullement les premières démarches auprès de Phocion.

[53] C'est ce que l'on pourrait supposer, si l'on admettait, avec Ferguson (p. 27), que Démade était le chef des censitaires démocrates et patriotes, tout disposé à soutenir ardemment « la cause populaire ». De Sanctis (p. 6-7), qui, d'ailleurs, n'analyse aucunement les textes cités plus haut, rapproche le mouvement dissident de 320 de celui qui divisa en 404 le gouvernement des Trente, et il rapproche Démade de Théramène. Mais ce dernier avait été réellement, en 404 comme en 411, l'initiateur du mouvement anti-oligarchique et anti-spartiate, tandis que Démade (ainsi qu'il résulte de son rôle en 322 et des textes concernant l'agitation de 320-319) n'a été que l'instrument tardif d'un mouvement collectif, à la naissance duquel aucun témoignage ne le montre participant. D'une manière générale, il y a un abîme entre le chef et doctrinaire de l'aristocratie modérée de 404 et le bas politicien de 322.

[54] Pure hypothèse : aucun texte ne dit rien de tel.

[55] Cf. Ferguson, p. 27 : « Démade..., à cause de quatre interventions efficaces auprès des dirigeants macédoniens, en était venu à surestimer sa propre influence. » Droysen (p. 162, 163) dit que Démade voulait à tout prix « être quelque chose » et « montrer son influence sur l'homme le plus puissant du jour ».

[56] Ferguson (p. 27, n. 3), sans insister ni même préciser l'objet de ces décrets, paraît en exagérer la portée.

[57] Cf. I. G., II, 192c: Dittenberger, Syll.², 337; Ch. Michel, n° 114, p. 124. De Phocion, on n'a conservé la trace d'aucun décret analogue. De Sanctis (p. 5) conjecture qu'en 318, après leur victoire, Hagnônidès et ses amis détruisirent les décrets de Phocion.

[58] Ferguson (p. 27) pense que le départ de la garnison eût entraîné la fin du privilège des Neuf-Mille et « la restauration de la démocratie anti-macédonienne ». C'est aller un peu loin. En admettant que la majorité des censitaires patriotes aient été des démocrates, désireux de rouvrir l'Attique aux exilés, il était parfaitement possible à la Macédoine de limiter ses concessions au retrait de la garnison.

[59] Sur les détails pittoresques de cette mort, cf. le récit si coloré de Plutarque (Phocion, 30, 5); il nous montre Cassandre égorgeant d'abord Déméas dont le sang vient éclabousser Démade, puis faisant mettre à mort l'ambassadeur lui-même (cf. Diodore, XVIII, 48, 3).

[60] Nous avons vu (§ II) qu'il n'y avait pas de motif décisif de rejeter l'authenticité de la lettre en question. Mais elle peut fort bien n'avoir été, comme le pense de Sanctis (p. 7, n. 2), que le prétexte officiel du meurtre de Démade. De Sanctis, d'autre part, nous paraît exagérer l'action exercée en la circonstance par les oligarques philomacédoniens d'Athènes : même si Dinarque n'avait pas accusé Démade, Antipater et Cassandre étaient suffisamment intéressés à briser l'agitation pour faire immédiatement un exemple.

[61] Sur le détail de ces événements et leur intérêt au point de vue macédonien, cf. Grote, p. 79; Droysen, p. 165; Ferguson, p. 28; Cavaignac, p. 20-21.

[62] Diodore ne signale pas la circonstance de l'arrivée de Nicanor : après le récit de la mort de Démade (XVIII, 48), il cesse de s'occuper spécialement des affaires d'Athènes et n'y revient que pour nous montrer Nicanor occupant Munychie déjà depuis un certain temps (XVIII, 64, 1).

[63] Ces premiers rapports entre Phocion et Nicanor sont nettement antérieurs à la proclamation du rescrit de Polyperchon (cf. infra), comme il résulte clairement du texte de Plutarque (Phocion, 31, 2; 32, 1). En conséquence, il ne semble pas que l'oligarchie athénienne ait adhéré à Cassandre, parce qu'elle se sentait menacée dans ses privilèges et sa tranquillité par une révolte populaire que pouvait provoquer le rescrit (comme le pense de Sanctis, p. 8). En réalité, Phocion a accepté (s'il ne l'a favorisée) l'installation de Nicanor; quand le rescrit de Polyperchon a été connu, Phocion s'est trouvé par là même de plus en plus porté à soutenir la cause de Nicanor et de Cassandre; mais il avait tout de suite adhéré à cette cause (de Sanctis est d'ailleurs très bref et incomplet sur les circonstances qui accompagnèrent et suivirent la mort d'Antipater).

[64] On voit apparaître ici l'une des différences considérables existant entre ce mouvement anti-phocioniste d'une partie des Neuf-Mille et le mouvement anti-oligarchique qui s'était produit en 403 chez une fraction des Trois-Mille privilégiés : les Neuf-Mille étaient depuis longtemps divisés sur un point essentiel quand Polyperchon, en rendant l'autonomie à la Grèce (cf. infra), permit aux dissidents de manifester plus fortement leurs désirs de liberté; les Trois-Mille, au contraire (comme nous l'avons montré dans notre travail sur la Restauration démocratique de 403), sont restés en général unis dans l'obéissance à la dékarchie laconophile, jusqu'au jour où l'autorité Spartiate elle-même les a divisés et en a détaché une partie du gouvernement dékarchique (cf. Restauration démocratique, Ière partie, chap. xiv, § II). Mais aussi le corps des Trois-Mille était plus restreint et plus homogène que celui des Neuf-Mille, si largement ouvert aux classes moyennes, aux « petits bourgeois » (cf. supra, § II).

[65] Sur cet édit et ses motifs, cf. Grote, p. 84-85; Droysen, p. 197 et suiv.; de Sanctis, p. 8; Ferguson, p. 28-29; Cavaignac, p. 21. Le texte est donné par Diodore (XVIII, 56) et brièvement résumé par Plutarque (Phocion, 32, 1).

[66] Le décret ne parlait pas de l'expulsion des garnisons macédoniennes (peut-être à dessein, comme le remarque très bien Ferguson, p. 30, n. 1). Polyperchon et son fils Alexandre avaient peut-être des arrière-pensées à cet égard (cf. infra, § V). Sur la date, cf. Wilhelm, Jahreshefte, XI (1908), p. 92.

[67] Grote, qui n'a pas analysé les éléments très divers de ce corps privilégié et qui ne s'explique pas avec précision sur l'opposition qui s'était déjà formée du vivant d'Antipater, estime, bien à tort, que « pour les Neuf-Mille... il (le rescrit) fut sans doute odieux et alarmant » (p. 86). Plus loin, il est vrai, il va atténuer et contredire celte thèse : « Une portion considérable des Neuf-Mille citoyens ne pouvaient que redouter l'exécution de l'édit de Polyperchon. » (p. 87).

[68] Plutarque ne donne aucune précision sur le but que se proposait Nicanor en allant au Pirée. Quant à Diodore, il passe l'événement sous silence.

[69] Sur le détail de l'événement, cf. infra.

[70] A la pensée que l'armée de Polyperchon pouvait arriver en Attique d'un jour à l'autre, beaucoup d'Athéniens, amis des travaux paisibles, jusqu'alors indifférents à l'agitation patriotique, ont pu redouter un conflit fort dommageable pour l'Attique au cas où Nicanor resterait à Munychie : le mieux était donc qu'il s'en allât.

[71] Le fait paraît antérieur à l'affaire du Pirée signalée par Plutarque (cf. supra) ; il se produit, en effet, au cours d'une période de relations encore correctes entre Nicanor et les Athéniens.

[72] C'est ce qu'avaient montré, notamment, les événements de 403 (cf. Restauration démocratique, Ière partie, chap. v, § III-V).

[73] Effervescence que Plutarque explique par l'apparition du rescrit de Polyperchon, mais qui, selon notre chronologie, s'explique tout aussi bien par l'anxiété que les préparatifs plus ou moins mystérieux et menaçants de Nicanor provoquent à Athènes : on s'y agite, oh y tient de fréquentes réunions (cf. supra).

[74] Έν Πειραιε βουλῆς γενομένης : cette expression désigne-t-elle réellement une assemblée du Conseil (comme paraît le penser Droysen : « Le Conseil fut convoqué au Pirée », p. 201. Cf. Ferguson, p. 30 : « Le Sénat athénien »)? Ou s'agit-il d'une Ecclesia (cf. Grote, p. 87), assemblée délibérante et à laquelle, par conséquent, peut s'appliquer à la rigueur le terme de βουλή ? Il est bien difficile de trancher cette question.

[75] Sur ce personnage, cf. Schafer, II2, p. 412, n. 2 (l'identifie avec le Dercylos envoyé à Philippe en 346); Kirchner, Prosopographia attica, I, p. 213 (n'admet pas l'identification).

[76] Cf. Ferguson, p. 31, n. 1. Ferguson emploie encore, à propos de toute cette agitation, l'expression de « parti populaire m, de « démocratie » (« le parti que probablement Démade avait dirigé ») (sur l'appréciation du rôle de Démade, cf. supra, §§ II et III). Mais la plupart des démocrates étaient encore loin d'Athènes, où ils ne rentreront qu'au printemps (cf. § V), et parmi les adversaires de Nicanor il y a quantité de non-démocrates qui ne s'agitent que par patriotisme ou, tout simplement, parce qu'ils préfèrent la Macédoine officielle au parti de Cassandre (cf. supra).

[77] Une telle déclaration ne peut avoir de sens que si Nicanor n'a encore rien tenté ouvertement contre le Pirée et s'est borné à introduire nuitamment des soldats dans Munychie : c'est là un acte qu'il pouvait encore nier à la rigueur. En somme, jusqu'à présent, les Athéniens ne possèdent pas contre Nicanor d'information absolument décisive et écrasante : ils ont seulement des soupçons, d'ailleurs graves et probablement fondés. Bref, la déclaration prêtée à Phocion par Plutarque cadre avec notre chronologie, qui situe cette assemblée du Pirée avant les premières tentatives dirigées par Nicanor contre le port (cf. Diodore, XVIII, 64, 4).

[78] De Sanctis (p. 9, n. 2) croit à la complicité du gouvernement de Phocion.

[79] D'ailleurs, l'administration demeurait toujours (au moins en partie) confiée a des hommes du parti oligarchique et pro-macédonien : sous la septième prytanie de l'année 319-318, peu de temps avant l'arrivée d'Alexandre, Aphobêtos, parent d'Eschine, occupe encore les fonctions de γραμματεύς (cf. Wilhelm, p. 88, ligne 3 du décret). Mais le décret qui nous signale ce fait nous montre également l'Ecclesia consentant volontiers aux demandes présentées par une ambassade de Polyperchon (cf. l. 8 et suiv.) : c'est la tendance anti-cassandrienne qui prédomine. Comme l'indique fort bien Wilhelm, du reste (p. 93), cette attitude de l'Ecclesia ne signifie nullement qu'à cette date (Anthesterion 319-318) la démocratie fût déjà rétablie (elle ne le sera qu'un ou deux mois plus tard), mais seulement que l'influence du gouvernement de Polyperchon à Athènes était prépondérante.

[80] 'Αθηναίους παντάς ν τος πλοις εναι στρατηγ Φωκωνι προσχειν (Phocion, 32, 5).

[81] C'est très peu de temps après les avertissements lancés par Dercylos que l'agression de Nicanor eut lieu (neque ita multo post Nicanor Piraeo est potitus : Nepos, Phocion, 2) (très peu de temps aussi, probablement, après le vote de l'inutile décret Philomélos). Quant à la date, Droysen (p. 202, n. 2) la situe en septembre 319 au plus tard; mais il s'agit là de faits beaucoup plus rapprochés de la rentrée des exilés, qui date du printemps 318 : mieux vaut donc descendre à l'hiver 319-318, comme fait Ferguson (p. 31). Au mois d'Anthesterion 319-318, Alexandre n'était pas encore arrivé en Attique (cf. Wilhelm, p. 93).

[82] Droysen, p. 202, suit Plutarque; Grote, p. 88, suit Nepos.

[83] Sur la date, cf. Ferguson, p. 31,

[84] Plutarque (Phocion, 33, 1) s'exprime à peu prés dans le même sens : ργ δὲ τν πλις, ε δναιτο, καταληψόμενος ατν αυτ περιπετ γενομένην. La suite des faits donne, en somme, raison à ces appréciations de Plutarque et de Diodore.

[85] Plutarque dit : les bannis (οἱ φυγάδες); mais il est croyable qu'un certain nombre restèrent à l'étranger, notamment ceux qui, depuis trois ans, avaient leurs intérêts fixés en Thrace. De plus, quelques bannis 'avaient pu regagner la ville avant l'arrivée d'Alexandre. En tout cas, aucun afflux considérable n'est signalé avant cet événement.

[86] C'est ainsi que Droysen parle avec horreur de ce ramassis de « vagabonds de toute sorte qui... remplissent désormais l'assemblée populaire pour tenir au milieu du vacarme des séances vraiment démocratiques » (p. 204).

[87] Le même fait s'était produit en 403 : avec l'armée de Thrasybule étaient arrivés en Attique une foule d'étrangers, dont un certain nombre d'esclaves, qui avaient même apporté une aide sérieuse à la lutte anti-oligarchique et qu'un décret du chef des démocrates (bientôt annulé grâce à l'initiative des modérés) avait gratifiés de la πολιτεία (Aristote, ‘Αθ. Πολ., 40, 2).

[88] Φοβούμενοι τὰς κ τν νόμων τιμωρίας : cette expression cadre remarquablement avec les termes de l'accusation qu'Hagnônidès formulera contre Phocion devant le Démos et avec les termes du décret Hagnônidès de novembre 318 (cf. infra, § VI).

[89] Diodore veut dire probablement que l'existence de ces entrevues secrètes fut connue des Athéniens (qui ignorèrent, d'ailleurs, les propos échangés), ce qui cadrerait avec l'assertion de Plutarque : 'Αλέξανδρος ... παρ τ τεχος φθη (Phocion, 33, 2; cf. supra).

[90] C'est bien ainsi que Droysen (p. 205) interprète le passage de Diodore : les Athéniens craignaient « que les deux chefs » (Nicanor et Alexandre) « ne tombassent d'accord... aux dépens de la ville. On savait que les oligarques avaient négocié avec Alexandre. On réunit donc une assemblée, où Phocion fut destitué ». De Sanctis admet pleinement le contenu et l'enchaînement du récit de Diodore (p. 10, n. 2) : les tractations entre Phocion, Alexandre et Nicanor supposent que Phocion était encore le chef du gouvernement. Wilhelm (p. 92-93) accepte entièrement les assertions de Diodore. Grote (p. 91-92) pense tout simplement que les fonctions de Phocion touchaient à leur terme et que les exilés y mirent fin dès qu'ils furent et un nombre suffisant ». Ferguson (p. 32-33) attribue, comme Droysen, la chute de Phocion aux diverses intrigues que relate Diodore.

[91] Il est vrai que l'expression dont se sert ce dernier auteur (κατεδίκασε) peut ne pas désigner réellement une condamnation, mais simplement, comme Droysen tend à l'admettre (p. 205, n. 2), « l'enregistrement de l’eisangélie et de la pénalité proposée en même temps pour le cas où les accusés seraient reconnus coupables ».

[92] Nous avons vu qu'elle est admise sans hésitation par l'ensemble des critiques et historiens.

[93] Cf. de Sanctis, p. 10, n. 2.

[94] A fortiori, si, comme l'affirme Diodore (66, 1; cf. supra), Phocion était muni d'une lettre de recommandation d'Alexandre, lettre qui le représentait comme un agent de la cause macédonienne officielle.

[95] « En même temps, le peuple envoyait en Phocide une ambassade... », écrit Droysen (p. 206). Ce n'est pas tout à fait exact. Grote, au contraire (p. 93), paraît considérer les deux départs comme ayant eu lieu à des dates différentes.

[96] Diodore ne donne pas tous ces détails, mais il n'y contredit point. Il se contente de signaler l'envoi de l'ambassade démocratique après avoir raconté le départ de Phocion et son passage au camp d'Alexandre (XVIII, 66, 1-2).

[97] C'est ce que suppose, d'ailleurs, la tradition dont Nepos s'est fait l'écho : Hagnônidès, dit-il, accusa Phocion devant Polyperchon quod Piraeum Nicanori prodidisset (Phocion, 3).

[98] Grote (p. 93) a bien vu que le retard imposé par la maladie de Dinarque dut être fort préjudiciable à Phocion; car il n'eut pas le temps de prévenir (du moins pendant un temps suffisamment prolongé) l'esprit de Polyperchon, ce qui lui eût été sans doute assez facile, à l'aide de la lettre d'Alexandre. — Pour la chronologie, voir Wilhelm, p. 93; il place l'ensemble des événements qui vont suivre dans les deux premières décades du mois de Munychion 319-318. Phocion a été exécuté le 19 Munychion; deux à trois semaines sont un laps de temps suffisant pour le voyage de Phocion a travers la Phocide jusqu'à Pharyges, où se trouvait Polyperchon, les discussions devant le roi, le retour à Athènes et la condamnation.

[99] Polyperchon avait, au préalable, dit cet auteur, fait torturer et mettre à mort le Corinthien Dinarque (Ibid., 33, 3). Craignait-il quelque révélation gênante de la part de l'ancien fonctionnaire macédonien?

[100] Assertion qui n'est pas contredite par Plutarque. Il n'y a donc nul motif de penser que Polyperchon « répondit par un refus ou un« défaite » à la demande athénienne concernant Munychie et l'autonomie, comme le pense Grote (p. 94). Cet auteur ne cite même pas le passage de Diodore sur le changement d'avis de Polyperchon.

[101] La chose était sans doute assez facile, grâce aux lettres dont Alexandre l'avait chargé. De Sanctis (p. 11) pense qu'une enquête sur les négociations et intrigues de 319-318 aurait pu devenir gênante pour Polyperchon : d'où le tumulte déchaîné au procès de Phocion (cf. infra). Ce tumulte, comme on le verra, peut s'expliquer également par d'autres causes.

[102] Il convient de remarquer cette expression d' « oligarques » (Plutarque dit plus haut : ο βέλτιστοι : 34, 3). Qu'elle ait été alors prononcée ou non, elle va posséder sous la démocratie restaurée de 318 une valeur officielle, comme l'indique un passage du décret voté en novembre 318 à l'instigation d'Hagnônidès (IG., II, 231b; cf. supra, § II). Pour être officielle, l'expression n'est pas très juste, si elle vise le régime de large aristocratie institué en 322; mais elle convient à merveille à la situation de fait telle qu'elle se présentait en 318, lors du procès : Phocion et ses amis, détestés des démocrates revenus d'exil et aussi d'une foule de patriotes censitaires (cf. supra, § III-IV), n'avaient plus pour eux qu'une poignée de partisans et faisaient vraiment figure d' « oligarques ».

[103] Contrairement à ce que pense Grote (p. 95).

[104] Cf. supra, g V.

[105] Cf. Droysen, p. 200, n. 1 : « Ce triste démagogue Agnonide. »

[106] Un des incidents du procès tend également à montrer qu'Hagnônidès, si rigide qu'il ait été, n'était pas dépourvu de modération et savait distinguer entre les a ennemis du Démos » (cf. infra).

[107] Cf. Michel, ir 111, p. 122, 1. 62; Dittenberger, Syll.2, n° 163, p. 265.

[108] Epikouros occupait une situation importante dans la démocratie restaurée; il était anagrapheus. Il était entré en fonctions au plus tôt le 1"' Munychion 319-318, un peu moins de trois semaines avant le procès (cf. Wilhelm, p. 92 ; Ferguson, p. 32, n. 2).

[109] Cf. de Sanctis, p. Π (dont l'opinion semble approuvée par Ferguson, p. 33-34).

[110] Texte que de Sanctis passe sous silence (ainsi que les diverses manifestations signalées par Plutarque : proposition de torturer Phocion, joie débordante du peuple au moment de la condamnation, etc.

[111] Cf. Grote, p. 97 : « Il lui fut impossible de se faire écouter. »

[112] Diodore (XVIII, 67,2) donne une indication analogue à celle de Plutarque : Phocion, désespérant de son salut, demanda aux assistants de le condamner à mort, mais d'épargner les autres accusés. Il semble donc bien que Phocion n'ait pas persisté jusqu'au bout dans ses protestations d'innocence; le fait pourrait être d'autant plus significatif que le personnage avait toujours montré, au cours de sa longue carrière, une grande fermeté d'âme.

[113] Les deux autres coaccusés de Phocion (Nicoclès et Thudippos) sont à peu près inconnus.

[114] Procédure assurément contraire aux traditions de la démocratie athénienne sur le vote secret et aussi sur les votes distincts concernant chaque accusé (Hagnônidès ne paraît prévoir qu'un vote global).

[115] Droysen se trompe en écrivant : « Beaucoup demandèrent… » (p. 209).

[116] Droysen (p. 209) passe entièrement sous silence la dernière partie de la phrase de Plutarque : « Agnonide, voyant que Clitos manifestait vivement son mécontentement à propos de cette cruauté brutale et inutile, aurait répondu… » Peu après cette omission, l'historien allemand va flétrir avec âpreté l'acte « répugnant » que fut la condamnation de Phocion, la « fermentation malsaine de gens de toute espèce… », « l'appétit criminel » de la démocratie (p. 209-210). Est-ce toute cette belle fougue antidémocratique qui a empêché Droysen, au moins temporairement, de regarder d'un peu près les textes ?

[117] L'opposition formulée par Hagnônidès contre le projet de torturer Phocion lui aurait valu, d'ailleurs, la brutale réplique d'un assistant, un πιεικς, qui aurait crié : « Tu as raison ; car si nous mettions Phocion à la torture, que te ferions-nous, à toi ? » (Phocion, 35, 2). Si le fait est exact, c'est que la liberté de parole et d'opinion n'était pas précisément bannie de l'assemblée.

[118] Il ne serait sorti de son impassibilité que pour inviter les archontes à réprimer l'insolence d'un assistant qui lui avait craché au visage (36, 2).

[119] Il est permis de supposer que l'incident des couronnes ôtées est une réplique plus ou moins légendaire de la scène qui avait accompagné la condamnation (assistants se couronnant de fleurs; cf. supra).

[120] Sur cette loi, cf. l'exposé de M. Glotz, la Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce (p. 460).