LES MÉTÈQUES ATHÉNIENS

LIVRE PREMIER. — CONDITION JURIDIQUE DES MÉTÈQUES ATHÉNIENS.

SECTION VI. — LA CONCEPTION JURIDIQUE ATHÉNIENNE DU MÉTÈQUE.

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE PREMIER.LES MÉTÈQUES ET LES AUTRES ÉLÉMENTS INFÉRIEURS DE L'EMPIRE ATHÉNIEN : 1. CLÉROUQUES, ALLIÉS, ETC.

§ 1.

Nous connaissons maintenant les droits et les devoirs des métèques athéniens, leur situation devant les lois et devant les mœurs ; nous savons en quoi ils différaient et des citoyens et des étrangers, et ce qu'ils avaient de commun avec les uns et les autres. Cela ne suffit pas encore pour déterminer la place précise occupée par les métèques dans la société athénienne : en effet, il y avait encore dans l'empire athénien, aux cinquième et quatrième siècles, d'autres classes d'hommes, comme les clérouques, les alliés, les affranchis, qui faisaient, comme les métèques, partie intégrante de l'empire. Il reste donc à comparer leur situation à celle des métèques, pour dégager nettement celle de ces derniers, et pour arriver enfin à établir avec précision à quelle conception juridique particulière répondait l'institution de la classe des métèques.

Il ne s'agit pas d'ailleurs, pour le moment, de rechercher quand et comment s'est formée cette conception juridique : ce sera l'objet de la deuxième partie de cette étude. Il s'agit simplement de reconnaître ce qu'étaient les métèques aux yeux des Athéniens des cinquième et quatrième siècles.

Les éléments qui, en dehors et au-dessous des citoyens, contribuaient alors à constituer l'ensemble de l'empire athénien se divisent en deux grandes catégories : les hommes d'origine libre, les hommes d'origine servile.

A la tête de la première catégorie se placent les clérouques, qui sont bien des citoyens, mais qui n'en ont pas moins, par suite de leur éloignement d'Athènes, une situation particulière, inférieure en fait à celle des citoyens qui habitent Athènes. Puis viennent les indigènes des contrées où sont établis ces clérouques ; et enfin les alliés, sous leurs deux formes, les alliés proprement dits, ξμμαχοι, et les sujets, πκοοι. Les hommes d'origine servile comprennent les esclaves proprement dits, les esclaves publics, δημόσιοι, et aussi ces esclaves privés ayant une certaine situation particulière et qu'on appelle χρις ικοντες ; enfin, les affranchis.

Il s'agit, non pas d'étudier à fond la condition de chacune de ces classes d'hommes, mais d'indiquer à grands traits en quoi leur condition publique se rapprochait ou différait de celle des métèques.

Nous avons déjà eu à signaler quelques-uns des traits communs aux métèques et aux clérouques.

La différence essentielle entre ces deux classes d'hommes, c'est que, comme l'a montré M. Foucart, les clérouques, malgré leur absence, ne cessent pas d'être en droit des citoyens athéniens : « Le clérouque reste inscrit sur le registre du dème auquel il appartenait avant son départ ; ses fils sont inscrits sur le registre du même dème, et probablement viennent à Athènes partager l'éducation que les magistrats et les maîtres de l'État donnent aux éphèbes de dix-huit à vingt ans.

» A partir de cette inscription sur le registre, ils s'acquittent du service militaire ; que ce soit dans un corps séparé ou avec leur tribu, ils sont considérés comme citoyens, et, s'ils périssent, admis dans la même sépulture que les Athéniens de l'Attique.

» Par le fait de son éloignement de la cité, le clérouque ne peut exercer ses droits politiques ; mais cette même absence, dont la cause est un service public, lui assure, tant qu'elle dure, l'exemption des liturgies et, en cas de citation devant les tribunaux, une excuse légale.

» En résumé, il n'y a d'autres changements dans sa condition de citoyen athénien que ceux que l'absence entraîne nécessairement : ce qu'il y a de particulier dans cette situation, c'est qu'elle peut durer pendant toute sa vie et, sans altération, se transmettre à ses héritiers.[1] »

En fait donc, le clérouque était privé des droits politiques à Athènes, c'est-à-dire de ce qui distinguait essentiellement les citoyens des métèques. Il y avait, entre clérouques et métèques, des points de rapport incontestables : par exemple les clérouques faisaient, comme beaucoup de métèques, partie de deux communautés à la fois, à savoir, d'Athènes et de leur clérouchie ; on les désignait parfois, comme les métèques, par le terme de ικοντες ν (Μυρίνει). Enfin leur condition religieuse à Athènes est tout à fait caractéristique[2] : ils pouvaient sacrifier aux dieux d'Athènes au même titre que les citoyens, ce que pouvaient faire aussi les métèques, et non les étrangers ; ils prenaient aussi part aux fêtes publiques des Panathénées et des Dionysies, auxquelles prenaient également part les métèques ; seulement ils étaient admis au repas public que comportaient ces fêtes,[3] ce qui ne semble pas avoir été le cas pour les métèques.

On peut donc dire que les clérouques étaient comme une sorte d'intermédiaire entre les citoyens actifs, ceux qui pouvaient exercer réellement tous leurs droits, et ces demi-citoyens qu'on appelait les métèques.

Par contre, nous ne pouvons admettre l'analogie qu'introduit M. Foucart entre les métèques athéniens et la population indigène de certaines contrées où Athènes établit des clérouques : « Le sort des anciens habitants restés dans les îles de Lemnos et d'Imbros paraît avoir été beaucoup plus dur (que le sort des habitants de la Chersonèse). Ils étaient exclus des cités formées par les clérouques : tous les personnages qui figurent dans les inscriptions de ces îles sont des citoyens athéniens ; l'organisation de la famille athénienne ne leur permettait pas de pénétrer dans la cité par des mariages. Ils semblent avoir été ce qu'étaient les métèques dans l'Attique.[4] » Si mal renseignés que nous soyons sur la condition des indigènes de ces îles, il nous suffit de savoir qu'ils étaient exclus des cités des clérouques pour repousser tout rapprochement entre eux et les métèques, qui, sans jouir non plus de l'épigamie, étaient admis pourtant dans la cité athénienne. Le nom qu'on doit appliquer à ces indigènes est évidemment le nom de sujets, nom qui, appliqué aux métèques, serait tout à fait impropre.

§ 2.

L'analogie est beaucoup plus grande entre les métèques et les alliés d'Athènes, et il convient d'insister davantage sur ce point.

On sait que le premier empire maritime athénien comporte deux périodes bien distinctes, la confédération primitive, ξυμμαχία, et l'empire proprement dit, ρχη,[5] les alliés n'ayant pas tardé à devenir de véritables sujets. Les bases de l'alliance primitive étaient, à vrai dire, fort équitables : c'était bien une alliance de cités également autonomes et souveraines, dont les Athéniens étaient les chefs et non les maîtres. Mais cet état de choses dura peu, et, autant par la faute des cités que par suite de l'ambition d'Athènes, la confédération fit place à un véritable empire, et les alliés devinrent des sujets.

C'est à partir de ce moment que la condition des alliés offre avec celle des métèques des analogies frappantes. Leur obligation principale, celle qui était aux yeux d'Athènes la vraie raison d'être de la confédération, c'était le tribut qu'ils devaient payer à Athènes. Or il est permis de croire que ce tribut, véritable impôt, pesait beaucoup plus lourdement sur les citoyens des villes alliées que la capitation sur les métèques athéniens.

Pour le service militaire, les alliés différaient des métèques en ce qu'ils fournissaient leur contingent pour les expéditions au dehors : c'est ainsi que dans la première armée envoyée eu Sicile figuraient, sur 5.100 hoplites, 2.150 hoplites fournis par les alliés. C'est-à-dire que, s'ils participaient à l'honneur de former l'infanterie de ligne avec les citoyens athéniens, ils avaient les mêmes obligations qu'eux, et devaient contribuer autant qu'eux à des expéditions dont tout le profit devait être pour Athènes. Le service imposé aux métèques, tout aussi honorable, puisqu'ils servaient aussi comme hoplites, étaient donc beaucoup moins onéreux.

Pour ce qui est de la justice enfin, Athènes s'était réservé le droit d'évoquer devant ses tribunaux les affaires les plus importantes, et c'était là encore pour les jurés athéniens et pour les Athéniens en général une source de revenus des plus fructueuses. Suivait-on pour les alliés les règles du droit commun, ou était-ce devant le Polémarque que se jugeaient ces affaires ? nous ne le savons pas exactement. On serait à priori porté à admettre que les procès de ce genre relevaient de la compétence du Polémarque, puisque les alliés étaient des étrangers. Mais nous savons par Aristote que les procès π ξυμβλων en général, c'est-à-dire les affaires de tous les étrangers qui avaient avec Athènes des traités spéciaux, allaient devant les Thesmothètes.[6] Or les alliés avaient été assimilés sur ce point aux étrangers de cette catégorie, et leurs procès aussi étaient dits δίκαι π ξυμβλων [7] ; et nous savons de plus que, dans un cas déterminé, les Chalcidiens devaient comparaître devant l'héliée des Thesmothètes.[8] Il est donc probable que, pour la juridiction même, les alliés étaient assimilés aussi aux étrangers qui avaient conclu avec Athènes un traité.

En fait, la condition judiciaire imposée aux alliés d'Athènes est ce qui nous fait le mieux comprendre leur situation comparée à celle des métèques. Les uns et les autres étaient justiciables des mêmes tribunaux, toujours composés d'héliastes, quel qu'en fût le président ; seulement les métèques avaient chez eux cette justice que les alliés étaient obligés de venir chercher à Athènes. Bien plus, tandis que les juges devant lesquels comparaissaient les métèques étaient pour eux, sinon des égaux, du moins des compatriotes, qu'ils connaissaient et dont ils étaient connus, c'étaient pour les alliés des étrangers, et, on peut dire, des maîtres. Il n'y avait pas et il ne pouvait pas y avoir entre les juges et les justiciables cet esprit de bienveillance mutuelle qui résulte non seulement de la communauté des intérêts, mais du contact journalier. Autrement dit, les alliés devaient n'être pour les héliastes que des étrangers, tandis que les métèques étaient presque des concitoyens.

On peut donc affirmer que, à tous ces points de vue, la situation des alliés était inférieure en fait à celle des métèques. Ajoutons que ces derniers, habitant Athènes, profitaient d'une foule d'avantages dont les alliés étaient nécessairement privés, eux qui ne venaient guère à Athènes que pour y apporter leur tribut ou comparaître devant les héliastes.

C'est ainsi que s'expliquent les paroles de Nicias aux matelots métèques[9] : « Vous participez non moins que nous à notre empire pour tout ce qui est avantage à en retirer, plus que nous-mêmes pour ce qui est de la crainte à inspirer aux sujets. » Tout en faisant la part de l'exagération naturelle dans la circonstance, il faut reconnaître qu'en effet, aux yeux des alliés que leurs affaires appelaient à Athènes, les métèques ne devaient guère différer des citoyens, et devaient leur apparaître comme jouissant d'une situation fort enviable.

Aussi, tandis que les métèques n'ont jamais songé qu'à aider au développement de la prospérité d'Athènes, et lui sont toujours restés fidèles dans ses désastres, les alliés ont cherché toutes les occasions de secouer le joug qui leur était imposé, et l'échec de l'expédition de Sicile fut le signal de la dissolution de l'empire.

La confédération que l'on désigne généralement sous le nom de second empire maritime athénien fut conclue, il est vrai, sur des bases plus équitables ; et les alliés, d'abord dispensés du tribut et de l'obligation de comparaître devant les tribunaux athéniens, furent à coup sûr dans une situation supérieure à celle des métèques. Mais on sait que cette fois encore les promesses faites par Athènes ne furent pas tenues : le tribut reparut sous le nom de contribinions, συντάξεις, et la juridiction athénienne fut de nouveau imposée à Céos et à Naxos. Il n'est pas douteux qu'Athènes eût fini par réduire peu à peu toutes les cités alliées à la même condition, si la Guerre Sociale n'eût pour la seconde fois détruit son empire.

Il n'y avait pas eu là en somme de conception sincère d'un droit nouveau : on avait voulu simplement reprendre, avec quelques ménagements, les errements anciens, et les alliés, dans les idées des Athéniens, ne devaient pas cesser de jouer le rôle de sujets.

§ 3.

Il n'y aurait pas lieu de mentionner ici les esclaves, si certains d'entre eux n'avaient eu une situation particulière, qui les rapprochait, en fait, des hommes libres.

C'étaient tout d'abord les esclaves publics, δημόσιοι.[10] Leur condition était bien meilleure que celle des esclaves appartenant aux particuliers, et l'État leur confiait parfois des fonctions d'une réelle importance. D'après Démosthène, les δημόσιοι placés auprès d'un magistrat qui avait le maniement de fonds appartenant à l'État étaient, dans une assez large mesure, chargés de contrôler sa gestion. Et leurs noms sont quelquefois gravés sur les stèles à la suite des noms des magistrats. Ils étaient admis à certaines au moins des cérémonies du culte public. Enfin quelques-uns d'entre eux arrivaient à la fortune et menaient la même vie que les citoyens eux-mêmes.

Ils ne différaient donc guère des métèques en fait ; ils n'en différaient pas moins profondément en théorie, puisque leur liberté n'était que précaire, et qu'ils avaient un maître, l'État, dont l'autorité sur eux, pour n'être pas gênante, n'en était pas moins absolue.

Il faut citer encore les esclaves dits χρις ικοντες. C'étaient des esclaves à qui leur maître confiait le soin de diriger certaines affaires en dehors de sa maison, ou même à l'étranger.[11] Commerçants ou industriels, ils rendaient compte de leur gain à leur maître, ou bien lui payaient une redevance fixe, ποφορά. Ceux-là aussi jouissaient de la même liberté d'allures que les métèques et devaient, dans la vie de tous les jours, se confondre avec eux. Mais, à plus forte raison encore que les δημόσιοι, leur liberté toujours précaire les mettait bien au-dessous d'eux, puisqu'ils dépondaient, non plus de l'État, mais d'un particulier.

En résumé, toutes ces catégories de personnes se distinguent nettement des métèques, quoique toutes aient avec eux quelques traits communs, et l'on peut dire que les métèques, naturellement supérieurs aux esclaves de tous genres, sont égaux en droit et supérieurs en fait aux sujets, et inférieurs en droit aux seuls clérouques. Reste à voir leur situation comparée à celle des affranchis ; cette dernière comparaison, beaucoup plus instructive pour nous, va éclairer à la fois la condition des affranchis et la leur.

 

CHAPITRE II.LES MÉTÈQUES ET LES AUTRES ÉLÉMENTS INFÉRIEURS DE L'EMPIRE ATHÉNIEN. 2 : LES AFFRANCHIS.

§ 1.

La condition publique et privée des affranchis à Athènes n'a encore été l'objet d'aucun travail détaillé et complet comme l'a été à plusieurs reprises la condition des affranchis à Rome.[12] Il n'en est guère traité que dans les ouvrages généraux ; ou bien on a surtout étudié les divers modes d'affranchissement. Le fait s'explique très simplement : nous avons sur les affranchis athéniens infiniment moins de renseignements que sur les affranchis romains, et il ne faut pas en chercher la cause dans le hasard auquel on doit la conservation ou la destruction des textes.

Les affranchis, comme tels, ont joué à Athènes un rôle beaucoup moins important qu'à Rome : d'abord, tandis que leurs rapports avec leurs patrons étaient à Rome nettement délimités, ils paraissent, avoir été à Athènes assez vagues. Mais c'est surtout leur condition publique qui diffère profondément : les affranchis romains formaient une classe d'hommes particulière, qui jouissait du droit de cité avec certaines restrictions ; les affranchis à Athènes ne formaient point aux yeux de l'État une classe particulière : ils entraient, par le fait même de leur affranchissement, dans la classe des métèques.

C'est ainsi que les savants modernes envisagent généralement la situation de l'affranchi athénien[13] ; mais il ne nous paraît pas que la démonstration ait été faite complètement et dans le détail, et nous allons essayer de la faire dans ce chapitre. La condition publique de l'affranchi nous intéressant seule d'ailleurs, nous ne ferons qu'indiquer les traits essentiels de sa condition privée.

Le terme officiel pour désigner l'affranchi était πελεύθερος ou ξελεύθερος ; les lexicographes font entre ces deux termes des distinctions assez subtiles, qui ont peut-être existé à l'origine, mais qui n'existent plus à l'époque classique, où ils sont employés indifféremment.

Or jamais, dans les recensements opérés à Athènes et dont les auteurs nous ont conservé le souvenir, il n'est question d'πελεύθεροι [14] : il n'y est jamais fait mention que des citoyens, des esclaves et des métèques.

Il est évidemment inadmissible que les affranchis ne fussent pas tenus au service militaire, soit comme hoplites, soit au moins comme infanterie légère : or les affranchis ne figurent ni dans l’énumération des forces d'Athènes au début de la guerre du Péloponnèse faite par Thucydide, ni ailleurs. Même dans les expéditions faites πανδμει, il n'est jamais question que de citoyens, d'étrangers, c'est-à-dire d'alliés, et de métèques, et, dans les circonstances tout à fait graves, comme lors de la bataille des Arginuses, d'esclaves à qui l'on promet la liberté.

De même, pour ce qui concerne la flotte, aucun texte n'indique que les affranchis aient servi comme rameurs. Lorsque Démosthène[15] reproche aux Athéniens leur répugnance à monter eux-mêmes sur les trières, il dit qu'ils embarquent d'abord les métèques et les χρις ικοντες, qui sont, nous l'avons vu, des esclaves jouissant d'une situation privilégiée et très rapprochée en fait des affranchis ou des métèques ; mais des affranchis eux-mêmes il n'est pas question.

Ainsi, non seulement les affranchis ne formaient pas, comme les métèques, des corps de troupe spéciaux, mais, si l'on en jugeait seulement par le silence des lestes, ils n'auraient pas même figuré dans l'armée athénienne.

Devant les tribunaux, il n'est question d'eux spécialement qu'à propos de l'action particulière qui pouvait leur être intentée pour négligence de leurs devoirs envers leur patron, δίκη ποστασίου, action qui relevait de la compétence personnelle du Polémarque.[16]

Au contraire, il n'est question des affranchis, et avec quelques détails, que pour ce qui touche à leurs obligations financières vis-à-vis de la cité, et les textes à ce sujet sont des plus significatifs.

Harpocration, s'appuyant sur plusieurs passages des poètes comiques, dit que les affranchis payaient, comme les métèques, le metoikion.[17] Étant donné ce que nous avons établi au sujet de cette taxe, le sens de cette obligation pour les affranchis ne peut être douteux : elle signifie qu'ils entraient, pour la cité, dans la classe des métèques, et que par conséquent ils avaient tous les droits et tous les devoirs des métèques. S'ils payaient le metoikion, c'est qu'ils étaient inscrits sur le rôle des métèques, c'est-à-dire sur la liste des dèmes. Jusque-là ils n'avaient eu qu'une condition privée, ne dépendant que de leur maître seul, ou du moins ne dépendant de l'État qu'indirectement et par son intermédiaire : affranchis, ils ont dès lors une condition publique, c'est-à-dire qu'ils ont avec la cité des relations directes.

Au metoikion s'ajoutait, pour les affranchis seulement, et non pour les métèques proprement dits, comme l'a reconnu Böckh après S. Petit, une autre taxe, le triobole. C'est de deux pièces de Ménandre qu'Harpocration tire ce renseignement[18] ; comme le remarque Böckh,[19] l'indécision même d'Harpocration, qui dit que cet impôt se payait « peut-être au fermier de l'impôt, » montre que les lexicographes ne savaient rien de précis là-dessus. Aussi ne peut-on ajouter foi ni à Pollux, qui affirme qu'on le payait « au greffier, » ni à Hesychius, qui affirme que c'était au fermier.

Comme cette taxe ne nous est connue absolument que par ces passages des lexicographes, il est fort difficile d'en retrouver la signification exacte, et de savoir à qui la payaient en réalité les affranchis. Böckh a fait à ce sujet une hypothèse ingénieuse : le triobole, dit-il, ne pouvait être payé ni au greffier ni au fermier pour leur compte, puisque la taxe était affermée ; et il suppose que le triobole remplaçait l'impôt que payait, avant l'affranchissement, le maître pour son esclave. Cet impôt sur les esclaves semble en effet avoir existé, d'après un passage de Xénophon[20] : à chaque affranchissement, l'État aurait donc perdu quelque chose, et aurait compensé cette perte en reportant l'impôt sur la tête de l'affranchi, devenu personne responsable.

Il est impossible d'arriver à une solution certaine de la question, puisque nous ne savons pas entre les mains de qui les affranchis versaient cette somme. Néanmoins, l'hypothèse de Böckh ne nous paraît pas complètement satisfaisante. D'abord nous conservons quelques doutes sur la réalité de cette taxe des esclaves, qui peut fort bien n'avoir été qu'un droit de douane portant sur les esclaves importés en Attique[21] ; et c'est par une véritable pétition de principe que Böckh allègue comme preuve de l'existence de cette taxe le triobole, tout en expliquant le triobole par cette taxe même. De plus, on ne voit pas bien en vertu de quel droit l'État aurait fait payer à des hommes libres l'impôt que d'autres lui versaient pour leurs esclaves.

Nous croyons plutôt que cette taxe particulière aux affranchis était le signe de leur nouvelle condition et de leur passage de la classe des esclaves dans celle des hommes libres. Nous trouvons des exemples de ce genre à Lamia en Thessalie : là, les affranchis qui avaient racheté leur liberté à leur maître étaient tenus de payer, outre leur rançon à celui-ci, une somme de quinze statères à la ville, qui en retour reconnaissait et garantissait formellement leur affranchissement.[22] Cette somme n'était versée qu'une fois pour toutes, et non chaque année, et nous pensons qu'il en était de même à Athènes : c'était un droit fixe sur les affranchissements. Il y a lieu seulement, dans cette hypothèse, de s'étonner que ce droit fût si minime : il est évident que cette taxe ne pouvait compter au nombre des revenus réels de la cité ; elle ne pouvait être qu'une sorte de droit d'inscription sur la liste des métèques.

Quoi qu'il en soit, l'intéressant pour nous est de constater que, en dehors de cette taxe insignifiante de trois oboles, qui, en admettant qu'elle fût annuelle, ne pouvait être que la marque de leur ancienne condition, les affranchis étaient mis, en ce qui concernait leurs obligations financières envers la cité, absolument sur le même pied que les métèques. Cela suffirait pour nous prouver qu'aux yeux de l'État affranchis et métèques, quelle que fût leur condition privée, ne constituaient qu'une seule et même catégorie de personnes.

§ 2.

La condition privée des affranchis athéniens nous est mal connue dans le détail ; mais il nous suffit en somme, pour l'apprécier exactement, de savoir qu'ils ne s'appartenaient pas entièrement, c'est-à-dire qu'ils dépendaient, plus ou moins, de leur ancien maître, devenu leur patron, sous le nom de προστάτης.

C'est sur les droits de ce patron que les textes sont presque muets. On doit admettre que souvent le patron stipulait, dans l'acte même d'affranchissement, certaines obligations dont l'affranchi aurait à s'acquitter : on en trouve beaucoup d'exemples dans les actes d'affranchissement sous forme de vente à une divinité provenant de Delphes.[23]

Mais en dehors de ces cas particuliers, nous ne connaissons en fait de droits positifs du patron que celui de recueillir la succession de son affranchi mort sans laisser de postérité.[24] Platon, dans les Lois, énumère bien certaines autres obligations de l'affranchi vis-à-vis de son patron ; mais elles sont de nature très vague, et constituent plutôt des marques de déférence que de véritables devoirs. Ainsi, d'après Platon, l'affranchi devait se rendre trois fois par mois chez son patron pour lui offrir ses services, ne pouvait se marier sans le consulter ni sans avoir obtenu son approbation ; il ne devait pas devenir plus riche que son patron.[25]

Nous doutons fort, à vrai dire, que tous ces devoirs aient constitué pour les affranchis de véritables obligations légales. On ne voit pas bien, par exemple, comment le dernier aurait pu faire l'objet d'une prescription précise de la loi. Dans tous les cas, on n'en trouve nulle trace dans les textes, et il est plus que douteux, comme l'indique M. Caillemer, que l'affranchi ait été tenu aux mêmes obligations vis-à-vis des héritiers de son patron défunt.[26]

Il est certain cependant que les affranchis avaient des devoirs quelconques envers leur patron[27] : c'est ce que prouve l'action que pouvait leur intenter celui-ci en cas de non accomplissement de Ces devoirs, ποστασίου δίκη.

Aristote mentionne simplement cette action comme relevant de la compétence personnelle du Polémarque[28] ; Harpocration donne quelques détails de plus : « C'est, » dit-il, « une action donnée contre les affranchis à ceux qui les ont affranchis, s'ils les abandonnent ou prennent un autre patron et ne font pas ce que les lois leur imposent.[29] » Nous en sommes réduits à ces renseignements, car aucun des discours des orateurs attiques prononcés dans des affaires d'apostasie ne nous est parvenu.[30]

On voit tout d'abord que cette action était une action privée, le patron seul ayant le droit de l'intenter. Malheureusement les termes très vagues qu'emploie Harpocration ne permettent pas de reconnaître dans quels cas précis le patron pouvait l'intenter, ni quels étaient les devoirs de l'affranchi à son égard. En revanche, la phrase d'Harpocration contient un renseignement très intéressant, qui nous paraît avoir passé inaperçu, et qui pourtant jette une vive lumière sur la condition des affranchis.

D'après Harpocration, l'action en apostasie pouvait s'intenter non seulement contre l'affranchi coupable d'abandon ou d'ingratitude, mais contre celui qui se choisissait un autre patron. Que faut-il entendre par là ? comment un affranchi aurait-il pu avoir à se choisir un patron autre que celui qui l'avait affranchi ? et quel intérêt y aurait-il eu ?

La phrase d'Harpocration n'offre de sens que si l'on admet que les affranchis entraient de droit dans la classe des métèques ; or pour cela, il fallait que tout affranchi fût présenté au dème et inscrit sur ses registres, ce qu'il n'était pas comme affranchi ; et la loi ordonnait, tout naturellement, que le parrain de l'affranchi devenu en même temps métèque fut son ancien maître. Le terme πιγράφωνται προστάτην qu'emploie Harpocration est à rapprocher de τν μετοίκων τος προστάτα ; προσγραφντων αυτος du scoliaste d'Aristophane[31] : c'était évidemment, de même que νέμειν προστάτην, l'expression technique et officielle. On comprend alors quel intérêt pouvait avoir l'affranchi à se faire présenter par un autre prostate : s'il le faisait, c'est qu'il voulait se faire passer pour un homme d'origine libre, et se dégager ainsi de ses devoirs envers son ancien maître. C'était, en un mot, une usurpation d'état civil, qui n'avait pas, il est vrai, d'inconvénient pour l'État, puisqu'elle ne changeait en rien la condition publique du nouveau métèque, mais qui en avait pour le patron de l'affranchi, qui aurait été ainsi privé de ses droits de patron. Ainsi s'explique que l'action, même on ce cas, fût de nature privée, et non publique.

L'affranchi se trouvait donc dans une situation toute particulière : métèque pour la cité, esclave affranchi pour son patron ; de sorte qu'il y avait deux catégories de métèques, les métèques d'origine libre, venus du dehors, et les esclaves affranchis.

C'est cette distinction qui nous donne la clef de toute une série d'inscriptions qui ont été longtemps une énigme, et qui, bien comprises, nous fournissent les renseignements les plus précieux sur la condition des métèques athéniens. Il s'agit des fragments de catalogues connus sous le nom de Catalogues des phtales d'argent offertes par les affranchis [32] ; ils datent de la seconde moitié du quatrième siècle. Voici quelle est la formule constante de la consécration : Φίλων γραμματες ν Θορικ οκν ποφυγν Φερεκλεδη Φερεκλέου Περιθοίδην, φιάλη σταθμν Η. Tous les noms de ceux qui ont consacré les phiales, hommes ou femmes, sont au nominatif et suivis de οκν ν ; au contraire, parmi les noms de ceux auxquels « ils ont échappé, » et qui sont à l'accusatif, figurent surtout des citoyens, mais aussi des métèques, et des κοινά d'éranistes.

M. Rhangabé, qui le premier avait publié quelques-uns de ces fragments,[33] crut qu'il s'agissait de personnes à qui on avait intenté une accusation, et qui avaient été acquittées. Cette hypothèse n'explique pas pourquoi toutes les personnes acquittées sont des métèques.

Pour M. E. Curtius,[34] ceux qui ont consacré les phiales étaient des esclaves fugitifs qui avaient trouvé asile dans un temple, et obtenu leur liberté sous la condition de consacrer à la divinité de ce temple une offrande d'une valeur déterminée. Mais il est inadmissible qu'il ait suffi à un esclave de s'enfuir et de se réfugier dans un temple pour que son maître fût forcé de l'affranchir.

Aussi M. Köhler a-t-il donné une autre explication.[35] Il a rapproché ces inscriptions d'un fragment de comptes des trésoriers d'Athéna où sont mentionnées des hydries faites « avec les phiales des affranchis,[36] » et démontré que les inscriptions en question mentionnaient précisément ces phiales des affranchis. Pour lui, ces phiales auraient été consacrées à Athéna par des esclaves affranchis, simplement en reconnaissance de leur affranchissement, et la loi, ou l'usage, aurait voulu que tout esclave nouvellement affranchi consacrât ainsi à la déesse protectrice de la cité une offrande de la valeur de cent drachmes.

Cette explication a le tort de ne pas tenir compte du sens du mot ποφεύγω, qui ne signifie pas, comme le veut M. Köhler, « échapper au pouvoir de quelqu'un, » mais bien « échapper à une accusation intentée. »

M. Koumanoudis, publiant une de ces inscriptions, qui porte en tête un nom de magistrat dont le titre est mutilé, et, au-dessous, …οστασίου,[37] restituait pour ce dernier mot προστασίου et concluait qu'il s'agissait de métèques accusés de ne pas avoir de prostate. Pour réfuter cette hypothèse, il suffit de rappeler que plusieurs des accusateurs sont des métèques, et que des métèques ne pouvaient intenter une action publique ; or nous avons dit que la γραφ προστασίου était une action publique.

M. Schenkl[38] croyait, avec M. Rhangabé, qu'il s'agit de métèques accusés en justice et acquittés : pour lui, ce n'est pas la loi, mais simplement l'usage, qui imposait aux métèques l'obligation de consacrer à la déesse un objet de la valeur de cent drachmes ; et il partait de là pour déplorer la malheureuse condition des métèques, exposés de la part des citoyens à des accusations injustes, auxquelles ils devaient échapper rarement.

M. de Wilamowitz,[39] qui ne s'explique pas d'ailleurs nettement sur la portée de ces inscriptions, reconnaît pourtant qu'il doit s'agir d'actions en apostasie, et propose de restituer pour le n° 776 ποστασίου, et pour le titre du magistrat Πολεμαχον]τος.

M. Wachsmuth, enfin, dans une note assez peu compréhensible, semble admettre à la fois l'opinion de M. Köhler et celle de M. Schenkl, tout en ajoutant qu'il s'agit non d'affranchissement pur et simple, mais d'un rachat par l'esclave de sa liberté, rachat qui se serait opéré devant un tribunal et aurait revêtu la forme d'une δίκη ποστασίου.[40] Nous avouons ne pas comprendre comment un affranchissement aurait pu se faire au moyen de la δίκη ποστασίου, qui était précisément tout le contraire.

Seul, M. Lipsius[41] a bien montré qu'il s'agissait d'affranchis à qui leurs patrons avaient intenté une action eu apostasie, et qui avaient gagné leur procès.[42]

Le mot ποφεύγω en effet ne peut avoir d'autre sens : il signifie exactement « gagner un procès que l'on vous a intenté.[43] » Or comme tous les gagnants sont des métèques, il ne s'agit évidemment pas de procès quelconques, mais uniquement d'actions en apostasie, l'hypothèse d'actions en aprostasie nous ayant paru inadmissible. Une seule chose reste obscure pour nous : pourquoi les affranchis qui avaient obtenu gain de cause dans les actions en apostasie consacraient-ils à Athéna une phiale du poids de cent drachmes[44] ? Était-ce la loi, ou simplement l'usage, qui leur imposait cette obligation ? Rien ne nous le dit ; néanmoins, nous admettrions volontiers qu'il y eût là quelque chose de plus qu'un usage, et que ce fût une véritable obligation : voici pourquoi.

On sait que l'affranchi qui avait eu le dessous dans une affaire de ce genre retombait en esclavage.[45] Au contraire, s'il avait eu gain de cause, le maître perdait son droit de patronage, et l'affranchi devenait complètement libre.[46] C'est cette dernière clause qui nous explique la teneur des inscriptions en question, dont M.. Lipsius lui-même n'a pas fait ressortir suffisamment la portée.

Ce qu'il y a de plus intéressant dans ces inscriptions, c'est que les noms des affranchis qui ont gagné leur procès sont régulièrement suivis du démotique des métèques, οκν ν. Ces affranchis sont donc des métèques. Nous avons déjà montré, il est vrai, que tous les affranchis étaient en même temps des métèques : mais avec cette restriction, que les métèques n'avaient que des devoirs publics, les affranchis ayant les mêmes devoirs publics, mais aussi d'autres devoirs d'ordre privé. Par le gain de leur procès, les affranchis en question ont été débarrassés de ces derniers : ils sont donc maintenant de purs métèques, tout à fait semblables aux métèques d'origine libre. Et c'est cette qualité nouvelle, ce changement dans leur état civil qu'ils manifestent par l'adjonction à leur nom du domotique des métèques.

Il n'y a en effet pas d'exemple qu'un affranchi ait fait suivre son nom de la formule οκν ν, et la raison en est bien simple : c'est que l'affranchi ne pouvait avoir de domicile légal à son nom ; son domicile légal, en quelque endroit qu'il habitât, c'était le domicile de son patron. Mais une fois délivré du patronage, l'affranchi avait ipso facto le droit d'élire un domicile légal, et c'est ce qu'il indiquait en faisant suivre son nom, dans les actes officiels, de οκν ν. Qu'il restât dans le dème de son patron ou qu'il élût domicile dans un autre, il le faisait en son propre nom.

On comprend alors que la cité ait imposé aux affranchis ainsi délivrés du patronage, l'obligation de consacrer aux dieux, c'est-à-dire au fond, de versera son trésor, une certaine somme. C'était comme le prix de leur libération définitive, et en même temps c'en était la marque sensible, puisque le catalogue des trésoriers de la déesse pouvait faire foi de la consécration et, par conséquent, du gain de leur procès.

Avec notre explication disparaissent toutes les difficultés signalées dans ces inscriptions.[47] M. Köhler, qui reconnaissait que dans son hypothèse il donnait au mot ποφευγεν un sens qui n'est pas le sien, objectait d'autre part qu'il ne pouvait s'agir d'affranchis acquittés dans des affaires d'apostasie, parce que plusieurs des patrons (ou des accusateurs) sont eux-mêmes des métèques.[48] Cette objection n'eu est pas une : nous avons montré dans un chapitre précédent, en nous autorisant d'un fragment d'Isée, que les métèques jouissaient, tout comme les citoyens, du droit de posséder des biens meubles, et que la loi athénienne ne faisait à cet égard aucune différence entre eux et les citoyens. Non seulement les métèques pouvaient posséder des esclaves (les exemples de Képhisodoros et de Lysias suffiraient à le prouver), mais ils pouvaient avoir des affranchis, et ils avaient sur ces affranchis les mêmes droits comme patrons que les citoyens : ils avaient donc, en cas d'abandon ou d'ingratitude de leur part, le même recours devant les tribunaux athéniens que les citoyens eux-mêmes.[49]

Enfin, quelques-uns de ces affranchis ont gagné leur procès contre un citoyen et un κοινν d'oranistes. Le fait n'a rien non plus de surprenant : on sait que les associations, religieuses ou autres, pouvaient posséder même des bien-fonds ; rien ne s'oppose donc à ce qu'elles aient possédé des esclaves et des affranchis.[50] Et en cas d'ingratitude de ces affranchis, le κοινν, étant personne civile, pouvait, représenté par un de ses membres, leur intenter une action en apostasie, comme l'aurait pu faire un simple particulier. En général, l'érane se faisait représenter par un citoyen,[51] parfois, par un métèque.[52] Deux seulement de ces affranchis ont gagné leur procès contre un étranger dont le nom est suivi non du démotique, mais d'un ethnique. Dans le premier cas,[53] l'étranger est un Olynthien ; on peut en conclure que l'inscription est postérieure à l'alliance contractée entre Athènes et Olynthe en 349, et que les citoyens des villes alliées d'Athènes trouvaient auprès des tribunaux athéniens le même appui que les citoyens et les métèques d'Athènes.

Dans le second cas,[54] l'étranger est un Thébain, et son nom est associé à celui d'un métèque : il s'agit donc d'un affranchi possédé en commun par ces deux personnages,[55] deux frères peut-être, dont l'un était venu se fixer à Athènes, l'autre restant à Thèbes ; et il est possible aussi que Thèbes à ce moment fût l'alliée d'Athènes.

Il ne peut donc y avoir de doute sur le sens des inscriptions des phiales des affranchis. Elles ont été consacrées par des esclaves qui, précédemment affranchis par leurs maîtres, citoyens ou métèques, avaient été de leur part l'objet d'une poursuite en apostasie, et avaient gagné leur procès. Déjà assimilés aux métèques depuis leur affranchissement, et ne différant d'eux que par certaines obligations d'ordre privé, le gain de leur procès les débarrassait de ces dernières, et leur permettait de s'appeler officiellement, non plus affranchis, mais métèques : l'adjonction à leur nom du démotique des métèques était la marque de leur nouvel état civil.

La condition privée des affranchis délivrés de leur patron était donc complètement modifiée : leur condition publique en ressentait-elle aussi quelque changement ? Autrement dit, l'affranchi, dans ses relations avec l'État, avait-il besoin de l'intermédiaire de son patron, ou agissait-il déjà directement, comme les métèques proprement dits ?

Ce qui nous porte à poser cette question, c'est l'affirmation de quelques lexicographes que les métèques payaient le metoikion par l'intermédiaire de leur prostate.[56] Nous avons montré que cela était inadmissible ; mais ne pourrait-on expliquer l'erreur des lexicographes en supposant qu'ils, ont appliqué à tous les métèques ce qui était vrai seulement des affranchis ?

Nous ne le croyons même pas : aucun texte n'indique que la condition publique des affranchis fût autre que colle des métèques proprement dits. Du moment que le patron avait fait inscrire son affranchi sur la liste des métèques, celui-ci, devenant directement responsable devant l'État, n'avait plus besoin de répondant, et les relations de l'affranchi avec son patron demeuraient d'ordre purement privé. C'est pourquoi l'action en apostasie était du nombre des actions privées, tandis que l'action en aprostasie faisait partie des actions publiques.

Ainsi, les affranchis, à Athènes, entraient dans la classe des métèques. Aussi désigne-t-on souvent les uns et les autres indifféremment du nom de ξένοι.[57] D'autre part, Isée emploie le terme de métèque en parlant du banquier Eumathès, affranchi à qui les héritiers de son patron contestaient sa qualité d'affranchi, prétendant qu'en réalité il était leur esclave.[58]

Affranchis aux yeux de leurs maîtres, les affranchis étaient donc aux yeux de la cité des métèques, et tout ce que nous avons dit de la condition de ces derniers s'applique exactement à eux.

 

CHAPITRE III.DÉFINITION DU MÉTÈQUE.

Nous sommes maintenant parvenu au terme de nos recherches sur la condition légale des métèques athéniens, et nous pouvons enfin compléter et rectifier la définition que donnent de cette classe d'hommes les auteurs anciens.

Et d'abord, on comprenait à Athènes sous le nom de métèques des hommes qui n'avaient pas tous la même origine légale ni la même situation effective. Pour les lexicographes, les métèques sont des étrangers venus du dehors avec l'intention de trouver à Athènes une nouvelle patrie : ce sont bien là en effet les métèques par excellence. Mais d'autres aussi, des étrangers établis pour un séjour de courte durée, étaient, comme l'indique bien Aristophane de Byzance, enrôlés parmi les métèques. Et enfin tous les affranchis faisaient également et de droit partie de cette classe. C'est-à-dire qu'elle se recrutait en partie d'hommes libres, en partie d'esclaves. Tous d'ailleurs, quelle que fût leur condition privée, avaient aux yeux de la cité exactement les mêmes droits et les mêmes devoirs : pour elle, ils étaient tous des métèques.

La condition de ces métèques à Athènes nous explique pourquoi les définitions des lexicographes sont si incertaines et si vagues. D'abord, jamais les Athéniens n'ont eu, comme les Romains, l'amour des formules et des définitions précises.[59] Mais surtout cette condition était des plus complexes.

En théorie pure, les métèques étaient pour les Athéniens des étrangers ; la preuve en est que les auteurs les appellent souvent ξένοι.[60] Et en effet, ils conservaient, ceux du moins qui l'avaient eu, leur ancien droit de cité, et ils relevaient, comme tous les étrangers, de la juridiction du Polémarque.

Mais dans la pratique ils différaient complètement des étrangers, puisqu'ils faisaient partie intégrante de la cité. Les Athéniens en effet leur avaient fait dans leur république une place, très nettement délimitée d'ailleurs. Ils avaient institué pour ces étrangers des cadres spéciaux, et rigoureusement fermés ; tout mélange entre eux et les citoyens était impossible, puisque les métèques ne jouissaient pas du droit d'épigamie.

Enfin, soumis à des obligations déterminées et nullement abusives, jouissant aussi de droits déterminés, les métèques, dans la vie de tous les jours, ne se distinguaient on rien des citoyens.

De là est venu l'embarras des lexicographes ; Ammonius, par exemple, n'a su comment exprimer cette situation spéciale des métèques, qui n'étaient ni des alliés ni des sujets, et qui, tout en conservant beaucoup de l'étranger, avaient quelque chose du citoyen. Pour nous, nous n'hésiterons pas à leur donner le nom de demi-citoyens, qui nous paraît rendre assez bien cette situation particulière.

M. de Wilamowitz, qui adopte un terme analogue (Quasibürger) explique cette situation d'une façon ingénieuse, mais qui nous paraît manquer de fondement sérieux. Il repousse, avec raison, la théorie ordinaire sur le prostate, et démontre que les rapports de métèque à prostate auraient été de véritables rapports de clientèle, rapports qui ne peuvent avoir existé à Athènes, du moins au cinquième et au quatrième siècles. Il termine pourtant en déclarant que pour lui les métèques sont bien des clients : seulement chacun d'eux, au lieu d'être le client d'un citoyen athénien en particulier, est le client du peuple athénien tout entier.[61] M. de Wilamowitz avoue d'ailleurs qu'il ne faut pas chercher formulée dans les textes cette définition du patronat du peuple. Cependant il cite, sans le donner précisément comme preuve de ce qu'il avance, et en le discutant à part sous forme d'Appendice, un passage des Suppliantes d'Eschyle, qui à ses yeux est décisif. C'est le passage où le roi d'Argos Pélasgos, recevant les Danaïdes, leur déclare qu'il sera pour elles προστάτης δ'γ στοί τε πάντες.[62] Pour M. de Wilamowitz, les Danaïdes sont des métèques, et le roi proclame formellement qu'il les reçoit dans son royaume comme telles, les plaçant sous la protection du patronat populaire.

Nous avons déjà déclaré à plusieurs reprises que nous nous refusions à tirer aucune conclusion des passages des poètes tragiques, parce qu'il est impossible de déterminer jusqu'à quel point ils emploient les termes de ce genre dans leur sens technique, ou pour mieux dire, parce qu'ils ne les emploient jamais ainsi.

Dans le passage en question, il y a, à notre avis, quelque chose de légèrement burlesque à se représenter Eschyle travestissant ainsi le vieux mythe des Danaïdes, et transformant ces protégées et leur protecteur en « métèques » et « prostate, » comme s'il s'agissait de trafiquants égyptiens et de bourgeois athéniens. Et n'est-il pas plus simple d'admettre qu'Eschyle a employé ce mot de προστάτης dans son acception à la fois la plus vague et la plus noble, de « protecteur et défenseur ? »

Qu'au fond les métèques fussent les protégés du peuple athénien, ses clients même, puisque Mi de Wilamowitz tient à ce mot, nous ne le contestons nullement : nous pensons au contraire l'avoir suffisamment démontré. Ce que nous refusons d'admettre, c'est qu'il y ait eu à Athènes une conception théorique, en vertu de laquelle le peuple athénien aurait été le prostate et les métèques ses clients. Ni les textes des historiens, ni même, quoiqu'en dise M. de Wilamowitz, les textes des poètes n'autorisent cette conclusion, et il est inutile de prêter aux anciens des théories qu'ils n'avaient pas, et qui ne sont nullement nécessaires pour l'intelligence des faits.

Nous dirons, plus simplement, que les métèques étaient des étrangers, les uns d'origine servile, les autres d'origine libre, fixés à Athènes, soit pour un temps, soit définitivement, que la cité faisait participer à ses charges, leur octroyant en retour des droits positifs, et à qui elle ouvrait même, dans une certaine mesure, ses cadres : de sorte que, sans être citoyens, ils faisaient partie intégrante de la cité.

 

CHAPITRE IV.LA CONDITION DES ÉTRANGERS DANS LE DROIT ROMAIN ET DANS LE DROIT FRANÇAIS MODERNE.

§ 1.

Qu'y a-t-il de particulier dans cette conception athénienne du métèque ? C'est ce que va nous montrer une comparaison rapide entre cette conception et la conception des Romains et celle des modernes sur le même sujet.

A Rome,[63] on appelait, à l'origine, peregrinus, tout homme libre exclu de la civitas, qu'il fût citoyen d'un État indépendant de Rome, ou d'un État soumis à Rome et qui n'avait pas obtenu le droit de cité romaine.

Le peregrinus qui, à l'origine, séjournait sur le territoire romain, tout à fait analogue par conséquent au métèque athénien, s'y trouvait sans protection légale, le jus civile, le seul qui existât alors, ne pouvant s'appliquer qu'aux citoyens. Il fallait alors, pour que le pérégrin existât aux yeux de la loi, qu'il se mît sous la sauvegarde d'un citoyen, soit en contractant avec lui un hospitium privatum, soit en devenant son client, par l’applicatio ad patronum. Son hôte ou patron avait alors le devoir de le protéger et de le représenter devant la loi.

Telle est, à l'origine, la situation de l'étranger domicilié à Rome, qui, comme nous le verrons, ne diffère pas de celle de l'étranger domicilié a Athènes.[64]

D'autres étrangers pouvaient jouir à Rome de droits reconnus, s'ils appartenaient à des Etats ayant conclu avec Rome un traité international ; ils avaient une situation analogue à celle des étrangers π ξυμβόλων à Athènes.

Plus tard, les relations internationales se développant, la force des choses amena la création de tout un droit international positif, aussi bien privé que public. Ce fut l'œuvre du praetor peregrinus et de l'édit prétorien, en vertu duquel l'État finit par reconnaître aux pérégrins tous les droits découlant du jus connubii et du jus commercii, droits qui différaient seulement du connubium et du commercium des citoyens en ce qu'ils étaient dits ex jure genlium, et non ex jure Quirilium.

Plus tard encore, sous l'Empire, ou trouve dans les municipes deux catégories de personnes : les municipes, coloni ou cives, et les incolae.[65] Ces derniers, étrangers domiciliés dans le municipe, y étaient soumis aux charges civiques, mimera ; ils l'étaient également d'ailleurs dans la civitas dont ils étaient citoyens. Cela nous montre que les Romains, qui n'admettaient pas que l'on eut un double droit de cité, admettaient, d'accord en cela avec les Grecs, que l'on pût être citoyen et en même temps métèque ailleurs.[66] Ceux de ces incolae qui chez eux jouissaient du droit de cité romaine ou du droit de cité latine avaient un certain droit de vote, et parfois même l'accès aux honneurs, jus honorum. On doit en conclure que les autres n'avaient régulièrement ni l'un ni l'autre.

La situation de l'étranger qui, domicilié à Rome, ne jouissait ni du droit de cité romaine, ni du droit de cité latine, nous apparaît donc, même sous l'Empire, comme inférieure à celle du métèque athénien, puisque celui-ci était incorporé dans la cité, à laquelle l'autre restait complètement étranger, n'en ayant que les charges sans les bénéfices : « Pour les pérégrins et les incolae, » dit Cicéron, « leur devoir est de ne s'occuper que de leurs affaires, de ne s'inquiéter nullement du reste, et de ne s'inquiéter en rien des affaires publiques, qui ne les regardent pas.[67] »

Seulement il ne semble pas que ces étrangers, pérégrins et incolae, aient jamais été bien nombreux ni joué un rôle bien important.[68] Le véritable équivalent des métèques, dans le monde romain, ce ne sont pas les peregrini ou les incolae : ce sont les affranchis, qui nous sont beaucoup mieux connus d'ailleurs, précisément parce qu'ils ont tenu une place beaucoup plus considérable. Sur leur condition privée, nous dirons seulement que leurs devoirs envers leur patron étaient mieux délimités, et, semble-t-il, plus stricts que ceux des affranchis athéniens. C'est leur condition publique qui seule nous intéresse ici.[69]

On sait que la manumissio, très différente en cela de l'affranchissement des Grecs, avait pour résultat de transformer l'esclave, non seulement en homme libre, mais en citoyen. Le principe romain, sous la République, était : Libertas, id est, civitas.[70] Il fallait seulement que la manumissio fut faite avec certaines formes légales et par quelqu'un jouissant lui-même de tous les droits du citoyen.[71]

Les affranchis romains constituaient dans l'État une classe, ordo liberlinorum : en effet, quoique citoyens, ils l'étaient à un degré inférieur, vis-à-vis des cives ingenui. Ainsi, jouissant du jus commerça sans restrictions, et supérieurs on cela aux affranchis et aux métèques athéniens, qui ne pouvaient posséder la terre, ils étaient, comme eux, privés du connubium avec les ingenui : ce droit ne leur fut conféré que sous Auguste.

Par contre, tandis qu'à Athènes les métèques servaient comme hoplites, à Rome jamais les affranchis ne furent admis dans les légions ; mais d'autre part, ils avaient le droit de voter dans les Assemblées du Peuple (avec certaines restrictions), droit que n'eurent jamais les métèques athéniens. Enfin les affranchis romains comme les métèques étaient exclus du jus honorum, de l'accès aux sacerdoces et de l'accès au Sénat.

Tout ce que nous venons de dire s'applique à la République. Sous l'Empire, la condition des affranchis fut encore améliorée : on leur conféra, avec certaines restrictions, le jus connubii, et, grâce à une fiction juridique, l'affranchi put acquérir l'ingénuité.[72]

Il n'est donc pas douteux qu'en théorie la condition publique de l'affranchi romain fût supérieure à celle du métèque athénien, puisqu'il pouvait porter ce titre de citoyen interdit au métèque. Nous possédons d'ailleurs un document des plus curieux qui nous montre comment les Grecs envisageaient cette conception romaine de la libertas, id est, civitas. Ce sont deux lettres adressées par le roi Philippe V de Macédoine aux habitants de Larisa,[73] où il les engageait à conférer le droit de cité aux métèques de race hellénique fixés chez eux. Il leur citait eu exemple les Romains, qui conféraient le droit de cité même à des esclaves affranchis et par ce moyen avaient pu, non seulement augmenter la population de leur cité, mais fonder au dehors des colonies. Les Lariséens ne se soumirent aux désirs du roi, qui étaient en réalité des ordres, qu'avec une répugnance évidente, qui montrait clairement que leurs idées là-dessus étaient toutes différentes de celles des Romains.

D'autre part, bien que l'Empire ait amélioré encore la condition des affranchis, il n'en a pas moins apporté aussi certaines restrictions à leurs droits, ou plutôt au droit d'affranchissement, en stipulant notamment que tous les affranchis qui, esclaves, avaient été l'objet d'une peine infamante, n'auraient pas, une fois affranchis, le droit de cité, mais seraient rangés dans la catégorie des peregrini dediticii.[74] M. Th. Mommsen[75] voit dans ces mesures une influence du droit grec, qui, sur ce point comme sur bien d'autres, aurait réagi sur le droit romain.

Si de la théorie nous passons maintenant à la pratique, il ne semble pas qu'en fait la condition de l'affranchi romain fût très différente de celle du métèque athénien. Cola se marque surtout par les professions qu'ils ont exercées de préférence : de part et d'autre banquiers, négociants, industriels ou artisans, ils ont joué dans la société athénienne et dans la société romaine un rôle identique.

A Rome et à Athènes, en somme, ils constituaient également une classe intermédiaire entre les véritables citoyens d'une part, les étrangers et les esclaves de l'autre. Seulement les Athéniens, plus jaloux de leur droit de cité, refusaient de donner à cette classe d'hommes le titre de citoyens, tout en leur accordant tous les droits civils des citoyens. Rome, plus généreuse, leur accordait on plus des droits politiques. Qu'il y ait eu là de sa part une conception plus large de la cité, c'est ce qui n'est pas douteux : Rome commençait ainsi le grand mouvement qui devait finir par la collation du droit de cité à tout le monde civilisé. Mais si cette conception a ou d'heureux résultats pour l'humanité, il est incontestable qu'elle en eut de fâcheux pour la liberté politique de la cité qui la mit en pratique. Qu'on se rappelle l'apostrophe que Scipion Émilien dut adresser en pleine Assemblée du peuple aux affranchis qui l'interrompaient, et on comprendra que les Athéniens et les Grecs en général (car les Lariséens en cela n'étaient que l'écho de toute la Grèce) aient répugné à confier la discussion et la direction des affaires publiques à des hommes dont les ancêtres n'avaient pas été membres de la cité. Toutes les cités grecques, qu'elles fussent aristocratiques ou démocratiques, s'accordaient sur ce point, qu'aux seuls citoyens, de naissance devait appartenir la direction de l'État. C'est qu'eux seuls, à leurs yeux, pouvaient réellement avoir l'amour de la cité et de ses institutions, c'est-à-dire un attachement invincible à cette liberté politique qui était pour les Grecs le premier des biens. Les affranchis romains ne prouvèrent que trop qu'elle leur était indifférente, et qu'un maître, pourvu qu'il leur garantît la paix, c'est-à-dire le moyen de s'enrichir, serait pour eux le bienvenu.

§ 2.

Nous n'avons nullement l'intention de passer en revue toutes les variations du droit relatif aux étrangers depuis la domination romaine jusqu'à nos jours ; mais il ne sera pas inutile de rappeler ici en quelques mots la condition qui leur est faite actuellement en France. Les incertitudes des théories modernes sur ce sujet montreront toute la difficulté de la question, et combien il a du être malaisé dans l'antiquité de résoudre le problème résultant de l'immixtion dans la cité d'éléments étrangers.

Variable à l'infini sous le droit féodal, la condition de l'étranger, de l'aubain,[76] a donné lieu à une des phases les plus curieuses de la lutte de la royauté contre les seigneurs, le roi revendiquant et finissant par faire reconnaîtra son droit exclusif au patronage des étrangers. Très compliquée à la fia de l'ancien régime, la condition de l'aubain offrait un mélange assez étrange d'interdictions et de droits légaux, la principale de ces interdictions étant l’incapacité de transmettre et de recueillir un héritage.

L'Assemblée nationale constituante abolit ces incapacités légales et décréta l'égalité presque complète du national et de l'étranger pour le droit civil.

Enfin, dans notre législation actuelle, les étrangers, privés naturellement de tous les droits politiques qui ne peuvent appartenir qu'aux citoyens, jouissent comme ces derniers de ce qu'on appelle les droits publics (liberté individuelle, devoir de payer les mêmes impôts que les citoyens, mais droit de n'en pas payer d'autres, etc.). Pour ce qui est du droit privé, il s'en faut de beaucoup que leur condition soit nettement établie, et le seul texte qui prétende l'établir d'une façon générale est très controversé et a donné lieu à des interprétations très diverses.[77] Les jurisconsultes contemporains ont en effet émis, au sujet de l'interprétation et de l'application de cet article du Code civil, trois systèmes très différents, dont il nous suffira de dire, pour montrer toute la difficulté de la question, que chacun est représenté par des savants de grande valeur et dont le nom fait également autorité.[78]

On voit par ce bref résumé que les nations modernes sont loin d'avoir résolu pleinement la question du-droit des étrangers. On comprendra d'après cela dans quel embarras ont dû se trouver les législateurs des cités anciennes, à qui la religion et les mœurs imposaient de bien autres obstacles. Athènes, ou si l'on veut, les Grecs, sont certainement en date la première nation qui ait été obligée de résoudre ce problème sur une grande échelle. Et l'on peut dire qu'ils l'ont en somme résolu de la façon la plus intelligente et le mieux appropriée à leurs besoins.

Ce qui manquait aux sociétés antiques, fondées sur l'esclavage, c'était une classe moyenne : cette classe moyenne, les Romains l'ont trouvée dans les affranchis, les Grecs, les Athéniens particulièrement, dans les métèques. Grecs et Romains ont ainsi constitué, entre les citoyens dont les affaires publiques devaient absorber l'activité et les esclaves voués aux travaux purement

manuels, toute une classe d'hommes dont l'intelligence et l'activité trouvèrent dans le commerce et l'industrie un champ illimité, et dont le travail contribua puissamment à la prospérité matérielle des villes où ils avaient reçu l'hospitalité.

La même nécessité ne s'imposait pas aux peuples modernes. Aussi, tandis que les Romains faisaient de leurs affranchis des citoyens, et les Athéniens des leurs des demi-citoyens, chez les modernes, l'étranger reste toujours un étranger, et n'a d'autres droits et d'autres devoirs envers le pays qu'il a adopté que les droits et les devoirs qui découlent du droit naturel et de nos idées modernes sur l'humanité.

 

 

 



[1] Mémoire sur les colonies athéniennes, p. 360.

[2] Mémoire sur les colonies athéniennes, p. 382 et suiv.

[3] Cela résulte évidemment du fait que les clérouques envoyaient, avec leurs théores, des victimes (C. I. Α., Ι, 31).

[4] Foucart, Mémoire sur les colonies, 393.

[5] Comme nous ne faisons point l'histoire des deux empires maritimes athéniens, nous nous contentons de renvoyer au résumé de Gilbert, Handb., I, 389, où l'on trouvera la bibliographie du sujet, et à l'article de M. Guiraud, De la condition des alliés pendant la première confédération athénienne (Ann. Fac. des Lettres de Bordeaux, V, 168 et suiv.), que nous résumons ici.

[6] Aristote-Kenyon, 59.

[7] C. Ι. A., II, 11.

[8] Caillemer, Dikai apo symbolon (Daremberg-Saglio, p. 186).

[9] Thucydide, VII, 63.

[10] Caillemer, Démosioi (Daremberg-Saglio).

[11] Meier-Schömann, 751.

[12] Voir la bibliographie des ouvrages relatifs aux affranchis à Athènes (et en Grèce) dans Daremberg-Saglio, Apeleutheroi, p. 303, note ; et dans Busolt, Griech. Alterth., 15 ; — pour les affranchis à Rome, dans Bouché-Leclercq, Manuel des Instit. rom., p. 522, note **.

[13] Cf., par exemple, Caillemer (Daremberg-Saglio, Apeleutheroi, 301).

[14] Cf. plus loin, liv. III, sect. I, ch. I, § 1.

[15] IV, 36.

[16] Aristote-Kenyon, 58.

[17] Harpocration, s. v. Μετοίκιον (= Suidas, s. v.) : « "Οτι δὲ καὶ οἱ δολοι φεθέντες πό τῶν δεσποτν τέλουν τ μετοίκιον, λλοι τε τῶν κωμικῶν δεδηλώκασι, καὶ 'Αριστομένης. »

[18] Harpocration, ibid. : « Μένανδρος δ'ν 'Ανατιθέμεν καὶ ν Διδμαις πρὸς τας ιβ' δραχμαῖς καὶ τριώβολόν φησι τούτους (les affranchis) τελεν, σως τ τελώνη. » Il est évident que cela ne s'applique qu'aux affranchis, que τούτους distingue des métèques dont Harpocration a parlé auparavant. C'est donc à tort que Pollux (III, 55) et Hesychius (s. v. Μετοίκιον) appliquent le triobole à tous les métèques

[19] I, 101 et suiv.

[20] Rev., IV, 25 ; cf. Thumser, De civium mun., 1 et suiv.

[21] Cf. Xênophon, Rev.. IV, 25, et Bekker, Anecd., I, 297, 21.

[22] Rhangabé, II, 952. Quinze statères de Lamia représentent probablement 30 drachmes : « 'Απελεύθεροι δεδοκότες σ τν πλιν τος δεκάπεντε στατρας. »

[23] Foucart, Mémoire sur l'affranchissement des esclaves, pass. ; et Caillemer, Démopoiétos, V (Daremberg-Saglio).

[24] Isée, IV, 9.

[25] Platon, Lois, XI, 2.

[26] Caillemer, Op. cit.

[27] Les lexicographes les définissent simplement ainsi : « "Α κελεουσιν οἱ νόμοι » (Harpocration, Άποστασίου δίκη).

[28] Aristote-Kenyon, 58.

[29] Harpocration, Άποστασίου δίκη * « Κατ τν πελευθερωθντων δεδομένη τος πελευθερώσασιν, ἐᾶν φιστνται τε π' ατν τερον πιγράφωνται προστάτην καὶ κελεύουσιν οἱ νόμοι μ ποισιν. »

[30] En voir l’énumération dans Meier-Schömann, 620.

[31] Paix, 684.

[32] C. Ι. Α., II, 2, 768. 776 ; add. 776 6 ; — Έφημ. ρχ., 1889, 60 ; — Δελτίον, 1888, 175 ; — 1890, 59 et suiv. ; — Acad. Berlin, 1887, II, 1070. 1199 et suiv. ; 1888, I, 251 et suiv. ; — Americ. Journ. Archaeol., 1888, 149 et suiv.

[33] Antiq. hell., II, 881. 882. 2340.

[34] Inscript. att. duodecim, p. 19.

[35] Mittheil., III, 172 et suiv. ; c'est cette explication qu'admet Gilbert, Handb., I, 168.

[36] C. I. Α., II, 2, 720 A, col. 1, et 729 A, 8-11.

[37] Άθηναον, VIII, 528 = C. I. Α., II. 2, 776.

[38] Op. cit., 217 et suiv. — Dans un article postérieur, M. Schenkl a reconnu le sens véritable de ces inscriptions, mais sans insister suffisamment sur leur portée (Zeitschrift fur die Osterreichischen Gymnasien, 1881, p. 167 : « Φιαλα ξελευθερικα »). — M. Müller-Strübing (Aristophanes…, 327) s'attendrit aussi sur le sort de ces petites gens poursuivis par les sycophantes (man kann die Inschrift nicht ohne gewisse lächelnde Ruhrung lesen.) !

[39] Op. cit., 110, note 1.

[40] Die Stadt Athen, II, 1, 151, note 2.

[41] Meier-Schömann, 621, note 373.

[42] Nous citerons seulement pour mémoire le travail le plus récent sur la question, C. D. Buch, Inscriptions found upon the Akropolis (American Journal of Archaeology, IV, 1888, p. 149-164), long et confus article d'où ne se dégage aucune idée nette.

[43] Voir le mot au Thesaurus, où sont rassemblés une foule d'exemples tout à fait probants.

[44] Sur ce point, M. Köhler a évidemment raison, et les hydries faites par les trésoriers d'Athéna proviennent bien des phtales des affranchis.

[45] Harpocration, tiuidas, Άποστασίου δίκη * « Καὶ τοὺς μέν λόντας δεῖ δούλους εναι. » — Il est inutile, pour la question que nous traitons, de rechercher si l'affranchi retombait simplement au pouvoir de son ancien maître, ou s'il était vendu aux enchères par les Polètes, et le prix de sa vente attribué au patron. Cette dernière opinion, qu'on appuie sur un passage de Démosthène (XXII, 65) nous paraît pourtant bien peu probable ; il est plus simple de supposer que le maître reprenait possession de son esclave, quitte à le vendre s'il ne voulait pas le garder. Cf. Meier, De bonis damnatorum, 35.

[46] Harpocration, Suidas, ibid. : « … τος δὲ νικήσαντας τελως ἢδη λευθέρους. » Cf. Caillemer, Apeleutheroi (Daremberg-Saglio) ; l'article de M. P. Gide dans le même Dictionnaire (Apostasiou diké) est tout à Tait insuffisant.

[47] Sauf une toutefois, que nous devons signaler. Sur deux de ces fragments d'inscriptions (C. Ι. Α.. II, 2, 772 ; Acad. Berl., 1887, n° 43, 2e face) les noms des affranchis sont à l'accusatif, ceux des citoyens étant au nominatif, c'est-à-dire que l'ordre habituel est interverti. M. Köhler admettait à propos du premier fragment, et tout le monde avec lui, qu'il y avait là simplement erreur du lapicide. Nous pensons qu'il en est de même pour le second fragment. D'une part, il n'est pas douteux qu'il appartienne bien aux dédicaces des affranchis, puisqu'il est gravé sur le revers d'une inscription de ce genre. D'autre part on y relève plusieurs irrégularités — l'absence du mot ποφυγών, l'omission du démotique pour plusieurs noms de citoyens — qui prouvent qu'il a été gravé fort négligemment. — Nous ne voyons d'ailleurs pas d'autre explication possible.

[48] Nos 33. 82. 89. 94. 97. 98. 112, etc., du Tableau (voir à l'Appendice) ; en tout, dix-huit exemples.

[49] A plus forte raison en était-il de même pour les isotèles et pour les proxènes : un proxène et deux isotèles figurent parmi les patrons d'affranchis (Δελτ., 1890, p. 59 α', 23 ; — Acad. Berl., 1887, n° 43, 2· face, 1. 10 ; — 1888, n° 36, col. 1, l. 9. 13). — Il est plus curieux d'y voir figurer un δημόσιος (Δελτ., 1890, p. 60 γ', 15), ce-qui montre que les esclaves publics pouvaient avoir, eux aussi, non seulement des esclaves, mais des affranchis. — Quant à la restitution δημό[σιος] donnée par M. Lolling, le terme s'appliquant à un affranchi émancipé, nous ne pouvons l'admettre : comment un esclave public aurait-il dépendu d'un citoyen et à plus forte raison, comme c'est le cas ici, d'un métèque (Δελτ., 1890, p. 61, n° 2, l. 32) ? — Nous ajouterons à cepropos que tous ces fragments nouvellement découverts des inscriptions qui nous intéressent sont publiés d'une façon fort défectueuse, aussi bien dans l'Acad. de Berlin que dans le Δελτίον et l’Americ. Journ. of Archeology.

[50] Voir Foucart, Associations, 49.

[51] Δελτ., 1890, p. 59 α', 25 ; 60 β', 25. 28 ; 61 γ', 19, etc.

[52] Acad. Berlin, 1888, nos 37, 2, col. 2, 1.

[53] C. I. Α., II, 2, 768, 1. 24 : « Μάνης Φαληρεῖ οἰκῶν, γεωργὸς, ἀποφυγὼν Nικίαν Όλύνθιον. »

[54] Acad. Berlin, 1888, n° 37 : « Μανία ἐν Κολλυτῷ οἰκοῦσα, ἀποφυγοῦσα Κηρυκιὸν θηβαῖον καὶ Άριστοκλέα ἐν Κυδαθηναίων οἰκοῦντα. »

[55] Ailleurs on voit un affranchi possédé en commun par trois citoyens (Acad. Berlin, 1888, n° 37, 2, col. 2, 12) ; un autre possédé en commun par un citoyen et un métèque (Δελτ., 1890, p. 62, n° 2, l. 26).

[56] Suidas, Άποστασίου, 2.

[57] Démosthène (XX, 29) en parlant de métèques ; Pseudo-Démosthène (LIX, 17) en parlant d'une affranchie ; Denys d'Halicarnasse, 301 R.

[58] Isée, frag. 62 (Orat. att., II, 334).

[59] Voir, sur le caractère peu formaliste du droit athénien, comparé au droit romain, l'Introduction de M. Dareste à sa traduction des Plaidoyer ! civils de Démosthène, p. XLI.

[60] Démosthène, XX, 21 ; Pseudo-Démosthène, XLVI, 22.

[61] Op. cit., 246 : « Die Metœken Clienten sind, aber nicht Clienten eines einzelen Atheners, sondern des Volkes der Athener, als Mitbewohner Athens Mitpfleglinge Athenas, Quasibürger. »

[62] Eschyle, Suppl., 964.

[63] Cf. Willems, Droit public romain, 129 et suiv., que nous nous bornons à résumer.

[64] Cf. plus loin, liv. II, sect. ii, ch. ii, § 1.

[65] Willems, 524.

[66] Il n'y a aucun doute sur ce point : « Incola et his magistratibus parere debet apud quos incola est, et illis apud quos incola est, » dit Gaius (Dig., I. 29).

[67] De off., I, 34, 125 : « Peregrini autem atque incolae officium est nihil praetor suum negotium agerz, nihil de alieno inquirere, minimeque esse in aliena republica curiosum. »

[68] Il n'y a, à notre connaissance, aucun ouvrage moderne qui traite de la condition des étrangers domiciliés à Rome.

[69] Sur leur condition privée, voir H. Lemonnier, Etude historique sur la condition privée des affranchis aux trois premiers siècles de l'Empire romain. Paris, 1887.

[70] Cicéron, Pr. Balbo, IX, 24.

[71] Willems, 508 et suiv.

[72] Willems, 391.

[73] Publiées d'abord par M. Lolling dans les Mittheil., VII. 61 ; puis, avec un commentaire philologique et historique, par MM. C. Robert et Th. Mommsen, Hermes, XVII, 467.

[74] Willems, 408.

[75] Hermes, XVII, 480, note 3.

[76] Cf. Weiss, Traité élémentaire de droit international privé, p. 321 et suiv.

[77] Code civil, article 11 : « L'étranger jouira en France des mêmes droits civils que ceux qui sont ou seront accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra. »

[78] Demolombe ; Aubry et Rau ; Démangeat et Valette.