LES MÉTÈQUES ATHÉNIENS

LIVRE PREMIER. — CONDITION JURIDIQUE DES MÉTÈQUES ATHÉNIENS.

SECTION IV. — SITUATION MORALE DES MÉTÈQUES ATHÉNIENS.

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

§ 1.

On n'aurait qu'une idée insuffisante et même inexacte de la condition des métèques athéniens, si l'on se bornait à étudier leurs rapports officiels et légaux avec la cité et ses magistrats. Le plus intéressant, c'est de déterminer la place qu'ils occupaient dans la société athénienne, de montrer quelle était leur vie de tous les jours, et comment les traitaient ceux au milieu desquels ils vivaient. Autrement dit, il s'agit de savoir si les mœurs étaient en harmonie avec les lois, et si les métèques, protégés par la cité, étaient bien ou mal traités par les citoyens.

Les auteurs modernes qui ont traité cette question ont vu tout à fait en noir le sort des métèques. Walckenaer[1] prétend qu'ils étaient un sujet habituel de risée pour les Athéniens : « Quam misera fuerit Athenis inquilinorum conditio vel ex Comicorum jocis disci potest, qui hos homines sibi frequentissime surapse-runt petulanter deridendos. »

Sainte-Croix renchérit sur cette façon de voir : « Quand des hommes n'ont plus rien à espérer de la considération publique et qu'ils s'aperçoivent de leur avilissement, ils deviennent insolents. Cette vérité malheureuse n'est que trop justifiée par le sort des étrangers domiciliés à Athènes : on les y traitait avec un souverain mépris… — Les poètes tragiques semblaient déplorer leur sort[2] … Les poètes comiques traitaient bien mal les étrangers domiciliés, et cherchaient à les couvrir de ridicules[3] … Cette classe (des métèques) s'accrut bientôt, et par des Lydiens, des Phrygiens et des Syriens, qui s'étaient domiciliés à Athènes au temps de Xénophon. Ces nations étant réputées barbares, ceux-ci attirèrent à toute la classe des métèques un nouveau mépris qu'ils semblaient partager avec les esclaves[4] … L'isotèle avait une existence honnête, au lieu que le métèque était voué à une sorte de mépris.[5] »

M. Schenkl lui-même n'a pas échappé complètement à cette façon de voir traditionnelle ; il croit lui aussi que, si les hommes politiques d'Athènes traitaient bien les métèques, le peuple leur était hostile et ne manquait pas de les molester lorsqu'il le pouvait : « Sed quanquam viri nonnulli prudentes usuque periti probe intellexerunt metaecos benigne tractandos atque omnibus modis adjuvandos esse, tamen vulgus civium longe aliter sentiebant. Nam ad odia atque invidias, quae ubique et omnibus temporibus in homines locupletiores gerere solent ii, qui ex intima et pauperrima plebe sunt orti, accessit Athenis licentia populi, ut in urbo δημοκρατουμέν, indomita atque effrenata inquilinorumque parum firma neque satis tuta condicio, etc.[6] »

C'est tout autrement, selon nous, que l'on doit envisager le sort fait aux métèques ; et pour le démontrer, nous allons d'abord passer en revue les textes qu'on interprète généralement dans le sens opposé à notre propre façon de voir.

Plusieurs poètes comiques athéniens avaient écrit des pièces intitulées Μέτοικος ou Μέτοικοι. C'étaient Cratès, Phérécratès, Platon, Antiphanès et Philémon.[7] De toutes ces pièces, il ne reste que deux fragments tout à fait insignifiants, ce qui est très regrettable, car elles nous montreraient peut-être mieux que tout autre document la vraie situation morale des métèques à Athènes. Cela n'a pas empêché Sainte-Croix de déclarer que dans la pièce d'Antiphanès « le principal personnage était un métèque qui paraissait être livré aux plus vils emplois d'une maison.[8] » Walckenaer aussi, dans le passage que nous avons cité, admet a priori que dans toutes ces pièces des métèques étaient tournés en dérision.

Or qu'on se figure qu'il ne nous soit parvenu des Acharniens et des Chevaliers d'Aristophane que le titre : serait-on tombé juste en supposant que le poète s'y moquait des Chevaliers et des Acharniens ? Pour nous, le nombre des pièces sur les métèques ne prouve qu'une chose, à savoir la place considérable qu'ils tenaient dans la société athénienne.

Arrivons donc aux textes plus positifs que l'on cite généralement comme preuve de la fâcheuse situation des métèques. Andocide, à la fin de son discours sur les Mystères, fait, pour toucher ses juges, un résumé rapide de sa vie antérieure : de riche qu'il était, il est tombé dans la pauvreté, non par sa faute, mais à la suite des catastrophes qui ont frappé la cité même ; il a alors cherché à gagner sa vie d'une façon honnête, en tirant parti de ses talents ; et il sait maintenant, instruit par l'expérience, de quel prix est le titre de citoyen athénien, et combien misérable est la condition de celui qui est forcé de vivre eu métèque à l'étranger.[9]

Il suffit de joindre à ces derniers mots le contexte, comme nous l'avons fait, pour en comprendre le véritable sens : il est certain que rien ne devait paraître plus dur à un citoyen athénien que d'être obligé d'aller vivre à l'étranger comme métèque. Cela ne prouve rien ni pour ni contre la situation des métèques d'Athènes ou même d'ailleurs.

Dans le discours contre Callippos, Apollodoros adresse à deux reprises à un métèque, Képhisiadès, qui est intéressé dans l'affaire, des épithètes désobligeantes. Dans le premier passage il ne parle pas, il est vrai, eu son nom : il rapporte une conversation qu'a eue son père Pasion avec son adversaire actuel Callippos. Celui-ci sollicitait Pasion de lui remettre, à lui proxène des Héracléotes, les fonds déposés à sa banque par Lycon d'Héraclée qui venait de mourir, plutôt que de les remettre à Callippos l'associé de Lycon ; et il lui tenait ce raisonnement : « Tu peux me rendre service sans te compromettre en rien : je suis le proxène des Héracléotes. A coup sûr tu aimeras mieux voir cet argent passer dans mes mains que dans celles d'un métèque demeurant à Scyros, d'un homme de rien, οδενς ξιον.[10] »

Un peu plus loin, c'est Apollodoros lui-même qui, pour montrer que son père n'avait aucun intérêt à favoriser Képhisiadès, et que, s'il lui a remis la somme en litige, c'était son devoir de banquier, fait un parallèle entre Callippos et Képhisiadès : « Callippos, » dit-il, « était citoyen d'Athènes, très en état de nous faire du bien ou du mal ; Képhisiadès au contraire n'était qu'un métèque, un homme sans importance, οδν δυνάμενος.[11] »

Que conclure de ces deux passages, sinon que ce sont de ces aménités familières aux plaideurs, et même pas aux seuls plaideurs athéniens ? Et croit-on qu'Apollodoros aurait hésité, s'il y avait eu intérêt, à appliquer les mêmes épithètes à Callippos, et à railler par exemple son titre de proxène d'Héraclée ? D'ailleurs personne ne conteste qu'un métèque fût un personnage moins important qu'un citoyen ; tout ce que nous voulons démontrer, c'est qu'une épithète comme οδενς ξιον n'a aucune valeur, dans la bouche d'un plaideur.

Ce n'est plus du mépris, c'est de la pitié que paraît manifester Démosthène dans le passage du discours contre Androtion où il reproche à ce dernier d'avoir poursuivi avec une rigueur inusitée, pour le payement des eisphorai, et d'avoir traité commodes esclaves les citoyens et les malheureux métèques, τος ταλαίπωρους μετοκους.[12] L'orateur veut évidemment dire par là que les métèques étaient moins en état de se défendre encore que les citoyens, et qu'ils étaient livrés sans recours à l'arbitraire des magistrats chargés de recouvrer les contributions en retard. Il est fort possible en effet que l'on ait mis moins de formes en pareil cas vis-à-vis des métèques que vis-à-vis des citoyens ; mais le fait même que les violences d'Androtion s'étaient exercées indifféremment sur les uns et les autres prouve que l'épithète appliquée aux métèques n'est là que pour attirer sur eux la commisération des juges et rendre plus odieux Androtion, en le montrant comme s'acharnant sur des personnes sans défense. Il n'y a donc pas lieu de prendre tout à fait au sérieux, comme le fait M. Schenkl,[13] cette épithète de ταλαίπωροι, et de la regarder comme caractérisant justement la situation des métèques en général.

Si des orateurs nous passons maintenant aux historiens, nous trouvons d'abord un passage du petit traité intitulé Sur les villes de la Grèce que l'on attribue généralement à Dicéarque de Messène. Il y est question, à propos d'Athènes, des étrangers et de leur condition dans cette ville. Malheureusement le texte est tout à fait corrompu et à peu près inintelligible ; l'auteur semble y dire que les plaisirs de la vie d'Athènes font oublier aux étrangers leur triste condition, λθην τς δουλείας ργάζεται.[14] Mais l'expression même dont il se sert, δουλεία, est si exagérée qu'il n'y a pas à tenir compte de ce texte.

Un peu plus loin, il parle des sycophantes qui parcourent la ville en molestant les voyageurs et les étrangers riches[15] : mais, nous l'avons déjà dit, il paraît avoir en vue les étrangers de passage, et non pas les métèques. Il est assez vraisemblable d'ailleurs que les sycophantes aient cherché de préférence à attaquer les riches métèques, qui n'avaient pas pour se défendre ce titre si précieux de citoyen et l'appui de leur nom et de leur famille. Mais on sait assez qu'ils ne respectaient guère davantage les citoyens[16] ; de sorte que, même en appliquant ce passage aux métèques, on ne peut en conclure qu'ils fussent à ce point de vue dans une infériorité sensible vis-à-vis des citoyens.[17]

Reste enfin un dernier texte, le seul qui paraisse vraiment significatif. Xénophon, dans les Revenus, dit qu'il y a certaines choses qui semblent frapper les métèques d'une sorte de déshonneur, sans être d'aucun avantage pour la cité : ίσα μηδέν ώφελοΰντα τήν πόλιν ατιμίας δοχεΐ τοις μέτοικοι ; παρέχιιν.[18] Il n'insiste pas d'ailleurs, et se borne à ces termes vagues. On a cru généralement qu'il faisait allusion aux obligations religieuses des métèques aux Panathénées ; or nous avons vu ce qu'il faut penser de ces prétendues humiliations. Xénophon ne veut pas dire non plus simplement que les métèques sont méprisés des citoyens, puisqu'il propose de supprimer ce qui leur attire cette apparence de déshonneur, εΐ άφέλοιμεν μεν ίσα χτλ. : il s'agit donc de mesures précises. Pour comprendre ce à quoi il fait allusion, il faut se reporter à un autre passage de son ouvrage, où il demande que l'on concède aux métèques le droit d'acquérir des terres et des maisons, et le droit d'entrer dans la classe des Cavaliers.[19] Ce sont là, pour lui, deux exclusions qui semblent frapper d'infamie toute la classe des métèques. On voit qu'il ne s'agit nullement du mépris qu'auraient les citoyens pour les métèques, mais simplement de certaines dispositions de la loi que Xénophon trouve mauvaises.

Et il serait bien étonnant en effet que le peuple athénien eût eu du mépris pour des hommes dont la vie était intimement mêlée à la sienne, et qui, comme nous le montrerons, partageaient la plupart de ses travaux. Que ce mépris pour l'étranger existât pour quelques-uns, c'est ce qui n'est pas douteux : nous verrons que les aristocrates,[20] Platon par exemple, n'ont pour tous les éléments étrangers de la cité que de la haine et du dédain. C'est ce sentiment dont on retrouve la trace dans quelques passages des orateurs, comme ceux que nous avons cités, qui sont des passages à effet et rien de plus. Le plus frappant à coup sûr est celui où Eschine, dans la péroraison du discours contre Timarque, invite les débauchés de l'espèce de celui-ci à s'adresser aux étrangers et aux métèques, au lieu de chercher à corrompre des citoyens.[21] On ne saurait dire plus crûment que les métèques étaient bons pour toutes les besognes, même pour celles qui auraient déshonoré un citoyen.

Mais ce qu'il importe de bien établir, c'est que ce mépris, sincère ou affecté, des Athéniens de haute naissance ou ayant, comme Eschine, une grande situation dans l'État, n'influait nullement sur la conduite des citoyens dans leurs rapports journaliers avec les métèques. En fait, citoyens et métèques vivaient de la même vie, et, aux yeux de l'observateur le plus attentif, ne se distinguaient en rien les uns des autres. C'est ce que va nous montrer toute une série de textes des plus concluants.

§ 2.

On sait que dans aucune cité grecque les esclaves n'étaient traités aussi humainement qu'à Athènes. Cela tenait à deux causes : d'abord à la douceur de caractère naturelle des Athéniens, et aussi au besoin que leur grande cité maritime et industrielle avait des esclaves.[22] Un peuple qui traitait ainsi ses esclaves devait mieux traiter encore les métèques, qui étaient des hommes libres. D'autant plus que dans la vie ordinaire beaucoup de citoyens et de métèques se trouvaient sans cesse mêlés et confondus, les ouvriers se recrutant indifféremment chez les uns et les autres[23] : les comptes des grandes constructions du cinquième et du quatrième siècles nous montreront ce mélange des citoyens et des métèques se livrant côte-à-côte aux mêmes travaux. Aussi ne trouverons-nous rien d'étonnant à ce qui semble scandaliser les lecteurs auxquels l'auteur de la République des Athéniens attribuée à Xénophon destinait son œuvre ; à savoir, qu'il était défendu à Athènes de frapper les métèques.[24]

Dans la rue, les métèques ne se distinguaient en rien des citoyens : nulle tenue particulière ne leur était imposée, et leur costume était le même que celui des citoyens.[25] Il n'y avait en effet, à Athènes, que les Cavaliers qui se distinguassent du reste de la population par leur costume, qu'ils empruntaient à Sparte.[26]

Mais cela n'est rien auprès d'un autre privilège qui faisait réellement des métèques, dans la vie de tous les jours, les égaux des citoyens, privilège que les orateurs et les historiens n'ont pas manqué de faire ressortir : c'est ce que l'auteur de la République des Athéniens appelle l’σηγορία,[27] c'est-à-dire la liberté de paroles, aussi absolue que pour les citoyens. Et Démosthène, renchérissant, déclare que les étrangers et même les esclaves ont à Athènes une liberté de parole telle que ne l'ont pas dans d'autres cités les citoyens eux-mêmes.[28]

Ainsi les métèques avaient la même liberté de tenue, d'allure, de parole, que les citoyens, et, dans la rue, ne se distinguaient en rien d'eux. Athènes était probablement la seule ville où, aux cinquième et quatrième siècles, la fusion fût accomplie à ce point entre les citoyens et les étrangers domiciliés. C'est ce qui explique la phrase que Thucydide met dans la bouche de Nicias haranguant les matelots métèques : ί τέως 'Αθηναοι νομιζμενοι κα μ ντες μν τς τε φωνς τ πιστμ κα τν τρόπων τ μιμσει θαομάζεστε κατ τν 'Ελλάδα.[29] Ce devait être en effet un sujet d'étonnement pour les autres villes, surtout pour les cités aristocratiques, que cette liberté et cette égalité vraiment démocratiques qui régnaient à Athènes dans tous les rapports des citoyens avec les métèques.

Lysias nous indique d'un mot la seule chose que l'on exigeât à Athènes des métèques dans leurs relations de tous les jours avec les citoyens : c'est qu'ils se montrassent « convenables » (κοσμους),[30] c'est-à-dire qu'ils jouissent de leurs avantages sans insolence, en hommes qui en comprenaient toute la valeur, et qui en étaient reconnaissants envers la cité qui les en gratifiait si libéralement.

Cette reconnaissance, les métèques l'avaient certainement, et les Athéniens le savaient : sans quoi ils n'auraient pas eu en eux la confiance qu'ils leur ont témoignée à plusieurs reprises. En temps de guerre, il eût été extrêmement imprudent de laisser la ville, lors des grandes expéditions, confiée presque exclusivement à la garde des métèques, si l'on n'avait pas été sur de leur fidélité. Or on le fit toujours, et dans les circonstances les plus graves : Lycurgue nous apprend qu'après la bataille de Chéronée, les stratèges préposèrent à la garde d'Athènes non seulement ce qui restait de citoyens, mais les métèques.[31] Et rien n'indique que jamais les Athéniens aient eu à se repentir de cette confiance et que les métèques aient songé à trahir ou même à s'acquitter mollement de leur devoir.

C'est qu'en effet ils avaient un réel intérêt à défendre la cité, parce qu'ils en faisaient véritablement partie intégrante. Jamais les écrivains et les textes épigraphiques, lorsqu'ils énumèrent tous les membres de la cité, n'oublient de nommer formellement les métèques. Ainsi le médecin Evénor est récompensé pour avoir donné ses soins aux citoyens et aux métèques athéniens[32] ; et lorsque les Athéniens consacrent une couronne d'or à Amphiaraos en 322/1, ils le font pour la santé et le salut du peuple athénien, des femmes et des enfants, et de tous les étrangers domiciliés.[33]

De même, Démosthène termine son discours contre Aristogiton en déclarant que la condamnation de l'accusé est réclamée par tous, Athéniens, femmes, enfants, et métèques, qui tous ont été en butte à sa méchanceté et qui tous désirent le voir puni.[34]

Dans Aristophane enfin, la même idée se trouve exprimée plusieurs fois, sous des formes différentes. Dans la paix, c'est Trygée qui invite laboureurs, marchands, ouvriers, artisans, métèques et alliés, à l'aider à délivrer la Paix.[35] Dans Lysistrata, c'est Lysistrata qui, montrant au Proboulos comment il faut administrer la république, lui conseille de mettre dans une même corbeille et de couvrir de la même bienveillance métèques, étrangers amis, clérouques, et d'en faire un seul tout.[36] Dans les Acharniens enfin, Dicœopolis, s'adressant au peuple, s'exprime en termes plus nets et plus frappants encore, et sur le sens desquels il est singulier qu'on se soit mépris si longtemps. S'apprêtant à attaquer ouvertement Cléon et la politique des démocrates, il commence par prendre quelques précautions oratoires : « Cléon, » dit-il, « ne pourra m'accuser de dénigrer la cité devant des étrangers. Nous sommes seuls à célébrer les Lénéennes, et il n'y a point d'étrangers ; des villes alliées n'arrivent encore ni les tributs ni les alliés eux-mêmes ; nous sommes donc seuls et bien épluchés : car poulies métèques, je les appelle le son des citoyens.[37] »

Le scoliaste, traduisant le mot χυρα par paille, expliquait ce vers en disant que la paille est la partie insignifiante, inutile, du grain. Aussi Sainte-Croix voyait-il dans ce vers une raillerie à l'adresse des métèques[38] ; or, comme il est certain que les métèques non seulement assistaient, mais prenaient part aux Lénéennes, le poète aurait pris un singulier moyen pour se concilier la faveur de son auditoire. M. Müller-Strübing le premier a compris et montré le véritable sens de ce passage.[39] ’'Aχυρα doit être traduit, non par paille, comme on le fait d'ordinaire, mais par son ; or le son entrait, avec la farine, dans la composition du pain que l'on mangeait à Athènes : Aristophane veut donc dire que les métèques sont aux citoyens ce que le son est à la farine, c'est-à-dire que ce sont deux choses inséparables et qui n'en font qu'une. Autrement dit, on pourrait traduire les paroles de Dicaeopolis en ces termes familiers : « Nous pouvons tout dire, puisqu'il n'y a ici que des citoyens et des métèques, et que nous sommes ainsi entre nous. » C'est donc une phrase bienveillante, et non une raillerie, que le poète adresse aux métèques qui se trouvaient parmi ses auditeurs. C'est au fond, avec d'autres termes, la même pensée qu'exprime Thucydide dans le passage que nous avons déjà cité, et dans un autre, où, faisant parler cette fois Périclès : « Notre cité, » dit-il, « nous l'avons ouverte à tous, et jamais nous n'avons ni chassé l'étranger ni privé personne d'un enseignement ou d'un spectacle.[40] »

Qu'il y ait quelque exagération dans les paroles que Thucydide prête à Nicias, lorsqu'il lui fait dire que les métèques ne participent pas moins à l'empire d'Athènes que les citoyens eux-mêmes, et qu'ils inspirent le même respect qu'eux à leurs sujets, cela n'est pas douteux, et s'explique d'ailleurs facilement par le but que se proposait Nicias. Mais il n'en est pas moins vrai que les métèques athéniens devaient être à l'étranger un sujet d'étonnement et même d'envie, non pas autant peut-être à cause de leurs droits reconnus qu'à cause de la situation morale dont ils jouissaient, et qui était telle, qu'au dehors ils ne se distinguaient véritablement pas des Athéniens. Ce sont là sans nul doute ces avantages précieux dont Xénophon parle sans les définir : «ρ γρ κα τν λλων πόσων ν καλν ντων μεταδιδσιν ατος (aux métèques) et πολται.[41] » Plus encore peut-être que leurs droits précis et que les avantages matériels qu'ils trouvaient à Athènes, les métèques devaient estimer cette facilité de vie et de mœurs qui faisait d'eux, non plus des étrangers, mais des concitoyens des Athéniens. Ils trouvaient dans Athènes cette ville qui, d'après Aristophane, est l'idéal des émigrants : « une ville à la bonne toison, où l'on peut se reposer comme dans une molle couverture.[42] »

Si les métèques abondaient à Athènes, s'ils y restaient et y faisaient souche, c'est qu'ils y vivaient plus heureux qu'ailleurs. Ils y trouvaient non seulement du travail et la possibilité de s'enrichir, mais le respect et la garantie de leurs droits personnels et réels, et enfin un accueil hospitalier et bienveillant qui plus que tout peut-être achevait de les y attacher. Les mœurs complétaient donc l'œuvre des lois, et achevaient de faire de ces étrangers des membres de la cité.

 

 

 



[1] Animad. ad Amm., p. 111.

[2] Nous ne ferons aucun usage de ces passages des poètes tragiques ; le mot μέτοικος y est presque toujours employé avec une acception beaucoup plus large et plus vague que celle qu'il a dans la langue officielle. De plus, la nature même des événements dont ils traitent fait que tout rapprochement avec ce qui se passait dans la vie réelle est inexact ou forcé. Aussi les conclusions que M. de Wilamowitz (p. 256 et suiv.) croit pouvoir tirer des Suppliantes d'Euripide nous paraissent relever plutôt de la fantaisie que de l'histoire.

[3] Op. cit., 182.

[4] Ibid., 199.

[5] Ibid. 193.

[6] Op. cit., 182.

[7] Frag. comic. graec, p. 78. 103. 234. 382 ; cf. Zénobios, Proverb. (Miller, Mélanges de littérature grecque, p. 358).

[8] Op. cit., 382.

[9] Andocide, I, 144 : « Έτι δὲ εδοτα μὲν οἶόν στι πόλεως τοιαύτης πολίτην εἶναι, εδτα δὲ οἶόν στι ξένον εἰναι καὶ μέτοικον ἐν τ τν πλησίον. »

[10] Pseudo-Démosthène, LII, 9.

[11] Pseudo-Démosthène, LII, 25.

[12] Démosthène, XXII, 54.

[13] Op. cit., 182.

[14] Fragm. hist. graec, II, 254.

[15] Ibid., 255 : « Διατρχουσι δ τινες ἐν τ πόλει λογογράφοι (?), σείοντες τος παρεπίδημοῦντας καὶ επόρους τν ξένων. » Cf. p. 116.

[16] Xénophon, Mémor., Il, 9.

[17] Dicéarque ajoute : « Ος ταν δμος λβη, σκληρας περιβάλλει ζημίαις. » M. Schenkl (p. 218) paraît croire que cette phrase s'applique aux métèques, condamnes par suite des dénonciations des sycophantes ; nous pensons au contraire qu'elle s'applique aux sycophantes eux-mêmes, condamnés pour fait de sycophantie : sur les peines qui pouvaient frapper les sycophantes, cf. Thonissen, p. 374 et suiv.

[18] Xénophon, Rev., II, 2.

[19] Rev., II, 5.

[20] Xénophon (Rev., II, 3) qui pourtant propose de favoriser le plus possible les métèques, ne cache pas son dédain pour eux, ou, tout au moins, le dédain qu'ils inspiraient à ceux pour lesquels il écrivait, et que, pour lui, il affecte peut-être.

[21] Eschine, I, 195.

[22] (Xénophon) Rép. Ath., I, 2. Cf. plus loin, liv. II, sect. ii, ch. i, § 1.

[23] Cf. plus loin, liv. II, sect. ii, ch. i, § 2.

[24] (Xénophon) Rép. Ath., I, 10.

[25] Ibid. : « τ εδη οὐδὲν βελτίου ; (les citoyens) εσίν. »

[26] Martin, 518 et suiv.

[27] I, 12.

[28] Démosthène, IX, 3.

[29] Thucydide, VII, 63.

[30] Lysias, XII, 20 ; il affirme que ses frères et lui se sont toujours conduits ainsi, κοσμίους δ'μς υτος παρέχοντας. Cf. le décret en l'honneur de Damasias, où les considérants font ressortir entre autres choses : κόσμιός τε ν διατετέλεκε (Έφημ. ρχ., 1884, 71) ; et le décret conférant la charge de héraut à Philoclès fils d'Euclès : « ἐᾶν μν χρήσιμος καὶ κόσμιος δοκε εναι οςπερ πηρέτηκε πρυτάνεσι

[31] Lycurgue, c. Léocr., 16.

[32] C. Ι. Α., II, 187 : « Χρήσιμον αυτν παρέσχηκεν κατ τν τέχνην τος δεομένοις τμ πολιτν καὶ τν λλων τν οἰκούντων ν τ πλει. »

[33] Έφημ. ρχ., 1891, 82 : « Άναθεναι τν στέφανον τι θει φ'γίεαι καὶ σωτηρίαι το δήμου το 'Αθηναίων καὶ παίδων καὶ γυναικῶν καὶ τν ν τι χώραι πάντων. »

[34] Démosthène, XXV, 101 : « Tος λλους 'Αθηναίους παντας … προσθήσω δὲ καὶ τος ξένους καὶ παδα ; καὶ γυνακας ; — ξένους ne peut évidemment, comme le reconnaît M. Weil, s'appliquer qu'aux métèques.

[35] Aristophane, Paix, 296 et suiv.

[36] Aristophane, Lysist., 580.

[37] Aristophane, Acharn., 502 et suiv. :

λλ'σμν ατο νν γε περιεπτισμένοι

τος γρ μετοίκους χυρα τν στν λέγω.

[38] Op. cit., 182.

[39] Aristophanes und die historische Kritik, p. 612 et suiv.

[40] Thucydide, II, 39, 1 : « Τήν τε… πόλιν κοινὴν παρέχομεν καὶ οὐκ ἔστιν ὅτε ξενηλασίαις ἀφείργομέν τινα ἢ μαθήματος ἢ θεάματος. »

[41] Xénophon, Hipp., VI, 9.

[42] Aristophane, Ois., 121 :

ε τινα πλιν φράσειας μν εερον,

σπερ σισύραν γκατακλινναι μαλθακήν.