Je sens
mon cœur sur un oreiller lorsque je sais mes amis contents. Mme ROLAND. Les premières années de M. et Mme de la Platière nous sont moins connues que les précédentes et que celles qui suivront. On dit que le bonheur n'a pas d'histoire, mais nous savons que Mme Roland a qualifié son union de lien sévère, d'association où la femme se charge du bonheur de deux individus. Les Mémoires, qui abondent en vivants détails sur Manon Phlipon, deviennent soudainement brefs[1] à partir de son mariage. D'autre part, la riche correspondance avec les demoiselles Cannet se ralentit, puis s'arrête. L'affection que Mme Roland témoigne à cette Sophie, jusque-là si chère, s'est visiblement affaiblie. Quelque chose de raisonnable et d'à peine obligeant même parfois, a remplacé l'exubérance et l'enthousiasme. Ah ! qu'il est difficile de pardonner à une amie les déceptions qu'on lui a causées ! Et puis, la jeune femme est entièrement livrée à l'influence d'un mari dont cette amitié offusque depuis longtemps le caractère exclusif et roide : Je te le répète après te l'avoir dit bien des fois, écrivait-il déjà au cours des années précédentes, je n'ai aucune confiance en ces personnes ; leur ton bavard, dissertant toujours, expliquant, définissant tout, arguant, tranchant, décidant sans cesse, les fait détester de tout le monde. Elles sont la fable de la ville et, si j'avais à redouter quelque chose, ce serait leur curiosité et leur langue ! Quelle malveillance ! M. de la Platière aime autant couper toute relation avec des personnes qui peuvent, à bon droit, douter de sa fameuse rigueur. En fait de documents originaux, il ne nous reste plus que la correspondance conjugale et amicale, ou du moins ce qui en a été conservé. Roland était obligé à de fréquentes absences professionnelles et sa femme, qui avait pour lui l'empressement de l'amie la plus exacte et la plus dévouée, lui écrivait à chaque ordinaire. Le nouveau ménage passa toute sa première année à Paris, rue Saint-Jacques, en face Saint-Yves, à l'hôtel de Lyon, où, moitié par économie, moitié par sollicitude pour son mari qui souffrait probablement d'une maladie de foie, la jeune femme faisait elle-même la cuisine. Roland, retenu par les Intendants du Commerce qui avaient entrepris une nouvelle réglementation des manufactures, travaillait à ses Descriptions de quelques arts et corrigeait les Lettres d'Italie. Il me fit son copiste et son correcteur d'épreuves, écrivit-elle dans les Mémoires, non sans une nuance de rancune. Je remplissais la tâche avec une humilité dont je ne puis m'empêcher de rire... mais elle coulait de mon cœur. Je respectais si franchement mon mari que je supposais aisément qu'il voyait mieux que moi et j'avais tant de crainte d'une ombre sur son visage, il tenait si bien à ses opinions, que je n'ai acquis qu'après assez longtemps la confiance de le contredire. Dans une mansarde de l'hôtel de Lyon, au-dessus des Roland, habitait un étudiant en médecine nommé François Lanthenas. Roland, qui l'avait connu en Italie, en fit bientôt le familier du ménage. Mme de la Platière, toujours prête à adopter les vues de son mari, s'intéressa tout de suite chaleureusement à ce garçon mélancolique et doux, grand disciple de Jean-Jacques. Le calme et la fermeté caractérisèrent l'affection qui grandit bientôt entre eux. Mme Roland appelait Lanthenas le frère, il disait sorella, et Roland ne parlait plus que du fidèle Achate ! Tous trois s'étant reconnu un goût commun pour les sciences naturelles, ils se mirent à suivre les cours de Jussieu et de Daubenton au Jardin du Roi où ils rencontrèrent un jeune naturaliste nommé Louis Bosc d'Antic, qui n'avait alors guère plus de vingt ans. C'était un être attachant, qui se laissait pénétrer sans embarras et montrait du premier coup un esprit à la fois juste et romanesque, tout animé d'idées philosophiques, une probité sans réflexion, un cœur tendre et naïf, une susceptibilité aiguë, quelque gaucherie de primesaut, beaucoup de sympathie humaine et un amour débordant pour la botanique. Fils et petit-fils de médecins, Bosc n'avait aimé jusque-là qu'à courir les bois et à collectionner les plantes qui y poussent pêle-mêle. Né herborisateur et destiné à l'artillerie par son père, il avait échoué dans les Postes qu'il délaissait en toute occasion pour courir la campagne. Le hasard fit une bonne combinaison le jour où se rencontrèrent Bosc et les Roland. Ces trois existences ne pourraient être contées à part. L'amitié qui les réunit restera toujours un admirable exemple de désintéressement et de fidélité. On peut dire qu'elle durait encore trente-cinq ans après la disparition des Roland, en 1828, lorsque Bosc vint à mourir. La connaissance avait été rapide. Le jeune homme se mit à aimer sans réserve le vertueux mari aussi bien que l'intelligente jeune femme et, quand le ménage partit pour Amiens en 1781, il avait même adopté leur ami Lanthenas. Une correspondance intarissable s'établit immédiatement. Bosc, qui entretenait des relations étendues avec le monde scientifique, pouvait beaucoup aider aux travaux personnels de Roland. Mme Roland lui écrivit d'abord à la place de son mari, tantôt pour demander un renseignement, tantôt pour donner une commission, mais bientôt les lettres, de plus en plus communicatives, répondirent avant tout à un mutuel besoin de confiance et d'épanchement. Dans la vie provinciale que la jeune femme devait mener huit ou neuf années durant, c'est la ferveur de M. d'Antic, comme on disait alors[2], qui la rattachera au mouvement des idées et l'aidera, sans même qu'elle s'en aperçoive, à tromper certaines aspirations de sa jeunesse. Mme Roland arriva en février 1781 à Amiens, où elle devait séjourner pendant trois ans, dans la maison que son — mari avait louée rue du Collège, pour 1.500 livres de loyer, au temps des premières fiançailles. Le mobilier fut celui du ménage de garçon de M. de la Platière, auquel s'ajouta, pour le plus grand plaisir de la nouvelle mariée, un clavecin prêté par la Société des Concerts de la ville. La maison, inhabitée depuis longtemps, tenait au cloître Saint-Denis qui servait de cimetière. C'était une grande bâtisse composée de deux corps de logis où l'on accédait par une porte cochère. Il y avait une cour, une écurie, un jardin. La chambre à coucher donnait sur la rue, le cabinet de toilette sur le cimetière : Je ne vais pas une fois à ma toilette que je ne voie faire une fosse ou la meubler, dit-elle. L'existence monotone des dames de province attendait Mme de la Platière à Amiens. Elle suivait les offices afin d'édifier le prochain, soignait son ménage et ses fleurs, rendait quelques visites et, comme elle était devenue l'amie de Bosc, herborisait sur les remparts. C'était une épouse docile, ordonnée et sage, attentive aux intérêts communs, diligente et zélée pour tout ce qui regardait son mari. Chez elle le goût de l'étude était toujours aussi vif, mais la musique et surtout son travail de secrétaire lui prenaient le temps que le ménage lui laissait. Quand Roland l'appelait sa chère moitié, il lui donnait son vrai nom. Elle avait adopté, du premier coup, non seulement les habitudes et les opinions de cet homme austère, mais encore ses amis et sa société. Désormais, il ne sera presque plus question de Phlipon auquel le ménage servait une rente et qui devait mourir dans l'isolement quelques années plus tard. Disparus aussi derrière la ligne d'horizon la petite Mme Trude, les excellents Besnard, la complaisante Desportes. Il n'y a que le chanoine Bimont et Sainte-Agathe dont nous entendrons encore parler de temps à autre. Le mari absorbe tout. Le ménage fait un séjour de deux mois à Villefranche en Beaujolais, chez les Roland, où la jeune femme est arrivée au sein d'une famille respectable et considérée, qui lui impose visiblement et qui du reste l'a bien accueillie. Au retour, Roland l'a envoyée seule à Dieppe chez les Cousin-Despréaux et à Rouen chez les chanoinesses Malortie ses amis de jeunesse. Quand elle arrive à Amiens, où Roland habite depuis quinze ans, il prescrit à sa femme de tenir à distance les demoiselles Cannet et de se lier avec Mme de Chuignes, parente éloignée des Roland ; avec M. Bray de Flesselles, haut magistrat ; avec M. et Mme Deu, amateurs de sciences naturelles ; avec M. Devins, cavalier servant de Mme Deu, sans parler de quelques vieilles dames vénérables, sans parler du médecin d'Hervillez et de l'apothicaire Lapostolle. Obéissante, Mme de la Platière fit rapidement la conquête de cette société prête au blâme, qui guettait, comme d'usage, l'arrivée de la jeune Parisienne, avec plus de méfiance encore que de curiosité, ce que Roland, qui se croyait fin psychologue, traduisait en écrivant : Les femmes te craignent terriblement. Le 4 octobre 1781, Mme de la Platière mit au monde une petite fille qui reçut les noms de Marie-Thérèse-Eudora et fut baptisée le lendemain à l'église Saint-Michel, sa paroisse. Une complication sérieuse, qui survint dans l'état de la jeune mère, l'obligea à cesser la nourriture. Elle en fut désespérée et l'enfant se mit à dépérir au point que le médecin se demanda s'il serait possible de la sauver. Mme Roland donna, dans cette occasion, une remarquable preuve de sa volonté. Malgré ce que purent dire médecins et matrones, elle soutint qu'elle ferait revenir son lait. Elle y réussit en effet malgré ses souffrances, et triompha avec exaltation lorsqu'elle vit la petite reprendre sa force et sa fraîcheur[3]. Roland, qui n'avait pas été indifférent aux maux de sa femme, fut bientôt obligé de s'absenter. Les courriers lui apportaient des détails d'un singulier réalisme sur la santé de la mère et de l'enfant. Les femmes de cette époque ne reculaient point devant le terme propre, on le sait. Mme Roland moins qu'une autre. Cependant elle dit une fois : Aurais-tu pensé lire jamais pareilles choses sans dégoût ? Comme l'amitié transforme et fait jeter de l'intérêt sur les objets les plus communs ! Est-ce bien sûr ? En tout cas, Roland, nullement désobligé, répond sur le même ton. L'entente est parfaite et Mme Roland élève son cher petit gage pour qu'il aime son père. Dès qu'elle est rétablie, elle range sa cave, veille au grenier, tient de court ses deux servantes et s'en montre enfin satisfaite lorsqu'elles travaillent à la lessive jusqu'à 3 heures du matin[4] ! Soumise à ma condition, je tiens la case propre et j'ai soin de l'enfant, consentant à ne rien faire autre jusqu'à nouvel ordre. Le nouvel ordre arrive avec Roland qui a entrepris son Dictionnaire des Manufactures et s'est chargé, en passant à Paris, probablement afin d'augmenter les ressources du ménage[5], d'un gros travail pour l'Encyclopédie méthodique du libraire Panckoucke. Le Mémoire sur les moutons a paru dans le Journal de Physique. L'Art du tourbier est en train. La jeune mère, qui n'a pas cessé d'étudier l'anglais et l'italien, ne manque ni de travail ni de sujets de dévouement. Les Roland de Villefranche nourrissaient depuis longtemps des prétentions nobiliaires, que le mariage du dernier fils avait réveillées. L'espoir d'un héritier du nom leur avait mis en tête d'obtenir des Lettres de Noblesse et, malgré les difficultés, ils n'y renoncèrent pas en apprenant que l'enfant n'était qu'une fille. Tout d'abord il fallait exposer les titres à faire prévaloir dans un Mémoire d'extraction que le chanoine Dominique soumettrait à la signature de la noblesse du Beaujolais. C'est une chose assez remarquable que, dans cette famille où il y avait cinq hommes, dont quatre d'Église, tous instruits et actifs, le soin de rédiger le placet et d'aller à Paris pour soutenir les droits qui y étaient exposés fut, d'un commun accord, remis à une jeune femme. M. de la Platière avait-il obscurément compris qu'avec son ton doctoral et cassant, son air empesé et revêche, il ferait mieux de s'effacer et de mettre au service de sa cause la souplesse spirituelle et la grâce rusée que sa femme allait en effet déployer pour l'émerveillement général ? Elle partit, pleine d'entrain, au mois de mars 1784, avec sa bonne Fleury, ayant laissé à Roland et à la cuisinière Louison le soin de la petite Eudora. Elle descendit à l'hôtel de Lyon et s'installa dans deux chambres du second étage. Lanthenas, qui achevait mollement ses études de médecine, était logé au-dessus d'elle comme en 1781, et M. d'Antic, à partir de ce moment, abandonna les Postes et même la botanique, pour s'attacher aux pas de son amie. Sur-le-champ elle se met à l'œuvre. Il lui faut obtenir une audience de M. de Vergennes, mettre M. de Galonne dans ses intérêts, amadouer les Intendants du Commerce que certaines manifestations du caractère aigre et hautain de M. de la Platière ont positivement exaspérés. Par M. de Flesselles, par Cousin-Despréaux, par Mlle de la Belouze, la cousine de grande considération, Mme Roland s'était procuré toutes les lettres préliminaires imaginables. Sans autres armes que ces papiers chétifs, elle se lance avec une intrépidité, un esprit et un tact qui font la conquête des plus hargneux, dans un monde qu'elle ne connaît aucunement, mais où elle évolue comme si elle y était née. Ce sont des démarches chez Mme de Candie, première femme de chambre de Madame Élisabeth ; chez une dame de qualité qui pouvait la mettre en relation avec une femme de Madame Adélaïde ; chez le premier fauconnier de France, etc., etc. Mes trente ans ne font fuir personne, écrit-elle gaiement à son mari. Néanmoins, chez M. de Tholozan, Intendant général du Commerce, elle trouva un accueil déconcertant. Il l'avait reçue en bonnet de nuit, avec une mauvaise humeur qui éclata lorsqu'elle commença l'éloge de Roland. Gardez-vous bien de nous le présenter comme un homme supérieur, s'écrie-t-il. C'est sa prétention, mais nous sommes loin de le juger tel. Et un orage de critiques s'abat sur la bonne épouse : contradiction perpétuelle, prétentions de tous les genres, pédantisme, mauvais écrivain, mauvais politique, etc. Elle ne se décourage pas, tient bon, argumente avec adresse, embarrasse même l'interlocuteur qui finit par sourire et convient qu'elle peut beaucoup servir son mari, qu'on l'entend avec plaisir et, quand elle s'en va, le terrible homme, apprivoisé, se laisse aller à dire qu'il travaillera pour elle. Cependant la jeune femme trouve que l'absence se prolonge beaucoup loin des siens et Fleury soupire Eudora à chaque mouvement de respiration. Mme Roland écrit à son mari : Je sens plus vivement que jamais qu'aucun bien ne peut équivaloir à celui de la tendre amitié, de l'intime dévouement répandant sa douceur sur tous les instants du jour. J'ai hâte de retourner en jouir. Je ne vis point. Mon cœur, tout moi-même, est sans cesse autour de toi et de notre enfant. Ses amis l'enveloppaient cependant des soins les plus attentifs. Bosc avait eu l'aimable pensée, en l'entendant regretter son clavecin, de lui faire porter dans sa chambre d'hôtel un forte-piano. Quand elle pouvait se distraire des Lettres de noblesse ou du Dictionnaire des Manufactures — dont elle surveillait l'impression — elle courait les environs de Paris avec les deux jeunes gens. Ils allaient à Versailles, à Auteuil, au Bois de Boulogne gober des œufs frais pondus ; à Vincennes rendre visite au chanoine Bimont ; à Alfort chez les professeurs de l'École vétérinaire ; à Chaillot voir la pompe à feu, dernière mode de Paris. Lanthenas écrit à Amiens que les Lettres de noblesse sont parfaitement dans les mains qu'il faut, et Bosc : J'ai assisté hier à l'ouverture de la lettre que vous lui avez adressée et nous nous sommes embrassés à votre intention, avec toute la vivacité de nos attachements mutuels. Roland, peu jaloux, plaisante sans grâce sur ces familiarités, mais écrit bientôt, assez piteusement, du reste : Je ne vous dirai pas : quand vous en serez las, mais le plus tôt possible, renvoyez-la-moi. Vous me ferez grand plaisir. Elle a doucement accoutumé à elle le bonhomme qui, à présent, s'en passe difficilement. Bosc était, sans aucun doute, amoureux de Mme Roland. Tous les amis du ménage le furent. Chez elle, cependant, pas trace d'art ou de coquetterie. Aucune équivoque. De l'honnêteté, de la bonhomie, de la rondeur, un ton affable et cordial : Qu'est-ce qu'une femme de passé trente ans, qui est sage et point jolie, ou qui ne l'est plus, si vous voulez ? écrit-elle, en se mettant d'ailleurs en contradiction avec tous les contemporains. Dans ses lettres à ses amis elle parle de sa grosse figure, de sa face de pleine lune. Elle les embrasse beaucoup, mais ce n'est jamais qu'à la grosse morguienne. Malgré la conquête de M. de Tholozan, l'affaire des Lettres de Noblesse n'avançait pas et Mme Roland était obligée de reconnaître à la fin qu'elle ne pourrait pas la faire aboutir. Mais elle avait trop de sens pratique et d'esprit d'à-propos pour s'en retourner les mains vides et, ayant appris que l'Inspection de Lyon était sur le point de devenir vacante, elle se la fit donner à titre de dédommagement. C'était sans doute à ses yeux un avantage moins flatteur, mais plus utile que celui qu'elle poursuivait, et, pour Roland, c'était un très bel avancement qui le ramenait dans son pays. Fort satisfait, il vint chercher sa femme à Paris et, après un pèlerinage à Ermenonville, il la ramena à la maison de la rue du Collège où Eudora ne reconnut pas sa triste mère qui s'y attendait et qui, pourtant, en pleura comme un enfant. Dans l'automne de 1784, après un voyage de six semaines en Angleterre, les Roland déménagèrent et vinrent s'installer à Villefranche dans la maison paternelle[6]. A huit kilomètres de là, sur la paroisse de Theizé, la famille possédait, comme nous l'avons dit, une maison de campagne que l'on appelait le Clos de la Platière. C'était un rustique manoir destiné à l'exploitation du vignoble. L'antique héritage, dit Mme Roland[7], est assez solitaire, mais agréable. Le pays est montagneux, presque tout cultivé en vignes ; quelques bois sur les hauteurs ; les aspects sont variés ; le ciel y est beau, l'air sain, les soirées délicieuses. Mais la contrée est si sauvage qu'elle n'est pas rassurée, à cause des loups qu'il y a dans les bois, quand son mari s'en va à cheval seul avec un domestique. Mme Roland, si l'on en excepte quelques rares séjours à Lyon, vécut moitié à Villefranche, moitié au Clos, mais sans s'y plaire beaucoup, pendant cinq à six ans. Elle dut renoncer à conquérir sa belle-mère qui ne cachait plus un caractère insupportable et bizarre. Le chanoine était plus sympathique, mais l'ensemble de la société bien médiocre. Mme Roland avait eu beau lui faire toutes les concessions, quêter à l'église, rendre des visites fastidieuses, offrir et accepter les sempiternels repas en usage, elle ne rencontrait pas de bien bonnes dispositions chez ce qu'elle finit par appeler la canaille caladoise[8]. A Lyon, par Roland, elle avait connu quelques personnes plus intéressantes qu'elle aimait à recevoir, notamment lorsque l'Académie de Villefranche tenait ses séances. C'était un détail caractéristique du mouvement social et littéraire du dix-huitième siècle, que la floraison des Académies de province. Elles étaient quelquefois bien peu importantes, elles étaient toujours extrêmement actives. En faire partie était un honneur disputé ; cinq ou six remontaient au dix-septième siècle, celle de Villefranche justement. Les messieurs de la Platière, l'aîné et le plus jeune, en étaient membres considérés[9]. Lanthenas est souvent à demeure au Clos et Bosc toujours invité à y venir. Dans les intervalles de leurs séjours, Mme Roland entretient avec eux une correspondance assidue. Elle les appelle notre ami. Quand elle parle de Roland, elle dit mon bon ami. Elle charge Bosc de commissions incessantes et variées. La plupart du temps elle lui demande des livres ou expédie des fleurs à déterminer ; mais aussi elle l'envoie à Vincennes s'informer du chanoine Bimont ; elle lui fait retirer du Mont-de-Piété des hardes engagées par de pauvres gens ; elle le charge d'un envoi de gravures qui arrivent gâtées et de vases qui se cassent en route, d'où admonestations doctes et gentilles en vue de donner à l'ami distrait un peu d'expérience pour une autre fois. Si Eudora est malade, la mère est au comble du tourment. Elle la soigne avec un dévouement total et une intelligence qui sauve la pauvre petite des Diafoirus de la province. Elle applique à l'éducation de sa fille les principes de Jean-Jacques. Les principes écrits, s'entend. A cinq ans, la malheureuse enfant n'a plus, paraît-il, une seule idée fausse dans la tête et, quand elle atteint sa sixième année, le programme de ses travaux et de ses récréations devient quelque chose d'effrayant ! Il est curieux d'observer que, jusqu'aux abords de 1788, Mme Roland ne semble prendre aucun intérêt à la politique. On la voit bâiller sur les gazettes et ne donner un peu d'attention aux changements de ministères que dans la mesure où ils peuvent influer sur la carrière de son mari. Quelque temps auparavant n'avait-elle pas blâmé Lanthenas qui, s'étant engoué de la défense des cadets, s'était avisé de publier un écrit contre le droit d'aînesse ? De son côté, si Roland s'exprimait parfois avec violence contre le monde des hauts fonctionnaires, ce n'était que pour réclamer des changements de personnes. La théorie des gouvernements n'intéressait guère le mari et la femme qu'au point de vue abstrait et livresque. Cependant, de même qu'ils avaient voulu connaître l'Angleterre, terre de la liberté, ils tenaient aussi à voir la Suisse dont ils admiraient le régime fédéral — d'après ce que leur en avait appris le livre du Genevois Delorme. Revenus de voyage, les Roland s'installèrent au Clos dont ils étaient maintenant propriétaires à la suite d'un arrangement de famille. Depuis un certain temps quelque chose de nouveau se remarquait dans la jeune femme. La campagne semblait la mettre dans son vrai jour. Elle s'y épanouissait. Elle était moins cérébrale. Elle s'y découvrait en même temps le sens de la poésie domestique et un goût confirmé pour la vie des champs. Bêtes et gens, elle mettait tout en branle et se délectait à commander une maisonnée en action. C'est ainsi que pour la première fois l'on pût voir se manifester dans une de ses tendances maîtresses, ce génie impulsif qui, deux ou trois ans plus tard, fera de la dame du Clos un chef de parti. Écoutez-la parler : Je fais des poires tapées qui seront délicieuses ; nous séchons des raisins et des pommes ; on fait des lessives, on travaille au linge ; on déjeune avec du vin blanc, on se couche sur l'herbe pour le cuver ; on suit les vendangeurs ; on se repose au bois ou dans les prés ; on abat les noix ; on a cueilli tous les fruits d'hiver, on les étend dans les greniers. Et ailleurs : Je compte faire la veillée avec nos gens. Je coudrai tandis qu'ils casseront les noix. Sainte-Beuve, qui admirait beaucoup Mme Roland, disait qu'il fallait remarquer en elle l'épistolière d'avant 89 et qu'il avait même un faible pour elle : Elle a des gaietés, des élans, des entrains à ravir, quand elle parle de la vie des champs, dit-il.... Elle a des débuts de lettres d'automne qui respirent en plein la vendange et qui sentent leur fruit... Nous avons une Sévigné de la bourgeoisie et, mieux que cela, une Sévigné-George Sand. Mais, dans son coin campagnard, elle ne s'intéresse pas qu'aux fruits de la terre. Elle observe aussi les humains et leur offre un secours fraternel. On s'étonne et on s'attendrit quelquefois, dit-elle, aux descriptions de la vie dure et sauvage de tant de peuples éloignés, sans réfléchir que nos paysans, pour la plupart, sont misérables cent fois plus que les Caraïbes, les Groenlandais et les Hottentots. Aussi la mort semble-t-elle un soulagement et à celui qui expire et à ceux qui l'entourent... Ces gens-là souffrent des mois entiers sans discontinuer leur travail... C'est une belle école... que le spectacle de la mort du pauvre ! Au mois de mai 1788, on voit poindre, à de certains signes, une évolution qui, s'étant faite dans la lenteur et l'obscurité, semble du premier coup atteindre au paroxysme. Soudain, Mme Roland écrit à Bosc pour lui demander avec un intérêt insolite qui est ce M. Carra[10], auteur de la brochure intitulée : M. de Calonne tout entier. Un autre jour elle s'écrie à l'improviste : Peut-on parler de ses misères particulières quand il y en a de publiques ? Le Parlement avait engagé la lutte contre Loménie de Brienne et Calonne, effondré, était sur le point de rendre sa place de Contrôleur Général à Necker. La Révolution approchait. Sans la moindre réserve, les Roland proclamaient leur indépendance et le vide commençait à se faire autour d'eux. Le 26 août 1788, étant au Clos, Mme Roland écrit à Bosc : Vous, Lanthenas, et de Lyon, vous nous donnez de terribles nouvelles. C'est le feu, c'est l'enfer de partout. Brusquement, le ton de la correspondance est entièrement nouveau. La politique et les préoccupations de justice sociale dominent. La cueillette des fruits ne vient qu'après. La pensée de Mme Roland s'attache avec une ardeur fixe aux événements publics. Cela ne l'empêche pas cependant de donner une fête rustique pour clôturer les vendanges et célébrer en même temps l'anniversaire de la naissance de sa fille qui entre dans sa huitième année. Colette et Lucas dansent des rigodons sur les airs sautillants et grêles du dix-huitième siècle, mais au loin la bouche amère de M. de Talleyrand dira bientôt, en ricanant qu'elle est finie la douceur de vivre. |
[1] Mme Roland, dans une note, donne une raison tragique de ce laconisme. J'ai laissé mon dernier cahier à Vincennes, dit-elle, mais à suivre ainsi les choses pied à pied, j'aurais à faire un long travail pour lequel je n'ai plus assez à vivre. Je me borne à un aperçu.
[2] On disait bien M. d'Anton.
[3] Mme Roland laissa à sa fille un écrit particulièrement détaillé sur ce pénible moment de sa vie, avec les conseils les plus explicites sur les devoirs d'une jeune mère.
[4] C'est à cette époque, que Mme Roland mit la main sur une perle, Marie-Marguerite Fleury, qui éleva Eudora, s'attacha complètement aux Roland et mourut presque centenaire dans la vieille maison du Clos qui appartient toujours à la famille. Mme Marillier, arrière-petite-fille de Mme Roland et petite-fille d'Eudora, nous a dit qu'elle l'avait bien connue dans son enfance.
[5] Son traitement était de 5.000 francs, et il recevait quelques subsides de Villefranche. Mme Roland possédait 530 francs de rente, comme nous savons.
[6] Un pied-à-terre à Lyon suffisait aux besoins de l'Inspecteur des Manufactures.
[7] Lettre à Lavater.
[8] Les Caladois sont les habitants de Villefranche.
[9] Roland appartint dans la suite à quinze autres Académies !
[10] Carra fut, dans la suite, député à la Convention.