LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

HONDSCHOOTE

 

CHAPITRE XI. — CAMBRAI.

 

 

Cambrai pendant la guerre. — Forster. — Le Liégeois Declaye. — Sa réponse à Boros. — La place débloquée. — Sortie du 12 septembre. Les garnisons de Bouchain et de Cambrai. — Combat d'Avesnes-le-Sec — Plaintes et dénonciations contre Declaye. — Lâche, mais patriote.

 

Depuis le commencement de la guerre, Cambrai regorgeait de soldats. C'était la ville natale de Dumouriez. Le 19 octobre 1792, le vainqueur de Valmy y entrait, au bruit des salves d'artillerie, et il lisait à. la porte de la maison commune, sur un superbe trophée d'armes, ces mots qui flattaient son orgueil : Cambrai s'applaudit d'avoir vu naître Dumouriez le 25 janvier 1739[1].

Cinq mois plus tard, le vaincu de Neerwinden s'alliait aux Autrichiens, et Cambrai flétrissait l'objet de sa récente ovation. Le 26 avril 1793, la cloche du beffroi appelait les citoyens à l'hôtel de ville ; la garnison se rangeait en bataille sur la grande place ; aux sons de la musique militaire et aux acclamations d'une foule considérable qui répétait avec enthousiasme les cris de guerre aux tyrans et vive la République, les représentants Gasparin et Lesage-Senault, les administrateurs, les jacobins se rendaient à la porte de France. Là, on dressait un poteau avec cette inscription : Cambrai frémit d'avoir vu naître dans son sein l'infâme, le scélérat Dumouriez ; passants, partagez son horreur ; traîtres, tremblez ! On revenait ensuite dans le même ordre sur la grande place et, après avoir chanté la Marseillaise et dansé la farandole autour de l'arbre de la Liberté, on rentrait à la maison commune. Gasparin prononçait un discours, et les assistants, entraînés par l'ardente parole du conventionnel, juraient de vivre libres ou de mourir et de s'ensevelir sous les ruines de la cité plutôt que de capituler[2].

L'animation, le mouvement, le bruit ne cessèrent pas à Cambrai. Ce fut là que Lamarche, Custine, Kilmaine établirent leur quartier général. Le 2 août y arrivait un personnage dont nul ne soupçonnait la célébrité, le Mayençais Georges Forster que le Comité de salut public avait chargé de négocier avec les Anglais. Ses jugements sur Cambrai et sur la population sont assez curieux. Il trouva que la ville fourmillait de gens et d'équipages de guerre ; mais il n'y vit pas une seule belle femme et il déclara l'endroit abominable. Pas la moindre commodité ; partout la saleté, l'ordure, et l'on aurait dit que les Cambrésiens ne savaient pas comment d'autres hommes, à quelques lieues de là, cherchaient à se rendre la vie plus supportable. Les habitants, mâtinés de Flamands et de Français, n'avaient des deux peuples que les défauts et les désagréments, rien de sympathique et d'attirant, de la rudesse, de l'ignorance, un manque singulier d'éducation et de connaissances. Au milieu du tumulte des armes, chacun ne pensait qu'à soi-même sans s'inquiéter d'autrui. La défiance était extrême. Forster et son collègue Pétry vivaient dans une petite chambre froide et malpropre ; ils couchaient dans un mauvais lit où des punaises les tourmentaient ; ils dînaient et soupaient très mal. On ne pouvait plus acheter ni thé, ni café, ni sucre. Il fallait, à déjeuner, manger son pain sec. Heureux encore, si l'hôtesse donnait quelquefois un peu de beurre !

Néanmoins, le pays, si plat qu'il fût, avait ses beautés, et chaque matin, chaque soir, Forster et son compagnon se promenaient le long du canal, sous des allées d'ormes bordées de vergers et de potagers. Mais le 8 août, ils sortaient précipitamment de la ville et couraient se réfugier à Arras. L'armée française, attaquée sur ses derrières, se repliait vers la Scarpe, et l'ennemi cernait Cambrai[3].

 

Le Liégeois Declaye, gouverneur de Cambrai, était un ancien soldat du 88e régiment[4]. En 1790, il avait pris part à l'insurrection des Pays-Bas autrichiens et obtenu le grade de major. Il devint aisément lieutenant-colonel, puis colonel dans l'armée belge, levée par Rosières et par le Comité bruxellois. Nommé commandant temporaire de Cambrai, il acquit la confiance du club. Les agents du ministre Bouchotte faisaient son éloge. Celliez et Varin écrivaient qu'il était excellent républicain, brave militaire, propre à commander soit une place forte, soit une division de cavalerie. Il est Liégeois, disait Defrenne, conséquemment bon patriote, et l'on répandait le bruit que les barbares Autrichiens avaient massacré sa femme et ses enfants. Le 22 juillet, il fut remplacé ; mais la Société populaire sollicita son maintien ; elle affirmait le civisme brûlant et la franchise, la loyauté de Declaye ; elle était disposée à tout tenter pour le garder dans la ville, et une députation du club, accompagnée de quatre commissaires de la municipalité, alla prier Kilmaine de laisser Declaye à Cambrai, au moins provisoirement. Kilmaine exauça ce désir ; il jugeait que Declaye saurait électriser les Cambrésiens qui n'étaient, à l'exception des membres de la Société populaire, lue de mauvais citoyens. Le 30 juillet, Declaye était promu général de brigade, et les municipaux applaudissaient à la nomination d'un homme dont ils appréciaient l'énergie et les talents. Deux jours plus tard, dans l'ardeur de son zèle, Declaye proposait d'éclairer la place, d'abattre les arbres et les maisons à cinq cents toises du glacis : le Conseil général de la commune répondit prudemment qu'il attendrait sur ce point l'avis du Conseil de guerre. Bientôt les Autrichiens approchèrent et coupèrent la route de Bapaume. Declaye, alarmé, envoya de toutes parts des patrouilles pour arrêter les malintentionnés ; il fit clore les portes ; il enjoignit de n'admettre que les personnes qui seraient munies d'une autorisation signée de Kilmaine, de doubler la garde des ouvrages extérieurs, d'augmenter le nombre des factionnaires sur les remparts ; il prescrivit au commandant temporaire de fermer lui-même les poternes[5].

Les représentants du peuple, Delbrel, Châles, Le Tourneur, Collombel, étaient encore dans la place. Ils la quittèrent sur-le-champ. Le club se plaignit de leur départ et les accusa de s'être éloignés avec une précipitation scandaleuse. Mais Delbrel justifia ses collègues. On était convenu que l'un des quatre commissaires resterait à Maubeuge et veillerait à la défense du camp retranché, qu'un deuxième se rendrait à Lille afin de pourvoir au ravitaillement de la forteresse, que les deux autres s'enfermeraient à Douai et suivraient, en attendant, le quartier général pour assurer le service des distributions. Fallait-il abandonner l'armée qui fuyait vers Arras ? N'y avait-il pas à Cambrai une garnison suffisante ? Les approvisionnements n'étaient-ils pas complets, si complets qu'on annonçait un excédent de deux mille sacs de farine ou de blé ? Le 7 août, après avoir signé deux arrêtés, l'un qui chassait de Cambrai les bouches inutiles et les gens suspects, l'autre qui remplaçait des membres faibles ou douteux des administrations de la commune et du district, Delbrel et Collombel sortirent de Cambrai[6].

Le lendemain, un officier des dragons de Cobourg vint, au nom du général Boros, sommer Cambrai de capituler : le commandant exposerait-il la ville à la destruction dont Valenciennes offrait un si triste exemple ? Declaye répondit simplement qu'il savait se battre, et non se rendre. Cette brève et fière réplique accrut sa réputation et le fit passer pour un Spartiate ; elle est, écrivaient les commissaires du Comité, une preuve de son civisme[7].

Sept mille hommes formaient sa garnison : le 83e régiment d'infanterie, trois bataillons de volontaires, le 25e cavalerie et le 10e hussards dit des hussards noirs ou des hussards de la mort parce qu'ils portaient au frontal de leur coiffure une tête de squelette sur des os en sautoir. Ces hussards noirs, levés et commandés par Mériau, se proclamaient des héros et se vantaient ridiculement d'être les sauveurs de Cambrai. Ils eurent pourtant un petit avantage. Dans une sortie, ils prirent un drapeau anglais qu'ils offrirent à la Convention[8].

Mais dès le 11 août, les Impériaux se retiraient. La place fut débloquée et ses portes se rouvrirent. Declaye maintint cependant l'état de siège ; il abattit les maisons et les arbres des jardins à deux cent cinquante toises du glacis ; il dirigea dans les environs des expéditions faciles et nullement dangereuses ; des traîtres, disait le Conseil général, ont la perfidie d'en prévenir l'ennemi.

Par malheur pour Declaye et surtout pour les troupes de Cambrai, une entreprise importante lui fut confiée. Houchard lui commanda d'opérer le 12 septembre à la pointe du jour, une fausse attaque sur le camp de Solesmes, tandis que Gudin, parti de Maubeuge, ferait une démonstration contre Englefontaine et Forest. Le ministre Bouchotte approuvait ce mouvement ; il enjoignait à Declaye de s'entendre avec Gudin, et il comptait que les ordres seraient donnés clairement, qu'aucune confusion ne se produirait. Mais ce fut Gay-Vernon, et non Berthelmy, que Houchard chargea d'informer Declaye, et Berthelmy reproche justement à Gay-Vernon de n'avoir pas rédigé pour l'inhabile général une instruction précise et détaillée[9].

Declaye déclara devant les autorités de Cambrai qu'il ne rentrerait dans la ville qu'après avoir gagné sur les Autrichiens une victoire complète et, derechef, il prescrivit de fermer les portes et de ne laisser sortir qui que ce fût. Il pria les membres du Comité de salut public[10] de visiter les remparts pour surveiller les factionnaires et les employés qui voudraient peut-être par quelque signal avertir les Impériaux, et il leur donna un bon de sa main, afin qu'ils pussent aller librement sur tous les points des fortifications où les appellerait leur vigilance.

Le 12 septembre, à une heure du matin, il quittait Cambrai. Il emmenait la plus grande partie de la garnison : 2.500 hommes d'infanterie, 240 de cavalerie et 120 canonniers bourgeois ; il avait dû prendre des chevaux de tous côtés pour traîner ses pièces d'artillerie, et des charrettes de paysans pour porter ses munitions. Au jour, un des administrateurs du départe ment du Nord arrivait à Cambrai et lisait dans la salle du Conseil général de la commune, au milieu des applaudissements, une lettre imprimée qui retraçait longuement les succès des Français sur l'armée anglo-hanovrienne. On décidait aussitôt de reproduire ce triomphant message à 400 exemplaires. Le Comité de salut public, le Conseil général, l'administration du district, la Société populaire allaient répandre la nouvelle dans les rues. De toutes parts retentissaient des acclamations de joie et les cris de Vive la République. Le carillon de l'hôtel de ville jouait des airs patriotiques. Soudain le silence se fit. Des hussards noirs, des dragons accouraient hors d'haleine, effarés, livides de peur, criant d'une voix entrecoupée et tremblante que les troupes de Declaye étaient taillées en pièces.

Après avoir, à trois heures du matin, renforcé sa petite armée de 1.300 hommes de la garnison de Bouchain, Declaye avait pris la route d'Iwuy, puis, tournant à droite par le grand chemin d'Avesnes-le-Sec, il avait chassé les patrouilles autrichiennes de poste en poste jusqu'à Villers-en-Cauchies, et il allait, avec la témérité la plus folle[11], se porter vers Saulzoir lorsque, sur une hauteur, à gauche de Villers, parut la cavalerie impériale. Informé qu'une colonne ennemie sortait de Cambrai, Cobourg avait ordonné à Hohenlohe-Kirchberg de courir avec trois bataillons et deux escadrons des cuirassiers de Nassau à l'aide du prince de Liechtenstein qui défendait Saulzoir à la tête des chevau-légers de Kinsky et de cinq compagnies d'infanterie. Hohenlohe-Kirchberg partit au galop avec les deux escadrons de Nassau, pendant que Bellegarde quittait le camp de Solesmes avec trois escadrons des hussards de l'Empereur. Sitôt qu'il aperçut ce grand rassemblement de cavalerie, Declaye commanda la retraite, et sa colonne se replia lentement par Villers-en-Cauchies sur Avesnes-le-Sec. Mais à peine Hohenlohe avait-il remarqué ce mouvement rétrograde qu'il donnait l'ordre de charger. Declaye comptait que ses troupes à cheval, les hussards noirs, les dragons du 10', les chasseurs de Versailles, soutiendraient le choc. Elles furent enfoncées et s'enfuirent en criant : Sauve qui peut. Épouvanté, oubliant son devoir de général, Declaye les suivit et piqua des deux sur Bouchain où il entra vers 10 heures du matin avec quelques dragons et une soixantaine de hussards noirs.

L'infanterie, lâchement délaissée, essaya de faire bonne contenance et forma devant Avesnes-le-Sec deux carrés dans l'intervalle desquels s'établirent les canons. Elle fut enveloppée de trois côtés : sur son front par quatre escadrons de chevau-légers de Kinsky que commandaient le prince de Liechtenstein et le major prussien Tauenzien ; sur son flanc droit, par trois escadrons des hussards de l'Empereur que menait le comte de Bellegarde ; sur son flanc gauche, par les deux escadrons de Nassau que conduisait le lieutenant-colonel Vavasar et par un escadron de Royal-Allemand aux ordres du lieutenant-colonel Specht. L'artillerie française fit plusieurs décharges à mitraille. L'infanterie, calme et résolue, attendit pour tirer que l'ennemi fût à quarante-cinq pas. Mais rien ne put arrêter l'élan de la cavalerie impériale. Elle pénétra dans les carrés, enleva les canons et massacra sans miséricorde les carmagnoles qui lui tombaient sous la main, même ceux qui se mettaient à, genoux pour demander grâce.

Les républicains en déroute se sauvèrent à toutes jambes vers Avesnes-le-Sec. Cobourg arrivait à cet instant sur le champ de bataille. Il fit sonner l'appel et ranger la cavalerie. Bellegarde et Liechtenstein entourèrent le village à droite et à gauche. Des escadrons envoyés de Douchy par le général Otto, se portèrent entre Avesnes-le-Sec et Lieu-Saint-Amand pour barrer le passage au reste des fugitifs. 2.000 cavaliers impériaux avaient. à eux seuls, défait et dispersé 5.000 hommes. 2.000 Français étaient égorgés. 2.000 autres prisonniers, ne conservaient la vie que parce que leur adversaire était las de sabrer. Les Autrichiens perdaient 69 des leurs et s'emparaient de 3.000 fusils, de 20 canons, de 18 caissons et de 3 drapeaux[12].

Les premiers fuyards entrés à Cambrai dans la matinée du 12 septembre avaient été sur-le-champ interrogés par le Comité de surveillance. Tous déclaraient que Declaye s'était retiré devant un ennemi trop nombreux, mais qu'il avait engagé ses troupes dans un ravin où elles ne pouvaient manœuvrer, que la cavalerie impériale les avait cernés et que les survivants ne devaient leur salut qu'à la bonté de leurs chevaux. On leur demandait où était Declaye. Tous disaient qu'ils l'avaient perdu de vue. Les Cambrésiens refusaient de les croire. Mais peu à peu des hussards, des dragons, échappés de la débâcle, rentraient dans la place et confirmaient l'effrayante nouvelle. A trois heures de l'après-midi, se présentait Mlarceaux, administrateur du district et membre du Comité de surveillance ; il avait accompagné Declaye ; lui aussi assurait que le général avait mal à propos quitté sa première position, que les Français n'avaient pu résister, que la cavalerie avait tourné bride et que Declaye l'avait suivie à Bouchain, que l'infanterie, livrée à elle-même, s'était défendue jusqu'à la dernière extrémité, mais que les Autrichiens l'avaient hachée. Enfin, à huit heures du soir, comme s'il eût honte de se montrer en plein jour, paraissait Declaye. Deux à trois cents hommes, tristes restes de l'expédition, lui servaient d'escorte.

Le général essaya d'atténuer le désastre. Il prétendit qu'il n'avait avec lui que 3.000 hommes dont les cinq sixièmes appartenaient à la garnison de Cambrai, que 200 étaient tués et 400 blessés, qu'il perdait ses pièces et ses caissons, mais que les canonniers, rebelles à toute discipline, avaient méconnu leur chef et refusé de faire leur devoir, que les charretiers avaient coupé les traits de leurs chevaux, qu'une partie de la cavalerie avait imité la conduite des artilleurs et, dans sa fuite, culbuté les bataillons, qu'il s'était vainement efforcé de rallier les escadrons, que l'infanterie avait chassé les ennemis de cinq postes différents et leur avait ensuite tenu tête, qu'elle eût été victorieuse si les troupes à cheval l'avaient secondée, qu'il croyait s'être loyalement acquitté de sa tâche et que, dans sa situation, nul autre n'aurait mieux agi.

Mais, le lendemain, le Conseil général de Cambrai recevait une lettre de Cornu, commandant temporaire de Bouchain. Cette lettre était navrante. La garnison de Bouchain se réduisait à 600 hommes, dont 200 malades ou convalescents, et il fallait faire monter la garde à 50 bourgeois. Des 1.300 combattants sortis avec Declaye, 60 au plus regagnaient la place. Pernette, commandant des volontaires de la Somme et gouverneur de la ville, les chefs de corps et tous les officiers, à l'exception de cinq, avaient disparu. Quarante canonniers des bataillons étaient tués ou prisonniers ; il ne restait que 24 artilleurs pour servir 55 bouches à feu. Cornu n'hésitait pas à charger Declaye : Declaye, disait-il, ne lui inspirait pas de confiance ; Declaye avait fui sur Bouchain sans ordonner ni préparer la retraite ; Declaye devait au moins s'attacher à combler l'abîme qu'il avait creusé, envoyer des renforts, rendre à Bouchain sa garnison perdue.

Le Comité cambrésien de salut public manda sur le champ Declaye et lui montra la lettre de Cornu. Le général prétendit que 1.300 hommes n'avaient pu sortir de Bouchain, qu'il n'avait eu que 600 tués et blessés, que ses ennemis personnels méditaient sa ruine. On insista, on le somma de déclarer exactement les pertes qu'il avait subies ; il restait embarrassé, ne répondait que par des pleurs. Enfin, le commandant temporaire de Cambrai, se levant, avoua que la garnison presque entière avait succombé ; que les Impériaux avaient tout pris, pièces et caissons ; mais que les charretiers et les canonniers avaient causé la défaite.

Le 14 septembre, nouvelle réunion du Comité de salut public. Le capitaine Cabeau qui commandait l'artillerie de Cambrai, défendit les canonniers contre les imputations du général, et Declaye reconnut que les charretiers seuls méritaient des reproches. Mais Cabeau rendit Declaye responsable de l'échec et l'accusa sans pitié : Declaye, disait-il, n'avait pas su ménager à son armée les moyens de battre en retraite ; il avait quitté sans motif la première position qui paraissait très avantageuse ; il s'était, et non un des derniers, enfui dans Bouchain ; il devait être traduit devant un Conseil de guerre.

Accablé, Declaye consentit à la formation immédiate d'un Conseil de guerre qui fut présidé par Scheppers, chef d'escadron du 7e hussards. On lut, dans la séance, la lettre du commandant de Bouchain ; on se convainquit que Declaye avait diminué le chiffre de ses pertes ; on le qualifia d'incapable et d'inepte. Quelques membres proposaient de l'arrêter aussitôt ; mais on objecta qu'il fallait attendre le retour des commissaires que la municipalité de Cambrai avait dépêchés aux représentants du peuple à Arras.

Declaye était condamné d'avance. Vainement il invoquait le témoignage du commissaire national Tartarin qui rapportait que les Autrichiens avaient 335 hommes hors de combat[13]. Vainement il assurait qu'il avait été renversé deux fois dans la mêlée, qu'il s'efforçait de rallier son monde et qu'il criait : Au nom de la patrie, rallions-nous !, qu'il avait couru à Bouchain avec la cavalerie pour la ramener à la charge, que les hussards et les dragons consentaient à faire volte-face, mais que les chasseurs de Versailles avaient refusé de le suivre en disant que leurs chevaux étaient trop fatigués. Vainement il écrivait à Davaine et à Bouchotte qu'il aimait la patrie, qu'il gémissait sur sa disgrâce, qu'il désirait. ardemment se venger de ces scélérats du Nord et qu'il avait l'éternelle envie d'exterminer cette horde d'esclaves, qu'il avait été battu et repoussé avec perte, malgré toute sa prudence et sa crainte d'exposer ses frères d'armes, mais que sa défaite était due à la désobéissance et à la poltronnerie de quelques-uns. Vainement il mandait qu'il espérait garder, en dépit de cet accident, l'estime d'un ministre vertueux et des vrais sans-culottes. Le Comité cambrésien de salut public assurait que les talents militaires de Declaye étaient inférieurs au poste qu'il occupait. Fliniaux, administrateur du département du Nord, le taxait d'impéritie et de couardise. Il n'était pas capable, disait Forster, de commander vingt hommes, et, par-dessus le marché, c'est probablement un traître. Les représentants nie Lacoste et Peyssard lui reprochaient, sinon sa perfidie, du moins sa maladresse et son ignorance véritablement criminelle. Était-il possible, s'écriaient les commissaires, de faire sortir plusieurs milliers d'hommes et de les conduire en rase campagne sans pousser des détachements ou des partis d'éclaireurs pour observer les mouvements de l'adversaire et annoncer l'approche de forces supérieures ! Ne devait-on pas instruire sans retard le procès d'un général qui laissait si lâchement égorger ses troupes ? Enfin, les débris de la garnison de Bouchain réclamaient la plus prompte et la plus éclatante vengeance, demandaient que l'infâme Declaye, qui avait si honteusement abandonné ses soldats, fût arrêté et tra duit au tribunal révolutionnaire.

Mais Declaye était sans-culotte et ami du commissaire Celiez. Le ministre Bouchotte se défendait de l'avoir nommé commandant de Cambrai et rejetait avec raison te mauvais choix sur Kilmaine, sur le club, sur la municipalité ; pourtant, ajoutait-il, cela n'empêche pas que Declaye ne passe pour patriote, et il disait très haut que le vaincu du 12 septembre était, en dépit de tout, un citoyen attaché à la liberté. Pareillement, le représentant Laurent reprochait à Declaye son incapacité, mais ne l'accusait pas d'impatriotisme. On se souvint du zèle qu'il mettait à incarcérer les suspects et de l'indignation qu'il avait manifestée contre les aristocrates. N'affirmait-il pas que les nobles ne valaient rien et n'avaient jamais rien valu ? Ne dénonçait-il pas les officiers généraux qui servaient à l'armée, quoique destitués, comme des êtres accoutumés à trahir et qui pourraient donner encore quelques plats de leur métier ? Bouchotte se contenta d'envoyer à Cambrai un autre commandant, le général de brigade Chapuy. Quant à Declaye, arrêté, puis transféré à Arras devant les commissaires de la Convention et à Paris, il ne fut pas, comme on l'a dit, guillotiné ; il garda son grade et alla présider aux mitraillades de Lyon. Le Comité de salut public le déclarait irréprochable sous le rapport de la fidélité et du patriotisme ! Mais le chef d'état-major Berthelmy l'avait très bien jugé : Declaye n'était pas militaire ; c'est beaucoup d'être patriote, c'est la première chose ; mais ce n'est pas tout ; si Declaye était patriote pour la patrie, il se serait fait tuer ; il n'avait pour vivre que ce moyen-là[14].

 

 

 



[1] Jemappes, 73.

[2] Foucart et Finot, I, 400-401.

[3] Forster, Schriften, IX, 69-73 ; cf. plus haut au chapitre précédent.

[4] Nicolas Declaye, né à Liège le 8 juin 1758, était entré au service de France à l'âge de dix-sept ans. Soldat au régiment de Berwick de 1775 à 1786, attaché comme adjudant écrivain de place à l'état-major de Saint-Martin de Ré (1787-1788), il regagna Liège où il devint aide-major au 1er régiment dit municipal (18 avril 1790). Réfugié en France, il fut nominé major de la légion belge et liégeoise (4 mai 1792), lieutenant-colonel de cette légion (19 août 1792), colonel d'infanterie au service belge (29 novembre 1792), et confirmé dans ce grade (20 mars 1793) par le Comité militaire belgique. Lors de la trahison de Dumouriez, il était aide de camp du général de divisions Rosières (7 avril 1793). Il écrivit à Bouchotte qu'il avait publié deux ouvrages à l'usage des troupes liégeoises, un sur la petite guerre et un autre sur la tactique militaire, rappela sa tête mise à prix, sa femme et ses trois enfants massacrés, assura qu'il brûlait de vengeance et demanda le brevet de général de brigade : Bouchotte lui donna ce brevet (30 juillet 1793) en l'engageant à continuer dans son attachement à la liberté. Après son échec de Cambrai, Declaye fut envoyé à Lyon comme commandant temporaire (9 brumaire an II) et y exécuta les fameuses fusillades sur la place des Broteaux : Une décharge, écrivait-il, suffit pour exterminer de la foudre nationale ces traîtres attachés à une corde tendue le long d'une rangée d'arbres ; j'espère que nous serons bientôt débarrassés de cette horde de muscadins. Aussi fut-il nommé général de division par les représentants (13 ventôse an II), et employé en cette qualité à l'armée des Alpes. Arrêté après le 9 thermidor sous le nom vague de terroriste, relâché grâce à la recommandation de Fouché, il ne fut pas compris dans l'organisation du 25 prairial an III. Mais il protesta, déclara qu'il s'était trouvé à quarante batailles (!), qu'à Cambrai il avait fait aux sommations autrichiennes une réponse ferme et laconique. On l'avait réformé, avec la pension de retraite d'un chef de bataillon (20 pluviôse an IV.) Le Directoire l'envoya à Nevers, commandant de place à la suite (12 thermidor an IV). Là, Declaye se fit nommer chef de la garde nationale ; il défendit le commissaire du gouvernement Bezout assailli dans une auberge de Cosne par des séditieux (lettre de Bezout. ter frimaire an IV) ; il gagna l'affection des jacobins qui demandèrent pour lui le grade de divisionnaire parce qu'il joignait l'amour de la patrie aux talents militaires et qu'il avait sauvé les patriotes détenus dans les maisons d'arrêt et menacés chaque jour d'être égorgés par les chouans. Mais le commissaire du gouvernement Bouguelet le dénonça à Paris : Declaye, disait Bouguelet, était capable de tout ; c'était un vaurien et un brigand, il déclamait contre le gouvernement, il cherchait à égarer les ouvriers, il fréquentait les cabarets avec le général Sabatier, le plus dégoûtant des coquins, et autres mauvais sujets, il ne cachait pas dans ses orgies qu'il servirait celui qui le paierait le mieux, il nous aurait égorgés si Babœuf avait réussi, et Bouguelet proposait de débarrasser la ville de ce Declaye qui troublait l'ordre public et qu'on voulait voir à tous les diables, de l'employer ailleurs, de le surveiller et de le casser à la moindre faute (lettre du 9 vendémiaire an V). Le 11 brumaire an V, Declaye dut cesser ses fonctions à la suite de l'état-major de Nevers. Pourtant, le 13 vendémiaire an VII, il fut nommé de nouveau commandant de place de 3e classe à la suite à Vannes, puis chargé d'organiser les compagnies franches du Morbihan et de commander le 1er bataillon franc formé de ces compagnies (16 ventôse an VIII). Mais bientôt il fut derechef réformé avec le traitement de chef de bataillon (2 germinal an X), et vainement il sollicita la faveur de Napoléon en alléguant qu'il avait composé un Citateur antibritannique ainsi qu'un opéra, Le Triomphe de Mars, allégorie des hauts faits de l'empereur, et une hymne guerrière dédiée à l'armée de Boulogne. (Cf. outre l'article de H. Wallon dans la Revue bleue du 8 août 1891, les documents de la guerre.)

[5] Defrenne à Bouchotte, 16 mai ; Celliez et Varin à Bouchotte, 26 Palet ; Kilmaine à Bouchotte, 4 août (A. G.).

[6] Rapport de Delbrel et Notes hist. du même, 64-66. Mais dans une lettre du 7 août, Levasseur et Le Tourneur font cet aveu au Comité : Aucun de nous ne s'est enfermé dans Cambrai que l'on croit ne devoir pas tenir longtemps ; nous n'avons pas eu le temps de prendre toutes les précautions relatives aux circonstances ; l'approvisionnement est assez considérable, mais il y a peu de poudre.

[7] Deschamps, Bécard et leur secrétaire Quincy au Comité, 23 août (A. G.).

[8] Cf. sur Mériau, fermier de la cense des Sars et organisateur de la légion des hussards noirs du département du Nord la notice de Jennepin. (Défense nationale dans le Nord, II, 193.) Mériau prétendait avoir seul arrêté une armée formidable (Lettre du 11 août, Journal de la Montagne du 17). Le Conseil de guerre de Cambrai dut écrire à Laveaux pour relever les erreurs et faussetés de Mériau : si les hussards noirs, disait le Conseil, avaient pris un drapeau anglais, le reste de la garnison avait aussi combattu. (Journal de la Montagne, 31 août). Ce fameux drapeau fut porté à Parts par un aide de camp de Declaye. Les hussards se plaignirent à Bouchotte : Declaye était jaloux, écrivaient-ils, et voulait donner la gloire à son aide de camp ; les uns avaient l'honneur et les autres, le danger ; ils demandaient même à servir ailleurs qu'à Cambrai. Le ministre leur répondit qu'ils se plaignaient à tort, que Declaye avait proclamé leur valeur et déclaré que les hussards avaient enlevé l'étendard (Lettre du 100 hussards, 25 août, et réponse de Bouchotte, 3J août, A. G.) Voir aussi sur ces hussards noirs une lettre du représentant Laurent, 29 oct. (Rec. Aulard, VIII, 1001. Laurent se plaint à la fois des officiers qui ne veillent pas au maintien de la troupe et des soldats dont pas un n'a son livret : On demande toujours et on ne peut rien constater ; c'est un désordre dans la comptabilité qui est affreux, ou, pour mieux dire, depuis la formation du corps il n'y a point encore eu de comptabilité. Quel corps et quelle organisation ! Le soldat pille les campagnes, met à contribution les cultivateurs, vend son équipement, etc. Un mois plus tard, le 27 novembre, Laurent écrivait à Bouchotte que Mériau était destitué parce qu'on l'inculpait fortement et qu'il avait des comptes à rendre.

[9] Bouchotte à Declaye, 11 septembre (A. G,) ; Bulletin de la Soc. de la Corrèze, I, p. 563.

[10] Comme Landau (cf. Hoche et la lutte pour l'Alsace, p. 201) et la plupart des villes de France, Cambrai avait, à l'exemple de la Convention, son Comité de salut public ou plus exactement sou Comité de surveillance générale et d'exécution ; on sait qu'un décret du 25 septembre ordonna que le Comité de salut public de la Convention porterait seul cette dénomination.

[11] Expression de Langeron.

[12] Witzleben, Coburg, II, 287-290. A elle seule, la garnison de Cambrai qui comptait la veille 3.825 hommes, en perdait 2.303. (Lettre du commandant temporaire, 15 sept.) Un commandant de volontaires Chemin, tira de l'arçon de sa selle un pistolet et se brûla la cervelle ; la Convention décréta, le 21 septembre, que son Bulletin ferait mention de cette mort héroïque.

[13] Cf. sur ce Tartarin une lettre de Chapuy, commandant de Cambrai (10 octobre, à Bouchotte) ; Chapuy raconte qu'il a envoyé Tartarin en parlementaire : les Autrichiens ont fait mille instances pour engager Tartarin à déserter ; ils ont employé tous les moyens possibles de séduction, caresses, menaces à la Bouillé, mais Tartarin est un républicain à l'épreuve de la bombe. Tartarin avait avec lui, dans sa mission au camp ennemi, un trompette du 10e dragons, nommé Luxembourg ; de même que Tartarin, le trompette Luxembourg, écrit Chapuy, a déployé devant ces esclaves menaçants toute la fierté d'un républicain par des réponses et des interpellations dignes de Brutus !

[14] Cf. sur toute cette affaire de Cambrai les documents suivants : Cornu au Conseil général de Cambrai et à Bouchotte ; Declaye au Comité de salut public de Cambrai et à Bouchotte ; déclaration de Scheppers ; adresse de la garnison de Bouchain ; Berthelmy à Bouchotte, 14 sept. ; extrait du registre des délibérations du Comité de salut public de Cambrai, 11-14 sept., et lettre du même au Comité de salut public à Paris, 10 octobre ; rapport de Fliniaux, commissaire envoyé à Cambrai par les administrateurs du Nord, 15 sept. ; Lacoste et Peyssard au Comité, 17 sept. ; rapport de Declaye, 18 sept. ; déposition de Chevreux, du 10e hussards, 20 sept. ; Bouchotte à Houchard, 15 sept. (A. G.) ; Forster, Schriften, IX, 101 ; arrêté du Comité qui autoriser Bouchotte à employer Declaye de la manière qui paraîtrais plus convenable (8 brumaire an II ou 29 octobre 1793, Rec. Aulard, VIII, 92) ; livret de Robespierre (Welschinger, Le roman de Dumouriez, p. 287 ; les mots de Robespierre écrire sur Declaye et demander à Laurent des renseignements prouvent qu'il s'intéressait au général et l'arrêté du Comité qui déclare Declaye irréprochable, est d'ailleurs de sa main) ; H. Wallon, Revue bleue, 8 août 1891. Le récit de Marion, capitaine adjudant-major du 2e bataillon des Ardennes — Hubert Colin, Biogr. et chron. popul. du dép. des Ardennes, 1860, 2e série, p. 152-156) est très postérieur à l'événement et ne fait que retracer vaguement, emphatiquement, l'héroïsme qu'auraient déployé les Ardennais.