LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

HONDSCHOOTE

 

CHAPITRE IV. — YORK ET COBOURG.

 

 

Craintes de Houchard. — Alarme des populations. — Réquisitions du Conseil général de l'Aisne. — Lettre naïve et saisissante du maire de Caudry. — Calme de Bouchotte et du Comité. — Belair et Beaurgard. — Immobilité des alliés. — Remontrances et projets de Mercy, Correspondance entre Mercy et Cobourg — Conférence de Hein. Déclaration du duc d'York. — Marche de l'armée anglaise sur Dunkerque. — Départ des Prussiens. — Refroidissement des Hollandais.

 

A l'instant où Houchard prenait à Gavrelle le commandement des troupes, la République était aux abois. Lyon et Marseille se soulevaient. Toulon allait appeler les Anglais. Les insurgents de la Vendée remportaient des victoires. La capitulation de Valenciennes et l'abandon du camp de César ouvraient à Cobourg le chemin de Paris. L'armée du Nord, refoulée sur Arras, ne pouvait arrêter la marche des alliés. Xavier Audouin avouait aux Jacobins que les ennemis seraient, s'ils voulaient, en quatre jours devant la capitale. Houchard déclarait que Péronne, Saint-Quentin et les places de la Somme étaient très gravement menacées, que les coalisés tenaient, au milieu des forteresses du Nord, une position vraiment désolante, qu'ils occupaient un pays très riche en subsistances, qu'ils étaient à trois lieues de Bapaume et que, si leur cavalerie poussait jusqu'aux environs de Paris, il n'aurait que de bien faibles moyens à lui opposer. Quand cette cavalerie, ajoutait Houchard, ne compterait que deux mille hommes, elle ferait assez de dévastations pour répandre l'effroi dans plus de quatre-vingts départements et influencer l'esprit public de la manière la plus désastreuse, et il priait Bouchotte de réquisitionner les gardes nationales et de les rassembler sur la Somme dans le délai le plus court. Les populations tremblaient. Des partis autrichiens couraient la Thiérache, le Vermandois, le Soissonnais, sommant les maires de jeter à bas les arbres de la liberté, exigeant des contributions, emmenant du bois et des fourrages. Le Conseil général de l'Aisne ne cessait d'écrire que l'avant-garde des Impériaux approchait et mettait tout à feu et à sang ; il requérait les commandants de Péronne et de Laon de donner du secours aux communes ; il requérait cinquante gendarmes du département, requérait trente hommes du dépôt de cavalerie de Chauny, requérait vingt hussards du dépôt de la Fère. Le maire du village de Caudry envoyait à la Convention, au nom de sa paroisse, cette lettre naïve, mais saisissante et, en certains endroits, animée d'une chaude et patriotique éloquence : Les habitants de Caudry sont dans la plus grande désolation à la vue des maux qui les environnent. L'ennemi est pénétré chez eux depuis huit jours. Tous les jours, c'est de nouvelles réquisitions en paille, foin, blé, et seigle, et eau-de-vie. Et pillés, et volés, sans tout cela, de vaches, de moutons, linge et habits ; tout leur est bon. Mais, dites-nous, qu'avons-nous fait pour mériter cette désolation, ainsi que tout le beau pays qui nous environne ? Voilà Montigny, Quievy, Haussy, Bertry, Saint-Aubert, Avesnes-les-Aubert, Iwuy, Carrières, Boussières, Bevillers, Cattenières, Wambaix, Esnes, Crèvecœur, Bantheux, Bantouzelle, Honnecourt, Marcoing, Graincourt, Bourlon, Anneux, Marquion, Le Cateau-Cambrésis, Neuvilly, Seranvillers, Solesmes, Saint-Python, Catillon, Ors, Viesly, Maretz, Busigny, Maurois, Honnechy, Reumont, Saint-Benin, Saint Souplet, Mennevret, La Haye- Manneresse, Saint-Martin-Rivière, Troisvilles, Inchy, Caullery, Clary, Vaux-en-Arrouaise, Escaufourt, Somain, Fenain, et cinq cents villages ici alentour auxquels il ne reste que les yeux pour pleurer. Mais nous avons fourni notre contingent pour la force publique. Il n'y a pas ici un village alentour, si petit qu'il soit, qui n'ait fourni depuis vingt hommes jusqu'à quatre-vingts et même cent. Par conséquent, nous avons droit à la force publique. Si on nous en demande, nous en fournirons encore. Nous avons acheté les biens nationaux à grand prix ; nous payons nos contributions. Et pourquoi méritons-nous qu'on nous abandonne ainsi à la merci de nos scélérats ennemis et des aristocrates ? Quoiqu'ils ne soient pas ici en grand nombre, encore y en a-t-il. Nous vous en conjurons, envoyez-nous un peu de troupes. Tout notre pays se joindra à eux, je vous en réponds, pour repousser les satellites qui nous ruinent, et qui nous égorgent, et que nous haïssons encore plus qu'ils ne nous font de mal. Vous manque-t-il du monde ? Demandez-en, vous n'avez qu'à parler. Mais donnez des secours. Vous manque-t-il des chevaux ? Vous n'avez qu'à parler, nous brûlons de donner notre bien à notre patrie et nous mourons de rage de falloir le donner à nos tyrans. Voilà si longtemps qu'on avait décrété de lever un cheval par chaque municipalité ! On aurait eu tout d'un coup 43.000 chevaux. Eh bien, on n'en a rien fait. Il y a au moins deux mois que vous avez encore décrété 30.000 chevaux. Eh bien, cela est encore resté là. Qu'est-ce que cela coûterait à chaque commune ? Presque rien, et aujourd'hui nous en donnons bien d'autres à nos ennemis, sans ce qu'on nous vole. Ils sont bien coupables, ceux qui retardent l'exécution de bons décrets ou qui empêchent de les mettre à exécution. Vous avez au moins 30.000 hommes : cavaliers, dragons, hussards, qui ne sont point montés : vous auriez de suite de quoi les monter et de quoi nous secourir. Au nom de la patrie, au nom de l'humanité, au nom de la force publique, — nous croyons y avoir des droits — envoyez dans nos environs 500 hommes ou un bataillon au plus d'infanterie, 100 hommes de cavalerie, 4 pièces de canon : cela nous fera un point de ralliement, et, avec nos fourches, fauchets, pioches et piques, nous répondons du reste. Ne soyez point inquiets pour les subsistances ; tant que nous en aurons, nous les nourrirons ; ce sera nos frères, et nous en aurons soin. Nous l'avons demandé vingt fois au district de Cambrai, mais ils sont sourds ; jamais ils ne nous répondent. Nous vous conjurons, au nom de notre commune, de prendre nos besoins et nos maux en considération ; vous trouverez toujours en nous des patriotes disposés à tous les sacrifices pour le bien de notre patrie.

Mais Bouchotte et le Comité ne s'effrayaient pas de ces housardailles. Le ministre se hâtait de tranquilliser Houchard : Nous n'avons pas, lui mandait-il, partagé vos inquiétudes, même dans le moment où les ennemis semblaient s'avancer. Il ordonnait de mettre à Saint-Quentin quelques dépôts de cavalerie qui suffiraient à contenir les détachements de fourrageurs et à éloigner lest pillards isolés. Il envoyait Belair à Péronne et le chargeait d'établir un camp entre Ham et la Fère. Il dépêchait à Laon le général Beaurgard. Ce Beaurgard avait signé le revers, et, d'après la capitulation de Valenciennes, ne devait plus servir contre les alliés ; mais il n'hésita pas à violer son serment. Ce fut lui que le Conseil général de l'Aisne requit de se rendre à l'extrême frontière du département et d'arrêter les progrès de l'envahisseur. Beaurgard n'avait pas de troupes à cheval. Il ramassa dans les villes, à Laon, à Vervins, à la Capelle, à Guise, vingt et un cavaliers qui faisaient l'office d'estafettes et portaient les lettres de l'administration. Il courut la campagne avec ce peloton et parvint à rassurer les habitants. Le village de Catillon allait livrer, sur les sommations autrichiennes, six cents bottes de foin et douze cents sacs d'avoine et de blé. A la tête de deux mille paysans armés de piques et de fourches, Beaurgard marcha sur Catillon, fit conduire les fourrages à Landrecies et opéra sa retraite en divisant ses cavaliers en trois patrouilles. Les escadrons impériaux poursuivirent néanmoins leurs incursions. Le 3 septembre, ils ravageaient la contrée au nord de Saint-Quentin et enlevaient les bestiaux et les grains. Parant, qui commandait à Saint-Quentin, écrivait au ministre qu'il restait impuissant et n'avait qu'une faible garnison de 1.400 fantassins et de 100 cavaliers, que les alliés possédaient les cantons de Bohain et du Catelet ainsi que la moitié du canton de Fonsommes, qu'ils renouvelaient leurs pilleries avec plus de fureur, qu'ils venaient régulièrement chaque jour prendre le blé que le paysan battait pour eux et sur leur ordre[1].

Par bonheur, et comme à leur ordinaire, les coalisés ne s'entendaient pas sur la direction de la guerre et sur l'emploi des forces dont ils disposaient. Ils auraient pu vaincre la Révolution en France même, trouver des ressources et une aide efficace dans le cœur du pays. Mercy ne cessait d'appeler leur attention sur les discordes de l'intérieur : on devait, disait-il, entretenir ces troubles, leur donner de la consistance et les rendre décisifs ; sans cette diversion, les succès des alliés sur les frontières seraient incomplets, insuffisants, et l'on ne pouvait finir la grande aventure, si l'on n'appuyait les soulèvements de la Normandie, de la Bretagne et de la Vendée, si l'on ne tendait la main aux insurgents, si l'on n'empêchait la République de réunir ses troupes et de les affecter à la défense des Flandres.

Toute l'Europe ne parlait alors que de Gaston, de ce brave Gaston qui rendait de si bons services à la cause commune : tantôt il s'emparait de Nantes, tantôt il paraissait devant Niort, tantôt il prenait aux républicains quinze à dix-huit pièces de canon. On prétendait qu'il avait été major d'infanterie, puis lieutenant-colonel, qu'il avait prêté serment à la Constitution de 1791 et que, lorsqu'il avait émigré, les princes, qui refusaient les gens utiles et acceptaient les inutiles, l'avaient chassé, comme ils chassaient le célèbre d'Arçon. Le chevalier de la reine, Fersen, toujours fécond en projets, proposait d'envoyer à ce Gaston des secours en munitions et en armes, un peu d'argent et un corps de quatre à cinq mille hommes qui se saisirait d'un point et donnerait un coup de collier ; pourquoi Gaston, s'il était secondé, n'irait-il pas à Paris et ne ferait-il pas à. lui seul la contre-révolution ?

En réalité, ce Gaston n'était qu'un perruquier et très petit chef de bande, affublé de l'uniforme d'un officier républicain qu'il avait tué, et il tenait la campagne avec les gars de son village. Mais l'éloignement grossit les choses et grandit les personnages. L'émigration n'imaginait pas qu'un homme de basse condition se Mt mis à la tête des révoltés : elle fit du perruquier vendéen un marquis de Gaston, et, bien longtemps après que Gaston avait succombé — il périt le 15 avril au combat de Challans — elle se figurait qu'il était le généralissime des royalistes de l'Ouest.

A défaut de Gaston, n'avait-on pas Dumouriez ? Pourquoi ne pas confier une expédition au vainqueur de Jemappes ? Sans doute, écrivait Mercy, on devait se garder des prestiges de l'aventurier. Mais Dumouriez avait de l'activité, un esprit remuant, des talents incontestables. Il ne fallait ni l'écouter ni le rebuter tout à fait, et il serait avantageux de le débarquer en Normandie où il croyait avoir un parti, avec les deux Thouvenot, les officiers de son état-major et la poignée de monde qui l'avait suivi sur le sol belge et qui restait oisive au camp de Leuze. La cour de Vienne voulait expulser des Pays-Bas ces transfuges qui vivaient à ses frais et lui causaient mille embarras par leurs prétentions et leur humeur rétive. Mais Cobourg avait promis. de ne pas les abandonner. Manquerait-il à sa parole ? Et ne valait-il pas mieux demander au cabinet de Saint-James des vaisseaux qui transporteraient sur les. côtes de France Dumouriez et ses compagnons ?

L'Empereur fit la sourde oreille. Il chassa Dumouriez qu'il nommait un rodomont au perfide verbiage et aux propos extravagants, et il refusa d'employer les officiers émigrés de l'armée du Nord, encore tout chauds de la lutte contre l'Autriche et opposés à toute idée de démembrement du territoire français[2].

 

Du moins les alliés ne pouvaient-ils, au lieu de s'étendre sur la frontière, marcher en avant et pousser aussi loin que possible ? Le 1er août, la Convention décrétait que Marie-Antoinette serait transférée sur-le-champ à la Conciergerie et traduite devant le tribunal révolutionnaire. Fersen et La Marck, pris tous deux d'angoisse et de désespoir, conjurèrent Mercy de sauver la reine et d'envoyer un gros corps de cavalerie dans la direction de Paris : les escadrons impériaux, disaient-ils, trouveraient toutes les granges remplies et ne rencontreraient pas un seul obstacle. Mercy fut de glace. Il répondit que ce serait le second tome de la Champagne, que la famille royale était perdue, que les démagogues l'immoleraient pour lier la France entière à leurs forfaits et ne laisser à la nation d'autre parti que celui de vaincre ou de mourir. Pourtant, sur les instances de La Marck, il promit d'écrire à Cobourg une lettre très vive et très pressante. La Marck la rédigea et Mercy la signa.

Mercy priait Cobourg de riposter aux conventionnels par un acte de hardiesse et de vigueur. Le prince resterait-il immobile en un pareil moment ? Laisserait-il se consommer un grand attentat à quelques journées de ses troupes victorieuses, sans faire, au moins quelques efforts pour l'empêcher ? Ne pouvait-il imposer aux factieux, leur inspirer une salutaire terreur, retarder la procédure qu'ils commençaient, le crime qu'ils méditaient ? Les habitants de Paris, ajoutait Mercy, ne sont émus que par ce qui les touche de près ; ils ignorent le danger qui les menace parce qu'ils ignorent les forces des alliés ; ils s'imaginent, sur la foi des gazettes, que les coalisés perdent leur temps devant les places de la frontière. Mais que Cobourg se rapproche du foyer de la scélératesse ; qu'il attaque et emporte Cambrai, dernière barrière qui le sépare de Paris ; qu'il envoie des corps de cavalerie dans des plaines sans défense. L'apparition de ces escadrons calmera les fureurs du parti révolutionnaire et sauvera peut-être la reine. Elle répandra l'effroi dans le pays. Elle arrêtera la circulation des subsistances, arrêtera la formation du camp que les nationaux veulent établir entre la capitale et leur armée. Les Parisiens comprendront que Cobourg n'assiège plus les forteresses et qu'il passe devant elles sans s'en inquiéter ; épouvantés, dès qu'ils le sauront dans leur voisinage, ils penseront que l'heure de la vengeance a sonné.

Cobourg répondit aussitôt qu'il était pénétré, comme Mercy, d'une douleur profonde et qu'il remuerait tout pour sauver l'auguste tante de François II. Mais serait-il prudent d'avancer vers ce Paris qui renfermait des milliers de gens armés de poignards et prêts à mériter une couronne civique par l'assassinat ? Certes, l'approche de ses escadrons sèmerait l'alarme et la peur. Amortirait-elle les passions ? N'enflammerait-elle pas l'ardeur aveugle des régicides qui se hâteraient d'égorger la reine avant l'arrivée de ses vengeurs ? D'ailleurs l'expédition dont parlait Mercy, n'était-elle pas périlleuse et contraire aux règles de la guerre ? La dernière campagne ne prouvait-elle elle pas où aboutissaient de pareils coups de main ? On avait perdu, l'année précédente, armées, argent, honneur, et, selon toute vraisemblance, le malheureux roi de France, qu'on voulait délivrer par une rapide et audacieuse entreprise, serait encore en vie et peut-être sur le trône si l'on avait agi froidement et avec réflexion. En marchant sur Paris de son propre chef et sans ordre de l'Empereur, Cobourg jetterait les puissances alliées dans un immense danger et n'atteindrait pas le but que proposait Mercy ; il assumerait envers son souverain, envers l'Europe entière, la plus grave responsabilité ; c'était, concluait le prince, un des tristes devoirs d'un général de se sacrifier lui-même, ses vœux les plus ardents, ses desseins les plus chers, et tout cela, pour mettre à, l'abri de l'invasion les ingrates provinces des Pays-Bas !

Trois jours plus tard, Cobourg écrivait de nouveau à Mercy que les conventionnels avaient différé l'instruction du procès auquel était soumise la reine de France. Mais ne pouvait-on leur demander d'échanger Marie-Antoinette contre les quatre commissaires livrés récemment par Dumouriez ? Ne pouvait-on les effrayer en leur annonçant que si la moindre violence était exercée sur la veuve de Louis XVI, ces quatre commissaires seraient immédiatement roués vifs ? S'ils parlaient de représailles et menaçaient de mort les otages de Mayence et de Deux-Ponts, ne pouvait-on déclarer que les coalisés seraient aussi barbares que les républicains et n'hésiteraient pas, de leur côté, à immoler les prisonniers français ? Puisqu'il n'y avait plus chez les nationaux ni foi, ni justice, ni religion, ni humanité, ni remords, et qu'ils se conduisaient comme des monstres, ne pouvait-on les exterminer comme des monstres et venger le sang par le sang ? Il fallait vivre en une horrible époque pour tenir un pareil langage ; mais quels moyens plus efficaces, plus imposants saurait-on employer sans compromettre le succès de la campagne, les engagements de l'Autriche envers les alliés et la réputation de ses armes ?

A ces lettres de Cobourg que Fersen jugeait très plates, Mercy répondit derechef par la plume de La Marck. Le prince, disait Mercy, ne l'avait pas compris. Mercy ne pensait pas que l'armée autrichienne dût marcher aussitôt sur la capitale ; mais il croyait utile de s'emparer de Cambrai pour montrer aux Parisiens qu'entre eux et les alliés n'existait plus de place forte ; il croyait utile de lancer sur la route de Paris des corps de cavalerie qui enlèveraient les moissons ; il croyait utile de répandre dans Paris une double alarme, celle que causerait la proximité des ennemis et celle que causerait la certitude de la famine. Pourquoi ne pas se rapprocher de Paris ? Était-ce entraver les opérations ? N'était-ce pas plutôt les accélérer ? N'était-ce pas se donner un moyen d'entamer avec fruit des négociations ? N'était-ce pas menacer sans rien dire ? Et Mercy réfutait le projet de représailles exposé par Cobourg. Menacer des gens que la menace ne pouvait atteindre, c'était les irriter et non les effrayer, et ils exploiteraient les sommations comminatoires du prince pour surexciter la foule. Leur annoncer le supplice des quatre commissaires ? Ils en avaient les oreilles rebattues. Leur parler de l'égorgement des prisonniers ? Ces hommes féroces assuraient hautement qu'ils égorgeraient le tiers de la France. Il fallait donc, suivant Mercy, faire une proclamation et l'appuyer par des mesures militaires, la soutenir par une impression de terreur et, puisqu'on avait une cavalerie nombreuse et redoutable, tenter une expédition de partisans. Dans la guerre de succession d'Espagne, des officiers au service de Hollande n'avaient-ils pas saisi, sur le pont de Sèvres, le premier écuyer du roide France ? La capture de quelques députés ne produirait-elle pas plus d'effet que le gain d'une bataille ou que la conquête de plusieurs villes[3] ?

 

Le motif le plus puissant qui déterminait Cobourg, c'était le départ de l'armée anglaise. Le mot de Dumouriez se vérifiait : Il vous arrivera, avait-il dit à un Autrichien, comme aux voleurs de grand chemin qui, après avoir pillé un cocher, se brouillent et s'entr'égorgent lorsqu'il s'agit de partager le butin[4].

Déjà, lorsque les Impériaux prenaient possession de Valenciennes, les Anglais demandaient leur part de l'artillerie et des munitions de guerre. L'Autriche avait protesté. A quoi serviraient des forteresses dépouillées de leurs moyens de défense ? Si l'on nous donne un poste à garder, s'écriait Mercy, il ne faut pas en ôter la serrure ![5]

Une question plus grave se posait. Personne n'ignorait dans le camp des alliés que l'Angleterre désirait s'emparer de Dunkerque pour en faire un second Gibraltar[6] et donner à son négoce de contrebande un entrepôt sur l'autre côté du canal. Aussi les diplomates autrichiens évitaient-ils de parler net et franc sur le chapitre des indemnités. Lorsque le nom de Dunkerque était prononcé dans les conversations, ils promettaient de combler le port, de raser la citadelle, de démolir les fortifications, de détruire ce nid de corsaires et d'assurer la sécurité du commerce anglais dans la Manche et la mer du Nord[7]. Thugut insinuait à la cour de Londres que des tentatives partielles dérangeraient le plan général et qu'elle n'avait nulle besoin de possessions sur le sol français. Mercy déclarait qu'on ne devait pas marchander la peau de l'ours avant que la bête ne fût par terre, qu'il fallait d'abord obtenir de solides succès, écraser la République et les nouveaux principes, rétablir la monarchie, conférer la régence à Marie-Antoinette qui l'avait bien gagnée par ses souffrances et sa fermeté d'âme. Sans doute, disait Mercy, l'occupation de Dunkerque était nécessaire, et la place fournirait à l'aide droite de l'armée combinée un point d'appui. Mais assiéger une ville en deçà de ses campements, n'était-ce pas faire un mouvement rétrograde ? Que penserait Paris ? Les chefs de la Révolution ne crieraient-ils pas que Cobourg opérait sa retraite ? Ne transformeraient ils pas en victoire l'investissement de Dunkerque ? Dès lors, et puisque l'entreprise, d'ailleurs secondaire, n'était pas malaisée et ne pouvait échouer, ne valait-il pas mieux raffermir le centre des coalisés pour empêcher que leurs quartiers d'hiver ne fussent percés et culbutés de toutes parts ? Ne devait-on pas pourvoir au plus pressé, et, au lieu de s'attacher à un siège qui réussirait quand on voudrait, s'appliquer à de grands objets, pousser au cœur de la Flandre, suivre sans relâche ses avantages en plein département du Nord ? Pourquoi s'attarder devant des bicoques ? Pourquoi ne pas frapper des coups décisifs, ne pas se diriger sur Lille ? Les généraux La Marlière et Lavalette étaient décrétés d'arrestation ; Duhem quittait la ville ; le peuple n'avait pas envie de résister ; Lille pris, les Austro-Anglais se rabattaient et se trouvaient tout portés sur Dunkerque qu'ils enlèveraient en peu de jours ; ils auraient pour l'hiver et pour l'ouverture de la prochaine campagne une position superbe. Et derechef Mercy montrait que les circonstances étaient uniques, inouïes, et qu'elles ne seraient jamais plus favorables à la cause commune ; que, si les alliés laissaient échapper ce moment le plus précieux que la guerre leur eût encore offert, il ne se présenterait plus que très difficilement ; qu'une semblable occasion manquée entraînerait des revers dont les effets seraient incalculables et le repentir éternel ; qu'il était urgent d'agir avec promptitude et énergie ; qu'en cette conjoncture ce qui était différé serait vraiment perdu ; qu'en déployant diligence et activité, on pourrait, dans l'état des choses, terminer la lutte[8].

Mais le duc d'York répétait que Dunkerque était son point de mire et que l'Angleterre n'entrait dans la coalition que pour conquérir ce port de la Flandre. Dès son arrivée, il avait dit qu'il ne se joindrait à Cobourg que jusqu'à la chute de Condé, et il ne consentit à faire le siège de Valenciennes qu'à la condition de diriger l'entreprise. Il n'a d'autre but, écrivait le 23 avril l'attaché militaire prussien Tauenzien, que de s'emparer de Dunkerque ; le ministère anglais y tient absolument, et le colonel Murray a déclaré que c'était le grand motif qui avait décidé le Parlement à la guerre. Cobourg dut céder et, pour garder les Anglais avec lui, tandis qu'il investissait Valenciennes et Condé, il leur promit qu'après avoir emporté ces deux places, l'armée combinée se saisirait de Dunkerque. Le 1er mai, à Quiévrain, Mack, esquissant le plan de campagne, marquait que les alliés, maîtres de Valenciennes, assiégeraient Le Quesnoy et Lille, mais qu'ils marcheraient, au nombre de 50.000 hommes, 'avec la plus grande rapidité, sur Dunkerque : les munitions seraient facilement tirées de Hollande et d'Angleterre ; on aborderait l'ennemi dans ses lignes et l'on emploierait avec vigueur tous les moyens qui pourraient mettre les coalisés en possession de la ville ; selon Mack, Dunkerque tomberait à la fin d'août[9].

Le 3 août, deux jours après que la garnison de Valenciennes eut déposé les armes, Cobourg, York et Knobelsdorf tinrent une conférence au quartier-général de Hérin. Le duc d'York annonça qu'il devait obéir aux ordres qu'il avait reçus et se diriger sur Dunkerque. Cependant, à la prière de Cobourg, il voulut bien jouer son rôle dans l'affaire ou, comme on la nommait pompeusement à l'avance, dans la bataille qui débusquerait, le 7 août, les Français du camp de César ; mais, la bataille donnée, il irait à Dunkerque. Le camp de César fut enlevé sans trop de peine et Cobourg supplia le duc d'York de demeurer avec lui quinze jours encore, de l'aider à prendre Cambrai. York fut cette fois inflexible ; il objecta qu'il avait les instructions les plus formelles, les phis précises de son gouvernement et, le 10 août, marcha sur Dunkerque avec 37.000 hommes, dont 15.000 Impériaux.

Cobourg avait inutilement essayé de retarder le départ de l'armée anglaise. Il eut recours au roi de Prusse et lui fit adopter un nouveau plan d'opérations : Autrichiens et Prussiens se rapprocheraient, se tendraient la- main ; Cobourg attaquerait Maubeuge et Philippeville, tandis que Frédéric-Guillaume bombarderait Sarrelouis ; le duc d'York, trop éloigné des Impériaux, n'oserait assiéger Dunkerque.

Mais l'Empereur et Thugut s'opposèrent au dessein du généralissime. Ils allaient se lier plus étroitement au ministère britannique et conclure avec lui, comme ils disaient, une alliance intime, une union particulière. Dans la coalition des cours, écrivait Thugut, la nôtre et celle de Saint-James sont les seules dont les intérêts et le but soient parfaitement analogues ; nous voulons assurer notre, tranquillité future par l'affaiblissement de la France ; les autres verront avec répugnance un dépècement considérable des provinces françaises.

François II répondit donc à Cobourg que l'Autriche devait montrer aux Anglais, dans la situation actuelle, tous les égards, et remplir avec exactitude les engagements qu'elle avait pris envers eux. Il insinua même que les alliés accusaient le prince d'irrésolution et de lenteur ; il lui reprocha de trop dépenser et de demander quatre millions de florins ; il lui conseilla d'user de la plus stricte économie et de réprimer par une vigilance assidue les dilapidations et les négligences des subalternes. Cobourg, blessé, offrit sa démission ; il n'avait, disait-il, aucun blâme à se faire et il déployait la plus grande activité ; mais, puisqu'on lui imputait indécision et indolence, puisqu'on prétendait que l'administration de son armée était prodigue, nonchalante, inattentive, il quitterait le commandement. Qu'un autre, plus capable, ajoutait-il, vînt exécuter les intentions de l'Empereur ; pour lui, il succombait à la tâche, et sa vue, sa mémoire diminuaient sensiblement. François II refusa la démission de Cobourg qu'il jugeait désavantageuse au bien du service.

Cobourg resta. Il tenta, le 27 août, un dernier effort pour obtenir le concours de l'armée anglaise, et affirma, dans une lettre à l'Empereur, que le siège de Dunkerque aurait un malheureux dénouement. Mais François Il répliqua qu'il devait éviter toute discussion désagréable avec le cabinet de Saint-James : si la cour de Londres soupçonnait le moins du monde un manque de bon vouloir, l'Autriche éprouverait un irréparable dommage ; le peuple anglais désirait Dunkerque, et le roi George aurait un extrême déplaisir s'il voyait son fils, le duc d'York, renoncer à cette entreprise et compromettre, avec sa gloire, l'honneur des armes britanniques[10].

 

Les Prussiens suivaient l'exemple des Anglais. Selon le plan établi dans les conférences de Francfort, au mois de février 1793, Cobourg devait, après le débloquement de Maëstricht et la reconquête de la Belgique, envoyer 15.000 hommes à l'armée qui faisait le siège de Mayence. Mais Cobourg n'envoya que 6.000 Impériaux. Frédéric-Guillaume réclama les 9.000 qui lui manquaient, et, ne les voyant pas venir, rappela les 8.000 Prussiens que Knobelsdorf commandait en Flandre. Le 2 août, il ordonnait à son général de s'acheminer aussitôt sur Luxembourg et Trèves. Pourtant, sur les instances de Cobourg, il consentit, par rapport au corps d'Autrichiens qui accompagnait le duc d'York, à différer de quelques jours le départ de Knobelsdorf. Les Prussiens demeurèrent dans leur camp de Cysoing jusqu'au 23. Mais le 23, malgré les adjurations du prince d'Orange, Knobelsdorf partit pour ne pas s'attirer, disait-il, la disgrâce de son roi. Adieu, braves Prussiens, crièrent les vedettes françaises aux chasseurs qui s'éloignaient[11].

 

Un corps de 3.000 Hollandais et de 5.000 Impériaux qui furent sous les ordres de Beaulieu, releva les Prussiens dans leurs quartiers, à Cysoing, à Bouvines, à Marchiennes, à Orchies, et Cobourg ne perdait pas au change. Mais le zèle des Hollandais commençait à se refroidir. Eux aussi désiraient une augmentation de territoire : au congrès d'Anvers et à la conférence de Hérin, le prince d'Orange n'avait pas dissimulé que les États-Généraux exigeaient leur part du butin, et l'on soupçonnait qu'ils demanderaient à l'Autriche la ligne de démarcation qu'ils avaient en 1715 et le reste du pays de Maëstricht. Thugut répondit que les propositions des Hollandais étaient inconvenantes et déraisonnables, qu'ils avaient tort de réclamer un dédommagement, qu'ils ne s'étaient engagés dans la guerre qu'à contrecœur, après avoir dévoré longuement et avec une patience stoïque les outrages de la France, qu'ils avaient résisté mollement à l'attaque des carmagnoles, qu'ils auraient succombé sans les secours de l'Autriche et qu'ils sortaient à peine de l'étourdissement où les jetaient leurs revers, qu'il était donc étrange que leur premier cri fût un cri d'avidité, qu'il ne leur seyait pas de gêner les grandes puissances par des prétentions exagérées et de comparer leurs minces et médiocres ressources aux immenses efforts de l'Empereur et de l'Angleterre, qu'ils feraient bien d'avoir en vue, non pas un morceau de la Belgique, non pas une portion des domaines de cette maison de Habsbourg qui les avait sauvés, mais une île, une colonie d'outre-mer dont la possession favoriserait l'accroissement de leur navigation et de leur commerce. Mercy appuyait Thugut. Quoi ! La Hollande visait à des acquisitions aux dépens de l'Autriche, à des avantages qui morcelleraient le boulevard des provinces belges ! Mais n'était-ce pas un profit considérable pour elle d'obtenir la sûreté de son propre sol ? Qu'elle ne pose plus une pareille question, ajoutait Mercy, et qu'elle se contente d'indemnités pécuniaires qu'elle prélèvera sur l'ennemi commun, c'est-à-dire sur la France : agir autrement, serait exciter d'interminables discussions de la plus fâcheuse conséquence. Mais les Hollandais, dépités, menacèrent d'abandonner la coalition et ne firent plus la guerre qu'à leur corps défendant. Le prince héréditaire laissait entendre qu'il regagnerait bientôt ses frontières, et, à l'idée de cette défection, Cobourg et Mercy s'indignaient : le prince ne protégeait que quelques lieues de terrain, il avait une tâche facile, et il allait se retirer, livrer la Flandre et les magasins à l'invasion française, mettre les alliés dans un embarras extrême et faire manquer la fin de la campagne ![12]

 

 

 



[1] Journal de la Montagne, 14 août (séance du 11) ; Houchard à Bouchotte, 11 et 12 août ; lettres du maire de Bohain, 24 août ; du procureur général syndic du département de l'Aisne, du Conseil général de l'Aisne, 27 et 31 août ; de Pierre Cannonne, maire de Caudry, 31 août ; de Beaurgard, 30 août ; de Parant, 4 et 5 septembre (A. G.)

[2] Fersen, II, 72-74, 81-82 ; Thürheim, Briefe, 78, 82-88, 91, 97-98 ; Ternaux, Terreur, VI, 277 ; Iung, Dubois-Crancé, I, p. 390 (rapport d'Hervilly et de Vaugiraud) : Le titre d'armée de Gaston est un mot de convention employé à l'étranger, mais point en France.

[3] Bacourt. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, III, 400 ; Thürheim, 123, 125, 128 ; Forsen, II, 82-87 ; Auckland, Journal, III, 111.

[4] Auckland, Journal, III, 52.

[5] Thürheim, 117 ; cf. Vivenot, Vertraul. Briefe von Thugut, I, 28 ; il semble que Knobelsdorf ait élevé la même prétention que Thugut juge non seulement très indiscrète, mais absurde et dénuée de fondement.

[6] Expression de Grimm (Lettres à Catherine II, 1886, p. 466).

[7] Cf. dans Foucart et Finot, II, 49-53, la liste des navires armés en course à Dunkerque du 6 février au 29 juin 1793 ; on y notera, en passant, les noms de quelques bâtiments qui témoignent de l'éphémère popularité des généraux de la République : le Dumouriez, le Postillon de Dumouriez, le Custine, le Vaillant Custine.

[8] Zeissberg, I, 51, 141 ; Auckland, III, 15 (conversation de Bentinck avec Mercy) ; Thürheim, 85, 114-116, 118-119, 123 ; Bacourt, III, 403.

[9] Witzleben, II, 197 ; Häusser, I, 491 ; Dohna, II, 14.

[10] Dohna, III, 155, 158 ; Zeissberg, I, 193-191, 217, 233 ; Witzleben, II, 242, 251, 294.

[11] Ueber den Feldzug der Preussen, 361 ; Dohna, III, 189, 210, 232.

[12] Zeissberg, I, 183 ; 229. 259, 301 (Thugut à Starhemberg, 13 et 31 août) ; Thürheim, 121, 131, 136 ; Witzleben, II, 266-267.