Ce que fut la campagne d'Alsace. Caractère différent de Brunswick et de Wurmser. Fautes du général autrichien. Politique prussienne. Rôle de Brunswick et ses torts. Supériorité numérique des Français. Singulière assertion des officiers prussiens. Louis XIV, le véritable vainqueur. Défaut de plan et de méthode des républicains. La guerre révolutionnaire. Témoignage de Mallet du Pan.Telle fut la campagne de 1793. Qui ne croyait, lorsqu'elle s'ouvrit, au triomphe des coalisés ? Que de fois, après la prise de Mayence, et jusqu'à la fin du mois d'octobre, les Austro-Prussiens eurent l'occasion de mettre en déroute les armées républicaines ! Dès cette époque, l'Allemagne pouvait venger les affronts qu'elle avait reçus de Louis XIV et qu'elle n'a jamais oubliés. Mais la Prusse et l'Autriche n'étaient plus alliées que de nom. Chacune s'efforçait, selon le mot de Thugut, d'attraper l'autre et de s'attribuer la part du lion[1]. Le cabinet de Berlin aimait mieux laisser l'Alsace aux Français que de la voir passer sous le joug de l'Empereur. Sans doute il était impossible que la conduite de la guerre ne souffrît de la mésintelligence inévitable de Brunswick et de Wurmser qui différaient de caractère. Le duc, réservé, prudent à l'excès, mesurait tout, pesait tout, comparait tout, n'agissait que d'après les principes et invoquait à chaque instant la méthode. Wurmser, plus partisan que général, préférait les coups de main aux entreprises savamment combinées ; il ne tenait aucun compte des difficultés ; il avait une confiance inébranlable dans ses propres idées, et les avis de son entourage ne pouvaient le faire changer de résolution. Sans doute Wurmser commit des fautes. Il occupait une trop grande étendue de terrain[2]. Un coup d'œil jeté sur la carte, écrivait Mack, prouve qu'une armée ne peut, à cette époque si tardive de l'année, s'aventurer jusqu'à Haguenau et se flatter de l'espoir d'y rester en quartiers d'hiver[3]. Et quand il aurait eu raison de s'établir sur la Moder, ne devait-il pas se résigner, se soumettre au désir de Brunswick ? Nous dépendons absolument de Brunswick, disait Waldeck, et il faut faire pour le moment tout ce qu'il voudra jusqu'à la réduction de Landau[4]. Si Wurmser opérait sans le duc et poussait seul une pointe en Alsace, il serait un jour ou l'autre obligé de lâcher prise. S'il abandonnait Haguenau pour se retrancher derrière la Sauer, il se liait plus étroitement aux Prussiens et les forçant à partager son destin, obtenait d'eux les plus puissants efforts. Mais il ne sut pas plier sous la nécessité. Il refusa de quitter les rives de la Moder et de la Zorn. Par suite, au lieu de saisir l'offensive et d'assaillir l'adversaire avec vigueur, il garda la défensive et se laissa continuellement attaquer. L'activité passive qu'il imposait à ses troupes les ruina, les épuisa en détail. Que de peines horribles pour demeurer maître d'un village, et, comme dit un émigré, que de sang inutilement versé dans de trop nombreuses occasions[5] ! Enfin, Wurmser intrépide, persévérant, luttant avec un entêtement héroïque contre les obstacles, eut tort, après Frœschwiller, de se rebuter, de se livrer au désespoir, et il montra dans la reculade autant d'abattement qu'il montrait naguère de témérité dans l'agression ; après avoir supplié les fuyards de faire volteface et mêlé les jurons aux prières, il sanglotait et pleurait de même qu'un enfant. Mais les Prussiens ne le soutinrent pas. Ils le lâchèrent, et, suivant l'expression familière de Waldeck, le laissèrent le bec dans l'eau. Ne pas engager l'armée dans des entreprises décisives, et lorsqu'il fallait en découdre, s'exécuter de mauvaise grâce, ne jamais réussir qu'à demi, ne pas user de ses avantages, épargner l'ennemi ou ne lui porter que de légers coups dont il pût se relever aisément, telles furent les instructions que Frédéric-Guillaume, Manstein, Lucchesini, envoyèrent à Brunswick. Le duc concevait bien qu'une pareille façon de guerroyer nuisait à sa réputation, qu'elle compromettait grandement et ternissait son honneur militaire. Un général ne doit-il pas aller de l'avant et avoir cœur au métier ? Mais on sait l'incurable faiblesse de son caractère. Au lieu de donner sa démission, en franc et loyal soldat, dès les premiers jours d'août, Brunswick conserva le commandement ; il consentit à devenir l'instrument des politiques, à s'asservir aux ordres qui lui venaient de Manstein, à ne plus agir, comme il disait, d'après ses idées et ses propres vues, à ne plus faire le bien. Aussi, le 26 décembre 1793, puis le 6 janvier 1794, écrivait-il à Frédéric-Guillaume que ses forces d'esprit et de courage ne résistaient plus à des situations si fâcheuses, qu'il demandait son rappel, que l'armée devait être dirigée par un homme en qui le monarque pût placer toute sa confiance. Aussi le voit-on, aux dernières semaines de décembre, à l'instant suprême de la campagne, se jeter dans la mêlée comme s'il était pris de remords. Le général timide et circonspect ne respire plus que l'audace. Il ne regarde plus, l'épée au côté, se dérouler sous ses yeux le malheur de son allié. Il dégaine ; il occupe Lembach ; il propose de défendre Wissembourg, coûte que coûte ; il tient tête aux vainqueurs du Geisberg ; il s'efforce de conjurer la catastrophe qui menace les débris de l'armée impériale ; il opère une admirable retraite et Wurmser reconnaît bientôt que le duc a fait en somme ce qu'il a pu, qu'il a été tracassé et contrarié par Manstein[6]. Mais il était trop tard pour prêter assistance, et Brunswick s'avouait amèrement qu'il assumerait la responsabilité de toutes les fautes et que la critique retomberait sur lui seul. Pourquoi les Prussiens ont-ils fait la sourde oreille lorsque les Autrichiens sollicitaient leur appui ? Pourquoi sont-ils restés au mois d'octobre immobiles et comme endormis dans leurs camps de Mattstall et de Wœrth ? Pourquoi n'ont-ils lancé vers le défilé de Saverne que le détachement de Weimar qui s'est contenté d'une rapide chevauchée à travers les bois ? Pourquoi n'ont-ils pas aidé le général Hotze à s'emparer de la Petite-Pierre et des passages des Vosges ? Pourquoi se sont-ils bornés, après un court bombardement, à bloquer Landau ? Pourquoi Brunswick n'a-t-il pas, au sortir de l'affaire de Kaiserslautern, ébranlé délibérément ses troupes victorieuses et au lieu de se plaindre des housardailles de Wurmser, au lieu de garder l'attitude d'un vaincu, au lieu d'envoyer quelques bataillons, marché crânement au secours de ses alliés avec toutes ses forces ? Il ne recevait de Manstein, dans les premières semaines de décembre, que des lettres vagues et contradictoires. Tantôt on lui disait que le roi ne conserverait sur le Rhin qu'un minimum d'armée ; tantôt on lui mandait qu'il serait nécessaire d'agir vigoureusement l'année suivante. Brunswick devait prendre sur lui de livrer bataille ; le roi, Manstein, Lucchesini lui auraient pardonné certainement une victoire qui leur assurait un subside de vingt-deux millions pour la campagne prochaine. Mais le duc n'était pas homme d'initiative, et l'irrésolution du cabinet prussien le rendit encore plus irrésolu[7]. Wurmser avait donc raison d'attribuer le désastre à l'inaction des Prussiens. Ils m'ont, disait-il, toujours leurré ; ils m'ont laissé en plan ; ils m'ont, durant toute la campagne, refusé leur coopération. Les Français eurent la partie belle. Il suffisait, pour délivrer l'Alsace, d'accabler les Autrichiens. Les Prussiens ne comptaient pas ou presque pas. Braves, aguerris, disciplinés, les Impériaux firent des prodiges. Mais que pouvaient leur vaillance et leur opiniâtreté contre une multitude d'assaillants ? Après avoir donné près de trente combats, ce n'étaient plus ces hommes calmes, décidés, remplis de vigueur et de santé, qui s'emparaient le 13 octobre des lignes de Wissembourg. A bout de forces, rendus, énervés, abrutis par la fatigue, ils ne se défendaient plus que mécaniquement et en automates. Ils succombèrent. Les généraux français qui les attaquaient, étaient des bouchers d'hommes ; ils avaient des soldats plein les mains, et peu leur importait le nombre de ceux que les balles couchaient par terre tous les jours ou que fauchaient la maladie, l'extrême lassitude des bivouacs et la rigueur de la saison. Sans cesse rafraîchies et renouvelées, sans cesse approvisionnées, sans cesse électrisées, sans cesse dirigées, comme dit un contemporain, par des moyens violents, injustes, atroces, révolutionnaires et archi-révolutionnaires, les armées républicaines devaient à la longue avoir raison des Autrichiens et les écraser sous leur avalanche. Hoche n'avouait-il pas que la quantité des troupes qui lui furent confiées avait déterminé la victoire[8] ? Les officiers prussiens assuraient, après la campagne, que les généraux républicains feraient bien de rendre des actions de grâces au seul et véritable auteur de leur succès... à Louis XIV. Suivant eux, les Hoche, les Pichegru et leurs lieutenants s'inspiraient des plans que le grand roi avait fait dresser pour la défense des frontières. Comment, s'écriaient-ils, des hommes qui taillaient naguère un frac ou une robe ronde ou qui maniaient le rabot, pourraient-ils autrement se mettre à la tête des bataillons, exécuter des manœuvres, choisir des positions qui ne sont nullement méprisables ? Non, ces généraux éphémères n'agissaient pas d'eux-mêmes et d'après leurs propres lumières. C'étaient les manuscrits d'un Villars et d'un Vauban qui commandaient les Français. Pour être général, il suffi sait de lire, d'obéir aux préceptes des maîtres de l'art, de consulter les mémoires gardés dans les cartons des archives. Les chefs des armées républicaines ressemblaient à ces gens qui n'ont pas étudié la médecine, mais qui guérissent les malades parce qu'un grand médecin leur a révélé les remèdes. Louis XIV, ajoutaient subtilement ces officiers spirituels et raffinés, Louis XIV fait ainsi le malheur de sa race ; les plans qu'il a conçus et les moyens qu'il a pris pour fermer aux étrangers l'entrée de la France, la ferment aujourd'hui à ses arrières-petits-fils[9]. Quoi qu'aient dit les Prussiens, il n'y eut dans cette campagne d'Alsace ni plan, ni règle, ni méthode. Du 18 novembre au déblocus de Landau, les armées républicaines ne livrèrent qu'une seule bataille. On ne s'efforçait pas d'occuper telle ou telle position ; on ne se retranchait que très rarement ; on ne faisait de la pointe du jour jusqu'à son déclin que se fusiller, que se canonner, et on recommençait le lendemain, après avoir passé la nuit où l'on se trouvait. Pousser en avant et refouler l'adversaire, tel était le mot d'ordre. Un général se contentait de dire à ses lieutenants : tu te placeras ou tu te garderas militairement, et ses instructions ne renfermaient que des formules vagues et sonores dans le goût du temps : Il faut demain préparer les violons et danser la carmagnole, accorde tes instruments pour que nous puissions chanter bientôt le Çà ira sur le glacis de Landau. La principale, l'unique disposition, c'était d'assaillir l'ennemi sur tous les points pour le tenir en suspens, mais d'opérer vigoureusement sur un seul et de renforcer la division chargée de l'attaque essentielle et réelle par de considérables détachements tirés des autres divisions[10]. Ce fut une lutte étrange qui déroutait Wurmser et Brunswick, mais qui présageait les campagnes si promptes, si foudroyantes des années ultérieures. Les moyens de transport manquaient ; mais, disait Hoche, les Français doivent faire la guerre d'une manière leste et révolutionnaire. On vécut sur le pays. On ne traîna plus après soi d'immenses convois de bagages. On supprima les tentes ; la plupart des soldats ne savaient pas les tendre et quelques-uns n'en avaient jamais vu. L'armée bivaquait ou cantonnait dans les villages ou encore élevait à la hâte des baraquements de terre et de feuillage. Lorsque nous lisons qu'elle campe à tel endroit, il faut comprendre qu'elle est postée en cet endroit. Tous les détails de la castramétation devenaient inutiles. Le général en chef marquait en gros la position ; les généraux de division prescrivaient les mouvements des brigades qu'ils avaient sous leurs ordres ; à défaut du général de division qui ne pouvait être partout, un officier d'état-major indiquait le lieu où les troupes seraient établies le plus militairement possible. Souvent les chefs de corps, voire des officiers, faisaient arrêter les hommes où il leur plaisait, presque toujours sur l'emplacement qu'ils jugeaient le meilleur pour livrer ou accepter le combat. Il arrivait même que de simples soldats, accoutumés à la guerre, désignaient leur campement de leur propre impulsion et parfois beaucoup mieux qu'un officier du génie, tout frais émoulu de l'école[11]. Mallet du Pan a très bien dit que de cette époque daterait dans l'histoire de l'art militaire la rapidité des mouvements. Il assure que des soldats toujours agissants, toujours pleins d'élan, animés par l'espoir d'enfoncer un ennemi circonspect, prennent l'habitude de la témérité. Célérité et impétuosité sont pour eux les deux éléments de la guerre. Comment redouteraient-ils un adversaire qui n'a jamais la supériorité du nombre et qui se tient constamment sur la défensive ? Ils voient Wurmser retranché derrière ses redoutes, assailli vingt-huit fois en cinq semaines et finissant par subir une défaite qui rappelle Rossbach. Ils voient Pichegru, ancien sergent d'artillerie, et Hoche, naguère caporal aux gardes françaises, tous deux devenus généraux en chef, attaquer journellement durant plus d'un mois et arracher une victoire éclatante. Ne peut-on s'attendre, conclut Mallet du Pan, à un excès d'enthousiasme dans ces troupes et à l'opinion la plus exagérée de leur irrésistible intrépidité ?[12] FIN DU NEUVIÈME VOLUME |
[1] Zeissberg, I, 171.
[2] Lui-même le reconnaît ; in einer extendirten Lage (Wagner, 202).
[3] Zeissberg, II, 120 ; cf. le mémoire de Langeron : Il fit une série de fautes et de faux mouvements qui rendirent inutiles. ses premiers succès ; il aurait dû faire ce que Brunswick lui conseillait avec tant de raison, un mouvement rétrograde, et se retirer sur la Sauer.
[4] Vivenot, Herzog Albert von
Sachsen-Teschen, 1866, II, 534.
[5] D'Ecquevilly, I, 290 et 302.
[6] Zeissberg, II, 37. Cf. dans Massenbach, I, 363, les deux lettres de Brunswick au roi. La retraite de Brunswick, dit Langeron, fut un chef-d'œuvre de ce général, plus habile que loyal, et Saint-Cyr déclare que Hoche n'était pas assez expérimenté pour entraver les Prussiens et l'emporter sur l'habileté d'un général tel que Brunswick.
[7] Hausser, I, 525.
[8] Cf. Wagner, 272-284 (Kurze Geschichte des Feldzugz attribuée à Wurmser) ; Soult, Mém., I, 86 (les Prussiens laissèrent les Autrichiens se débattre et sortir, comme ils le pourraient, de leur position) ; note de Legrand (A. G.) ; Rousselin, II, 99 ; Meine Wanderung durch die Rhein = und Maingegenden, 109 (l'auteur ignore les causes de la retraite des alliés ; mais ce qui est sûr, dit-il, c'est que nicht der überlegene Muth der Franzosen die Ursache davon war) ; Mallet du Pan, I, 352 : Les plans de tactique sont à pure perte contre un ramas immense de troupes flottantes et irrégulières dont le débordement impétueux constitue la véritable force ; Uebersicht, II, 42, die zahllose Horde der Tirailleurs.
[9] Uebersicht, I, 4-7 ; voir le mémoire de Langeron (A. E.) suivant lequel les victoires des républicains sont dues au Comité de la guerre qui joint à une connaissance parfaite du théâtre des opérations celle de la collection des excellents mémoires faits par les généraux de Louis XIV et de Louis XV, et par leur état-major.
[10] Cf. une lettre de Pichegru à Bouchotte (Moniteur, 17 déc.) ; mémoire de Girardon ; note de Legrand (A. G.) ; Soult, Mém., I, 230.
[11] Note de Legrand (A. G.).
[12] Mallet du Pan, Mém., p. Sayous, 1851, II, p. 27 ; cf. le Mém. de Langeron (A. E.) qui, lui aussi, compare la déroute de Wissembourg à celle de Rossbach et regarde comme la principale cause du désastre non seulement la lenteur et la circonspection des Autrichiens, mais la prodigieuse activité des Français, leur audace et leur ténacité.