I. Le comité de Danton. Le comité de Robespierre. Guerre à outrance. — II. Saint-Just et Le Bas. Proclamation à l'armée. Premières mesures. Arrêtés sur arrêtés. La lettre du marquis de Saint-Hilaire. Les propagandistes. Schneider, Lettres de Bouchotte, de Carnot, de Robespierre. Témoignages sur la mission de Saint-Just. Arrêtés de Lacoste et de Baudot, La commission révolutionnaire. Un général et des chefs de corps fusillés. Résultats.I. Le premier Comité de salut public, élu le 6 avril, réélu le 10 mai et le 10 juin, a été justement nommé le Comité de Danton ; c'était Danton qui l'avait créé et qui lui donnait l'impulsion. Il exerçait alors son influence non seulement sur les affaires étrangères, mais sur la guerre. Le 29 juin, ses collègues le chargeaient, ainsi que Delmas, de contrôler les actes du ministre Bouchotte, d'imprimer aux opérations de l'administration militaire la plus grande activité, de veiller à l'exécution de tous les arrêtés et décrets relatifs aux armées. Mais Danton, découragé, fatigué, pris d'un de ces accès de nonchalance qui succédaient à ses emportements, incapable de poursuivre une politique de clémence et de paix après avoir prêché la terreur et la guerre, n'osant et ne pouvant saisir la dictature, se laissa déposséder de l'autorité. Le 10 juillet, il n'était pas réélu, et vainement, le 6 septembre, Gaston vanta ses talents et sa tête révolutionnaire ; vainement, la Convention décida qu'il serait, malgré lui, adjoint au Comité ; le tribun répondit par un refus au vote de l'assemblée. Le second Comité, qu'on appelle le Comité de l'an II, fut le Comité de Robespierre. Il se composait d'abord de neuf personnes : Jeanbon Saint-André, Barère, Gasparin, Couthon, Thuriot, Saint-Just, Prieur de la Marne, Hérault de Séchelles et Robert Lindet. Le 27 juillet, Robespierre remplaçait Gasparin malade. Puis cinq autres conventionnels entraient au Comité : le 14 août, Carnot et Prieur de la Côte-d'Or, deux officiers du génie qui dirigeraient la guerre ; le 6 septembre, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Granet qui devaient surveiller le ministère. Thuriot et Granet donnèrent bientôt leur démission, et le Comité compta douze membres. Il fut investi de l'omnipotence royale. Le 25 septembre, la Convention entière, se levant d'un mouvement spontané, proclama qu'il avait toute sa confiance et approuva par d'unanimes applaudissements les mesures qu'il avait prises. Le 10 octobre, après avoir soumis la constitution de 1793 à l'acceptation du peuple, il la suspendait et faisait décréter que le gouvernement serait révolutionnaire jusqu'à la paix. Le 4 décembre, il obtenait pleins pouvoirs. Ce Comité arrêta net les négociations. Il n'avait plus, selon le mot de Barère, d'autre diplomatie que celle des canons et de la victoire. La guerre aux rois, guerre acharnée, implacable, barbare, tel était son programme. La guerre est un état violent, avait dit Carnot dès le 14 février, il faut la faire à outrance ou rentrer dans ses foyers. Plus d'esprit philanthropique, plus d'idées philosophiques. On devait user de représailles envers des ennemis qui n'étaient plus que des cannibales et des anthropophages. Le 15 septembre, sur la proposition de Jeanbon Saint-André, la Convention décrétait que les généraux suivraient rigoureusement les lois de la guerre dans les pays conquis, et trois jours plus tard, le Comité leur envoyait ses instructions : lever des otages — parmi les notables, imposer des contributions aux riches, aux privilégiés et aux corporations religieuses, vivre aux dépens de la contrée envahie, expédier sur les derrières de l'armée chevaux et bestiaux, provisions et fourrages, fers et cuirs, toiles et laines, saisir l'argent des églises et les fonds du fisc, raser les places, détruire les ponts et les canaux, dépaver les chemins. On suivait les conseils de Merlin de Thionville qui revenait de Mayence, aigri, exaspéré, criant qu'il fallait rentrer dans l'intérieur tout ce qui pourrait servir aux ennemis de la République. Un ami de la France n'écrivait-il pas de Stuttgart au Moniteur : Vous avez frotté d'absinthe la coupe de la liberté, et la majorité des peuples n'en veut plus ; restez chez vous ; faites un désert autour de vos frontières ?[1] Tout fut mis en œuvre pour augmenter les troupes, pour les animer de l'enthousiasme républicain, pour organiser leur victoire. Le Comité décida que les armées du Rhin et de la Moselle ne prendraient pas leurs quartiers d'hiver et, comme dit un officier prussien, il réussit à les faire passer de mode[2]. Il proclama la réquisition des forces nationales[3]. Il fit décréter que les citoyens de la première réquisition remplaceraient les trois quarts des garnisons qui rejoindraient au plus tôt les camps[4]. Il combattit énergiquement l'esprit de modérantisme qui, selon lui, paralysait le soldat, et il purgea les états-majors que Barère nommait le bagage brillant du despotisme. Les officiers des troupes de ligne qui n'avaient pas encore revêtu l'uniforme national ou qui conservaient quelques signes de l'ancien costume, comme les épaulettes blanches et le nom du régiment gravé sur les boutons, furent cassés sur-le-champ 4. Tous ceux qui avaient été attachés à la maison militaire de Louis XVI et de ses frères, durent s'éloigner à vingt lieues des frontières[5]. L'adjoint Xavier Audouin avait fait le relevé des officiers nobles et en comptait neuf cents ; le Comité prescrivit à Bouchotte de les destituer. Il n'y aurait plus de ci-devant à la tête des armées ; plus de scientifiques, disait-on, mais des patriotes ; plus de savants, puisque la République a détruit les académies, mais des gens qui sauront se battre : Il est beau, s'écriait Tallien, de remplacer Monseigneur le duc de Biron par Rossignol ![6] Il y avait à la fin d'octobre neuf commissaires de la Convention aux armées de la Moselle et du Rhin. Ils formaient, suivant le mot de Barère, un congrès de représentants. Sept d'entre eux, Ruamps, Soubrany, Milhaud, Guyardin, Mallarmé, Borie et Cusset, furent rappelés le 5 novembre. Deux restèrent à leur poste : Ehrmann et Jean-Baptiste Lacoste. Le Comité leur adjoignit Lémane et Baudot. Mais la mission des quatre commissaires Ehrmann, Lémane, Lacoste et Baudot, s'effaçait devant la mission extraordinaire de Saint-Just et de Le Bas : il a fallu, disait Robespierre, envoyer deux représentants du peuple qui eussent à la fois de la tête et du cœur. II. Le 17 octobre, à la nouvelle de l'échec de Wissembourg, Saint-Just et Le Bas avaient reçu du Comité l'ordre de se rendre sur-le-champ à l'armée du Rhin pour faire une enquête sur les événements et prendre les mesures de salut public qu'ils jugeraient convenables[7]. Ardents, exaltés, s'aiguillonnant l'un l'autre, fiers de leur jeunesse et de leur autorité sans limites, résolus à briser toute résistance par une rigueur inflexible, ils se présentèrent comme les sauveurs de l'Alsace. Eux seuls suffisaient à la tâche ; eux seuls allaient réparer le désastre, arrêter les envahisseurs, réveiller le courage de l'armée, inspirer l'amour de la République aux tièdes populations des départements du Rhin. A leurs yeux, les commissaires Ruamps, Borie, Milhaud, Guyardin, Mallarmé, ne comptaient plus et devenaient inutiles ; ils étaient mécontents les uns des autres ; ils ne pouvaient faire le bien et sentaient eux-mêmes leur impuissance ; on devait les employer ailleurs ou les rappeler à Paris. Saint-Just et Le Bas n'étaient-ils pas les représentants du peuple envoyés extraordinairement aux armées du Rhin et de la Moselle, et la nature supérieure de leur mission qui les rendait, selon l'expression de Carnot, très prépondérants, ne les forçait-elle pas à s'isoler de leurs collègues[8] ? Saint-Just appartenait au grand Comité ; il était le plus agissant, le plus énergique ; il a, écrivait Le Bas, des talents que j'admire et d'excellentes qualités. Déjà, dans un rapport du 10 octobre, il avait exposé les devoirs du représentant du peuple auprès des armées. Etre le père et l'ami des soldats, de ces pauvres soldats qui n'avaient à leur tête que des imbéciles et des fripons ; assister à leurs exercices ; les entendre à tout instant du jour et de la nuit ; savoir, pour ainsi dire, le nom de chacun ; coucher sous latente ; vivre dans les camps, comme Annibal avant Capoue ; manger seul et frugalement ; ne pas se familiariser avec les généraux ; punir sans pitié les abus, telle est, assurait Saint-Just, l'existence d'un représentant. Le 23 octobre, les deux conventionnels étaient à Saverne, au seuil de l'Alsace. Ils admirèrent en passant ces Vosges qu'ils voyaient pour la première fois ; jamais la nature ne leur avait semblé plus belle, plus majestueuse ; c'était un enchaînement de montagnes élevées, une variété de sites qui charment l'esprit et le cœur. Mais des soins plus graves absorbaient leur attention. Ils lancèrent aussitôt une proclamation à l'armée du Rhin : Nous arrivons et nous jurons que l'ennemi sera vaincu. Ils apportaient, disaient-ils, le glaive qui devait frapper les traîtres et ceux mêmes qui restaient indifférents à la cause du peuple ; ils venaient venger les soldats et leur donner des généraux qui les mèneraient à la victoire, chercher, récompenser, avancer le mérite, poursuivre tous les crimes, offrir des exemples de sévérité qu'on n'avait pas encore vus, et ils enjoignaient aux chefs, officiers et agents du gouvernement de satisfaire dans trois jours aux justes plaintes de leurs subordonnés. Ils érigèrent en commission spéciale et révolutionnaire le tribunal militaire de l'armée du Rhin. Cette commission, composée de cinq membres, devait siéger au quartier général jusqu'à ce que fût repoussé l'envahisseur ; elle ne serait astreinte à aucune forme de procédure particulière ; elle jugerait tous les agents partisans de l'ennemi et les agents prévaricateurs des administrations de l'armée ; ceux qu'elle trouverait coupables, seraient fusillés à la tête des troupes ; ceux qui n'étaient que suspects, enfermés dans les maisons d'arrêt de Mirecourt[9]. Ils s'entretinrent avec Carlenc et virent aussitôt que le revers de Wissembourg venait du défaut d'ordre et de discipline, ainsi que de la mauvaise conduite des chefs. Ils dépêchèrent un courrier à Pichegru qui devait remplacer Carlenc ; ils voulaient un général vraiment républicain et qui crût à la victoire. Ils écrivirent à Paris que les jeunes gens de la première réquisition ne seraient utiles que s'ils étaient incorporés dans les bataillons déjà formés. Ils prirent parmi ceux qui se trouvaient à Strasbourg, 150 garçons de bonne volonté qui furent destinés au service des charrois de l'artillerie. Ils décidèrent que chacune des deux compagnies d'ouvriers d'artillerie attachées à la place, se composerait de 120 hommes. Ils demandèrent des secours : douze bataillons de plus à Saverne et deux mille cavaliers à Strasbourg ; on devait, disaient-ils, terminer glorieusement la campagne et regagner le terrain jusqu'à Landau[10]. Ils chassèrent de l'armée la plupart des nobles qui restaient encore. Nous nous occupons sans relâche, marquaient-ils, à épurer les officiers ; le nombre des patriotes est bien petit parmi eux. Ils firent eux-mêmes les exemples qu'ils avaient promis dans leur proclamation. Lacour, commandant du 1er bataillon des grenadiers de Saône-et-Loire, était ivre à l'attaque du pont de Kehl, il redevint simple fusilier. L'adjudant-général Perdieu fut dépouillé de son grade et envoyé pendant quinze jours à la garde du camp, parce qu'on l'avait surpris à la Comédie ; les chefs ne devaient-ils pas servir de modèle aux soldats, et des hommes assez lâches pour se rendre au théâtre lorsque l'armée bivaquait, lorsque l'ennemi était aux portes, méritaient-ils de commander à des Français ? Texier, capitaine des chasseurs du Rhin, eut la malchance de rencontrer Saint-Just dans la rue, à sept heures du soir, et de lui demander le chemin de la Comédie ; il fut aussitôt conduit en prison pour avoir quitté son poste qui était sur le Rhin. Pareil sort échut au commandant du 45e bataillon du Doubs qui négligeait son service et semblait indifférent aux principes de la Révolution. Jacques Mériguet, gendarme, désirait aller avec étape pour lui et son cheval, à Poitiers où l'appelait le soin de sa fortune qui s'élevait à 40.000 livres ; Saint-Jus t et Le Bas décidèrent que ce traître, qui préférait son intérêt particulier à l'intérêt de la patrie en danger, serait dégradé sur la place publique et incarcéré jusqu'à la paix. Un jour, le poste de la porte de Pierre ne reçut pas la quantité nécessaire de cartouches, et vingt et un hommes manquèrent à l'appel ; le commandant de la garde nationale de Strasbourg fut incontinent envoyé à Paris au Comité de salut public. Les garde-magasins de l'habillement traitaient les militaires avec insolence et les retenaient à Strasbourg après la fermeture des portes ; ils furent mis pour huit jours à la maison d'arrêt ; un gendarme qui les suivait partout, les menait le matin à leurs travaux et les ramenait au cachot à neuf heures du soir. Les arrêtés des représentants se succédaient et tous, soit imprimés et distribués parmi les troupes, soit mis à l'ordre du jour, étaient dictés par cette pensée : il s'agit de vaincre. Nul ne pourrait sortir du camp sans une permission du général. Les soldats surpris hors du camp, sans permission, seraient regardés comme ennemis de l'honneur de l'armée et punis de dix jours de prison. L'officier qui, par négligence, laisserait ses hommes s'éloigner, serait destitué et appréhendé sur-le-champ. Les troupes s'exerceraient aux évolutions ; les soldats demeureraient sous les armes pour se préparer à la victoire, et tous les chefs resteraient près des soldats. Les officiers généraux coucheraient et mangeraient dans leurs tentes, à la tête de leur division et de leur brigade. Les biens de quiconque aurait acheté les effets d'un défenseur de la République, seraient confisqués au profit de l'État. Tous ceux qui, sans remplir de fonctions militaires, se promèneraient sur les fortifications et les remparts de Strasbourg, seraient punis d'un emprisonnement de trois mois. Les portes de la ville seraient fermées à 3 heures ½ après-midi et ouvertes à 8 heures du matin. Personne de la garnison de Strasbourg ne sortirait de la place sans un ordre écrit et signé du général en chef. Tout militaire de l'armée qu'on trouverait caché dans la ville, en quelque endroit que ce fût, serait aussitôt fusillé. Quiconque s'introduirait à Strasbourg en se dissimulant dans un caisson, un fourgon, une voiture ou de tout autre manière, subirait la même peine. Aucun officier de corps, aucun officier général ne serait admis dans Strasbourg, à l'exclusion de Pichegru ou des militaires qui portaient ses ordres, et celui qui se présenterait aux portes, serait arrêté. Trois permissions d'aller en ville étaient accordées à chaque bataillon ; l'une au quartier-maitre qui se chargeait des commissions, les deux autres aux soldats. Tout militaire qui venait à Strasbourg, remettait aux portes à l'officier de garde une carte d'entrée et recevait en échange une carte de sortie. Dans son rapport du 10 octobre, Saint-Just s'était élevé contre la prolixité de la correspondance officielle ; il avait dit que les représentants et les généraux s'environnaient de bureaux, qu'on était dévoré du démon d'écrire, que le ministère était un monde de papier et qu'il n'y a pas de gouvernement sans laconisme. Tous ses arrêtés furent conçus en un style brusque et nerveux, impérieux et cassant, si bref, si précis qu'on ne peut les analyser et qu'il faut les citer en leur entier. Cette concision avait parfois quelque chose de sinistre et d'effrayant. Mais parfois elle avait aussi je ne sais quoi de sonore, d'énergique, de vibrant qui réconfortait les âmes et leur donnait l'espoir de la revanche. Les deux conventionnels annonçaient un jour la défaite des Autrichiens dans le Nord et des royalistes en Vendée : Soldats de l'armée du Rhin, ajoutaient-ils, méprisez l'ennemi que vous avez devant vous. Il ne vous a point vaincus ; il vous a trahis. De faux déserteurs vous ont tendu les bras ; vous les avez embrassés ; on n'embrasse pas les tyrans, on les lue. Soyez donc sur vos gardes. Aimez la discipline qui fait vaincre. Exercez-vous au maniement des armes, demeurez dans vos camps et préparez-vous à vaincre à votre tour. Un parlementaire se présentait aux portes de Strasbourg. La République française, lui répondaient Saint-Just et Le Bas, ne reçoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb[11]. Il fallait, non seulement discipliner et stimuler les troupes, mais les approvisionner et pourvoir à leur bienêtre. Les administrateurs des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, du Mont-Terrible, de la Meurthe, des Vosges, de la Haute-Saône, de la Haute-Marne, de la Côte-d'Or, durent donner dans les douze jours les blés et les seigles que les représentants avaient demandés le 20 août. Les citoyens de Strasbourg durent déposer leurs manteaux dans les magasins. Les riches durent, du jour au lendemain, livrer au quartier-général dix mille paires de souliers pour dix mille soldats qui étaient pieds nus, fournir deux mille lits aux hôpitaux pour deux mille malades et blessés qui seraient soignés avec le respect dû à la vertu et aux défenseurs de la liberté, prêter dans les vingt-quatre heures neuf millions de livres qui seraient versées dans la caisse de l'armée ou employées soit à secourir les patriotes indigents de Strasbourg, soit à fortifier la place. Les citoyens aisés de Strasbourg, de Saverne, de Haguenau, de Landau, de Wissembourg et des cantons du Bas-Rhin furent invités à héberger durant l'hiver un soldat mutilé au service de la patrie. Leurs voitures furent mises en réquisition pour le transport des blessés et des chirurgiens. Tout était du ressort des deux représentants. Ils ordonnèrent au tribunal criminel du Bas-Rhin de faire raser la maison de quiconque serait convaincu d'agioter ou de vendre à un prix au-dessus du maximum. Ils arrêtèrent qu'une école gratuite d& langue française serait établie dans chaque commune ou chaque canton du Bas-Rhin, et que le département prendrait sur les fonds de l'emprunt imposé aux riches une somme de six cent mille livres pour organiser promptement ce nouveau mode d'instruction. Ils descendaient aux moindres détails : Les citoyennes de Strasbourg, disaient-ils le 15 novembre, sont invitées à quitter les modes allemandes puisque leurs cœurs sont français, et les citoyennes s'empressaient de porter en holocauste, suivant une expression du temps, leurs coiffures germaniques ou Schneppenhauben au temple sacré des prêtres jacobins. Les Impériaux avaient des intelligences à Strasbourg, où s'agitaient depuis le commencement de la guerre, des partisans de l'Autriche et des hommes désireux de réunir l'Alsace à l'empire[12]. Récemment quelques Strasbourgeois étaient venus faire des ouvertures à Wurmser et l'assurer qu'ils mettraient tout en œuvre pour chasser les Français à condition que leur cité devint ville libre impériale. Le général répondit qu'il n'avait pas d'ordres de sa cour[13]. Mais, à la fin d'octobre, on saisissait aux avant-postes de la division Michaud une lettre signée d'un marquis de Saint-Hilaire et adressée à un habitant de Strasbourg par l'intermédiaire d'un homme reconnaissable à son bégaiement et à ses lunettes. On y lisait que les émigrés, déguisés en gardes nationaux, comptaient surprendre la place sous trois jours au plus tard et que les honnêtes gens feraient bien, pour échapper au massacre, d'arborer la cocarde blanche. La lettre était fausse. Metz, pasteur de Gries, l'avait fabriquée pour perdre un des administrateurs du département, Edelmann, son ennemi personnel, qui bégayait et portait lunettes[14]. Saint-Just et Le Bas crurent la lettre authentique[15] ; ils déclarèrent qu'une conspiration se tramait pour livrer l'Alsace aux étrangers ; ils cassèrent la municipalité de Strasbourg ainsi que l'administration du département et celle du district ; ils firent arrêter tous ceux qui étaient présidents et secrétaires des sections au 31 mai et qui avaient été de connivence manifeste avec les fédéralistes. Les jacobins protestèrent. Saint-Just répliqua qu'il leur devait de l'amitié, non de la faiblesse, et qu'il persistait dans ses mesures jusqu'après le péril. Vous pouvez avoir raison sur quelques-uns, ajoutait-il, mais il existe un grand danger, et nous ne savons où frapper ; eh bien, un aveugle qui cherche une épingle dans un tas de poussière, saisit le tas de poussière. Mais il était trop politique pour envoyer à la mort les administrateurs dont il suspectait les sentiments ; il se contenta de les reléguer dans l'intérieur en prescrivant de les traiter avec les soins que réclame l'humanité[16]. Plus on examine la conduite de Saint-Just, dit un officier, plus on se persuade que le profond Machiavel n'était qu'un enfant en comparaison de lui[17]. Il fit congédier les propagandistes et arrêter Schneider. Les propagandistes ou propagandaires étaient venus du voisinage pour franciliser l'Alsace, démuscadiner le club, déraciner le fanatisme et implanter le culte de la Raison. Ils se ressemblaient tous, cheveux longs, fortes moustaches, grand manteau de couleur sombre, sabre de cavalerie traînant sur le pavé, et ils allaient prêchant la Révolution, passant les troupes en revue, se proclamant la crème des patriotes et les sauveurs du département, d'ailleurs faisant bonne chère et mettant en réquisition les vins les plus exquis. Saint-Just et Le Bas obtinrent de la Convention un décret qui leur ordonnait de déguerpir[18]. Schneider était un prêtre allemand, d'abord vicaire épiscopal, puis accusateur public, qui parcourait théâtralement la Basse-Alsace, suivi de gendarmes et de la guillotine. Le 14 décembre, il rentrait à Strasbourg, dans une chaise de poste à six chevaux ; des cavaliers nationaux de Barr, l'épée au clair, lui faisaient escorte et lorsqu'il passa, la garde de la porte battit aux champs et lui rendit les honneurs militaires. Saint-Just saisit l'occasion de se débarrasser d'un homme que tout Strasbourg méprisait et qualifiait d'aventurier éhonté. Il faut, disait Le Bas, réprimer les étrangers : ne croyons pas les charlatans cosmopolites et ne nous fions qu'à nous-mêmes. Schneider, ce ci-devant prêtre, né sujet de l'empereur qui se présentait dans la ville avec un faste insolent, fut exposé le 15 décembre de dix heures du matin à deux heures de l'après-midi, sur l'échafaud de la guillotine, à la vue du peuple, pour expier l'insulte faite aux mœurs de la République naissante, puis conduit de brigade en brigade au Comité de salut public. Carnot, devenu le véritable ministre de la guerre, loua l'énergie de Saint-Just et de Le Bas et leurs arrêtés parfaitement révolutionnaires ; il les félicita de frapper les aristocrates, d'expulser de l'armée les modérés, de ranimer le bon esprit parmi les troupes ; il attendait tout de leur sagesse, de leur fermeté, et il concevait les plus belles espérances. Il leur annonça des secours, promit de les aider de toutes ses forces, offrit même de se joindre à eux, s'ils croyaient que sa présence serait utile au succès. Bouchotte avait déjà, dans une lettre du 23 octobre, exposé ses vues particulières aux deux représentants. L'armée de la Moselle, pensait-il, devait débloquer Bitche, reprendre la position de Hornbach et se diriger par Annweiler sur Landau ; l'armée du Rhin, interdire aux alliés l'entrée du département de la Meurthe, les resserrer, les ramener à la frontière ; par un effort incessant, les deux armées réussiraient à délivrer Landau. Voilà, ajoutait Bouchotte, l'opération qu'il fallait tenter ; il y en avait peut-être une autre, plus avantageuse ; mais les représentants s'entendraient avec les généraux ; il y a toujours une grande différence de voir le terrain et les hommes, ou des états et des cartes. Carnot soumit à Saint-Just et à Le Bas ce même plan de campagne que Robespierre jugeait vaste, hardi, sage et le seul propre à atteindre le but. 30 à 40.000 hommes qui seraient tirés de l'armée de la Moselle, se réuniraient près de Saarwerden et de Bouquenom dans un lieu sûr, pour se porter sur Bitche et de là sur Landau. C'était le meilleur moyen de sauver l'Alsace. Puisqu'on ne pouvait passer sur le corps aux ennemis qui pressaient vers Strasbourg l'armée du Rhin, on devait les attaquer, non de front, mais sur les flancs et les derrières. Une fois Landau dégagé, une fois cette partie de l'extrême frontière reconquise, les Autrichiens, bloqués eux-mêmes, pris entre deux feux, sans communications avec leur propre pays, se hâteraient de reculer et s'ils étaient poursuivis avec vigueur, leur retraite deviendrait très difficile. Saint-Just et Le Bas entrèrent avec ardeur dans les idées de Bouchotte et de Carnot. Ils : voyaient déjà les armées françaises marcher de tous côtés comme le tonnerre, sans s'arrêter, sans laisser à l'adversaire le temps de respirer ; ils les voyaient se grossir des garnisons de Bitche et de Landau, dévorer le Palatinat ; ils voyaient se jeter sur l'Allemagne cent mille hommes qui étaient nuls maintenant par la bassesse de ceux qui avaient régi les affaires[19]. Telle fut la mission de Saint-Just et de Le Bas[20]. Ils prirent les mesures les plus promptes, les plus vigoureuses, et, comme l'a dit le bon et sérieux Engelhardt, bien des choses qui paraissaient alors dures, arbitraires, tyranniques, doivent être regardées aujourd'hui comme un moyen nécessaire de salut. Brunswick se souvenait des deux représentants lorsqu'il écrivait à son roi que la France était conduite aux grandes actions par l'enthousiasme et la terreur des supplices. Lavallette, le futur directeur des postes, alors adjoint à l'état-major de l'armée du Rhin, tenait la Convention pour une assemblée turbulente et sans vues ; Saint-Just et Le Bas lui révélèrent, écrit-il, l'existence d'un gouvernement terrible par son énergie. L'officier d'artillerie Boulart avoue qu'il tremblait à l'aspect de Le Bas et qu'un représentant du peuple lui inspirait plus d'effroi qu'un général en chef. Il était temps, mandait Gateau, que Saint-Just vint auprès de cette malheureuse armée ; il a tout vivifié, animé, régénéré ; quel maitre bougre que ce garçon-là ! Un autre agent, Renkin, chargé de renseigner Bouchotte, s'excusait de ne pas marquer au ministre tout le bien que Saint-Just et Le Bas avaient fait dans les départements du Rhin : Je me bornerai à te dire que ça n'allait pas et qu'à présent ça va. Et ne lisons-nous pas dans les lettres de Le Bas qu'il courait, ainsi que Saint-Just, du matin au soir, pour exercer la surveillance la plus suivie, la plus rigide ? Au moment où il s'y attend le moins, tel général nous voit arriver et lui demander compte ; nous avons vu beaucoup de fripons et de gueux, mais aussi beaucoup de braves gens[21]... Ces deux conventionnels qui juraient de vaincre et qui tenaient parole, n'étaient pas, a dit Legrand, des hommes ordinaires. Quelle habileté dans leur première proclamation à l'armée ! Ils la savaient démoralisée et composée de poltrons et de-fuyards. Ils voulurent en faire une armée de héros et lui parlèrent comme à une armée de héros : Courage, brave armée du Rhin, tu seras désormais heureuse et triomphante avec la liberté ! Tout au contraire de Ruamps et de ses collègues, ils n'excitaient pas les soldats à pérorer au club et à prendre des leçons d'insubordination dans les sociétés populaires. Ils leur défendaient formellement de quitter le camp. Ils punissaient de mort quiconque abandonnait son poste pour patriotiser avec les frères et amis. Ils ne débitaient pas aux troupes de plates flagorneries ; ils ne leur prodiguaient pas les mots pompeux et vides ; ils leur parlaient de discipline, encore de discipline, toujours de discipline. Profondément imprégnés de l'esprit jacobin, ainsi que leurs devanciers, allant à leurs fins, sans s'embarrasser des procédés, déterminés à tout oser, persuadés qu'il fallait combattre le despotisme par les armes mêmes du despotisme, ils eurent l'art de paraître justes. Pas de fiel, pas de haine, pas d'emportement. Leurs moyens, bons ou mauvais, ne tendaient qu'à la délivrance du territoire. Legrand, qui s'est enquis avec soin de leurs faits et gestes, les regarde comme les plus grands révolutionnaires qui aient paru à l'armée du Rhin ; mais il ajoute qu'ils étaient plus abordables et plus humains que leurs collègues. Eux aussi traitaient sans pitié ceux qu'ils accusaient de pactiser avec l'envahisseur ; mais leurs soupçons n'étaient jamais sans fondement ; ils avaient, disent-ils, acquis le droit d'être soupçonneux, et le militaire franc, loyal, uniquement préoccupé de son devoir, n'eut rien à craindre de ces terribles proconsuls. Ils savaient distinguer la valeur et le mérite. On ne les voyait pas, comme d'autres, entourés d'un ramas d'intrigants et de vulgaires ambitieux. Leurs mœurs étaient pures et exemplaires ; ils conformaient leur conduite aux principes républicains ; ils semblaient inaccessibles aux passions ; pareils à des êtres supérieurs, ils descendaient des Vosges, la foudre en main, pour chasser les ennemis et rendre l'Alsace à la France[22]. Les représentants qui se trouvaient alors dans le Bas-Rhin, s'efforcèrent d'imiter Saint-Just et Le Bas, s'évertuèrent à renchérir sur eux. Ils se rendirent à la fois ridicules et odieux. Lémane et Baudot réquisitionnaient le vin des riches, les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et objets de cuivre et de plomb. Ils déclaraient qu'une pétition ne devait contenir que dix lignes et que quiconque écrirait davantage, serait soupçonné de mettre des longueurs à la Révolution. Milhaud et Guyardin envoyaient dans les prisons de Dijon tout l'état-major de la garde nationale strasbourgeoise ; ils ordonnaient l'incarcération des banquiers, notaires, agents de change et autres scélérats, afin d'alimenter la guillotine et de porter à la Convention tous leurs trésors. Lacoste avait jusqu'alors souffert, sans oser la punir, l'insubordination des soldats, et depuis qu'il était aux armées, il encourageait l'indiscipline. Il devint le singe de Saint-Just ; il ne prononçait plus que le mot discipline et, comme à son ordinaire, ne le prononçait qu'avec fureur[23]. Il outra les sévérités de Saint-Just. Le 21 novembre, de Bouxwiller, il arrêtait que tout soldat, accusé d'avoir commis des pillages dans une maison, serait traduit devant la commission révolutionnaire et, si deux témoins constataient le délit, fusillé dans les vingt-quatre heures sur le front des troupes. Le 12 décembre, il prenait avec Lémane et Baudot un arrêté plus rigoureux encore ; le tribunal révolutionnaire se diviserait en trois sections : la première siégerait à Strasbourg ; la deuxième et la troisième suivraient, l'une, l'aile droite, l'autre, l'aile gauche de l'armée, en se partageant le centre ; chaque section se composerait de trois juges et d'un substitut de l'accusateur militaire ; les accusés seraient jugés sans formalités selon l'arrêté du 21 novembre ; tout fuyard, tout pillard serait puni de mort ; les soldats emprisonnés depuis la proclamation du 21 novembre seraient décimés, et les survivants, chassés de l'armée[24]. Saint-Just et Le Bas se bornèrent à créer et à stimuler le tribunal militaire qu'ils avaient érigé le 23 octobre en commission spéciale et révolutionnaire. Ils crurent un instant qu'il n'allait point au pas. Vos procédures languissent, lui écrivaient-ils le 2 décembre, vous êtes trop longtemps à entendre les prévenus et vous laissez pressentir vos jugements ; vous êtes institués pour être prompts, justes et sévères, mais souvenez-vous que la mort est sous le siège des juges iniques comme sous celui des coupables. Le tribunal répondit avec dignité : sa lâche était considérable et difficile ; trente à quarante délinquants comparaissaient chaque jour devant lui ; il les interrogeait et les écoutait ; ne doit-on pas laisser tous les moyens de se justifier à l'homme qui va mourir ? Rendez-nous votre confiance, ajoutaient les membres de la commission, ou reprenez vos places ; nous serons peut-être meilleurs le sac au dos et le fusil sur l'épaule. Saint-Just et Le Bas rendirent leur confiance au tribunal. Du 7 brumaire au 16 ventôse, c'est-à-dire du 28 octobre 1793 au 6 mars 1794, il prononça 670 jugements. 282 accusés furent acquittés ; 62, condamnés à mort et 34, aux fers ; 34, incarcérés ; 24, détenus jusqu'à la paix ; 36, dégradés ; 188, envoyés à l'intérieur pour être incorporés dans d'autres régiments[25]. Le tribunal avait traité les chefs plus sévèrement que les
soldats, et appliqué le principe que l'accusateur militaire Bruat exposait
dans une lettre à son substitut un officier fait
quelquefois la guerre par vanité, par ambition ou pour son plaisir ; le
soldat, seul vrai sans-culotte, ne la fait que par sacrifice à sa patrie[26]. Un soldat avait, dans une patrouille, échangé quelques mots avec l'ennemi ; il était puni de vingt-quatre heures de prison. Un maréchal-des-logis avait souhaité le retour de l'ancien régime ; il allait servir à l'armée des Pyrénées-Orientales. Un chirurgien avait déserté ; on l'envoyait à l'hôpital d'Auxonne qui demandait un frater. Mais les chefs furent, pour la plupart, condamnés à mort. Il importe à l'intérêt de l'armée, avait dit Saint-Just, qu'un général au moins soit fusillé. L'incapable Carlenc et l'inepte Munnier échappèrent. Carlenc trouva de puissants patrons dans les représentants Niou, Borie et Ruamps qui l'avaient nommé et qui protestaient que le pauvre homme possédait la confiance des troupes, qu'il les avait satisfaits par ses raisonnements, par son sang-froid, par son patriotisme ; il fut enfermé à l'Abbaye et bientôt relâché[27]. Munnier était suspect, si suspect, disait Mallarmé, qu'il devait subir selon toute apparence une peine capitale. On eut pitié de sa vieillesse. Le tribunal le tança, l'accusa de n'avoir ni civisme, ni intelligence, ni activité, et l'envoya dans les prisons de Mirecourt jusqu'à la paix[28]. Isambert paya pour Carlenc et Munnier. Il était brave ; il avait fait les campagnes du Rhin depuis le début des hostilités comme colonel, puis comme général de brigade, et Custine vantait ses talents, son zèle, son habitude du commandement. Mais Isambert manquait de tête ; il avait dans la journée du 13 octobre, abandonné le fortin de Saint-Rémy, sans brûler une amorce, à une trentaine de hussards autrichiens : il fut condamné à mort par la commission militaire et fusillé le 9 novembre dans la redoute de Hœnheim sous les yeux de ses soldats[29]. D'autres officiers de marque subirent le même sort. On peut reprocher à tous, disait Saint-Just dans
son rapport du 10 octobre, l'inapplication au
service ; ils étudient peu l'art de vaincre ; ils se livrent à la débauche ;
ils s'absentent des corps aux heures d'exercice et de combat ; ils commandent
avec hauteur et conséquemment avec faiblesse ; le vétéran rit sous les armes
de leur sottise, et voilà comment nous éprouvons des revers. On
fusilla Béril, commandant du 8e régiment de chasseurs à cheval, parce qu'il correspondait
avec des émigrés[30]. On fusilla
Tausia, chef de brigade du 1er régiment de cavalerie, parce qu'il avait
persécuté les patriotes et tenu des propos qui semaient la mésintelligence
dans l'armée. On fusilla Ravanet, capitaine des grenadiers du 1er bataillon
du Doubs qui s'était conduit lâchement à l'entrée des Autrichiens dans le
village de Brumath ; Louis Chalmann, capitaine du 12e cavalerie, qui
dédaignait les assignats et souhaitait le retour des cocardes blanches ; un
adjudant du même régiment, Guillaume Dubien, qui se vantait d'être
aristocrate et désirait ouvertement la restauration de la royauté. Les représentants Milhaud et Guyardin avaient fait, avant leur départ, quelques exemples. La cavalerie, disaient-ils, doit être commandée par des sans-culottes d'un civisme bien prononcé et ils avaient envoyé à vingt lieues des frontières Mervielle, chef de brigade du 19e cavalerie, et dans les prisons d'Auxerre, le général Lafarelle, Champeaux, colonel du 10e chasseurs, Grieux, colonel du 9e cavalerie, Marne, colonel du 2e cavalerie, Westermann, commandant des hussards de la liberté, et l'adjudant-général Bailly. Saint-Just et Le Bas arrêtèrent Bailly, et l'adjudant-général, accusé de désertion, fut condamné à mort par la commission militaire. On ne ménagea pas les fournisseurs. L'administration des armées, avait dit Saint-Just
dans le rapport du 10 octobre, est pleine de
brigands ; les bataillons manquent de canons ou de chevaux pour les traîner ;
on n'y reconnaît point de subordination parce que tout le monde vole et se
méprise. Et il ajoutait que le gouvernement devait être
révolutionnaire, non seulement contre l'aristocratie, mais contre ceux qui
dépouillent le soldat et le dépravent par leur insolence. Cable, administrateur
général, Perrin, capitaine en chef des charrois, Huot, conducteur des
charrois, furent fusillés pour avoir commis des prévarications[31]. L'impression fut profonde. Avant la mission de Saint-Just, l'armée offrait le tableau du plus affreux désordre, et un témoin oculaire la compare à un rassemblement fortuit de désespérés qui se croient tout permis et pillent indistinctement amis et ennemis. Les officiers tenaient des propos inciviques ; ils quittaient leur bataillon pour mener joyeuse vie et restaient quelquefois plusieurs jours sans reparaitre à leur corps. Boulart avoue qu'il passa la nuit du 20 octobre à Strasbourg avec trois de ses camarades au risque de ce qui pourrait arriver au camp. Les soldats se colletaient dans les auberges et ne payaient pas leur écot. Ils rentraient à leur poste en état d'ivresse ou refusaient de combattre. Les troupes, dit Saint-Just, étaient sans discipline et sans chefs ; le spectacle, les lieux de débauche, les rues, pleines d'officiers ; les campagnes couvertes de soldats vagabonds[32]. Saint-Just et Le Bas rétablirent l'ordre. Les administrateurs et les fournisseurs pourvurent avec zèle à la subsistance de l'armée. Les traîtres osèrent à peine respirer. La discipline eut une vigueur et un ressort qu'elle n'avait pas encore eus. Les pillards les plus déterminés ne sortirent plus des rangs. Les aboyeurs des clubs, convaincus que les représentants ne se payaient plus de paroles et de motions, gardèrent le silence. Les faibles et les lâches allèrent en avant parce qu'ils voyaient la mort derrière eux et souvent marchèrent au feu du même pas que les plus braves. Des officiers, maudissant dans le secret de leur cœur le régime nouveau, cherchèrent à se faire tuer sur les champs de bataille et y trouvèrent, avec la gloire, les premiers grades[33]. Dès le mois de novembre, le général Dubois écrivait que Saint-Just et Le Bas avaient eu raison de fusiller les principaux coupables. Cette mesure, disait-il, était absolument nécessaire pour ramener la confiance et la discipline. Il assurait que l'esprit public se ranimait dans les campagnes : les objets se vendaient vingt sols et non plus six livres ; des soldats achetaient pour six liards de tabac avec un assignat de dix sols et le marchand leur rendait huit sous et demi en monnaie ; les assignats se changeaient au pair ; les paysans déclaraient qu'ils aimaient le papier autant que l'argent, et cela, ajoutait Dubois, parce qu'ils ne veulent pas aller à la guillotine[34]. Est-ce donc, se demande un des hommes les plus savants et les plus sagaces de l'armée du Rhin, que la terreur employée à propos et le fanatisme dirigé avec adresse peuvent donner les mêmes résultats que l'héroïsme ? Cette réflexion n'est que trop vraie, quoiqu'elle ne soit pas à l'avantage de l'espèce humaine ![35] |
[1] Cf. Mayence, 174 ; Sorel, L'Europe et la Révolution, III, 383 et 475 ; Journal de la Montagne, n° 105.
[2] Valentini, 55.
[3] 23 août ; cf. Wissembourg, 115.
[4] 27 septembre.
[5] 5 sept. ; cf. Moniteur du 8 et Wissembourg, 84.
[6] Séance des Jacobins, 13 et 18 sept. ; séance de la Convention du 28 août, Moniteur du 30 ; cf. Wissembourg, 69, 73.
[7] Quelques semaines plus tard, le 9 décembre, ils étaient revêtus des mêmes pouvoirs près de l'armée de la Moselle, et le lendemain, le Comité ordonnait à la Trésorerie nationale de leur délivrer 25.000 livres. (Registre du Comité.)
[8] Cf. sur la mission de Saint-Just et de Le Bas, l'Histoire de Saint-Just, par Ernest Hamel ; Seinguerlet, Strasbourg pendant la Révolution (1881) ; Michelet ; Louis Blanc. On aboutit aux mêmes conclusions, mais sans parti pris et en s'appuyant sur des documents inconnus ou négligés jusqu'ici.
[9] Arrêté du 23 octobre.
[10] Cf. la lettre de Saint-Just et de Le Bas, du 24 octobre ; Buchez et Roux, Hist. parl., XXXI, 34 ; le Livre bleu ; le Moniteur, du 17 nov. et le recueil inédit des ordres donnés à Dièche par les représentants (A. G.).
[11] Moniteur, 5 novembre 1793.
[12] Cf. une lettre de Levrault au ministre, 7 mai 1792 (A. G.).
[13] Zeissberg, I, 220.
[14] Metz fut condamné, le 26 brumaire, pour crime de faux, à quatre ans de fer. Cf. le témoignage du maire Monet (Buchez et Houx, XXXI, 31-32).
[15] Le 6 novembre 1793, l'adjudant-général Demont écrivait au Comité que. la tranquillité de l'ennemi était facile à concevoir d'après la lettre infernale qui avait été interceptée (A. G.).
[16] Hamel, II, 295.
[17] Notes de Legrand (A. G.).
[18] Décret du 6 décembre, section III, art. 17 : Tout congrès ou réunions centrales établies par les représentants du peuple, quelque dénomination qu'elles puissent avoir, sont révoquées, et décret du 17-18 décembre : Il est enjoint aux accusateurs publics de poursuivre et faire punir tout commissaire, agent ou délégué des représentants qui, depuis la révocation de ses pouvoirs, aurait continué l'exercice de ses fonctions.
[19] Bouchotte à Saint-Just et Le Bas, 23 oct. ; Carnot à Saint-Just et Le Bas, 27 et 29 oct., 2, 7, 14 nov. (A. G.) ; Wallon, Les représentants en mission, IV, 1890, p. 181 ; Hamel, Hist. de Robespierre, 1867, III, 174-175 ; Welschinger, Le roman de Dumouriez, 1890, p. 112.
[20] On a prétendu que la plupart des effets réquisitionnés furent rongés par les vers et les souris, et que les couvertures de laine et les manteaux entassés dans les magasins y restèrent et y pourrirent (d'après une lettre de Massé, Livre bleu). Il suffira de répondre que l'armée du Rhin manquait de vêtements et de souliers avant l'arrivée de Saint-Just et qu'après l'arrivée du conventionnel, elle fut vêtue et chaussée.
[21] (Strobel) Engelhardt, YI, 239-200 ; Brunswick au roi, 6 janvier 1794 (Massenbach, Mém., 1, 365) ; Lavallette, Mém., I, 133 ; Boulard, Mém. milit., 8 (cf. le témoignage de Monet, Buchez et Roux, XXXI, 28) ; lettre de Renkin (Moniteur du 17 déc.) ; Hamel, Saint-Just, II, 41, 44.
[22] Mémoire de Legrand (A. G.), qui, nous le répétons, rapporte très exactement les impressions de l'armée du Rhin ; cf. plus loin, le chapitre intitulé Le Geisberg.
[23] Legrand dit de Lacoste : Aussi débauché que Saint-Just était austère, aussi intempérant que Saint-Just était sobre, aussi verbeux que l'autre était laconique, aussi colère que l'autre se montrait flegmatique ; sa vanité n'était que puérile ; ses manières étaient ignobles (A. G.).
[24] L'arrêté fut exécuté ; le 20 décembre, 26 soldats furent chassés et3 d'entre eux, Sebes, Lemaire, Rouget, condamnés à mort comme décimés ; le 24 décembre, 9 autres étaient chassés, et le dixième, Jean Champenois, décimé et fusillé (A. G.).
[25] Mém. de Legrand (A. G.).
[26] Bruat à Clément, 13 déc. (A. G.). Cf. le mot de Baudot : La démocratie commande l'humanité pour le soldat et réserve la terreur pour les généraux. (Discours du 16 mars 1794.)
[27] Dès le 22 octobre, le Comité ordonnait que Carlenc serait arrêté sur-le-champ et mené à l'Abbaye ; mais après une lettre de Lacoste et Mallarmé (29 oct. A. G.) et sur les sollicitations des anciens représentants près l'armée du Rhin, il décida, le 22 décembre, que Carlenc arrêté. par erreur de nom , serait mis sur-le-champ en liberté et employé de nouveau comme général de division (Reg. du Comité). Cf. Wissembourg, 193-195.
[28] Cf. sur Munnier, Wissembourg, 192, 197, 208 ; Mallarmé au Comité, 29 oct. ; note de Legrand (A. G.). Selon Saint-Cyr (I, 136), un gendarme conduisait à Paris Munnier et un chef d'escadron ; celui-ci, arrivé à Saverne, suborna le gendarme et s'enfuit en Suisse avec son gardien ; au lieu de s'échapper, Munnier revint à Strasbourg se remettre entre les mains des représentants et leur demander ce qu'il devait faire.
[29] Cf. Custine à Pache, 31 oct. 1722 (A. G.) et Wissembourg, 209. Augustin-Joseph Isambert, né à Orléans le 22 mars 1733, avait été successivement dragon au Régiment-Royal (15 février 1749), lieutenant (20 janvier 1756), capitaine (21 mars 1761), réformé (1763), replacé dans une compagnie du régiment de Bretagne-infanterie (il mai 1769), capitaine-commandant (3 juin 1 776). Il s'était retiré avec une pension de huit cents livres (22 mars 1782). Le 6 octobre 1791, il fut nommé lieutenant-colonel du 1er bataillon des volontaires d'Indre-et-Loire. Depuis il était devenu lieutenant-colonel du 7e d'infanterie (18 mai 1792), colonel du 36e (29 juin 1792) et maréchal de camp (8 mars 1793). Il avait fait la campagne de 1760 et de 1761 en Allemagne, et assisté aux deux sièges de Mahon (1756 et 1782).
[30] Voir Wissembourg, 226, et la part que Béril avait eue à l'échec de la Wantzenau. On l'accusa d'avoir tiré de sa poche une cocarde blanche et l'on trouva dans ses papiers une lettre qui portait ces mots : Pensez à Dieu et au Roi.
[31] L'entrepreneur des fortifications, Charpentier, accusé d'avoir passé avec Cable des marchés très onéreux à la République et distrait des rations à son profit, fut condamné à trois ans de fer. Les juifs Meyer, Wolff, Lévy, Lazard et Isaac Netter, accusés d'avoir profité des bénéfices que Charpentier faisait sur les fourrages, furent incarcérés à Mirecourt jusqu'à la paix.
[32] Notes de Taffin (Heitz, Notes sur la vie et les écrits d'Euloge Schneider, 1862, p. 130) ; Mém. militaires de Boulart, 7 ; Pichegru à Bouchotte, 13 nov. (A. G.) ; Saint-Just aux Jacobins de Strasbourg, 24 brumaire an II ; Wissembourg, 219 et 223.
[33] Plusieurs, écrit Legrand, me l'ont dit depuis. Cf. les mots de l'auteur de l'Uebersicht, II, 9.
[34] Dubois à Jean de Bry, 10 nov. et à Saint-Just et à Le Bas, 8 nov. (A. G.) Cf. la lettre de l'accusateur militaire reproduite dans le Moniteur du 26 nov.
[35] Mémoire de Legrand (A. G.).