LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

MAYENCE

SECONDE PARTIE. — LE SIÈGE

 

CHAPITRE VII. — MEUSNIER ET DUBAYET.

 

 

Mort de Meusnier. Son rôle dans la défense. Dubayet. Évacuation des îles. Abandon de Kostheim.

 

L'affaire du 31 mai termine la première période du siège, la période des sorties[1], et quelques jours plus tard mourait l'ardent et fougueux Meusnier, le plus entreprenant des défenseurs de Mayence, le plus porté aux attaques aventureuses. Le 5 juin, à trois heures et demie du matin, les Prussiens avaient ouvert sur Kastel, Kostheim et les îles une canonnade violente, intense, infernale[2], la plus grande à laquelle Beaupuy eût assisté, et, au dire des vieux officiers, une des plus affreuses qu'on eût jamais entendues. L'horizon était en flammes. De toutes parts volaient des projectiles. Les soldats ne savaient où se fourrer. Tout cela, écrit Beaupuy, se réduit à un vain bruit ; une femme tuée dans sa maison, deux hommes morts et quatre ou cinq blessés. Meusnier avait passé la nuit dans les îles et, comme dit Decaen, dans ses îlots de prédilection ; inquiet de ce feu terrible, ignorant où déboucheraient les colonnes ennemies, il revint à Kastel pour donner des ordres. Pendant la traversée, il reçut dans la jambe droite, un peu au-dessous de la rotule, un biscaïen qui lui fracassa le genou et resta dans la plaie. On le pansa, on retira le biscaïen qui pesait plus d'une demi-livre, mais la gravité de la blessure, le mauvais tempérament de Meusnier, son sang vicié faisaient pressentir à son entourage un fatal dénouement. On le transporta le 7 juin à Mayence, dans la prévôté de la cathédrale ; huit hommes soutenaient la litière ; seize grenadiers, la baïonnette au canon, formaient la haie ; un grand nombre d'officiers tristes, silencieux, accompagnaient leur général. Le 13 juin, Meusnier expira dans d'horribles douleurs. Je fus témoin de son courage, dit Beaupuy, et je vis un héros pour la première fois ; lui seul était serein, lui seul ne versait pas de larmes. On l'enterra le lendemain à Kastel, dans le bastion du centre, avec les honneurs militaires. Des soldats de ligne et des volontaires portaient le corps. Des officiers tenaient les pans du drap mortuaire. Venaient ensuite Merlin et Reubell, les commissaires du pouvoir exécutif, les généraux, les membres de la Convention rhéno-germanique, de l'administration générale et de la municipalité, les clubistes. Dubayet fit l'éloge du mort et proclama son apothéose : Meusnier, disait-il, joignait au génie le plus audacieux un courage qui ne connaissait jamais le danger. La cérémonie fut imposante et interrompit la guerre pour quelques heures. Dès qu'il avait su la blessure de Meusnier, le général Schönfeld lui avait envoyé des oranges et des citrons pour soulager ses souffrances ; il ordonna de ne tirer qu'à poudre durant les obsèques, et la pompe funèbre ne fut pas un instant troublée par l'ennemie[3].

La mort de Meusnier excita des regrets unanimes. Quel malheur affreux ! s'écriait Merlin. Le général, reconnaît d'Oyré, réunissait à une grande réputation parmi les savants la valeur la plus froide et une activité infatigable. La République, disait Beauharnais, perd un brave soldat, et la science un homme éclairé. Trente ans plus tard, Gouvion Saint-Cyr assure que cette mort hâta la capitulation ; qu'elle fut une grande perte non seulement pour la garnison et l'armée du Rhin, mais pour la France ; que Meusnier aurait montré, s'il avait vécu plus longtemps, tout le parti que l'art de la guerre peut tirer des sciences exactes ; qu'il aurait égalé Bonaparte et que les troupes auraient vu deux génies de même trempe à leur tête[4].

L'histoire, aujourd'hui mieux instruite, dira que l'ambitieux Meusnier voulut supplanter d'Oyré et que, s'il a jeté sur le siège de Mayence un éclat héroïque, il nuisit peut-être aux opérations par des sorties stériles et meurtrières. Il devait, suivant les ordres précis et réitérés du général en chef, achever les travaux de Kastel et du fort de Mars. Peu à peu, malgré d'Oyré, sans lui demander conseil, sans le prévenir jamais, il étendit la défense dont il était chargé ; il borda de retranchements la rive droite du Mein près de l'embouchure du fleuve ; il couronna d'ouvrages la tête des flaques en arrière de Kostheim ; enfin il occupa Kostheim. Ce village était presque intenable pour les deux partis : les Français ne pouvaient y demeurer parce qu'ils étaient sous le canon de Hochheim, et les Prussiens n'osaient y rester parce qu'ils débouchaient de ce poste dans une plaine rase sous le feu du fort de Mars et de Kastel. Meusnier désira s'y maintenir, mais il dut se loger dans des ruines, créneler les maisons qui subsistaient encore, construire un ouvrage en avant du bourg et à portée de pistolet des ennemis ; il dut dresser des batteries sur la rive droite du Mein et inquiéter les batteries prussiennes sur la rive gauche ; il dut établir à la tête des flaques une ligne de retranchements et une communication en crémaillère ; il dut, une fois à la tête des flaques, s'emparer des îles de l'embouchure du Mein, y mettre des postes, y remuer la terre, y faire des fortifications. Sans doute, ces entreprises multipliées aguerrirent la garnison, mais, comme dit d'Oyré, retirait-on de ces écoles de danger un si grand avantage ? Les troupes de Meusnier étaient harassées, et que de fois elles plièrent sous le choc des Prussiens ! Que de fois elles se cachèrent dans les caves de Kostheim[5] ! Avec quelle répugnance elles se portaient aux îles du Mein où elles se bornaient à se coller au parapet et à se garer des bombes et des obus ! Et c'est ainsi que les forces françaises se disséminèrent-, les travaux furent insuffisants sur plusieurs points ; jusqu'au dernier moment la rive droite du Rhin absorba près de la moitié de la garnison active. La résistance eût été plus longue, plus efficace, si Meusnier se fût contenté de poursuivre l'œuvre commencée pendant l'hiver par Clémencet et Gay-Vernon. Une fois entièrement armés, vers la fin d'avril ou le milieu de mai, et mis à l'abri de toute insulte, Kastel et le fort de Mars n'auraient eu besoin que d'une garnison de mille à douze cents hommes qu'on eût relevée par quart tous les jours de distribution. Le terrain en avant de Kastel était complètement découvert ; le service de la garde n'offrait donc aucune difficulté. Il suffisait de placer pendant le jour des sentinelles aux saillants des bastions et pendant la nuit de mettre des bivouacs dans les demi-lunes, d'envoyer des patrouilles volantes, d'établir un poste sur la gauche au bord du Rhin et de tenir le reste de la garnison prêt à marcher. N'était-ce pas épargner une foule d'hommes que Meusnier fit tuer en pure perte ? N'était-ce pas rendre à la défense de la place un grand nombre de travailleurs et d'outils ? N'était-ce pas renforcer le camp retranché qui porta tout le poids de l'attaque[6] ?

Telles furent les objections de d'Oyré au système de Meusnier. On doit les reproduire et les approuver. Mais si l'on se rappelle la science de Meusnier, sa belle ardeur, son intrépidité, l'admiration qu'il inspirait aux officiers des deux partis, on regrettera peut-être qu'il n'ait pas eu, dès le début du siège, le commandement supérieur. Quels que soient ses défauts, un téméraire Meusnier vaut parfois mieux qu'un sage d'Oyré pour animer et entraîner les troupes. Maître absolu des opérations, disposant de tous les moyens, sûr d'être constamment appuyé par les commissaires, Meusnier eût donné sans doute à la défense une impulsion plus vigoureuse, et à force d'audace, de ténacité, de prodigieuse activité, refoulé l'assiégeant. Il reste une des gloires des premières armées républicaines. Bien peu des jeunes chefs de 1792 et de 1793 ont eu l'âme plus ferme et le caractère mieux trempé. Bien peu ont déployé la même énergie, la même vaillance obstinée. J'attends une nouvelle attaque, disait-il une fois à ses soldats ; la canonnade qui précède toujours, n'est qu'un vain bruit ; le nombre d'hommes blessés par le feu est extrêmement petit, et il ajoutait : Quand l'ennemi approche, vos baïonnettes sont dans vos mains pour l'immoler ! On le voyait monter et marcher sur le sommet des retranchements à des instants où ceux mêmes qui s'abritaient dans les fossés ne se croyaient pas à couvert. En plein jour, à quelque heure que ce fût, sans se soucier des boulets qui pleuvaient autour de sa barque, il se rendait aux îles du Rhin. Il agissait ainsi, rapporte un des assiégés, non par témérité, mais par calcul, pour encourager ses soldats et leur prouver qu'on peut impunément s'exposer au danger le plus manifeste[7].

 

Dubayet remplaça Meusnier et prit le commandement de Kastel et des postes de la rive droite. Il voulut paraître aussi hardi que son prédécesseur et pratiquer, comme lui, ce système de défense agressive que goûtaient les représentants. Plusieurs officiers, et de ses intimes amis, lui conseillaient d'évacuer Kostheim et de n'y mettre qu'un poste d'observation. Dubayet déclara qu'il resterait à Kostheim et dans les îles[8].

D'Oyré l'approuva d'abord. Pouvait-on sans danger s'enfermer aussitôt dans Kastel qui n'était pas en meilleur état qu'au commencement du blocus et dans ce fort de Mars que Meusnier avait, pour ainsi dire, laissé dans l'oubli ? N'était-ce pas avouer sa faiblesse ? N'était-ce pas provoquer l'adversaire à porter de grands efforts sur la rive droite ? N'était-ce pas décourager la garnison qui ne lâcherait pas sans regret ces postes avancés si chèrement conquis[9] ?

Mais, sur la proposition dé d'Oyré, le Conseil de guerre arrêta que Dubayet ne conserverait les îles que provisoirement, qu'il ferait un dispositif pour les abandonner sans y compromettre du monde par une vaine résistance, qu'il profiterait pour les évacuer de la première crue du Rhin, qu'il enverrait à Mayence la grosse artillerie que Meusnier y avait cumulée mal à propos, et qu'il achèverait sans retard à Kastel et au fort de Mars les travaux de défense. Cet arrêté, qu'on peut regarder comme un vote de blâme contre Meusnier, fut pris dans a journée du 5 juin. On savait à peine depuis quelques W heures la blessure mortelle du jeune général, et sur-le-champ, et comme avec une secrète satisfaction, le Conseil se hâtait de condamner un système qu'il jugeait aventureux et funeste[10].

Les instructions de d'Oyré furent bientôt exécutées, Kostheim et les îles du Mein, dit le Journal du siège à la date du 21 juin, deviennent l'égout des boulets, des bombes, des obus, et la communication de ces postes avec Kastel et le fort de Mars est presque impraticable pendant le jour. Dès la première crue du Rhin, le 29 juin, après avoir fait couper durant plusieurs nuits les taillis dont l'adversaire aurait pu se couvrir pour élever des batteries contre le pont et les moulins, Dubayet évacua les îles. Puis, une semaine plus tard, il abandonnait ce Kostheim auquel Meusnier et Beaupuy avaient attaché leur nom. Mais le village ne fut pas cédé sans résistance. Dans la nuit du 7 au 8 juillet, toutes les batteries de la rive droite avaient ouvert une canonnade épouvantable qui dépassait en intensité celle du 5 juin. On ne cessa pas un instant de voir en l'air dix grenades au moins. A une heure du matin, deux colonnes d'assaut attaquaient et tournaient Kostheim. Les Français se défendirent, de leur propre aveu, sans ordre et au hasard, en cherchant à battre en retraite sur le fort de la République. Après une heure d'un combat opiniâtre : 150 d'entre eux se rendirent prisonniers ; le reste se fit jour à travers les assaillants ou se jeta dans le Mein. D'Oyré était venu de sa personne à Kastel ; Dubayet lui proposa de rentrer dans le village ; il refusa : on devait, disait-il, se borner à garder avec les plus grandes précautions le fort de la République, et, si ce poste était attaqué, replier la garnison sous la protection du fort de Mars.

Mais il était évident que les Prussiens se contenteraient d'observer la rive droite et ne feraient plus que parader devant Kastel. Pouvaient-ils entreprendre deux sièges à la fois ? La prise de Mayence n'entrainait-elle pas la chute de Kastel ? Tous leurs efforts se portaient alors contre la rive gauche, et Kalkreuth s'était assez approché pour tenir Mayence sous son canon[11].

 

 

 



[1] On voulut tenter, dans la nuit du 9 au 10 juin, une entreprise sur Biebrich, pour enlever une nouvelle batterie élevée au-dessus de la terrasse du château ; mais dans le court trajet de Mayence à Pile Saint-Pierre les bateaux firent eau de toutes parts et l'on n'osa pas risquer la descente (Journal du siège, Beaupuy, Gaudin).

[2] Rien, écrit Rougemaître, n'est comparable au feu de file que faisaient les canons de l'ennemi ; et on disait le lendemain que des pêcheurs avaient pris, à l'embouchure du Mein, une énorme quantité de poissons morts par la commotion de l'air (Gaudin).

[3] Journal du siège ; Beaupuy, Damas, Decaen, Gaudin, Moniteur, 28 juin ; Darst., 947 et 951 ; Belag., 217, 218, 220 ; Schaab, 361-362. Il est faux que le roi de Prusse se soit écrié Meusnier m'a fait bien du mal, mais le monde perd un grand homme. Les cendres de Meusnier furent recueillies et rapportées à Paris par Vérine, puis déposées solennellement à Tours, le 1er vendémiaire an X. On les découvrit, mêlées à quelques os calcinés, dans les combles de la mairie de Tours, en 1887. Elles ont été placées sous le piédestal du buste de Meusnier érigé, le 29 juillet 1888, à Tours, sur la place Victoire. Les bustes de Brutus, de J.-J. Rousseau et de Franklin, portés à la cérémonie funèbre de l'an X, ont été retrouvés par l'archiviste d'Indre-et-Loire, M. Ch. de Grandmaison, et placés par lui dans la salle publique des archives.

[4] D'Oyré, Observ. ; Beauharnais au Comité, 21 juin 1793 (A. G.), Saint-Cyr, Mém., I, 271, note ; Czettritz, 250.

[5] Hoyer, Neues milit. Magazin, IV, 2, p. 47.

[6] D'Oyré, Observations additionnelles (A. G.).

[7] Meusnier, ordre du 8 mai 1793 (A. G.) ; Mém., de Decaen.

[8] Mém. du général X***.

[9] D'Oyré, Comparaison des défenses (de Mayence en 1793 et en 1689 ; manuscrit des archives de la guerre).

[10] Journal du siège.

[11] D'Oyré, Mém., 12 ; Vérine : Journal du siège ; Rougemaître (les obus étaient si nombreux qu'ils s'entrechoquaient en l'air) ; Bleibtreu, 174 ; Dohna, III, 76-89 ; Strantz, 239 ; Czettritz, 244 ; Darst., 1002 ; cf. dans Ditfurth, 293-304, le minutieux récit du combat où se distinguèrent les Hessois et le capitaine Wiederhold ; voir aussi le rapport de Wiederhold dans la Neue Bellona, 1805, 2, p. 158-194, et Moniteur du 22 juillet 1793.