Grande sortie. Projet d'enlèvement. Instruction de Marigny. Fausses attaques. Les guides de la colonne. Le mot d'ordre. Les moissonneurs. Combat dans le village. Retraite des Français. Pendaison de Lutz. Mesures de précaution.Depuis le commencement du mois de mai, d'Oyré projetait d'opérer durant la nuit une grande sortie contre le camp des assiégeants. Il ne se dissimulait pas les risques de l'entreprise. L'expédition de Mosbach avait montré que l'obscurité favorise chez des troupes neuves et inexpérimentées la débandade et la panique. Mais pouvait-on faire une pareille irruption en plein jour, sous le feu des batteries, devant une cavalerie supérieure[1] ? Restait à déterminer le point d'attaque. Sur la proposition de Merlin, le Conseil de guerre décida que la sortie serait dirigée contre Marienborn. On comptait percer jusqu'au quartier-général, enlever des otages de marque, Kalkreuth et le prince Louis-Ferdinand que les Français prenaient pour le fils de Frédéric-Guillaume, ou du moins mettre le désordre dans les lignes ennemies[2]. Trois colonnes devaient quitter la place dans la nuit du 30 au 31 mai. La colonne chargée de l'attaque principale était commandée par Marigny ; elle se composait de 1.100 fantassins et de 100 chasseurs à cheval, ainsi que d'une réserve de 300 grenadiers. Elle avait ordre de marcher sur Marienborn, d'emporter les batteries que l'assiégeant avait établies en avant du village, et d'enclouer leurs canons, de s'emparer aussi vite que possible des deux maisons isolées qu'on regardait comme le quartier-général, de prendre ou de tuer Kalkreuth, mais de respecter la vie du prince de Prusse, de jeter partout des matières combustibles pour répandre la confusion dans le camp prussien et paralyser la résistance, puis de se retirer avec ses prisonniers. L'instruction de Marigny disait que son premier devoir était de porter autant de promptitude dans la retraite que dans l'attaque : tout aurait lieu de la manière la plus subite. Deux colonnes soutenaient Marigny : l'une de 1.500 hommes ; l'autre, de 1.800. La première, conduite par le général Schaal, devrait tirer sur tout ce qui viendrait soit de Weisenau, soit de Marienborn, et protéger la retraite de Marigny. La seconde, que menaient Dubayet et Kléber, se rangerait en bataille sur le plateau de Bretzenheim ; elle serait suivie de quatre escadrons de cavalerie et de chasseurs commandés par Dazincourt. A minuit, sur tous les points, s'exécuteraient de fausses attaques. Les troupes de Weisenau feraient un violent feu de mousqueterie. Meusnier se porterait sur la Briqueterie au dessus de Kostheim et sur le moulin de l'Electeur en avant de Biebrich. Le lieutenant-colonel Barbier[3] ferait tirer de l'île Saint-Pierre et de l'île Saint-Jean force coups de canon sur le village et le moulin de Mosbach. Toutes ces démonstrations devaient fixer l'attention, et, comme disait d'Oyré, captiver l'irrésolution des ennemis qui n'oseraient se prêter secours les uns aux autres. A onze heures du soir, Marigny sortait du camp retranché et se dirigeait sur Marienborn par d'étroits sentiers qui serpentaient à travers les champs. Il savait le mot d'ordre que les rondes prussiennes avaient coutume de crier à haute voix et que les espions avaient aisément découvert. Il avait de bons guides : six clubistes, leur colonel, l'hôtelier du Roi d'Angleterre, Rieffel, et deux hommes d'Oberolm, le maire Henri Schreiber et le greffier Lutz, qui connaissaient tous les chemins et les détours dans la campagne. Un heureux hasard favorisa la marche sinueuse de la colonne. Le quartier-général prussien avait prescrit la veille aux paysans du voisinage de couper les blés pendant la nuit. Les Français furent pris pour des moissonneurs qui s'en allaient après avoir achevé leur travail. Ils passèrent sans obstacle au milieu des patrouilles de cavalerie et à minuit, ils étaient aux abords de Marienborn. Mais ils tirèrent trop tôt. Les sentinelles donnèrent l'alerte, et les Prussiens, criant de tous côtés l'ennemi est là, Der Feind ist da ! eurent le temps de se jeter sur leurs armes. Les canonniers coururent à leurs pièces. Bientôt arrivèrent les hussards saxons, puis les cuirassiers que commandait le duc de Saxe-Weimar, puis les régiments d'infanterie Wegner et Thadden, conduits par le prince Louis-Ferdinand. Une lutte confuse, désordonnée, s'engagea dans le village ; les Français, battant le tambour et poussant une formidable clameur de Vive la nation, forçaient l'entrée de toutes les maisons où ils voyaient de la lumière et soupçonnaient la présence d'un général ; les balles, dit un témoin, bruissaient à travers l'air et pleuvaient dru comme grêle. Des grenadiers s'étaient emparés d'une batterie et avaient encloué les canons. Mais d'autres, pleins de mauvais vouloir, refusèrent obstinément d'attaquer une seconde batterie, fermée à la gorge par une palissade. Elle n'était gardée que par une dizaine d'hommes ; elle manquait de munitions ; un léger effort suffisait pour l'enlever. Les grenadiers n'osèrent emporter la barrière. Un sous-lieutenant du 4e régiment, le brave Pascal[4], employa vainement pour les entraîner, les reproches et les encouragements, les menaces et les caresses. Il ne trouva que cinq hommes décidés à le suivre. La réserve aurait dû soutenir Marigny. Mais celui qui la commandait, un officier du 36e régiment, du nom d'Albert, tomba de cheval ; sa chute le rendit incapable d'agir, et personne n'était désigné pour le remplacer. Des ordonnances allèrent demander à Schaal un peu de renfort ; aucune ne le rencontra[5]. Au bout d'une heure et demie, Marigny, sûr de n'être pas secouru et voyant le jour près de poindre, donna le signal de la retraite. Ses soldats tuèrent dans les écuries les chevaux qu'ils ne pouvaient emmener, et laissèrent là les cercles goudronnés et les fagots de bouleaux couverts de poix qui devaient mettre le feu au village. Si les Prussiens avaient eu plus de résolution ou s'il s'était trouvé, en ce désordre, un homme vigoureux qui prît le commandement et fit les dispositions nécessaires, Marigny ne serait pas rentré dans la place. Durant la poursuite, les Prussiens saisirent un fuyard qui se cachait au milieu des épis. C'était un des guides de la colonne d'attaque, le greffier Lutz. Malade, nullement ingambe, dévoré de vermine, effrayé par la fusillade, il s'était tapi dans les blés. Il ne voulait rien avouer. Quatre-vingts coups de fouet lui arrachèrent la vérité. Il confessa qu'on l'avait régalé sous une tente devant la ville, que les Français ne visaient qu'à s'emparer du général Kalkreuth et du prince Louis-Ferdinand, et que leur but manqué, ils s'étaient retirés incontinent. Le 3 juin, sur un tertre, près de Marienborn, au bas de la maison de la Chaussée, il fut pendu, la tête tournée vers Mayence et coiffée d'un bonnet rouge. Mais les Prussiens n'oublièrent pas la leçon. Ils tracèrent devant le quartier-général un grand fossé derrière lequel campèrent deux bataillons, et les soldats couchèrent tout habillés, prêts à marcher au premier signal. Une redoute fut construite pour enfiler le vallon par où les Français étaient venus. Les rondes et les patrouilles donnèrent désormais le mot d'ordre à voix basse. Frédéric-Guillaume avait permis depuis le 7 avril tant aux assiégés qu'aux émigrés mayençais d'envoyer des lettres ouvertes soit en France, soit dans la ville ; toute communication fut dorénavant interdite entre les deux camps ; cette privation, remarque le Journal du siège, prouvait le mécontentement qu'inspirait au roi l'expédition de la nuit précédente, et la garnison la regarda comme un éloge. Telle fut la surprise de Marienborn. Elle n'eut pas les résultats qu'on espérait, et d'Oyré, découragé par cette nouvelle épreuve, renonça dès lors à ces lointaines et infructueuses expéditions de nuit où, comme disait Gaudin, se produisent des malentendus et quiproquos inévitables. Mais elle reste un des beaux faits d'armes du siège de Mayence. Les cheveux me dressent à la tête, s'écriait le chancelier Albini ; si de pareilles choses sont possibles, Dieu sait ce qu'il y aura encore ! Gœthe vit avec admiration les petits et chétifs sans-culottes, tous vêtus de guenilles, qui gisaient sur le champ de bataille à côté des cuirassiers de Weimar à la taille gigantesque et au brillant uniforme. L'assiégeant perdait, entre autres officiers, le major La Viere et le chef d'escadron de Voss, aide-de-camp de Kalkreuth. Le général prussien ne s'était sauvé qu'à grand'peine. Il allait se coucher lorsqu'il entendit les balles siffler à sa fenêtre. Il sortit aussitôt, sans se déconcerter, se mit rapidement en selle, et, par une porte de jardin, gagna la campagne. Déjà, Schreiber d'Oberolm tenait son cheval par la bride. Sans un hussard de Wurmser qui frappa Schreiber d'un coup de pointe, Kalkreuth était mort ou prisonnier. Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire, disait-il quelques jours plus tard, qu'un ennemi ait pu passer à travers tant de postes et de retranchements[6]. |
[1] D'Oyré, Mémoire, p. 9.
[2] Gaudin (cf. Moniteur du 28 octobre 1793) ; Preuss. Augenzeuge, 275, 270.
[3] Barbier (Pierre), né le 11 mai 1759, près d'Orléans, était le fils d'un meunier. Il devint ingénieur-géographe et architecte-expert, exerça dix ans aux environs de Paris, puis à Fumay. On le trouve successivement capitaine au 26e bataillon d'infanterie légère (ci-devant légion du Centre) du 31 mai 1792 au 4 vendémiaire an II, chef du 5e bataillon des Ardennes du 4 vendém. an II au 21 ventôse de la même année (le Conseil de guerre de Mayence lui avait donné ce grade dès le 2 avril), puis adjudant-général, chef de brigade ; il fut réformé en l'an V et compris en l'an VI dans l'organisation de l'armée de Mayence. Morlot le jugeait excellent commandant de place, et Canclaux, un très brave officier, connu lors de la défense de Mayence. Mais le représentant Gillet le trouvait peu instruit comme militaire, et Caffarelli, inepte et sans malice, incapable de bien remplir les fonctions d'adjudant-général.
[4] Le Conseil de guerre le nomma capitaine le lendemain. Le capitaine Targe, très connu par sa bravoure et son zèle, et qui s'était particulièrement distingué à l'expédition où il avait été blessé, fut fait chef de bataillon.
[5] Decaen, envoyé à Marienborn par Kléber, vit les troupes en pleine retraite ; il chercha le général Schaal ; je fus bien étonné, dit-il, de le trouver réfugié sous un petit pont qui traversait la route, et il parut fort surpris que je l'eusse déniché dans cet endroit.
[6] Instructions du 30 mai 1793 ; Journal du siège (A. G.) ; Moniteur, 13 et 17 juin ; 1er et 17 juillet ; Journal de la Montagne, 25 juin ; Gaudin ; d'Oyré, Mém., 10 ; déposition de Dubayet au procès de Custine (Moniteur, 22 août) ; Darst., 944 ; Belag., 212-213 ; Dohna, II, 250-252 ; Laukhard. III, 371-373 ; Preuss. Augenzeuge, 269-275 ; Gœthe, 240-243 ; Gaudy, 152-153 ; [Czettritz] 166-171 ; Schaab, 359 ; von Süssmilch, Gesch. des 2 sächs. Husaren-regiments, 1882, p. 19-20 ; Bockenheimer, Die Belag. von 1793, 30-34 (rapport du pasteur de Bretzenheim Faulhaber) ; Heitzenstein, Quellen zur dtutschen Kriegsgesch. von 1793, 1858, p. 37-39. Selon le Journal du siège, Marigny avait eu 45 blessés et 33 morts ou prisonniers.