LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

MAYENCE

SECONDE PARTIE. — LE SIÈGE

 

CHAPITRE V. — KOSTHEIM ET LES ÎLES.

 

 

I. Kostheim. Combats du mois d'avril. Journée du 3 mai. Héroïsme de Beaupuy. Assauts du 8 mai. Les grenadiers. Travaux de Kostheim. — II. Expédition de Jordy à la Gustavsbourg. Meusnier et le colonel Würtz. L'île Kopf et la Bürgerau. Escarmouches meurtrières.

 

I. L'Iliade-Kleber, tel est le nom sous lequel Merlin de Thionville désigne, dans une note, cette suite de brillantes escarmouches que le chef de brigade Kleber dirigeait sur la rive gauche du Rhin. Sur la rive droite du fleuve la garnison française avait également son Iliade. Là aussi, comme dit un poète allemand, sur des monceaux de cendres et de cadavres, les libres Francs scellaient leur serment par leur mort. Là aussi se formait un corps de volontaires du siège, qu'on nommait les chasseurs de Kastel, et cette légion, toujours en mouvement, toujours alerte et prompte à l'attaque, aussi redoutable aux assiégeants que la légion de Marigny, abordait tantôt Kostheim, tantôt les îles du Rhin ; elle se logeait dans les îles ; grâce à des ouvrages avancés et à des fortifications de campagne, elle se maintenait à Kostheim, refoulait des assauts réitérés et poussait jusqu'à la Briqueterie, à portée du fusil ennemi[1].

Il faut retracer par le menu ces opérations de la rive droite. Ce fut dans la nuit du 20 au 21 avril, que Meusnier voulut derechef, avec un bataillon de chasseurs et un bataillon de grenadiers, expulser de Kostheim les assiégeants. Son plan manqua. Les chasseurs se laissèrent entraîner par leur ardeur ; ils n'attendirent pas le signal du départ, se trompèrent de chemin et marchèrent droit à la Briqueterie qu'ils emportèrent d'emblée. Les grenadiers, entendant une fusillade fort nourrie, se crurent découverts et n'osèrent avancer sur Kostheim. Le jour commençait à poindre. Meusnier craignit de montrer aux ennemis le petit nombre de ses troupes et regagna Kastel[2].

Une semaine plus tard, dans la nuit du 29 au 30 avril, il poussait de nouveau jusqu'à la Briqueterie et s'établissait à Kostheim sans coup férir. Mais l'imprudence de ses troupes détruisit le village. On leur avait donné des tourteaux et des fascines goudronnées pour éclairer la grande rue et empêcher que les colonnes qui venaient par des points différents, ne fissent feu les unes sur les autres. Des soldats s'amusèrent à brûler deux ou trois maisons. Bientôt la grande rue fut en flammes. Meusnier, apercevant du fort de la République une clarté considérable, dépêche aussitôt Damas à Kostheim. L'aide-de-camp accourt, gronde les troupes, leur reproche d'agir contre les ordres du général : il faut, dit-il, défendre le 'village, il faut donc le conserver intact, il faut garder les maisons pour s'abriter contre le feu des ennemis, il faut ôter aux batteries prussiennes tout moyen de découvrir les rues et de les enfiler. Mais il était trop tard ; grossi par le vent qui soufflait avec violence, l'incendie avait fait de si grands progrès qu'on ne pouvait plus l'arrêter. Les maisons étaient toutes en bois, elles touchaient les unes aux autres ; au bout de quelques heures, Kostheim, ce Kostheim si riche, si hospitalier, naguère la joie et la parure de la contrée n'offrait qu'un amas de décombres. Mais les deux partis allaient se disputer avec fureur ce monceau de ruines. C'est, disait Beaupuy, la pomme de discorde entre les Prussiens et nous. Ce malheureux bourg est placé de manière qu'il ne peut être occupé ni par eux ni par nous ; aussi vient-il d'avoir une fin bien tragique[3].

Meusnier avait, après l'embrasement de Kostheim, replié ses troupes dans leurs retranchements du fort de Mars et de Kastel. Il revint bientôt à la charge. Le 30 avril, il soumettait à Aubert-Dubayet un grand plan de sortie. C'est à mon tour à proposer, lui écrivait-il, et je m'attends bien que tu recevras mon invitation aussi galamment que j'ai reçu la tienne le 10 de ce mois. 6.000 hommes de la garnison se porteraient au moulin de l'Electeur pour prendre à revers les batteries ennemies ; deux bataillons feraient une démonstration sur Biebrich pour tenir le camp du centre comme l'âne de Buridan entre les deux bottes de foin ; pendant ce temps Meusnier attaquerait Kostheim et la Briqueterie. Dubayet jugeait le projet séduisant ; mais il objecta l'ignorance, l'indiscipline, la faiblesse d'une partie de la garnison[4]. Meusnier, fâché, mais non découragé, abandonna son dessein sur la Briqueterie et se contenta de l'attaque de Kostheim. Cette fois, et contre sa coutume, il avertit d'Oyré et lui demanda, outre des renforts, la permission d'assaillir Kostheim dans la journée du 2 mai. Le général en chef répondit qu'on ne pouvait dégarnir ni le camp retranché ni Weisenau, que Meusnier ne devait point s'obstiner à reprendre Kostheim et .qu'il ferait mieux de veiller à la sûreté du fort de Mars et de Kastel. Mais déjà, sans attendre la réponse de d'Oyré, Meusnier avait attaqué Kostheim. Mon cher général, répliquait-il en un billet ironique, il est trop tard de me prier de ne poursuivre aucune entreprise sur Kostheim ; j'en suis maître depuis cinq heures du soir, sans qu'il en ait coûté un cheveu à la République. Il n'ajoutait pas que de graves désordres s'étaient produits dans le. village, que ses soldats prenaient à discrétion le vin des caves, qu'ils invitaient les tirailleurs prussiens à boire avec eux et, comme dit le Journal du siège, qu'ils se livraient aux derniers excès de l'ivrognerie[5].

Mais le roi de Prusse vint le lendemain visiter son armée. On voulut lui donner le spectacle d'un assaut. Dans la matinée du 3 mai, à neuf heures, le bataillon des grenadiers de Borch et deux bataillons de Crousatz s'emparèrent de Kostheim. Les Français n'avaient que deux pièces de 4 ; l'une fut démontée ; l'autre, menée 1 dans un chemin rempli de fumier, ne put être débourbée. Mais, accablé par le feu violent de l'artillerie de Kastel, le régiment de Borch quitta Kostheim au bout d'une heure[6]. Aussitôt 1.500 Français, commandés par Schaal, se portèrent sur le village et, après une lutte meurtrière, rejetèrent l'arrière-garde prussienne sur la Briqueterie. Beaupuy montra dans cette action la plus héroïque valeur. Il était entré le premier dans Kostheim avec quelques grenadiers, parmi les décombres, à travers des palissades et des pieux de bois que la flamme achevait de consumer, et brandissant son sabre, il poussait son cheval vers une troupe de Prussiens qui s'adossaient au Mein et faisaient mine de résister. Beaupuy met pied à terre, s'avance vers eux et comme s'il avait été à la tête d'une armée, leur ordonne de déposer les armes. Rendez-vous ! leur criait-il, et déjà plusieurs renversaient leur fusil. Mais Beaupuy, entraîné par son ardeur, avait laissé ses grenadiers derrière lui. Des Prussiens, se glissant parmi les ruines, l'environnent soudain. L'un lui enlève son sabre ; un autre, sa montre ; un autre, son chapeau et un mouchoir qui rattachait son épaulette ; un quatrième le larde d'une baïonnette, à quelques pas, un officier les anime de la voix et du geste. Furieux, écumant de rage, Beaupuy fond tête baissée sur les assaillants, se fait jour au milieu d'eux à coups de pied et à coups de poing, en vrai sans-culotte, et se jette sur l'officier. Le Prussien veut le frapper de son épée ; Beaupuy empoigne l'arme et, à force de vigueur et d'adresse, l'arrache des mains de l'adversaire. Pendant ce temps les grenadiers accourent ; l'un abat celui qui menaçait Beaupuy de sa baïonnette ; un autre reprend le sabre du vaillant colonel ; les Prussiens s'enfuient vers la Briqueterie. N'avons-nous pas, disait Beaupuy, renouvelé les combats singuliers des anciens ?[7]

Cinq jours après, le 8 mai, Kostheim était reconquis par quatre bataillons, et pendant que des pionniers se hâtaient de détruire les ouvrages, une colonne s'avançait jusque dans le boyau de communication près du fort de la République et pourchassait les grenadiers. Beaupuy se porte au devant de ses hommes. Ils lui disent que l'ennemi les poursuit. Eh bien, répond-il, est-ce une raison pour fuir ? Ne pouvez-vous envisager ces habits bleus que de loin ? Allons, rentrez, rentrez ! Soyez donc républicains ! Faites face à des esclaves ! Personne ne l'écoute, et peu s'en faut que la cohue des fuyards ne le renverse et ne le foule aux pieds. Il dégaine, et accompagné de Coligny, capitaine des chasseurs républicains, et de cinq ou six autres, il marche à la rencontre de la colonne prussienne, et, levant son chapeau sur la pointe de son épée, il crie : Vive la nation ! Mais déjà les batteries de Kastel jouaient vigoureusement. La colonne recule sur Kostheim et bientôt, sous la protection de leur artillerie, les Français reviennent au combat. Un bataillon de fédérés parisiens, drapeau en tête, une partie des chasseurs républicains, cinquante tirailleurs de bonne volonté s'élancent vers Kostheim et s'emparent du village à la baïonnette. Les grenadiers les suivent ; mais soudain, au lieu de seconder l'attaque, ils prennent de nouveau la fuite. Vainement Meusnier leur ordonne de rejoindre la colonne d'assaut, vainement les fédérés leur envoient successivement trois ordonnances pour leur demander secours. Enfin, à un quatrième appel des fédérés qui conjurent leurs frères d'armes de ne pas les lâcher en pleine victoire, les grenadiers s'enhardissent, rebroussent chemin et rentrent dans Kostheim. Les Prussiens qui n'avaient jamais montré autant d'acharnement[8], sont rejetés jusqu'à la Briqueterie. Mais la conduite des grenadiers avait irrité Meusnier. Combien infâmes, disait-il dans un ordre du jour, sont ceux qui fuient au seul aspect des ennemis ! Débarrassez-vous de ces faux frères ! Le meurtre d'un lâche est un acte légitime ! Beaupuy, non moins indigné, se contentait de vouer les couards au mépris du brave : C'est en vain qu'on cherche à les rallier ; les officiers doivent se dispenser de prendre ce soin, qui sert de prétexte à ceux qui voudraient quitter leur poste. Laissons ces j... f... dans la honte et l'opprobre, et nous, amis, périssons glorieusement, s'il le faut, pour le salut de notre pairie ![9]

Ces vigoureuses exhortations ne corrigèrent pas les grenadiers. Dans la nuit du 30 au 31 mai, ils refusèrent encore de marcher. Beaupuy mena les plus poltrons à la prison de Mayence et Meusnier fit un rapport au Conseil de guerre. Les régiments de grenadiers furent dissous, et le 6 juin, les compagnies rentrèrent dans leurs bataillons. Tout le monde, écrivait Beaupuy, convient que cette organisation est vicieuse ; chaque compagnie y portait un esprit particulier ; l'esprit général, l'esprit utile à la République ne pouvait s'y trouver.

Maître incontesté de Kostheim, Meusnier y fit de grands travaux de défense. Une muraille qui enveloppait le village, fut crénelée dès le 4 mai, et un chemin couvert communiqua de la porte dite de Francfort aux l avant-postes établis à la Chapelle. Un petit bastion s'éleva près du Mein, à la tête du bourg. Un autre fut construit dans la plaine, en avant de Kostheim, pour battre la Briqueterie et arrêter les sorties de l'adversaire. Quotidiennement, une canonnade effroyable s'échangeait entre Français et Allemands. A certains jours, comme le 10 et le 13 mai, toutes les batteries de Schönfeld criblaient Kostheim de bombes et d'obus ; elles tiraient sur tous ceux qu'elles découvraient dans les champs ou dans une rue du village ; elles envoyaient un boulet de 27 sur un seul homme : Kostheim, rapporte un officier prussien, servait jour et nuit de cible et comme d'exercice à nos artilleurs. Il n'y avait un peu de relâche que le dimanche, et les avant-postes républicains étaient si près de l'ennemi qu'ils l'entendaient prier Dieu et chanter des cantiques. Saint-Sauveur avait été nommé commandant de Kostheim. Meusnier, dit Beaupuy, désirait y placer un brave homme sur lequel il pût compter. Pouvais-je lui en offrir un meilleur ! Mais quel commandement, mon pauvre Saint-Sauveur ! Des ruines, des cendres, des obus, des boulets à tous les quarts d heure de la journée, et à quatre cents toises du camp prussien ! Voilà son empire et voilà ses roses ![10]

 

II. Ce n'était pas seulement sur Kostheim que Meusnier dirigeait les forces de son génie et de sa fiévreuse activité. Il attaquait en même temps avec une incroyable hardiesse les îles du Rhin, et, avoue un Allemand, il tenait incessamment en haleine nos pauvres soldats.

Dans la nuit du 27 au 28 avril, il fit passer le Mein à soixante grenadiers et à soixante chasseurs. Le brave Jordy conduisait l'expédition. Il avait ordre de s'emparer des deux batteries qui garnissaient la redoute saxonne sur la rive gauche du fleuve. Durant une heure au moins, au clair de lune, les bateaux restèrent engravés, sans pouvoir démarrer. Heureusement l'ennemi ne les aperçut pas ; il était absorbé par le travail de ses propres retranchements et par le feu continuel des batteries françaises ; on aurait cru, dit un officier, que nos coups de canon l'avaient surpris et endormi. Enfin, entre une et deux heures du matin, les bateaux s'éloignèrent de terre ; mais, de nouveau, près de l'autre rive, ils s'engravèrent. Les soldats, impatients, sautèrent dans l'eau jusqu'à hauteur du genou et, au lieu de s'amuser à répondre aux balles qui pleuvaient sur eux, foncèrent à l'arme blanche en criant tue, tue ! Ils emportèrent la redoute, tuèrent ou prirent les hommes qui la gardaient, et s'emparèrent des deux batteries. Ils emmenèrent de la première une pièce de 4 et deux obusiers longs ; ils enclouèrent dans la seconde six pièces de gros calibre. Damas disait que le génie de la liberté qui préside aux succès des républicains, avait conduit cette opération. Mais d'Oyré n'avait pas été prévenu de l'entreprise ; il déclara que, si Meusnier l'avait averti, il aurait envoyé trois cents hommes à l'embouchure du Mein pour raser les batteries et emmener les pièces enclouées, ou du moins pour les jeter dans le Rhin avec leurs affûts et leurs approvisionnements[11].

Sans écouter le général en chef, Meusnier poursuivit son plan. Non seulement il voulait se saisir de Hochheim et de toute la rive droite du Mein, mais il avait résolu de se loger dans la Gustavsbourg[12].

Il fallait d'abord prendre pied dans les îles, dans l'île Kopf, la Bürgerau et la Bleiau ou Ile Longue.

Pendant la nuit du 20 au 21 mai, Meusnier envoya dans l'ile Kopf des travailleurs soutenus par soixante chasseurs. L'ile était inoccupée : un officier du génie se hâla d'y tracer un retranchement et les ouvriers allèrent si vite en besogne qu'ils étaient à couvert au point du jour. Dès que d'Oyré fut informé de l'expédition, il se rendit à Kastel et tança Meusnier. Pourquoi faire un pareil établissement ? Etait-il certain de s'y maintenir ? Que d'hommes lui coûterait cette nouvelle tentative. Je ne puis, conclut d'Oyré, vous fournir des secours ; Kastel n'a déjà que trop affaibli la garnison de Mayence. Meusnier s'efforça de radoucir d'Oyré ; il assura qu'il se bornerait à faire des fascines et à raser l'île, afin que l'ennemi ne pût élever des batteries contre le pont et les moulins.

Mais quelques instants plus tard, il demandait à d'Oyré un piquet de 200 grenadiers destiné à s'emparer de la Bleiau qu'un canal très étroit séparait de l'ile Kopf. D'Oyré envoya le piquet commandé par Würtz, lieutenant-colonel du 4e bataillon du Haut-Rhin. Meusnier donna ses instructions à Würtz et il remontait le Rhin lorsqu'il s'aperçut que les grenadiers avaient regagné la rive. Il rebroussa chemin : Würtz prenait terre parce qu'une voie d'eau s'était déclarée. Meusnier lui ordonna de se rembarquer. Puis, tandis que le piquet le suivait en deux bateaux et abordait à l'Ile Longue, l'intrépide général, passant à la hauteur de Weisenau, vint, sur un yacht bastingué qui portait trente hommes et deux pièces chargées à mitraille, croiser dans le chenal entre le continent et la Bleiau, pour appeler sur lui seul l'attention des ennemis. Bientôt, en effet, sur la rive, à sa gauche, les Prussiens, cachés dans des masures, engagèrent un feu de file très nourri. Meusnier et ses compagnons, grenadiers, chasseurs, canonniers, ripostèrent avec autant de vivacité que de sang-froid. Mais les bateliers mayençais qui conduisaient le yacht, furent tellement épouvantés qu'ils refusèrent d'aller plus avant. Vainement Meusnier les somma de continuer leur route pour attirer l'adversaire hors de son embuscade et le battre à découvert. Le yacht resta trois quarts d'heure en panne. Quelques hommes furent tués ; d'autres, en plus grand nombre, blessés ; le reste de l'équipage succombait à la fatigue. Enfin, Meusnier consentit à la retraite. Les matelots se dissimulèrent sur la rive de la Bleiau à l'abri des rebords du bâtiment, et le traînèrent avec lenteur jusqu'à l'île Kopf. Meusnier comptait au moins que le lieutenant-colonel Würtz aurait, pendant l'action, occupé la Bleiau avec son piquet. Mais à l'instant où il revenait à l'île Kopf, au milieu des coups de fusil et sous une grêle de boulets et d'obus, il voyait avec colère les grenadiers se jeter en foule dans des bateaux et s'éloigner à force de rames. Wurtz avait pris peur parce qu'une colonne prussienne s'était montrée sur la rive opposée, et, malgré les ordres formels de Meusnier, et les protestations de ses officiers, il avait, comme disait le général, prescrit la retraite ou plutôt la fuite, sans avoir rencontré un seul ennemi !

Meusnier exigea que Würtz fût cassé. Je déclare, écrivait-il à d'Oyré, cet homme aussi indigne qu'incapable de mener jamais aucune troupe, et j'userais du droit confié aux généraux des armées de la République, en le destituant sur-le-champ, si j'avais l'honneur de commander l'armée bloquée à Mayence et à Kastel ; je requiers le général en chef d'exercer cet acte de justice et de faire un exemple que les circonstances rendent de plus en plus nécessaire. D'Oyré refusa de destituer Würtz. Meusnier porta plainte devant le Conseil de guerre ; le Conseil renvoya le commandant devant une cour martiale. Plus indigné que jamais, Meusnier prononça de sa propre autorité la destitution de Würtz et la fit proclamer à la parade.

Il n'agissait plus que suivant ses idées personnelles. Il conserva le piquet de grenadiers que d'Oyré lui avait prêté ; et la garnison de Mayence, comme dit le Journal du siège, se trouva encore chargée de la garde d'une île dont la possession n'était d'aucun intérêt pour la conservation de la place. Il resta dans l'île Kopf dont il acheva les retranchements ; il y mit des canons, deux pièces de 12, deux pièces de 4 et un obusier ; il battait ainsi la pointe de la Bleiau et réduisait au silence une batterie d'artillerie volante que les Prussiens avaient établie sur la rive gauche du Rhin, à mi-côte, au bas de Weisenau.

Mais il ne renonçait pas au dessein de conquérir la Longue île. Deux fois il échoua ; la première, parce que ses gens furent aperçus avant d'aborder ; la seconde, à cause du clair de lune. Il résolut d'occuper la Bürgerau. Une tentative qu'il fit le 31 mai, manqua par la lenteur et la mauvaise volonté des bateliers mayençais. Mais dans la soirée du lendemain, ses troupes passèrent de l'île Kopf dans la Bürgerau. Les bateaux qui les portaient, ne purent remonter le Mein dont les eaux étaient trop basses ; ils durent longer l'île Kopf et cheminer i entre cette île et la Bleiau ; ils n'essuyèrent pas un coup de fusil ! A peine les soldats étaient-ils dans la Bürgerau qu'un feu violent, parti de la Gustavsbourg, les accueillit. Effrayés et ne connaissant pas le terrain, ils se retirèrent en désordre ; les uns se précipitèrent dans les bateaux ; les autres franchirent à pied le canal qui les séparait de l'île Kopf[13].

L'audacieux Meusnier ne se rebuta pas. Le 3 juin, un détachement de chasseurs s'emparait de la Bürgerau. On commençait aussitôt à s'y retrancher, sous le feu roulant de Gustavsbourg, car les Français, dit un des assiégeants, savent se terrer, comme les anciens Romains ; on y mettait du canon ; on s'y installait à l'abri des buissons ; on jetait un pont sur radeaux entre l'ile Kopf et la Bürgerau. Mais ce pont était si dangereux que les soldats hésitaient à le traverser et le nommaient le pont des morts ; Meusnier le tendit de voiles pour rassurer les imaginations alarmées[14].

C'est ainsi que Meusnier faisait la guerre des îles. Tous les jours, d'un bord à l'autre du Mein, les plus habiles tireurs des deux partis, cachés derrière les broussailles et les saules, échangeaient des balles. Tous les jours le canon ne cessait de tonner. Tous les jours des blessés étaient transportés à Mayence, et des morts jetés dans le Rhin. Les Français qualifiaient d'extravagance et de folie l'entreprise de Meusnier. Les membres du Conseil de guerre jugeaient que le général comptait pour rien la vie de ses soldats. Ces établissements des îles, écrit le 28 mai le chef du génie Gaudin, donnent trop d'extension à notre ligne défensive, la garnison de Kastel est sur les dents, et on lit dans le Journal du siège à la date du 3 juin : Les attaques non interrompues de l'ennemi, les perles de toute espèce, les maladies, les travaux qu'exigent les différents services, augmentent tous les jours la fatigue ; les postes sont souvent surpris par le sommeil, malgré le bruit de l'artillerie[15].

 

 

 



[1] Klein, 563 ; Mém. de d'Oyré, 8. Ce fut le 1er mai que le Conseil de guerre adopta l'organisation, proposée par Meusnier, d'un bataillon d'infanterie légère, qui ferait le service de la rive droite du Rhin, sous le nom de 16e bataillon. Un détachement du 7e bataillon de chasseurs forma le noyau de ce corps, qui compta bientôt 6 à 700 hommes. Il avait, dit le Journal du siège, un excellent esprit et il servit parfaitement. Son chef était le capitaine Tyrant, qui reçut, le 5 mai, le grade de chef de bataillon.

[2] Journal du siège, Beaupuy, Damas, Vérine.

[3] Manso, I, 267 ; cf. Mainz nach des Wiedereinnahme, 72.

[4] Mém., de Beaupuy.

[5] Journal du siège ; Journal de Damas ; Meusnier à Dubayet, 30 avril, et à d'Oyré, 2 mai ; d'Oyré à Meusnier, 2 mai [A. G.) ; Darst., 930-931 ; Gaudin, nos troupes se soûlaient.

[6] Il perdit en morts, blessés et prisonniers, 161 hommes dont 3 officiers.

[7] Cf. le Journal du siège et le récit curieux, quoique un peu confus, de Beaupuy. Le colonel fut nommé, le 3 mai, chef de brigade, par le Conseil de guerre. Voir aussi Strantz, 223-225 ; Darst., 932, et Gaudin.

[8] Journal du siège. Il perdit cette fois encore 237 hommes tués, blessés ou prisonniers. — Darst., 938 ; Belag., 205 ; Strantz, 230.

[9] Beaupuy et ordre du 8 mai 1793 (A. G.).

[10] Beaupuy ; Damas ; Journal du siège ; Strantz, 232.

[11] Journal du siège ; Beaupuy ; Damas ; Vérine ; Moniteur, 21 mai ; Minutoli, 223 ; Czettritz, 84 ; Darst., 928 et 930 (les canons encloué purent servir encore).

[12] Mot de Merlin à un officier saxon (Czettritz, 257).

[13] Journal du siège ; Damas ; Vérine ; Meusnier à d'Oyré, 21 mai (A. G.).

[14] Preuss. Augenzeuge, 288-2S9 ; Laukhard, III, 379 (les soldats nommaient Mordgrube un endroit dangereux de la rive droite, en face de la Bürgerau) ; Moniteur, 22 juin ; Mém. de Decaen ; discours de Dubayet (7 août 1793).

[15] Belag., 215-216 ; Gaudin ; Journal du siège.