La légion des Francs. Marigny. Kléber. Engagements à Zahlbach, à Bretzenheim, à Mombach, à Sainte-Croix.L'insuccès de l'expédition du 10 avril ou, comme on la nomma, de l'expédition de Mosbach, ne découragea pas les assiégés, et sur la rive gauche comme sur la rive droite du Rhin, ils firent à tout instant de petites sorties qui ne décidaient rien, mais qui coûtaient du monde aux alliés. Sur la rive gauche, un corps de volontaires se hasardait dans la plaine et allait quotidiennement harceler, et, comme on disait, fatiguer, tourmenter les assiégeants, à Sainte-Croix, à Bretzenheim, à Zahlbach et jusque dans Mombach. Ce corps, qu'on appelait volontaires de siège, forma d'abord plusieurs compagnies indépendantes. Mais d'Oyré reconnut bientôt la nécessité de le mettre sous les ordres d'un seul chef. On le baptisa du nom de légion des Francs ; on le composa de quatre cents fantassins et d'un escadron de chasseurs qui furent pris parmi les hommes de bonne volonté de toutes les troupes à cheval ; on lui donna Marigny pour commandant. Ce Marigny, capitaine au 10e régiment de chasseurs à cheval, est digne de notre souvenir. Un boulet l'emporta le 5 décembre 1793, dans la guerre de Vendée, à Durtal, au sortir d'Angers. Mais, s'il eût vécu, il serait devenu l'un de nos plus brillants entraîneurs de cavalerie. Il avait l'extérieur du commandement : de grands yeux, une belle figure quoique un peu fatiguée, une taille avantageuse. Audacieux, ardent, animé d'un esprit d'entreprise et de ressources qui le jetait toujours en avant, il ne passa pas un jour sans mener au feu sa légion des Francs. C'était, dit Merlin, le plus intrépide de tous les hommes. Tantôt il attaquait ouvertement les avant-postes et risquait de téméraires incursions dans les villages qu'ils occupaient, tantôt il leur tendait des pièges. Il avait obtenu de d'Oyré deux petites pièces d'artillerie, et, pour les servir, des gens vigoureux et lestes. Un canonnier portait la pièce et un autre l'aflût, les ustensiles, les munitions. Presque toujours, les chasseurs à cheval allaient provoquer l'ennemi qu'ils attiraient dans l'embuscade où se cachaient les artilleurs appuyés par quelques pelotons d'infanterie. Après chaque rencontre, pour que l'adversaire ne connût jamais leur perte, les Francs avaient soin d'enlever leurs morts et leurs blessés[1]. A sa haute mine, à sa hardiesse, à ses talents militaires, Marigny joignait le tact, la connaissance des hommes, l'art de commander. Il a, écrit d'Oyré, parfaitement répondu à ma bonne opinion, tant par sa bravoure et son activité infatigable que par son intelligence dans le choix de ses officiers. Il sut discipliner fortement sa légion, la mettre peu à peu en haleine, l'endurcir à la peine, la rompre, la styler si bien/lui donner un air si martial, une attitude si ferme, qu'elle força l'admiration unanime des assiégeants. Prussiens et Saxons virent avec surprise la légion des Francs dispersée dans un village où elle comptait se reposer de ses fatigues, se former et reprendre sa marche dix minutes après l'appel, sans proférer une plainte, sans faire entendre un murmure. Ils virent les officiers partager le bivouac de leurs soldats et subir les plus durs reproches de Marigny avec cette contenance qui rend un silencieux hommage aux talents d'un esprit supérieur[2]. Kléber secondait Marigny. Lorsque la légion des Francs tentait une expédition sérieuse, il envoyait, pour la soutenir, de petits détachements du camp retranché. Si l'entreprise exigeait un renfort considérable, il la dirigeait en personne. C'est au siège de Mayence qu'a débuté le plus glorieux des enfants de Strasbourg, ce Kléber qui, selon le mot de Bonaparte, grandissait de quelques coudées au milieu de la mitraille. Dès le mois d'avril 1793, sa crinière de lion, sa taille athlétique, son tempérament robuste, sa bonhomie mêlée de finesse, l'ascendant qu'il exerce sur son entourage, le sang-froid qu'il allie à la fougue, sa vive et pénétrante intelligence, son génie guerrier qui s'excite et s' enflamme au fort du danger, toutes ces qualités physiques et morales qui font de Kléber le type accompli de l'Alsacien français, le mettent au premier plan et attirent les regards. Les grenadiers du Calvados qu'il emploie aux travaux de terrassement ne se plaignent pas des fatigues qu'il leur impose ; ils l'aiment, ils l'admirent, ils vantent sa justice et son activité. Les officiers de la garnison sentent qu'une âme vigoureuse gouverne ce corps vigoureux et reconnaissent en lui l'étoffe d'un grand capitaine. Un d'eux regrette qu'il n'ait pas conduit l'expédition de Mosbach ni la sortie de Marienborn. Je ne sais que lui, dit-il à deux reprises, qui fût capable de régler la marche et les mouvements de tant de corps différents. Les ennemis dressaient son horoscope et le jugeaient destiné à s'élever très haut. Kléber, écrit un Saxon qui s'entretint avec lui, est un homme de grands talents militaires, qui s'entend à son métier et qui jouera certainement un rôle[3]. Il s'était déjà tiré de la foule. Adjudant-major du 4e des volontaires du Haut-Rhin, puis lieutenant-colonel en second, il menait et entraînait le bataillon commandé en chef par l'ignorant Dumoulin. Chargé, pendant l'hiver de 1792, de surveiller la rive gauche du Rhin de Mayence à Nieder-Ingelheim, il avait, d'abord à Budenheim, puis à Mombach, déployé dans cette tâche une prudence et une énergie qui lui valurent les éloges de Custine. Il demandait avec instance des pièces françaises au lieu des pièces mayençaises qu'il ne pouvait employer à cause de leurs roues pourries et de leur mécanisme absurde. Il méditait un coup de main sur le poste d'Ellfeld et s'engageait, grâce à des espions dont il était sûr, à tromper la vigilance des ennemis. On dit même qu'il avait créé une compagnie de bateliers et comme une petite marine qu'il cacha dans une anse, et qu'une nuit il passa le Rhin, enleva les sentinelles, fit prisonniers quelques Prussiens qui dansaient à l'auberge, et s'excusa galamment auprès des dames d'avoir troublé la fête[4]. Reubell, son compatriote, et Merlin se prirent d'amitié pour le vaillant officier. Ils le promurent, le 6 avril, au grade d'adjudant-général chef de brigade, et, de concert avec d'Oyré, le chargèrent de la défense des ouvrages extérieurs de Mayence. Kléber avait sous ses ordres neuf bataillons d'infanterie et cent cavaliers. Il établit son quartier général au fort Sainte-Elisabeth, dont il se réserva le commandement particulier, et pour mieux encourager ses troupes et gagner leur confiance, il logea sous une tente. Il fit nommer dans les autres forts des officiers de son choix. Trois capitaines de grenadiers, résolus et pleins d'ardeur, Dubreton, Sainte-Suzanne, de Nattes jeune, défendirent, le premier, le fort Saint-Charles ; le deuxième, le fort Saint-Philippe ; le troisième, le fort Saint-Joseph. Le Hauptstein eut pour gouverneur d'abord Dumoulin, puis Marcillac, lieutenant-colonel du 2e bataillon de l'Ain. Le Gartenfeld, qui formait la droite du camp retranché, fut confié à Nicéville. Mais Kléber ne se bornait pas à donner des ordres. Durant tout le siège, il ne cessa, avec Marigny, Boisgérard et Merlin, de concerter des plans, et, comme il disait, d'après les découvertes qu'il faisait et les conjectures qu'il lirait, de proposer des projets et de prendre des mesures pour frapper des coups d'éclat et entreprendre des escalades sans échelles[5]. Dès le 6 avril, il se portait avec un gros détachement sur Mombach, poussait jusqu'à Budenheim et rentrait à la pointe du jour avec un troupeau de cent vingt vaches. Il employa le reste du mois à ramasser du fourrage dans les villages de Zahlbach et de Bretzenheim, à la barbe des assiégeants. Le 17 et le 20, les volontaires, qu'il animait de son ardeur, faisaient le coup de fusil avec les avant-postes prussiens et les refoulaient sur le chemin de Mombach. Le 22, ils attaquaient les tirailleurs qui gardaient Bretzenheim et les mettaient en fuite. Le 24, le 25, le 26, après quelques volées de canon et une vive mousqueterie, ils regagnaient Mayence avec plusieurs chariots de paille, de foin et de vin[6]. Durant le mois qui suivit, Kléber, Marigny, la légion des Francs ne cessèrent d'attaquer ce Bretzenheim où, selon le mot d'une gazette, il y avait tous les jours quelque choc[7]. Le 5 mai, ils essayaient d'enlever un piquet d'avertissement, posté sur un tertre et composé de trente fusiliers et de vingt chasseurs. La surprise réussit. Les assiégeants, trompés dans l'obscurité par des Alsaciens qui parlaient allemand, tendirent la main à leurs ennemis et les aidèrent à monter. Mais bientôt leur erreur se dissipa. Ils s'enfuirent. Maîtres du terrain, les Francs démolirent une chapelle où les chasseurs prussiens avaient coutume de s'embusquer, et brûlèrent l'église de Bretzenheim qui leur servait d'observatoire[8]. Le surlendemain, 7 mai, nouvelle sortie. Malgré des coups de canon et d'obusier, les assiégés élevèrent des retranchements à Zahlbach. Mais, dans la nuit, le prince Louis-Ferdinand se jetait à l'improviste sur la flèche construite à la fourche du ravin, culbutait les parapets, repoussait le bivouac jusqu'aux palissades du camp rebranché, et, sous les boulets de la place, rasait les ouvrages commencés[9]. Kléber, Marigny, Boisgérard ne se rebutèrent pas. Le 8 mai, tout était réparé. Les terrassements de la flèche s'élevaient de nouveau sur la hauteur de Zahlbach et sous la protection des batteries qui les garnissaient, la légion des Francs tentait d'enlever derechef le piquet de Bretzenheim. Elle débouchait de tous côtés par les chemins creux, tirait des coups de fusil, déchargeait les canons de son artillerie volante, puis se repliait en hâte à l'abri de ses redoutes. Les Prussiens durent barricader les rues de Bretzenheim avec des charrettes et autres obstacles, défendre la gauche du village par un retranchement qui fut muni de deux pièces, et appuyer le piquet par la brigade du général Manstein[10]. A Mombach, comme à Bretzenheim, Français et Allemands étaient aux prises. Là aussi, durant ce glorieux mois de mai, la guerre faisait ses ravages : elle bouleversait les jardins anglais qu'avaient plantés les chanoines de Mayence ; la verdure des boulingrins était détruite par les bivouacs ; les sentiers des labyrinthes se transformaient en larges routes ; sur les tertres où croissaient encore quelques arbustes, se dressaient des canons, et dans des kiosques à demi renversés s'établissaient les corps de garde. Le 18 mai, par une belle et hardie manœuvre qui menaçait d'envelopper les hussards de Wurmser et les forçait de se sauver au galop, la légion des Francs raflait tout le bétail qu'elle trouvait dans Mombach. Le 25, elle chassait les avant-postes prussiens du bois et du bourg et s'emparait d'une pièce de quatre, placée à la pointe de la forêt, entre Mombach et Gonsenheim ; cette sortie, dirigée par Kléber, fut, dit Gaudin, très bien conduite et eut un succès complet[11]. Cette guérilla se poursuivit encore dans le mois de juin, heureusement et avec vigueur. Le 4, la légion des Francs traversait le ravin de Zahlbach et, sous les ordres de Merlin, attaquait Bretzenheim. Le commissaire eut son cheval tué pendant qu'il mettait pied à terre pour pointer une pièce d'artillerie légère[12]. Le 9, la légion faisait semblant de fuir devant les chevau-légers du régiment saxon de Courlande qu'elle nommait hussards rouges à cause de leur habillement, et les attirait sous la mitraille de deux canons masqués dans les seigles. Ces Saxons étaient très bien montés, et Merlin avait dit à Marigny : Tu ne m'as pas encore enlevé un de ces gaillards-là ; il faut qu'ils paient ma monture. Marigny promit de lui remplacer la bête qu'il avait perdue, et il tint sa parole dans cette journée du 9 juin. La légion des Francs avait pris six à sept chevaux ; elle offrit le plus beau à Merlin et refusa toute récompense[13]. Le lendemain, 10, autre expédition. À onze heures du soir, les Francs, conduits par Kléber et Marigny, attaquaient Sainte-Croix, qui servait de poste aux Impériaux. L'opération, écrit Gaudin dans son journal, eut tout le succès qu'on désirait. On ne tira pas un coup de fusil et ne perdit pas un seul homme. La garde fut égorgée ou mise en fuite. 150 ouvriers, commandés par le capitaine du génie Chevalot, livrèrent aux flammes l'église du village. Les gens du pays y avaient entassé leurs récoltes. A la vue du feu qui dévorait l'édifice, ils levaient les bras au ciel et s'étonnaient de la destruction impunie d'un sanctuaire où il y avait une image de la Vierge qui faisait depuis longtemps des miracles. Mais cette fois, dit un Prussien, l'image fut passive et ne sauva ni l'église ni elle-même[14]. Jusqu'à la fin du mois de juin, la légion des Francs fut agissante. Le 15, au matin, elle assaillait à l'improviste le piquet de Mombach. Le 24, au soir, elle se jetait sur Bretzenheim, pénétrait jusqu'au milieu du village, et reculait sous le feu des chasseurs qui tuaient à diverses reprises les chevaux de ses canons. Le 30, elle se portait de nouveau vers la forêt de Mombach[15]. |
[1] Decaen.
[2] D'Oyré, Mém., 8 et 9 ; Journal du siège ; Beauchamp, Guerres de la Vendée, II, 91 ; Savary, II, 344, 360, 365-366, 374, etc. ; et Moniteur, 12 déc. 1793 ; Decaen ; Czettritz, 255 ; Jean Fortuné Bouin de Marigny était né le 6 mai 1766, à Châtellerault, où son père était conseiller du roi et président à l'Election. Elève pensionnaire à l'Ecole militaire de Vendôme, sous-lieutenant au régiment des chasseurs à cheval des Cévennes, le 26 février 1788, réformé le 6 mars suivant, sous-lieutenant aux chasseurs à cheval de Bretagne, le 30 sept. 1788, lieutenant, le 17 janvier 1792, capitaine, le 1er sept. 1792, nommé, au siège de Mayence, chef d'escadron (1er mai 1793) et chef de brigade (30 juin) par le Conseil de guerre, il se signala dans la guerre de Vendée et reçut, des représentants, le brevet provisoire de général de brigade (3e jour du 2e mois de l'au II). Ce brave général, a dit de lui Mme de La Rochejacquelein, fut le seul qui parut vouloir agir loyalement avec nous. On conte qu'un Vendéen, Richard-Duplessis, grièvement blessé et emporté par son cheval dans les rangs des bleus, dit à Marigny : Je viens de tuer un des tiens, je suis à demi mort, achève-moi, et que Marigny, touché de son courage, lui donna son mouchoir pour bander ses plaies, en ajoutant : Va dire à La Rochejacquelein que tu es libre et que les Républicains traitent ainsi ceux qui sont braves comme loi ; La Rochejacquelein fit rendre aussitôt à Marigny deux cavaliers qu'il venait de prendre. La valeur du chevaleresque officier était proverbiale ; elle égalait celle de Bloss ; lorsque Bloss périt, Canclaux écrivait au représentant Gillet : La poursuite des rebelles nous a coûté ce pauvre Bloss, échappé tant de lois aux dangers, Bloss qui, seul, valait un bataillon par son audace, par son intrépidité, par l'exemple, et que je regrette infiniment. Puisse Marigny, son émule, être préservé du même sort ! Le 25 décembre, Merlin fit décréter que le père de Marigny conserverait le cheval que montait son fils au siège d'Angers (Moniteur, 25 décembre 1793).
[3] Reynaud, Merlin, I, 194-195 ; Mém. du général X*** ; Czettritz, 259 et 274. (Ce dernier ajoute que Kléber avait sur lui de belles cartes du pays.)
[4] Pajol, Kléber, 1877, p. 13-20 ; Reynaud, Merlin, I, 194 ; Decaen ; il semble avoir été membre du club de Mayence ; le Verzeichniss indique, du moins, parmi les clubistes Kleber, französ. Volont.
[5] Reynaud, Merlin, II, 77 ; Decaen.
[6] Journal du siège ; Gaudin ; Duncker, 245-249.
[7] Le Batave, n° 117 (Francfort, 1er juin).
[8] Duncker, 254 ; Czettritz, 85 ; Darst., 934 ; Belag., 203 ; Journal du siège.
[9] Duncker, 255 ; Czettritz, 87, Darst., 935 ; Belag., 204 ; Laukhard, 366 ; Gaudin ; Journal du siège.
[10] Expéditions du 9, du 10, du 12, du 15, du 18, du 24, du 29, du 30. (Duncker, 258, 261, 264, 266 ; Czettritz, 88-89 ; Gaudin.)
[11] Czettritz, 161, 164 ; Darst,, 944 ; Belag., 211 ; Vérine, Gaudin, Journal du siège, Rougemaître ; Droz, Essai sur l'art d'Être heureux, édit. de 1857, p. 167.
[12] Duncker, 270-273 ; Czettritz, 171 ; Gaudin, Journal du siège.
[13] Duncker, 270-273 ; Czettritz, 172 ; Gaudin (son journal cesse vers cette époque) ; Schaab, 361.
[14] Czettritz, 173 ; Darst., 948 ; Belag., 218 ; Preuss. Augenzeuge, 277-278 ; Gaudin ; Journal du siège.
[15] Czettritz, 174, 179, 182 ; Dohna, II, 336 ; Gaudin ; Journal du siège.